PALMARÈS CANNES 2024
Une définition du désordre. En cette année olympique, le palmarès du 77e Festival de Cannes finit médaille d’or du saut en stupeur.
Sacré Palme d’or, l’attachant Anora, de Sean Baker (Florida Project, Red Rocket), 53 ans, chouchou de la presse américaine, aurait fait un parfait Prix du scénario ou du jury. Lequel jury s’est laissé « envoûter », selon les mots de la présidente Greta Gerwig, par cette comédie amère aux faux airs de Cendrillon. Soit l’histoire d’une pretty woman de Brooklyn, interprétée par l’épatante Mikey Madison, et de sa brève rencontre avec le rejeton plein aux as d’un oligarque russe. La génération Z a-t-elle droit aux contes de fée ? Rien n’est moins sûr, d’ailleurs la réalisatrice de Barbie en a eu « le cœur brisé », mais Anora laisse surtout le souvenir d’une franche marrade, et elles n’étaient pas légion. Cinquante-quatre ans après M.A.S.H., de Robert Altman, l’alliance de la gravité et de l’hilarité porte aujourd’hui bonheur à un représentant du cinéma US indépendant. Le désordre, donc. Le chaos, en fait. Parce que la Palme évidente, puissante, bouleversante que tout Cannes espérait pour Les Graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof, s’est transformée, tel un carrosse à minuit, en Prix spécial du jury. Le cinéaste, parti d’Iran clandestinement avec un sac à dos pour tout bagage, quitte la Croisette riche d’un trophée inventé pour l’occasion, dont on craint qu’il ne salue davantage son courage et son engagement politique que les qualités esthétiques de son œuvre. Or le film, sans doute son meilleur, a terrassé la Croisette au dernier jour de la compétition, miracle sorti du chapeau d’un programmateur taquin la même journée que la splendide adaptation animée de La plus belle des marchandises par Michel Hazanavicius.
Autre choix discutable (on pourrait râler des heures), le jury a distingué The Substance, production américaine réalisée par la Française Coralie Fargeat, pour… l’aspect le moins convaincant de cette fable horrifique féministe : son scénario, qui met en scène une actrice vieillissante (Demi Moore) et son jeune alter ego (Margaret Qualley) dans un pacte faustien spectaculairement gore. On s’étonne aussi que Jacques Audiard doive se contenter du Prix du jury pour Emilia Pérez, tant sa comédie musicale mexicaine brille d’audace et de maîtrise. Heureusement, le gang de Gerwig a su faire preuve de clairvoyance en élisant l’ensemble du casting féminin du film : l’actrice trans Karla Sofia Gascon, la seule à monter sur scène samedi, et ses partenaires Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz.
Le prix d’interprétation masculine attribué, lui, à Jesse Plemons paraît tout aussi mérité pour son triple rôle dans le dérangeant Kinds of Kindness, de Yorgos Lanthimos. Et celui de la mise en scène pour Grand Tour, de Miguel Gomes, récompense une belle idée de cinéma, où la fiction très romanesque, créée en studio, se nourrit d’un matériau documentaire tourné au préalable. Enfin, un rayon de soleil inattendu : le Grand Prix à Payal Kapadia pour son premier long métrage de fiction, All we imagine as light, deux ans après l’Œil d’or attribué à son documentaire Toute une nuit sans savoir. Le cinéma indien, absent de la compétition depuis trente ans, triomphe ainsi grâce à une autrice de 38 ans dont la délicatesse a ému le Festival. Qu’elle puisse griller la politesse à des vétérans costauds nommés Paul Schrader, David Cronenberg ou Paolo Sorrentino laisse entrer une lueur d’espoir de renouveau dans la politique des auteurs en vigueur à Cannes.
Cette 77e édition avait pourtant commencé sous de sombres auspices. La faute à la rumeur, à cette « liste » d’agresseurs relayée par des malveillants brûlant d’une joie mauvaise. On allait voir ce qu’on allait voir : la mort du cinéma français, la chute de l’empire cannois, carrément. Ou comment décrédibiliser le mouvement #MeToo et réduire les féministes à des coupeuses de têtes. De quoi refroidir l’ambiance à l’allumage, même si Thierry Frémaux, le délégué général, promettait une édition « sans polémique ». La suite lui a donné raison et c’est sur les écrans, en l’occurrence, que les violences sexistes et sexuelles ont accaparé la Croisette. Entre la présence de Judith Godrèche, dont le court métrage Moi aussi a fait l’ouverture d’Un certain regard, la table ronde organisée par le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) autour de ses actions préventives – et sur laquelle planait inévitablement l’ombre de son président, Dominique Boutonnat, dans l’attente d’un jugement pour agression sexuelle –, et l’accumulation de films évoquant des abus divers, impossible d’ignorer cette lame de fond.
Même chahuté, le Festival a les reins solides. La manifestation de ses travailleurs précaires, au cri de « Sous les écrans, la dèche », n’a pas grippé la « machine à rêve », se voyant ramenée au rang d’événement parmi d’autres – au hasard, le passage de la flamme sur les marches du palais. À défaut de débats acharnés ou de passions indiscutables, il y eut des rendez-vous très courus, entre la résurrection du Napoléon vu par Abel Gance, en ouverture de Cannes Classics, la projection hors compétition de Furiosa : une saga Mad Max, de George Miller, et pas moins de trois Palmes d’honneur. Après Meryl Strep et le studio Ghibli, George Lucas a reçu la sienne des mains de son vieil ami et mentor Francis Ford Coppola – qui se risquait aussi à la compétition avec Megalopolis et le panache de ses 85 ans. Le long métrage a déçu, tristesse, mais l’accolade des deux vétérans qui, chacun à sa manière, ont révolutionné le cinéma hollywoodien des années 1970 restera comme l’une des belles émotions de cette édition 2024 en demi teinte. Samuel Douhaire, Marie Sauvion.
LE PALMARÈS
La Palme d’or : Anora, de Sean Baker
Le Grand Prix : All we imagine as light, de Payal Kapadia
Prix du jury : Emilia Pérez, de Jacques Audiard
Prix de la mise en scène : Miguel Gomes, pour Grand Tour.
Prix spécial du jury : Mohammad Rasoulof pour Les Graines du figuier sauvage.
Prix d’interprétation masculine : Jesse Plemons, dans Kind of kindness, de Yórgos Lánthimos.
Prix d’interprétation féminine : Selena Gomez, Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Adriana Paz, dans Emilia Pérez, de Jacques Audiard.
Le prix du scénario : The Substance, de Coralie Fargeat.
Caméra d’or : Armand de Halfdan Ullmann Tondel
Mention spéciale de La Caméra d’or : Mongrel, de Chiang Wei Liang
La Palme d’or du court métrage : The men who could not remain silenct, de Nebojša Slijepcevic
Mention spéciale pour le court métrage : Bat for a moment, de Daniel Soares
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