THRILLER, NOIR, POLICIER, GIALLO, CRIME Tome 2

CASINO

de Martin Scorsese, 1995, USA/France, 2h58, Couleurs

avec Robert De Niro, Sharon Stone, Joe Pesci, James Woods


RÉSUMÉ : Dans les années 1970, sa chance insolente et son flair infaillible valent à Sam "Ace" Rothstein l'honneur d'être catapulté à la tête d'un luxueux casino de Las Vegas, le Tangiers, par le puissant syndicat des camionneurs. L'établissement sert, en réalité, de paravent à la Mafia. Avec l'aide de Nicky Santoro, son ami d'enfance devenu son homme de main, Sam fait du Tangiers l'un des casinos les plus rentables de la ville. Il s'éprend bientôt d'une belle flambeuse, Ginger McKenna, qu'il finit par épouser. Un temps séduite, Ginger ne parvient pas à oublier son ancien souteneur, Lester Diamond, un petit escroc sans envergure, puis elle sombre dans l'alcool et la drogue... 


POINTS DE VUE : Las Vegas, dans les années 70 : bienvenue en enfer ! Du moins côté coulisses, là où un Scorsese particulièrement inspiré est allé fouiner, guidé par trois personnages ordinaires et pourtant mémorables. Sam « Ace » Rothstein (Robert De Niro, très grand), homme de confiance d'un groupe de gangsters italo-américains, dirige leur casino d'une poigne de fer. Son copain d'enfance, Nicky Santoro (Joe Pesci, très allumé), tueur sans états d'âme, « fait le ménage » quand un gêneur se pointe. Et puis, il y a une femme, « la femme » (Sharon Stone, très inattendue), que Sam décide d'épouser à la minute où il la découvre. Il a tort. Chez Scorsese, en effet, la réussite la plus éclatante n'est jamais qu'un sursis avant une déchéance inéluctable. 

L'histoire de ce trio-là est enchâssée dans une fresque foisonnante, un réseau serré d'anecdotes qui reconstitue la fabuleuse machine à faire du fric qu'est Las Vegas. Autant de séquences d'anthologie, percutantes de drôlerie féroce ou suffocantes de violence sèche. Violence proche de l'insoutenable, mais sans attrait, répulsive : ce que Scorsese met au jour n'est pas toujours beau à voir, parfois même agressivement antipathique. Dans le style éruptif des Affranchis, le cinéaste de tous les dangers réalise un sidérant morceau de bravoure cinématographique, aussi sombre et pessimiste dans ce qu'il dit qu'étincelant et audacieux dans ce qu'il montre. Télérama, 2012.

« Casino raconte l’histoire d’hommes et de femmes qui commirent tous les excès, et que leur orgueil, leur avidité finirent par chasser du paradis. » Ainsi parle Martin Scorsese de Casino, qui décrit l’âge d’or d’un Las Vegas flamboyant régi par la mafia. On y suit le parcours de Sam Rothstein dit Ace, un directeur de casino qui va connaître la grandeur puis la déchéance à cause d’une femme.
« C’est un film sur le jeu, l’argent, le Rêve américain, renchérit le scénariste
Nicholas Pileggi. C’est la saga des bâtisseurs de Las Vegas, des banquiers, des policiers, des flambeurs, du puissant Syndicat des camionneurs ; et bien sûr des gangsters qui ne pouvaient manquer d’être mêlés à une entreprise aussi florissante. »
Et
Martin Scorsese les aime ces gangsters, au point de nous les faire également aimer en dépit de leurs actes répréhensibles. On devient fasciné devant ce monde inconnu, séduisant et désormais révolu. L’entreprise est d’autant plus troublante qu’elle se fonde sur des faits réels. « Sam Rothstein, Ginger McKeena, Nicky Santoro et son frère, Carl De Luna et consorts ont tous existé, sous d’autres noms », confirme le réalisateur.
De cette épopée contemporaine, on pourrait retenir la réalisation audacieuse de
Scorsese, la violence graphique, la classe de De Niro ou encore l’inquiétante composition de Joe Pesci. Mais finalement, on ne retient que Sharon Stone, magnifique Ginger, toujours belle même avec les joues creusées par la drogue. Les personnages féminins ne sont pas légions dans les films sur la mafia de Scorsese ; Sharon Stone en ressort plus méritante. Edgar Hourrière, 2012.


LES INCORRUPTIBLES

The Untouchables

de Brian De Palma, 1987, US, 1h59, Couleurs

avec Kevin Costner, Sean Connery, Robert De Niro


RÉSUMÉ : À Chicago en 1930, à l'époque de la prohibition, le trafic d'alcool bat son plein et permet à des truands de bâtir de colossales fortunes. Eliot Ness, jeune policier frais émoulu du FBI, est chargé de démanteler un réseau de contrebande d'alcool. L'ennemi est facilement identifiable : Al Capone, inattaquable officiellement, et pourtant impliqué dans les affaires les plus sordides. La première mission de Ness, maladroitement conduite, se solde par un échec humiliant. Loin de se laisser décourager par ce premier affront, Ness décide de s'entourer de personnes de confiance. Il recrute ainsi Jim Malone, un flic qui connaît bien le monde des truands... 


POINTS DE VUE : Après son remake convulsif de Scarface, De Palma recharge son fusil, sorry, sa caméra, pour s’attaquer à un autre mythe, Al Capone, à travers l’adaptation d’une série télévisuelle fameuse. C’est un film de commande, assez clinquant, mal aimé par De Palma lui-même, malgré tout supérieur au tout-venant. On y voit peu Capone (Robert De Niro), vrai monstre caché sous sa bonhomie de poupon. Le personnage central est Eliot Ness, agent fédéral intègre (Kevin Costner, tout jeune) qui se lance dans une guerre de longue haleine contre la corruption généralisée. Avec une équipe solide à ses côtés : un vieux briscard désabusé (Sean Connery, en laine et velours côtelé), qui va devenir son mentor, un bleu (Andy Garcia) engagé comme tireur d’élite, et un comptable, indispensable pour coincer le César de la pègre sur le terrain fiscal. Pontiac, costumes trois-pièces avec guêtres, décor (gare, entrepôts et bureaux) et déco (cuivre et bois, couleur whisky), tout cela est rutilant dans le rétro. Sorte de western urbain, le film s’interroge sur l’origine du mal et son risque de contamination. À noter : quelques morceaux de bravoure décoiffants, spécialité de De Palma. Notamment la fin, dans la gare centrale de Chicago, longue citation explicite de la canonique scène de l’escalier du Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein. C’est un peu tape-à-l’œil, mais assumé comme tel. Jacques Morice, 2021.


Nous sommes à la fin des années 80. Après les provocations de ses films sanglants et sexuels et de son film de gangster ultra-violent Scarface, De Palma est obligé de se calmer un peu. Si sa comédie sur la mafia Wise Guys (1986) et sa satire Le Bûcher des vanités (The Bonfire of the Vanities, 1990) sont des ratages et des échecs à plus ou moins grande échelle, il obtient avec Les Incorruptibles (The Untouchables, 1987) l’un de ses plus gros succès au box-office, avant celui de Mission : impossible

Version cinématographique d’une célèbre série télévisée des années 60 qui ne respecte en rien l’univers et l’esthétique de son modèle (écran large, couleurs rutilantes, virtuosité opératique de la mise en scène contre noir et blanc, cadrages serrés et nervosité de série B, cette édifiante histoire de flics intègres chargés de combattre le crime dans le Chicago de la Prohibition s’éloigne aussi de l’univers du cinéaste de Pulsions. Les personnages de De Palma ont toujours été des antihéros faibles tourmentés par des pulsions inavouables, des parias ou des victimes persécutées, jamais de preux redresseurs de torts comme l’agent du FBI Eliot Ness, incorruptible et bon père de famille campé par un Kevin Costner monolithique. Devant le scénario réactionnaire de David Mamet, De Palma ne se risque pas à la moindre touche d’ironie mais aidé par un gros budget il réussit néanmoins quelques morceaux de bravoure magnifiques et sa mise en scène est impeccable. Le film doit une nouvelle fois beaucoup à la musique d’Ennio Morricone, que De Palma retrouvera pour Outrages et Mission to Mars. La part de grandiloquence échoit à un Robert De Niro en Al Capone flamboyant mais aux apparitions chronométrées. Nous sommes loin de Scarface dont Les Incorruptibles est l’antithèse. Évidemment le public et la critique réservèrent aux États-Unis et partout ailleurs un accueil triomphal à cette production luxueuse, nette et sans bavure alors que le romantisme baroque et les dispositifs formels de De Palma dans ses films personnels écopaient souvent de lazzis ou d’injures. Revu il y a quelques années Les Incorruptibles a bien vieilli, cela reste un film anti académique et dépasse toutes les entreprises de films criminels à costumes commises après lui, y compris par De Palma lui-même (Le Dahlia noir.) Olivier Père, 2013.

Chicago, 1930 : Agent du Trésor Américain, Eliot Ness (Kevin Costner) est nommé agent fédéral à grand renfort de publicité. Il est chargé, avec une équipe de policiers en uniforme, de lutter contre les gangsters qui bravent la prohibition, et plus particulièrement leur chef Al Capone (Robert de Niro). La première opération étant un fiasco où il est couvert de ridicule, Ness décide de monter sa propre équipe.

Le scénario original est dû à David Mamet, également dramaturge et qui se lancera dans la mise en scène, juste après ce film. S’inspirant des faits réels en y mêlant des personnages fictifs, et en référence au célèbre feuilleton, il nous propose une relecture rétro de la lutte menée par Eliot Ness contre Al Capone.


Même si l’histoire est connue,
Brian De Palma réalise un brillant exercice, précis, passionnant et tout de même tendu par un suspense à la Hitchcock. C’est le premier hommage du cinéaste à ses aînés : plusieurs scènes sont clairement orchestrées à la manière de : celle du pont entre les Etats-Unis et le Canada, ainsi que celle de la gare. Ce dernier segment rend aussi un hommage, ou plutôt fait un gros clin d’œil au film de 1926 de Sergueï Eisenstein, Le cuirassé Potemkine, avec sa fameuse scène du landau. On peut aussi trouver, dans une séquence de fusillade, un parallèle avec Scarface, pas la version du réalisateur, mais celle de Howard Hawks de 1932.


La mise en scène ample de
De Palma, qui peut parfois agacer tant elle peut être voyante, est ici très bien équilibrée et reconnaissable dès la première séquence, où la caméra part du plan très large d’un quartier de Chicago vu de haut, pour descendre lentement vers un bar où une explosion va tout emporter.


Kevin Costner, très sobre, rappelle un peu le Steve McQueen de la grande époque. Sean Connery, servi par un personnage impeccable, est impérial. Ce qui lui vaudra quatre prix en 1988 pour le meilleur second rôle masculin : Oscar, Golden Globe, Kansas City Film Critics Circle et London Films Critics Circle. Andy Garcia, froid et précis et Charles Martin Smith, comptable replet, complètent l’équipe. Et Robert De Niro, dans un court rôle, est impressionnant entre fausse bonhomie et vraie cruauté. Une très bonne cuvée De Palma. Fabrice Prieur, 2021.


SICARIO

de Denis Villeneuve, 2015, US, 2h01, Couleurs

avec Emily Blunt, Benicio Del Toro, Josh Brolin


RÉSUMÉ : Après avoir participé à une vaste opération policière, Kate Macer, jeune recrue idéaliste du FBI, est convoquée par ses supérieurs, qui lui présentent Matt Graver, un agent de la CIA. Après une rapide évaluation, celui-ci prend la jeune femme sous son aile. Il lui propose de participer à une opération de grande envergure contre des trafiquants de drogue internationaux, à la frontière du Mexique et des Etats-Unis. Pour mener à bien cette opération, Graver et Macer sont accompagnés par Alejandro, un mystérieux personnage, qui sert de consultant mexicain pour l'Etat américain. L'équipe ainsi formée se lance dans un périple clandestin durant lequel Kate va devoir se remettre en question... 


POINTS DE VUE : Au retour de Ciudad Juárez, ville mexicaine « capitale mondiale du meurtre », un convoi spécial de 4 × 4 blindés du FBI file à toute allure. Mais se retrouve bloqué au poste- frontière. Dans l’un des véhicules, un baron de la drogue arrêté, mais aussi Kate Macer (Emily Blunt), une flic d’élite qui réalise que sa vie va peut-être s’arrêter là. 

Tension extrême savamment maintenue, mise en scène au cordeau : c’est avec ce genre de morceau de bravoure que l’auteur d’Incendies et de Prisoners fait la différence... Sur la puissance des cartels, sur cette zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis, Sicario n’est pas le premier thriller. Son atout est ce personnage de femme flic idéaliste, qui doute et tremble. C’est à elle qu’on s’identifie parce qu’elle est la seule digne de confiance dans ce monde trouble. On découvre comment et pourquoi on l’a recrutée pour cette opération à haut risque, sous la conduite d’un macho intraitable (Josh Brolin) et d’un consultant ténébreux (Benicio Del Toro). 

Entre tractations, explications virulentes et fusillades sur le terrain, notre héroïne aux pieds d’argile tente de trouver sa place, subit, réagit. La frontière plus que poreuse entre le légal et l’illégal, le compromis et la compromission, nous plonge en plein doute quant à l’état de la démocratie en Amérique. Ce qui est sûr en revanche, c’est la rigueur et la précision de Denis Villeneuve, excellent dans la direction d’acteurs. Tous sont passionnants à suivre. Jacques Morice, 2022.

Comme souvent chez Denis Villeneuve, il y a deux films dans Sicario. Le premier est un thriller sensationnel sur fond de guerre des cartels et de lutte contre le narco-terrorisme. L’histoire de deux membres du FBI, Kate et Reggie, pris entre les mailles d’un conflit géopolitique qui les dépasse. Jeune et brillante recrue, Kate est amenée à participer à une mission à El Paso après avoir découvert un véritable charnier dans une maison d’Arizona. Objectif : capturer l’un des plus éminents barons mexicains de la drogue. Bien qu’a priori envoyée sur place dans un cadre légal, Kate va rapidement comprendre que la situation est bien plus complexe et ténébreuse qu’elle ne l’imaginait. Et que sa présence ne sert en définitive que d’alibi à sa hiérarchie - un agent du FBI étant nécessaire sur le plan légal afin de valider le comportement de chacun. Elle observe bientôt que l’action conjointe des forces armées américaines et de la police mexicaine s’apparente davantage à une série d’exécutions sommaires qu’à une intervention visant véritablement à assurer la protection des civils. Kate doit alors composer avec sa conscience mais également avec la morale pour ne pas abandonner son poste. Doit-elle plutôt garder le silence et privilégier sa carrière prometteuse ou divulguer des informations compromettantes ? Filmé d’une main de maître, le tableau apparaît saisissant et d’une intensité rare d’un bout à l’autre. Mieux : certains passages, portés par une atmosphère aussi dense que celles de Se7en et Mulholland Drive, sont probablement ce que l’on a vu d’à la fois le plus tangible et intangible depuis longtemps. À noter que le titre Sicario renvoie au terme "sicaire", qui désigne un tueur à gages – et initialement des activistes qui s’opposaient jadis aux Romains au cours de l’Antiquité.

Mais Denis Villeneuve n’a pas seulement cherché ici à révéler l’interaction controversée des États-Unis dans l’inextricable guérilla que se livrent les cartels. C’est pourquoi un deuxième degré de lecture est nécessaire afin d’interpréter Sicario. Il faut comprendre que cette histoire haletante ne sert au cinéaste canadien que de toile de fond. Comme toujours, ce qui intéresse Villeneuve se dissimule ailleurs, loin dans les tréfonds obscurs de l’âme humaine. Pour tisser cette métaphore qu’il file de film en film, il met cette fois en scène des abîmes. La première, suffocante et jouissive d’un strict point de vue cinématographique, jaillit dès la première séquence. Dans une petite ville d’Arizona, une équipe du FBI intervient aux abords de l’une des bâtisses d’un baron de la drogue, occupée par les membres de son cartel. La scène est d’abord filmée depuis l’intérieur d’un véhicule lancé à toute allure. L’on y entrevoit dans l’obscurité de l’habitacle des agents prêts à donner l’assaut. Puis la caméra se place à l’intérieur de la maisonnette sur le point d’être assiégée. Le mur à l’écran explose bientôt sous la pression du véhicule blindé de la police fédérale, laissant émerger l’avant du camion, noir de jais. Le détail pourra sembler anodin, mais il n’en est rien : l’apparition dans le champ de cette masse noire quasi surnaturelle est à haute teneur allégorique. Il sera ainsi question tout au long de Sicario de la façon dont s’insinue le mal en chacun de nous. Quelques secondes plus tard, les agents persuadés du bien-fondé de leurs actes découvrent un second trou béant abyssal, derrière lequel se cache le mal sous son atour le plus primitif.

Dans Sicario, Villeneuve adopte un langage cinématographique entièrement subordonné par le noir - mais l’affiche initiale de son film annonçait-elle seulement autre chose ? Cette radioscopie du mal originel, qui prend en quelque sorte la forme d’une quête initiatique pour Kate dans son rapport à la violence, recèle différents niveaux. Il y a évidemment au début ce premier trou produit par le FBI, puis un second dans la maison, et un autre enfin dans la cour adjacente. Mais également une sorte de labyrinthe-purgatoire dans la dernière séquence, dont les conduits donnent d’ailleurs sur deux visions du monde radicalement opposées. Tous ces environnements et recoins sont a priori donnés à voir comme des espaces tangibles. Toutefois, quelque chose dans la mise en scène du cinéaste confine à l’abstraction, à la manière des passages que l’on trouve ici et là dans les films de David Lynch. Entre le premier abîme et le dernier – tunnel où sombrera symboliquement Alejandro (Guillermo del Toro), personnage hallucinant dont l’opacité et la cruauté rappellent par moment le Javier Bardem de No Country for Old MenVilleneuve prépare le terrain en prenant un peu plus de hauteur, dans tous les sens du terme. Ce sont par exemple ces prises de vue aériennes où les berlines noires des forces de police serpentent jusqu’à Juarez, ballet vaporeux traduisant la contamination d’un espace malade par une nouvelle entité – non moins pernicieuse. Ou bien ces plans lancinants de massifs montagneux, toiles conceptuelles - merci Roger Deakins - exprimant la confusion des sentiments de Kate, elle qui se remet difficilement de son récent divorce et doit affronter un dilemme moral.

C’est ainsi que tout se rapporte à la genèse de la violence dans Sicario, au pourquoi du mal, et à la difficulté de le contourner. En substance, Kate est certainement avec Reggie le dernier rempart contre ce trouble. Celle qui parvient à s’en approcher le plus sans y succomber. D’où ce duel final contre Alejandro, où elle apparaît blanche immaculée mais néanmoins zébrée de noir et lui ne se résumant plus qu’à une silhouette presque entièrement absorbée par l’obscurité. On pourrait s’imaginer qu’il s’agit là d’une représentation manichéenne mais il n’en est rien. Il serait possible de disserter longuement sur la virtuosité avec laquelle Villeneuve parle de tentation, du monstre tapi en chacun. En prenant l’exemple notamment de la scène crépusculaire où les soldats ne font tout à coup plus qu’un avec les ténèbres, juste avant de s’introduire dans le tunnel – séquence aussi maîtrisée qu’un Michael Mann, en matière de colorimétrie. Mais Sicario est, au-delà de son scénario solide et de ses rebondissements intelligibles, une expérience valant d’être vécue pour ses sensations uniques – au même titre qu’Enemy l’était pour sa radicalité. Un divertissement éclatant et exigeant qui permet de révéler un savoir-faire inédit chez Denis Villeneuve. Sans aucun doute l’un des coups de cœur de ce 68e Festival de Cannes. Alexandre Jourdain, 2015.


LE TRAÎTRE

de Marco Bellocchio, 2019, Italie, 2h33, Couleurs

avec Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Candido


RÉSUMÉ : Au début des années 1980, le syndicat du crime italien Cosa Nostra est le théâtre de violentes guerres internes. Un de ses membres influents, Tommaso Buscetta décide de se protéger et part pour le Brésil avec sa famille. Mais cet exil n'a qu'un temps : extradé par la justice, Buscetta est forcé de rentrer en Italie. C'est alors qu'il passe un accord avec le juge Falcone, ce qui va donner lieu à un procès d'une ampleur inédite... 


POINTS DE VUE : Tommaso Buscetta fut l’un des premiers repentis de la mafia italienne. Celui, surtout, dont les précieuses révélations sur Cosa Nostra ont permis au juge Falcone et à la justice transalpine de comprendre le fonctionnement de la Pieuvre. Le film commence à la veille de l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire de l’organisation. Salvatore Riina, le chef des Corleonesi, fait massacrer les clans rivaux, allant jusqu’à tuer des enfants, « pour que la semence se perde ». Depuis le Brésil, où il a fui, Buscetta compte ses morts, dont ses deux fils. Arrêté par la police brésilienne, il est extradé vers l’Italie où il décide de collaborer avec l’État. 

Les règlements de comptes sont évacués sous la forme presque documentaire d’un décompte de cadavres. Tout ce qui pourrait concourir à entretenir le mythe est écarté. De la même manière, Marco Bellocchio ne fait jamais de Buscetta un héros ni un monstre. Il insiste sur son humanité. Non pour faire oublier sa culpabilité mais pour rappeler que la Mafia, selon les mots de Falcone, est un « phénomène humain ». Ni éternel ni invincible. 

Après avoir passé sa vie à se cacher (il est mort sous une fausse identité en 2000, en Floride), Buscetta est encore aujourd’hui considéré comme un traître par une partie de ses concitoyens. En situant l’essentiel du film dans les bureaux des palais de justice, les cours d’audience et les cellules de prison, Bellocchio, lui, met en pièces avec brio la mythologie mafieuse et ses ornements. Mathilde Blottière, 2022.

Le dernier Bellocchio est un tableau énigmatique. De ceux qui n’hésitent pas à conjuguer la verve expressionniste avec une résolution extrême à éviter tout maniérisme. Et dans ce dispositif, le metteur en scène prend le parti justement de ne pas trancher entre ces deux versants. Comme souvent, il explore cette fois encore ses psychoses en remontant le temps. Ici, il s’agit d’une diagonale tracée entre les années de plomb et le maxi-procès de Palerme, à l’heure de l’omerta et de la fin de l’âge d’or de la mafia. Le récit suit la trajectoire du repenti Tommaso Buscetta, lequel va livrer des révélations essentielles au juge Falcone et ainsi devenir l’un des principaux informateurs de la lutte anti-mafia. L’ancien criminel refuse d’être considéré comme un traître, car ceux-là se situent à son sens au sein de Cosa Nostra, qui depuis les années 70, n’est plus que déshonneur : la faute au trafic d’héroïne et des incessants règlements de compte, toujours plus meurtriers. Symbole d’une époque passée, Tommaso Buscetta demeure davantage lié à Cosa Nostra par convention culturelle que par vice. Dans cette famille de hors-la-loi, il a cru trouver une camaraderie, les bienfaits d’une humanité rassemblée autour de valeurs sociales. Ce sont pourtant surtout les atrocités, les drames, sinon la part la plus impitoyable de l’homme auxquels Buscetta a été confronté.

À rebours des figures tutélaires ou plus traditionnelles du film de gangsters, les échanges de coups de feu et scènes de mises à mort n’existent pas ou presque dans Le Traître, passant au second plan pour se concentrer sur une tension plus psychologique et mentale. Or, ce n’est pas tant ici par le dialogue ou par les mots que transite la substance, le mouvement du film, mais davantage par le silence et la distance, à travers ce trouble qui se niche bien au fond – tout au fond – du regard des protagonistes. Ainsi, la vérité ne se fait jamais plus jour ailleurs que dans cette suspension qui précède ou suit le verbe, à l’exception peut-être des échanges entre Buscetta et Falcone – modèles de sincérité. Ce phénomène on ne peut plus saisissant et pesant tout au long du métrage prend une tournure dantesque dans deux séquences clés : lors de l’introduction au cours de laquelle la famille se réunit, puis plus tard au tribunal. Dans la première, Bellocchio filme avec un soin infiniment minutieux ces prétendus instants de partage et de rapports fusionnels, les baignant d’une atmosphère de messe sépulcrale. Le décor familial et les personnages apparaissent presque en clair-obscur, dans le faste d’une superbe demeure surplombant la mer. Quelque chose entre cette fête de famille et la lumière crépusculaire qui assombrit les corps ne colle pas, rend les sourires fallacieux.

C’est un peu comme si Bellocchio avait cherché à réaliser la synthèse des scènes d’introduction montées en parallèle dans le premier volet du Parrain, fusionnant l’ambiance caverneuse du bureau de Don Corleone avec les ballets ensoleillés du mariage battant son plein à l’extérieur. Plus qu’une convocation mimétique ou cinéphile, le lien tient aussi paradoxalement lieu de distinction, ne serait-ce que dans son refus du grandiose. Dans la même tonalité, on peut voir à travers cette séquence une réminiscence de l’ouverture du Guépard, avec sa splendide villa dont les rideaux apparaissent battus par le vent – le symbole d’une époque révolue, d’une somptuosité crépusculaire en passe de disparaître. Une comparaison assez parlante, d’une part parce que la topographie de la maison s’avère presque analogue dans Le Traître, d’autre part parce que Bruscetta est aussi en désaccord avec son temps que le prince Don Fabrizio Salina interprété par Burt Lancaster chez Visconti. Dans cette première séquence – comme chez Coppola et Visconti –, la somptuosité et la fête se veulent donc un mensonge. Les regards des personnages, par exemple sur la photo de famille, n’ont de cesse de le mettre en évidence. Tout le dispositif de Bellocchio tient sur ces quelques secondes. Un système qu’il remet en scène lors des échanges au tribunal, dont la mise en scène donne le vertige. Au cours de ceux-ci, chaque plan proclame la transparence : les parois vitrées et rares barreaux créent d’innombrables ouvertures, la possibilité pour chaque personne présente dans le tribunal ou presque d’observer tous les autres. Pourtant, jamais les mots ne délivrent de vérité sinon à travers le regard, que l’on essaye de soustraire aux yeux de l’autre. C’est quand les anciens collaborateurs mafieux de Bruscetta se gardent de croiser son regard qu’ils distillent les plus fortes simulations.

Contrairement aux réalisateurs italo-américains à la Coppola, Scorsese, De Palma et autres Ferrara, Bellocchio prend ses distances avec le drame épique. Chez lui, la vérité – fut-elle entièrement contenue et cachée dans le regard – passe avant l’action héroïque. On ne cherche pas à sécréter via la lumière ou la pesanteur esthétique quelque grandiloquence hugolienne afin de grandir les protagonistes. Point donc de narrateur omniscient avec focalisation zéro et autre montage parallèle pour dérouler l’intrigue. Ici, le cinéaste s’interdit scrupuleusement de mettre en scène ses personnages – Falcone autant que Buscetta – comme des figures légendaires. Si la mort de l’ex-malfrat reproduit quelque part celle des Corleone dans le premier et le troisième volet du Parrain – chaque fois filmée comme une vision inversée, terre à terre, du jardin d’Eden, pour son caractère anodin et universel –, jamais son visage ou sa stature ne dérivent vers le mythologique. Comme si Bellocchio, fort de sa longue trajectoire de cinéma, s’efforçait de ne regarder les faits historiques qu’avec distance et sagesse, ne cherchant plus l’épiphanie pour l’épiphanie ou à faire advenir mordicus le romanesque. Aussi baroque soit encore quelquefois sa mise en scène, aussi vibrant soit son double portrait de l’éthique – Buscetta et Falcone, chacun vertueux à sa manière par-delà les désaccords et leurs positions radicalement opposées sur l’échiquier –, ceux-ci ne débouchent obstinément pas sur une transcendance. En cela, le réalisateur fait montre d’une admirable modestie, reléguant la plus belle des probités à la banalité la plus insignifiante. Toute la férocité de Bellocchio se niche peut-être à travers cette conviction : celle que toute existence, qu’elle soit placée sous le signe de la bienveillance ou de l’adversité, n’est jamais qu’une suite d’événements agencés entre naissance et trépas – le signe possible d’un athéisme frondeur. Il n’empêche que s’il préfère échapper au fabuleux, Bellocchio manifeste néanmoins entre les lignes une foi évidente en ses personnages, inoubliables pour leur engagement et par-delà leur prosaïsme. C’est ainsi pris dans une sorte de contradiction, d’épure brodée d’extravagance, que le cinéaste installe son esthétique composite. Il faut voir avec quelle résolution il renoue par exemple, via quelques flashback expressionnistes, avec le style rétrospectif du troisième opus du Parrain

Si Le Traître s’impose comme un grand Bellocchio, c’est probablement parce qu’il rassemble tous les tourments du réalisateur, et ce, au gré d’une ligne claire rigoureuse. Toutes les réminiscences de sa vie tumultueuse (le fraternité brisée, la mère aimée et détestée…), sa vision redoublée d’une famille inexorablement brisée, toutes ces obsessions continuent de perpétuer l’essence de son art. Ici, la fratrie apparaît déliquescente et hante une fois encore tous les plans. Comme si Bellocchio poursuivait sa longue psychanalyse à ciel ouvert. Aussi, on sent toujours ce même regard bouillonnant à l’égard des institutions, le même désenchantement aussi où le politique ne fait plus figure que d’utopie, ne trouvant de délivrance qu’à travers le désir. « La baise vaut mieux que le pouvoir », affirme Buscetta. On n’oublie sans doute que Marco Bellocchio reste probablement aujourd’hui le dernier vestige du cinéma italien des années 60, lui qui se pose comme juge de l’Italie, comme l’un de ses observateurs les plus tranchants. De fait, quelle que soit l’époque d’où il la scrute, sa patrie ressemble à une famille fracturée, et par extension à une sphère qui implose par défectuosités morales ou sociales – quand il ne la condamne pas pour son exaltation catholique. Rarement Bellocchio n’aura paru aussi sombre, lucide et captivant. Alexandre Jourdain, 2021.


L’HOMME IRRATIONNEL

de Woody Allen, 2015, US, 1h35, Couleurs

avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey


RÉSUMÉ : Le petit monde universitaire d'une ville du Rhode Island attend avec curiosité un nouveau venu, célèbre professeur de philosophie, Abe Lucas. Celui-ci s'installe dans une confortable villa, rongé par la dépression. Rita, une collègue scientifique, s'intéresse à lui, tout comme Jill, une brillante étudiante dont il a remarqué et loué un devoir sur table. 

Quoiqu’amoureuse de son petit ami Roy, Jill tombe sous le charme du bel intellectuel ténébreux. Alors qu'ils déjeunent ensemble, ils surprennent à la table voisine une conversation qui va redonner à Abe l'énergie de vivre en lui insufflant le désir de tuer, dont il prétend tirer une morale... 


POINTS DE VUE : Un prof de philo déglingué mais réputé (Joaquin Phoenix) débarque sur un campus et se laisse porter par une affinité élective avec son étudiante la plus douée (Emma Stone). Mais il résiste aux avances de son admiratrice et ressasse sa déchéance, son impuissance, lui qui voulait changer le monde, jadis. C’est alors que le film négocie un spectaculaire virage vers la noirceur, tendance sardonique : l’enseignant envisage de commettre un meurtre, pour des raisons altruistes, se persuade-t-il. Aux antipodes de la bien-pensance, Woody Allen propose alors un improbable éloge du crime, comme unique remède au vide existentiel... 

C’est l’humanité irrationnelle que le cinéaste montre, au-delà de son effarant héros. La pulsion est plus forte que la raison. Les faits ne cessent de déjouer nos principes et nos projets. Comme le prof bassinant ses étudiants avec les limites et les failles de toute doctrine, le cinéaste martèle que rien n’est stable. Que nous devenons souvent méconnaissables, y compris à nos propres yeux. Reflets déformants dans une galerie des glaces de fête foraine ou effets d’optique au coucher du soleil : l’image, signée par le grand chef opérateur Darius Khondji, le dit aussi. Mais, finalement, la fluidité et le brio du film suggèrent encore autre chose. Ce chaos de la vie qu’on ne peut réduire à une théorie ni mettre en forme, Woody Allen, lui, en fait adroitement son affaire. Louis Guichard, 2022.

Le meurtre est-il une force créatrice ? Abe, alcoolique notoire et prof de philosophie à la dérive d’une petite faculté, en est convaincu. La morale selon Kant ? L’existentialisme cher à Kierkegaard ? Même cet enseignant a priori brillant l’affirme à qui veut l’entendre : tous ces concepts ronflants d’intellectuels ne trouveraient aucune concrétisation tangible dans le monde réel. Resterait donc à l’Homme de déterminer lui-même sa ligne de conduite, le moteur donnant un sens à son existence et ravivant son souffle de vie. Au fond, un seul écrivain ou presque aurait tout compris au regard d’Abe : Dostoïevski - point de vue qui n’est pas sans rappeler celui d’un certain Friedrich Nietzsche. Problème : celui-ci a écrit Crime et Châtiment, et chez Woody Allen, rares sont les personnages voyant en définitive leurs hypothèses initiales se confirmer…

Si l’on excepte le "non jeu" spectaculaire de Joaquin Phoenix et la fraîcheur de la nouvelle muse du cinéaste, Emma Stone, L’homme irrationnel n’apporte rien de neuf au cinéma de Woody Allen. Pour autant, le réalisateur prend ici un malin plaisir à jongler avec toutes ses thématiques de prédilection. Bourgeoisie, beaux parleurs, couples utopiques, adultères… tout le monde en prend pour son grade. En découle un florilège de ses leitmotivs. Alors qu’Abe semble au départ là pour bousculer l’ordre du petit monde bourgeois intello dans lequel il débarque, les pistes se brouillent au fur et à mesure. Encore une fois, tout ce beau monde semble inconsciemment dominé par le sexe, et en filigrane l’argent et la réussite. Si les sentiments qu’éprouve l’étudiante interprétée par Emma Stone pour son prof de philosophie sont probablement sincères, celle-ci ne peut s’empêcher de tenter une attaque en-dessous de la ceinture au détour d’une conversation anodine. Tandis que la professeure de biologie ne recherche la compagnie d’Abe que parce qu’il incarne pour elle un fantasme. Pire : même la démarche d’Abe visant à rechercher une nouvelle force créatrice n’est subordonnée avant toute chose que par son désir de résoudre son trouble de l’érection. Et non pas par sa panne d’inspiration pour son prochain livre – une œuvre sur Heidegger et le fascisme à laquelle il ne croit même pas – comme il veut s’en convaincre. À ce titre, difficile de ne pas sourire lorsque Woody Allen ironise sur ce personnage faussement romantique en le plaçant sur un rocher face à la mer. Image qui n’est pas sans rappeler le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich.

Si tout ce dispositif rondement mené, bien interprété et assorti d’une belle photographie signée une nouvelle fois Darius Khondji, fonctionne, on reste sur sa faim. La faute à une morale et une chute un peu plates, malgré quelques jolis rebondissements. Plus surprenant que Magic in the Moonlight, doté de dialogues aussi affûtés que Blue Jasmine, L’homme irrationnel n’en demeure pas moins une œuvre mineure, quoi qu’attachante. De ces films charmants et subtils qui ne feront pas oublier la grâce implacable d’un Match Point. Alexandre Jourdain, 2015.


DONNYBROOK 

de Tim Sutton, 2018, US, 1h41, Couleurs

avec Jamie Bell, Frank Grillo, James Badge


RÉSUMÉ : Jarhead Earl, un ancien Marine, en est réduit à vivre dans une caravane avec son épouse, atteinte d'un cancer, et ses deux enfants. Pour tenter de sortir sa famille de la misère, il décide de participer au Donnybrook, une compétition de boxe à mains nues dont la récompense se monte à 100 000 dollars. Pour payer les droits d'entrée, Earl commet un hold-up dans une boutique. Au Donnybrook, Earl va devoir combattre Angus, un dealer hyper violent... 


POINT DE VUE : Donnybrook, c’est le nom d’un tournoi clandestin, quelque part dans un bourbier pourri de l’Amérique profonde. Des combats en cage et à mains nues, où tous les coups sont permis et les compétiteurs, prêts à mourir pour quelques milliers de dollars. Jar (Jamie Bell, tendu, bouleversant, à des millions d’années du petit danseur qu’il fut dans Billy Elliot), un vétéran père de famille, espère ainsi gagner à coups de poing un avenir pour lui et les siens. Du mobile home où il vivote avec deux gamins et une femme toxico jusqu’à la mêlée bestiale qu’il cherche à rejoindre, son destin croise celui d’autres personnages tout aussi déglingués... 


Le cinéaste indépendant Tim Sutton vise bien au-delà du polar. Il déploie une tragédie, soigne les vides, ceux des regards et des âmes comme ceux des paysages, routes nocturnes, champs frémissants et forêts squelettiques. Ce récit virtuose s’accommode de quelques lenteurs, mais réussit à mêler constamment l’humanisme et un cynisme féroce, entre une version moderne des Raisins de la colère et la cruauté nihiliste du Killer Joe de William Friedkin. Cécile Mury, 2022.

LA CHAIR DE L’ORCHIDÉE

de Patrice Chéreau, 1975, France/Italie/R.F.A., 2h, Couleurs

avec Charlotte Rampling, Bruno Cremer, Edwige Feuillère, Simone Signoret


RÉSUMÉ : Claire, une riche héritière, s'évade de l'asile psychiatrique où elle était enfermée sur ordre de sa tante, madame Bastien-Wegener, qui espérait ainsi capter sa fortune. Dans sa fuite, elle rencontre Louis Delage, un éleveur de chevaux poursuivi par deux tueurs. Claire s'éprend de Louis... 


POINTS DE VUE : Dans un parc solitaire et glacé, une maison enferme un secret. Une jeune femme est violée. On ne le voit pas, mais on le sait. Un cri traverse la façade, relayé par le hennissement de chevaux en liberté. Le décor, baroque, est trempé de pluie. Pour son premier film, Patrice Chéreau choisissait d’adapter la suite de Pas d’orchidées pour Miss Blandish comme une tragédie sur l’agonie du monde, une course lente vers la mort d’une troupe de damnés. Si les figures imposées du roman noir sont là (séquestration, appât du gain, violence et vengeance), elles sont perverties au service d’une danse théâtrale et macabre. Claire, l’héritière séquestrée, sadisée, est la fille d’une brute et d’une folle. Sa tante geôlière veut sa fortune. Une armée de cafards obéit frénétiquement à la rombière calfeutrée dans sa Rolls comme dans un cercueil. Un éleveur de chevaux fuit, sans y croire, deux tueurs crépusculaires, anciens lanceurs de couteaux de cirque. 

Loin de toute recherche de suspense policier, Chéreau dispose ces figures pathétiques comme des fantômes sur une scène où la raison chancelle. À la fin, sortie de l’enfer, Claire, vidée de sa chair, sera prête à diriger ses affaires. Et plus que tout, c’est ce retour à la « normalité » qui glace le sang. Guillemette Odicino, 2022.

En 1974, Patrice Chéreau est l’un des jeunes metteurs en scène de théâtre et d’opéra les plus créatifs en Europe. Pour ses premiers pas au cinéma, il a bénéficié d’un casting de luxe et d’une équipe artistique et technique prestigieuse dont le chef opérateur Pierre Lhomme et le décorateur Richard Peduzzi, qui avait collaboré avec lui à la scène. Coproduction française, allemande et italienne, La Chair de l’orchidée est l’adaptation d’un roman policier de James Hadley Chase (suite de Pas d’orchidée pour Miss Blandish). Dès sa première scène, le film suscite une fascination vertigineuse, lorsque la jeune captive (Charlotte Rampling) agresse sauvagement (hors-champ) le gardien qui tentait d’abuser d’elle, et s’enfuit d’un domaine mystérieux. Cette séquence est également emblématique de la démarche du cinéaste, qui expérimente les ressources du 7e art tout en y intégrant son esthétique théâtrale, mixte de distanciation brechtienne (qui sera aussi celle de  Persécution, son dernier film) et de baroque hyper-expressif. La première tendance se traduit par la lenteur des travellings, le masque impassible de la belle Claire y compris pendant tous ses tourments, ou l’étirement des plans d’ailleurs compatible avec un certain suspense policier (l’assaut des frères Berekian dans la villa).
Le second aspect s’apprécie plutôt dans les effusions de sang (qui annoncent
La Reine Margot) ou la bouffonnerie de certains personnages (le cousin allumé). L’empreinte théâtrale, distanciée ou expressive, est donc manifeste, et d’autres séquences l’attestent, de l’utilisation de l’orage en effet sonore au déplacement chorégraphique des gardes du corps de Mme Bastien-Wegener (Edwige Feuillère). On peut d’ailleurs estimer que Chéreau en tournant son premier long métrage a voulu assumer son étiquette scénique et clamer son amour du spectacle vivant : les souvenirs de cirque de l’ancienne écuyère Lady Vamos (Simone Signoret), projetant à Claire les images de son passé, constituent à cet égard une digression émouvante qui contraste avec la splendide mais évidente froideur du film. Mais Chéreau greffe ces influences à une volonté de s’approprier le matériau cinématographique, dont un montage dynamique, qui alterne plans fixes et ellipses (l’étonnant dénouement dans un hôpital). Et l’on est rétrospectivement surpris de voir des effets gore du giallo (les yeux crevés d’Hugues Quester) s’immiscer dans ce cinéma d’auteur éloigné des standards des produits culturels consensuels.
Soulignons aussi que
Chéreau est un merveilleux directeur d’acteurs. Outre son trio de divas (Rampling, Feuillère, Signoret), on appréciera les compositions de François Simon et Hans Christian Blech en tueurs à gages effrayants, et les courtes apparitions d’Alida Valli en « folle de la gare » ou d’Eve Francis, rescapée du cinéma muet de Louis Delluc, qui joue ici la mère de Bruno Cremer. Accueilli froidement par les critiques à sa sortie, boudé par le public, à peine remarqué par les professionnels (deux nominations techniques aux César), La Chair de l’orchidée traîne une relative réputation de « film maudit », en dépit de l’admiration que lui vouent de nombreux cinéphiles. Il faut dire que Patrice Chéreau lui-même a renié le film, qu’il estimait « improbable », et préférait considérer L’Homme blessé (1983) comme sa première œuvre de cinéma. Pourtant, La Chair de l’orchidée est une authentique perle noire, unique en son genre dans le cinéma français. Gérard Crespo, 2018.


LUCKY STRIKE

Beasts Clawing at Straws

de Kim Yong-hoon, 2020, Corée du Sud, 1h48, Couleurs

avec Bai Song-Woo, Jeon Do-yeon, Jin Kyung


RÉSUMÉ : Tae-young, un douanier, cherche Yeon-hee sa petite-amie qui a mystérieusement disparu et le laissant se débrouiller avec ses grosses dettes qu'elle doit à des usuriers violents. Plus Tae- young tente de s'en sortir, plus il est pris au piège. Sa situation s'aggrave un peu plus quand il découvre un sac de luxe rempli de billets. Le magot est d'abord découvert dans un placard par Joon-man, un employé d'un sauna, lui aussi en manque d'argent. Entre dans la danse Mi-ran, un hôtesse de bar qui s'est ruinée à cause de placements hasardeux à la bourse et victime de violence conjugale. Jin-tae, un de ses clients, tombe amoureux d'elle et lui propose d'éliminer son mari...


POINT DE VUE : Depuis le triomphe de Parasite, plus personne n’ignore la vitalité du cinéma sud-coréen. Ici, un réalisateur peu connu mélange les registres avec la même gourmandise que le célèbre Bong Joon-ho, et traque les vils instincts de personnages inextricablement liés par leur cupidité. Au cœur de ce jeu de massacre (au figuré comme au propre) : un sac griffé rempli de billets, classique « MacGuffin » autour duquel gravitent une hôtesse de bar, un employé de sauna, un prêteur sur gages, une femme battue, un fonctionnaire de l’immigration... Autant de citoyens relativement ordinaires que l’appât du gain et, pour la plupart, une bêtise crasse vont transformer en monstres de cruauté. L’intrigue vaut surtout pour sa narration en puzzle qui entretient le mystère sur l’origine et le devenir du magot, mais aussi sur les relations insoupçonnées entre des protagonistes qui n’auraient jamais dû se croiser. Comme l’exige le cahier des charges du thriller sauce kimchi, l’humour et la trivialité viennent atténuer la violence graphique des meurtres. À ceux qui pourraient reprocher au film d’appliquer des recettes éprouvées et de manier une ironie un peu systématique, on opposera le génial personnage de la mère maquerelle en tailleur immaculé interprétée par Jeon Do-yeon (l’héroïne de The Housemaid, d’Im Sang-soo), qui s’impose dans un emploi généralement dominé par la gent masculine. Jérémie Couston, 2021.


Un corps retrouvé sur une plage, un employé de sauna, un douanier peu scrupuleux, un prêteur sur gage et une hôtesse de bar qui n’auraient jamais dû se croiser. Mais le sort en a décidé autrement en plaçant sur leur route un sac rempli de billets, qui bouleversera leur destin. Arnaques, trahisons et meurtres : tous les coups sont permis pour qui rêve de nouveaux départs…

« Ce premier film est un polar amphétaminé : le ton est cynique, le monde l'est aussi, et le fric domine. C'est de la Série Noire, sans temps morts. Régalant. »

François Forestier, 2020.


LA CIBLE HURLANTE

Sitting Target

de Douglas Hickox, 1971, GB, 1h30, Couleurs

avec Oliver Reed, Jill Saint-John, Ian McShane


RÉSUMÉ : Soupçonnant son épouse d'infidélité, le détenu Harry Lomart organise une spectaculaire évasion de prison afin de lui faire payer sa trahison au prix fort. Son fidèle et dangereux acolyte, Birdy Williams, l'accompagne dans ses recherches. Mais Pat, sa femme, a disparu sans laisser d'adresse. Au mépris des risques encourus, les fugitifs, activement recherchés par les forces de police, décident de traquer la femme adultère à travers le pays. Les obstacles se multiplient sur leur route, mais les deux hommes n'en ont cure et abattent sans hésiter celles et ceux qui ont le malheur de se placer sur leur chemin. Les cadavres s'accumulent sur leur passage... 


POINT DE VUE : Un homme en prison depuis onze ans apprend de sa femme qu’elle est enceinte. Fou de rage, il s’évade avec la complicité d’un autre prisonnier et cherche à la tuer. (Ivre) mort en 1999 dans un bar de Malte, sur le tournage de Gladiator de Ridley Scott, Oliver Reed fut à la fois un mercenaire du cinéma international, un rebelle du cinéma britannique, un bagarreur impénitent et un grand acteur quand il s’en donnait la peine. Comme Klaus Kinski, avec lequel il partageait un mauvais caractère légendaire, un appétit gargantuesque pour les plaisirs de la vie et une extravagance naturelle favorisée par un goût immodéré de la bouteille, sa carrière est chaotique et désordonnée, partagée entre les grands rôles dans des films de genre, les productions prestigieuses et les participations alimentaires. Oliver Reed connaît une jeunesse aventureuse (il est boxeur, puis videur dans une boîte de strip-tease, entre autre) avant de s’intéresser au métier d’acteur sur les conseils de son oncle, le metteur en scène Carol Reed. D’abord figurant, il accède au vedettariat grâce à plusieurs productions Hammer, notamment La Nuit du loup-garou de Terence Fisher qui lui offre un inoubliable et premier rôle principal. Célèbre pour sa collaboration tapageuse avec Ken Russell (Love, Les Diables, Tommy), fidèle également à Michael Winner et Richard Lester, c’est pourtant avec des réalisateurs non britanniques qu’Oliver Reed tournera deux de ses meilleurs films : La Poursuite implacable (Revolver, 1973) de Sergio Sollima, lors d’une période italienne écourtée par les échecs commerciaux et sa réputation exécrable à Cinecittà; et Chromosome 3 (The Brood, 1979) de David Cronenberg. On pourrait écrire sur la centaine de films dans lesquels a tourné Oliver Reed tant on aime cet acteur, superbe même dans les productions les plus médiocres ou improbables. Le physique de brute d’Oliver Reed n’a jamais été aussi impressionnant que dans La Cible hurlante (Sitting Target, 1972) où, dès le générique, on le voit faire des pompes dans sa minuscule cellule, le visage déformé par l’effort et le grand angulaire. La Cible Hurlante, signé par l’excellent petit cinéaste Douglas Hickox (Théâtre de sang) est sans doute le meilleur et le plus violent thriller jamais réalisé en Grande-Bretagne. Davantage encore que Get Carter de Mike Hodges, La Cible hurlante reste l’exemplaire réussite, dépressive et triviale, du cinéma policier anglais des années 70. Olivier Père, 2012.


LE GANGSTER, LE FLIC ET L’ASSASSIN

de Lee Won-Tae, 2019, Corée du Sud, 1h49, Couleurs

avec Ma Dong-seok, Kim Song-kyu, Yu Seung-mok


RÉSUMÉ : Jung, un policier intègre, traque un tueur en série nommé K. Un soir, le psychopathe s'attaque à un chef de gang qui réussit à échapper à la mort. Le gangster ne décolère pas car cette tentative de meurtre nuit à son pouvoir. Le policier et le gangster vont alors s'associer pour retrouver l'assassin... 


POINTS DE VUE : En version originale, le titre signifie sobrement « guerre des méchants », sans allusion à la trinité de Sergio Leone, déjà parodiée dans un précédent et réjouissant film sud- coréen, Le Bon, la Brute et le Cinglé, de Kim Jee-woon, un western furieux présenté en séance de minuit au Festival de Cannes (en 2008) — où l’on a également découvert, en mai dernier, ce polar survitaminé. Il est frappant de voir, année après année, surgir ainsi de nouveaux réalisateurs sud-coréens sachant allier un savoir-faire technique irréprochable et une imagination débridée dans l’immoralité et la violence, capables de confectionner des films pour adultes, à grand spectacle, là où Hollywood semble ne plus s’adresser qu’aux adolescents.

Interprété par le charismatique Ma Dong-seok, le gangster du titre — surnommé Don Lee à cause de sa trogne de mafieux — n’est pas un enfant de chœur. Dans une scène initiale, on le découvre boxant sur un sac de frappe, assénant coup sur coup avec une puissance effrayante. Jusqu’à ce que ses sbires, l’entraînement achevé, ouvrent le sac pour en sortir... un homme, visiblement heureux que son calvaire prenne fin, mais en purée. 

Il faudrait être fou pour s’attaquer à pareille brute. C’est le cas de l’Assassin, tueur en série qui trucide des automobilistes au hasard, après leur avoir embouti le pare-chocs arrière dans une ruelle déserte. Ayant miraculeusement survécu aux coups de couteau, le parrain s’associe à un flic corrompu, et trop sûr de lui, pour retrouver le chauffard psychopathe. Le thriller se mue alors en film de vengeance sous amphétamines, piétinant avec allégresse et humour noir la frontière de plus en plus inexistante entre flic et voyou. Jérémie Couston, 2019.

En version originale, le titre du film ne fait aucune allusion au western mais simplement référence à une « histoire de méchants ». De fait, la Corée du Sud avait déjà livré sa relecture du « truel » de Sergio Leone, Le Bon, la Brute et le Cinglé de Kim Jee-woon, présenté en séance de minuit durant l’édition 2008 du Festival de Cannes et dans lequel apparaissait déjà Ma Dong-seok : c’est dans le même cadre que le public a découvert, en mai dernier, ce nouvel actionner, dont le titre est moins un hommage qu’un programme.

Car si ce titre est déceptif, il n’en a pas moins le mérite de présenter l’improbable triangle d’anti-héros autour duquel est construite l’intrigue du film : interprété par le corpulent mais charismatique Ma Dong-seok – récemment vu dans le  Dernier train pour Busan et surnommé Don Lee à cause de sa mine patibulaire - le gangster règne sur le quartier qui relève de la compétence du flic (Kim Moo-yul), une ambitieuse tête brûlée, dont l’impatience rend les méthodes expéditives. Mais leur rivalité prend une autre dimension quand apparaît l’assassin (Kim Sung-kyu), un tueur en série qui trucide des automobilistes au hasard, après avoir heurté leur pare-chocs arrière dans des rues désertes.

Cependant, tout bascule vraiment lorsque ce dernier s’en prend au premier et que le gangster, qui a miraculeusement survécu aux coups de couteau qu’il a reçus, décide de se venger en lançant ses hommes à la recherche du psychopathe : il est surtout contraint de s’associer au deuxième, bien que celui-ci cherche à le faire tomber depuis longtemps. Le flic se retrouve donc gratifié d’un improbable allié, avec lequel il lui faudra collaborer, tout en l’empêchant de tuer le meurtrier. Se noue alors entre les deux hommes une relation paradoxale, faite de compétition et de défiance, mais, malgré tout, d’estime et d’entraide.


Les amateurs du genre ne seront pas déçus : film d’action explosif et décapant, le film de Lee Won-tae mélange ultraviolence et humour noir. Les personnages se provoquent, s’invectivent et se frappent dans la plus pure tradition du film policier sud-coréen, tandis que le réalisateur s’emploie à remplir son quota de meurtres à l’arme blanche, de bagarres épiques et de courses-poursuites motorisées. La lumière est soignée, le sens du spectacle indéniable et le scénario bien ficelé, sur fond de vengeance, thème cher au cinéma coréen.

Cependant, le long métrage, qui a beau être le deuxième de son réalisateur, ne prend jamais le risque de s’aventurer trop loin des sentiers battus. Lee Won-tae enchaîne les péripéties déjà vues selon des formes connues, se contentant la plupart du temps de reprendre les lieux communs du genre. Et même les trois personnages que réunit le scénario, le truand à la brutalité implacable, le limier un peu chien fou et le serial killer psychopathe, constituent autant d’archétypes déjà rencontrés dans des films comme The Murderer, J’ai rencontré le diable ou encore Memories of Murder

Le film laisse ainsi l’impression, malgré l’action percutante et le rythme haletant, d’un produit calibré, qui manque d’un véritable morceau de bravoure. D’autant que son réalisateur ne sait pas à quel démon se vouer, hésitant à faire de son film une descente au sein d’un gang mafieux, une chasse à l’homme sur fond de guerre des polices ou une plongée dans la psyché d’un criminel (c’est au Seven de David Fincher qu’il fait alors des références appuyées)…
Il est vrai que le scénario propose une variation intéressante, dans la tradition de films comme
M le Maudit, sur le thème de l’alliance entre la pègre et des policiers pour arrêter un pervers (étant entendu, puisque c’est un lieu commun des polars sud-coréens, que les forces de l’ordre y sont composées d’incapables et de ripoux). Il est également manifeste que Lee Won-tae tente d’interroger la frontière qui sépare les flics des voyous, mais il finit par être lui-même emporté dans le maelström d’action ininterrompue que devient très rapidement son long-métrage.

Il finit surtout par nous présenter, après avoir visiblement épuisé toutes les possibilités de scènes d’action, un final contestable : se piquant d’éthique, il tente ainsi de clore son long-métrage en suggérant un distinguo entre peine de mort et vengeance personnelle. Et il a beau plaider, en interview, pour un cinéma cathartique, on ne peut s’empêcher de penser que « les travellings sont » tout de même « une affaire de morale ». Tristan Isaac, 2019.


L’ANNÉE DU DRAGON 

Year of the Dragon

de Michael Cimino, 1985, US, 2h14, Couleurs

avec Mickey Rourke, John Lone, Ariane


RÉSUMÉ : Assassinats en série et trafic de drogue à Chinatown. Le policier Stanley White mène difficilement l’enquête. 


POINTS DE VUE : Ce polar superbe et violent est aussi un film de réflexion sur la fascination du mal. Dictionnaire des films, 1995.


Il apparaît de dos, silhouette de cow-boy à la moderne solitude, chapeau et cache- poussière. Ce héros fatigué, revenu d’une guerre dont plus personne n’est fier, a décidé d’entamer sa croisade contre le crime. Il ira jusqu’au bout, et aura, comme tout bon justicier, un dernier geste de magnanimité. Pour gagner, il donnera même une mission à deux religieuses... Un polar ? Plutôt un western dans un Chinatown pluvieux, avec une célèbre et brillante scène de fusillade au Shanghai Palace, le restaurant qui a tout d’un saloon tenu par des méchants. Ces Chinois-là ne sont plus ceux du XIXe siècle, immigrants exploités et tués à la tâche dans la construction des chemins de fer. Devenus gangsters, ils contrôlent la rue et rackettent les commerçants italo-américains. Chacun son tour, semble ricaner Michael Cimino, qui fut taxé à tort de racisme à la sortie du film. 

Le cinéaste est, de fait, devenu cynique, cinq ans après l’échec monumental de La Porte du paradis, son western-épopée. Mais son énergie reste entière, indémodable, dans les poursuites comme dans les explosions de violence. Guillemette Odicino, 2022.

L’Année du dragon peut être considéré comme la troisième partie d’une trilogie inavouée commencée avec Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis. Véritable « film de guerre en temps de paix » comme le définit Cimino, il s’agit d’un thriller urbain qui met en scène la croisade personnelle d’un flic vétéran du Vietnam contre le chef de la mafia chinoise de New York. Stanley White, seul contre ses collègues et supérieurs hiérarchiques, est persuadé de l’existence des triades chinoises, organisation criminelle secrète et millénaire, qui a étendu son empire aux Etats-Unis et règne sur le trafic de l’héroïne. Produit par Dino de Laurentiis (le seul à l’époque à oser confier un film important à Cimino, devenu un pestiféré aux yeux des studios américains) et co-écrit avec Oliver Stone qui venait de signer Conan le barbare et Scarface, L’Année du dragon est un film magnifique qui se montre digne des précédents films de Cimino et prouve que le cinéaste n’a rien perdu de son génie, malgré la blessure de La Porte du paradis. Certes le film est moins ambitieux dans sa structure. D’une durée plus classique, il évoque davantage Samuel Fuller ou Raoul Walsh, par sa violence et son énergie, que Luchino Visconti

On retrouve tout de même quelque chose du cinéma de l’auteur du Guépard, l’un des maîtres revendiqués par Cimino, dans ce mélange de vérisme et de glamour (les trois acteurs principaux dégagent une sensualité sauvage qui dénote avec l’habituel professionnalisme hollywoodien), de souci maniaque du détail et d’envolées lyriques, sans compter l’emploi inhabituel de comédiens non professionnels dans des rôles importants. Cimino réaffirme aussi son goût pour les cérémonies. Au mariage de Voyage au bout de l’enfer et aux bals de La Porte du paradis succèdent plusieurs cortèges funèbres et des obsèques dans L’Année du dragon, film de mort et de deuil. 

Le film se déroule dans un Chinatown sublimé par une reconstitution en studio à la fois stylisée et plus vraie que nature – Cimino se vante d’avoir berné Stanley Kubrick, un enfant de Brooklyn. Cimino insère toutefois un voyage en Thaïlande dans son récit, digression qui renforce l’importance du personnage du chef des triades, Joey Tai (John Lone), présenté comme un homme visionnaire, moderne et intelligent tandis que son ennemi Stanley White, supposé être le héros du film, est un flic raciste, borné et brutal. Splendidement mis en scène et photographié, L’Année du dragon est pourtant mal reçu aux Etats-Unis (on y fait l’amalgame entre le racisme de son personnage principal et les opinions de Cimino, ce qui est absurde) et se solde par un nouvel échec commercial et critique, aussi injuste que celui qui avait sanctionné le chef-d’œuvre de Cimino, La Porte du paradis , cinq ans plus tôt. 

Dans L’Année du dragon, Cimino poursuit sa réflexion sur le drapeau américain, le mythe (et la réalité) du melting-pot dans l’Histoire des Etats-Unis, sa part d’ombre et son refoulé, violent et honteux. Le patriote Stanley White (Mickey Rourke, 28 ans au moment du tournage, qui joue un quadragénaire usé) a américanisé son patronyme d’origine polonaise. Il est d’origine étrangère comme les Chinois à qui il a déclaré la guerre. White apparaît comme un cousin des ouvriers sidérurgistes de la communauté ukrainienne en Pennsylvanie de Voyage au bout de l’enfer, ou un descendant des migrants d’Europe de l’Est arrivés au Wyoming à la fin du XIXème siècle dans La Porte du paradis. Loin d’ostraciser la population sino-américaine, L’Année du dragon ravive des plaies mémorielles et rappelle que des milliers d’immigrés Chinois furent sacrifiés lors de la construction des voies de chemins de fer pour relier la côte est et l’ouest des Etats-Unis. Traités comme du bétail, ils furent effacés des manuels d’histoire, exclus de la légende de la conquête de l’ouest. Dans ses trois films Cimino ose dire que l’Amérique fut bâtie sur des génocides, des mensonges, des trahisons. Dans ses commentaires, décidément passionnants, Cimino nous apprend qu’il dut supprimer la phrase finale de L’Année du dragon, sa seule concession aux studios qu’il regrette encore. Le survivant Stanley White, en enlaçant sa maîtresse la journaliste Tracy Tzu (la belle Ariane) lui disait « quand on fait une guerre assez longtemps, on finit par épouser son ennemi. » Perfect line indeed. Olivier Père, 2016.

CHINATOWN

de Roman Polanski, 1974, US, 2h11, Couleurs

avec Jack Nicholson, Faye Dunaway, John Huston


RÉSUMÉ : En 1937. La sécheresse sévit à Los Angeles. JJ Gittes, un détective privé, est engagé par Evelyn Mulwray pour prendre son mari - un fonctionnaire opposé à un projet de construction d'un réservoir d'eau - en flagrant délit d'adultère. Gittes met au jour l'infidélité. Mais l'affaire fait grand bruit... 


POINTS DE VUE : Roman Polanski se trouvait en Europe lorsque Jack Nicholson lui fit la proposition de venir mettre en scène à Hollywood un scénario écrit par Robert Towne, tout droit dans la grande tradition du film policier inspiré de Chandler oui de Dashiell Hammett. le cinéaste accepta, sans doute pour se remettre à flot à la suite de deux échecs relatifs en Europe, Macbeth et What ? La première chose à laquelle s’attela Polanski fut de donner un peu d’âme au scénario, non sans l’avoir, dans un premier temps, raccourci. ce qui lui tint particulièrement à coeur, ce fut à l’évidence de recréer l’atmosphère des films noirs de jadis, et, de ce point de vue, Chinatown est une belle réussite. Le personnage de J.J. Gittes est pratiquement dans chaque plan du film, car toute l’histoire est vue par son regard. À travers lui, le spectateur est plongé dans cette histoire complexe, au climat douteux, parfois même nauséeux, jusqu’au dénouement dramatique : la mort de Noah Cross au cœur de Chinatown. Et l’on réussit enfin à démêler le nœud incestueux de cette sombre intrigue tournée en pleine lumière californienne.

La personnalité de Nicholson est pour beaucoup dans la réussite du film : le cynisme habituel du grand comédien américain n’opère pas, car le personnage qu’il incarne est sans cesse en situation de vouloir rattraper une histoire qui le dépasse. L’idée de le défigurer pendant les trois quarts du film en lui faisant porter un sparadrap sur le nez - suite au coup de canif que lui donne un personnage de petit truand sadique, qu’interprète Roman Polanski en personne - est également fort originale : toute la violence physique du film est concentrée sur ce petit morceau de tissu blanc. Serge Toubiana, 1995.


Los Angeles, 1937. J.J. Gittes, détective privé, reçoit la visite d’une femme ravissante qui lui demande de faire suivre son mari, un ingénieur des eaux. Gittes mène son enquête et renifle bientôt le sac d’embrouilles, notamment une affaire de corruption... 

Chinatown, c’est d’abord le climat rétro des années 1930 qui, une fois n’est pas coutume, passe magnifiquement la rampe. Los Angeles plombé par la canicule, des bagnoles de rêve... Polanski retrouve l’atmosphère et la classe des films noirs hollywoodiens d’antan sans pour autant sombrer dans la réplique nostalgique et aseptisée. L’enquête tortueuse se fait au présent et en eaux troubles, dans un univers poisseux, malsain. Un puzzle complexe qui cache des rapports de force cruels, ambigus, inavouables. 

Brave type accablé, volontaire, mais toujours en retard, Gittes court après ce qu’il favorise lui-même. En privé un peu maso et désabusé, teigneux et faible, Jack Nicholson fait un sacré numéro. Son sparadrap sur le nez est une manière hilarante de montrer que son flair est mis à rude épreuve dans cette affaire tragique où tout le monde semble jouer double jeu. Faye Dunaway est fatale à souhait et John Huston campe un pervers très convaincant. Jacques Morice, 2020.

Chinatown (1974) rappelle que Polanski, admirateur de Welles et de Hitchcock, aurait pu connaître une carrière hollywoodienne éblouissante et s’épanouir artistiquement dans le système pourtant impitoyable des studios si les affres de sa vie privée n’en avaient voulus autrement. 

Chinatown est une relecture du film noir à la manière des années 70, c’est-à-dire sans aucun désir de reconstituer le style des films des années 30 (ce n’est en rien un pastiche) mais au contraire l’époque même de l’action, avec un surcroît de réalisme (le film est en couleur et en Panavision) et une soin extrême apporté à la reconstitution de l’époque (beauté des costumes et des décors). Chinatown devient ainsi un film contemporain qui se déroule en 1937. Son histoire et ses thèmes renvoient à l’atmosphère de conspiration et de violence qui hante le cinéma américain des années 70 quand les Etats-Unis étaient traumatisés par les assassinats des frères Kennedy, la guerre du Vietnam et le Watergate. Ceci dit Chinatown n’est pas un thriller paranoïaque de plus dans la lignée des films de Pakula ou Pollack. Son enquête policière, qui débute de manière très banale, dévoile une dimension politique et dénonce le début de la corruption généralisée, la perversion de tout un système (la libre entreprise) et d’un mode de pensée de l’Amérique bâtie grâce à la conquête d’un territoire sauvage et à la loi du plus fort. Mais comme toujours, le cinéma de Polanski s’intéresse à des intrigues de films de genre ou à des études de caractères très intimes pour déboucher sur des considérations métaphysiques. 

Chinatown est un pur chef-d’œuvre. Cette enquête de détective à la Sam Spade ou Philip Marlowe dissimule une incroyable plongée aux racines du Mal. La corruption dont parle Polanski est politique mais aussi sexuelle, morale. Le Mal est incarné dans le film par une figure patriarcale mêlant pouvoir et perversion. C’est John Huston, scénariste et cinéaste qui réalisa plusieurs films noirs avec Bogart mais aussi une adaptation de La Bible où il jouait Noé qui prête ses traits au maléfique Noah Cross. Noah = Noé en anglais et l’intrigue de Chinatown, autour de l’approvisionnement en eau de la région de Los Angeles, n’est pas sans entretenir de nombreuses correspondances avec l’Ancien Testament. 

Tout est très complexe dans Chinatown. Tout y est parfait aussi, des circonvolutions du récit et de la mise en scène aux interprétations magistrales de Jack Nicholson et Faye Dunaway. Olivier Père, 2012.

TRAQUENARD

Party Girl

de Nicholas Ray, 1958, US, 1h38, Couleurs

avec Robert Taylor, Cid Charisse, Lee J. Cobb


RÉSUMÉ : Chicago, dans les années 30. Un groupe de danseuses se produit au "Golden Rooster". Plusieurs d'entre elles sont invitées à la soirée que donne le gangster Rico Angelo. C'est ainsi que la belle Vicky fait la connaissance de Farrell, un avocat véreux qui rêve de la prendre pour maîtresse... 


POINTS DE VUE : Ce thriller situé dans les années 30 a tout du mélodrame naïf. Malgré l’insuffisance de Cyd Charisse en tant qu’actrice, Ray le transforme en un magnifique poème visuel (avec retour obsessionnel d’une dominante rouge et or) sur la fragilité de la beauté (Vicky risque d’être vitriolée) et sur l’impossibilité d’échapper à la violence généralisée sans lutter à un moment contre elle, même s’il s’agit d’une lutter ambiguë. Les morts passent à travers les vitres, les apparences sont démasquées dans une ambiance de crépuscule à peu près permanent (à l’exception, significative, d’une « échappée » en Europe) : à juste titre, l’un des films les plus célèbres de Ray. Gérard Legrand, Critique, 1995.


C'est un des plus beaux films de Nicholas Ray (La Fureur de vivre, Les Amants de la nuit, Johnny Guitare, Les 55 Jours de Pékin...), où le langage se veut aussi soyeux que les rouges et ors éclatants des décors, aussi rugueux que les ombres inquiétantes de cette histoire d'amour perdue dans un monde noir et violent... 

Chicago, 1930. Thomas Farrell, brillant avocat, n'a pas su résister à l'offre de la pègre. Il travaille pour Rico, un gangster, qui lui demande un jour de défendre Cookie, un psychopathe accusé de meurtre. Farrell, dégoûté par sa propre lâcheté, tente de quitter le gang. Mais on le fait chanter. Son talon d'Achille : Vicki, une belle danseuse... Dans un CinémaScope somptueux, des êtres blessés cherchent à retrouver leur dignité. Dans un univers pourri par le vice, comment peuvent-ils retrouver leur innocence ? Le cinéaste oppose et réunit un couple emblématique : Vicki la danseuse magnifique (Cyd Charisse exécute deux numéros extraordinaires) et Farrell le boiteux. Peuvent-ils vaincre la vulgarité du monde qui les entoure par la seule force de leur amour ? Le Chicago des années 1930, pourri par le vice, devient presque onirique à force de sophistication. La mise en scène est flamboyante. Philippe Piazzo, 2014.

IL ÉTAIT UNE FOIS EN AMÉRIQUE

Once Upon a Time in America

de Sergio Leone, 1983, US, 3h40, Couleurs

avec Robert De Niro, James Woods, Elizabeth McGovern


RÉSUMÉ : Des années après un terrible drame, un trafiquant se souvient de ses débuts dans le milieu. Encore adolescent, il se lança dans le trafic d'alcool. 


POINTS DE VUE : Fruit de treize années de gestation, le seul film américain de Sergio Leone est bien plus qu’un simple film de gangsters. C’est une fable sur le rêve américain de puissance et sur sa compatibilité avec l’amitié, thème cher à l’auteur. Œuvre crépusculaire et tragique, le film impressionne par son utilisation dramatique d’une durée qui donne toute leur épaisseur aux personnages, magistralement interprétés par James Woods et Robert De Niro, notamment. Ce « testament mélancolique », selon ses propres mots, du cinéma qu’aimait Leone restera son chef-d’œuvre. Bertrand Rocher, 1995.


Il aura fallu un Italien pour faire l’un des plus beaux films sur l’Amérique, sa légende, ses revers. Il était une fois en Amérique, ce sont les Années folles de la prohibition, le whisky coulant à flots puisque interdit, les gangsters et leurs mitraillettes à chargeur circulaire, les pépées en satin rose, l’amitié virile, l’amour divinisé puis souillé, la grandeur et l’anonymat... 

Ancien gamin ayant fantasmé l’Amérique et sa puissance, Sergio Leone pérennise sa mythologie en même temps qu’il la démystifie, montrant l’autodestruction, la brutalité d’hommes incapables de faire le bien, le machisme stupide de gangsters que l’opulence de nababs ne parvient pas à annihiler. 

C’est aussi un voyage de la mémoire, sous l’emprise de l’opium. « Noodles » se remémore son enfance d’immigré juif... 

Très féconde, cette saga s’appuie sur un scénario subtil, digne d’une tragédie grecque, où la trahison et l’amitié sont nouées de manière irrévocable : on trompe par amour, on précipite la mort de ceux qu’on veut sauver. De l’aveu du réalisateur lui-même, c’est un « testament mélancolique ». Jacques Morice, 2019.

Longtemps Il était une fois en Amérique a été mon film préféré. Je l’avais vu en 1984, la semaine de sa sortie, mais j’étais trop jeune pour en aimer la complexité narrative, la dimension funèbre et mélancolique. C’est dix ans plus tard, au gré des séances à la Cinémathèque et des multiples visionnages en vidéo, que le film m’a procuré une des plus fortes émotions cinématographiques de ma vie. Mal-aimé à sa sortie, moins immédiatement populaire que les autres films de Leone, Il était une fois en Amérique est pourtant devenu au fil des ans, pour toute une génération (la mienne), un film de chevet, vu des dizaines et même des centaines fois. 

Un jeune critique, Jean-Marie Samocki, vient d’écrire un essai sur le film (dans la même collection que celui consacré à Opération Dragon par Bernard Benoliel : « Côté films », n°18, aux éditions Yellow Now) Le livre, acheté avant-hier dans une libraire parisienne ouverte tard le soir, a réveillé en moi cet attachement très particulier qui m’a lié à un film pendant plusieurs années. Le film me hantait. Je m’étais même, davantage qu’à son personnage principal, Noodles (petit gangster juif interprété par Robert De Niro), identifié au film et aux thèmes qu’il charriait. Samocki a compris que le film est davantage qu’une épopée, une énième fresque mafieuse, bien plus qu’un film de genre à grand spectacle. Au-delà de la fresque, Leone a minutieusement construit son film le plus personnel, dont les péripéties servent de prétexte à explorer, sur un mode onirique, les sentiments les plus intimes qu’un homme peut ressentir dans sa vie. Il y a les films-mondes, les films-cerveaux : Il était une fois en Amérique est un film-rêve. 

Parmi les cinéastes des années 60 et 70 qui se livrèrent à des relectures réflexives des genres populaires (le western, le film policier ou fantastique), Sergio Leone est sans conteste le plus extrémiste dans sa démarche. L’œuvre de Sergio Leone (à peine sept films) procède par une complexification progressive et systématique d’un matériau de base quasi moléculaire. En effet, la filmographie de Leone débute sur le principe de la “ tabula rasa” pour ensuite connaître un étoffement à la fois thématique, narratif et esthétique. Toute la splendeur, l’amplitude du cinéma de Leone résident dans cette épaisseur lyrique (servie par des acteurs toujours plus remarquables) qui le traverse et lui a permis de dépasser le maniérisme des deux premiers westerns pour rejoindre une forme mélodramatique moderne, empreinte de cruauté et d’amertume. Tandis que les recherches visuelles, très graphiques, de sa première trilogie auraient pu déboucher sur un assèchement plastique, une virtuosité stérile, chaque nouveau film, construit sur le précédent, gagne en profondeur et en ambition. Leone en a eu le temps et les moyens. Ses succès commerciaux lui procurèrent une liberté artistique totale et il consacra plus de vingt ans à l’édification de son chef-d’œuvre, Il était une fois en Amérique, aboutissement spectaculaire de l’art léonien et testament accidentel du cinéaste qui meurt en 1989, avant d’avoir pu réaliser son vaste projet autour de la bataille de Leningrad. Dans un double geste d’admiration et d’ironie, Leone ne s’est pas contenté de décortiquer, de distordre jusqu’à l’emphase des formes classiques, ce que certains ne lui ont jamais pardonné. Nihiliste, cynique sans doute, il a dépecé le western américain de son humanisme, et l’a vidé de toute psychologie. Mais ce grand vide, le conteur Leone l’a progressivement rempli d’émotions intenses, d’histoires scélérates, de l’Histoire (américaine, italienne tout autant) et de références artistiques hétéroclites (John Ford bien sûr, mais aussi le cinéma japonais, la culture populaire italienne, le roman américain, Céline, Proust). Il faut redécouvrir le cinéma de Leone, longtemps trop populaire pour être considéré à sa juste importance, comme un art complexe du paradoxe. Monumental et intime, prosaïque et poétique, burlesque et tragique, hanté par l’Amérique mais profondément latin, chargé d’une “trivialité majestueuse” pour reprendre la définition parfaite de Luc Moullet. Leone, cinéaste à la solitude volontaire, a su enthousiasmer et fasciner les publics du monde entier avec des films à la construction de plus en plus insensée, quasi expérimentale. Quelques grands inventeurs l’avaient fait avant lui (Eisenstein, Chaplin, Hitchcock), mais Leone fut en revanche le dernier à y parvenir. Il était d’ailleurs le premier à connaître la dimension funèbre de son cinéma. 

L’amitié (c’est-à-dire la trahison), l’Histoire (c’est-à-dire la violence), la mélancolie (c’est-à-dire la perte irrémédiable de quelque chose) : ces trois constantes de l’œuvre de Leone vont s’épanouir dans Il était une fois en Amérique, dont le véritable sujet n’est rien d’autre que le Temps, inscrit au cœur même de la structure narrative du film. L’histoire n’est racontée ni au présent, ni au passé, comme pourraient le laisser penser les nombreux retours en arrière qui composent le film, mais au futur. Le film commence et s’achève en effet dans une fumerie d’opium où Noodles, sous l’effet de la drogue, revit les événements qui depuis son enfance, l’on conduit à trahir – pense-t-il – ses complices, mais anticipe également le douloureux épilogue qui, trente ans plus tard, rétablira l’invraisemblable vérité. La beauté de la structure du film réside dans sa paradoxale limpidité. Jamais les nombreux retours en arrière ne nous paraissent artificiels. Ils sont, au contraire, parfaitement légitimés par le scénario (on sait que l’opiomanie provoque un dérèglement de la perception du temps.) Quant à la rêverie de Noodles sur la fin de sa vie, elle est sans doute la plus belle invention du cinéaste et de tout le cinéma contemporain, à mi-chemin entre les morts qui parlent du cinéma noir américain (de Sunset Boulevard à Carlito’s Way) et les formes expérimentales du cinéma moderne européen. 

Certains ont reproché à Leone la construction inutilement compliquée de son film. Il nous semble au contraire que cette originalité narrative n’est jamais gratuite. Leone est avant tout un conteur, et il a inventé dans ce film la façon la plus juste de raconter son histoire, celle d’une amitié trahie et d’une vie ratée. Le film est en effet toujours à la première personne, du point de vue unique de Noodles, qui découvre, lors de la confrontation finale avec son ami Max (James Woods), qu’un autre scénario s’est substitué à celui qu’il avait cru vivre tout au long de sa vie. Cette scène, qui montre comment un homme a pu en vampiriser un autre, et le déposséder de son destin, se termine par le refus de Noodles qui préfère à l’idée de la trahison le poids de l’échec individuel, préférant nier une dernière fois la réalité au bénéfice du rêve et du souvenir. 

Aboutissement des nombreux couples masculins filmés par Leone, l’histoire de Noodles et Max montre pour la première fois une amitié prolongée (de l’adolescence à l’âge adulte), assumée et créatrice (petits voyous juifs de Brooklyn et du Bronx, ils ne tarderont pas à s’associer et à fonder un gang qui ne cessera de s’enrichir jusqu’à la fin de la Prohibition.) Le fait que cette amitié se termine par une trahison ne débouche pas sur une thématique galvaudée de l’échec, comme chez Huston ou Peckinpah, mais sur le constat bien plus pessimiste et radical de l’impossibilité même de l’amitié, qui condamne l’homme à une solitude ontologique. 

Pour la première fois Leone greffe à cette histoire d’hommes un personnage féminin important, beaucoup plus complexe que celui de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest qui interprétait une prostituée devenue femme d’affaires, archétype du western américain dont le modèle inavoué était le personnage de Vienna (joué par Joan Crawford) dans Johnny Guitare. Au contraire, Deborah, interprétée par Elisabeth McGovern, n’appartient pas à la mythologie du film noir. Elle n’est ni la femme fatale, ni la poule de luxe, ni la jeune fille vertueuse, mais bien la Femme, rêvée, idéalisée. De la même façon, alors que l’homme sans nom interprété par Clint Eastwood n’était rien d’autre qu’un pistolero, Noodles ne se réduit jamais à sa profession de truand. Noodles se définirait plutôt comme “ l’homme sans qualités ”, amoureux déçu et ami trahi. Leone ne rêve plus seulement le cinéma de genre, ni même l’Amérique; il rêve la vie d’un homme, et c’est pour cela qu’Il était une fois en Amérique nous bouleverse. 

“ Tristesse infinie des films sans femmes ”, écrivait Truffaut. Il était une fois en Amérique, film sur l’amour d’une femme, est d’une tristesse infinie, sans doute parce que Leone la filme de très loin, c’est-à-dire du point de vue d’un homme fruste, à la sexualité instinctive, frénétique et la plupart du temps collective. Cette violence des sens, mêlée à des sentiments trop longtemps enfouis, explosera dans la scène la plus dramatique du film : Noodles, lorsque Deborah lui apprend qu’elle préfère disparaître de sa vie et partir pour Hollywood après qu’il lui a déclaré sa passion, la viole brutalement, moins par vengeance que par désespoir. Le dernier film de Leone, qui exhibe avec ostentation un machisme et une virilité outrés, est en fait un beau film sur le fantasme amoureux masculin. En effet Deborah est toujours en marge du déroulement du récit, qui conserve le mystère de cette femme à propos de laquelle le spectateur ne sait rien de plus que Noodles lui-même. Elle ne cesse de s’offrir puis de se dérober, pure apparition, au regard de Noodles comme une image inaccessible de la beauté et de la grâce, de la scène où Noodles enfant l’épie en train de danser à leurs retrouvailles, à la fin du film, où le visage de Deborah, dissimulé sous son maquillage d’actrice, semble avoir échappé à l’emprise du temps. 

C’est cette histoire non plus d’un, mais de deux couple impossibles, qui fait d’Il était une fois en Amérique le chef-d’œuvre de son auteur. Leone est parvenu à concilier, mieux que dans ses autres films, les destins de ses personnages, décrit avec une justesse vertigineuse et sans recours à aucune forme de psychologie, à la description d’un monde révolu. Il était une fois en Amérique, sans doute le plus beau film sur les années 30, ne sombre jamais dans l’académisme décoratif des films “ rétro ”. Le soin maniaque accordé aux décors et costumes n’est en effet jamais affiché au premier plan. Pas aussi référentielle que ses œuvres précédentes, la fresque intimiste de Leone entretient moins de rapports avec les classiques du cinéma noir américain que ses westerns avec les films de Ford, par exemple. Après avoir subverti jusqu’à les détruire les lois du cinéma hollywoodien, Leone s’en émancipe totalement et c’est désormais plus près de Céline et Proust (Leone ne les avait sans doute jamais lus, ses scénaristes si) que de Walsh ou Huston que se situe l’inspiration d’Il était une fois en Amérique

Difficile d’évoquer Il était une fois en Amérique et Leone sans évoquer Ennio Morricone. « Il était une fois en Amérique, mon chef-d’œuvre ? J’accepte cette éventualité (...) La musique d’Il était une fois en Amérique est plus clairement une musique qui se suffit à elle-même, que l’on peut écouter seule. En ce sens, elle se rapproche d’un opéra, d’une certaine manière. » C’est Ennio Morricone lui-même qui le dit... (je l’avais rencontré dans sa maison a Rome pour un entretien pour « Les Inrockuptibles ».) Au sommet de son art symphonique, Morricone compose la B.O. la plus mélancolique de l’histoire du cinéma, sublime de lyrisme et d’émotion retenus, et offre à la rêverie de Leone sur le temps perdu (« Once Upon A Time in America »), l’amour impossible (« Deborah’s Theme ») et la trahison une atmosphère musicale et une poignée de thèmes magnifiques, tous écrits douze ans avant le premier jour de tournage ! L’idée géniale d’utiliser dans une fresque intimiste sur des gangsters juifs new-yorkais la flûte de pan (« Cockeye’s Song ») pour scander les souvenirs opiacés de Noodles marque l’aboutissement des recherches de Morricone sur les anachronismes et les déplacements musicaux, parfaitement en phase avec les audaces de montage et les raccords fulgurants d’une œuvre maîtresse du cinéma contemporain. 

Avec cette création impressionnante qui clôt non seulement une carrière mais aussi une vie, Leone laisse les cinéastes contemporains loin derrière lui. Rares sont ceux qui retiendront les leçons du Maître, sauf peut-être les frères Coen et leur Miller’s Crossing et surtout Brian De Palma et Martin Scorsese dont Carlito’s Way et Casino ne cachent pas leur dette au testament de Sergio Leone. Étrangement, Samocki ne cite pas ces deux derniers films comme héritiers possibles du film de Leone, mais des titres plus récents, A History of Violence et L’Etrange Histoire de Benjamin Button. Hypothèse moins convaincante, d’autant plus que le film de Leone est resté longtemps inconnu dans les pays anglo-saxons, où il n’a obtenu aucun succès critique ou public, seulement visible dans une horrible version de 2h15 (au lieu des 3h46 initiales), remontée dans l’ordre chronologique contre l’avis et à la grande tristesse, on s’en doute, du cinéaste. Olivier Père, 2010.

L’HOMME DU PRÉSIDENT

Namsanui bujangdeul

de Woo Min-ho, 2020, Corée du Sud, 1h54, Couleurs

avec Lee Byung-Hun, Lee Song-min, Do-won Kwai


RÉSUMÉ : Dans les années 1970, la Corée du Sud est sous le contrôle absolu du président Park Chung-hee. Celui-ci appuie sa dictature sur la puissante KCIA, la police secrète du pays, dirigée par Kim Gyu-pyeong. C'est alors qu'un ancien directeur de KCIA, Park Yong-gak, exilé aux Etats-Unis, décide de révéler à la CIA tout ce qu'il sait des opérations obscures et illégales de son gouvernement. Ses révélations marquent le début du Koreagate, scandale politico-financier mettant en cause plusieurs personnalités politiques américaines de haut rang, corrompues par le président Park pour orienter la politique américaine dans un sens favorable au dictateur...


POINT DE VUE : Dans The President’s Last Bang (2005), le Sud-Coréen Im Sang-soo traitait d’un épisode traumatisant de l’histoire de son pays : l’assassinat du président Park Chung-hee. L’Histoire y prenait la tournure d’une farce grotesque, le cinéaste mettant dans le même sac le dictateur et ses fossoyeurs. C’est au tour de Woo Min-ho de raconter les quarante jours précédant ce 26 octobre 1979 où le directeur des services de renseignements mit brutalement fin à dix-huit ans de règne autoritaire. 

Plus classique que celle de son prédécesseur, la version de Woo Min-ho est un thriller politique à l’efficacité hollywoodienne. Les dignitaires du régime dansent un ballet funèbre autour du tyran. Le personnage principal, joué par l’excellent Lee Byung-hun, se retrouve pris en étau entre sa loyauté à « Son Excellence », ancien compagnon de la révolution de 1961, et son refus de sombrer avec lui. 

Au fil de scènes de repas fastueuses, le cinéaste raconte la solitude du pouvoir et ses compromissions dans un style élégant et crépusculaire. Contrairement à Im Sang-soo, dont l’ironie n’épargnait aucun personnage, Woo Min-ho finit par réhabiliter le directeur des renseignements, qui aurait cherché à résister à la dérive sanguinaire du président, sur le point d’écraser les émeutes étudiantes de Busan et Masan. Avec un sens très graphique de la violence, les scènes finales viennent couronner dans le sang cette chronique d’une chute annoncée. Mathilde Blottière, 2021.

PÉRIL EN LA DEMEURE

de Michel Deville, 1985, France, 1h40, Couleurs

avec Nicole Garcia, Christophe Malavoy, Michel Piccoli


RÉSUMÉ : Julia trompe son mari avec David, le professeur de guitare de sa fille. Le mari veut le faire supprimer. Le tueur à gages est trop bon, la voisine en sait beaucoup…


POINT DE VUE : Ce sous-texte théorique reste néanmoins discret, comme dissimulé par une mise en scène d’une fluidité joliment ostentatoire, avec ses raccords dans le mouvement et ses ellipses, qui donnent au film un côté littéraire, quasi oulipien. Au firmament de leur beauté, Christophe Malavoy (sans voix) et Nicole Garcia (parfaite en vraie garce) érotisent à mort ce classique du cinéma français sophistiqué des années 1980. Jérémie Couston, 2021.


LES CRIMINELS

The Criminal

de Joseph Losey, 1960, GB, 1h37, Noir et Blanc

avec Stanley Baker, Sam Wanamaker, Gregoire Aslan


RÉSUMÉ : Johnny Bannion sort de prison, où il a passé trois ans. A peine libéré, il rencontre son ami Mike Carter, avec qui il prépare bientôt le hold-up de sa vie. Il s'agit de dérober la recette d'une course hippique. Débarrassé de Maggie, sa compagne officielle, coupable d'infidélité, il rencontre la jolie Suzanne, qui devient rapidement sa maîtresse. Johnny et Mike réussissent leur hold-up. Cinquante millions de livres leur tombent dans les poches. Johnny enterre le butin dans un champ désert. Mais plus tard, trahi par Maggie, il est arrêté... 


POINTS DE VUE : Voulant renouveler les clichés du film noir, Losey a ancré son film dans une réalité humaine très poussée qui, par le paradoxal portrait d’un bandit au visage dur mais pieux et au fond plutôt bon, lorgnait du coté de Bunuel. L’excellente composition de Stanley Baker renforçait le sentiment que son état de bandit n’était qu’un attribut comme un autre de sa personnalité, fondamentalement déterminée par ses origines sociales et culturelles. Stephan Krezinski, 1995.


Caïd de son pénitencier, Johnny Bannion est sur le point d’être libéré. À l’extérieur l’attendent un plan longuement mûri, ainsi que des complices avec lesquels il doit commettre un hold-up, lors d’une course hippique. Mais c’est compter sans la trahison d’un des membres du gang, qui ne fonctionne pas selon les méthodes « à l’ancienne » de Bannion. 

Un lieu clos, géométrique, comme espace social ; un homme fort qui s’avère être un outsider dans un monde dont les règles, nouvelles, le dépassent ; une sécheresse de ton au service d’une mise en scène élégante, presque suave, dans sa description des rapports de domination. Tous les thèmes de prédilection de Joseph Losey irriguent ce film noir politique où le crime est perçu en tant qu’activité capitaliste concurrentielle et la prison comme un univers plus codifié et, finalement, plus protecteur que la société des hommes libres. 

S’il n’était parasité par les scories de son temps, entre musique jazzy envahissante, figurantes purement décoratives et finale à la morale convenue, Les Criminels pourrait être un très grand film. Losey, aidé par le noir et blanc somptueux du chef opérateur Robert Krasker, qui traque, en gros plans et mouvements fluides, la peur, la duplicité et la violence humaines. La ballade blues chantée par Cleo Laine, qui ouvre et clôt ce drame, résonne comme un magnifique requiem. Enfin, Stanley Baker, acteur fétiche du cinéaste, révèle toute la puissance et la finesse de son jeu à travers son personnage de colosse aux pieds d’argile. Olivier Rajchman, 2022.

Les Criminels (The Criminal / Concrete Jungle, 1960) appartient à la meilleure période de l’exil européen de Joseph Losey, chassé des Etats-Unis par l’hystérie anticommuniste. Réfugié à Londres, le cinéaste y met en scène, d’abord sous pseudonyme, puis sous son vrai nom, une série de films remarquables dans lesquels il conserve intacte, contrairement à d’autres victimes du maccarthysme (Jules Dassin, John Berry) l’acuité de son talent. La bête s’éveille, Temps sans pitié, L’Enquête de l’inspecteur Morgan, Gypsy... Ces films s’apparentent généralement au genre du thriller (à l’exception du film historique Gypsy), comme ces Criminels qui apporte au film de prison et à ses codes bien définis un surcroît de réalisme, avec une attention presque documentaire portée aux décors de cellules. Entre deux séjours en prison un gangster réussit un hold-up fructueux. Le scénario est cosigné par Jimmy Sangster, pilier de la Hammer films (pour laquelle Losey réalisera l’étrange fable de science-fiction Les Damnés trois ans plus tard.) Le personnage principal est interprété par Stanley Baker, acteur viril qui incarne à la perfection les antihéros violents et névrosés du Losey « première période » (les deux hommes tourneront quatre films ensemble.) Dans ce polar brutal, le cinéaste ne renonce en rien à sa conception marxiste de la société et l’univers carcéral, rongé par la corruption et évidemment inégalitaire se transforme en métaphore de notre système social et économique. Hélas Les Criminels est l’un des derniers films de Losey à réunir toutes les qualités de son cinéma qui va bientôt sombrer dans l’intellectualisme au gré d’entreprises culturelles de plus en plus décevantes. De la fin de carrière de Losey seul Mr. Klein (1976) réalisé en France avec Alain Delon dans le rôle-titre s’avère totalement convaincant et même génial. Le Messager (The Go-Between, 1971) est très beau aussi. Les Criminels ne prétend pas au statut de chef-d’œuvre mais il est parfaitement représentatif de l’art d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens. Plus pour longtemps. Olivier Père, 2012.

HEAT

de Michael Mann, 1996, US, 2h50, Couleurs

avec Robert De Niro, Al Pacino, Val Kilmer


RÉSUMÉ : À Los Angeles, en virtuose de l'attaque à main armée, Neil McCauley réussit une fois de plus un hold-up remarquable, organisé avec une précision extrême, que l'inconséquence d'un complice d'occasion, Waingro, qui abat deux vigiles, transforme en échec. La bêtise de Waingro permet en effet au lieutenant Vincent Hanna, un enquêteur de grand renom, de remonter rapidement la piste jusqu'à McCauley. Alors qu'il est sur le point de mettre toute la bande en état d'arrestation, Hanna est contraint de la laisser s'enfuir. McCauley sait que le policier ne lui laissera désormais plus de répit. Aussi décide-t-il d'organiser une dernière attaque, avant de disparaître... 


POINT DE VUE : Il y a un avant et un après Heat, en matière d’usage à l’écran des armes à feu, à tel point que le film, très documenté, aurait à son tour inspiré les braqueurs... Parmi les séquences d’anthologie : le hold-up (le déluge de balles est transperçant), au milieu d’une artère de Los Angeles. 

Al Pacino, flic tenace, affronte Robert De Niro, à la tête d’un gang de braqueurs surarmés, technophiles, encore indépendants. Les deux monstres sacrés se cherchent, s’épient, se confondent aussi – ce thème du double et des rôles inversés parcourt tout le cinéma de Michael Mann. Un monde de « professionnels » obsédés par la maîtrise, dont les masques tombent grâce aux femmes, décidées, essentielles, bien qu’au second plan. Ce sont elles qui assurent la dimension lyrique. À la fois solide, fluide et gazeux, minéral et glacé, Heat a le goût amer d’un cinéma non plus peuplé de héros triomphants, mais de fantômes armés à la poursuite d’eux-mêmes. Jacques Morice, 2022.

TOUCHEZ PAS AU GRISBI

de Jacques Becker, 1954, France, 1h34, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, René Dary, Paul Frankeur


RÉSUMÉ : Max le menteur et son vieil ami Riton sont bien connus dans le "milieu" parisien. Mais les voici tous deux quinquagénaires et pressés d'adopter un mode de vie plus paisible. En truands avisés, ils se sont emparés sans coup férir d'un chargement de 48 kilos d'or en lingots, qui devrait leur ménager une retraite plus que confortable. Hélas, Riton a l'imprudence de le confier à sa maîtresse, la belle Josy, qui s'empresse d'informer son protecteur, Angelo. Celui-ci, flairant l'aubaine, enlève Riton et menace Max de l'exécuter s'il ne paie pas rapidement une rançon. Max cède mais, lors de la transaction, Angelo tente de l'abattre. Un combat impitoyable s'ensuit...


POINTS DE VUE : Le monde des truands, leur code de l’honneur et leur culte de l’amitié virile, tout ce folklore dominant dans les années 50 dans les romans d’Auguste Le Breton, Albert Simonin et José Giovanni, est reconstitué avec soin par Jacques Becker, qui manifeste ici son goût du détail réaliste. Gérard Lenne, 1995.


Gabin, au creux de la vague, a du mal à retrouver le succès qu’il a eu avant guerre. Il se refait avec ce grand film policier sec et réservé, signé Jacques Becker. Il y joue un truand fatigué et embourgeoisé, qui vient de réussir un gros « coup » et aspire à se retirer des affaires. Mais une imprudence de Riton, son ami de toujours, le rappelle à un autre destin. L’action est ici secondaire. Ce qui compte tient à l’argot, à l’amitié, aux traits de caractère, à l’ambiance mélancolique (soutenue par un air lancinant d’harmonica, composé par Jean Wiener). Costume croisé, cravate, pochette, et mitraillette si besoin, Gabin en impose. C’est un caïd à l’ancienne, forçant le respect, mais pantouflard, presque dépassé par la nouvelle génération, sans foi ni loi et plus violente, incarnée par Lino Ventura. Le film cristallise très précisément le début de sa vieillesse, digne, pas encore caricaturale (celle du « pacha » patriarche ou président). Un dur au grand cœur qui argotise sans faillir, un séducteur pépère, valoches sous les yeux et traits empâtés par les années, encore capable d’envoûter une dame de la haute. Grâce à lui et aux autres comédiens (dont une certaine Jeanne Moreau, débutante, qui se prend une sacrée volée), grâce à sa mise en scène impeccable de sobriété, Jacques Becker réussissait là un classique du genre, dès sa sortie. Jacques Morice, 2022.

    Max et Riton, deux truands amis de longue date, organisent un hold-up qui réussit parfaitement, mais Riton commet l’imprudence d’en parler à sa jeune maîtresse et Max devra une fois de plus voler au secours de son ami. Après Falbalas, Edouard et Caroline, Casque d’or et avant Le Trou, Jacques Becker signe un nouveau chef-d’œuvre. Touchez pas au grisbi est sans doute le prototype du film policier français, dont le succès engendrera de nombreuses déclinaisons, toujours populaires dans les années 50 et 60. Superbe interprétation de Jean Gabin dans son meilleur film d’après-guerre avec French Cancan. Touchez pas au grisbi marque la renaissance de la gloire de l’acteur dans le cœur des Français et dans les cimes du box office après une décennie d’éclipse causée par son départ à Hollywood et son engagement dans les Forces françaises libres. Rentré au pays en 1946 il avait peiné à renouer avec le succès et à retrouver des rôles à sa mesure après les grands films des années 30 signés Renoir, Duvivier, Grémillon, Carné... Le triomphe de Touchez pas au grisbi installera pour longtemps Gabin dans des rôles de gangsters vieillissants, qu’ils soient repentis, chefs de bande ou confrontés à une nouvelle génération de voyous et aux nouvelles règles du milieu. 

Mais le film de Becker n’est pas un simple véhicule pour la plus grande star française, ni un simple polar. Touchez pas au grisbi illustre à la perfection les thèmes et les ambiances du film noir mais se révèle aussi une très émouvante méditation sur la vieillesse, la fatigue, la solitude et l’amitié. On y retrouve aussi l’humour de Becker et son amour pour les jolies femmes, avec les nombreuses conquêtes de Max (Gabin), éternel séducteur que n’assagit pas le poids des années. Une fois de plus la comparaison entre Becker et Hawks est rendue possible par l’art du cinéaste français, très influencé par le cinéma américain et adepte d’une mise en scène à la précision et à la sobriété magnifiques. 

Contrairement aux nombreux films qu’il va inspirer, Touchez pas au grisbi ne se complait pas dans le folklore de la pègre parisienne, malgré l’usage de l’argot cher au romancier Albert Simonin qui participe à l’adaptation de son livre, premier volet d’une trilogie consacrée au truand Max. Becker ne s’intéresse pas au pittoresque, limite autant qu’il peut les dialogues et l’action, mais enregistre avec sobriété des tranches de vie, des petits détails quotidiens, s’absente de l’efficacité du récit pour accorder davantage d’importance aux personnages et aux acteurs qui les incarnent – voir la mythique séquence où Max et Riton, planqués dans un appartement pour échapper à une bande rivale, mangent du foie gras sur des biscottes avant de se mettre en pyjamas et se brosser les dents. Olivier Père, 2017.

P.S. : toute première apparition à l’écran de Lino Ventura, ancien lutteur reconverti avec beaucoup de naturel dans le métier d’acteur. 

BULLITT

de Peter Yates, 1968, US, 1h53, Couleurs

avec Steve McQueen, Robert Vaughn, Jacqueline Bisset


RÉSUMÉ : Le lieutenant Bullitt est chargé de veiller sur la sécurité d’un témoin important, dans le cadre d’une enquête contre le crime organisé à San Francisco. celui-ci est cependant assassiné et, sous peine d’être renvoyé, Bullitt se lance à la poursuite de ses tueurs. Filatures en tous sens, mort des tueurs puis d’une jeune femme liée au témoin, les événements se précipitent. Bullitt découvre que le vrai témoin n’est pas mort et réussit à le rattraper à l’aéroport.


POINTS DE VUE : Peter Yates a toujours eu un faible pour le brio, et avec ce scénario, il a été servi ! Et le public avec lui, puisque Bullitt fut un très grand succès commercial. Personne n’a oublié la poursuite en voiture dans les rues en pente de San Francisco, ni le morceau de bravoure final sur les pistes de l’aéroport. Le personnage de Steve McQueen est ici désormais bien au point : désinvolture et ténacité au service d’une cause, avec, pour faire bon poids, une pointe de « philosophie » dans un des rares moments calmes du film. Jean-Marie Carzou, 1995.


Ce classique du polar américain ne saurait se réduire à sa spectaculaire course poursuite en voitures débutée dans les rues de San Francisco et qui lui assura une célébrité immédiate et internationale. Encore aujourd’hui Bullitt séduit surtout par la stylisation de sa mise en scène et la caractérisation de son héros : que se cache-t-il derrière l’attitude monolithique de Steve McQueen, alias « Mister Cool » ? Rien peut-être. Une enquête prétexte à base de faux témoin à protéger et de tueurs de la mafia est l’occasion d’une fiction comportementaliste autour du lieutenant de police Frank Bullitt, aussi déterminé qu’énigmatique. Ce rôle a beaucoup contribué au mythe personnel de la star Steve McQueen, d’abord chasseur de primes pour la télévision (la série western Au nom de la loi) et qui devint de la fin des années 60 aux années 70 la plus grande icône virile du cinéma hollywoodien. 

Bullitt est un type insondable qui ballade son inexpressivité et sa pugnacité zen au milieu des cadavres et des circonvolutions d’une histoire faite de mensonges et de faux-semblants et qui semble ne jamais perdre son sang-froid, même dans les bras de sa maîtresse (la superbe Jacqueline Bisset) consternée par son mutisme/autisme. Pourrait-on pousser le bouchon un peu trop loin et parler d’incommunicabilité et de crise de l’image action au sujet de Bullitt ? Et si Antonioni avait réalisé Bullitt à San Francisco entre Blow Up à Londres et Zabriskie Point dans la Vallée de la mort ? 

Ne rêvons pas. Plus modestement, le film est signé Peter Yates, cinéaste anglais recruté par Steve McQueen qui avait apprécié son polar Trois Milliards d’un coup (Robbery) tourné à Londres l’année précédente. Cette première expérience hollywoodienne d’une jeune cinéaste européen aux commandes d’un film noir est à comparer avec celle, plus ouvertement moderniste, de John Boorman et Le Point de non-retour (Point Blank, 1967). La musique de Lalo Schifrin est indissociable du succès de Bullitt, au même titre que sa longue poursuite en voitures. En 1970 Robert Altman réalise à Houston, Brewster McCloud, une fable satirique dans laquelle il se moque du film de Peter Yates et met en scène un flic particulièrement stupide et inefficace nommé Frank Shaft. 

Mais Bullitt a aussi connu une postérité plus flatteuse : French Connection (1971) de William Friedkin reprend la formule gagnante du film de Yates : souci de réalisme, enquête méticuleuse, brèves explosions de violence et morceau de bravoure sur quatre roues. Plus proche de nous, Nicolas Winding Refn et Ryan Gosling (Drive, 2001) n’ont pas caché leur dette à Peter Yates et à Steve McQueen

Enfin, Peter Yates, au sein d’une carrière inégale et qui déconcerte par son éclectisme (passer de Krull à L’Habilleur, la même année, il faut le faire) a réalisé un chef-d’œuvre du cinéma criminel américain : ce n’est pas Bullitt, c’est le méconnu, « low profile » et pourtant extraordinaire Les Copains d’Eddie Coyle (The Friends of Eddie Coyle, 1973) avec l’une des plus belles interprétations de Robert Mitchum. Olivier Père, 2013.

Le lieutenant Bullitt protège un ancien gangster qui a accepté de témoigner contre la Mafia. Il est assassiné. Bullitt s'aperçoit que l'homme n'était qu'un prête-nom : le vrai gangster court toujours... 

Visionnaire, Peter Yates montrait, vingt-cinq ans avant Tarantino, qu'une décharge de fusil fait des dégâts dans un abdomen. Il signe un polar solide et spectaculaire, un brin impersonnel, dont la patine, la musique de Lalo Schifrin et le charme du duo McQueen-Bisset ont fait un classique. Aurélien Ferenczi, 2013.

L’ÉTRANGLEUR DE BOSTON

The Boston Strangler

de Richard Fleischer, 1968, US, 1h56, Couleurs

avec Tony Curtis, Henry Fonda, George Kennedy


RÉSUMÉ : Les faits sont authentiques : entre 1962 et 1964, onze femmes sont étranglées à Boston. La police finit par découvrir que le coupable est un ouvrier plombier qui souffre d’un dédoublement de la personnalité. Après une série d’interrogatoires, il avoue.


POINTS DE VUE : Une réussite de Fleischer, spécialiste du fait-divers puisque ses eux meilleurs films, la Fille sur la balançoire et l’Étrangleur de la place Rillington, sont également tirés d’histoires criminelles réelles. Leur point commun est une certaine propension à la bêtise, qui visiblement fascine Fleischer comme elle fascinait Flaubert. Si l’enquête qui constitue la première partie du film est intéressante par certains détails incongrus, la seconde partie, vue du côté du criminel, est extraordinaire. La création de Tony Curtis, pathétique, inquiétant, fascinant, est un sommet de la composition. Stéphan Krezinski, 1995.


Ce film célèbre et célébré – à juste titre – du grand Richard Fleischer compte parmi les classiques du cinéma criminel américain, original et audacieux dans son traitement d’un cas réel de tueur en série, Albert DeSalvo, qui assassina treize femmes entre 1962 et 1964 à Boston. Fleischer opte pour une approche semi documentaire. La première partie du film suit les investigations minutieuses de la police qui ne parviennent pas à enrayer l’accumulation effrayante de meurtres de femmes agressées, violées et étranglées chez elles (d’abord des personnes âgées, puis des victimes de tous les âges et conditions.) L’Etrangleur de Boston opère la transition entre certains films d’Otto Preminger par sa façon d’aborder sans compromission un sujet adulte et dérangeant (l’enquête dans un bar homosexuel rappelle une scène de Tempête à Washington) et les thrillers à venir de William Friedkin qui souhaita avant Fleischer porter à l’écran l’affaire de Salvo et se souviendra sans aucun doute de L’Etrangleur de Boston en réalisant Cruising

Au début du film Fleischer souligne le caractère choquant des meurtres par des détails sordides (un manche à balai entre les jambes d’un cadavre). N’oublions pas que Boston est une ville conservatrice et religieuse marquée par ses racines puritaine et que cette série de crimes est contemporaine de la crise économique, sociale et urbaine qu’elle subit dans les années 60. Une crise morale aussi semble dire Fleischer. L’enquête de la police permet de gratter le vernis d’hypocrisie de la bourgeoise Boston et de fouiller parmi les vices, névroses et perversions cachées des citoyens de la ville. 

Ce n’est qu’après une heure de film qu’apparaît pour la première fois le meurtrier. Il est dans son salon, avec sa famille, en train de regarder en pleurant les funérailles de John F. Kennedy à la télévision, comme tout le monde ce jour-là. Cette scène extraordinaire permet de contextualiser le film dans une période où la violence et les médias prennent une importance de plus en plus grande dans la vie des Américains. C’est également ainsi que Fleischer choisit d’introduire le personnage de l’étrangleur : un type ordinaire, un travailleur d’origine modeste et un banal père de famille souffrant de schizophrénie. Il est victime de pulsions meurtrières et tue dans un état second, sans garder de souvenir de ses actes. 

On a beaucoup glosé sur l’utilisation virtuose du « split screen » dans le film. Fleischer déclara : « ce projet me plaisait énormément de par son défi technique que je m’imposais, à la suite de ma visite de L’Exposition Universelle de Montréal en 1967. C’est en voyant les exhibitions d’écrans multiples que je réalisais le potentiel de cette technique pour le cinéma. » 

Ces effets modernistes un peu tape-à-l’œil ont paradoxalement tendance à dater le film, tandis que L’Etrangleur de Boston reste moderne et fascinant grâce à son style réaliste puis à sa plongée dans les tréfonds d’un esprit malade. On s’approche alors d’un pur cinéma mental et devant les dernières scènes montrant l’interrogatoire de DeSalvo vêtu de blanc dans une cellule entièrement blanche je ne peux m’empêcher de penser à un autre grand « film cerveau » sorti la même année : 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick

Tout le monde l’a dit mais il faut le répéter : dans le rôle à contre-emploi de DeSalvo Tony Curtis est prodigieux, et confirme qu’il était un acteur sous-estimé qui n’a pas eu la carrière qu’il méritait, même si on oublie trop souvent qu’il a joué dans plusieurs grands films et pas seulement des comédies (Le Grand Chantage, par exemple). 

Ce classique de Fleischer nous rappelle que le cinéaste étudia la psychiatrie et qu’il donna le meilleur de lui-même dans ses études de cas criminels : avant L’Etrangleur de Boston il y avait La Fille sur la balançoire (The Girl in the Red Velvet Swing, 1955) et après, le génial, expérimental et encore plus glaçant L’Etrangleur de la place Rillington (Ten Rillington Place, 1971). Olivier Père, 2013.

LA CHASSE

Cruising

de William Friedkin, 1980, US, 1h38, Couleurs

avec Al Pacino, Paul Sorvino, Karen Allen


RÉSUMÉ : La police est sur les dents. Un professeur d'université, membre de la communauté gay new-yorkaise, a été retrouvé mort, puis un autre homosexuel a été assassiné dans un hôtel de passe. Le corps de la seconde victime gît, nu, ligoté et lardé de nombreux coups de couteau. Les médecins légistes sont formels : les deux victimes ont été tuées par le même maniaque. Le capitaine Edelson demande à Steve Burns, un jeune policier dont le physique n'est pas sans rappeler celui des victimes, de s'intégrer à la communauté gay de la ville, d'écumer les traditionnels lieux de rencontre et, le cas échéant, de servir d'appât pour débusquer le tueur mystérieux... Il croit pouvoir trouver le coupable dans les bas-fonds de la ville, mais c’est à l’Université Columbia que s’achèvera son enquête…


POINT DE VUE : Tout le monde s’était énervé, à l’époque de la sortie. Les gays s’estimaient représentés par le film comme des criminels psychopathes. Les cinéphiles trouvaient eux aussi douteux le travail de William Friedkin, filmant le milieu homo sado-maso de New York comme un explorateur découvrant des tribus inconnues... 


À revoir Cruising (La Chasse en VF), on est frappé par l’extrême audace des scènes de drague. Friedkin les montre sans jugement moralisateur. Ce qui l’intéresse, c’est d’explorer les zones troubles qui sommeillent en nous. Pourquoi le flic, apparemment sans faille (Al Pacino, génial), se trouble-t-il au cours de cette enquête ? Parce qu’il découvre un monde différent et qui vit naturellement sa différence ? Ou parce qu’il se découvre différent dans le monde dit normal, refoulant tout ce qui pourrait être différent ? 

Alors oui, certains éléments ont vieilli, comme la comptine que le tueur entonne avant chaque meurtre. Mais le polar reste extrêmement efficace. Et sa conclusion est joliment ambiguë : tandis que Pacino, visage lavé (démaquillé ?), se contemple dans son miroir sans se reconnaître, sa copine enfile, vaguement amusée, les tenues cuir qu’il vient d’ôter. Pour ces deux-là, les jeux sont faits, rien ne va plus... Pierre Murat, 2022.

L’ULTIME RAZZIA

The killing

de Stanley Kubrick, 1956, US, 1h23, Noir et Blanc

avec Sterling Hayden, Coleen Gray, Vince Edwards


RÉSUMÉ : Un gang se forme pour effectuer un hold-up sur les recettes d’un champ de courses. Le coup réussit mais le gang est doublé par une autre bande. Après une tuerie, seuls Clay et sa fiancée survivent. Ils mettent l’argent dans une valise et veulent s’enfuir. Mais à cause d’un chien, l’argent s’envolera avec leurs rêves.


POINTS DE VUE : Très influencé par la brutalité d’Aldrich, la mise en scène d’Ophuls et l’univers de Huston, ce film est pourtant un policier très original où l’action est démultipliée par le récit qui narre successivement la journée de chacun des protagonistes, jusqu’à qu’il intervienne dans le hold-up. Stephan Krezinski, 1995.


L’Ultime Razzia (The Killing, 1956), troisième long métrage de Stanley Kubrick après deux films à tout petit budget tournés avec une équipe de non professionnels, Fear and Desire et Le Baiser du tueur

Les recettes de ces deux premiers essais, discrètement distribués dans le circuit art et essai, sont insuffisantes, mais Kubrick attire l’attention de la critique et de la profession, intriguées par la maîtrise et l’originalité de ce jeune autodidacte sorti de nulle part. La carrière de Kubrick prend son véritable envol à partir de sa rencontre avec James B. Harris. Les deux hommes s’entendent si bien qu’ils décident de monter une société de production indépendante, Harris-Kubrick. Leur premier projet est l’adaptation d’un roman policier, Clean Break de Lionel White. Ils font appel au romancier Jim Thompson, à l’époque en pleine déchéance, pour porter cette série noire à l’écran (rebaptisée The Killing – L’Ultime Razzia en France), et engagent le chef opérateur Jim Ballard, un vétéran hollywoodien qui avait débuté avec Josef von Sternberg dans les années 30. Cela n’empêchera pas Kubrick, qui avait jusqu’à présent éclairé lui-même ses films, de sévèrement critiquer le travail de Ballard. Le casting est composé de vieux habitués du film noir comme Sterling Hayden, qui jouait dans Quand la ville dort de John Huston, référence majeure de L’Ultime Razzia, avec En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Cette histoire de casse est classique : des gangsters organisent un hold-up dans un hippodrome pendant une course de chevaux. La préparation, puis l’exécution du coup se déroulent à merveille jusqu’à ce que l’opération rencontre plusieurs incidents de parcours, provoqués par le « facteur humain » et la malchance, jusqu’au fiasco final. Le film de casse, fiction du dérèglement par excellence, offre à Kubrick l’occasion de faire ses gammes autour d’un sujet (la naissance du chaos) qui n’a pas fini de le passionner. Kubrick n’est pas encore tout à fait Kubrick, mais on trouve dans L’Ultime Razzia certaines particularités dans la direction d’acteurs (l’interprétation grimaçante et outrée des seconds rôles) et le sens du détail inoubliable (les masques de carnaval des truands, réutilisés dans Orange mécanique et Eyes Wide Shut) qui n’appartiennent déjà qu’au futur cinéaste de Docteur Folamour. Olivier Père, 2018.

TERREUR AVEUGLE

Blind Terror

de Richard Fleischer, 1971, GB, 1h30, Couleurs

avec Mia Farrow, Robin Bailey, Dorothy Alison


RÉSUMÉ : Une jeune aveugle découvre que ses parents adoptifs ont été assassinés. Elle est très rapidement repérée par le meurtrier, qui la traque sans relâche. 


POINTS DE VUE : Tourné en Angleterre avec une équipe entièrement britannique à l’exception de l’actrice principale Mia Farrow, Terreur aveugle (Blind Terror, 1971) confirme l’efficacité de Fleischer dans le thriller pur et les histoires de tueurs en série. Il avait déjà, très tôt dans sa carrière, réalisé un joyau du genre, L’Assassin sans visage (Follow Me Qiuetly, 1949). 

Dans une maison isolée, une jeune femme aveugle (Mia Farrow) est terrorisée par un tueur psychopathe qui a massacré sa famille. Le scénario est signé Brian Clemens, connu pour ses contributions au cinéma fantastique et policier anglais et pour avoir créé plusieurs séries télévisées, notamment les célèbres Chapeau melon et bottes de cuir

Terreur aveugle est une histoire de « home invasion », et traite de manière plus générale de l’invasion de la violence dans la société occidentale. L’idée de départ est originale, mais la mise en scène de Fleischer l’est encore plus. En jouant avec la cécité de l’héroïne (et du spectateur), il s’agit de filmer le tueur sans jamais montrer son visage, en filmant des parties de son corps (inquiétants plans sur ses bottes). Nous sommes en 71 et quelques années plus tard ce parti-pris sera repris par de nombreux films horrifiques, en premier lieu Black Christmas (1974) de Bob Clark, La Nuit des masques (Halloween, 1978) de John Carpenter et Vendredi 13 (Friday the 13th, 1980) de Sean S. Cunningham, et même Cruising (1980) de William Friedkin qui reprendra l’attirail fétichiste de Terreur aveugle. Il est donc possible d’affirmer que Fleischer, sans en valider les débordements sanglants, est l’inventeur avec Terreur aveugle du « slasher » moderne, avec deux autres films également réalisés en 1971 : l’italien La Baie sanglante (Reazione a catena) de Mario Bava et l’anglais Fright de Peter Collinson. 

Pourtant, Fleischer prend une fois de plus ses distances avec la représentation de la violence. Il ne filme pas le massacre d’une famille mais montre l’après du drame, avec les corps inertes gisants dans les pièces de la maison, invisibles pour l’héroïne et aperçus par le spectateur au détour d’un plan ou d’un cadrage, ce qui rend leur présence beaucoup plus terrifiante encore. Terreur aveugle tord le cou aux clichés du film d’épouvante en privilégiant les ambiances diurnes, que ce soit dans une vaste demeure éclairée et confortable ou dans la paisible campagne anglaise. L’héroïne aveugle transporte la nuit avec elle, et par la même occasion l’angoisse, le danger et la fragilité. En s’éloignant du décorum gothique Fleischer invente une horreur moderne, dans la lignée de Psychose

L’acclimatation au paysage – social, politique et naturel – anglais est parfaitement réussie par Fleischer, aidé par son scénariste et son directeur de la photographie, Gerry Fisher. Le film capte une violence typiquement britannique qui est bien plus profonde que celle d’un détraqué : celle des rapports de castes. Terreur aveugle se déroule dans la grande bourgeoisie, la relation entre maîtres et valets va y jouer un rôle déterminant, sans parler de la présence des Gitans, suspects idéaux en butte au racisme des fermiers. Le dernier plan, muet, sur des visages miséreux agglutinés derrière une grille, spectateurs impassibles d’un drame dont ils sont irrémédiablement exclus, confère au film de Richard Fleischer une dimension politique aussi subtile que profonde. Olivier Père, 2016.

« Gardez bien vos yeux sur ce qu'elle ne peut pas voir », conseillait à la sortie l'affiche du film où l'on voyait une partie du tueur (ses bottes), un cadavre en entier, et, dans un encadré, en bas de l'affiche, le visage affolé de Mia Farrow. C'est bien ainsi dans le film : puisqu'elle est aveugle, il n'y a que nous pour voir les dangers et les horreurs que Richard Fleischer disposent savamment autour d'elle. Attention, un gros morceau de verre ! Elle est pieds nus, en plus. Non, ne prends pas de bain ! Il y a le corps de ton oncle dans la baignoire. Il vient d'être assassiné par le psychopathe aux bottes, ainsi que ta tante, ta cousine et le jardinier. En plus, Fleischer, vraiment habile metteur en scène, nous claque la porte de la salle de bains au nez. C'est beaucoup plus fort d'imaginer le moment où, nue, elle va entrer en contact avec le cadavre... 

Mia Farrow est vraiment une victime idéale, toute frêle avec son regard fixe et transparent, et Fleischer s'en donne à cœur joie pour la supplicier, la faire rouler dans la boue. Aujourd'hui, évidemment, ce thriller cousin de Seule dans la nuit, avec Audrey Hepburn, ne nous épouvante plus vraiment. Sauf peut-être sa dernière image : des badauds agglutinés derrière un portail, attirés par le fait divers, littéralement aimantés par l'odeur du sang... Télérama, 2009.

PARASITE

de Bong Joon-ho, 2019, Corée du Sud, 2h11, Couleurs

avec Song Kong-ho, Jang Hye-jin, Choi Woo-sik


RÉSUMÉ : On vient de couper le téléphone dans la maison de Kim Ki-taek. Dans une extrême précarité, la famille profite du Wifi de ses riches voisins, les Park. Elle compte sur Yeon-Kyo, le fils aîné pour apporter de l'argent. La sœur de celui-ci lui fabrique un faux diplôme universitaire qu'il pourra montrer à Madame Park à la recherche d'un professeur d'anglais pour sa fille. Le jeune homme est alors invité dans sa luxueuse maison. Madame Park assiste au premier cours et lui montre les lieux. Et surtout les peintures de son fils. Des professeurs de dessin ont tenté d'enseigner des techniques à celui-ci mais ils ont fini par jeter l'éponge. Yeon-Kyo songe à sa sœur et pense que son arnaque est parfaite... 


POINT DE VUE : La famille Kim vivote dans un sous-sol humide. Le fils va assurer des cours particuliers d’anglais à la jeune fille d’une famille richissime, dans leur villa magnifique... 

On ne dira rien de la suite, sinon que ce septième film de Bong Joon-ho (Memories of Murder, Snowpiercer...) regorge de surprises et de retournements de situation. La Palme d’or 2019 (et Oscar du meilleur film) offre un cocktail détonant de satire grinçante et de thriller sociopolitique. On peut aussi parler de farce, de film de terreur, d’allégorie sur l’atomisation violente de la société. Ce mélange des genres, Bong Joon-ho l’orchestre brillamment, avec la volonté viscérale de divertir et de faire réfléchir en même temps. On emploie « viscérale » à dessein, Parasite déployant une symbolique forte autour du tréfonds des êtres, de ce qui est enfoui, honteux. 

D’abord rigolard, le film est gagné par la hargne vengeresse et la cupidité dévorante. Reflet du monde néolibéral, sans foi ni loi, le système est si pernicieux que tout se brouille. Bong Joon-ho décrit avec virtuosité tout un ensemble d’interactions sociales, à travers des métaphores mêlant l’organique et le psychique. 

De scène de cache-cache vaudevillesque en barbecue virant à la bataille sanglante, de course-poursuite en méga-inondation, Parasite captive, déroute et ne manque pas, finalement, d’émouvoir. Télérama, 2022.

SCARFACE

de Brian De Palma, 1983, US, 2h50, Couleurs

avec Al Pacino, Steven Bauer, Michelle Pfeiffer


RÉSUMÉ : En mai 1980, Fidel Castro autorise les opposants qui le souhaitent à quitter Cuba. Il en profite pour envoyer vers les Etats-Unis les malfrats devenus indésirables dans l'île. C'est ainsi que Tony Montana, un tueur mégalomane, se met à vivre son rêve américain. En deux temps, trois mouvements, il devient le bras droit de Frank Lopez, un magnat de la drogue, qu'il ne tarde pas à éliminer. Ainsi propulsé patron, il épouse au passage la veuve de sa victime. Parvenu au faîte de son ambition, il s'enferme dans une villa somptueuse, sous la protection d'une nuée de gardes du corps, et se laisse aller à sa fascination pour l'alcool, la drogue et sa soeur, qu'il aime d'une passion incestueuse... 


POINTS DE VUE : À la sortie de Scarface, en 1984, Brian De Palma est encore considéré comme un petit maître du fantastique par la critique, qui lui reproche son style clinquant et ses obsessions hitchcockiennes. Avec l’aide d’Oliver Stone au scénario, sa relecture grandiloquente du classique de Howard Hawks l’impose dans la cour des grands formalistes. Parrain chez Coppola, flic à bonnet chez Lumet, Al Pacino a déjà prouvé qu’il était l’un des meilleurs élèves de l’Actors Studio. Mais c’est dans le rôle de Tony Montana, émigré cubain devenu « king of coke » à Miami, qu’il explose et devient l’icône des rappeurs et des lascars. Son accent latino, ses chemises à fleurs ensanglantées, son flingue à la main ou son nez dans le « yeyo » (la « poudre ») : impossible d’oublier Pacino en Montana. On se souvient de la scène du jacuzzi : un cigare cubain dans la main gauche, la télécommande de la télé dans la droite, comme tiraillé entre ses deux cultures, Tony a atteint les limites du rêve américain. C’est le début de sa chute. 

Giorgio Moroder, le compositeur de Donna Summer dans les années 1970, offre ses plus belles boucles de synthé à l’hypnotique Tony’s Theme, avec les chœurs qui apportent la touche de tragédie grecque. Mythique. Jérémie Couston, 2019.

Scarface est un authentique film culte. Des sniffeurs mondains à la cinéphilie américanophile en passant, via la vidéo, par les banlieues du monde entier, tous ont vu le film des dizaines de fois, connaissent par cœur les moindres répliques ordurières et le nombre de « fuck » à la minute. Passons. Scarface est surtout un grand film monstre. Je l’ai vu le premier jour de sa sortie dans une salle de province, à l’âge de douze ans, et ce fut une expérience fondatrice dans ma vie de cinéphile, comme beaucoup d’autres spectateurs dans le monde. Mais cela, j’allais le découvrir beaucoup plus tard. Car en 1983 (l’année du Retour du Jedi !), Scarface est très mal reçu par le grand public : la mode des films violents et adultes est passée. Quant à la critique, solidaire de la censure, elle s’acharne contre cette exhibition de violence et de vulgarité, et stigmatise l’outrecuidance d’un film qui ose moderniser le chef-d’œuvre de Hawks (1932). Si on salue parfois la virtuosité de De Palma, c’est pour mieux regretter qu’elle serve un remake aussi contestable.
Pourtant, quelques années plus tard,
Scarface est devenu, avec les polars de Hong Kong, l’influence principale du cinéma d’action hollywoodien des années 90 – et particulièrement des productions de Joel Silver – qui va singer, à la sauce commerciale (plus d’humour et moins de noirceur), l’exubérance visuelle, les sanglants règlements de comptes, les dialogues à l’obscénité délirante de la fresque de De Palma.

Scarface, comme les westerns de Leone, a engendré une descendance infâme parce qu’il était un morceau de cinéma suffisamment funèbre pour enterrer un genre, le film de gangsters, plutôt que de le revitaliser. 

Revoir aujourd’hui Scarface, c’est donc revoir un film étalon des années 80, en même temps que le glorieux et tardif vestige de la décennie précédente. C’est en effet dans Scarface que l’influence de Peckinpah sur De Palma se fait le plus ressentir, à cause de ce mélange de trivialité et de sophistication, qui débouche sur une esthétique à la fois spectaculaire et distanciée de la violence. Le mouvement interne du film effectue la jonction entre deux époques du cinéma de genre, passée (réalisme crasseux) et future (violence chorégraphique). Le film de De Palma est clairement scindé en deux : une partie nerveuse, qui montre l’ambition démesurée d’un réfugié cubain, Tony Montana, petite frappe hystérique interprétée par un Al Pacino survolté qui tient là le rôle de sa vie, et une seconde partie énervée, qui montre son déclin, une fois le rêve américain (mal) acquis, pour cause d’excès de paranoïa, de coke et de violence, encore. 

Contrairement à ses piteux imitateurs, la caméra de De Palma n’épouse jamais les dérèglements schizophréniques de ses personnages. Elle les enregistre avec une froide virtuosité. Le film, écrit par Oliver Stone, se vautre sans y croire dans le psychologisme destroy et s’en échappe pour rejoindre le cinéma d’horreur lorsque Montana sombre dans la démesure névrotique. Partant du documentaire (ou plutôt du reportage télé), le film s’achemine vers l’opéra (l’inégalé carnage final rouge et or, où Pacino, du haut de son balcon, crache flammes, sang et poudre). 

La scène pivot du film est un clip didactique hilarant qui montre la circulation de l’argent de la drogue. Géniale équivalence avec le film de Hawks, les plans de mitraillettes crépitantes sont remplacés par ceux d’une machine à trier les billets, au bruit identique. On retrouve ici l’humour sarcastique de De Palma qui finit de ridiculiser les intentions pamphlétaires du politologue enfariné Oliver (complètement) Stone. Témoins de cette progression très impure du réalisme au fantastique, les scènes de meurtre sont filmées soit comme des « snuff movies » (la fameuse scène de torture à la tronçonneuse), soit comme des rituels théâtraux. 

Dans la carrière de De Palma, Scarface est, à défaut d’un projet personnel (le producteur Martin Bregman – Serpico – avait d’abord pensé à Sidney Lumet), un récapitulatif des mauvaises pulsions qui animent son cinéma, ici violemment expulsées : voyeurisme, impuissance, castration, inceste, tout y est. Après cet épanchement sanguin de bas instincts, De Palma, s’il ne se départira pas de son cynisme, tendra vers des films de plus en plus cérébraux et désincarnés (Snake Eyes, Mission : impossible, où les hectolitres de sang déversés dans Scarface se muent en une unique goutte de sueur) avant de retrouver la trivialité conceptuelle de L’Esprit de Caïn avec Femme fatale. Après avoir déclenché beaucoup de passion et de controverse des années 70 à 2000, le cinéma de Brian De Palma a un peu disparu de la carte. Affaibli par de nombreux bides commerciaux, lâché par la critique et ses fans, De Palma n’a plus la cote. Qu’importe. On continue de l’aimer, lui et son cinéma qui ne parle que de destruction et d’explosion, d’échec, de désastre. Et le pouvoir de fascination de ses films, Scarface en particulier, demeure absolument intact. Olivier Père, 2011.

        Vingt ans après sa première sortie en salle, Scarface revient sur les grands écrans français, pour le plus grand plaisir des cinéphiles. En deux décennies, tous les qualificatifs et tous les superlatifs ont été utilisés pour parler de ce remake d’un film d’Howard Hawks (1932) : chef-d’œuvre, film culte, meilleur film de genre. Difficile dans ces conditions de faire de la prose sur ce qui constitue un classique du cinéma moderne. 

Servi par l’excellent scénario d’Oliver Stone (Salvador, Platoon, Tueurs nés), par une photographie léchée, et la réalisation parfaitement maîtrisée de Brian De Palma, qui sortait d’un beau succès critique avec Blow out tourné deux ans plus tôt, Scarface est un film coup de poing dont aucun spectateur ne sort indemne. Mêlant adroitement violence crue, esthétisme baroque, peinture au vitriol du rêve américain, il a surtout offert à Al Pacino ce qui est sans doute à ce jour son meilleur rôle. Charmeur, gouailleur, violent, ambitieux, mégalo, parano, l’acteur donne à ce personnage de truand à la petite semaine une dimension et une profondeur rarement vues au cinéma. Al Pacino ne joue pas Tony Montana : il est Tony Montana et porte à lui seul le film sur ses frêles épaules pour en faire une référence aujourd’hui encore inégalée.
Face à l’imposante composition de
Pacino, Brian De Palma a eu le flair de confier les rôles secondaires à de jeunes acteurs parfaits dans leur registre. Steven Bauer (Traffic) est l’idéal complément de Tony Montana, Robert Loggia est sobre mais convaincant dans son rôle de caïd de la pègre sur le retour. Quant à Michelle Pfeiffer, dans l’un de ses tous premiers grands rôles, elle illumine l’écran de sa beauté diaphane et innocente. Tout était donc réuni pour faire de Scarface une œuvre forte et inoubliable. Un film inestimable, sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise. À voir impérativement pour les jeunes amoureux de cinéma. À revoir encore et encore jusqu’à plus soif pour les cinéphiles avertis. Thomas Carlat, 2015.


COFFY, LA PANTHÈRE NOIRE DE HARLEM

de Jack Hill, 1973, US, 1h31, Couleurs

avec Pam Grier, Brooker Bradshaw, Robert DoQui


RÉSUMÉ : Coffy est infirmière. Alors que sa soeur est droguée, elle décide de prendre les armes et de se lancer dans un combat contre les dealers. Parallèlement elle est la maîtresse d'Howard Brunswick, un homme politique candidat au Congrès et ami avec Carter un policier intègre. Lors d'un dîner chez Carter, ce dernier reçoit une proposition par téléphone qu'il refuse. Quelques instants plus tard deux individus masqués pénètrent dans l'appartement et laissent Carter comme mort.


POINT DE VUE : Coffy (un nom qui sonne en anglais comme « coffin », « cercueil ») est infirmière le jour, justicière la nuit. La jeune femme venge sa petite sœur transformée en légume par la drogue en éliminant gangsters, proxénètes, dealers, flics et politiciens corrompus.

Le thème de la vengeance traverse l’histoire du cinéma américain, en particulier dans le western et le film policier. Ces deux genres connurent de nombreuses métamorphoses et de surprenants avatars firent leur apparition à l’orée des années 70, comme en témoigne ce polar urbain qui féminise le filon de la « blaxploitation » en mettant en vedette une héroïne aussi belle que redoutable. Mis en scène par le talentueux Jack Hill, Coffy se révèle largement au-dessus de la moyenne des films de « blaxploitation » : rythmé, inventif, il est aussi très violent et ne lésine pas sur le sadisme et la nudité, de manière parfaitement racoleuse et décomplexée. Il faut dire que Coffy est bâti autour de la magnifique Pam Grier, dans un rôle d’ange exterminateur qui allait la transformer en icône sexy de la contre-culture américaine. La générosité de ses mensurations, sa silhouette sculpturale sont à couper le souffle, et ses talents dramatiques sont loin d’être indignes. Difficile de ne pas être bluffé par sa prestation, son charisme dans les scènes d’action et sa volupté dans les moments sensuels, qui sont légion. Aussi forte et déterminée que Charles Bronson, mais avec beaucoup plus de poitrine et moins de moustache, Coffy élimine à coup de gros calibres ses adversaires et nettoie la ville de ses éléments corrupteurs, sait user de ses charmes pour parvenir à ses fins. À plusieurs reprises elle s’interroge sur sa propre rage, et a le sentiment d’assouvir sa vengeance dans un rêve, mue par une impulsion destructrice qui la dépasse. Elle déploie en effet une énergie surhumaine confrontée à des tueurs à gages ou des flics ripoux. Le film plonge ses racines dans un contexte social réaliste, mais opte pour la frénésie et le délire des romans « pulp » propres aux productions AIP.

Le film ne souffre pas du même manichéisme que d’autres titres de la « blaxploitation » puisque Coffy fait le ménage sans distinction de couleur de peau. L’une des plus grosses ordures du film est un politicien noir qui tient un discours progressiste et social en campagne mais fait affaire avec les parrains de la drogue. Coffy ne délivre pas un discours antiraciste mais contre la phallocratie. La beauté et le courage du personnage de Pam Grier s’opposent à la hideur physique et morale des figures masculines représentées dans le film, à l’exception du policier noir intègre qui sera grièvement blessé par les sbires de la mafia.

Foxy Brown réunira un an plus tard Pam Grier et Jack Hill, pour une autre histoire d’amazone vengeresse et un nouveau classique instantané de la

« blaxploitation », à peine moins réussi que Coffy. On notera que le titre français s’emmêle les pinceaux dans la géographie américaine puisque les aventures de « la panthère noire de Harlem » se déroulent à Los Angeles. Olivier Père, 2016.


Parce que sa petite soeur, junkie au dernier degré, est en train de crever sur un lit d'hôpital, Coffy n'est pas contente. Infirmière aux urgences, elle mène une vie parallèle parmi les caïds de Harlem, dealers, maquereaux, patrons de boîtes de nuit. Fastoche, avec les jambes de gazelle et la paire de lolos qu'elle promène avec assurance dans ce monde de brutes sans foi ni loi.

Justicière improvisée, Coffy est le pendant féminin des héros mâles de la Blaxploitation comme Shaft ou Superfly. Sa double vie permet au réalisateur de doper le parcours assez simpliste de la combattante d'une bonne dose d'érotisme et de violence. Mais, s'il y a racolage, il est militant, jamais gratuit. Nulle complaisance dans la suite de règlements de comptes qui mènent la « panthère noire » jusqu'au politicien véreux qu'elle croyait son allié. Les faiblesses de ce film sont plutôt du côté de la vraisemblance et de l'interprétation. Mais quelle pêche dans cette scène où Pam Grier s'invite à un cocktail mafieux et met en pièces trois ou quatre harpies ! On comprend ce qui a poussé Quentin Tarantino à la ressusciter dans Jackie Brown vingt ans après. François Gorin, 2017. 

MEMORIES OF MURDER

Salinui Chueok

de Bong Joon-ho, 2003, Corée du Sud, 2h12, Couleurs

avec Song Kang-ho, Kim Sang-kyung, Song Jae-ho


RÉSUMÉ : Entre 1986 et 1991, dans une petite ville près de Séoul, un tueur en série assassine avec une violence inouïe une dizaine de femmes toutes vêtues de rouge. Après avoir inculpé et relâché le fou du village, l'inspecteur Park et son acolyte brutal, Seo, butent sur de fausses pistes. Un jeune détective, Jo, vient en renfort de Séoul. Opposé à la police locale, il use de méthodes scientifiques pour mener des recherches de son côté. Confrontés au manque évident de preuves, les enquêteurs se lancent finalement sur les traces du tueur potentiel, un mystérieux jeune homme. Cependant, les apparences s'avèrent de plus en plus trompeuses... 


POINTS DE VUE : 1986. La Corée est en pleine dictature. Dans un village, un serial killer tue des jeunes filles. Toujours vêtues de rouge. Toujours les jours de pluie. Quelques heures avant les meurtres, coïncidence ou pas, quelqu’un fait diffuser sur la radio locale un air triste, toujours le même. Les flics du coin en perdent leur latin. Et Seo, l’envoyé de Séoul, qui se croyait plus finaud, aussi... 

On dirait un polar à l’occidentale, avec flics pourris et tueur en série malin. C’est plutôt une méditation sur le mal, invisible et universel. Avec fausses pistes burlesques : un flic est sommé par sa copine d’assister à un pique-nique, un autre, contrarié par l’absence d’indices sur les corps des filles, s’en va dans un sauna surveiller des hommes dénués de poils pubiens... Le rythme lent est brisé par des secousses furieuses. Ainsi la traque d’un pervers sexuel dans le décor fantomatique d’une usine en construction. Encore plus intéressant : le sourd et omniprésent climat d’insurrection qui pèse sur la capitale lointaine. Peu à peu, le film devient vraiment effrayant, puisqu’on ne voit rien, en fait, on ne fait que deviner. La souffrance de tous ces corps à qui l’on a ôté la vie. Mais aussi celle de tous les assassins possibles, murés dans leurs tourments secrets. Pierre Murat, 2021.

Au début des années 2000, la mode du film de tueur en série semble enterrée, après les sommets inauguraux nommés Le Sixième Sens, Le Silence des agneaux et Seven déclinés et copiés jusqu’à l’écœurement par une multitude de titres américains et quelques avatars internationaux. 

L’apparition inattendue d’un thriller coréen signé par un jeune réalisateur va changer la donne et revitaliser le thriller et la figure du serial killer, en puisant à la fois dans les classiques du genre et dans la culture et l’histoire d’un pays qui n’allait pas tarder à s’imposer aux yeux des cinéphiles du monde entier comme un passionnant territoire de cinéma. 

Memories of Murder est une sorte de chef-d’œuvre du film criminel. Deux inspecteurs aux personnalités et aux méthodes différentes enquêtent sur des viols et des meurtres de jeunes femmes dans la campagne coréenne. Plusieurs indices désignent un même coupable. Le spectateur est entraîné avec les deux flics dans les ténèbres d’une traque sans fin qui tourne à l’obsession. Memories of Murder est le deuxième film d’un réalisateur hyperdoué, qui développe un style très personnel. Bong Joon-ho affectionne le mélange des genres et les ruptures de tons, alternant avec virtuosité les scènes de bouffonnerie, de satire sociale, de suspense et d’émotions fortes. Les acteurs confèrent une humanité bouleversante aux protagonistes de ce labyrinthe mortel. 

Memories of Murder est aussi un grand film politique. Cette affaire de meurtres inspirée d’un fait-divers conduit Bong Joon-ho à parler de la Corée du sud dans les années 80, période de la fin de la dictature et du début de la démocratie. Les couvre-feux imposés pour des exercices de défense civile et la pratique de la torture par la police auront des conséquences dramatiques dans le déroulement de l’enquête. Memories of Murder ouvrira la voie à d’autres thrillers politiques coréens (President’s last Bang par exemple) tandis que Bong Joon-ho ne sera jamais aussi brillant que lorsqu’il confronte à la réalité de son pays un imaginaire foisonnant nourri de culture populaire, de science-fiction et de fantastique. Olivier Père, 2018.

BLOW OUT 

de Brian De Palma, 1982, US, 1h47, Couleurs

avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow


RÉSUMÉ : Jack, un preneur de son employé par une maison de production spécialisée dans les films d'horreur, est tellement passionné par l'univers des bruits qu'il passe son temps libre à capter le brouhaha du monde. Un jour où il enregistre des cris d'animaux dans un parc, il se porte au secours des occupants d'une voiture qui vient de plonger d'un pont dans le fleuve en contrebas. Il ne peut sauver qu'une jeune femme. Le conducteur, un homme politique en vue, est mort. Peu désireux de créer un scandale, Jack accepte de garder le silence sur la présence de la passagère. En réécoutant son enregistrement, il remarque deux bruits curieux : le premier ressemble étrangement à un coup de feu et le second à l'éclatement d'un pneu... 


POINTS DE VUE : Jack est preneur de son. Il travaille dans une maison de production de films. Passionné par son métier, il se promène souvent dans un parc avec son matériel, à la recherche de cris d'animaux. Un soir, il assiste à un accident de voiture. Il sauve la jeune femme qui se trouvait à côté du conducteur décédé, un homme politique connu. Plus tard, en écoutant l'enregistrement qu'il faisait au moment du drame, il détecte des bruits suspects. 

On retrouve dans ce film tous les ingrédients du cinéma politico-policier, mais De Palma, loin de sacrifier au thriller traditionnel, joue une partition tout à fait originale à partir d'une énorme coïncidence qui lui fournit la situation forte dont il a besoin. Séduisant en inquiétant, dramatisant des situations banales en les intensifiant, il nous entraîne, avec une parfaite maîtrise, vers un dénouement paroxystique volontairement théâtralisé. Jack s'identifie à son micro, véritable prolongement sensoriel de son oreille. La vie, pour lui, est une symphonie de sons, et son métier devient jouissance. Les bruits qu'il traque, c'est le monde entier qu'il écoute avec avidité. En saisissant ce qu'il ne pouvait discerner, son micro le fait basculer dans un univers inconnu et dangereux. Film passionnant de bout en bout, avec un John Travolta excellent, Blow out possède une mise en scène brillante, qui en fait une œuvre accomplie, loin du quelconque plagiat d'un Hitchcock (même si les références existent) ou de la pâle copie d'Antonioni, auquel De Palma prend l'idée de Blow up en passant de la photo au son. Gérard Camy, 2006.

De Palma a construit son œuvre sur l’idée de morceau de bravoure : la scène de bal dans Carrie, le meurtre dans l’ascenseur de Pulsions, l’explosion organique de Furie ou le carnage final de Scarface, la poursuite de L’Impasse, le cambriolage acrobatique de Mission : impossible... Autant de scènes qui reposent sur des prouesses techniques et parviennent à plonger le spectateur consentant dans un état proche du ravissement, voire de l’orgasme oculaire. Blow Out est un peu différent dans la mesure où le film tout entier est un morceau de bravoure (tout y est pure mise en scène). Il s’agit en effet de construire un film autour de quelque chose qui par définition n’est pas visuel, à savoir un son. Mais c’est bien sûr l’association d’une image et d’un son (donc aussi du temps) qui crée le cinéma. Ce sont toujours les mouvements de caméra, jamais aussi gratuits qu’on a voulu le croire, qui racontent l’histoire des films de De Palma. Une assertion vraie pour la plupart des grands cinéastes, mais qui s’impose chez De Palma avec tant d’exubérance qu’elle a longtemps passé pour de l’esbroufe et de la virtuosité gratuite. Le style de De Palma n’entretient qu’un rapport superficiel avec Hitchcock (un goût certain pour la brillance et les plans longs). De Palma est visiblement fasciné par le mélange de sophistication et de trivialité qu’on trouve déjà chez Robert Aldrich, auquel il emprunte l’utilisation du split screen, écran scindé qui permet de suivre plusieurs actions simultanément, outil privilégié d’une esthétique de l’éclatement chère à De Palma (et qui trouve son accomplissement dans Blow Out, qui ne raconte rien d’autre que les conséquences de l’éclatement d’un pneu.) On pourrait également citer Powell, Godard et Antonioni parmi les influences aussi évidentes que Hitchcock, particulièrement évidentes dans Blow Out qui prend Blow Up comme point de départ (en remplaçant une photo par un son). Les films de De Palma, comme ceux de Sergio Leone, sont conçus pour être vus et revus par un public captif. D’où ce goût pour les scènes chocs et les dispositifs complexes que le spectateur est invité à savourer mais aussi disséquer au prix de nombreuses visions. De Palma aime alterner les passages paroxystiques de violence ou d’émotion avec de longues plages d’attente, musicales et silencieuses, qui sont souvent des scènes de filature ou de voyeurisme. On touche là évidemment à la fameuse inspiration hitchcockienne du cinéaste, qui a réalisé une série de films (de Sœurs de sang à Body Double) qui se présentent comme des variations maniéristes, entre pastiche et relecture postmoderniste, autour des chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Ce projet absolument passionnant et unique a été longtemps incompris, sanctionné d’une accusation stupide de plagiat. De Palma a étudié la grammaire hitchcockienne pour créer une œuvre originale, un cinéma qui prend ses racines dans l’effervescence créatrice et libertaire des années 60 pour ensuite évoluer vers un cinéma narratif qui a su intégrer aux codes du thriller certaines formes expérimentales. De Palma ne cite pas que Hitchcock, il intègre sa connaissance de l’Histoire du cinéma à ses propres films, et envisage son travail de cinéaste comme une réappropriation de certains titres matriciels. Il « refait » à sa manière Vertigo avec Obsession, Fenêtre sur cour avec Body Double, mais aussi Scarface avec son remake de 1983 et Blow Up avec Blow Out, mais sans jamais copier la mise en scène de ses illustres prédécesseurs. Blow Out emprunte en effet une idée cinématographique à Blow Up (en y ajoutant la névrose traumatique et le sentiment de culpabilité chers au cinéaste d’Obsession), mais il saute aux yeux que De Palma vise autre chose. Il est d’emblée dans la position de celui qui vient après. Ses films sont plus ou moins analytiques (Pulsions) ou cérébraux (L’Esprit de Caïn), mais c’est lorsqu’il parvient à concilier la théorie des images et les situations les plus mélodramatiques que De Palma signe ses meilleurs films. Blow Out propose une réflexion passionnante sur les images et les sons (De Palma sait que les plus grands films ont pour sujet le cinéma) mais nous arrache les larmes à chaque nouvelle vision, véritables opéra du pauvre où De Palma ose nous embarquer dans l’histoire d’un pauvre type qui tombe amoureux d’une pute au grand cœur et provoquera sa mort après lui avoir sauvé la vie une première fois. C’est cette dimension de romantisme dégradée, de lyrisme malade, qui a d’abord séduit chez De Palma. Blow Out appartient à la veine sentimentale de De Palma. C’est un faux film de complot et vrai film d’amour braque. Chef-d’œuvre, et échec total au box-office. De Palma déçu par la réception d’un film qui est à la fois un mélodrame et un constat désenchanté sur la fin des illusions politiques va entrer dans sa période cynique avec Scarface, nouvelle version monstrueuse et jouissive du classique de Hawks. Il enchaînera avec le très pervers Body Double, étude sur le corps au cinéma et enterrement de sa fixation hitchcockienne à la sauce gore et porno. Olivier Père, 2017.

BASIC INSTINCT

de Paul Verhoeven, 1991, US, 2h10, Couleurs

avec Michael Douglas, Sharon Stone, George Dzundza


RÉSUMÉ : Une ancienne star du rock est sauvagement assassinée à coups de pic à glace par sa maîtresse pendant leurs ébats amoureux. L'inspecteur Nick Curran est persuadé de la culpabilité de la provocante petite amie de la victime, la romancière Catherine Tramell. Lui-même n'est pas un ange. Suivi par une psychologue devenue sa maîtresse, il tente de juguler la violence qui l'a trop souvent caractérisé dans l'exercice de ses fonctions. Il n'en est pas moins attiré par Catherine et s'acharne à retrouver sa trace. Les crimes se succèdent alors autour de lui et de la femme fatale. Nick, toujours harcelé par sa psychologue, apprend qu'elle a fait suivre son dossier à sa hiérarchie. Lorsqu'un enquêteur est retrouvé assassiné, Nick est aussitôt suspecté... 


POINTS DE VUE : Qui a tué d’un coup de pic à glace l’ex-rock star Johnny Boz, mort en pleine extase amoureuse ? L’inspecteur Curran soupçonne la romancière Catherine Tramell... Il a suffi d’une scène pour créer le phénomène Basic Instinct : une poignée de flics interrogent une belle blonde, elle décroise les jambes, dévoilant une nudité inattendue... Et Sharon Stone devint une star mondiale. Il ne s’agit pas tant de crudité que d’invention. Sous le thriller postmoderne se cacherait presque un manifeste féministe : la façon dont Sharon Stone mène les hommes a renouvelé l’image de la femme dans le cinéma hollywoodien. Aurélien Ferenczi, 2022.


Nick Curran (Michael Douglas), inspecteur de police à San Francisco, enquête sur le meurtre d’une star du rock, Johnny Boz, tué de trente et un coups de pic à glace par une inconnue alors qu’il faisait l’amour. Nick apprend que le chanteur fréquentait Catherine Tramell (Sharon Stone), riche et brillante romancière. Au cours de son enquête, il s’aperçoit que les parents de Catherine sont morts dans un accident suspect, que son professeur de psychologie a été assassiné dix ans plus tôt à coups de pic à glace et qu’enfin, une de ses meilleures amies a, en 1956, tué ses trois enfants et son mari. 

Ce thriller sexuel qui fit couler beaucoup d’encre en raison de scènes scandaleuses est le résultat de l’association explosive entre le scénariste sulfureux Joe Eszterhas, figure du Hollywood cocaïné des années 80 et des « concept films » produits par Don Simpson (Flashdance entre autres) et le réalisateur Paul Verhoeven, génie provocateur, satiriste et visionnaire venu des Pays-Bas et auréolé du succès de ses deux premiers films hollywoodiens, incursions réussies dans la science-fiction : RoboCop et Total Recall

Le résultat sera un néo thriller récapitulatif de tout un courant du cinéma criminel et érotique hollywoodien illustré de la décennie précédente par Brian De Palma, avec des films comme Pulsions ou Body Double qui eux non plus ne cachaient pas leur dette envers Alfred Hitchcock. Ils l’exhibaient, au contraire, alors que Verhoeven se montre plus discret avec ses citations et emprunts au maître du suspense même si le décor de San Francisco, de longs plans sinueux, le dédoublement de la femme désirée et la musique de Jerry Goldsmith renvoient directement à Sueurs froides. Basic Instinct entretient aussi de nombreuses similitudes avec Ténèbres de Dario Argento, « giallo » brutal et glacé dans lequel un écrivain de polars était mêlé à des crimes sadiques. Basic Instinct vu à l’époque de sa sortie comme un film purement commercial – ce sera d’ailleurs le plus gros succès public de Verhoeven – doit pourtant être réinscrit dans la filmographie du cinéaste qui avait déjà abordé le thème de la mante religieuse dans un film de sa période hollandaise, Le Quatrième Homme, dans lequel un écrivain catholique et homosexuel était obsédé par une femme fatale blonde présentant de nombreux points communs avec le personnage de Catherine Tramell. Malgré un scénario peu subtil qui distille des scènes de sexe assez grotesques, Verhoeven parvient à signer un vrai film d’auteur – le grotesque et la trivialité traversant d’ailleurs toute son œuvre, à la manière des grands peintres flamands auxquels il se réfère. Il n’y avait que Verhoeven pour bousculer avec autant de violence et d’ironie la censure et le puritanisme anglo-saxon, montrant le sang mais aussi le sperme, les organes et les corps nus, soulignant l’angoisse et la peur qui entourent la sexualité aux Etats-Unis, beaucoup plus choquante et réprimée que la violence dans les productions hollywoodiennes. Le matériau d’origine est transcendé par la virtuosité et l’intelligence de la mise en scène qui multiplie les longs plans très chorégraphiés. Ce qui différencie peut-être Basic Instinct des autres films – américains et hollandais – de Verhoeven c’est l’absence de dimension politique et critique qui en fait, malgré les apparences, un spectacle bien moins dérangeant que Showgirls ou Starship Troopers. Basic Instinct restera pourtant dans l’histoire du cinéma américain contemporain pour avoir inventé une actrice indissociable de son personnage, avatar postmoderne de la garce vénéneuse des films noirs. Verhoeven avait déjà offert à Sharon Stone, petite actrice de téléfilms et de séries B, un rôle court mais mémorable dans Total Recall dans lequel elle campait une femme double, ange et démon, épouse dévouée et tueuse sans merci, changeant de masque avec une agilité aussi spectaculaire que son aptitude au corps à corps. Sharon Stone deviendra une star planétaire grâce à Basic Instinct et son interprétation brillante de Catherine Tramell (le rôle avait été refusé par de nombreuses actrices effrayées par les scènes érotiques), capable de faire cohabiter une sexualité explicite – l’actrice ne cache rien de son intimité – et de demeurer une énigme insondable, avec un charme pervers et une palette émotionnelle très riche qu’elle n’aura malheureusement plus souvent l’occasion de déployer dans de bons films par la suite, mis à part le superbe Casino de Martin Scorsese en 1995. Olivier Père, 2014.

MISERY

de Rob Reiner, 1990, US, 1h47, Couleurs

avec James Caan, Kathy Bates, Richard Farnsworth


RÉSUMÉ : Au volant de sa voiture, Paul Sheldon, écrivain très en vogue, savoure l'instant. Il vient de finir le dernier volume d'une saga dans lequel il a fait disparaître Misery, l'héroïne qui l'a rendu célèbre mais qui est devenue pesante et qu'il s'est mis à détester cordialement au fil des épisodes. Pris dans une tempête de neige, il perd le contrôle de son véhicule, qui s'écrase dans un ravin. Inconscient, les deux jambes brisées, Paul est recueilli par Annie Wilkes, une ancienne infirmière qui vit dans une maison isolée. A son réveil, il s'aperçoit qu'il est coupé du monde et que sa singulière hôtesse, fan inconditionnelle de ses ouvrages, entend le garder en son pouvoir... 


POINT DE VUE : Paul Sheldon, auteur à succès, fait pleurer des millions de Margot avec les aventures rose-mélo de Misery Chastain. Mais après tant d'années de vie commune, il décide de la « tuer » dans un dernier roman. Alors qu'il se rend chez son éditeur avec son manuscrit, il est victime d'un terrible accident de voiture. À son réveil, les deux jambes brisées, Paul fait la connaissance d'Annie. Elle l'a soigné, recueilli avec amour dans sa petite maison isolée. Elle est la plus grande fan de Misery. 


Après Stand by me, Rob Reiner renoue intelligemment avec l'univers de l'écrivain Stephen King. Le cinéaste gomme une partie (une partie seulement !) des tortures physiques inouïes qui émaillent le roman, au profit d'une tension psychologique nettement plus éprouvante : Massive, imposante, la comédienne Kathy Bates est à elle seule symbole d'enfermement. En contre-jour ou contre-plongée, son corps condamne les issues : elle est la porte, les murs, elle est la prison. La première force de Misery est d'avoir su utiliser cette silhouette compacte comme un décor menaçant. La brave Annie se transforme peu à peu en bourreau, noyant insensiblement son regard de ménagère placide dans les eaux troubles de la folie meurtrière. La dépendance de Paul, impotent, humilié, terrorisé, génère plus de suspense et de malaise que les traditionnelles explosions de violence. Thriller en huis clos, efficace et étouffant, Misery est aussi une parabole glaçante sur l'angoisse de l'écrivain « prisonnier » de son lectorat, et de son succès. Télérama, 1998.

SANS PITIÉ

The Merciless

de Sung-hyun Byun, 2017, Corée du Sud, 2h, Couleurs

avec Kyung-Gu Sol, Si-wan Yim


RÉSUMÉ : Lorsque le jeune Jo Hyun-soo sort de prison, Han Jae-ho, qui est le lieutenant du traficant de drogue Ko Byung-chul, l'attend. Ils ont fait connaissance en prison et Han Jae-ho lui avait proposé de rejoindre son équipe après leurs libération. Une fois dehors, ils participent à un trafic de drogue avec des russes. De son côté, l'inspectrice Chun met tout en oeuvre pour faire tomber les barons de la drogue.


POINT DE VUE : Il va encore falloir ajouter un nom à la longue liste des réalisateurs coréens qui font sensation : Sung-hyun Byun s'impose d'emblée comme une valeur sûre du thriller. Sans pitié est un bel exemple de retour à l'envoyeur. Ou comment, aujourd'hui, les Asiatiques se mettent à réaliser des polars d'après des films américains eux-mêmes inspirés en leur temps par l'Asie. Ainsi, Sans pitié surfe sur la trame des Infiltrés, de Martin Scorsese, remake du film hongkongais Infernal Affairs, mais en rajoute sur tous les plans, dans la construction comme dans la mise en scène violente et ultra-stylisée. Donc, il était une fois un caïd de presque 50 ans, sexy et ricanant, qui fait la loi en prison. Alors que son règne est remis en cause, il est soutenu par un éphèbe, aussi violent que lui, mais d'une loyauté totale. Une fois le duo dehors, le caïd fonde tous ses espoirs de conquête de pouvoir dans son gang sur ce jeune homme. Pourtant, il sait que l'ange est un policier infiltré. Quant à la femme flic qui les surveille, elle se montre elle aussi sans pitié, du moment qu'elle peut faire tomber des barons de la drogue. 


Pour apprécier cet impressionnant polar, il est déconseillé d'avoir une demi-minute d'inattention. Entre deux fusillades aux chorégraphies somptueuses et trois mouvements de caméra incroyables, les intentions des personnages semblent impénétrables, puis tout s'éclaire dans un flash-back brillant. Même le paternalisme qui naît entre le cynique et le jeune premier est plus complexe qu'il n'y paraît. Car, dans un monde de brutes, les amours, même refoulées, finissent toujours mal... Guillemette Odicino, 2017. 

LES INFILTRÉS

de Martin Scorsese, 2006, US, 2h31, Couleurs

avec Leonardo DiCaprio, Matt Damon, Jack Nicholson


RÉSUMÉ : Dans les quartiers de la police de Boston, deux recrues passent leurs derniers tests d'aptitude avant d'être o"iciellement intégrées aux forces de police de la ville. Colin Sullivan, protégé depuis sa jeunesse par Frank Costello, le caïd des quartiers Sud, intégre l'unité des enquêtes spéciales, sous les ordres d'Ellerby. Sullivan est l'informateur de Costello. Billy Costigan, autre brillante recrue, est repéré par le capitaine Queenan, qui décide d'en faire un agent infiltré au sein de la bande de Costello. Ainsi, tandis que Sullivan permet à Costello d'éviter les filets de la police, Costigan tente peu à peu de gagner la confiance du gangster... 


POINT DE VUE : Que Martin Scorsese se soit inspiré du film hongkongais Infernal Affairs n’a aucune importance, tant il a imprégné l’intrigue de son style à lui, ce mélange d’hystérie spectaculaire et de moralisme plus ou moins secret. Colin et Billy ne sont pas des frères de sang, mais ils sont jumeaux dans l’âme. Les deux postulent pour entrer dans la police de Boston. Mais si Colin est accueilli avec respect au sein des Enquêtes spéciales, Billy est humilié par ses chefs, qui ne l’engagent que pour qu’il joue l’infiltré auprès de Frank Costello, parrain vieillissant de la pègre irlandaise. 

Dans des scènes courtes, ardentes, selon une adéquation parfaite entre violence et dialogues, Scorsese filme la peur. Celle qui étreint ces êtres sans foi ni loi, se traquant les uns les autres. Il déploie un univers où l’ordre social ne repose que sur des simulacres et où les fils ne pensent qu’à tuer des pères qui les auront mis au monde pour les berner et les trahir. Pierre Murat, 2022.

A BEAUTIFUL DAY

You Were Never Really Here

de Lynne Ramsay, 2017, GB, 1h29, Couleurs

avec Joaquin Phoenix, Alessandro Nivola, John Doman


RÉSUMÉ : Joe, vétéran de guerre, est revenu traumatisé de son séjour sur le front. Massif, brutal et taiseux, l'homme gagne sa vie en exécutant des contrats comme tueur à gages. Une fois ses missions accomplies, il retourne dans la maison où il vit avec sa vieille mère, qui ignore tout de ses activités. Son quotidien bascule quand on l'embauche pour retrouver Nina, la fille du sénateur Albert Votto, enlevée par un réseau de prostitution. Votto ne veut pas que la police se mêle de ce kidnapping et charge Joe de lui ramener son enfant saine et sauve. Joe s'acquitte de sa mission et délivre l'adolescente, mais au prix d'un terrible carnage. Bientôt, il se retrouve poursuivi par la police... 


POINT DE VUE : Attention, ça secoue ! Joe est un exécuteur de basses œuvres à l’efficacité redoutable. Son arme fétiche ? Un marteau. Joe est aussi sujet à des pulsions suicidaires, liées à des traumatismes en série qui se devinent à travers des flash-back très brefs, aux allures d’hallucinations morbides. Quand Joe est chargé par un sénateur de la côte Est de retrouver sa fille fugueuse, il découvre un réseau de prostitution adolescente aux dangereuses ramifications politiques. 

Il est curieux que le Festival de Cannes 2017 ait choisi de récompenser Lynne Ramsay pour ce scénario très mince, variation sommaire du Taxi Driver de Scorsese. Car c’est sa mise en scène qui impressionne. Par sa sophistication visuelle et sonore. Par ses longs plans contemplatifs qui alternent avec de soudains éclairs de violence sèche. Et par son montage aux ellipses audacieuses. 

Pas de contestation, en revanche, pour le Prix d’interprétation attribué à Joaquin Phoenix. L’acteur, méconnaissable, joue du contraste entre son physique de gros nounours et la brutalité de son personnage. Une vraie bombe à retardement... Pour une fois économe dans ses effets, il se contente, le plus souvent, d’offrir à sa réalisatrice sa barbe hirsute, son corps massif et couturé de cicatrices, son mal-être. Quelle présence ! Samuel Douhaire, 2019.

LES AFFRANCHIS

Goodfellas

de Martin Scorsese, 1990, US, 2h21, Couleurs

avec Ray Liotta, Robert De Niro


RÉSUMÉ : Brooklyn, dans les années 50. Depuis l'enfance, le jeune Henry Hill rêve de devenir gangster. A 16 ans, il se met en selle auprès de Paul Cicero, un caïd local, et commet ses premiers délits. Arrêté et interrogé, il refuse de parler et gagne ainsi le respect du milieu. A sa sortie de prison, il fait la connaissance de James Conway et de Tommy DeVito, deux truands d'une extrême violence, et se lance avec eux dans des trafics de grande envergure. Karen, une jeune bourgeoise qu'il courtise et finit par épouser, ne devine sa profession qu'après être passée devant l'o#icier d'état-civil. Grisé par le succès, Henry multiplie les coups les plus audacieux... 


POINTS DE VUE : Scorsese ne s’attendrit pas. Il impose l’image sulfureuse du gangstérisme ordinaire. Ses procédés de narration sont vertigineux, éblouissants. La caméra frétille, s’envole, instable, nerveuse, folle. Du grand cinéma au service d’une morale par le contre-exemple : une morale de moraliste, pas de prédicateur. Le jeune Ray Liotta est excellent dans un personnage difficile : un gommeux avantageux, effrayant de médiocrité satisfaite. De Niro, comme toujours, est génial. Gilbert Salachas, 1995.


« J’ai toujours voulu devenir un gangster », assène la voix off de Henry Hill, juste après un prologue inoubliable de violence acharnée. À 12 ans, Henry, le petit Siciliano-Irlandais, se fait adopter par le milieu. Scorsese a-t-il jamais fait mieux que ce portrait d’hommes entre eux avec leurs règles, leur loi du silence, leur brutalité, leur volonté d’appartenir à une « famille » dont les liens perdurent dans le sang des autres ? Le scénario remarquablement écrit, la mise en scène limpide mènent progressivement le héros et le spectateur au cœur de la paranoïa. À l’adoration du dieu Argent succède la nécessité de sauver sa peau, y compris en trahissant le clan. 

Les « affranchis » sont quatre. Paul Cicero, le parrain à l’ancienne, réunit ses troupes autour de la pasta et tient avant tout à sa tranquillité. Le nerveux Jimmy Conway peut décimer sa bande au grand complet pour ne pas partager un butin. Henry, qui veut la vie facile, sera le premier à toucher à la drogue et à tomber. Tommy, le détraqué, reste incontrôlable (Joe Pesci, effrayant) au point de devenir dangereux pour l’organisation. En filmant leur quotidien criminel tragi-comique, Scorsese, sans jamais faire la leçon, nous plonge dans le dégoût. Un immense film noir et moral. Guillemette Odicino, 2021.

Les Affranchis (Goodfellas, 1990) raconte l’ascension et la chute d’un jeune homme né à Brooklyn et qui a toujours rêvé de devenir gangster. Il y parviendra, au détriment de tout le reste : son couple, ses complices, ses amis et ses affaires voleront en éclat à l’issue d’une vie d’excès de violence et de trahison qui connaîtra un épilogue tragi-comique. Les Affranchis est adapté d’un récit de Nicholas Pileggi, « Wiseguy », qui s’inspirait de l’histoire vraie d’un petit truand, Henry Hill, (interprété par Ray Liotta dans le film), entre 1955 et 1980. Scorsese, en pleine forme, filme la mafia comme personne et aborde la drogue de front, une des clés de la frénésie de ses mises en scène. Comme dans Mean Streets le cinéaste oscille entre approche documentaire pseudo néo-réaliste et stylisation extrême, orchestrant la rencontre entre ses souvenirs de jeunesse (la communauté italo-américaine de New York) et ses souvenirs de cinéphile (Michael Powell en tête). Casino (chef-d’œuvre de 1995, sans doute le film le plus ambitieux du cinéaste, véritable fresque intimiste sur un couple et un homme sans qualité employé par la mafia) reprendra les thèmes des Affranchis pour les développer et les approfondir. Mean Streets, Les Affranchis et Casino forment une trilogie sur le fonctionnement de la mafia mais surtout sur la « vieillesse du même » (le couple formé par Scorsese et De Niro, le film criminel, la production indépendante américaine) où le cinéaste évoque l’évolution du gangstérisme, des petits voyous de quartier jusqu’à l’organisation économique de Las Vegas filmée comme un documentaire cauchemardesque sur la société capitaliste mais aussi de son propre cinéma de plus en plus virtuose et flamboyant. On pourrait comparer les trois films à Rio Bravo, El Doraro et Rio Lobo, sauf qu’à la différence de Hawks le dernier film de la série est le meilleur chez Scorsese. Olivier Père, 2015.

LES NERFS À VIF

Cape Fear

de Jack Lee Thompson, 1962, US, 1h46, Noir et Blanc

avec Gregory Pack, Robert Mitchum, Polly Bergen


RÉSUMÉ : Un ancien bagnard, jadis condamné pour viol sur le témoignage d’un avocat, terrorise la famille de celui-ci.


POINT DE VUE : Les Nerfs à vif est un solide thriller qui permet de frissonner agréablement. C’est la plus évidente (même si elle est relative) réussite de Jack Lee Thompson, cinéaste anglais exilé à Hollywood où à partir du succès des Canons de Navarone il enchaînera une profusion de films commerciaux, pas toujours aussi nuls qu’on l’a dit mais sans aucune ambition, véhicules peu reluisants pour Anthony Quinn (Passeur d’hommes, L’Empire du Grec) ou un Charles Bronson en fin de carrière pour Dino De Laurentiis ou Golan-Globus (de Monsieur Saint-Yves et Le Bison blanc jusqu’à Kinjite, sujets tabous, son dernier film). Anticipant ses polars douteux des années 80 (Le Justicier de minuit, dans lequel Bronson traquait un serial killer naturiste), Les Nerfs à vif est déjà un film noir sécuritaire qui baigne dans une phobie inquiétante de l’Autre. 


En l’occurrence Robert Mitchum, un ancien détenu désirant se venger du témoin qui huit ans auparavant l’a envoyé en prison, pour une affaire de viol. Mitchum interprète avec gourmandise ce personnage de corrupteur, incarnation paillarde et brutale du Mal, souvent filmé torse nu, au cas ou on n’aurait pas remarqué sa bestialité. De toutes façons, tout le monde est antipathique dans Les Nerfs à vif. Mitchum, en diablotin goguenard, n’est vraiment pas sortable. Donc pas d’apologie du Mal. Quant à sa proie Gregory Peck, raide comme un piquet, il est impossible de s’identifier ou d’éprouver la moindre compassion pour son personnage d’avocat chiant comme la pluie qui craint pour sa famille, maintenant que le fauve est lâché. Sa famille, parlons-en : une épouse effacée, une fillette horrible, sorte d’adulte miniaturisé. Une vision totalement déprimante et pas forcement volontaire. Le film, parabole sur la contamination (et la séduction) du Mal, décrit déjà un monde pourri par les entorses et les arrangements (avocat véreux, flic conciliant, détective adepte de la manière forte...). Lorsque Peck décide de passer du côté de la légitime violence, en optant pour une justice privée en face de la léthargie de la loi, il est bien peu convaincant, tant comme personnage que comme interprète. Au moment de l’ébauche de transfert entre les deux ennemis dans un duel nocturne et aquatique, Peck sort soudain de sa torpeur pour sombrer immédiatement dans la grandiloquence. Que reste-t-il des Nerfs à vif, hormis la composition amusante de Mitchum ? La musique de Bernard Herrmann, qui deux ans après Psychose réutilise la stridence des violons pour créer un climat d’angoisse nettement plus moderne que les mouvements de caméra de Lee Thompson


Et surtout, comble du paradoxe, un remake portant le même titre, réalisé par Martin Scorsese en 1991 qui développe la perversité de l’histoire en décuplant les scènes de violence par une virtuosité exhibitionniste. Si on peut trouver le remake de Scorsese nettement plus abouti que son modèle, on ne boudera pas le bon petit film noir de Jack Lee Thompson, qui distille avec une régularité un peu trop mécanique fausses frayeurs et scènes chocs sans hélas oser aller (faute de talent ou de liberté ? Sans doute les deux) aussi loin que son sujet laissait l’espérer. Il faudra attendre Scorsese pour cela. Olivier Père, 2012.

LES NERFS À VIF

Cape Fear

de Martin Scorsese, 1991, US, 2h08, Couleurs

avec Robert De Niro, Nick Nolte, Jessica Lange


RÉSUMÉ : Max Cady vient de passer quatorze ans dans un pénitencier, reconnu coupable du viol et du meurtre d'une adolescente. Il n'a qu'une idée en tête : se venger de l'avocat, Sam Bowden, qui l'a jadis fait condamner. Cady est persuadé que Bowden a fait disparaître des pièces du dossier d'instruction afin de s'assurer de sa condamnation. L'ancien détenu s'installe en Floride, dans la petite ville où vivent Sam, sa femme Leigh et leur fille Danielle. Il s'immisce dans l'entourage des Bowden, empoisonne leur chien, défigure la maîtresse de Sam et poursuit Danielle de ses assiduités. Hors de lui, Bowden demande à des petits voyous de s'occuper de Cady. Contre toute attente, il terrasse ses agresseurs... 


POINT DE VUE : Certains grands cinéastes font toujours le même film. Martin Scorsese, lui, ne cesse de tout remettre à plat. Un bon exemple au début des années 1990 : Les Nerfs à vif (1991) ont certes un air de famille avec Les Affranchis (1990), mais n’annoncent pas vraiment l’élégant Temps de l’innocence (1993) ni Casino (1995). Ici, il s’agit de stress, d’angoisse, de succion des cervelles par un salaud qui vous siffle sur la tête — Robert De Niro. Sa cible : la famille d’un avocat (Nick Nolte) qui ne s’est pas foulé pour lui éviter une lourde peine de prison. Soit la même histoire ou presque qu’un thriller oubliable de Jack Lee Thompson réalisé en 1962. 

Pour que les nerfs du spectateur soient aussi à vif, Scorsese se lance dans un exercice de style assez périlleux. Ça bouge (la caméra), ça cogne (les acteurs), ça claque (les raccords). Car ceci est un conte, ou un fantasme. Voire une métaphore, baroque et tapageuse. 

De Niro ne fait pas dans la dentelle. Démon que n’atteignent ni les flammes ni les barres de fer, il est la mauvaise conscience de la bourgeoisie américaine, hypocrite, autocratique, puritaine. Un personnage allégorique en qui Scorsese parvient à faire tenir quelques-unes de ses obsessions : la foi, le sang, la vengeance. Ce qui nécessite un talent certain. Michel Bezbakh, 2021.

Le remake de Martin Scorsese, réalisé en 1991 et produit par Steven Spielberg, développe la perversité de l’histoire en décuplant les scènes de violence avec une virtuosité exhibitionniste. On comprend que Spielberg et Scorsese ont voulu réaliser leur sur-thriller à eux, après les succès-surprise du Silence des agneaux et de Seven. Superbe photographie maniériste de Freddie Francis, aux couleurs flamboyantes, reprise du thème de Bernard Herrmann, séquences psychotiques que n’aurait pas renié Brian DePalma... Ainsi, la menace sexuelle que représente Mitchum pour la fille de Peck se résume-t-elle à une simple approche frontale dans la version de 1962 tandis que Scorsese instaure dans sa mise en scène une relation bien plus érotique – la fameuse scène du suçage de pouce dans le campus entre De Niro et Juliette Lewis. Si on peut trouver le remake de Scorsese, pourtant fraîchement accueilli par la critique à sa sortie, nettement plus abouti que son modèle (c’est l’un des derniers grands films de Scorsese et aussi l’une des dernières compositions remarquables de Robert De Niro, parfait et terrifiant en histrion démoniaque), on ne boudera pas le bon petit film noir de Jack Lee-Thompson, qui distille avec une régularité un peu trop mécanique fausses frayeurs et scènes chocs sans hélas oser aller (faute de talent ou de liberté ? Sans doute les deux) aussi loin que son sujet laissait l’espérer. Il faudra attendre Scorsese pour cela. Olivier Père, 2015.

DUEL

de Steven Spielberg, 1971, US, 1h32, Couleurs

avec Dennis Weaver, Jacqueline Scott, Eddie Firestone


RÉSUMÉ : Le représentant de commerce, David Mann, au volant de sa voiture, est soudain bloqué par un énorme camion qui roule lentement en dégageant une épaisse fumée. Il le dépasse. Le camion le dépasse à son tour. C’est le début d’un jeu du chat et de la souris entre David Mann et le conducteur invisible du poids-lourd. Un duel à mort !


POINTS DE VUE : Tourné pour la télévision, ce film y remporta un tel succès lors de sa diffusion par A.B.C. que la Universal décida de le sortir en salles. Coup d’essai, coup de maître pour le très jeune Steven Spielberg (25 ans) qui a magistralement mis en scène cette histoire signée Richard Matheson, grand romancier du fantastique. Le monstrueux camion que doit affronter David Mann (dont le nom signifie « homme ») n’est-il pas, comme plus tard le grand requin des Dents de la mer, la réincarnation moderne du Dragon des contes de fées, de toutes les terreurs ancestrales ? L’hostilité entre automobilistes, la violence des affrontements sur la route, nous ramènent aussi, d’une certaine manière, à l’âge de pierre. D’où l’efficacité étonnante du film réalisé avec un petit budget. Gérard Lenne, 1995.


Réalisé pour la télé par un inconnu de 24 ans nommé Steven Spielberg, devenu phénomène après sa diffusion sur la chaîne ABC en 1971, distribué au cinéma en Europe, Grand Prix à Avoriaz en 1973... le film est taillé dans la légende. 

Duel impressionne instantanément. L'effet, sans doute, de la simplicité presque provocante de son argument : dans un coin paumé de l'Amérique, un représentant de commerce double, au volant de sa petite berline, un énorme camion, qui ne le quittera plus. Devant ou derrière, mais partout menaçant, obsédant. 

On doit ce scénario à Richard Matheson, qui avait écrit celui de L'Homme qui rétrécit (1957), de Jack Arnold, dont le héros finissait quasiment dans la gueule d'un gros chat. Le même genre de peur est à l'oeuvre ici : ce qui était familier devient danger de mort pour l'être humain, dont la terrible fragilité éclate au grand jour. Spielberg, quant à lui, a su tirer le meilleur d'une idée de Matheson : ne jamais montrer l'homme au volant du camion. Ses motivations restent, du même coup, dans l'ombre : mauvais plaisantin, sadique pervers ? Duel vise clairement des pulsions obscures comme celles qu'explorait Hitchcock, salué par une musique qui rend hommage à Psychose. Frédéric Strauss, 2016.

Un automobiliste est traqué par un camion fou sur les routes du désert de Californie. Steven Spielberg n’a que 25 ans lorsqu’il réalise Duel pour la télévision. Le résultat est si impressionnant que Duel sera distribué dans les salles de cinéma en dehors des Etats-Unis, enrichi de séquences supplémentaires pour atteindre la durée d’un long métrage. Duel remportera en France le grand prix du Festival d’Avoriaz, remis des mains de René Clément. Duel est un brillant exercice de style dans lequel Spielberg a parfaitement intégré l’art du suspense selon Hitchcock. Spielberg se souvient à la fois de La Mort aux trousses – du paysage du désert américain surgit une menace mécanique imprévisible qui fond sur sa proie – et Psychose – chaque agression du camion fou est filmée comme une scène de meurtre, ou de viol. Cette fiction du dérèglement fait surgir l’épouvante et le fantastique de l’environnement le plus banal et quotidien. Le scénario est signé Richard Matheson, qui adapte l’une de ses nouvelles pour le petit écran. L’écrivain avait déjà derrière lui une solide expérience au cinéma mais aussi à la télévision où il avait par exemple collaboré à la géniale série de science-fiction La Quatrième Dimension

Duel ne cherche jamais à résoudre l’énigme de l’acharnement du poids lourd monstrueux contre la Ford Plymouth. Spielberg met en scène l’angoisse de l’homme américain moderne confronté au vide de son existence. Le film en devient presque abstrait, métaphysique. Aucune trace du sentimentalisme ou de la mièvrerie qui sera souvent reproché à Spielberg dans ses succès ultérieurs. Duel est un film cruel et sans concession qui marque l’entrée fracassante d’un jeune wonderboy dans le cinéma américain des années 70. Olivier Père, 2017.

LE FAUCON MALTAIS

The Maltese Falcon

de John Huston, 1941, US, 1h40, Noir et Blanc

avec Humphrey Bogart, Mary Astor, Peter Lorre


RÉSUMÉ : Spade et Archer tiennent une agence de détectives privés. Lorsque Brigid O'Shaughnessy les charge de filer un certain Thursby, ils mettent le doigt dans un engrenage meurtrier. Pour commencer, Archer est assassiné au cours d'une filature. Une statuette représentant un faucon semble être la clé de l'affaire... 


POINTS DE VUE : Avec ce polar exemplaire, John Huston faisait une entrée triomphale dans le métier. Il était scénariste, il devient réalisateur de première grandeur. Illustrant fidèlement un roman de l’excellent Dashiell Hammett (lui-même ex-privé), il a contribué à imprimer un nouveau style au cinéma policier, le film « noir », moins fondé sur la surprise qui est au bout de l’enquête que sur la description des comportements. Sam Spade  est un bon professionnel. Il fréquente la pègre plus ou moins dorée, mais conserve son intégrité morale. C’est un blasé actif. Humphrey Bogart a fait merveille dans ce rôle qui est au départ de sa propre légende, celle d’un homme courageux, obstiné, intelligent, voire machiavélique, mais, au fond, incorrigiblement vertueux. Rien de ce qui est humain l’indiffère, même s’il sait que la nature humaine est faible. John Huston s’est fait une spécialité de ce type de personnage attiré par l’action plus que par la récompense qui est au bout de l’action. On a dit que ce héros « hustonien » était voué à l’échec. C’est vrai. Ses films sont pessimistes, mais pas désespérés. Le style est sobre, sec, percutant. L’image est toujours artistiquement composée, dans les tonalités propres aux films noirs : un expressionnisme du plus bel effet plastique. La nuit est noire, les lumières frisantes donnent du relief aux personnes et aux objets. Le tempo est rapide, le rythme haletant. Le Faucon maltais est l’admirable prototype d’un genre devenu classique. Il est taillé dans « l’étoffe dont sont faits les rêves ». Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.


En 1941, quand John Huston, jeune scénariste de 35 ans, choisit, pour sa première mise en scène, d’adapter Dashiell Hammett, il suit les conseils de Howard Hawks, qui lui recommande de « juste tourner le livre ». De fait, cette adaptation Warner des aventures du détective Sam Spade — la troisième en moins de dix ans — est la plus fidèle au roman, notamment à ses dialogues si réalistes. Huston a un petit budget, peu de temps... et ce prototype de film noir, presque entièrement tourné en intérieurs, vaut moins pour ses trouvailles stylistiques que pour la qualité de son interprétation et le nihilisme poisseux de son sujet. 

Bogart n’est que le deuxième choix du cinéaste, car George Raft, la star du studio, a refusé le rôle (comme il refusera Casablanca...). Tant mieux : Bogie, jusque-là cantonné aux seconds rôles de bad guy, trouve sa voie, donnant à son personnage une vérité et une ambiguïté morale inédites. Face à lui, Peter Lorre et Sydney Greenstreet, eux aussi à la recherche de la statuette mythique, rivalisent de cabotinage. Mais c’est l’entortillage poisseux du récit qui fait mouche. Tout le monde est en retard sur les événements, et les dialogues concernent moins les causes inextricables de l’action que ses conséquences possibles : comme dit Bogart à Mary Astor, « si tu prends vingt ans, je t’attendrai ; si c’est perpète, je garderai un bon souvenir de toi... ». Charmant. Aurélien Ferenczi, 2019.

LA PROIE

Cry of the City

de Robert Siodmak, 1948, US, 1h35, Noir et Blanc

avec Victor Mature, Richard Conte, Debra Paget


RÉSUMÉ : Blessé dans un affrontement avec les forces de l'ordre, au cours duquel il a tué un policier, Martin Rome est hospitalisé. Le lieutenant Candella, originaire comme Rome du quartier italien de New York, Little Italy, et camarade d'enfance du malfrat, cherche à savoir où se trouve Teena Riconti, son amie et présumée complice. Niles, avocat de Whitey Leggett, voudrait pour sa part convaincre Rome, que les médecins disent condamné, de s'accuser du meurtre de madame De Grazia, pour innocenter son client. Il le menace d'enlever Teena. Inquiet pour son amie, Rome parvient, grâce à un employé quelque peu simplet, à s'échapper de l'hôpital... 


POINT DE VUE : Martin Rome a été blessé au cours d'un échange de coups de feu avec un policier qu'il a abattu. Cloué sur son lit d'hôpital, il est soupçonné par le lieutenant Candella d'un autre meurtre, assorti d'un vol de bijoux. Comme Rome, Candella vient de Little Italy, le quartier new-yorkais des immigrés italiens. 


La Proie fait partie des polars semi-documentaires dont s'enorgueillissait alors la 20th Century Fox. Le producteur Louis de Rochemont - qui a parfois été surnommé « le Rossellini américain » - avait créé les lois du genre : tournage semi-clandestin en extérieurs, réalisme des situations et exaltation du labeur quotidien des forces de l'ordre... 

Siodmak s'adapte sans peine à ces contraintes. Il montre surtout avec brio comment flic et truand, issus du même milieu, se ressemblent, et pourraient même échanger leurs rôles - c'est d'ailleurs Victor Mature qui, à l'origine, devait incarner le « méchant ». 

Si le happy end moraliste peut paraître conventionnel, certains passages sont saisissants : l'évasion de Martin, un prodige de montage visuel et sonore, et l'apparition de la massive masseuse, Rose, qui vient donner de la chair - mais de la chair menaçante ! - à cette histoire très sage... Télérama, 2011.

LE CHAT À NEUF QUEUES

de Dario Argento, 1971, Italie, 1h55, Couleurs

avec Karl Malden, James Franciscus, Catherine Spaak


RÉSUMÉ : Le gardien de l'institut Terzi, un établissement spécialisé dans les recherches génétiques, a été assassiné. Un voisin aveugle, Franco Arno, et sa jeune nièce sont entendus dans le cadre de l'enquête en tant que potentiels témoins auditifs, Franco ayant entendu, le soir du meurtre, deux hommes discuter dans une voiture garée devant l'institut. L'affaire intéresse grandement Carlo Giordani, un journaliste curieux et fouineur. Aidé par Arno, il tente bientôt de découvrir le meurtrier en suivant la même piste que la police. Le travail est d'envergure car pas moins de neuf possibilités se présentent à eux. D'autres décès sont encore à déplorer...


POINTS DE VUE : Un criminel vole des dossiers compromettants dans une clinique spécialisée dans les recherches génétiques. Les médecins et journalistes qui cherchent à élucider l'affaire sont assassinés. Avant de réaliser des films d'horreur vaguement parodiques, Dario Argento a mis en scène des polars paranoïaques, à mi-chemin du pastiche des séries Z hollywoodiennes et du recyclage « à l'italienne » des plus efficaces recettes d'Alfred Hitchcock. Ici, grâce à l'action conjuguée d'un aveugle doté de pouvoirs télépathiques et d'un journaliste séducteur. Mais, avant le dénouement, Argento prend soin de multiplier les bifurcations scénaristiques et formelles. Dès qu'un personnage progresse dans la compréhension de l'énigme, il est immédiatement victime d'un serial killer invisible. Ce crescendo meurtrier finit par instaurer un climat délétère où tout un chacun devient suspect. Le scénario, emberlificoté à souhait, n'empêchera pas les amateurs de films loufoques et inventifs de trouver de quoi satisfaire leur passion coupable. Télérama, 2007.


        Avant de bifurquer vers un univers plus surnaturel avec une forte dominance pour le fantastique et l’horreur baroque (Les frissons de l’angoisse ou Suspiria), Dario Argento se lance dans la réalisation en mettant en scène sa "trilogie animale". Fort en deçà de L’oiseau au plumage de cristal, ce deuxième volet précédant Quatre mouches de velours gris se veut une enquête classique sans réel intérêt puisque l’issue n’est guère la priorité d’Argento qui privilégie davantage le climat claustrophobe et oppressant. En se jouant des poncifs du genre "whodunit" dont Hitchcock est le maître à penser, Argento, par l’entremise du giallo, apporte du sang neuf dans le cinéma italien comme Sergio Leone l’avait fait pour le western spaghetti (avec lequel d’ailleurs il a collaboré à l’écriture d’Il était une fois dans l’Ouest). Indéniablement, l’un des points forts du Chat à neuf queues est le concours d’Ennio Morricone (indissociable de Leone). Le prodigieux compositeur de "L’homme à l’harmonica" décrit mélodieusement les liens forts unissant l’ancien journaliste non-voyant (Karl Malden) à sa petite-nièce qu’il élève seul (laquelle sera une proie rêvée pour le tueur fou). Tout comme certaines scènes filmées en vue subjective, non sans rappeler Le voyeur de Michael Powell, venant renforcer le mystère et l’effroi sur l’identité de l’assassin dont on n’aperçoit que l’œil patibulaire. Celui- ci est traqué par un duo d’"enquêteurs" des plus originaux composé d’un aficionado de jeux d’esprit, guidé par son instinct et sa canne blanche, et d’un jeune journaliste charismatique dépêché sur les lieux du crime (James Franciscus, acteur de série B). Ne soyons pas aveugles : quarante ans d’avancées scientifiques plus tard, la génétique a fait du chemin au point de railler l’hypothèse obsolète du chromosome supplémentaire propice à la violence. Alternant dans son ensemble le bon et le moins bon, Argento est toutes griffes dehors lorsqu’il évoque son second film (qu’il considère comme le moins abouti de tous), reprochant à la production de lui avoir octroyé trop peu de liberté (un temps de tournage restreint, un casting international imposé...). Cela ne l’empêchera pas de rencontrer à nouveau un franc succès auprès du public et de séduire par la forme à l’esthétique travaillée qui atteindra quasiment la perfection avec TénèbresSébastien Schreurs, 2011.

TÉNÈBRES

Tenebrae

de Dario Argento, 1982, Italie, 1h40, Couleurs

avec Anthony Franciosa, Daria Nicolodi, John Saxon


RÉSUMÉ : Le séjour à Rome d’un célèbre auteur de romans policiers coïncide avec une série de meurtres sadiques directement inspirés du livre qu’il est venu présenter.


POINTS DE VUE : Est-ce son amitié avec Stephen King qui a inspiré à Dario Argento cette sombre histoire de serial killer ? Un écrivain américain, de passage à Rome pour la promotion de son dernier roman policier, reçoit les messages sibyllins d'un tueur sanguinaire, qui laisse des cadavres - soigneusement démembrés - sur sa route. 

Plus trace ici de surnaturel à la Suspiria : on est en plein giallo, cette forme ludique et perverse qu'a prise le polar en Italie. Sur fond de musique électronique - les Goblin à fond l'ampli -, Argento va loin dans le gore, à l'image d'une scène d'amputation à la hache censurée aux quatre coins de l'Europe. Peu importe l'intrigue : c'est le style qui fait mouche. Le maestro expliquera plus tard que Ténèbres a été conçu « comme un film de science-fiction, un film qui se passerait dans dix ans, dans une ville idéale aux splendides villas et aux parcs déserts ». D'où un décor post-moderne, étonnamment épuré, où dominent - c'est l'anti-Suspiria - le noir et le blanc, rendant les explosions de violence, et le sang vermillon qui les accompagne, encore plus spectaculaires. Ces séquences chocs (à déconseiller aux yeux frileux) rattrapent une interprétation inégale, et constituent l'atout d'un film vénéneux, profondément inquiétant. Télérama, 2011.

Dans la filmographie de Dario Argento, Ténèbres (Tenebrae, 1982) succède aux outrances baroques et décoratives de Suspiria et Inferno et entend marquer un retour au « giallo », soit le cinéma criminel transalpin, ancré dans la réalité urbaine de l’Italie malgré son sadisme exalté et ses intrigues tarabiscotées. Fidèle à son goût pour l’excès, Argento va appréhender ce retour au thriller sous l’angle de l’ultraviolence et de l’introspection. Il s’inspire d’une mésaventure survenue à New York durant la préparation d’Inferno – des menaces de mort téléphoniques d’un admirateur dérangé – pour imaginer l’histoire d’un écrivain de romans policiers à succès, mêlé à une série de meurtres commis par un lecteur fanatique. Le directeur de la photographie Luciano Tovoli nimbe le film d’une lumière blanche et clinique qui délaisse les zones d’ombres du cinéma d’horreur pour au contraire tout montrer, dans un environnement moderne et anonyme, le quartier romain de l’Eur. Le morceau de bravoure du film est l’exploration d’une maison par un regard omniscient qui survole le toit et observe de futures victimes par les fenêtres, sur une musique tonitruante de Claudio Simonetti. Ce plan-séquence virtuose a été réalisé avec la Louma, caméra placée sur un bras télescopique et contrôlée à distance, utilisée à l’époque du tournage pour apporter une fluidité et une agilité inédites aux prises de vues. L’hyper-réalisme de Ténèbres, son esthétisme inspiré par les séries télévisées américaines des années 80 ne font qu’accentuer la cruauté, la froideur et la brutalité du film. (Presque) tous les personnages sont antipathiques et périssent sous des coups de couteau, de rasoir ou de hache, hommes et femmes confondus dans une même rage nihiliste. La misanthropie d’Argento s’exprime surtout à l’égard des personnages masculins, interprétés par des bellâtres sur le retour. Ses actrices incarnent une sexualité charnelle et agressive, impitoyablement punie. Seule la chaste Daria Nicolodi est exclue de ce jeu de massacre érotique et morbide où les meurtres à l’arme blanche sont filmés comme des viols. Il n’est pas seulement question de guerre des sexes et de confusion mentale dans Ténèbres. Le film, le plus sanglant de son auteur, capte au-delà de son intrigue policière absurde le climat de violence terroriste et de contamination du crime dans toutes les strates de la société qui régnaient dans l’Italie du début des années 80. C’est la réponse gore et triviale de Dario Argento à Identification d’une femme de son maître Michelangelo Antonioni. Olivier Père, 2019.

ENQUÊTE SUR UNE PASSION 

Bad Timing

de Nicolas Roeg, 1980, GB, 2h02, Couleurs

avec Art Garfunkel, Theresa Russell, Harvey Keitel


RÉSUMÉ : Un psychanalyste, amoureux d’une jeune femme qu’on a retrouvée inanimée, est soupçonné par la police : il revit cette passion, jusqu’au moment où il l’a aimée une dernière fois…


POINT DE VUE : Enquête sur une passion marque l’apogée de la carrière de Nicolas Roeg. Le cinéaste britannique a pratiqué dans les années 70 un cinéma de la sensation, avec une prédilection pour les récits morcelés qui mêlent plusieurs temporalités, fantasmes et souvenirs. Sans doute sous l’influence d’Alain Resnais le cinéaste britannique envisage le cinéma comme un art du montage, pour y explorer des paysages mentaux dérangeants et malsains. Nicolas Roeg raconte dans ce film puzzle la déréliction d’une histoire d’amour entre un homme et une femme que tout oppose. De manière moins ostentatoire que dans L’homme qui venait d’ailleurs, Roeg s’y livre à un intimisme baroque qui associe à l’étude psychologique des stridences visuelles que n’aurait pas reniées le Dario Argento de la grande époque. 

Vienne, berceau de la psychanalyse, est le théâtre de ce thriller érotique où un psychiatre cherche à percer le mystère d’une jeune femme sensuelle et libre. La capitale autrichienne est aussi bien filmée que Venise dans Ne vous retournez pas. Nicolas Roeg utilise de nombreuses œuvres musicales et picturales dans un film où l’art occupe une place importante. Enquête sur une passion trouve un écho direct dans deux tableaux de peintres viennois, Le Baiser de Gustav Klimt et La mort et la jeune fille de Egon Schiele. 

Theresa Russell est magnifique dans le rôle de Milena. D’une beauté à couper le souffle, vénéneuse et autodestructrice, elle est géniale et invente un personnage féminin extraordinaire, ni victime ni femme fatale. Milena traverse le film entre la vie et la mort, au cœur d’une enquête à la fois policière et sexuelle. Nicolas Roeg sera le premier à être fasciné par l’actrice américaine, au point de l’épouser après le tournage et de la diriger dans quatre autres longs métrages, qui ne réitéreront pas totalement la réussite artistique d’Enquête sur une passion. Olivier Père, 2018.

L’EMMURÉE VIVANTE

Sette note in nero

de Lucio Fulci, 1977, Italie, 1h38, Couleurs

avec Jennifer O’Neill, Marc Porel, Gianni Garko


RÉSUMÉE : Virginia Ducci a des prémonitions. Elle sait que l'un des murs de la maison de son défunt mari abrite un cadavre. Mettre au jour ce terrible secret va s'avérer un geste funeste pour Virginia.


POINT DE VUE : L’Emmurée vivante (Sette note in nero, 1977) demeure l’un des meilleurs films de Lucio Fulci. C’est un thriller paranormal qui débute comme un roman-photo, à l’instar de nombreuses productions commerciales transalpines de l’époque. Le spécialiste de l’horreur à l’italienne, pas encore engagé dans sa période « gore », néglige les scènes sanglantes pour construire une intrigue autour des hallucinations d’une jeune femme, témoin involontaire d’un meurtre énigmatique. À la manière de Blow Up d’Antonioni, des « gialli » de Dario Argento ou Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, le film est une enquête policière dans laquelle l’héroïne doit trouver le sens des images mentales terrifiantes qu’elle a aperçues au volant de sa voiture lors de la traversée d’un tunnel de montagne, et qui la conduisent d’abord vers de fausses pistes. Le film illustre la thématique fulcienne de la superposition d’univers disjoints, du point de rencontre entre le rêve et la réalité, le passé et le présent, le monde des morts et celui des vivants. Il brode aussi autour de la précognition et du sentiment de « déjà vu » qui s’empare de l’héroïne, à la fois protagoniste et spectatrice d’un récit morcelé, présenté comme un puzzle. Il s’inscrit également dans une tradition hitchcockienne, celle de Rebecca et Soupçons, dans laquelle l’harmonie conjugale se teinte progressivement d’inquiétude. Le titre original, « sept notes en noir », offre la clé non pas de la résolution de l’énigme, mais celle de la conclusion du film, tandis que le titre français explicite la référence à Edgar Allan Poe. Le thème musical entêtant, que l’on doit au duo Bixio e Frizzi, intervient de manière inventive au cœur de la narration. Bref, c’est beaucoup plus brillant que la plupart des films bis italiens des années 70. Une fois n’est pas coutume, Fulci bénéficie de bons acteurs au générique, Jennifer O’Neill et Gabriele Ferzetti, mais aussi Gianni Garko abonné des westerns italiens parodiques et Marc Porel déjà dans La Longue Nuit de l’exorcisme. Olivier Père, 2019.


QUAI DES ORFÈVRES

d’Henri-Georges Clouzot, 1947, France, 1h45, Noir et Blanc

avec Louis Jouvet, Suzy Delair, Simone Renant, Bernard Blier


RÉSUMÉ : Le pianiste Maurice Martineau surveille jalousement sa femme Jenny Lamour, chanteuse de music-hall. Celle-ci ayant accepté l’invitation à dîner de Brignon, vieil homme d’affaires amateur de chair fraîche, il se rend chez lui où il trouve son cadavre. Il raconte son histoire à son amie Dora, photographe, qui lui révèle que Jenny vient de lui avouer avoir assumé Brignon. L’inspecteur a tôt fait de prouver que Maurice est venu sur les lieux. Les témoignages de Dora et de Jenny ne suffisent pas à l’innocenter. Désespéré, Maurice tente de se trancher les veines avec le verre de sa montre. On découvre enfin le vrai coupable…


POINTS DE VUE : L’intrigue policière n’est qu’un prétexte pour Clouzot : en bon misanthrope, il en profite pour brosser un tableau noir et pessimiste de ses contemporains. L’inspecteur Antoine surtout, incarné par Jouvet avec une vérité saisissante, tranche par son ambiguïté avec les silhouettes de policiers traditionnels. L’atmosphère de la police judiciaire comme celle d’un petit music-hall de quartier sont remarquablement rendues, et de nombreux personnages secondaires sont habilement croqués. Gérard Lenne, 1995.


« Rien n’est sale quand on s’aime » , fera dire Clouzot à l’un des personnages de son film, Manon. Dans Quai des Orfèvres , déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit - filial, conjugal ou lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est - assassiné dans ce chef-d’œuvre. Pendant qu’on s’interroge sur l’identité du coupable, Clouzot trucide tranquillement la censure. Il faut entendre l’inspecteur Antoine (Jouvet, prodigieux) dire à Dora, la blonde cérébrale : « Vous êtes un type dans mon genre... » Car si Dora veille sur Jenny Lamour, la Mimi Pinson ambitieuse, et sur Maurice, le pauvre bougre de mari, c’est par amour pour la seule Jenny. L’énigme regorge de fausses pistes et de faux témoignages parce que chacun, si veule qu’il puisse paraître, est prêt à se sacrifier pour l’être aimé. 

Magnifique hommage aux petites gens du cabaret, le film est aussi une peinture de mœurs d’une grande tendresse cafardeuse : même si le cœur a ses raisons, la loi lui donne tort. Clouzot le regrette et met cette réplique, à la fin, dans la bouche d’un chauffeur de taxi : « Je vous fais bien mes excuses, mais on n’est pas les plus forts. » Guillemette Odicino, 2021.

Un pianiste (Bernard Blier) est suspecté du meurtre d’un riche prétendant de son épouse (Suzy Delair), une chanteuse sexy et arriviste. L’inspecteur Antoine (Louis Jouvet) mène l’enquête. 

Ce classique du cinéma français n’est pas un polar comme les autres. Son atmosphère et ses personnages, admirablement décrits, l’emportent sur l’intrigue policière. Henri-Georges Clouzot recrée en studio, avec un réalisme hallucinant, le monde du music hall parisien dans l’immédiat après-guerre. Quai des orfèvres est un film audacieux et personnel dans lequel Clouzot met en scène ses démons intimes. Il y parle de jalousie, de désir physique ou d’homosexualité féminine sans clichés ni fausse pudeur. Tous les acteurs sont extraordinaires. Louis Jouvet, dans le rôle d’un policier misanthrope et malgré tout attachant achève de rendre le film inoubliable. Olivier Père, 2017.

LE PARRAIN

The Godfather

de Francis Ford Coppola, 1971, US, 2h58, Couleurs

avec Marlon Brando, Al Pacino, James Caan, Robert Duvall


RÉSUMÉ : Le vieux « parrain » Don Vito Corleone, un des chefs respectés de la maffia new-yorkaise, vieillit. Comme il refuse de convertir ses « activités » et de faire du trafic de drogue, certains de ses pairs le font abattre dans la rue. Il survit, diminué. Mike, son plus jeune fils, qui jusque-là avait voulu se tenir à l’écart de la « famille », devient le plus dévoué de ses héritiers : plus efficace que ses frères Sonny et Freda, il venge son père, organise froidement l’élimination des adversaires de sa famille et, à la mort du Parrain, se trouve à la tête d’un pouvoir rénové.


POINTS DE VUE : Un phénoménal succès international accueillit cette rentrée en grandes pompes - joues affaissées, port voûté mais digne de vieillard - de Marlon Brando dans son plus célèbre rôle de composition. Il consacra aussi définitivement Al Pacino (déjà vedette de Panique à Needle Park) et montra en Francis Ford Coppola un excellent conteur, sachant magnifiquement occuper la durée et doser ses effets - même si le conte est en l’occurence un peu douteux, alimentant la mythologie de l’honneur des truands. La photo très sobre et tragique de Gordon Willis, un thème funèbre de Nino Rota, contribuèrent à cette réussite. Michel Chion, 1995.


Trilogie virtuose, acte I. Découvrir Le Parrain aujourd'hui, c'est d'abord constater à quel point certaines idées reçues ont la vie dure. Pour commencer, ce n'est pas un film de gangsters. Du best-seller complaisant de Mario Puzo sur un chef mafieux, Coppola a tiré une véritable tragédie familiale. La Mafia n'est qu'un prétexte pour faire entrer la violence, le crime et la trahison dans l'histoire de cette famille. Le personnage principal n'est pas Marlon Brando, qui disparaît presque totalement au quart du film, mais un quasi-débutant nommé Al Pacino : Le Parrain, ou l'histoire du destin tragique de Michael Corleone, fils de Vito. S'il réprouve les pratiques criminelles de sa famille au début du film, il sera amené, mû par un destin inexorable, à prendre la place de son père, renonçant ainsi à tous ses idéaux.


Près de quarante après la sortie du film, l'aptitude formidable du jeune Coppola à s'entourer de collaborateurs d'exception (les superbes plans en clair-obscur de Gordon Willis) et son sens aigu du casting ne cessent de laisser admiratif. Surtout, en ce début des années 1970, où le monde artistique n'aspire qu'aux expérimentations de toutes sortes, Coppola a l'intelligence du classicisme. Sa mise en scène souveraine reste un modèle de précision et d'évidence. Télérama, 2010.


Le Parrain est un chef-d’œuvre absolu et aussi une date importante dans l’histoire du cinéma. Avec quelques autres titres (Les Dents de la mer, L’Exorciste) il ouvre l’ère des « blockbusters » hollywoodiens qui, au début des années 70, étaient encore confiés à des jeunes cinéastes peu expérimentés mais surdoués, embarqués sur des projets audacieux. Le Parrain va non seulement pulvériser des records de recettes et connaître un succès mondial sans précédent, mais aussi révéler l’immense talent de Coppola, déjà consacré comme scénariste (un oscar pour Patton en 1971) mais dont les premiers films, inégaux, n’avaient connu qu’une audience réduite. Tout a déjà été dit sur Le Parrain, sa genèse tumultueuse et son tournage houleux, constamment au bord du désastre pour le jeune réalisateur, et sa réussite éblouissante. Il fallait du génie et une bonne dose de courage à Coppola pour transformer l’adaptation d’un best seller sur la mafia produit par l’étrange Robert Evans alors à la tête de la Paramount en tragédie funèbre, et imposer ses moindres choix esthétiques de l’écriture au montage, dans un contexte hostile. Coppola devra se battre pour convaincre le studio de la pertinence de ses choix pour la distribution, notamment Marlon Brando alors en totale disgrâce à Hollywood et un débutant nommé Al Pacino. On connaît la suite. Le Parrain, véritable saga familiale aux proportions shakespeariennes, est avant tout une métaphore du capitalisme américain. Coppola s’intéresse moins au folklore du film de gangsters qu’à la description d’un système de réseaux, d’alliances et de trahisons, où triomphe la loi du plus puissant et du meilleur stratège, dans des batailles, des débats et des assassinats qui renvoient à la Rome antique. Le Parrain est aussi la première – et l’une des plus brillantes – démonstration de l’art transformiste de Coppola, capable de réinventer sa mise en scène selon les sujets qu’il traite, puisant son inspiration dans l’histoire du cinéma et dans sa culture encyclopédique. Ainsi Le Parrain, par son ampleur opératique, la subtilité de sa direction d’acteurs, la richesse de son propos, se nourrit du cinéma des maîtres Kazan, Visconti et Kurosawa. Coppola accouche d’une création magistrale, qui sera suivie par deux autres volets peut-être moins parfaits mais tout aussi passionnants. Olivier Père, 2017.

VERONICA MARS

de Rob Thomas, 2014, US, 1h47, Couleurs

avec Kristen Bell, Jason Dohring, Enrico Colantoni


RÉSUMÉ : Après dix années passées à New York, où elle est devenue avocate, la malicieuse et débrouillarde Veronica Mars revient à Neptune, sa ville natale californienne, pour reprendre ses  activités de détective privée. 

La jeune et charmante enquêtrice a en effet accepté de venir au secours de son ex-petit ami, Logan Echolls, impliqué dans une affaire de meurtre. Tandis qu'elle
retrouve également sur place ses amis Wallace et Mac pour fêter la première décennie marquant la fin du lycée, elle découvre que les enjeux de sa nouvelle enquête sont liés au passé qu'elle avait fui... 


POINT DE VUE : Annulée après trois petites saisons, Veronica Mars aurait dû s'ajouter à la longue liste des séries « cultes » soutenues par des fans certes dévoués mais pas assez nombreux. En 2013, six ans après sa disparition du petit écran, son ancienne équipe lançait pourtant un appel sur Kickstarter : si les fans donnaient 2 millions de dollars, ils auraient droit à un film pour offrir une fin digne de ce nom aux enquêtes de la détective en herbe, chasseuse d'injustices dans une petite ville californienne. Près de 100 000 donateurs verseront 5,7 millions de dollars, record en cours de financement participatif pour une fiction. 

Les années ont passé aussi dans la fiction, et Veronica vit désormais à New York, où elle est sur le point d'accepter une place dans un cabinet d'avocats. C'est le moment que choisit son ex, Logan, roi de l'embrouille, pour être accusé de meurtre. Elle vole à sa rescousse. Difficile d'éviter le côté réunion des anciens élèves et les clins d'oeil aux fans dans ce long épisode à l'intrigue policière passable. Heureusement, il y a Veronica. Même pour ceux qui ne suivaient pas la série, le personnage est un régal. Séduisant, drôle, pince-sans-rire, d'une malice qui justifie à elle seule le visionnage du film. Pierre Langlais, 2014.

NOCTURAMA

de Bertrand Bonello, 2016, France, 2h10, Couleurs

avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Mezziani


RÉSUMÉ : A Paris, de nos jours, des jeunes gens déambulent dans le métro et dans les rues de la capitale. Chacun d'entre eux accomplit des tâches aussi précises que mystérieuses, répondant à des messages cryptiques reçus sur leurs téléphones portables. Soudain, plusieurs bombes explosent dans Paris. Les jeunes gens, parmi lesquels David, Yacine, Sabrina, Mika, Sarah et Omar, se retrouvent à la nuit tombée dans un grand magasin. Avec la complicité d'un vigile, ils entrent dans le bâtiment fermé au public. Pendant ce temps, la panique a envahi la ville et les politiques se perdent en conjectures... 


POINTS DE VUE : Il faut dire d’emblée ce que ce film n’est pas : une fiction inspirée par les attentats en France depuis janvier 2015. Le scénario date d’avant la tragédie de Charlie Hebdo. Les héros appartiennent d’ailleurs à toutes les catégories sociales : fils à papa, filles et garçons d’Aubervilliers, étudiants, chômeurs, précaires, Noirs, Arabes, Blancs. On pressent leur désespoir, comme si notre société, à force de générer de la frustration, était devenue une poudrière. 

Si la première partie (les préparatifs) est précise, minutée comme un film de braquage, la deuxième heure est sidérante. Une fois commis l’irréparable, les jeunes se retranchent dans un grand magasin chic. Ils pensent s’y cacher jusqu’au matin, tout en se sachant confusément condamnés. Mais dans ce refuge, d’abord calme comme l’œil du cyclone, tout se dérègle. Le temple des choses devient l’image même de la société ultra-matérialiste qui aimante, à leur corps défendant, ces filles et garçons nihilistes. Alcoolisés, incapables de résister à la tentation du luxe, les petits criminels deviennent pathétiques, et finalement enfantins. Nocturama devait, à l’origine, s’intituler Paris est une fête (en référence au livre de Hemingway), titre abandonné, puisque devenu le slogan de la capitale après le 13 novembre 2015. Comme antiphrase, c’était la juste expression, la plus ironique, du malaise de civilisation dont Bertrand Bonello fait apercevoir l’étendue. Télérama, 2018.

Ce film de rupture, pensé comme une coupe franche à l’intérieur de l’œuvre de son auteur – un désir de modernité tranchante et d’action pure après des voyages dans le passé et des rêveries opiacées – se révèle finalement dans la continuité directe de L’Apollonide et de Saint Laurent, mais les transcende par une mise en scène hypnotique et une fusion réussie entre film de genre et cinéma de poésie. Ecrit en 2011, le projet a d’abord été imaginé comme un thriller tendu, évacuant les dialogues au profit d’une chorégraphie silencieuse de corps juvéniles dans Paris, puis retranchés dans un grand magasin. Si la structure est restée – un film coupé en deux, où les conséquences d’attentats symboliques et néanmoins meurtriers commis dans la capitale par un groupe d’activistes succèdent au déroulement millimétré des opérations – Nocturama (ex Paris est une fête) a délaissé ce désir d’épure pour s’enivrer de sa propre virtuosité, et décliner des arabesques maniéristes spatio-temporelles dans la seconde partie, où Bonello se montre particulièrement inspiré en filmant le groupe déchiré par ses contradictions, ses peurs et ses désirs, dans un environnement de consumérisme et de luxe qui va les absorber puis les dévorer, piège labyrinthique où chaque objet, chaque élément de décor miroite en un inquiétant reflet. Ce qui sidère le plus dans Nocturama c’est la façon dont le cinéaste réinvente la mise en scène de la violence au cinéma. L’assaut final est caractéristique de cette forme inédite, qui diffuse, ralentit, spectralise l’action, lui refuse toute jouissance spectaculaire, la plonge dans des nimbes cauchemardesques. Les multiples greffes musicales ou visuelles se sédimentent en strates successives et composent un espace anxiogène fait de projections mentales, de déplacements somnambules et de visions oniriques. Bonello organise la rencontre entre Bresson et De Palma, Pasolini et Carpenter, avec une suprême élégance qui évite le collage de citations. Chose rare dans le cinéma français le fantasme d’un certain cinéma de genre des années 70 et 80, qui constitua une large part de l’imaginaire cinéphile de Bonello trouve une matérialisation pertinente, une restitution à la fois somptueuse et intelligente à l’intérieur d’un film qui n’entend pas rendre compte d’une réalité ni d’une actualité – fut-elle brûlante, insupportable et proche – mais propose de capter un sentiment du monde et de l’Histoire en marche au travers d’une écriture cinématographique qui emprunte autant à la poésie, la musique qu’aux images pulsions du cinéma d’horreur ou fantastique. Bonello a souvent évoqué parmi ses sources référentielles Assaut de John Carpenter (huis-clos urbain et abstrait), Zombie de George A. Romero (claustration et dérèglement dans un centre commercial assiégé) ou Elephant de Alan Clarke (déambulation muette et meurtrière). C’est finalement le souvenir de Dario Argento et sa sophistication triviale, son interprétation instinctive des tensions politiques d’une époque qui hante avec persistance Nocturama. De la même manière qu’un film aussi sanglant que Ténèbres captait au-delà de son intrigue policière le climat de violence terroriste qui régnait dans l’Italie du début des années 80, Nocturama avec sa terreur blanche et ses flammes infernales aura été le premier grand film à mettre en scène sur un mode opératique les symptômes de peur, de folie et de nihilisme qui traversent notre tragique quotidien. Olivier Père, 2016.

L’ANGE NOIR

deJean-Claude Brisseau, 1994, France, 1h35, Couleurs

avec Sylvie Vartan, Michel Piccoli, Tchéky Karyo


RÉSUMÉ : La belle Stéphane Feuvrier vient d'assassiner chez elle Wadek Aslanian, gangster notoire et beau parleur. Tandis qu'elle est conduite en prison, son mari, Georges, un magistrat, demande à un ami avocat, Paul Delorme, de la défendre. Paul mène son enquête et découvre peu à peu le passé trouble de Stéphane... 


POINTS DE VUE : C'est une longue confidence, comme murmurée dans le secret d'un confessionnal. Une femme vient de tuer un homme. Elle s'explique devant son mari et devant son avocat. Puis l'avocat part à la recherche de la vérité. Et chaque personne croisée raconte, se raconte. Il y a les vivants, ceux qui vivent mais la mort dans l'âme, et le mort, qui témoigne lui aussi, grâce à des enregistrements vidéo. 

Car, comme il existe un théâtre d'ombres, L'Ange noir est un " film d'ombres ". Le film nous en prévient en s'ouvrant par quelques vers d'un poème d'Eluard : " Je sors au bras des ombres/ Je suis au bas des ombres/ Et des ombres m'attendent. " Il n'y a pas de personnages mais des silhouettes, fantomatiques, qui, au-delà de leurs rôles bien déterminés (la garce, le voyou, le mari trompé), ne sont que prétextes à rêveries, cauchemars et fantasmes. 

Le rêve commence par un meurtre violent, mais nous ne voyons pas la couleur du sang de la victime. Il y a un couloir obscur et une femme tout de blanc vêtue. Cette couleur rouge qui manque au tableau rend la scène encore plus irréelle. Et ce sont des taches de couleur rouge qui deviendront notre fil d'Ariane, tout au long d'un jeu de pistes qui conduit l'avocat sur les traces du passé. Un canapé, une porte, quelques fleurs : rouge sang. Du sang qui ne coule plus dans les veines de ces morts errants. 

Leur voix est monocorde, lasse, parfois blessée, toujours retenue. Jamais un cri. Jamais une plainte. Rien ne brise le cours du songe. C'est la raison qui bascule. L'image est un rêve dont le contenu vire au cauchemar. Renversement des signes : les héros ne sont pas ce qu'ils paraissent. Confusion : l'héroïne s'appelle Stéphane, prénom asexué qui révèle sa double nature. Elle qui donne la mort, dès les premières images, se prénomme en réalité Zoé (du grec " la vie "). Dédoublements : ceux qui sont inertes (Stéphane et son mari) s'incarnent en des proches qui, à leur place, se mettent à vivre (la fille - au teint mat - à la place de la mère - à la pâleur brillante -, l'avocat questionneur à la place du mari silencieux). 

Ces glissements finissent par ouvrir la porte aux fantasmes. Pour ces ombres, la chair est un idéal ; le sexe, un interdit convoité. Ils combattent pour gagner un corps. Car Stéphane (magnifique Sylvie Vartan) est une icône, madone à la fois lumineuse et ténébreuse, qui, même en prison, reste une image irréelle et parfaite. 

Mais, si nous sommes bien dans un " film d'ombres ", qui manipule ces ombres ? La caméra découpe l'espace et surplombe les êtres comme un oeil omniscient. 

Entre son château-prison et sa cellule à la maison d'arrêt, entre son mari (juge), son avocat et son amant (hors la loi), l'univers de Stéphane est celui de la justice. Une justice toute relative. Car celle qui prévaut dans le film est celle des sentiments. Quand, tout à coup, le juge (Michel Piccoli), tiré de sa léthargie, comprend qu'il va perdre le seul être qu'il aime, malgré le scandale, il supplie : " Laisse-moi partir avec toi. " Et alors, il devient bouleversant. 

C'est au nom de l'amour - qui peut, lui aussi, n'être qu'une illusion : qui a vraiment été aimé dans cette histoire ? - que le crime se justifie. Parce que ce film sur le Mal est aussi une quête de la pureté ; d'où un final glaçant, mélodramatique et stupéfiant. Car le vrai sujet de L'Ange noir est l'un des plus beaux : l'amour fou. Philippe Piazzo, 1994.

La foi, on l'a ou on ne l'a pas. Visiblement, Philippe Piazzo l'a. Il croit en Jean-Claude Brisseau. Moi, de moins en moins. Depuis, sans doute, que Brisseau s'en croit de plus en plus. 

Le plus pénible, actuellement, c'est sa volonté d'intellectualiser. Dans De bruit et de fureur, son meilleur film à ce jour, il y avait encore une sensibilité fiévreuse, ardente, violente. Aujourd'hui, la cérébralité a tout emporté. Chaque instant, chaque plan de L'Ange noir se veut signifiant. Signifiant et distancié. Distancié pour mieux être signifiant. 

Les ravages que peuvent faire l'intellectualisme et la religiosité, ce n'est pas croyable ! Mais, tout de même, diriger ses comédiens comme des zombies (pauvre Sylvie Vartan que j'aime tant !) pour montrer la non-vie des personnages, c'est un rien benêt. Quant à filmer certains plans importants en plongée pour suggérer que " la caméra découpe l'espace et surplombe les êtres comme un oeil omniscient ", ça devient franchement très bête. Pour le coup, on se remémore le mot célèbre de Sacha Guitry : " Quand une œuvre d'art vous donne le vertige, souvenez-vous que ce qui donne le mieux le vertige, c'est le vide. "... Et si Brisseau renonçait à la transcendance, pour laquelle il croit être fait mais qui lui résiste, parce qu'elle ne mange pas de ce pain-là, la transcendance, et qu'à côté de Bresson ou de Tarkovski, qui l'ont approchée, même de loin, Brisseau peut aller se rhabiller. 

Et si Brisseau filmait non ce qu'il cherche, mais ce qu'il connaît ? La plus belle scène de L'Ange noir est celle où apparaît Claude Winter. Là, il n'y a plus de " rêveries, cauchemars et fantasmes ". Mais un vrai moment de cinéma, avec une vraie comédienne, une vraie mise en scène, une vraie émotion. Là, Brisseau ne veut plus rien dire. Il dit, c'est tout. Mais ça dure deux minutes. Pierre Murat, 1994.

L’Ange noir (1994) débute et se conclut sur un meurtre, répété dans un lieu et des circonstances similaires. Dans l’intervalle du film, le bourreau deviendra victime, et le récit se fermera comme un piège qui élimine un corps étranger. Dans la première séquence, on voit une femme abattre un homme de plusieurs balles dans le dos, dans une luxueuse demeure. Stéphanie Feuvrier appartient à la haute société bordelaise et s’arrange avec la complicité d’une amie pour faire croire à une tentative de viol, et ainsi légitimer son acte. C’est le début d’une enquête menée par un jeune avocat chargé de la défense de Stéphanie. Le spectateur, qui au départ en sait plus que lui, découvre en sa compagnie des fragments du passé de Stéphanie et des révélations sur sa vie qui éclairent d’une effrayante lueur les raisons de son crime. L’Ange noir, avec une surprenante Sylvie Vartan dans le rôle principal, est le grand film maudit de Jean-Claude Brisseau, incompris en son temps. Il apparaît aujourd’hui comme un sublime mélodrame post hollywoodien, où s’affirme la vision tourmentée – pour ne pas dire paranoïaque – du cinéaste de l’amour, du désir et de la corruption. Brisseau délaisse les quartiers modestes et la banlieue, décor de ses premiers films, pour décrire un monde de richesses et de secrets, pourri de l’intérieur. Le cinéaste ne cachait pas que ce monde renvoyait autant au milieu du cinéma français qu’à celui de la bourgeoisie provinciale. Brisseau injecte des éléments autobiographiques dans le personnage de Stéphanie, fille de concierge qui s’introduit dans un monde qui n’est pas le sien. Brisseau a bénéficié des moyens les plus importants, pour reconstituer l’atmosphère étouffante de la grande bourgeoise. Sa mise en scène renoue avec le cinéma américain des années 40 et 50, et en particulier Hitchcock, cinéaste de chevet de Brisseau. Les plans sur la nuque de Sylvie Vartan et son chignon blond évoquent ceux de Kim Novak dans Vertigo, observée par James Stewart avec une fascination comparable à celle de l’avocat interprété par Tchéky Karyo. L’Ange noir est librement inspiré de La Lettre de William Wyler (1940) et mêle à une critique implacable du monde du pouvoir et de l’argent les fantasmes cinéphiliques et érotiques d’un cinéaste qui sera de plus en plus hanté par son obsession de la jouissance féminine et des rapports entre sexe, mysticisme et lutte des classes. Olivier Père, 2019.

MADEMOISELLE 

de Chan-Wook Park, 2016, Corée du Sud, 2h25, Couleurs

avec Kim Min-hee, Kim Tae-ri, Ha Jung-woo


RÉSUMÉ : Pendant les années 1930, dans une Corée sous domination japonaise, Sook-hee est engagée comme domestique au service d'Hideko, une héritière japonaise, qui vit dans un beau manoir, en pleine campagne, sous la domination de Kouzuki, son oncle tyrannique. Mais la jeune femme a un secret : pickpocket experte depuis l'enfance, elle a été embauchée par Fujiwara, un escroc qui se fait passer pour un comte japonais. Sook-hee est en effet chargée de l'aider à séduire Hideko afin de la faire interner et de la délester de sa fortune. Mais les sentiments s'en mêlent... 


POINTS DE VUE : Depuis Old Boy, en 2003, son thriller de la vengeance où l'on apprenait la dégustation du poulpe vivant, on s'attend à toutes les folies de la part de Park Chan-wook. Son film d'amour vampirique, Thirst, ceci est mon sang, en 2009, prouvait que le Coréen savait revisiter la littérature classique (Thérèse Raquin, de Zola) à sa sauce lyrique et gothique. Ici, il transpose un roman récent, Du bout des doigts, de la Britannique Sarah Waters, en Corée, au moment de son occupation par le Japon, dans les années 1930. 

Donc, il était une fois une jeune arnaqueuse, envoyée par un escroc au service d'une belle recluse japonaise qui se fane sous le joug d'un oncle bibliophile, érotomane et fan du marquis de Sade... En fait, non : il y a bien une jeune arnaqueuse, mais elle est, elle-même, arnaquée par une divine créature apparemment pure comme le cerisier en fleur, mais au cœur noir comme le péché. Mais tout compte fait, ce n'est pas cela non plus : avant tout, Mademoiselle est une histoire d'amour... Le cinéaste prend un malin plaisir à nous balader dans un conte en trois actes qui se contredisent et s'enrichissent, où chaque personnage, tour à tour manipulateur et manipulé, avance vers sa vérité. À chaque scène son envers, et le sexe, d'abord présenté comme une fascination vénéneuse et toxique, tourne, grâce aux femmes, à la révélation libératrice. Pour enlacer ces thèmes, le réalisateur use de tout ce que la magie du cinéma permet : panos circulaires vertigineux, zooms qui pénètrent le château de l'oncle, sorte de Barbe-Bleue à la langue noire à force de lécher l'encre de ses précieuses estampes coquines. La nature, elle, est filmée avec la délicatesse de l'estampe japonaise et la majesté des jardins victoriens. C'est L'Empire des sens dans les dentelles de Downton Abbey ! Park Chan-wook est un fétichiste de l'esthétique : les collections de chapeaux et de gants au nuancier délicat, une paire de boucles d'oreilles bleu saphir qui passe de lobe en lobe ou les lanières d'un corset deviennent des objets de culte. En revanche, la bibliothèque où le vieux sadique condamne sa nièce à lire des textes érotiques devant un parterre d'amateurs témoigne d'un autre fétichisme plus pervers. Moment jubilatoire, digne d'un opéra, où la servante et sa maîtresse mettent à sac ce temple de la perversion masculine ! 

Deux scènes d'amour sont troublantes, osées : le cinéaste y confisque L'Origine du monde (et les boules de geisha !) au seul plaisir des hommes, grands perdants de ce thriller à tiroirs. Mais la plus belle séquence, au cœur de Mademoiselle, est la fuite, à l'aube, de deux beautés (a-t-on dit que les deux actrices étaient splendides ?)... Au bout du parc, un petit muret. La première hésite : il y a tant de liberté derrière cette minuscule frontière. La seconde empile deux valises en guise d'escalier pour l'aider à passer de l'autre côté. Grâce à cet infime geste de galanterie d'une femme envers une autre, Park Chan-wook devient le plus romantique des féministes. Guillemette Odicino, 2016.

Mademoiselle se divise en trois parties qui dévoilent en multipliant les points de vue et les retours en arrière un projet d’escroquerie à l’héritage. Park Chan-wook orchestre un réseau complexe de manipulations et de faux-semblants. Derrière ces entrelacs vertigineux de mensonges et de coups de théâtre, c’est une certaine idée de la mise en scène qui se dessine, virtuose et ostentatoire. Park Chan-wook abandonne la violence surexcitée de ses films précédents pour le luxe et le raffinement cruel d’une prison dorée où se déroulent des jeux pervers de séduction et de trahison. Mademoiselle est l’adaptation en Corée pendant la colonisation japonaise d’un roman anglais se déroulant à l’époque victorienne, Du bout des doigts (Fingersmith) de Sarah Waters, paru en 2002. Chef-d’œuvre d’érotisme et de transgression, Mademoiselle transpose le thème du maître et du serviteur dans un contexte d’asservissement du peuple coréen par l’occupant nippon. Une jeune voleuse se fait embaucher comme servante dans une riche demeure pour espionner la nièce recluse d’un châtelain sadique. Les deux femmes se livrent bientôt à des étreintes secrètes et passionnées qui vont chambouler l’ordre imposé par les hommes. C’est le meilleur film de Park Chan-wook, qui démontre ici une subtilité et une élégance qu’on ne lui connaissait pas. Mademoiselle bénéficie de l’interprétation des sublimes Kim Tae-ri (dans le rôle de la servante) et de Kim Min-hee, dans le rôle de sa maîtresse. Cette dernière s’offre ici une sulfureuse incartade, jamais renouvelée depuis, hors du giron protecteur et amoureux de Hong Sang-soo. Olivier Père, 2019.

CURE

de Kiyoshi Kurosawa, 1997, Japon, 1h55, Couleurs

avec Koji Yakusho, Anna Nakagawa, Masato Hagiwara


RÉSUMÉ : Au Japon, un inspecteur enquête sur une étrange affaire de meurtre. Ses soupçons se portent rapidement sur un étudiant en psychologie un peu particulier. 


POINT DE VUE : Parce que les victimes de plusieurs meurtres successifs présentent toutes une croix taillée dans la peau, on pourrait croire à l’œuvre d'un serial killer. Parce que ce film de Kiyoshi Kurosawa (l'auteur de Kaïro, sans lien de parenté avec le maître Akira) part des mêmes prémices qu'un polar hollywoodien, on pourrait croire à quelque décalque japonais et dépouillé de Seven, par exemple. Mais, à coups de longs plans inquiétants, tout en violence latente, le cinéaste glisse du film noir au fantastique et d'une énigme psychologique à l'évocation d'un épais malaise social. 


L'inspecteur qui mène l'enquête est à l'ouest. Sa femme, non moins déphasée, perd son chemin à deux pas de chez elle. Et le témoin trouvé sur les lieux du énième crime, amnésique, répond à toute question par une autre. Le réalisateur nous plonge ainsi dans le Japon contemporain comme dans un nid à dépressions et à psychoses, où les sirènes de l'irrationnel offrent la seule alternative au désarroi général. Et c'est apparemment sans rémission : le très prolifique Kiyoshi Kurosawa a déjà signé une douzaine de films depuis Cure, et persisté avec une remarquable constance dans le « no future »... Louis Guichard, 2021.

LE TALENTUEUX MR RIPLEY

d’Anthony Minghella, 2000, US, 2h19, Couleurs

avec Matt Damon, Gwyneth Paltrow, Jude Law


RÉSUMÉ : Tom Ripley, jeune homme désargenté mais ambitieux, attire l'attention d'un riche vieillard, Herbert Greenleaf, qui le charge de convaincre son fils Dickie, exilé en Italie, de rentrer aux Etats-Unis. Sur place, Tom se laisse fasciner par l'existence insouciante et dorée que mène le jeune oisif. Il adopte ses goûts, imite son comportement, désire sa compagne, et va jusqu'à s'éprendre de Dickie lui-même. Celui-ci, dans un premier temps, traite Tom comme un ami mais, très vite, il commence à le trouver encombrant, pour ne pas dire énervant. Un jour, alors qu'ils sont seuls en mer, Tom avoue son amour à Dickie, qui le repousse violemment. Le conflit qui s'ensuit se termine par la mort de Dickie... 


POINTS DE VUE : Après le célèbre Plein Soleil, de René Clément, histoire d’un meurtre en pleine mer, Anthony Minghella signe une nouvelle adaptation du roman de Patricia Highsmith. Jude Law y reprend le rôle de Dickie, le fils à papa. Il ressemble à un héros de Fitzgerald et Minghella accentue la filiation en créant de toutes pièces le personnage de Meredith. Cette jeune femme méprise l’argent, mais ne peut fréquenter que ceux qui en ont. Ripley est plus complexe encore. Fasciné par la classe sociale qu’il découvre, mais désireux, surtout, d’être adopté. Le réalisateur insiste sur ce point : le seul désir de Ripley, en fait, c’est d’être aimé. De Marge, la fiancée de ce Dickie dont il voudrait être l’ami. Ou l’amant. 

C’est son identité que cherche Ripley dans ces voix qu’il imite, ces personnalités qu’il emprunte, ces meurtres qu’il commet... Minghella capte la lumière. L’Italie. Le jazz des années 1950. Mais il y a, dans ce soleil, cette gaieté factice, une noirceur qui paraît s’enrouler en spirale, semblable à la musique aux volutes orientales de Gabriel Yared. Lentement, le piège ourdi par Ripley se referme sur lui. Minghella filme, comme au ralenti, une chute qui n’en finirait pas. Un cauchemar masqué. Pierre Murat, 2022.

À la fin des années 50, un jeune homme sans situation, Tom Ripley (Matt Damon, excellent), est chargé par un riche industriel américain de ramener son fils Dickie (Jude Law, assez drôle relooké en Helmut Berger) parti faire la nouba en Italie. Ripley devient l’ami du riche héritier, le tue et endosse son identité, plongeant dans une spirale de mensonges et de meurtres. Cette nouvelle adaptation du roman de Patricia Highsmith publié en 1955 est davantage fidèle à l’œuvre originale que ne l’était celle de René Clément et son scénariste Paul Gégauff, le célèbre thriller Plein Soleil, réalisé en 1960 avec Alain Delon dans le rôle de Ripley. La version de Minghella met l’accent sur la confusion sexuelle de Ripley et son attirance pour sa victime, au détriment de la fiancée de Dickie, Marge Sherwood (Gwyneth Paltrow), objet de convoitise dans la version Gégauff/Clément. Minghella approfondit l’étude psychologique de chaque personnage et transforme Ripley en caméléon, mélange d’arriviste fasciné par le monde du luxe et de psychopathe criminel aux pulsions schizophréniques. La première partie du film déploie des trésors de sophistication pour décrire l’existence dorée de la jeunesse bourgeoise américaine en villégiature en Europe, profitant des plaisirs des voyages, du jazz et de la dolce vita romaine. A partir du premier meurtre, le film bascule dans un labyrinthe mental angoissant, et sonne souvent juste dans son portrait de l’ambigu Ripley, imposteur génial, criminel accidentel et homosexuel honteux. Le film bénéficie d’une distribution exceptionnelle, avec un ensemble de comédiens anglo-saxons remarquables qui allaient confirmer par la suite l’étendue de leur talent : les Américains Matt Damon, Gwyneth Paltrow, Philip Seymour Hoffman, le Britannique Jude Law et l’Australienne Cate Blanchett à l’orée de leurs brillantes carrières. Olivier Père, 2015.

UN FRISSON DANS LA NUIT

Play Misty for me

de Clint Eastwood, 1972, US, 1h42, Couleurs

avec Clint Eastwood, Jessica Walter, Donna Mills


RÉSUMÉ : Depuis le départ de sa petite amie, Dave Garver, un animateur de radio, se sent seul. Un soir, il accepte les avances d'Evelyn, une de ses auditrices, et passe la nuit avec elle. S'il ne s'agit pour lui que d'une aventure sans lendemain, Evelyn se montre vite envahissante et devient menaçante...


POINTS DE VUE : Animateur de radio en Californie, Dave reçoit régulièrement la même demande d’une auditrice : diffuser Misty, d’Erroll Garner. Il finit par passer la nuit avec elle. Mais elle devient envahissante... 

Les fans de jazz vous le diront : Misty est un des sommets de l’art d’Erroll Garner, une mélodie sirupeuse qui recèle des trésors, des silences impromptus, des langueurs qui frisent la dissonance. Sous la chanson d’amour romantique, le mystère de l’improvisation « garnérienne », avec son décalage caractéristique entre la main droite et la main gauche. Le film témoigne de la même ambiguïté : sous l’apparente paix de la petite ville californienne couve la violence. De l’amour fou à la folie, il n’y a qu’un pas, vite franchi... 

La force d’Un frisson dans la nuit, c’est son réalisme, qui rend l’escalade de l’horreur très impressionnante. Hollywood raffolera vite de ces thrillers paranoïaques — dont Liaison fatale, au scénario assez proche, constituera l’un des pires avatars. Clint Eastwood, qui signe là sa première mise en scène, très inspirée, s’offre un rôle inhabituel, un homme-objet qui séduit par sa voix puis par son corps, et devient victime de la liberté sexuelle. Aurélien Ferenczi, 2019.

Dave (Clint Eastwood), un programmateur de disques vedette d’une petite station de radio locale passe tous les jours, à la demande d’une auditrice, la chanson « Misty » de Erroll Garner. Un soir dans un bar, il rencontre une jeune femme, Evelyn (Jessica Walter) qui lui avoue être son admiratrice. Ils couchent ensemble. C’est le début d’une liaison toxique et bientôt terrifiante. 

Désireux de faire ses premiers pas derrière la caméra, Eastwood accepte de ne toucher que son cachet d’acteur pour réaliser Un frisson dans la nuit, d’après le scénario original d’une jeune secrétaire, Jo Heims. Acteur, producteur et réalisateur, Eastwood est aussi un homme d’affaire avisé qui impose dès son premier long métrage son indépendance artistique et économique au sein des studios hollywoodien en créant sa propre compagnie, Malpaso. 

Parrainé par Don Siegel – qui tient le petit rôle d’un barman – Eastwood a l’intelligence de faire des choix artistiques en équation avec la modestie du budget. Entièrement tourné en décor naturel, dans la cadre magnifique des environs de sa ville Carmel en Californie que Eastwood connaît par cœur, le cinéaste adopte un rythme décontracté en apparente contradiction avec la tension du récit et le surgissement de scènes sanglantes. 

Eastwood au sein d’un thriller angoissant se permet même une incartade bucolique et sentimentale et une visite intéressée, caméra à l’épaule sur un mode documentaire, au concert en plein air du Festival de Monterey, le jazz étant déjà sa grande passion. Ces ruptures de ton participent à l’originalité du film, qui annonce le style des futures réalisations du cinéaste débutant. 

Un frisson dans la nuit procède à une inversion audacieuse des conventions narratives autour du sexe et du danger en transformant Eastwood, séducteur hédoniste au machisme décomplexé, en victime harcelée par une dangereuse psychopathe, d’abord intrusive, puis rapidement menaçante. 

Cette mise à mal du mâle américain prolonge les thématiques du film précédent interprété par Eastwood et réalisé par Siegel, le génial Les Proies, dans lequel un soldat nordiste était soigné, séquestré puis mutilé par un gynécée de jeunes filles excitées par l’intrusion d’un corps viril dans leur univers exclusivement féminin. 

Le huis-clos anxiogène de Siegel cède la place à un suspens en plein air, mais la peur de la castration demeure. Eastwood s’amuse à creuser la brèche « sado- macho » qui alimente toutes sa filmographie jusque dans les années 90. La stature imposante de la star est menacée par une jeune femme instable prête à tout pour conserver les faveurs du séduisant célibataire. La situation est cocasse si l’on connaît les frasques sexuelles et le donjuanisme de Eastwood à l’écran et (surtout) à la ville. Unique incursion de Eastwood dans le thriller horrifique – La Corde raide en 1984 sera réalisé par un exécutant, Richard TuggleUn frisson dans la nuit anticipe de seize ans l’argument du Liaison fatale de Adrian Lyne, beaucoup plus puritain et réactionnaire. Olivier Père, 2015.

SEVENTH CODE

de Kiyoshi Kurosawa, 2014, Japon, 1h, Couleurs

avec Atsuko Maeda, Ryohei Suzuki, Aissy


RÉSUMÉ : Vladivostok, Russie. Akiko est à la recherche de Matsunaga, un homme d’affaires qu’elle n’arrive pas à oublier depuis qu’ils ont passé une soirée ensemble. Le retrouvant enfin, Matsunaga, qui ne se souvient pas d’elle, lui dit de ne faire confiance à personne dans ce pays étranger et disparaît à nouveau. Réussissant à se faire embaucher dans un restaurant tenu par un expatrié japonais, Akiko passe son temps à scruter la rue jusqu’à ce qu’elle voie Matsunaga passer. S’ensuit une filature à travers la ville jusqu’à une usine désaffectée où Akiko l’aperçoit en train de faire des affaires avec la mafia locale... 


POINT DE VUE : Seventh Code (Sebunsu kôdo, 2013) a été tourné à Vladivostok, ville portuaire à l’extrême orient de la Russie, près de la frontière avec la Chine et la Corée du Nord. La distribution reste essentiellement japonaise et on y parle la langue d’Ozu, saupoudrée d’un peu de russe, à la différence de l’immersion complète dans la banlieue parisienne que propose le dernier opus en date du maître. Il n’empêche que Seventh Code est lui aussi un objet étrange, jusque dans sa durée inhabituelle : un heure, à la manière des série B américaine de première partie de programme, ou un épisode de sérial. Seventh Code a tout du sérial postmoderne. Un jeune Japonaise court après un séduisant homme d’affaires avec qui elle a passé une soirée inoubliable (pour elle, pas pour lui) à Tokyo et finit par le retrouver dans les rues de Vladivostok. C’est le début pour notre Pearl White nippone d’aventures et de rencontres rocambolesques au pays des ex Soviets. Elle est enlevée par des mafieux locaux, puis recueillie par un restaurateur japonais et une serveuse chinoise installés dans l’Eldorado russe, bien décidés à faire fortune, le premier frappé par la poisse, la seconde mue par un arrivisme à toute épreuve. Kurosawa filme des personnages déracinés, étrangers dans une ville inhospitalière, entre errance et stagnation. La fiction existentialiste sur l’exil et les mouvements migratoires croise le roman d’espionnage et la version féminine de Jason Bourne. Ce film d’une heure se révèle riche en surprises et retournements de situations. Le caractère hybride du projet culmine avec l’insertion inopinée d’une vidéo musicale dans lequel l’actrice Atsuko Maeda pousse la chansonnette, juste avant une conclusion explosive avec un sublime plan final qui cite En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Ce passage J-pop incongru figurait sans doute dans le cahier des charges d’une commande promotionnelle à la gloire de la starlette, comme si un grand petit film s’était anormalement développé autour d’un simple clip. Kurosawa dialogue plus que jamais avec Lynch dans ce thriller expérimental, curiosité certes mineure mais dont les idées de mise en scène et les circonvolutions du récit ne cessent de nous émerveiller. Olivier Père, 2017.


QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS

de Dario Argento, 1973, Italie, 1h44, Couleurs

avec Michael Brandon, Mimsy Farmer, Jean-Pierre Marielle


RÉSUMÉ : Traqué par un inconnu, un batteur de rock finit par tuer accidentellement l'inquiétant personnage. Un témoin photographie la scène et le fait chanter. 


POINTS DE VUE : On admire ce bijou postmoderne et ses morceaux de bravoure : éclats de violence et d’angoisse, à l’image d’une poursuite très oppressante dans un jardin romain... Aurélien Ferenczi, 2O21.


Beaucoup moins impressionnants que Les Frissons de l’angoisse, Suspiria, Inferno, Ténèbres et Phenomena, les deux premiers films d’Argento n’ont pas très bien vieilli, mais demeurent d’honnêtes séries B stylisées, jonchées de références cinéphiles et de détails sadiques, avec de belles mélodies morriconiennes. 4 Mouches de velours gris est le plus intéressant du lot car c’est un film assez personnel qui clôt cette première trilogie criminelle et maniériste en complexifiant le matériau d’origine (des enquêtes policières où l’effet de surprise repose sur l’identité du criminel et ses techniques de meurtres) entre deux citations de Fritz Lang et Jacques Tourneur. 4 Mouches de velours gris est aussi l’histoire d’un jeune couple qui se désagrège, à cause des infidélités de l’homme, un musicien flegmatique (Michael Brandon, sosie de Dario Argento) et des angoisses de la femme (Mimsy Farmer à la beauté androgyne). Argento ne fit aucun mystère de la dimension autobiographique de cette histoire. La conclusion du film achève de transformer 4 Mouches de velours gris en cauchemar misogyne. C’est également la première fois qu’Argento ajoute des épisodes comiques à un film reposant sur des morceaux de bravoure terrifiants, conférant à son récit un rythme étrange, entre nonchalance et hallucination, qui sera aussi celui des Frissons de l’angoisse. 4 Mouches de velours gris propose ainsi des plages décontractées avec Jean-Pierre Marielle en détective homosexuel avouant n’avoir jamais résolu une seule enquête ou Bud Spencer en clochard philosophe surnommé « Dieu ». Après le ratage de sa comédie historique Le cinque giornate, Argento abandonnera ces intermèdes rigolos pour se concentrer exclusivement sur l’horreur et la violence pour lesquelles il était beaucoup plus doué, avant de sombrer dans l’humour involontaire, mais ceci est une autre histoire... 

Parmi les points forts de 4 Mouches de velours gris on se souviendra d’une scène de rêve en flash back qui révèle sa signification lors du dénouement sanglant du film : sur une place inondée de soleil, dans un pays du Moyen-Orient, un bourreau va trancher la tête d’un homme au sabre lors d’une exécution publique. La scène évoque la peinture futuriste de De Chirico mais aussi le célèbre flash back traumatique d’Il était une fois dans l’ouest de Sergio Leone, coécrit par Argento et Bertolucci. Chez Argento rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme... 

L’autre scène mémorable est évidemment celle qui donne son titre au film : la police scientifique décide de prélever une empreinte de l’œil de la dernière victime du mystérieux tueur afin de découvrir les dernières images enregistrées sur la rétine du cadavre. Il s’agit de quatre taches en forme de mouches... 

Le principe de la persistance rétinienne étant à la base même du cinéma, on a le droit de trouver l’idée très belle, en parfaite adéquation avec le projet de Dario Argento : cacher la vérité à l’intérieur d’une image. 

A noter que l’on retrouve la même idée dans un film d’horreur anglo-espagnol sorti un an plus tard, Terreur dans le Shanghaï Express d’Eugenio Martin, avec Christopher Lee, Peter Cushing et Telly Savalas. Dans cette très sympathique série B le postulat est encore plus délirant et même poétique : les images recueillies sur la rétine d’une créature simiesque décongelée, des galaxies dans l’univers, amènent à la conclusion suivante : le monstre était un extraterrestre ! Olivier Père, 2012.

JACKIE BROWN

de Quentin Tarantino, 1997, US, 2h27, Couleurs

avec Pam Grier, Samuel L. Jackson, Robert Forster


RÉSUMÉ : Jackie Brown, une hôtesse de l'air travaillant pour une compagnie aérienne minable, arrondit ses fins de mois en convoyant de l'argent pour un trafiquant d'armes, Ordell Robbie. Arrêtée par la police, elle refuse de donner le nom de son commanditaire. Mais Ordell soupçonne Jackie d'avoir parlé et décide, avec la complicité de Max Cherry, un prêteur sur gages, de lui rendre visite afin de s'assurer définitivement de son silence. Après avoir résisté à Ordell grâce à l'arme qu'elle a volée à Max, Jackie décide de tromper son monde en concoctant un plan machiavélique. Elle s'assure de la collaboration de la police, puis propose à Ordell d'effectuer un dernier convoyage... 


POINT DE VUE : Jackie Brown reste à ce jour l’un des meilleurs titres du cinéaste américain, un film noir hawksien sur le vieillissement du même, les thèmes de la survie et de la seconde chance, qui est avant tout une déclaration d’amour à deux acteurs marqués par le temps, rescapés des années 70, Pam Grier (superbe icône de la « Blaxploitation ») et Robert Forster. Ce dernier avait été révélé par Reflets dans un œil d’or de John Huston avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor en 1967 puis progressivement oublié par les directeurs de casting. Excellent acteur, Forster n’a jamais accédé au vedettariat et on l’a retrouvé au générique de quelques très bons films des années 60, 70 et 80, polars, westerns ou films d’action pas forcément très connus mais choyés par une certaine frange de la cinéphilie à laquelle appartient Quentin Tarantino : L’Homme sauvage de Robert Mulligan, Medium Cool d’Haskell Wexler, Don Angelo est mort de Richard Fleischer, L’Incroyable Alligator de Lewis Teague, Vigilante de William Lustig et même le super nanar Delta Force de Menahem Golan où il jouait le vilain terroriste arabe opposé à Chuck Norris

Tarantino a un indéniable amour pour les acteurs. Un amour de spectateur, qui aurait envie de confier des rôles dignes de son admiration à ses héros personnels du grand écran. On a oublié qu’avant son retour triomphal dans Bad Lieutenant et Reservoir Dogs, Harvey Keitel avait zoné pendant toutes les années 80 dans des films de seconde catégorie, et que John Travolta doit à Tarantino et Pulp Fiction le plus spectaculaire come back de ces trente dernières années. Dans Jackie Brown, aux côtés d’un autre rescapé, Robert Forster, Tarantino offre à Pam Grier un rôle magnifique, et c’est quasiment inespéré. Pour beaucoup d’amateurs de cinéma bis et d’exploitation, Pam Grier était une idole, la reine incontestée de la « Blaxploitation », qui n’eut jamais en Europe qu’un nombre limité d’admirateurs mais qui dans les années 70 était une des actrices les plus rentables d’Hollywood, entre Barbra Streisand et Liza Minnelli! Alors que ses derniers admirateurs étaient réduits à guetter d’épisodiques apparitions dans quelques sympathiques films d’action ou de science-fiction (La Foire des ténèbres, Nico, Frankenstein 2000), John Carpenter (Los Angeles 2013) puis Tim Burton (Mars Attacks!) leur offrirent des joies plus conséquentes. Dans Jackie Brown, Pam Grier est magnifique, émouvante, plus belle que jamais. Et dans presque tous les plans... 

Jackie Brown (Pam Grier), hôtesse de l’air, arrondit ses fins de mois en convoyant de l’argent liquide pour le compte d’un trafiquant d’armes, Ordell Robbie (Samuel L. Jackson). Un jour, un agent fédéral et un policier de Los Angeles la cueillent à l’aéroport. Ils comptent sur elle pour faire tomber le trafiquant. Jackie échafaude alors un plan audacieux pour doubler tout le monde lors d’un prochain transfert qui porte sur la modeste somme de cinq cent mille dollars. C’est un film atypique dans la filmographie de Tarantino, auteur complet. C’est en effet l’unique fois – pour l’instant – qu’il adapte un roman et ne part pas d’un scénario original. On connaît les talents d’écriture de Tarantino, qui a exprimé un jour en public le désir qu’on se souvienne de lui comme un écrivain davantage qu’un cinéaste. Sa virtuosité est en effet du côté du récit, de la direction d’acteurs et des dialogues davantage que des effets de caméra, même si les subtils plans séquences de Jackie Brown témoignent d’une maîtrise du temps et de l’espace digne de Robert Altman. L’intrigue empruntée à un roman de Elmore Leonard, « Punch créole » sert de prétexte à un film élégant et mélancolique qui privilégie, sans esbroufe, les plages sentimentales et met constamment en valeur l’interprétation juste et émouvante de ses interprètes principaux (sans parler des seconds rôles, un Robert De Niro assez génial en tête), avec de très longs plans et des scènes de conversations avoisinant les dix minutes qui procurent une sensation de réalisme et d’intimité. 

Avant d’en faire un principe esthétique fondateur dans ses films suivants, Tarantino parsème Jackie Brown de nombreuses citations, références et clins d’œil cinéphiliques, preuves de l’éclectisme de ses goûts et de son amour compulsif pour le cinéma : entre autres Et tout le monde riait... de Peter Bogdanovich, Le Lauréat de Mike Nichols, La belva col mitra de Sergio Griego, Vampyros Lesbos de Jess Franco (dont on entend un extrait de la bande originale), Meurtres dans la 110e rue de Barry Shear dont Tarantino réutilise la chanson de Bobby Womack pour le générique de début de Jackie Brown

Le recours quasi systématique de musiques ou chansons préexistantes composées pour d’autres films, sous forme de reprises ou de versions originales deviendra également une marque de fabrique de Tarantino à partir de Kill Bill, transformant le cinéaste en une figure inédite au cinéma, celle du DJ compilateur, érudit et boulimique. Olivier Père, 2013.

CREEPY

de Kiyoshi Kurosawa, 2017, Japon, 2h10, Couleurs

avec Hidetoshi Nishijima, Yuko Takeuchi, Teruyuki Kagawa… 


RÉSUMÉ : En charge d'une enquête sur des disparitions, un professeur en criminologie et sa femme s'inquiètent du comportement étrange de leur nouveau voisin.


POINTS DE VUE : Après le fantastique romantique du Secret de la chambre noire, Kiyoshi Kurosawa revient au genre qui l'a fait connaître en France : le polar horrifique. Avec une intrigue qui reprend les principaux motifs — meurtres en série, possession psychologique — de Cure, son film le plus connu, sorti en 1999. 

Grièvement blessé lors d'une prise d'otages dans un commissariat, l'inspecteur Takakura a quitté la police pour devenir professeur de criminologie, spécialisé dans les meurtres en série. Alors que ses anciens collègues viennent le consulter dans le cadre d'une enquête sur des disparitions, sa femme fait la connaissance de leurs nouveaux voisins : une jeune fille un peu craintive et son père, un petit bonhomme maladroit, aux plaisanteries douteuses et aux réactions bizarres... 

Kiyoshi Kurosawa multiplie les fausses pistes narratives avec une habileté diabolique et séduisante. Il déjoue dans un premier temps les attentes du spectateur pour mieux les combler ensuite. La séquence d'ouverture, inspirée par Le Silence des agneaux, promet- elle un thriller sous haute tension ? Le film vire à la farce noire avec l'apparition du voisin excentrique : l'étonnant Teruyuki Kagawa, qui apporte une vraie bouffonnerie à son personnage. Mais un vrai malaise, aussi : quoi de plus angoissant que le sourire d'un clown ? 

Dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, la réalité est toujours pervertie par le surnaturel. Alors que l'ex-inspecteur tente d'éveiller les souvenirs d'une jeune femme traumatisée par la disparition de ses proches, la lumière s'assombrit, comme si les ténèbres commençaient à envahir le monde. Scène splendide. Mais le meilleur est à venir, pour qui aime le doux frisson de la peur au cinéma. Après un petit passage à vide (défaut récurrent des derniers films du cinéaste), Creepy sort de l'ombre une incarnation du mal absolu. Un psychopathe sans pitié qui manipule ses victimes par la pensée, jusqu'à les transformer en assassins. En bon disciple de Jacques Tourneur, Kiyoshi Kurosawa joue sur le potentiel anxiogène du hors-champ. Il suggère, et nous laisse imaginer le pire. A raison : la découverte de la maison du tueur va nous prouver que nous étions encore loin du compte. Le titre ne ment pas : Creepy est effectivement flippant. Samuel Douhaire, 2017.

Creepy est un pur film de genre, adapté d’un best seller de Yutaka Maekawa – caractéristique de tous les films commerciaux japonais, qui ont besoin d’un matériau littéraire préexistant pour s’assurer les faveurs du grand public – , produit et distribué par la Shochiku, l’une des plus importantes major companies historiques du pays. 

Après des drames psychologiques teintés de fantastique ou des incursions dans le film de fantômes et la science-fiction Creepy permet à Kurosawa de renouer avec le thriller, genre qu’il avait brillamment illustré avec Cure, le film qui lui avait permis d’accéder à la reconnaissance internationale. Cure revisitait la figure du tueur en série, en s’inspirant des films du renouveau du thriller américain réalisés par Jonathan Demme ou David Fincher dans les années 90, mais aussi des études criminelles de Richard Fleischer comme L’Etrangleur de Boston. Creepy perpétue cette filiation, entre néo-classicisme et postmodernité, évoquant aussi bien le cinéma de Hitchcock que de Tobe Hooper, l’un des cinéastes préférés de Kurosawa. Le film reprend une idée chère à Hitchcock, celle du danger qui se cache sous la banalité, de la menace que peut soudain représenter le plus anodin des détails quotidiens, du dérèglement de la routine familiale, comme dans L’Ombre d’un doute et Fenêtre sur cour

Takakura est un ancien détective de la police de Tokyo qui a démissionné de ses fonctions après un incident traumatique que l’on découvre dans le prologue – la tentative d’évasion meurtrière d’un tueur psychopathe – et qui est désormais professeur de criminologie à l’université. Il déménage pour s’installer dans une paisible banlieue afin de rechercher le calme et la tranquillité avec son épouse. Le couple qui veut faire une visite de politesse à ses nouveaux voisins découvre le comportement étrange de l’un d’entre eux, dont on ne voit jamais l’épouse et dont la petite fille semble terrifiée. Takakura commence progressivement à suspecter que le voisin est un tueur fou qui pénètre dans les demeures et s’empare de la vie des gens, en s’emparant de l’identité du patriarche. Avec l’aide d’un jeune inspecteur de police il mène une enquête secrète et fait la découverte d’une ancienne affaire criminelle non résolue, qu’il relie à son mystérieux voisin. Malgré ses recommandations, son épouse Yasuko continue de rendre visite à ce dernier en son absence... 

Construit sur une progression dramatique et un suspens intenses, Creepy est un pur film de mise en scène, qui confirme la maestria de Kurosawa dans le domaine du thriller psychologique, la précision clinique de ses mouvements de caméra, son sens du cadrage au cordeau. Cette virtuosité visuelle repose sur la précision du récit. Les films les plus réussis de Kurosawa sont toujours écrits ou coécrits par lui, et cela se confirme ici. Kurosawa s’empare d’un matériau classique pour le transformer en histoire personnelle, qui rejoint ses préoccupations récentes. Dans un registre totalement différent que son film précédent, Vers l’autre rive, Creepy est aussi la radioscopie d’un couple sans enfant qui traverse des épreuves douloureuses mettant leur amour à l’épreuve de la mort. 

Comme dans Cure, Kurosawa dresse le portrait atypique d’un redoutable tueur psychopathe, invisible et manipulateur, véritable docteur Mabuse plongé dans le décor tranquille d’une banlieue pavillonnaire. Dans Creepy le monstre à visage humain se comporte à la manière d’un parasite qui supprime ses victimes pour prendre leur place dans leur propre demeure, au sein de leur famille. Le maniaque possède la particularité de ne (presque) jamais tuer lui-même, déléguant cette tache à ses proies qu’il soumet par l’usage de la drogue – qui remplace ici l’hypnose de Cure. Le film contient des scènes de violence glaçantes qui montrent l’organisation méthodique mêlée d’audace du tueur en série, qui conserve les corps – vivants ou morts – de ses victimes dans la cave de la maison. Cela donne lieu à des passages vraiment dérangeants, intrusion de l’explicite le plus sordide – la conservation des cadavres dans des sacs plastique sous vide – au sein d’un film qui pratique l’art de la suggestion. Le thème du génie du mal et de son emprise sur le commun des mortels a rarement été aussi bien illustré au cinéma. Un chef-d’œuvre de plus signé Kurosawa. Olivier Père, 2017.

LE BANDIT

Il bandito

d’Alberto Lattuada, 1946, Italie, 1h23, Noir et Blanc

avec Anna Magnani, Amedeo Nazzari


RÉSUMÉ : De retour de captivité, deux amis retrouvent leur pays natal : l’un reprend sa vie de paysan, l’autre devient un hors-la-loi.


POINTS DE VUE : Il y a une fanfaronnade chez Lattuada quand, à 30 ans, il réalise Il Bandito, son quatrième film. Pendant la première partie, il s’attelle à un drame dans la plus pure tradition néoréaliste. Tourné après Rome, ville ouverte, de Rossellini, et contemporain de son action, le film démarre avec deux pauvres types qui débarquent en Italie après des années de captivité en Allemagne. Ils découvrent un pays ravagé par la guerre. Les immeubles sont éventrés, les Italiens affamés, et les Américains ont remplacé les Allemands... Ernesto et Carlo se jurent une amitié indéfectible avant de se séparer pour retrouver leur famille. Mais à Turin, l’appartement d’Ernesto a été bombardé. Le jeune homme erre dans la ville, envahi par la tristesse et la frustration sexuelle. Fin de la première partie. 


Comme pour répondre aux Américains qui ont pris possession de son pays, Lattuada effectue alors un changement radical de style et passe du néoréalisme au film noir digne du Scarface de Howard Hawks (1932). Il va leur montrer qu’il a tout appris des codes du polar — il s’est forgé une solide culture cinématographique et sera l’initiateur de la cinémathèque de Milan. Son héros se transforme alors en Errol Flynn latin et la mécanique de la fatalité propre aux drames noirs se met en place. Avec Anna Magnani en imposante cheffe de bande. Une surprenante leçon de cinéma. Anne Dessuant, 2020.

Le Bandit (Il bandito, 1946) est réalisé par Alberto Lattuada, cinéaste extrêmement talentueux et assez inclassable puisqu’il traversera plusieurs mouvements et tendances du cinéma transalpin (calligraphisme, néo-réalisme, reconstitutions historiques, comédies à l’italienne...) toujours avec la même singularité. Le Bandit est passionnant à plus d’un titre : d’abord parce qu’il dresse le portrait, un an après Rome, ville ouverte, d’une Italie en ruine dévastée moralement et économiquement par la guerre. L’action débute avec le retour de soldats italiens prisonniers en Allemagne. Après des années de souffrance ils retrouvent leur pays dévasté par les bombardements et la misère. La situation décrite par Lattuada est contemporaine de son tournage, ce qui confère au film une dimension documentaire. La force du cinéma italien fut de descendre dans la rue et de filmer son histoire en marche dans l’urgence, avec toutefois un regard critique et réflexif. Lattuada, comme Rossellini, enregistre la réalité de l’après- guerre en y cherchant une signification. Leurs écritures cinématographiques diffèrent pourtant radicalement. 

Pour parler de la corruption morale qui règne en Italie et des désillusions de son personnage principal, un brave prolétaire espérant retrouver sa famille à Turin, Lattuada emprunte très vite le style du film noir, réalisant avec Le Bandit un classique du cinéma policier italien. Un dramatique enchaînement de circonstances conduit l’honnête Ernesto (Amedeo Nazzari, acteur populaire et viril héros des mélodrames de Matarazzo) à fréquenter la pègre turinoise puis à devenir lui- même un gangster sans pitié. Les scènes de violence telles l’exécution sommaire d’un témoin ou un règlement de compte entre truands s’inspirent du style expressionniste des chefs-d’œuvre du film noir américain comme Le Petit César ou Scarface. La scène où Ernesto et les membres de son gang – parmi lesquels un bossu et un inverti – arrivent dans une réception mondaine et dépouillent les riches invités de leurs bijoux et leur argent sera reprise dans un polar sécuritaire de Lenzi avec Tomas Milian dans les années 70. Anna Magnani interprète Lidia, archétype de la garce, une femme dangereuse et immorale, pour laquelle Ernesto éprouvera d’abord un puissant désir sexuel, puis du dégoût. 

Ce personnage féminin incarne une dimension primordiale dans Le Bandit et dans l’œuvre de Lattuada en général : celle de la sensualité. Lattuada était un érotomane et l’on trouve immanquablement dans ses films de très belles actrices, de plus en plus jeunes et dénudées tout au long de sa carrière. Avant de se spécialiser dans la découverte de nymphettes dans les années 70, Lattuada accordait déjà à l’érotisme une place importante dans ses films, même les plus sérieux comme Le Bandit. Au début du film une affiche de danseuse légère dans la rue souligne la frustration sexuelle du héros, ancien soldat et prisonnier de guerre. Une scène troublante le voit suivre une femme vue de dos dans la rue jusqu’à un bordel où l’on découvre que l’inconnue est sa sœur portée disparue et devenue prostituée pour survivre. L’invraisemblance de la situation – qui se reproduira lors de la partie finale du film, lorsque Ernesto arrache des griffes des gangsters en cavale une fillette qui se révélera être sa protégée qu’il n’a jamais rencontrée, fille de son compagnon d’infortune en Allemagne auquel il avait promis une amitié indéfectible – fait accéder Le Bandit au niveau de la tragédie. La figure féminine dans Le Bandit est intimement liée à la mort. La pulsion sexuelle d’Ernesto ne lui permettra pas d’échapper à son funeste destin, mais il trouvera le chemin de la rédemption avant de mourir sous les balles des policiers comme tout gangster tragique qui se respecte – on pense à Bogart ou à Gabin

Dès 1946 dans un compte-rendu sur le film, le poète surréaliste Paul Eluard fut sans doute le premier à souligner l’importance de la sexualité dans le cinéma de Lattuada : « On ose montrer dans ce film une réponse aussi bien à son désir d’un meilleur sort après ses souffrances qu’à ses rêves érotiques. » (Office professionnel du cinéma, Cannes, 1946) Olivier Père, 2015.

JUSQU’AU BOUT DE LA NUIT

de Gérard Blain, 1995, France, 1h20, Couleurs

avec Gérard Blain, Anicée Alvina, Paul Blain


RÉSUMÉ : François, personnage insoumis, après douze ans de prison a conservé intacte sa haine de la société et sa résolution de vivre hors-la-loi, avec l’argent des riches et un code d’honneur bien à lui.


POINT DE VUE : « Avec la société, depuis que je suis né, je suis en état de légitime défense. » (Gérard Blain) 

Gérard Blain, c’est d’abord « le beau Serge » héros éponyme du film de Claude Chabrol en 1959. Acteur de la Nouvelle Vague il aurait pu, comme Belmondo ou Jean-Pierre Léaud, donner un nouveau visage au cinéma français. Mais après de nombreux films en Italie (dont Le Bossu de Rome de Carlo Lizzani en 1961) et un seul à Hollywood (Hatari ! de Howard Hawks en 1962) Gérard Blain préféra se consacrer à la mise en scène. De jeune premier, il devint franc-tireur et construisit une œuvre exigeante et d’une rare cohérence, des Amis (1971) à Pierre et Djemila (1987) en passant par Un enfant dans la foule (1975), évocation très sensible de l’enfance de l’auteur, Le Rebelle (1980) ou Un second souffle (1978) dans lequel on retrouvait avec surprise Robert Stack, Blain ayant d’habitude recours à des acteurs – « modèles » éloignés du star system ou non professionnels, ou à lui-même (dans Le Pélican en 1974). En 1995, après un long silence, Blain revint devant et derrière la caméra avec Jusqu’au bout de la nuit, un polar vraiment pas comme les autres, une épure de série B débarrassée de la mythologie attachée au cinéma policier français depuis Jean-Pierre Melville. Pour Blain, que nous avions rencontré en 1996, ses films étaient des tragédies, et rien d’autre. En filmant et en interprétant François, un personnage insoumis qui après douze ans de prison a conservé intacte sa haine de la société et sa résolution de vivre hors-la-loi, avec l’argent des riches et un code d’honneur bien à lui, Gérard Blain ne semblait guère soucieux d’édulcorer son image d’anarchiste de droite et d’homme et de cinéaste plus enragé qu’engagé. Plus surprenante était la radicalité de la mise en scène qui épouse le discours extrémiste du film. D’une grande rigueur, elle évoque le cinématographe de Robert Bresson, référence avouée de Blain pour toute sa filmographie. Jusqu’au bout de la nuit avance à coup d’ellipses foudroyantes qui éludent la totalité des scènes d’action. Un règlement de comptes est filmé en trois plans : un homme sort d’un ascenseur ; une arme en gros plan ; un corps à terre. Quelques plans suffisent à ne pas montrer un hold-up (Blain filme ce qui se passe avant et après) ou une évasion. Cette esthétique du dépouillement et du hors-champs culmine dans la scène où François et Maria (interprétée par Anicée Alvina, déjà au générique d’Un homme dans la foule et que l’on retrouvera dans Ainsi soit-il, le dernier film de Blain, avant son décès prématuré en 2006) sont encerclés par la police. Le plan d’une fenêtre de laquelle surgit la menace d’un haut-parleur, puis Blain qui vide son chargeur sur des ennemis invisibles. Le spectateur assiste alors à quelque chose de vraiment étrange – mais réussi – à mi-chemin entre le polar ultra fauché et Scarface filmé par Jean-Marie Straub. Les partis-pris de Blain ne sont pas seulement dictés par un budget cacochyme, mais aussi par des critères moraux qui le hissent au rang de grand cinéaste. Gérard Blain sait que la mort ne peut se filmer. Une vitre brisée suffit à signifier l’exécution de Maria par la police. Le champ contre-champ est-elle une figure d’analphabète comme le dit Otar Iosseliani ? Blain le pense aussi. Le refus du spectaculaire, poussé à son paroxysme, interdit à Blain de filmer la chute des amants sous les balles de la police. Il les filme morts, réunis dans une pose extatique. D’autre part, le choix de ne pas incarner les ennemis clairement désignés tout au long du récit (les bourgeois, les juges, les flics) confère au film sa dimension paranoïaque et désespérée, à l’image de son auteur complet. Le film n’est pas sans maladresses. Blain est mal à l’aise avec la musique, encombrant rock qui nuit à l’émotion de certaines scènes mais dont le cinéaste a la bonne idée de se débarrasser en cours de film. Il semble alors de rappeler, in extremis, deux aphorismes essentiels de Bresson contenus dans ses Notes sur le cinématographe : « Pas de musique d’accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du tout. » (Bresson tolérait la musique diégétique et fit plusieurs entorses à son commandement dans ses propres films) ; « Il faut que les bruits deviennent musique. » 

Jusqu’au bout de la nuit se distingue par sa rigueur esthétique et morale du tout-venant de la production cinématographique française contemporaine. Mais c’est aussi un film (politiquement) incorrect et dérangeant, chargé d’une violence contenue et subversive. Cette tendance s’épanouira avec encore plus de véhémence dans le dernier film de Blain, Ainsi soit-il, sorte de croisade désespérée contre la corruption généralisée des hommes politiques et des classes dominantes, qui fit grincer des dents lors de sa sortie en 1999. Il est possible de rejeter l’œuvre de Blain pour les idées qu’elle véhicule. Bon cinéaste, mauvais citoyen, son anarchisme est peut-être moins sympathique que celui de Jean-Pierre Mocky qui lui aussi parti en guerre contre la société et les institutions françaises (L’Albatros, Solo, Le Piège à cons, La Machine à découdre, cette série de films formidables). Il n’empêche que Jusqu’au bout de la nuit demeure l’un des meilleurs films français du milieu des années 90 (avec JLG/JLG de Jean-Luc Godard, Le Garçu de Maurice Pialat, La Fille seule de Benoit Jacquot, et La Cérémonie de son ancien complice Claude Chabrol), une sorte de miracle ou plutôt de mirage qui fut un échec commercial et connut de scandaleux problèmes de distribution (sorti dans un circuit de onze salles le 13 septembre 1995, le film perdit tous ses écrans le mercredi suivant). 

Le testament cinématographique de Gérard Blain Ainsi soit-il, dédié à sa famille, dans lequel il met en scène son fils Paul, reçut le Pardo d’oro du festival del film Locarno en 1999. Blain avait déjà remporté à Locarno la récompense suprême avec son premier film Les Amis (après sa sélection au Festival de Cannes), concluant son œuvre au même endroit où elle avait – presque – commencé, sans oublier son premier grand rôle dans Le Beau Serge, également primé à Locarno. Les thèmes de la filiation et de la transmission étaient centraux dans l’œuvre de Blain (Le Pélican, sur l’hystérie paternelle). Paul Blain, davantage attiré par le métier de cinéaste que d’acteur, a cependant fait sa réapparition huit ans plus tard devant la caméra de Mia Hansen-Løve dans son très beau premier film Tout est pardonné, où il jouait le père fugueur et absent de la jeune héroïne. Atteint d’un cancer, Gérard Blain est mort le 17 décembre 2000 à Paris, à l’âge de 70 ans. Aujourd’hui, douze ans après sa disparition, ses huit longs métrages réalisés pour le cinéma demeurent méconnus et difficile à voir en France, tandis qu’ils sont quasiment invisibles et inconnus à l’étranger, malgré une rétrospective en copies neuves organisée par son fils et Noblesse Oblige Distribution en 2004. On attend toujours une belle édition en DVD de l’œuvre complète de ce cinéaste non réconcilié et écorché vif. Olivier Père, 2012.

MAIGRET

de Patrice Leconte, 2021, France, 1h29, Couleurs

avec Gérard Depardieu, Mélanie Bernier, Aurore Clément


RÉSUMÉ : Dans les années 50, le cadavre d'une jeune femme impossible à identifier à été retrouvé place Vintimille à Paris. Jules Maigret, un illustre commissaire, décide de prendre en charge cette enquête qui s'annonce des plus complexes face à l'absence complète d'indices à proximité de la victime. Pour parvenir à ses fins, l'expérimenté Maigret pense tout d'abord à se pencher sur la tenue portée par cette dernière, une splendide et luxueuse robe de soirée. Son flair s'avère payant puisque l'élément lui permet rapidement de remonter la piste jusqu'à une boutique du 9e arrondissement spécialisée dans la location de ce type de vêtement... 


POINT DE VUE : Cette adaptation de Maigret et la jeune morte a des airs de nouveau classique, comme si elle était inscrite depuis longtemps dans la carrière de Patrice Leconte et dans celle de Gérard Depardieu. Le premier avait surpris et d’emblée convaincu en montrant ses affinités avec l’univers de Simenon (Monsieur Hire, 1989). Le second semble avoir toujours eu la carrure du légendaire commissaire. Un personnage chéri par la télévision, au point qu’on ne l’avait plus vu au cinéma depuis l’époque où il était incarné par Jean Gabin. C’est cette France des années 1950 qu’on retrouve ici, à travers un Paris lugubre éclairé de couleurs dramatiques : lumière blanche d’une robe immaculée bientôt trempée de rouge, nuit noire où une jeune fille est retrouvée morte. Elle n’a pas de nom et, plutôt que d’en mettre un sur l’assassin, Maigret se préoccupe de trouver celui qu’elle portait... 


Classique, l’intrigue ne l’est donc heureusement pas trop, tant elle ouvre des pistes qui semblent des lignes de fuite : comme un tache de sang, la cruauté s’étale, mais c’est de douceur que s’arme l’enquêteur. La protection paternelle qu’il veut offrir post mortem à l’inconnue charcutée au couteau est si grande qu’elle se déplace sur une autre jeune fille, bien vivante mais en grand danger de mal tourner, elle aussi. Qui cherche-t-il vraiment, Maigret ? Dans cette énigme-là, Patrice Leconte trouve l’âme mélancolique de ce polar d’une belle étrangeté. Le réalisateur n’hésite pas à citer La Mort aux trousses, où Cary Grant est pris pour quelqu’un qu’il n’est pas, et Vertigo, où James Stewart recrée une femme qui n’est plus, deux Hitchcock où la question de l’identité ouvre un abîme sous les pieds des personnages. En s’engageant avec audace dans une dimension fantomatique, ce Maigret crée un trouble, une fascination. À l’image de son interprète. Massif et plein d’une force tellurique, Gérard Depardieu se fait aussi totalement aérien pour nous laisser deviner la face intime et moins familière d’un commissaire qui vit dans ses pensées, avec ceux qui le hantent. Impressionnant. Frédéric Strauss, 2022.

UNCUT GEMS

de Benny et Josh Sadfie, 2019, US, 2h15, Couleurs

avec Adam Sandler, Julian Fox, Kevin Garnett


RÉSUMÉ : Howard Ratner est le propriétaire d'une bijouterie de New York. Il est constamment entouré d'argent, de bijoux, de pierres précieuses. Mais quelque chose le pousse à tenter sa chance de sorte qu'il est constamment endetté, à un pas des collecteurs en colère, jouant toujours avec des paris énormes. En même temps, il a de plus en plus de difficultés à gérer sa vie privée et tout semble lui échapper... 


POINT DE VUE : L’usage veut que l’on relègue les observations sur les acteurs à la fin des critiques. Notre panégyrique d’Adam Sandler n’attendra pas si longtemps car l’acteur américain tient là son plus grand rôle, haut la main. Il est de tous les plans ou presque pendant deux heures quinze. Fausses dents immaculées, bagouses et gourmette XXL, diamants aux deux oreilles, trois-quarts en cuir, il campe prodigieusement Howard Ratner, bijoutier juif new-yorkais hâbleur et mythomane, à la tête d’une boutique à l’étage d’un immeuble du Diamond District, au cœur de Manhattan, où il reçoit basketteurs millionnaires et rappeurs bling-bling pour leur refourguer sa came à 24 carats. Toujours sur la brèche, les doigts dans la prise, il traverse le film comme une tornade, sans jamais s’arrêter de parler ni de parier, l’un de ses nombreux vices. Son dernier coup ? Une pierre brute (en anglais, uncut gem) en provenance d’une mine d’Éthiopie, qu’il ambitionne de vendre aux enchères 1 million de dollars pour rembourser une grosse dette et accessoirement payer son divorce, afin de couler des jours encore plus joyeux avec sa maîtresse et employée. 


Bien entendu, le plan va foirer en beauté car Howard est un perdant magnifique, un jouisseur insatiable, un joueur maladif qui préférera toujours miser son fric sur son équipe de basket favorite plutôt que de le dépenser. Un personnage bigger than life, de la trempe d’un Cosmo Vitelli, le héros de Meurtre d’un bookmaker chinois, de John Cassavetes, icône absolue des réalisateurs, les frères Josh et Benny Safdie. En quelques détails (sa pointe d’accent de Long Island, son sourire de gamin, ses yeux qui roulent, sa fragilité), Sandler parvient à rendre attachant et même irrésistible cet arnaqueur a priori antipathique. Il est évidemment aidé dans sa tâche par les deux frangins, dont tous les films – et celui-ci n’échappe pas à la règle – sont à la fois des déclarations d’amour à leurs personnages, fêlés mais toujours aimables, et à leur ville creuset de New York, qui s’avère bien plus qu’un simple décor : le véritable et récurrent personnage principal de leur filmographie. 

On a évoqué la force vitale de Cassavetes, mais il faut bien sûr ajouter dans le panthéon des Safdie, et comme inépuisables sources d’inspiration, les deux plus célèbres apôtres des bas-fonds de la Grosse Pomme : Martin Scorsese et Abel Ferrara. Avec son héros maudit et victime consentante de son autodestruction, Uncut Gems évoque les plus violentes descentes aux enfers des maîtres new-yorkais, qu’on songe à Mean Streets ou à Bad Lieutenant. Il les évoque mais sans les singer, car le sixième film des Safdie, leur meilleur, creuse toujours le même sillon intime mêlant fiction, autobiographie, sous- culture et sociologie. 

Good Time, leur précédent thriller, avec un Robert Pattinson en braqueur à la petite semaine, fut écrit et tourné dans l’urgence et avait prouvé avec brio que le style heurté des Safdie n’était pas soluble dans le star-system. Mûri au contraire pendant dix ans, Uncut Gems déploie un récit bien plus dense, alimenté en continu de nouvelles péripéties et de multiples personnages sur un rythme effréné qui procure un délicieux sentiment d’étourdissement, d’autant plus grisant que les deux frères, parangons de modestie, ne cherchent jamais à épater la galerie par la discrète mais indéniable virtuosité de leurs plans-séquences. Seul compte le flot ininterrompu de scènes de la vie quotidienne, professionnelle et conjugale du diamantaire aux abois, dont l’épouse, épuisée, ne cherche même pas à savoir pourquoi son mari, en plein spectacle de fin d’année de leurs chérubins, a trouvé le moyen de se faire enfermer nu dans le coffre du véhicule familial. 

Sublimée par la lumière de Darius Khondji (chef opérateur des derniers films de Woody Allen ou de James Gray), soutenue par l’alternance inédite de musique électronique et de relaxation signée Oneohtrix Point Never, l’invraisemblable fuite en avant d’Adam Sandler échappe jusqu’au bout à toute tentative d’explication psychologique, à tout jugement. Même quand la frénésie finit par se teinter de mélancolie, le mystère demeure ; son opacité terrifie et excite. Comme ces cauchemars dont on ne peut s’empêcher de prolonger les tourments pour se prouver qu’on est encore vivant. Jérémie Couston, 2022.

LA COLÈRE D’UN HOMME PATIENT

de Raúl Arévalo, 2017, Espagne, 1h32, Couleurs

avec Antonio de la Torre, Luis Callejo


RÉSUMÉ : Curro est le seul à avoir été arrêté pour le braquage d'une bijouterie, qui a fait un mort. Il sort de prison après avoir purgé une peine de huit ans. Il n'aspire désormais qu'à reprendre une vie normale, aux côtés de sa femme Ana et de leurs fils. Ana, qui travaille dans un bar, rencontre par hasard José, un homme solitaire qui parle peu. Celui-ci est très vite accepté et apprécié par toute la famille. Alors que Curro pensait reprendre une vie normale, rien ne se passe comme il l'avait imaginé. Ses complices et lui vont devoir répondre de leurs actes... 


POINT DE VUE : Les premières scènes — un hold-up qui dégénère, avec victime à la clé — sont filmées caméra à l'épaule, avec, hélas, un léger tremblement, censé exprimer la tension secrète des personnages. Et puis, heureusement, la mise en scène s'apaise. L'action aussi, mais seulement en apparence. Dans un quartier pas vraiment beau de la banlieue de Madrid, Raúl Arévalo, tout jeune cinéaste, mais comédien très connu en Espagne, s'attarde sur le quotidien sans grâce de José : un homme entre deux âges, effacé, presque moche, mais suffisamment émouvant et gentil pour séduire Ana la belle, qui attend la sortie de taule de Curro, son mec, le seul à avoir payé pour le braquage sanglant commis des années auparavant. Nul ne se doute, et surtout pas elle, que José attend, lui aussi, la libération de Curro pour le pousser à exécuter le plan dont il a rêvé tout ce temps... 


On a, d'un côté, un violent que la taule a guéri. Et, de l'autre, un faux doux — un fou — enfermé dans une prison personnelle qui ne lui a rien appris. Non sans perversité, le réalisateur nous oblige à prendre parti entre ses deux antihéros, aussi détestables l'un que l'autre, en définitive. Et même à souhaiter, tout en le redoutant, qu'ils poursuivent jusqu'au bout leur balade sauvage... On n'est pas loin de Michael Haneke, quand ce dernier se met en tête (dans Funny Games, notamment) de tester ses éventuels spectateurs, en mesurant, scène après scène, leur résistance aux images qu'il leur impose. Si ce n'est que Raúl Arévalo, lui, ne se prend jamais au sérieux. C'est un facétieux. Il s'amuse de nous, mais avec nous. Il connaît bien les thrillers — américains, surtout —, en a soigneusement appris les règles, qu'il respecte le plus souvent. Tout en se permettant, par moments, de casser le classicisme de son road-movie par des traits humoristiques et insolents : tête interdite du réceptionniste d'un hôtel devant ces deux blocs de virilité lui demandant une seule chambre pour la nuit... 

La violence omniprésente n'a rien à voir avec celle, survenant par bouffées, d'un Sam Peckinpah. Elle est plus insidieuse, plus dangereuse aussi, comme infiltrée dans les gènes des personnages. Cette brutalité à la fois extravagante et épurée évoquerait plutôt Robert Aldrich dans En quatrième vitesse. Ou ces réalisateurs sous-estimés des années 1970-1980, comme Richard Fleischer (Les flics ne dorment pas la nuit) ou Walter Hill (Sans retour, Extrême Préjudice). Eux savaient peindre la violence du monde sans jamais l'adoucir, ni l'exalter. Tels des documentaristes ratés, trop amoureux de la fiction pour s'en passer. Pierre Murat, 2017. 

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