MUSICAL
LA DANSE MACABRE
The Skeleton Dance
de Walt Disney, 1929, US, 10mn, Noir et Blanc, animation
RÉSUMÉ : La nuit tombe, le hibou s'éveille, les chauve-souris quittent le clocher de l'église qui sonne les douze coups de minuit, une araignée quitte son arbre, un chien hurle à la lune, deux chats se battent dans le cimetière... C'est le moment qu'attendaient les squelettes pour sortir et s'amuser un peu. Le hibou observe, à ses dépens, les quatre squelettes qui viennent donner de la vie au cimetière endormi. Cela commence par une petite danse joyeuse. Ensuite, l'un d'entre eux joue du xylophone sur le corps d'un de ses comparses, un autre utilise un chat comme contrebasse pendant que le dernier danse en rythme. Mais le coq et son cri ramènent ce petit monde de la nuit à la réalité, il est temps pour les squelettes de se hâter et de regagner leur tombe.
CRITIQUE : Walt Disney mentionne pour la première fois l'idée des Silly Symphonies dans une correspondance qu'il destine à son frère Roy et Ub Iwerks. Il parle, dans une première lettre en date du 20 septembre 1928, de l' idée d'une "nouveauté musicale" combinant musique et animation. Dans une seconde, envoyée trois jours plus tard, il se montre plus précis. Carl Stalling lui a, en effet, touché à l'oreille le projet d'un cartoon intitulé La Danse Macabre, dont l'action se déroulerait dans un cimetière. Il s'agirait, dans son esprit, non seulement d'un pilote mais également de l'étalon mètre d'une série construite autour de danses comiques et de musique classique. L'idée de Stalling finit par grandir et prendre forme dans la tête de Walt Disney. Alors que Steamboat Willie est en train de conquérir les spectateurs au Colony Theatre de New York à la mi-novembre 1928, il se met au travail avec Ub Iwerks sur l'épisode pilote. Il faut six semaines à son collègue pour réaliser quasiment à lui seul le cartoon. Cette situation devient d'ailleurs vite un sujet de friction au sein du studio. Walt Disney voit mal son meilleur animateur se consacrer uniquement à un seul court-métrage dont le coût à l'unité explose littéralement. Pour lui, la meilleure solution est de voir Ub Iwerks faire les animations clés et de confier le reste à de simples intervallistes. Mais l'animateur en chef s'obstine : il pense, en effet, être le seul à avoir saisi tous les méandres et la finesse du projet initié par Carl Stalling. Il emporte finalement la guerre des nerfs : Les Clark signe seulement l'animation du début du cartoon, le reste revenant entièrement à Ub Iwerks.
Prêt pour une sortie en février 1929, La Danse Macabre patiente encore quatre mois sur les étagères du studio avant d'être présenté au public. Walt Disney entend, en effet, le proposer dans les meilleures conditions et trouver pour cela un grand cinéma pour le diffuser. Sa démarche est d'ailleurs quelque peu entravée par Pat Powers, le distributeur des Mickey Mouse, qui, non convaincu par le cartoon, refuse d'en assumer la distribution. Il est persuadé, contrairement à Walt Disney, que le public ne suivra pas et ne réclame que des nouvelles aventures de la souris star. Mais c'est sans compter sur l'obstination du papa de Mickey ! Il convainc un autre distributeur, parmi ses connaissances, de prendre en charge dignement La Danse Macabre. Le cartoon sort finalement en fanfare au prestigieux Carthay Circle Theatre à Los Angeles en première partie de Four Devils de Murnau. La réaction du public et des critiques est enthousiaste. La série des Silly Symphonies est née et bien née...
La Danse Macabre prend des airs d'ovni cinématographique à l'époque car le cartoon est tout sauf banal. Des squelettes en train de danser dans un cimetière sur une musique de Grieg, La Marche des nains, est, alors, - c'est certain ! - un pari osé. Pourtant, grâce au mélange de la musique et de l'animation, de gags et de moments gentiment effrayants, le tout agrémenté de chorégraphies morbides et d'une histoire légère comme l'air, le dessin animé trouve son public. Les squelettes, musiciens avec leurs propres os ou adeptes d'un Charleston, typique des années 20, sont vite plébiscités. La mayonnaise a visiblement pris grâce aux talents réunis de Carl Stalling et Ub Iwerks. L'inventivité musicale du premier et les prouesses d'animation du second offrent, en effet, de l'audace au public qui en redemande. Walt Disney entend le message et gardera tout au long de sa carrière intacte la volonté de toujours faire preuve d'inventivité. Le départ des studios de Mickey, d'Iwerks et de Stalling, un an après la sortie de La Danse Macabre, ne changera en rien l'état d'esprit du Maître : la collection des Silly Symphonies est là pour en témoigner...
Au même titre que Steamboat Willie, La Danse Macabre est une pièce maîtresse de l'animation Disney et marque une date dans son histoire. Franck Armand-Zuniga.
LES GIRLS
The Girls
de George Cukor, 1957, US, 1h54, Couleurs
avec Gene Kelly, Kay Kendall, Mitzi Gaynor…
RÉSUMÉ : Les Girls, une Américaine Joy, une Anglaise Sybil et une Française, Angèle étaient les vedettes d'une troupe musicale dont l'animateur était Barry Nichols. Chacune s'est mariée et la troupe s'est dispersée jusqu'au jour où Sybil publie ses mémoires. Cette petite bombe va réunir de nouveau les girls!
POINT DE VUE : Procès retentissant : lady Sybil Wren, ancienne girl de la troupe du célèbre danseur Barry Nichols, est poursuivie pour diffamation par une autre ex-girl, Angèle Ducros, à cause de son livre de souvenirs sur l'époque où, avec Joy, une troisième girl, elles étaient les vedettes du spectacle de Nichols à Paris.
Ce film peut se vanter d'avoir le scénario le plus sophistiqué de l'histoire de la comédie musicale : un Rashomon dans le milieu stylisé (comme les aime Cukor) du music-hall parisien des années 1950. Délicieusement immoral, il passe en revue trois petites arrivistes amoureuses de leur chorégraphe (forcément, c'est Gene Kelly), qui cherchent à épouser des hommes riches. Comme toujours chez Cukor, il n'y a qu'un pas (ici, un pas chassé) entre comédie et drame, entre illusion et réalité. « Où est la vérité ? », demande un panneau brandi devant le tribunal. Dans la synthèse de tous les mensonges de ces dames... Avec son casting brillant (mention spéciale à Kay Kendall en girl alcoolique), ses chansons de Cole Porter et sa chorégraphie de Jack Cole, Les Girls brille des derniers feux de la comédie musicale de l'âge d'or et offre à Gene Kelly son dernier grand rôle hollywoodien. Il chorégraphia lui-même un ballet hommage à L'Equipée sauvage, avec Marlon Brando, d'une beauté à tomber. Télérama.
COMMENTAIRE : Considérant son honneur atteint par le livre de souvenirs que vient de publier son ex-collègue Sybil (une Anglaise maintenant épouse d'un lord), Angèle, l'une des trois vedettes des tournées de Barry Nichols, une Française délurée, mariée elle aussi, lui fait un procès. Le récit que chacune fait de ses relations avec Barry diffère. Mais, en fait, Barry était amoureux de la troisième, l'Américaine Joy.
Le thème pirandellien – où est la vérité ? – s'efface ici au profit de la subtile description des nuances de comportement de ces trois femmes de nationalités et de tempéraments si divers. Joël Magny.
FANTASIA
de Hamilton Luske, Ben Sharpsteen, James Algar, Samuel Armstrong, Bill Roberts, Jim Handley, T. Hee, Paul Satterfield, Ford Beebe, Norm Ferguson, Norman Ferguson, Wilfred Jackson et David Hand, 1940, US, 2h05, animation Couleurs
RÉSUMÉ : Libre illustration en dessins animés, sans commentaire, d'un choix de morceaux de musique classique arrangés. Successivement : la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach (images abstraites), la suite de Casse- Noisette de Tchaïkovski (les animaux et les végétaux de la forêt dansent), l'Apprenti sorcier de Paul Dukas (avec Mickey Mouse dans le rôle-titre), le Sacre du printemps de Stravinski (évocation de la formation de la Terre et de l'évolution des espèces), la Symphonie pastorale de Beethoven (ballet de créatures mythologiques conçu dans le style Art déco), la Danse des heures de Ponchielli (parodie de ballet classique avec des animaux sauvages), la Nuit sur le Mont-Chauve de Moussorgski (imagerie romantique classique) enchaînée avec l'Ave Maria de Schubert.
POINT DE VUE : Composé de huit séquences animées, inspirées de grandes œuvres de la musique classique (Toccata de Bach, Symphonie pastorale de Beethoven), Fantasia voulait faire la synthèse du dessin, de la musique et de la danse. Ballet débridé d'hippopotames et d'autruches (La Ronde des heures de Ponchielli), Mickey en magicien face aux éléments déchaînés (L'Apprenti sorcier de Dukas), voyage autour des saisons où plantes et animaux virevoltent (Casse-noisette de Tchaïkovski) : le mélange des genres séduit par son audace. La farce disneyienne côtoie les recherches d'avant-garde. Disney, ami personnel de Salvador Dali, était passionné par le surréalisme. Au cours d'un intermède, on voit même la piste optique du film, qui inaugurait un nouveau procédé, le « Fantasound » (pas moins de trente-trois micros pour enregistrer le Philharmonique de Philadelphie, dirigé par Léopold Stokowski) que votre télévision aura du mal à restituer. Jérémie Couston.
COMMENTAIRES : Présenté avec un système unique à l'époque de son stéréophonique, le « Fanta-sound », Fantasia fut la tentative artistique la plus ambitieuse de Walt Disney. Mais malgré quelques moments réputés (comme l'Apprenti sorcier ou la Danse des heures traitée dans la veine parodique des Silly Symphonies du début des années 1930), ou bien joliment poétiques (Casse-Noisette), l'ensemble reste fastidieux et répétitif. Plastiquement, les références kitsch consciemment assumées n'empêchent pas une fréquente laideur. Cependant, le film fut l'occasion de multiples recherches techniques (utilisation de caméras « multiplanes » donnant une profondeur de champ) qui firent progresser l'animation. Michel Chion.
Sorti à l’automne 1940 aux États-Unis, Fantasia est le troisième long métrage de Walt Disney, après Blanche-Neige et les sept nains et Pinocchio. Film expérimental, quasiment sans dialogue, il comporte huit séquences musicales, interprétées par l’orchestre de Philadelphie. Véritables variations sur des images animées, elles sont destinées à établir un lien entre musique et cinéma.
Outre la qualité de l’image en Technicolor, c’est surtout dans l’expérimentation sonore que réside l’intérêt du film. Car pour l’occasion, les ingénieurs de la Walt Disney Company créent en 1939 le système stéréophonique « Fantasound » et recevront un Oscar pour leur contribution à la promotion de l’utilisation du son dans les films. Fantasia est ainsi le premier film commercial avec plusieurs pistes sonores sorti sur les écrans, ce qui constitue alors une vraie prouesse technologique. Malheureusement, le coût des équipements, la spécificité des installations et les difficultés liées à la guerre stoppent net la carrière du film dans les salles, après une brève tournée des grandes villes américaines. Walt Disney autorise malgré tout la RKO à distribuer le film, mais sa diffusion se fera uniquement en son mono, jusqu’à sa restauration en 1956, pour sa première réédition américaine. Cinémathèque française.
LE SOUS-MARIN JAUNE
Yellow Submarine
de George Dunning, 1967, GB, 1h25, Animation Couleurs
avec John Lennon, Paul McCartney, George Harrison, Ringo Starr
RÉSUMÉ : Le pays merveilleux, musical et coloré, de Pepperland est envahi par les Blues Meanies, qui font régner le silence et la grisaille. Le lord maire envoie le chef d’orchestre Fred chercher du secours à bord d’un sous-marin jaune. Celui-ci échoue à Liverpool. Fred rencontre les Beatles qui acceptent de l’acompagner à Pepperland. Pour y parvenir, ils doivent traverser un espace-temps peuplé de monstres farfelus et de personnages célèbres. Ils expérimentent la relativité avec le Nowhere Man et franchissent tous les obstacles pour arriver enfin à Pepperland, où la fanfare du sergent Pepper a été mise sous globe. Dès qu’ils commencent à jouer, les habitants reprennent leurs couleurs et font reculer les forces de la haine et de la tristesse. La déconfiture des Blues Meanies est totale !
COMMENTAIRE : En 1966, Ringo Starr chantait l’histoire d’un vieux matelot et de son sous-marin jaune. Un tube planétaire dont l’héritage perdure grâce à ce film d’animation. Les prémices de la chanson sont apparues à Paul McCartney, au moment de s’endormir. Il se souvient s’être dit qu’une chanson pour enfants serait une bonne idée. Il a pensé à des images, à la couleur jaune puis à un sous-marin. Il s’est dit : « Tiens, c’est pas mal, comme un jouet », racontera-t-il dans sa biographie. Au chant, il pense à Ringo « très doué avec les enfants » et qui, interprète habituellement un titre par album. Étonnamment, le public adhère à cette comptine enfantine légèrement absurde. Le dessin animé est aussi débridé que la chanson, son graphisme et ses avancées techniques marqueront durablement le monde de l’animation. Il a mis en mouvement l’imagerie typique de la scène artistique londonienne des années 60. Les formes kaléidoscopiques, l’explosion des couleurs, semblables à une œuvre de pop-art, tout rappelle les codes visuels des Swingin’Sixties. Dans cette joyeuse épopée musicale et psychédélique, on capte en filigrane des subtilités teintées d’humour que seuls les adultes peuvent comprendre ; pour la première fois un film d’animation offre une double lecture. John Lassester (Toy Story) et Josh Weinstein (scénariste des Simpson), ont affirmé que Le Sous-marin jaune avait ouvert la voie aux plus grands succès d’aujourd’hui. Peu enclins à prendre part au projet (le quatuor ne prête pas leurs voix aux personnages, remplacés par des doubleurs, élèves aux Beaux-Arts), les Beatles, attendant une esthétique propre à Disney, sont stupéfaits. Ils ont tant apprécié le résultat qu’ils acceptent d’apparaître en image réelle, dans la toute dernière scène.
POINT DE VUE : Équivalent pictural de l’univers des Beatles, fidèle à leur esprit, le Sous-marin jaune est un chef-d’œuvre qui apparut, en 1968, comme une anthologie de toutes les techniques du film d’animation. Les chansons du groupe donnent lieu à d’éblouissantes illustrations qui s’intègrent naturellement à un « voyage impossible » dont l’inspiration surréalisante rejoint la mode alors triomphante du « psychédélisme ». Gérard Lenne, 1995.
LES PARAPLUIES DE CHERBOURG
de Jacques Demy, 1964, France, 1h23, Couleurs
avec Catherine Deneuve, Nino Castelnuovo, Anne Vernon…
RÉSUMÉ : Cherbourg, au mois de novembre 1957. Geneviève et sa mère tiennent un magasin de parapluies. La jeune fille est amoureuse de Guy, un jeune garagiste, au grand dam de sa maman qui préfèrerait la voir épouser Roland Cassard, un riche diamantaire. Appelé sous les drapeaux, Guy s'apprête à partir pour l'Algérie. La veille de son départ, Geneviève se donne à lui et lui jure de l'attendre. Mais les mois passent et les lettres du jeune soldat se font de plus en plus rares. Enceinte, désoeuvrée, pressée par sa mère, Geneviève consent finalement, la mort dans l'âme, à épouser Roland. Dix-huit mois après son départ, Guy revient à Cherbourg, blessé à la jambe...
POINTS DE VUE : À partir d’une intrigue dont il n’élude ni ne transcende le caractère mélodramatique, Demy invente un genre inédit, à mi-chemin entre l’opéra et la comédie musicale proprement dite, le « film en couleurs et en chanté ». Les mouvements du cœur sont rendus par les décors, les couleurs, la chorégraphie de la mise en scène, la mélodie des voix et de la musique, dans une harmonie totale. Joël Magny, 1995.
Guy et Geneviève s'aiment avec la ferveur de la première fois. Il a 20 ans et travaille dans un garage. Elle a 17 ans et vit avec sa mère, marchande de parapluies. La guerre d'Algérie bat son plein : Guy reçoit sa feuille de route et doit partir pour deux ans. Enceinte de lui, Geneviève promet de l'attendre. Après son départ, elle ne reçoit plus aucune nouvelle...
Bluette transformée en tragédie, ce film a la grâce des paris fous que l'on se lance sur un coup de tête. Chanter devient aussi naturel que respirer. Jacques Demy aime et ose le lyrisme. S'il ressemble parfois à un enfant qui fait du coloriage en sifflant des comptines, méfiez-vous : dans Les Parapluies de Cherbourg, les chansons aériennes camouflent la chamade des cœurs fragiles. Et les papiers peints bariolés cachent de profondes fêlures humaines. Dès le générique, Cassandre chuchote ses prémonitions. Rouges, bleus, verts, jaunes, roses, les parapluies défilent en cadence sur le pavé mouillé, avant de laisser la couleur noire fermer le cortège : quatre grands parapluies, deux petits...
Clin d'oeil sinistre à la situation familiale des personnages à la fin du film. Un bonheur sans nuages ne dure jamais longtemps, semble pleurer Jacques Demy. C'est pourtant lui qui signera, deux ans plus tard, le chef-d’œuvre de la félicité absolue : Les Demoiselles de Rochefort. — Marine Landrot, 2013.
« Avec ce film manifeste, le cinéaste s’impose comme un inventeur de formes cinématographiques. Dans le cinéma français, qui repose davantage sur l’idée d’héritage que de révolution, ils sont peu nombreux : Jacques Tati, Robert Bresson, Alain Resnais, Jean-Luc Godard. Jacques Demy nourrissait le rêve, depuis des années, d’un cinéma sentimental et émotionnel porté par des partis pris chromatiques et musicaux profondément originaux. Son obstination, la complicité de Michel Legrand et le courage de la productrice Mag Bodard lui permettent de réaliser, dans l’euphorie de la jeunesse et de l’inspiration, une aventure cinématographique sans équivalent avec des choix esthétiques différents de ses deux films précédents : usage exceptionnel de la couleur, décors naturels transfigurés, picturalité des cadres. Les Parapluies de Cherbourg est un pari fou, un travail de persévérance qui aboutit à un objet filmique inédit aux confins de l’expérimentation, doublé d’un succès mondial et immensément populaire. Ni comédie musicale hollywoodienne, ni film opéra, ni opérette française, Les Parapluies de Cherbourg est donc un film « en chanté » selon la belle formule de Demy, comme on dit « en couleur ». C’est sans doute le début du malentendu autour de « Demy l’enchanteur », puisqu’il n’existe sans doute pas de film plus désenchanté que Les Parapluies de Cherbourg, et de cinéaste moins dupe que Demy sur les injustices sociales et politiques. En effet, derrière les couleurs éclatantes, se cache (à peine) une histoire cruelle où des enfants bercés d’illusions et de sentiments sublimes iront se fracasser contre la loi implacable de la réalité. Geneviève, enceinte de Guy, se résigne à épouser Roland Cassard pour combler les dettes de sa mère et leur éviter ainsi la faillite et le déshonneur. Les Parapluies de Cherbourg est aussi un des rares films français de l’époque à aborder le sujet de la guerre d’Algérie, représentée par la figure de l’absence, telle que la vécurent des familles et des femmes françaises durant la période des « événements » algériens. C’est la partie hors champ du film, peut-être la plus importante, sur la souffrance de la séparation, la peur de mourir. Le raffinement inouï des images n’éclipse pas la puissance évocatrice des mots, seuls capables d’exprimer le dégoût de la guerre lorsque Guy évoque les attentats dans un pays où « le soleil et la mort voyagent ensemble ». C’est enfin le film (avec Belle de jour de Luis Buñuel) qui invente Catherine Deneuve, et pressent immédiatement les métamorphoses de l’actrice au fil de sa carrière : beauté virginale et raphaélique, amoureuse tragique, grande bourgeoise mélancolique. Véritable chef-d’œuvre sur l’impossibilité de l’amour, Les Parapluies de Cherbourg participent à un cinéma de la cruauté où les larmes, immanquablement versées à chaque vision du film, ne nous soulagent pas. » (extrait du livre « Jacques Demy ») Olivier Père, 2013.
Quarante après, il peut sembler étonnant que Les parapluies de Cherbourg ait reçu la Palme d’or 1964. Avec un jury présidé par Fritz Lang et des films de Truffaut (La peau douce), de Verneuil ou d’Alaya en compétition, le public s’attendait à un palmarès plus pointu. Et pourtant... Au-delà de la mièvrerie de l’histoire d’amour à l’eau de rose et des décors en Technicolor tout droit sortis d’une revue de la parfaite ménagère de l’époque, le film est (un peu) plus complexe qu’il n’y paraît, en ce sens qu’il a ouvert une brèche dans plusieurs domaines. D’un point de vue intellectuel d’abord, il est certainement l’un des premiers films à faire directement allusion à la guerre d’Algérie, brisant le tabou, deux ans seulement après les accords d’Évian. Enfin, sur le plan cinématographique, Les parapluies de Cherbourg demeure un incroyable pari : non seulement, il révèle au grand jour le talent d’une Catherine Deneuve, spontanée et bouleversante, mais Jacques Demy s’offre le luxe de renouveler de bout en bout le genre de la comédie musicale très codifié par les Américains : le film est entièrement chanté. Et si aujourd’hui, certains passages portent à sourire, le public de l’époque ne s’y est pas trompé et le film connaît un succès international. Jennifer Homère, 2021.
VELVET GOLDMINE
de Todd Haynes, 1998, GB, 1h58, Couleurs
avec Ewan McGregor, Christian Bale, Toni Collette…
RÉSUMÉ : À travers l'enquête d'Arthur, un journaliste anglais expatrié à New York, sur une star du Glam Rock, Brian Slade, évocation des années soixante-dix en Angleterre. Arthur explore l'ascension et la chute de Brian Slade qui fut son idole quand il était adolescent à Manchester, son mariage avec Mandy et sa liaison avec Curt Wild, une star de la scène rock américaine. Cette enquête sera pour Arthur l'occasion de se pencher sur son passé, et de comprendre à quel point Brian Slade et Curt Wild ont bouleversé sa vie.
POINT DE VUE : C’est à ce jour l’œuvre la plus ambitieuse et excitante du cinéaste Todd Haynes, dont le travail épousa ou illustra avec régularité la cause homosexuelle au point d’en faire le plus célèbre représentant du nouveau cinéma « queer » américain sorti de la marginalité ou de l’expérimentation – Jack Smith, Kenneth Anger – et capable de toucher un plus large public. Les premiers longs métrages de Todd Haynes attirèrent l’attention des festivals et de la critique au point d’en faire la sensation du cinéma indépendant américain des années 90, aux côtés de Gus Van Sant. Le succès de Poison librement inspiré de textes de Jean Genet et de l’excellent Safe avec Julianne Moore lui permit de s’atteler à une production plus onéreuse, nécessitant de nombreux décors, une direction artistique luxueuse et une reconstitution historique puisqu’une grande partie de l’action se déroule dans les années 70. En ressuscitant la mode musicale du « glam rock » et ses stars, Todd Haynes veut sans doute livrer un plaidoyer pour le droit d’afficher sa bissexualité ou ses orientations transgenres, au travers des destinées de personnages androgynes, travestis et flamboyants. Mais Velvet Goldmine ne se résume pas à un film militant LGBT ou « cross-gender », et séduit avant tout par sa réflexion sur le monde du spectacle, la célébrité et l’étonnant voyage dans le temps et la mémoire qu’il propose. Velvet Goldmine s’inspire ouvertement des vies réelles et imaginaires de David Bowie, Iggy Pop ou T-Rex mais devant la détestation du projet par le principal intéressé, le « Thin White Duke » le réalisateur n’eut pas d’autre choix que de changer tous les noms et créer des musiques originales conçues comme des faux tubes de la période (signées par un faux groupe « The Venus in Furs » allusion transparente au « Velvet Underground »), mêlées à des quelques chansons de Brian Eno, Roxy Music ou Lou Reed, plus une touche de néo glam incarné dans les années 90 par Brian Molko. Mais rien de Bowie, et on se demande comment les auteurs purent obtenir le droit d’intituler le film Velvet Goldmine alors qu’on n’entend pas la chanson dans le film. Ce jeu des transpositions et des avatars ne rend que plus fantasmatique le film à clés de Todd Haynes, avec sa rock star factice qui s’invente de multiples identités fictionnelles jusqu’à disparaître sur scène, lors d’un simulacre d’assassinat, pour continuer à exister sous forme d’images, de fantômes et peut-être un nouveau visage, symbole d’une ère qui fabriqua des idoles comme des produits de consommation, vendus par les médias et l’industrie du spectacle. Loin des biopics musicaux traditionnels, Velvet Goldmine est avant tout un film warholien sur l’empire du faux et le caractère reproductible des stars de demain, modifiables et interchangeables selon les modes et la demande du marché.
Arthur Stuart (Christian Bale), jeune journaliste anglais exilé à New York, est chargé d’écrire un article sur Brian Slade (Jonathan Rhys Meyers), ancienne rock star britannique des années 1970 ayant orchestré l’assassinat de son propre personnage sur scène. Il va alors retracer la vie de cette énigmatique vedette du glam rock, de ses débuts sur scène à sa soudaine descente aux enfers, à travers les témoignages de son ex-femme Mandy (Toni Colette) et de son ancien amant Curt Wild (Ewan McGregor), autre grande star de l’époque. Cette quête de la vérité est aussi l’occasion pour le journaliste de se replonger dans son passé...
Cinéphile, Todd Haynes emprunte la structure narrative de Velvet Goldmine à Citizen Kane. Le film est un kaléidoscope d’images et de souvenirs qui bousculent la chronologie et concernent aussi bien la vie de Brian Slade et sa clique que la biographie du journaliste qui enquête sur lui, adolescent fasciné par le phénomène glam rock et troublé par les pulsions homosexuelles que les deux chanteurs enamourés éveillent en lui. L’esthétique du film vient quant à elle directement de l’opéra rock de Ken Russell, Tommy, des drames tordus de Nicolas Roeg et d’autres extravagances psychédéliques des années 70, mais le talent de cinéaste de Todd Haynes lui permet sans aucun mal à transcender ce matériau d’origine ingrat pour signer un film à la mise en scène brillante, au montage très sophistiqué et à la narration si complexe qu’elle en devient parfois – c’est l’une des qualités paradoxales du film – incompréhensible, du moins ambiguë et ouverte. C’est cette ambigüité qui rend le film si remarquable dans le panorama du cinéma indépendant new yorkais déjà très formaté. Le film fut coproduit par Miramax et les frères Weinstein et l’on peut imaginer sans peine le crêpage de chignon hystérique autour du budget et du montage final du film, qui ne fut pas le succès commercial escompté. Trop intelligent, trop subtil... Todd Haynes n’a pas manqué de panache. Ajoutons que tous les interprètes – alors moins connus qu’aujourd’hui – sont excellents, y compris Jonathan Rhys Meyers, qui n’est pas doublé pour le chant et se révèle encore plus sexy, maquillé et perruqué que Ziggy Stardust himself. C’est sans doute cela qui a dû énerver Bowie... Olivier Père, 2014.
LES HOMMES PRÉFÈRENT LES BLONDES
Gentlemen Prefer Blondes
d’Howard Hawks, 1953, US, 1h31, Couleurs
avec Jane Russell, Marilyn Monroe, Charles Coburn…
RÉSUMÉ : Lorelei et Dorothy, danseuses de music-hall, partagent la même passion pour les hommes. Dorothy aime les collectionner pour leur charme, tandis que Lorelei voit en eux le plus court chemin vers les diamants dont elle rêve. Lors d'une croisière, elles entreprennent de séduire des passagers fortunés...
POINTS DE VUE : Pour son unique incursion dans le domaine de la comédie musicale, Howard Hawks en bouscule les règles, abordant de front deux tabous du genre : le sexe et l’argent. L’opposition entre une star à son apogée, Jane Russell, et une vedette montante, Marilyn Monroe, fait merveille dans cette comédie caustique qui jette sur les relations amoureuses un regard sans illusions. Joël Magny, Critique, 1995.
L'une est brune, mangeuse d'hommes, l'autre, blonde, croqueuse de diamants. Les deux amies embarquent sur un transatlantique, chacune à sa proie attachée.
Discrètement, Marilyn Monroe et Jane Russell transforment la comédie de Howard Hawks en manifeste féministe. Marilyn ose truffer ses répliques de quelques trouvailles de son cru. Sa plus belle création de dialoguiste : ébahi par la soudaine repartie de la bombe sexuelle, un phallocrate s'extasie : « Je croyais que vous étiez stupide ! » Et la fausse écervelée de rétorquer : « Je peux faire preuve d'intelligence quand c'est important, mais la plupart des hommes n'aiment pas ça ! » Jane Russell malmène les mots avec le même plaisir.
La chorégraphie sert à merveille ce combat contre le machisme : panthère soyeuse mais affamée, Jane ondule dans une forêt d'hommes musclés, juste bons à prendre des coups de raquette ou à se ranger en haie d'honneur pour laisser passer Madame... Les héros masculins du film sont dépourvus de tout pouvoir de séduction. Contrairement au titre, les hommes ne préfèrent ni les blondes ni les brunes. Ils n'ont pas d'avis. Howard Hawks avait sous-estimé à l'époque la force satirique de son film. Mais, en expliquant qu'il avait « de très bonnes scènes rien qu'en faisant marcher les deux actrices dans une pièce », il avait vu juste. Les femmes, ici, sont des reines magnifiques. — Marine Landrot, 2012.
C’est chose connue, Hawks a réalisé au moins un chef-d’œuvre dans tous les grands genres hollywoodiens. Ainsi, Les hommes préfèrent les blondes est-il un classique absolu de la comédie musicale. Il se distingue des célèbres réussites en ce domaine de Minnelli, Cukor ou Donen par sa touche typiquement hawksienne. Hawks s’intéresse moins aux chorégraphies et aux chansons (pourtant entrées dans la légende), et à la fluidité des passages dansés et chantés dans le cours du récit, qu’au comportement et à la philosophie de ses deux héroïnes. Nulle trace de sentimentalisme, de romantisme ou de nostalgie, ni de tentation coloriste ou picturale dans ce film dont chaque scène porte la signature de son auteur, cinéaste de l’action et du temps présent. La modernité des hommes préfèrent les blondes tient dans son approche satirique et même caricaturale, son esthétique de « cartoon » qui annoncent les comédies délirantes de Frank Tashlin ou Blake Edwards elles aussi inspirées par le dessins animées et la bande dessinée. Hawks a souvent mis en scène des femmes fortes qui se caractérisaient par des qualités masculines, ou du moins attribuées aux hommes dans le cinéma américain des années 30 ou 40 – courage, indépendance, humour cynique et donjuanisme. Ici il opte pour une version agressive et surjouée de la féminité. Lorelei (Marilyn Monroe) et Dorothy (Jane Russell) sont des caricatures de la femme, des femmes travesties en femmes – une scène reprend littéralement cette image avec une Jean Russell déguisée en Marilyn Monroe, où une simple perruque blonde suffit à berner une vaste assemblée masculine. Les deux créatures de rêve interprétées par Marilyn Monroe et Jane Russell, showgirls inséparables, sont des guerrières dont les armures sont leur hyperféminité, leur beauté irrésistible une arme de séduction massive. Elles avancent masquées, maquillées et poudrées, se dissimulent derrière les tares que leur ont accolées les hommes – la blonde stupide et vénale, la brune nymphomane –, absorbent les clichés misogynes pour mener à bien leur plan de carrière et triompher dans un monde dominé par la gent masculine, par diverses stratégies, pièges et manigances. Les hommes eux aussi sont des caricatures. Ils offrent une vision grotesque et dénaturée de la virilité, personnages socialement riches et puissants, mais débiles dans l’intimité de leur rapport aux femmes – un vieillard libidineux, un enfant trop précoce, un milliardaire benêt maladivement jaloux... Les hommes préfèrent les blondes est donc un véritable et précoce manifeste du « girl power », un film iconique en raison du sex appeal et du génie comique de ses actrices – Marilyn Monroe y trouve son meilleur rôle – et qui trouve un profond écho dans des films aussi variés que Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy – la féminité comme travestissement, Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau – le sexe comme ascenseur social et Showgirls – le corps comme armure, sans oublier la chanson « Material Girl » de Madonna et sa vidéo qui cite le numéro musical « Diamonds Are a Girl’s Best Friend. » Olivier Père, 2016.
PEAU D’ÂNE
de Jacques Demy, 1970, France, 1h30, Couleurs
avec Catherine Deneuve, Delphine Seyrig, Jean Marais…
RÉSUMÉ : Veuf et inconsolable, le roi, qui a promis à sa femme mourante de ne se remarier qu'avec une femme plus belle qu'elle, découvre soudain la beauté radieuse de sa fille et décide de l'épouser. Horrifiée, la jeune fille requiert l'aide de sa marraine, la fée des Lilas. Celle-ci lui conseille de demander à son père d'impossibles présents. Mais chacune de ses exigences est aussitôt satisfaite. Pour finir, drapée dans les robes couleur de Temps, couleur de Lune et couleur de Soleil qu'elle a obtenues de son père, la princesse formule un dernier voeu. Elle exige la peau de l'âne qui, chaque matin, laisse des diamants et des écus dans sa litière. Une fois encore, le roi s'exécute. En désespoir de cause, la princesse s'enfuit, vêtue de sa peau d'âne...
POINTS DE VUE : À la mort de la reine, le roi souhaite se remarier avec sa fille. Affolée, la princesse demande conseil à sa marraine, la fée des Lilas. La belle magicienne suggère à sa filleule de n’accorder sa main à son père qu’en échange d’un cadeau impossible. La princesse commence par exiger une robe couleur du Temps, puis de la Lune, puis du Soleil. Le roi relève tous ces défis. L’exquise enfant lui demande alors la peau de son âne, qui pond des pièces d’or chaque jour...
Jacques Demy est un maître doux qui se permet tout. Sa fée des Lilas a des peines de cœur et célèbre l’hymen de sa protégée en hélicoptère... Son roi cite des vers de Cocteau (« Écoute ta guitare fée, Tes objets te suivent Orphée... »). Et Peau d’âne a parfois des allures de créature hippie, chantant à pleins poumons les vertus de la fumette ! Jacques Demy a dû attendre neuf ans pour tourner à Chambord cette féerie psychédélique, inspirée du pop art et des marionnettes de chiffon qui s’agitaient derrière le Guignol de son enfance nantaise. Sa patience est récompensée : son film est un enchantement, porté par l’inoubliable musique de Michel Legrand. Marine Landrot, 2019.
Avec cette adaptation foisonnante du célèbre conte de Perrault, Jacques Demy réalise son film le plus enchanteur et baroque, nourri par des influences américaines et françaises, modernes et classiques. Le cinéaste injecte avec beaucoup de fantaisie sa fascination pour le pop art et le psychédélisme dans un univers médiéval rêvé par le petit garçon qu’il fut jadis. Peau d’âne est un retour à la France et à l’enfance, un voyage dans l’espace et le temps. Le film est anachronique par rapport à l’époque de son tournage. Il ressuscite un courant du cinéma français (le merveilleux) qui a toujours été marginal dans la production hexagonale. Le cinéaste s’amuse en orchestrant paradoxes, décalages, rencontres fortuites et déplacements en tout genre. Sur le plan visuel, Peau d’âne offre un mélange surprenant où se croisent l’influence de l’art contemporain, le souvenir des dessins animés de Walt Disney (plus particulièrement Blanche-Neige et les sept nains), la collision entre Andy Warhol et Gustave Doré. C’est avant tout un hommage à La Belle et la Bête, avec la présence de Jean Marais dans le rôle du roi et des citations directes aux costumes et aux décors du chef-d’œuvre de Jean Cocteau. Demy retrouve son égérie Catherine Deneuve, parfaite dans un rôle qui lui permet à nouveau d’exprimer une forme de dualité, entre lumière et ténèbres, comme dans Belle de jour mais aussi Les Parapluies de Cherbourg. La fée des Lilas, personnage de fée émancipée, élégante et tournée vers la modernité, est interprétée avec beaucoup d’esprit par Delphine Seyrig, qui trouve ici son rôle le plus mémorable entre L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais et India Song de Marguerite Duras. La popularité de Peau d’âne ne s’est jamais démentie. De génération en génération, ce véritable objet de culte, dont on connaît par cœur les chansons et les répliques, continue d’enchanter les enfants et les adultes. Le curieux assemblage esthétique et les extravagances visuelles du film semblent le protéger des modes. Peau d’âne épouse le regard d’un enfant, mais n’oublie pas les différents niveaux de lecture psychanalytique du conte. Le film traite sans embarras du tabou de l’inceste et illustre une dialectique pureté impureté qui est au cœur du cinéma de Demy. Les héroïnes du cinéaste sont en effet des princesses et des souillons, des filles mères, des putains et des amoureuses fidèles, ou des vierges qui tombent enceintes dès la première nuit d’amour. Ce jeu entre les différents états d’une femme trouve son illustration parfaite dans la scène du gâteau où Catherine Deneuve est à la fois la princesse immaculée et Peau d’âne. Réputée pour son humour et ses images féeriques, ses chansons et ses musiques délicieuses signées Michel Legrand, Peau d’âne dissimule des zones d’ombre sous les dorures et recèle des trésors de perversité. Olivier Père, 2013.
UNE CHAMBRE EN VILLE
de Jacques Demy, 1982, France, 1h30, Couleurs
avec Dominique Sanda, Danielle Darrieux, Richard Berry, Michel Piccoli…
RÉSUMÉ : Sur fond de conflit social aux chantiers navals de Nantes, en 1955, la fille d’une baronne tombe amoureuse d’un ouvrier. Mais la passion conduit parfois à la mort.
POINTS DE VUE : Il y a une jeune fille en rose, qui correspond à l'idée toute faite d'une héroïne de Jacques Demy. Or elle sera vite exclue du circuit des désirs, au profit d'une femme ombrageuse et toxique, nue sous son manteau de vison (Dominique Sanda). Il y a Darrieux, la star que Demy adulait, enfant. Or elle joue une alcoolique, logeuse pleine de concupiscence pour un jeune métallurgiste (Richard Berry). Il y a Nantes, la ville de la jeunesse heureuse. Or ce n'est plus qu'un champ de bataille entre CRS et grévistes des chantiers navals. Il y a un petit commerce, mais pas une charmante échoppe de parapluies : un magasin de téléviseurs verdâtre, une prison anxiogène où tourne en rond un Michel Piccoli roux et jaloux.
Une chambre en ville est le film de Demy à (re)voir pour accéder immédiatement à cette part tordue qui rend si passionnantes d'autres de ses comédies musicales plus populaires, plus lumineuses, où la noirceur affleure seulement de loin en loin. Frustrations, impuissance, aveuglement, attrait irrésistible pour les causes perdues et les êtres indisponibles... Cette concentration d'impossible finit par donner la jubilation intense propre aux vraies tragédies. Mais un humour dessalé, acide, parfois acerbe, imprègne tous les dialogues chantés — superbe partition de Michel Colombier, et non, cette fois, de Michel Legrand.
Dominique Sanda, icône altière du cinéma d'auteur des années 1970, trouve son plus grand rôle. Richard Berry est, dans ses polos roses ou jaunes, beau comme Tony Leung chez Wong Kar-wai, et Darrieux est grandiose quand elle déclare, complètement ivre, qu'elle « emmerde les bourgeois ». Ce monde suffocant de dépit et d'amours inaccomplies reste la source d'un rare enchantement. Louis Guichard, 2014.
« C’est le projet le plus ancien de Jacques Demy, envisagé dans les années 50 sous la forme d’un roman, puis dans les années 60 sous la forme d’un opéra. Le film connaîtra une gestation longue et difficile émaillée de déceptions (refus de Michel Legrand d’en composer la musique, désistement de Catherine Deneuve et Gérard Depardieu prévus pour les rôles principaux, qui exigèrent de chanter une partition trop difficile pour eux selon le réalisateur – ils seront remplacés par Dominique Sanda et Richard Berry), sans que ces multiples accidents de parcours n’altèrent l’ambition et la réussite magistrales du résultat. Finalement, Une chambre en ville deviendra le film de Jacques Demy le plus proche de l’art lyrique, grâce à la collaboration exceptionnelle avec Michel Colombier. Le cinéaste y réalise un rêve de cinéma comme opéra populaire. Ce terrible récit de passion sur fond de grève est donc un film somme et manifeste, une création unique en son genre. La seule référence possible serait Les Parapluies de Cherbourg, l’autre film entièrement chanté de Demy. Mais le cinéaste refuse de se répéter, de sombrer dans le maniérisme ou l’auto-citation. La différence entre les deux films, c’est la volonté de l’auteur de mettre en scène une histoire encore plus tragique, cruelle et violente. Comme si les années passées avaient radicalisé sa vision de l’amour fou et de la société française, avec ses bassesses et ses injustices. Le cinéaste se livre comme jamais, conscient de réaliser le film de sa vie. Le film remonte aux racines de la biographie et de l’œuvre de Jacques Demy : la ville de Nantes, les passions humaines, la tendresse du cinéaste pour le prolétariat, sa fascination pour l’aristocratie, son mépris pour la bourgeoisie. Demy ose mettre en scène la lutte des classes comme on ne l’a jamais fait, touche au génie lorsqu’il fait chanter CRS et ouvriers lors de la séquence inaugurale. Le film est expurgé de la moindre allusion à la comédie musicale hollywoodienne. Une chambre en ville est un film très français, ancré dans une réalité sociale et historique, sans fioritures séduisantes même si la direction artistique est toujours aussi précise et remarquable. L’imaginaire du film, marqué par les thèmes de la rencontre, du hasard et de la révolte, se situe du côté du surréalisme, si important dans les années de formation de Demy. Dans Une chambre en ville, la lecture d’André Breton semble ressurgir en même temps que les souvenirs de l’enfance nantaise du cinéaste, et l’évocation de la jeunesse de son père ouvrier. Brûlant sous son apparente froideur, le film est aussi le seul dans l’œuvre de Demy à accorder une place aussi importante au sexe et à la mort. Le désir physique des deux amants s’oppose à l’impuissance du mari jaloux et dément interprété par Michel Piccoli, proche des cas pathologiques des films de Buñuel, et à la frustration sexuelle de la veuve Langlois, génialement campée par Danielle Darrieux. Quant à la mort, elle unit à jamais le couple scandaleux et marque le film d’une séquence inoubliable, le suicide au rasoir du mari d’Esther. Une chambre en ville s’avère le testament artistique du cinéaste, ses véritables adieux non seulement au cinéma mais aussi à son propre univers esthétique et autobiographique. » Olivier Père, 2013.
LA BLONDE OU LA ROUSSE
Pal Joey
de George Sidney, 1957, US, 1h51, Couleurs
avec Rita Hayworth, Frank Sinatra, Kim Novak…
RÉSUMÉ : Joey Evans, animateur de cabaret, arrive à San Francisco sans un sou. Il rencontre par hasard son vieil ami Ned, pianiste au Club 626. Bientôt engagé par ce dernier, il devient la coqueluche des danseuses, qui rivalisent d'attentions à son égard. Seule la blonde Linda, l'amie de Ned, reste réservée...
Le chanteur est couvert de femmes, mais il hésite, en chansons, entre deux belles également attirantes.
POINTS DE VUE : La rousse, c'est Rita Hayworth. En cette année 1957, elle interprète, dans le film de George Sidney, une ex-star - ce qu'elle est en train de devenir. Elle est aussi belle que dans Gilda, dix ans auparavant, mais son regard a changé : il est empreint, désormais, d'une mélancolie ineffaçable, d'une douleur que le temps ne fera qu'accentuer. Lors d'une scène joliment chorégraphiée de La Blonde ou la rousse, elle danse sur une chanson intitulée Zip, et on la retrouve intacte : souple et gracieuse. Elle reflète, alors, durant quelques brèves minutes, les glorieuses comédies musicales du passé, celles qui, précisément, s'éteignent avec elle.
La blonde, c'est Kim Novak. Elle est de la génération Marilyn : ces bombes sexuelles que l'Amérique pudibonde tolère, à condition qu'elles se fassent pardonner l'affolement qu'elles suscitent. Sur l'air d'I could write a book, Kim s'effeuille, donc, le plus chastement possible, comme s'il lui fallait, à chaque geste, s'excuser d'être ce qu'elle est. Elle est magnifique, d'ailleurs, avec ses yeux craintifs et sa voix voilée, presque rauque.
Le film a été imaginé, écrit, tourné pour Frank Sinatra. Il y interprète un voyou charmeur, frimeur, séducteur (la police le chasse d'une ville pour avoir suborné la fille du maire - mineure qui plus est !). Il bouge avec grâce, balance The lady is a tramp à Rita, susurre My funny Valentine à Kim. George Sidney le filme comme Hollywood devait filmer ses stars, à l'époque : avec dévotion. Plus à l'aise dans les films d'action (les duels de Scaramouche sont de véritables chorégraphies), il n'a pas l'élégance de Vincente Minnelli, ni la virtuosité de Stanley Donen. Mais il sait rendre efficaces les dialogues, truffés de sous- entendus sexuels particulièrement imaginatifs. Et son entrain - un rien forcé, par moments - pour nous faire aimer son intrigue et ses acteurs fait plaisir à voir. — P. M. 2015.
Frank Sinatra est de nouveau au sommet de la gloire lorsqu’il joue dans La Blonde ou la rousse de George Sidney qui l’avait déjà dirigé dans Escale à Hollywood où il chantait (et dansait) aux côtés de Gene Kelly. Son Oscar pour Tant qu’il y aura des hommes en 1954 l’a remis en selle après une traversée du désert et sa carrière d’acteur s’enrichit de rôles dramatiques sous la direction de grands réalisateurs. Sinatra tournera avec Mankiewicz, Preminger, Minnelli, Capra ou Frankenheimer mais c’est surtout dans le registre de la comédie et du divertissement hollywoodien que sa filmographie s’épanouira, transposant sur grand écran la mythologie personnelle du crooner. Ainsi La Blonde ou la rousse est-elle une charmante comédie musicale située dans les coulisses des boîtes de nuit californienne, avec un Technicolor rutilant. Sinatra y interprète un chanteur et animateur de cabaret ambitieux peu avare de son pouvoir de séduction auprès de la gent féminine, notamment pour parvenir à ouvrir son propre night-club. L’année de son divorce avec Ava Gardner, Sinatra joue avec décontraction un personnage proche de ce qu’il est dans la vie : un homme à femmes. La Blonde ou la rousse met en scène la facette égrillarde et salace de Sinatra, insatiable charmeur prêt à conquérir toutes les belles femmes qui croisent son chemin, avec un bagout pas toujours très classe mais plutôt irrésistible. La blonde éclipse la rousse puisque Kim Novak la nouvelle star de la Columbia à l’époque est particulièrement sexy dans ce film, tandis que Rita Hayworth, qui connut son apogée en 1946 avec Gilda, n’est déjà plus au meilleur sa forme. Parmi d’autres standards Sinatra chante « The Lady Is a Tramp » dans La Blonde ou la rousse et rien que pour ces quelques minutes de bonheur le film de George Sidney mérite d’être vu. Olivier Père, 2015.
BLANCHES COLOMBES ET VILAINS MESSIEURS
Guys and Dolls
de Joseph L. Mankiewicz, 1955, US, 2h30, Couleurs
avec Marlon Brando, Frank Sinatra, Jean Simmons…
RÉSUMÉ : Nathan Detroit, qui désespère de trouver un endroit dans New York où organiser ses parties de dés clandestines, a besoin d'argent. Il provoque Sky Masterson et lui lance un pari. Sky doit séduire Sarah Brown, jeune lieutenant de l'Armée du Salut, et l'amener avec lui passer la soirée à la Havane...
POINT DE VUE : Un mauvais garçon, à la suite d'un pari, séduit une jolie salutiste et neutralise une bande de truands. La pièce avait triomphé à Broadway, et l'adaptation filmée produite par Sam Goldwyn en conserve plusieurs atouts : une partie de la distribution (Vivian Blaine, Stubby Kaye ), la chorégraphie énergique de Michael Kidd (l'ouverture dansée dans les rues, la partie de dés dans les égouts) et les extraordinaires chansons de Frank Loesser, Guys and Dolls, Luck be a lady... Mankiewicz fut critiqué pour avoir alourdi le livret en voulant développer ses personnages et pour n'avoir pas résolu le parti pris de stylisation de l'ensemble. Mais il tira le meilleur d'une interprétation inattendue, faisant de l'intermède cubain un pur délice, où se déchaînent Marlon Brando et l'adorable Jean Simmons. — N.T. Binh, 2016.
ZIEGFELD FOLLIES
de Vincente Minelli…, 1945, US, 1h50, Noir et Blanc
avec Fred Astaire, Gene Kelly, Cyd Charisse…
RÉSUMÉ : Au paradis, Florenz Ziegfeld habite sur un nuage et voisine avec Shakespeare. Il se prend à imaginer un ultime show avec d'innombrables vedettes, constitué de quatorze séquences filmées par de célèbres réalisateurs et interprétées par les plus grandes figures du music-hall, du cinéma et de la danse...
POINTS DE VUE : Il n’y a pas de scénaristes crédités pour ce film. Énorme gâteau de vingtième anniversaire que la MGM s’offrait à elle-même, il aurait mobilisé, selon des sources sûres, plus de trente écrivains et « gagmen ». La gloire de l’entrepreneur de music-hall Ziegfeld, aux revues duquel le cinéma naissant dut en effet beaucoup, est un prétexte : la firme recula devant la longueur du film après tournage, et coupa nombre de sketches. Il en subsiste, avec hélas des interventions comiques déjà insipides à la sortie, quelques-unes des plus belles prestations de Fred Astaire, dirigés par un Minelli au sommet de ses possibilités et de sa liberté dans ce domaine, notamment « Limehouse Blues ». Gérard Legrand, Critique, 1995.
Dans un paradis de coton et de marbre, M. Ziegfeld se remémore ses souvenirs terrestres. Il fut un très célèbre directeur de revue à Broadway. Un à un, ses numéros défilent dans sa mémoire. Ne vous laissez pas effrayer par les automates mal dégrossis qui ouvrent le film. Dans un Broadway cartonné façon école maternelle, Vincente Minnelli commence par évoquer la pré-histoire de la comédie musicale, avec toute sa mièvrerie archaïque. Au fil du temps, il nous laisse contempler l'éclosion de ce genre féerique, pour accéder à l'apothéose, avec des numéros étincelants, peut-être parmi les plus beaux que Hollywood nous ait offerts. À la manière d'un reportage foutraque et raffiné, il laisse les étoiles du genre (Fred Astaire, Judy Garland...) jouer leur propre rôle, et se gausse des futures hagiographies documentaires que la télévision leur consacrera.
Une fantaisie brillante et prémonitoire qui nécessiterait peut-être un petit remontage : l'humour de certains sketchs non musicaux a mal vieilli, mais la folie brûlante des autres compense largement ces faiblesses. Allez, s'il fallait n'en garder que deux, ce serait sans aucun doute la lévitation éthylique de Cyd Charisse, blottie dans un nuage de bulles de champagne, et le frissonnant « Love », que Lena Horne psalmodie comme une formule hypnotique... — Marine Landrot, 2012.
DRÔLE DE FRIMOUSSE
Funny Face
de Stanley Donen, 1957, US, 1h43, Couleurs
avec Fred Astaire, Audrey Hepburn, Michel Auclair…
RÉSUMÉ : Rédactrice en chef du célèbre "Quality Magazine", Maggie Prescott vise un but bien particulier. Elle souhaiterait que les intellectuelles s'intéressent un peu plus à la mode, mais aussi que madame Tout-le-monde brille un peu plus par son esprit. Pour sa nouvelle campagne, elle recherche une jeune fille qui ne soit pas mannequin de profession et qui non seulement incarnerait "Miss Quality", mais présenterait en outre les dernières créations d'un grand couturier parisien, Paul Duval. Dick Avery, le meilleur photographe de Maggie, découvre dans une librairie une jeune vendeuse très photogénique. Elle se nomme Jo Stockton, et son rêve est justement de se rendre à Paris, où enseigne le célèbre philosophe existentialiste Emile Flostre...
POINTS DE VUE : Moins dynamique, mais plus réfléchi qu’à l’accoutumée, Donen profite de son sujet pour signer son film le plus « glamourous ». Remarquables, le numéro en rose du début, la série des photographies avec arrêt sur image à Paris et toutes les chansons de Gershwin. Marc Cerisuelo, 1995.
Attention, explosion de couleurs ! Avant tout, Drôle de frimousse est la rencontre, orchestrée par Stanley Donen, des teintes les plus pimpantes — le rose en majesté pop — et des noirs et bruns les plus profonds. C’est d’ailleurs dans la pénombre d’une librairie que Fred Astaire, photographe à la mode (inspiré de Richard Avedon) vient convaincre Audrey Hepburn, petit machin maigre et intello qui réinvente les canons de la beauté, de devenir modèle pour le magazine Quality (traduisez Vogue). S’ensuit un mariage parfait entre marivaudage et numéros chantés et dansés, et l’histoire d’une libraire mal fagotée, allergique au chic et au superflu, qui découvrira, grâce à un pygmalion de deux fois son âge, qu’une déesse de beauté sommeille en elle.
Drôle de frimousse est aussi l’un des temps forts de l’histoire d’amour de Stanley Donen avec Paris : il en exalte la beauté de carte postale, y situe des promenades romantiques que lui seul et Vincente Minnelli peuvent sauver du gnangnan. Mais cette fois, il s’en moque, aussi : sa vision de l’existentialisme (qui fascine la jeune libraire intello) est aussi mordante que son regard sur le monde de la mode. Face à l’étoile Astaire, 58 ans mais toujours en apesanteur, Audrey Hepburn rayonne, en robe de bure marron ou en soie cyclamen, éternellement en vogue. Guillemette Odicino, 2022.
LE PIRATE
The Pirate
de Vincente Minelli, 1948, US, 1h42, Couleurs
avec Judy Garland, Gene Kelly…
RÉSUMÉ : Aux Caraïbes, au XIXe siècle, une ingénue, éprise d'un pirate mythique qu'elle ne connaît pas, est sensible à la cour d'un baladin futile et poète à ses heures.
POINTS DE VUE : Les Caraïbes, xixe siècle. Une jeune fille de bonne famille, coincée mais romanesque et ingénue, est promise à un notable. Elle est séduite par un comédien de passage avec sa troupe, qui se fait passer pour le pirate de ses rêves...
Cette comédie est bien sûr brillamment dirigée par Minnelli, mais avec une hystérie sensuelle extrême. En dépit des couleurs chatoyantes, flamboyantes, des sublimes chansons de Cole Porter et des chorégraphies virevoltantes, aériennes, acrobatiques de Gene Kelly, l’accent est mis sur le malaise des personnages, piégés entre leurs désirs et leurs devoirs. Judy Garland chante (hurle !) ses aspirations amoureuses véritables et secrètes (Mack the Black), mais sous hypnose... et son numéro Voodoo fut censuré car trop sexuel.
Le seul moment véritablement libérateur du film est son épilogue, Be a Clown. Ce numéro, qui réunit sur une scène et face à un public les deux protagonistes, devenus enfin complices grâce à leur adhésion au monde du spectacle, apparaît aussi, et surtout, comme le credo de tous les saltimbanques, les artistes, les acteurs... — et les metteurs en scène ?
Tant de sophistication pour une comédie musicale fut à l’époque mal compris, mais cet ovni devint par la suite un classique inimitable. Télérama, 2019.
Un hypnotiseur conquiert une jeune femme amoureuse d’un pirate imaginaire. Rêve et réalité en musique. Dictionnaire des films, 1995.
BUENA VISTA SOCIAL CLUB
de Wim Wenders, 1999, Allemagne, 1h45, Documentaire, Couleurs
avec Segundo Compay, Eliades Ochoa, Ry Cooder…
RÉSUMÉ : Sur les traces du légendaire groupe cubain, de La Havane à New York, en passant par Amsterdam. Un vibrant hommage à la musique et à la société cubaines.
POINT DE VUE : En 1996, Ry Cooder réunissait dans un studio de La Havane le gratin des papys du son, cette musique « subtile, sereine, puissante » venue des montagnes. Le CD, paru sous l'appellation « Buena Vista Social Club », cartonna partout. Quand Cooder est revenu à Cuba pour superviser l'enregistrement d'un album solo d'Ibrahim Ferrer (décédé en 2005), le Nat King Cole cubain, son vieil ami Wim Wenders l'accompagnait.
Ce documentaire est d'abord la chronique d'une renaissance : certains de ces musiciens ne jouaient ou ne chantaient plus depuis des années. Le pianiste Rubén González n'avait plus de piano, Eliades Ochoa alignait les disques incognito, Ibrahim Ferrer cirait des chaussures. Sur la scène du Carré, à Amsterdam, on les sent frétiller d'une excitation juvénile. Entre concert, studio et intérieurs havanais, le film s'éclaire par petites touches. Sa force ne tient pas tant à la mise en scène. Elle n'est pas non plus dans les histoires des membres du groupe. Non, ce charme est affaire d'ambiance, de bonnes vibrations. Ici, on aime la musique, on la saisit avec ferveur, on la partage. — François Gorin, 2014.
PURPLE RAIN
d’Albert Magnoli, 1984, US, 1h51, Couleurs
avec Prince, Apollonia Kotero…
RÉSUMÉ : Né à Minneapolis, le Kid est chanteur dans un groupe de rock, "The Revolution". Fils d'un musicien raté qui a sombré dans la folie, il veut réussir et ne devoir son succès qu'à lui. Mais c'est bien connu, la route de la gloire est semée d'embûches. Pour commencer, le Kid a un sérieux rival, Morris Day...
POINT DE VUE : Plus de vingt ans après sa sortie triomphale (71 millions de dollars de recettes et l'oscar de la meilleure bande originale), Purple Rain reste un délire à peu près unique dans l'histoire de la musique et du culte de la personnalité. Avec une désarmante candeur, Prince y apparaît en majesté sous les traits du « Kid », jeune précieux de Minneapolis (comme lui) en bisbille avec un père violent (comme lui), lâché dans la grande jungle rock.
Prince a quasiment inventé un genre à sa démesure : l'autobiographie romancée et chantée, un trip egomaniaque dont il contrôlait et interprétait chaque mesure, des affres du jeune homme au triomphe de la rock star.
Sur l'air de Let's go crazy, (« Soyons fous ! »), Purple Rain est une émanation foutraque et flamboyante de la fausse joie des années 80. Les interprètes se démènent tant qu'ils en deviennent touchants, Prince le premier, qui livre une étrange performance en se jouant tel qu'il se fantasme. Il y a mille manières de (re)découvrir Purple Rain : doc sur une époque qui vit naître le vidéoclip, doc sur la scène funk-rock de Minneapolis et les groupes ébouriffants de la galaxie Prince ; modèle de concerts filmés (l'inoubliable version de Purple Rain en happy end)... Et souvenir lointain d'un temps où Prince enchaînait les merveilles pop avec une telle aisance qu'on avait l'impression que ça ne s'arrêterait jamais. Télérama, 2010.
TOMMY
GB 1975 de Ken Russell
avec Roger Daltrey, Oliver Reed, Ann Margret…
RÉSUMÉ
Un officier disparaît à la guerre, laissant un bébé à sa compagne, qui se remarie. Mais il revient et se fait tuer par le nouvel époux. Devenu aveugle, sourd et muet, le jeune enfant retrouvera ses facultés après un choc provoqué par sa mère…
POINT DE VUE
Ken Russell, depuis un certain temps, on le montre du doigt. ce qu’on lui reproche surtout c’est de ne pas se comporter comme tout le monde, de refuser de se laisser étiqueter, embrigader, et ça gêne. cela irrite d’autant plus que Russell a la démarche insolente des oisifs débordant d’idées, l’imagination provocante du libertin qui oublie les sacro-saintes frontières entre le bon et le mauvais goût. Or, justement ce qui nous retient auprès de Ken Russell, c’est son allant, cette manière de pousser l’imagination au-delà des limites permissives. Rien n’est plus inspiré, plus envoûtant que cette espèce de diarrhée visuelle que nous offre le cinéaste. Russell ne fait pas des images justes, juste des images. Comment ne pas reconnaître que Russell reste le seul cinéaste aujourd’hui de l’instinct, celui qui demeure à jamais un cinéaste « adolescent » ?
On s’inquiétait néanmoins : Tommy revu et corrigé par Russell ; et dans le rôle de Tommy aveugle-sourd-muet, Roger Daltrey ! D’autant qu’à la première du film à Londres, Pete Townshend criait à la trahison ; on aurait défiguré son chérubin. D’une part, Townshend aurait dû savoir depuis longtemps que Russell n’est pas un cinéaste « baba cool ». Chez lui, il n’y a jamais d’histoire, du moins dans le sens habituel d’un récit parfaitement construit avec introduction, développement et fin. Jamais, chez lui, il n’y a fidélité, soit aux récits littéraires, soit aux biographies d’artistes. En transposant une vie de personnage illustre, Russell l’investit de sa propre subjectivité : le monde extérieur ne sert que de tremplin à ses propres visions, à ses propres fantasmes. ce n’est pas la reconstitution d’un univers qui intéresse ce cinéaste, mais la création, pardon, la re-création. D’ailleurs il serait outrecuidant d’intenter une sorte de procès en trahison à Russell, seul et vrai responsable de l’adaptation du livret de Townshend. On le perdrait. Car il a pris ses précautions dès le générique : « d’après le rock-opéra de Pete Townshend. » Grâce à cette indication, Russell est tranquille, il peut prêter au personnage de Tommy une autre défroque, et laisser de côté les affres d’un charmant bambin qui souffre d’un fort quotient de complexe d’Œdipe. Si, au début du film, Russell respecte le cours de l’histoire, il s’éloigne bien vite, finit par faire autre chose, traite le sujet comme un vulgaire roman-photo.
Tommy : deux heures d’images chaotiques qui ne trouvent leur cohérence que vues globalement. dans un feu d’artifice d’images baroques, saugrenues, Ken Russell laisse aller ses fantasmes, son ironie grinçante, ses critiques acides, et jette aux orties toute subtilité pour composer une satire de la scène du rock. Chacun peut trouver, selon les séquences du film, un cadre à ses fantasmes. Ici ou là, on pense à Ernst, à Bosch, à Blake, à d’autres peintre visionnaires. Qui n’a en mémoire la séquence de l’église fréquentée par des aveugles, des sourds et des muets vouant une adoration démesurée à saint Marilyn, ou celle de la putain, la reine de l’Acide se transformant en Vierge de Nuremberg ? Qui ne se rappelle des portraits de l’entourage de Tommy : l’oncle Ernie ou le cousin Kevin ?
Subrepticement, Russell réussit à nous refiler son point de vue sur l’artiste, sur fond de destruction, d’aliénation et de mort. Démuni de son aura, de ses pouvoirs créateurs, Tommy se dévalorise, s’avoue vaincu pour devenir objet de foire, gadget culturel. Il ne devient plus qu’un homme à la merci des autres.
D’un film à l’autre, Ken Russell nous promet un film comme on n’en a jamais vu. Ici, les promesses sont tenues. Tout est l’inverse de ce que l’on attend, et la forme va à l’encontre du fond. Cette tragédie se déploie presque uniquement sur le registre du burlesque et du grotesque. Les comédiens sont invités à parodier leur jeu. À cet égard, il faut voir Keith Moon vanter, en camelot hystérique, les vertus du camp de vacances. Il faut se laisser entrainer par son jeu paroxystique qui tourne à plein.
Tommy ne fascinerait pas s’il n’était, non pas bien mis en scène, mais à ce point désuni. Désuni, au point que l’on pourrait échanger des séquences, mettre la fin au début, sans qu’on y sente la moindre indisposition. Il y a là un souffle, une invention telle, une mise en scène si forte dans sa truculence et ses écarts de langage que cela balaie toutes les fureurs, toutes les animosités et emporte l’adhésion. Ken Russel se met à l’écoute du rock des Who, et il fonce à l’aveuglette (« Call Me Lightning »). Il faut emprunter ce « magic bus ». Jonathan Farren, 1979.
BUGSY MALONE
(BUGSY MALONE)
GB 1976 de Alan Parker
avec Jodie Foster, Scott Baio
RÉSUMÉ
New-York à la fin des années vingt. La prohibition et la guerre des gangs. Face à face le gros Sam, propriétaire d’un cabaret dont la vedette est la belle Tallulah, et Dan le Gandin qui a armé ses hommes de mitraillettes crachant de la crème Chantilly. Mêlée malgré elle au conflit, la jeune chanteuse Blousey fait la conquête de Bugsy Malone, bras droit du gros Sam. Bugsy s’empare des mitraillettes de Dan, aidé du boxeur Leroy et des chômeurs de la soupe populaire. Ils réussissent à défendre victorieusement le cabaret de Sam qui se réconcilie avec Dan. Bugsy et Blousey peuvent réaliser leur rêve : partir pour Hollywood.
COMMENTAIRE
Le premier film réalisé par Alan Parker (Midnight Express, Fame, Birdy…) est une oeuvre dont il n’est pas d’équivalent dans l’histoire du cinéma. Divertissement musical sur le thème du gangstérisme vu par le cinéma américain des années trente, Bugsy Malone a pour seuls interprètes des enfants. Les personnages sont les doubles des héros des films de ces années-là dont le climat est recréé délibérément tant en ce qui concerne les décors - le « speakeasy » du gros Sam, les rues, l’asile pour chômeurs, etc. - transposés à l’échelle des enfants que l’éclairage et la composition des images. Hommage amusé au film de gangsters? Pastiche? Bugsy Malone relève un peu des deux tout en s’écartant de l’un comme de l’autre. Le scénario est archi-classique et, à quelques détails près (les armes!), pourrait être confié à des interprètes adultes. Mais l’intervention de la musique - le film se présente aussi comme une comédie musicale utilisant les codes des « musicals » des années trente - et surtout l’interprétation confiée aux seuls enfants donnent au récit et au film un éclairage totalement original.
Une « distance » est ainsi créée qui met en lumière, tout en les reproduisant, les conventions du genre « film de gangsters », voire même leur absurdité. Humour donc, mais humour appliqué à ces conventions et non aux enfants impliqués dans ce jeu et qui s’y livrent avec sincérité et avec sérieux. On a parfois regretté qu’ils aient ainsi été utilisés par Alan Parker. C’est méconnaître leur fonction dans le film et sa portée réelle. N’est-ce-pas - comme on l’a fait remarquer - les enfants eux-mêmes et le décalage né de leur présence qui réussissent à rendre évident, pour nous spectateurs adultes, l’infantilisme des situations archétypes et des personnages stéréotypés du film de gangsters? Et cela, tout en conservant leur vraie personnalité et tout en conférant à Bugsy Malone une magie et un merveilleux qui lui appartiennent en propre…
Jacques Chevallier - 1992
PHANTOM OF THE PARADISE
de Brian De Palma, 1974, US, 1h32, Couleurs
avec Paul Williams, William Finley, Jessica Harper…
RÉSUMÉ : Un magnat du disque, créature du Diable, pirate la musique de Winslow Leach, qui sera défiguré en tentant de la récupérer…
POINTS DE VUE : Winslow, grand flandrin naïf, compositeur de son état, signe un pacte avec Swan, mystérieux et maléfique directeur de Death Records. Lequel lui vole illico sa musique et la femme qu'il aime. Après avoir été chassé, défiguré, presque tué, Winslow revient se venger...
Il faut revoir ce petit bijou, bizarre musical fantastique, à la fois noir et étincelant, tourné en 1974 par Brian De Palma. Ne fût-ce que pour sa formidable bande-son, sarabande hétéroclite de toutes les tendances de l'époque, de la pop suave au glam-rock, en passant par les débuts du heavy metal. Elle a été composée par Paul Williams (qui joue aussi Swan). Cette brassée de chansons et leurs chorégraphies bigarrées — contorsions et pattes d'eph furieusement seventies — n'avaient pas quitté nos mémoires : le mélancolique et déchirant Old Souls, ballade interprétée par Jessica Harper, le (volontairement) agressif et graillonnant Somebody super like you, ou encore Upholstery, allègre parodie des Beach Boys.
Cauchemar sur le thème du double cher à De Palma (Sœurs de sang, Obsession, Body Double), mais aussi parabole sur la férocité de l'industrie du divertissement (Swan est le reflet de Phil Spector, producteur tout-puissant de l'époque), ce conte vintage n'a pas pris une ride. Et, au-delà du glam, ce « fantôme » au pessimisme éperdu, vaguement nihiliste, annonçait la crise. La fin des illusions. — Cécile Mury, 2015.
Film culte : ce terme galvaudé est devenu imprononçable. S’il ne devait être attribué qu’à un seul film, ce serait pourtant Phantom of the Paradise, du moins pour certains cinéphiles ayant grandi dans les années 70 et 80. J’ai découvert ce film à treize ans, un peu par hasard, dans une salle art et essai de Saint-Etienne, et il a changé ma vie. C’était dix ans après la première sortie du film. Grand prix du festival d’Avoriaz, Phantom of the Paradise avait été un vrai succès en France, avec plus d’un million de spectateurs. Surtout le film n’avait pratiquement jamais quitté l’affiche, projeté inlassablement dans une salle parisienne, pour le bonheur du premier cercle de ses admirateurs. Des copies circulaient aussi en province, usées et rayées par de trop nombreuses projections. L’état de ruine dans lequel j’ai découvert Phantom of the Paradise n’a pas altéré l’impact du film sur ma rétine.
Hanté par les images et les sons de ce film, j’en guettais la moindre projection, allant jusqu’à voyager pour le revoir, à une époque où il y avait peu de cassettes vidéo, de chaînes de télévision et où la cinéphilie – du moins une certaine tendance de la cinéphilie, autour du fantastique – se vivait encore en contrebande. J’étais arrivé à voir le film une quinzaine de fois en quelques années, en 35mm, en VHS, puis en DVD et Blu-ray. La bande originale de Phantom of the Paradise, signée Paul Williams (également interprète de Swan), était un trésor que l’on écoutait religieusement, comme une relique permettant de revivre l’euphorie provoquée par le film, et de rallumer la flamme de son souvenir.
La première vision, fondatrice de ma passion dévorante et obsessionnelle pour le cinéma, avait été la bonne. Chaque plan de Phantom of the Paradise provoqua en moi un effet inédit qui allait être le déclencheur, sinon de ma cinéphilie, du moins d’un rapport intense au cinéma, entre la jouissance immédiate et convulsive de l’œil et la volonté d’en savoir plus sur la fabrication des images et des sons qui déclenchaient en moi une telle émotion. Cette dialectique entre un spectacle viscéral, baroque et exagérément mélodramatique et une mise en scène réflexive, au cœur du travail de De Palma et particulièrement de Phantom of the Paradise me fascina au plus haut point, en particulier dans les scènes combinant les effets d’identification et de distanciation. Je pense à ce long plan subjectif dans lequel Winslow Leach, le compositeur malchanceux transformé en fantôme de l’opéra moderne, revenu d’entre les morts, pénètre discrètement dans les loges du Paradise, ouvre la porte d’un dressing pour y choisir son costume d’oiseau de malheur, une combinaison noire, puis s’empare d’un étrange masque trônant en haut d’une étagère, sur fond de musique sépulcrale au synthétiseur. Ce mouvement de caméra un peu trop voyant et désuet, associé à un décorum kitsch, point de bascule du film dans sa progression opératique, décupla ma douloureuse empathie pour l’antihéros de De Palma. Mourir pour devenir immortel, porter un masque pour s’exhiber, ce goût du travestissement pour exprimer des émotions intimes, de la monstruosité pour atteindre une paradoxale beauté... autant d’émotions esthétiques contradictoires qui me plongèrent dans un état de sidération proche de la transe, en communion totale et inattendue dont je ne savais rien ou presque avant d’entrer dans la salle et qui « m’a possédé autant que je l’ai possédé. »
Même s’il contient déjà toutes les obsessions de Brian De Palma, Phantom of the Paradise est un titre à part dans la filmographie du cinéaste, puisqu’il emprunte la forme extravagante d’un opéra rock fantastique, et plonge dans la démesure visuelle la plus totale. Son mauvais goût outré ne le rattache pourtant que superficiellement au courant du stupide cinéma camp et kitsch, puisque Phantom of the Paradise reste, au-delà de son décorum et de sa musique disco ou soft rock, un vrai film de cinéaste. Il se distingue des délires bordéliques de Ken Russell par exemple, ou du théâtre de patronage du Rocky Horror Picture Show. La mise en scène de De Palma, d’une intelligence exceptionnelle, est capable d’oser toutes les outrances stylistique en restant d’une cohérence et d’une rigueur absolues. Elle tisse un réseau d’images fascinantes, ironiques et cruelles autour de l’industrie spectacle, du voyeurisme, de l’enregistrement et de la vampirisation. Le film, malgré les apparences, n’a rien d’une parodie. Il emprunte à quatre sources littéraires : Le Fantôme de l’Opéra, La Belle et la Bête, Faust, Le Portrait de Dorian Gray et cite notamment Psychose (la scène de la douche détournée de manière hilarante) et Le Cabinet du docteur Caligari.
Malgré cette débauche de citations et de références, Phantom of the Paradise est peut-être le film le plus intime de son cinéaste. En grand paranoïaque, De Palma s’identifie à son antihéros, fantasme de l’artiste génial et méconnu dépossédé de son œuvre par Hollywood. Le film possède une dimension autobiographique qui n’est pas négligeable. De Palma a vécu les humiliations de Winslow. En 1972 la Warner l’a chassé du montage de son premier film de studio, la comédie satirique Get to Know your Rabbit, pour aboutir à un résultat catastrophique. Phantom of the Paradise est la réponse de De Palma au premier grand traumatisme de sa carrière, un cri de colère, une vengeance, un plaidoyer pour le respect de la création artistique contre les basses manœuvres commerciales.
Débordant d’émotions contradictoires, de l’humour potache au romantisme noir, de l’amour fou au Grand Guignol, Phantom of the Paradise est le grand film de notre adolescence, mais aussi un chef-d’œuvre de cinéma adolescent. Olivier Père, 2017.
De Palma raconte que le sujet de Phantom of the Paradise lui fut inspiré par une chanson des Beatles transformée en musique d’ascenseur. "Tu m’as donné ton or, j’en fais de la boue", aurait pu dire le poète. C’est peut-être d’une intention polémique qu’est né ce film culte, bizarre et drôle entre tous. Mais si le but était de dénoncer le monde cruel, vénal et destructeur de l’entertainment américain, le résultat de Phantom of the Paradise fut d’imposer Brian De Palma parmi la nouvelle cohorte des grands cinéastes américains (à venir : Blow out, Carrie, Furie, Snake Eyes, et autres...) et, rétrospectivement, de mettre en scène ses propres obsessions.
Car au-delà des références multiples et ironiques à quelques topos du vampirisme artistique - Faust et Le fantôme de l’opéra bien sûr, mais aussi pourquoi pas La peau de chagrin, Le portrait de Dorian Gray ou Frankenstein (quand un "beef" monumental sort de son cercueil sur scène pour électriser la foule) - c’est avant tout son propre vampirisme que De Palma met en scène. Celui qui lui fera emprunter à Hitchcock comme à Antonioni. Celui aussi qui fait de lui, plus que le contempteur des mœurs californiennes en ces temps de rock triomphant, un cinéaste, c’est-à-dire un homme du regard. Depuis ce film de 1974 jusqu’au fabuleux Mission impossible, tout dans le (bon) cinéma de De Palma est dans le jeu des regards, comme on dit si bien, ces regards qui viennent de toutes parts et furètent un peu partout - surtout là où ils ne devraient pas. Ce sera aussi le sujet, et la grande réussite, de Snake eyes, qui n’est en fait qu’une seule et même scène dont il faut percer le secret. Le secret de Phantom of the Paradise - de Faust/Dorian Gray - est caché lui dans la bobine d’un film. Une fois la bande détruite, une fois le film brûlé, le mal s’arrêtera - et le cinéma avec lui...
Dès lors les querelles peuvent s’engager pour déterminer si Phantom of the Paradise est un film d’horreur (non) ou un détournement ironique d’un certain cinéma d’horreur (plutôt), un opéra-rock (oui, mais pas seulement) ou une farce mi-sérieuse mi-amusée sur le goût du rock américain de l’époque pour les mises en scènes vaguement sataniques et morbides (genre Kiss et tous ces trucs qui font plutôt rire maintenant), une critique d’un show-business qui règne sans partage (De Palma aurait souhaité tourné avec Bowie ou les Stones) ou un film "sur le cinéma" (à fond). Reste un film au rythme endiablé (!) qu’il faut revoir pour passer un moment très agréable et revenir à De Palma, qui revisite pour nous le vrai paradis : le cinéma. Max Robin, 2014.
le Chanteur de jazz The Jazz Singer
Mélodrame musical d'Alan Crosland, avec Al Jolson (Jack Robin), May McAvoy (Mary Dale), Warner Oland (le vieux cantor Rabinowitz), Eugenie Besserer (Sara Rabinowitz), Otto Lederer (Moisha Yudelson).
RÉSUMÉ
Un vieux chantre juif dans une synagogue (Rabinowitz) espère voir son fils lui succéder. Mais le jeune Jackie préfère courir les bars à la mode et chanter du jazz. Chassé du toit paternel, il commence une brillante carrière de chanteur profane, maquillé en Noir. Il est remarqué par une actrice (Mary Dale) qui se propose de l'aider dans sa carrière. Grâce à elle, il devient une vedette sous le nom de Jack Robin. Son père tombe malade. À l'appel de la mère, le fils accourt pour lui demander pardon. Jackie apaise les derniers instants de son père en chantant à sa place à la synagogue le « Kol Nidre ». Sa passion pour le music-hall sera la plus forte : il remonte sur les planches où il remporte un triomphe. Il dédie à sa mère la chanson « Mammy ».
COMMENTAIRE
À la charnière du muet et du parlant Le Chanteur de jazz, adapté d'une pièce de théâtre qui oppose le folklore yiddish à la musique moderne et profane représentée par le jazz, obtint un succès phénoménal lors de son exploitation en octobre 1927 aux États-Unis. Il marque le triomphe du film sonore, chantant et parlant, bien que les dialogues synchrones y soient réduits à deux minutes et que le film comporte encore de très nombreux intertitres écrits.
La pièce eut elle-même un très gros succès en 1925. Elle reprend un thème très voisin, développé dans un film allemand de 1923 réalisé par Ewald A. Dupont, Das alte Gesetz, connu sous le titre de Baruch.
L'acteur qui incarnait le rôle au théâtre refusa de le faire pour le film et la Warner fit appel à Al Jolson, dynamique acteur et animateur des spectacles de Broadway alors très célèbre. Al Jolson, lui-même juif, était concerné par le rôle du jeune Jack Robin. Mais il devait initialement se contenter de chanter cinq chansons et des chants religieux, et éviter le langage parlé, à l'exception d'une incise en début de numéro : « Attendez un peu, vous n'avez encore rien entendu ! » (« You ain't heard nothin'yet ! »), réplique demeurée fort célèbre puisqu'elle inaugure véritablement le parlant. C'est au cours d'une chanson accompagnée au piano, Blue Skies, thème célèbre d'Irving Berlin, que l'acteur, tout à coup s'adressant à sa mère, improvise un véritable dialogue pendant 1 minute 20 secondes : « Ça t'a plu, maman ? Oui. J'en suis ravi, car plus qu'à n'importe qui, c'est à toi que j'aime faire plaisir... » La mère ne répond que par monosyllabes et reste enfermée dans l'univers de la représentation aphone, celle du cinéma muet. La spontanéité pathétique et quotidienne eut un effet de conviction décisif sur le public, subjugué par ce dialogue de piété filiale.
Paradoxalement, Warner utilise dans ce film le procédé Vitaphone, fondé sur le synchronisme avec disques, qui va rapidement disparaître au profit du son optique (procédés Fox Movietone, Western Electric, etc.). LAROUSSE
THE ROCKY HORROR PICTURE SHOW
de Jim Sherman, 1975, GB/Australie, 1h41, Couleurs
avec Tim Curry, Susan Sarandon…
RÉSUMÉ : Un couple débarque dans une assemblée mystérieuse et vit dans un univers délirant toute une série d’aventures « frankensteinomusicales ».
POINT DE VUE : Brad et Janet, tourtereaux niaiseux, se sont égarés... Nuit, éléments déchaînés, rase campagne. Seul refuge : un manoir lugubre, avec valet bossu, toiles d'araignées et portes qui grincent. Le maître des lieux, transsexuel transylvanien à bouclettes et porte- jarretelles, donne une fête. « Tu ne les trouves pas tous un peu étranges ? » demande Janet à son Brad chéri...
Cet opéra rock parodique, inventif, décousu et cinglé, mérite plus que tout autre le terme de film « culte ». Depuis près de trente ans, de Los Angeles à Paris, ses adeptes lui consacrent un véritable rituel, réglé comme du papier à musique (pop), avec déguisements, jets d'eau et de riz, répliques apprises par coeur et exhibitions devant l'écran.
Le film rend un hommage moqueur et délirant aux nanars d'antan comme aux mythes du cinéma fantastique. Le Dr Frank-N-Furter, mélange de Dracula et de Frankenstein, se balade en guêpière, sa créature se dandine dans un slip en or massif... Ectoplasme improbable sorti des années 1970, Le Rocky Horror Picture Show ressuscite ce temps de la liberté sexuelle, des stars androgynes et bariolées du glam-rock (façon Alice Cooper ou Marc Bolan). À vos déguisements... — Cécile Mury, 2013.
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