RÉFLEXIONS, PROPOS, ANALYSES, HISTOIRE
PLAYDOYER POUR LES VEDETTES
Faut-il brûler les vedettes ? Non pas, certes, l’acteur, si célèbre soit-il, qui fait au cinéma son métier de comédien : un Pierre Fresnay, par exemple. Mais le monstre sacré pour qui le film est fait et qui détermine à lui seul son succès commercial ? Poser la question ainsi, c’est semble-t-il y répondre : l’acteur est fait pour le cinéma, non l’inverse. Faire des films pour la voix de Tino Rossi, l’accent de Raimu, les colères de Gabin, les jambes de Marlène Dietrich, les bras de Rita Hayworth… n’est-ce pas engager irrémédiablement le cinéma hors de l’art, dans la voie des délires collectifs et du rêve de confection ?
Et pourtant, l’œuvre la plus considérable du cinéma, la seule peut-être qu’on puisse jusqu’ici comparer aux chefs-d’œuvre de la littérature universelle, celle de Chaplin, n’est-elle pas toute entière commandée par le personnage de Charlot que le public voulait retrouver semblable à lui-même de film en film ? Diras-t-on que Charlot est une exception et que d’ailleurs il s’agit moins ici de l’acteur Chaplin que du héros qu’il a créé, c’est-à-dire, un être imaginaire mais déjà élaboré comme un héros de roman ou de tragédie : Don Quichotte, Hamlet ou Fabrice del Dongo ? Sans doute, mais si le cas Charlot est exceptionnel, c’est seulement par le génie de son auteur et la perfection de sa réussite.
On aurait tort de croire qu’avec moins de netteté l’identification de la vedette à un personnage ne soit précisément un phénomène caractéristique et général. En veut-on une preuve récente ? Ce n’est pas sans raison que la presse italienne a fini par s’indigner du pharisaïsme américain à propos du divorce d’Ingrid Bergman. Était-ce bien à Hollywood de lapider la femme adultère ! Mais à la vérité, pour l’Amérique, Ingrid Bergman n’existe plus : c’est la Jeanne d’Arc qui s’est fait enlever par un Italien. La guerre de Troie a eu lieu pour moins que ça.
Si la vedette ne s’identifie pas toujours à un personnage aussi nettement défini, du moins incarne-t-elle toujours une certaine manière d’être, un comportement, un caractère ou, pour mieux dire, un destin.
Elle jouit du privilège d’exister en quelque sorte préalablement au film qui lui prête son histoire. Le rôle du scénariste n’est alors que d’imaginer les aventures accidentelles dont la nouveauté nous donnera l’illusion de l’imprévu en sauvegardant l’essentielle identité du héros et de son destin. Certes, à de rares exceptions près, cette identité n’est que partielle : le nom de la vedette est proposé au scénariste comme un dessin plus ou moins inachevé, une pièce plus ou moins essentielle du puzzle qu’il doit imaginer. On dispose plus librement d’un arbre dans un paysage que d’un lion dévorant un chasseur. C’est à proportion de cette disponibilité qu’un acteur mérite le titre de vedette. Preuve par l’absurde : il n’est pas douteux qu’un film comme les Portes de la nuit, conçu pour Jean Gabin et Marlene Dietrich, a perdu presque toute sa vraisemblance du fait de la défection des protagonistes.
Comme les langues d’Esope, la vedette est la pire et la meilleure des choses. La pire quand elle n’a rien d’autre à imposer au réalisateur et au public qu’une particularité sans valeur, un charme factice et démagogique, une monstruosité physique qui ne dépasse pas le pittoresque de music-hall ou encore un don naturellement étranger à l’art cinématographique. Si ingénieux qu’ils soient, les metteurs en scène ne feront jamais de chef-d’œuvre avec Tino Rossi. Mais la vedette justifie son existence, quand, pour reprendre la célèbre comparaison de Malraux, elle tient dans la mythologie moderne la place des dieux de l’Antiquité. Le complet-veston, la robe du soir ou le costume de cow-boy ne doivent pas nous tromper sur les avatars des héros de ce moderne Olympe comme la fable antique ou le conte de fées. Cette mythologie est plus ou moins riche d’un symbolisme caché, elle nourrit nos rêves et oriente secrètement nos actions.
Mais la nouveauté du cinéma par rapport aux contes du folklore ou de la mythologie, c’est que la fable y peut naitre d’une simple apparence physique : du galbe d’un visage, de l’eau d’un regard.
Jadis, on imaginait ou l’on représentait comme on pouvait Ulysse ou la belle Hélène.
Au cinéma, ce n’est plus le destin qui prend un visage. C’est un visage qui révèle son destin. André Bazin, Radio-Cinéma-Télévision, septembre 1950.
À PROPOS DES REPRISES
La vraie nouveauté de la saison d’été sur les écrans d’exclusivité parisiens aura été la multiplication des reprises. Sans doute le phénomène ne date-t-il pas absolument de 1951. On l’avait constaté ici et là depuis deux ou trois ans, au Cinéma d’Essai en particulier, mais il paraissait localisé à de petites salles semi spécialisées dont la clientèle se confondait presque avec celle des ciné-clubs. Or, il ne faut justement point identifier cette nouvelle exploitation commerciale avec le phénomène des ciné-clubs. Sans doute, celui-ci n’en est-il pas indépendant et l’on peut admettre que l’effort des clubs a efficacement préparé le terrain, mais il s’agit de bien autre chose que de l’extension de leur public au point d’en permettre la relève par l’exploitation commerciale. Il s’en faut que le nombre des adhérents de la Fédération croisse selon une progression géométrique. Les difficultés matérielles, au contraire, y demeurent pressantes, beaucoup de clubs ne doivent de survivre qu’au dévouement têtu de leurs animateurs. Si, donc, l’activité des ciné-clubs est pour quelque chose dans l’intérêt croissant pour certains vieux films, ce ne peut être par influence directe. Les clubs sèment une bonne graine, mais elle lève ailleurs. Ils contribuent à imposer l’idée d’un passé cinématographique égal ou supérieur à son présent, de l’existence d’un art du film doté des mêmes propriétés que les autres arts, c’est-à-dire capable de résister au temps, mais cette idée-force suit son chemin propre : elle se nourrit de toute autre chose que du fanatisme des cinéphiles et l’on en peut suivre la trace, non moins caractéristique qu’en France, dans un pays sans ciné-clubs comme l’Amérique. On peut tenir pour assuré que, lorsque Chaplin a sonorisé aux fins d’une nouvelle exploitation La Ruée vers l’or, remis sur le marché Les Lumières de la ville, en attendant Le Kid et Le Cirque, il procédait à une opération sans commune mesure, aussi bien dans l’esprit que dans la forme, avec la création d’un ciné-club. De même pour René Clair, coupant six cent mètres dans À nous la liberté, restaurant la copie pour la remettre au goût du jour. J’imagine très bien les ciné-clubs de 1955 se disputant la dernière bande usagée de la version de 1932 pour la comparer avec la nouvelle version commerciale. Cet exemple imaginaire illustre parfaitement la différence entre le phénomène ciné-club et les reprises. Dans le premier cas, il s’agit d’un intérêt conscient et respectueux de l’histoire, l’œuvre reste liée à sa date, elle est significative de son contexte historique retrouvé en elle. Dans le second, l’œuvre, quoique ancienne, conserve une vitalité et une valeur indéfiniment actuelle. Le vieillissement de sa technique, les multiples signes du temps, marqués dans les costumes, le maquillage, le jeu de l’acteur cessent d’être des obstacles rédhibitoires à l’intérêt du public pour l’essentiel. L’amateur de ciné-club lit dans le texte un auteur du XVIe siècle. Le futur spectateur d’À nous la liberté 1951 sourira aux légers archaïsmes de la langue, mais, habile pédagogue, René Clair en aura retranché les passages incompréhensibles sans dictionnaire. Le cinéphile allait aux vieux films. Quelques vieux films s’avèrent capables d’aller au public des boulevards.
Pour limitée qu’elle soit dans son principe même à certains films, la pratique des reprises n’en est pas moins radicalement révolutionnaire au regard des mœurs cinématographiques. Comme l’exposait jadis Marcel Lherbier, le cinéma s’opposait aux autres arts en ce que ceux-ci se proposaient la conquête du Temps quand le film ambitionnait celle de l’espace. Non seulement Stendhal pouvait fièrement proclamer qu’il écrivait pour être lu dans cent ans, mais même les artistes les plus soucieux d’obtenir la consécration immédiate du succès, peintres, poètes, auteurs dramatiques, architectes, savaient que leur véritable procès aurait lieu en appel par la postérité. C’est le défi de Ronsard à la beauté d’Hélène. Le cinéma, au contraire, était en fait soumis aux mêmes servitudes que la mode, il lui fallait conquérir le plus grand nombre d’écrans possible, le plus vite possible, dans le délai maximum de quatre ou cinq ans. L’exemple idéal en est Chaplin dont les films ont recouvert le monde entier. Nulle conquête géographique n’a jamais approché dans l’histoire celle du petit bonhomme-mythe. Mais Chaplin lui-même, prenant bien soin de retirer le film précédent de la circulation pour assurer le succès du suivant, illustrait jusqu’à ces dernières années la loi de la concurrence spatiale. Les succès cinématographiques sont par définition extensifs et exclusifs, ils se juxtaposent et ne se superposent pas.
La pratique du remake démontre spécifiquement cet état de choses. Lorsque le succès d’un film a été assez grand pour que son souvenir ait encore valeur commerciale, on ne se borne pas à remettre l’original en circulation, on refait le film ; parfois avec une minutie de décalque, avec d’autres acteurs et un autre metteur en scène. Ainsi de Back Street, du Jour se lève ou, tout récemment, du Corbeau.
Sans doute pourrait-on trouver des infrastructures économiques à ce phénomène esthétique. L’extension du circuit d’exploitation, la rapidité avec laquelle le film doit le parcourir, la nullité commerciale dont il est frappé en bout de course sont la conséquence directe de l’ampleur des investissements. Le cinéma est une industrie qui a besoin de tourner, le neuf y chasse le vieux sans considération de valeur, du simple fait qu’il est plus vieux ou plutôt la nouveauté elle-même s’identifie partiellement avec la valeur. C’est le principe des salles d’exclusivité où les places sont plus chères. Mais les impératifs économiques ne sont pas seuls ici en cause. Ils confirment plus qu’ils ne créent la demande sociologique. Au demeurant, la situation n’est pas si différente en Russie soviétique en dépit d’une organisation indépendante du profit. (Il est vrai que le vieillissement idéologique appelle aussi la nouveauté.)
C’est qu’il serait absurde de soutenir que l’infrastructure économique du journalisme est cause de ce que le journal de la veille n’ait plus de valeur. Les crimes d’hier valent pourtant bien ceux d’aujourd’hui. La comparaison ne boite qu’en partie car, en dépit de son caractère de fiction, le film est, lui aussi, psychologiquement tributaire de son actualité. Mille racines le lient au présent qui se dessèchent la saison passée. Et d’abord son évolution technique. Même si l’on conteste qu’il y ait un progrès en art, même si l’on refuse à identifier le perfectionnement des moyens avec le progrès esthétique, il reste que le film agit d’abord par sa force d’illusion ; il se présente comme la fiction la plus proche de la réalité du monde sensible. Or, cette illusion de réalité ne peut, en dépit du réalisme photographique, aller sans un minimum de conventions. Depuis le film sans montage de Lumière à Citizen Kane, le cinéma n’a cessé de voir diminuer ses infirmités techniques ; en 1925 un film muet donnait l’impression parfaite de la réalité, en 1936 son silence était une convention que l’on ne pouvait accepter que volontairement. Le réalisme est la loi générale du cinéma, mais il est relatif à son évolution matérielle. À ces servitudes impératives s’ajoutent les variations secondaires de la technique artistique, le style photographique, celui des éclairages, des raccords, du montage. Autant de conventions transparentes dans leur nouveauté, mais qui se transforment en taies opaques au bout de cinq ou six ans, quand une autre mode s’est imposée.
Outre ces facteurs proprement cinématographiques, il faut tenir compte encore de la cristallisation plus ou moins directe de l’époque, de ses goûts, de sa sensibilité, mille détails qui « datent » un film, d’autant plus qu’il ne s’agit que d’un recul de quelques années : selon cette loi esthétique bien connue qui veut qu’un siècle marque moins une œuvre que vingt ans. De tous les arts, c’est le cinéma qui donne le plus de prise à l’action du temps, il semble même qu’on puisse penser que cette érosion des années n’atteigne partout ailleurs que les superstructures accidentelles de l’œuvre quand elle touche au cinéma à l’essentiel ; qu’elle dépouille et purifie le théâtre, ou la poésie, ou la peinture, mais qu’elle détruise le cinéma dans son principe d’illusion réaliste. Comment, en effet, s’identifier à des héros, participer à une action, croire à la réalité objective d’événements que les marques du temps rendent en quelque sorte insoluble dans l’imagination. La femme que je séduis par vedette interposée ne peut porter une robe de 1925, avoir les cheveux coupés à la garçonne, je ne puis l’enlever dans une Hispano-Suiza. La relativité temporelle des apparences cinématographiques est leur absolu. Essentiellement ressentie comm présente, à l’instar de la réalité et du rêve, l’action cinématographique ne peut, par définition, s’avouer passée. Le remake, qui n’est autre chose que la réactualisation d’un film, ne présente avec la mise en scène théâtrale, qui remet au goût du jour la représentation d’un texte ancien, qu’une analogie superficielle, car les texte est l’essentiel de la pièce, son noyau imputrescible, quand la mise en scène du film ne se peut pas plus distinguer du scénario que le corps de son âme. Tourner à nouveau un film équivaut à récrire la pièce et l’on ne récrit pas L’Avare.
Cette obligation de contemporanéité qui ancre le film dans les fonds de notre imagination et l’empêche de suivre le fil du temps qui nous porte, prend d’ailleurs une forme subtilement destructrice quand elle touche à l’acteur, du moins à cette variété totalement identifiée avec le cinéma qu’on nomme la Star. C’est le sujet même de Sunset Boulevard. « Une étoile, s’écrie Norma Desmond, ne peut vieillir », essayant par l’affirmation de cette vérité d’en exorciser les conséquences. Oui, une star ne peut vieillir, parce que totalement identifiée à son mythe, elle connaît une dérision d’immortalité dans l’adéquation de son image, une immortalité qui la condamne à mort puisqu’elle lui interdit de vivre et de vieillir avec son corps. Il en va tout autrement au théâtre, quelle que soit la gloire de l’acteur. Sarah Bernhard finit après plus d’un demi-siècle de célébrité dans une apothéose, en dépit de sa jambe de bois. C’est que la conscience et la volonté d’illusion sont au fondement même de l’univers théâtral. Le public y distingue parfaitement Sarah Bernhard de l’Aiglon ou de Phèdre, mais il ne peut distinguer Garbo de… Garbo, même lorsqu’elle incarne (il faudrait mieux dire « désincarne » Marguerite Gautier ou Christine de Suède.
Aussi est-ce précisément d’abord dans une phénoménologie de l’acteur qu’on décèlerait les lois de l’illusion cinématographique. On a maintes fois remarqué depuis dix ou quinze ans la diminution du nombre des vraies stars, sinon leur disparition, au bénéfice de la simple vedette et, plus récemment, de l’interprète anonyme. On en comprend mieux aujourd’hui la cause, l’illusion cinématographique commençait à prendre du jeu, une couche de conscience se glissait entre le spectateur et le film qui ne libérait pas encore celui-ci de sa servitude temporelle, mais la mettait déjà insidieusement en cause. C’est elle qui est aujourd’hui en train de disparaître pour une fraction de plus en plus large du public. L’autopsie de la star par Billy Wilder dans Sunset Boulevard n’est compréhensible que dans cette perspective.
Plus significatif encore me paraît être Mad Wednesday de Preston Sturges, car on y saisit parfaitement la nouveauté du phénomène tant par rapport à l’ancien système commercial qu’en regard des ciné-clubs. On sait que le début du film est composé d’une ancienne bande d’Harold Lloyd, mais à la différence du fragment de Queen Kelly dans Sunset Boulevard, cette scène tournée il y a quelque vingt-cinq ans fait partie intégrante du nouveau film, elle constitue un épisode que le scénario situe effectivement vers 1925. Des raccords tournés spécialement y sont, du reste, intercalés au montage. Ainsi l’acteur a-t-il réellement vingt-cinq ans de moins au début du film. Preston Sturges présente donc l’ancien de plain-pied avec le nouveau, il rompt le charme qui embaumait Harold Lloyd dans son mythe, il en refait un acteur qui a le droit de vieillir et c’est, en réalité, cet espèce de miracle renouvelé de la Belle au Bois dormant qui constitue, par-delà de l’intrigue, le véritable scénario du film.
Sans doute le phénomène des reprises dépasse-t-il en complexité et en signification le cas des films où le cinéma joue à prendre conscience de son passé, mais il procède de la même cause profonde : une modification décisive des rapports entre le public et le film. À l’illusion primaire et totale dans laquelle se perdait jadis le spectateur, à l’identification sans recul, à l’ivresse de la présence cinématographique dont le charme ne devait être troublé par aucun signe des temps, se substitue peu à peu et au moins partiellement une illusion consciente et consentante, différente sans doute de celle du théâtre, mais supportant au moins comme celle du livre la possibilité de participer à un univers imaginaire en dépit des parures de style dont le vieillissement ne permet plus de confusion avec l’actualité réelle.
Il n’y a donc pas de raison de voir dans les « reprises », comme on l’insinue parfois, la conséquence d’une hypothétique décadence du cinéma. Ce n’est point parce que les films actuels sont moins bons qu’il y a quinze ou vingt ans et que le public s’en aperçoit, qu’on repasse Les 39 Marches, Drôle de drame et Une nuit à l’Opéra. Mais inversement parce qu’il commence seulement d’exister un public capable d’apprécier ces chefs-d’œuvre en dépit de leur ancienneté. Aussi bien, en son temps, Drôle de drame a-t-il connu un échec sensationnel avant de remporter sur Juliette ou le Clef des songes une ironique revanche d’estime. Mais il se peut qu’en 1955, une salle des Champs-Élysées ressorte Juliette à l’occasion d’un nouveau film de Carné et qu’on lui trouve alors des charmes qu’on lui dénie aujourd’hui.
Ce qui revient à dire que le cinéaste peut enfin envisager de gagner son procès en appel et non plus seulement dans le cénacle des cinémathèques ou devant le public prévenu des clubs, mais devant le public tout court, celui qui paye, le seul qui compte pour le producteur. Le metteur en scène n’en est pas à écrire, comme Stendhal, pour être lu dans cent ans, mais il ne lui est plus interdit d’espérer être vu dans dix ans. Même si cet événement n’atteint pas à l’ampleur qui convaincrait les producteurs d’investir leurs capitaux à aussi longue échéance, même s’il ne s’agissait encore que de rentabiliser la conservation de copies en bon état chez le distributeur pour leur permettre de ressortir ici et là de temps en temps, on pourrait y voir mieux que la jeunesse d’un âge d’or du cinéma. André Bazin, Cahiers du cinéma, septembre 1951.
LA SAINTE FAMILLE DES CAHIERS
par Gabriel Bortzmeyer, 26 mars 2018.
Parmi les objets de fierté qui poussent parfois la France sur la pente de l’autisme culturel, les Cahiers du cinéma tiennent sûrement une place de choix. L’emprise symbolique de la revue est telle que les cadres qu’elle a élaborés en son âge glorieux continuent de peser sur la fabrique intellectuelle du cinéma, ce à quoi il faut ajouter la mainmise institutionnelle de plusieurs de ses figures de renom. On trouverait peu d’équivalents, ailleurs, de ce commerce des magistères – même dans la sphère cinéphile, la France demeure indécrottablement jacobine. Peut- être fallait-il attendre la fatigue de cette publication pour qu’un ouvrage à son propos sorte enfin de la légende dorée et mène une véritable étude critique des stratégies qu’elle structure. C’est chose faite avec La sainte famille des Cahiers du cinéma d’Olivier Alexandre, venu d’un champ dont l’auteur ne manque pas de rappeler qu’il est l’objet d’une traditionnelle vindicte de la part de la gent critique : la sociologie. Cette discipline mal aimée des plumitifs ne s’y montre pas pour autant rancunière, et le discours tenu sur ce qu’Alexandre appelle « l’entrepreneuriat du goût » ne vise que peu à dévoiler le prosaïsme des menées derrière la hauteur des vues. L’auteur, à vrai dire, n’est pas entièrement extérieur au monde du cinéma. Si ses travaux antérieurs ont davantage tourné autour de la sociologie de la création et des institutions de financement, il a fréquenté de longue date la caste du jugement et a, à une époque, collaboré à Independencia ; nombre de ses observations sont le fruit de ce compagnonnage, qui, interdisant toute position d’extériorité, garantit aussi une certaine tendresse à l’égard de ce qu’il décortique – des avis et des vies, des trajectoires où se mêlent la rationalité des investissements et l’économie des sentiments. L’objet de son discours est donc moins l’impensé que le vécu. En témoigne sa matière première, de longs entretiens cités sur de pleines pages ; cette place donnée aux récits de soi montre aussi toute la confiance accordée à la parole des acteurs. Manière élégante de répondre à la sociophobie de la cinéphilie : au lieu d’arracher la surface discursive pour faire affleurer les structures (méthode dite « à la Bourdieu »), l’auteur écoute l’affect pour y reloger le jugement (pratique « made in Chicago »).
Pour cette raison, La sainte famille des Cahiers du cinéma ne comprend que peu de passages sur les textes, hormis en annexe et pour identifier des logiques de positionnement. Son lieu théorique, c’est l’interaction, pas l’écriture ; on ne lui reprochera donc pas d’écarter de son raisonnement toute analyse de l’économie de la signature (il en faudrait une, pourtant : une socio-stylistique de la critique renseignerait aussi bien sur l’ethos inhérent à notre corporation, et un addendum à cet ouvrage pourrait utilement étudier le choix du lexique ou l’usage circonstancié des références). Plus étrange, la minoration de l’histoire : dans ce livre, l’institution Cahiers varie peu au cours des âges et semble répéter ses structures d’une décennie à une autre, alors que, comme toute entreprise symbolique, elle a fluctué entre la conquête, le règne et l’assoupissement (son devenir est au fond semblable à celui de feu le Parti Socialiste – Toubiana serait le Mitterand d’après 1983, Frodon son Jospin et Delorme son Hollande). Là encore, cette absence s’excuse du fait que l’étude n’a pas pour centre de gravité les strates intellectuelles, mais l’appartenance subjective : Alexandre s’intéresse d’abord au « chiasme de la légitimité » et à ses répercussions morales, à cet être-Cahiers grâce auquel les critiques sont « à la fois in et outsider, socialement exclus des cercles les plus reconnus tout en se vivant comme investis de la dignité patrimoniale supérieure de la revue » – bref, à l’orgueil blessé de ceux dont le goût cautionne une marginalité glorieuse, et qui met en lumière le lien du ressenti culturel et du ressentiment social. Il y a là de quoi mesurer la réversibilité du dandysme et du quichottisme, qui fait tout le charme bouffon de notre tâche sans fonction.
Cette sociologie accorde donc une place de choix aux portraits psychiques, pour comprendre ce sort paradoxal que les hiérarchies culturelles réservent aux réprouvés des échanges commerciaux. Bien sûr, le propos ne se réduit pas aux contradictions de l’autonomie gustative ou à la psychologie de l’indétermination déterminée, et La sainte famille des Cahiers du cinéma comprend des pages incisives sur la division genrée du travail éditorial ou sur l’investissement dans le désintéressement. Mais, au-delà de l’enquête fort nourrie, son plus grand intérêt est peut-être dans la migration théorique qu’il entreprend : le terrain qu’il arpente est l’apanage de la tradition bourdivine – la sociologie du jugement de goût, sur laquelle n’en finit pas de planer le spectre de La Distinction –, à laquelle il substitue des outils forgés dans une école (celle de Chicago) moins préoccupée des structures que des relations. Certes, ce sont là deux notions interdépendantes, à la souplesse variable suivant qu’on mette l’accent sur l’une ou sur l’autre ; la richesse épistémologique du livre tient en tout cas à cette bouture mêlant la passion française pour les stratégies structurales (l’auteur continue de se référer à Bourdieu) et l’attention portée par l’interactionnisme symbolique aux poses et comportements des acteurs (Alexandre est aussi un proche disciple de Howard Becker, dernier grand représentant de cette lignée yankee). Ces noces trop rares ont le mérite d’aérer des ritournelles désormais trop connues sur le capital culturel, sans pour autant retomber dans les théories de l’immaculée conception qui font encore les délices de certains critiques angéliques (à lire plusieurs proses contemporaines des Cahiers, on constate, non sans tristesse, que bien des notions fossilisées sont devenues des hochets pour matamores – ainsi de « l’esthétique », dont les usagers ne sont pas toujours avertis de la généalogie). Elles permettent par ailleurs de mettre en berne le concept fatigué de « champ » pour le remplacer par celui de « communauté symbolique » (dans un article antérieur, Alexandre avait exploité celui de « monde », d’origine beckerienne ; il est dommage qu’il n’articule pas plus explicitement les deux, pour éclairer les modalités de leur emboîtement). Le premier était arc-bouté sur une analyse rigide des positions, tandis que le second laisse voir d’un côté les circulations, de l’autre la dialectique du coopératif (l’identification collective à la cause des Cahiers) et du conflictuel (la différenciation de chacun avec tous), soit les divisions internes au partage des valeurs.
L’art du goût a une arme, l’ironie : dans ses pages conclusives, Alexandre en fait la disposition critique par excellence, ce par quoi s’observe la porosité des textes et des attitudes – un même sens du mot d’esprit moqueur animerait la prose et les poses, au point de prouver leur domestication réciproque et d’équilibrer l’ordre des causes (le social ne passe plus pour une « dernière instance »). L’auteur en a probablement eu l’intuition dans la thèse de Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, qui plaçait déjà l’ironie à l’origine de la réflexion sur les œuvres et de la constitution du Moi ; il prend néanmoins soin d’en prosaïser l’usage, pour noter que, en-deçà de cette réflexivité philosophique, « la systématisation des pratiques de dévalorisation interpersonnelle est à envisager comme le corrélat de tentatives incessantes de distinction et de requalification de soi. » Seulement, déplacer ainsi l’ironie demanderait aussi d’en diffuser l’usage : après tout, l’art de la pique n’est pas propre aux critiques, et reste une pratique répandue à travers tous les secteurs d’activité intellectuelle, sinon au-delà (il suffit de se rendre à un colloque pour s’en convaincre). Preuve en serait l’auteur lui-même, qui ironise dès son titre (allusion transparente à l’opuscule moqueur de Marx et Engels sur les jeunes hégéliens) et ne manque jamais de taquiner ces gens encore soumis à la « croyance en la centralité intellectuelle de [leur] revue en dépit d’un provincialisme objectif ». Bien des plaisirs de lecture viennent d’ailleurs de cette douce malice à l’égard de scripteurs s’agitant à grands cris dans un périmètre réduit et excentré. Elle ne prend toutefois jamais la forme de cette disqualification féroce qu’on peut trouver dans certaines pages des Méditations pascaliennes de Bourdieu, et, à terme, l’amour de l’objet perce plus que les quolibets - il n’est peut-être pas de plus belle leçon pour les critiques partis en croisade contre ledit "naturalisme" qu’un livre leur rappelant que la sociologie n’est pas leur ennemie.
La sainte famille des Cahiers du cinéma, d’Olivier Alexandre.
Éditeur : Vrin.
152 pages, 9€80. Parution : février 2018.
UNE NOUVELLE PAGE S’OUVRE POUR LES CAHIERS DU CINÉMA 04 FÉVRIER 2020 - CNC
La société Les Amis des Cahiers, collectif de 20 actionnaires cinéphiles a racheté Les Cahiers du cinéma à son actuel propriétaire britannique Richard Schlagman. Ce collectif croit à l’importance du cinéma d’auteur, et au rôle de la critique dans l’espace artistique, intellectuel et public, tout particulièrement dans un contexte de transformation profonde du paysage audiovisuel et cinématographique mondial. Référence absolue du patrimoine du cinéma français dans le monde, Les cahiers qui ont abrité tant de grands noms du cinéma, vont pouvoir continuer à en découvrir de nouveaux, presque 70 ans après leur création. Retour sur l’histoire de cette revue iconique.
Les années 50 : Premiers feux
Les Cahiers du Cinéma naissent en avril 1951. C’est André Bazin, créateur de nombreux ciné-clubs et critique de cinéma, qui a donné l’impulsion. Il est assisté de Jacques Doniol-Valcroze, Lo Duca et Léonide Keigel. La première couverture jaune affiche d’emblée la couleur, celle d’un amour pour le cinéma « populaire » hollywoodien. C’est Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder qui a les honneurs de la une. L’édito exprime la position d’une revue qui entend aller contre « une neutralité malveillante qui tolère un cinéma médiocre, une critique prudente et un public hébété. » Ce programme n’est pas sans créer des dissensions en interne. La position d’André Bazin, défenseur d’un cinéma élitiste issu des différentes avant-gardes, se heurte à un groupe de jeunes rédacteurs partisans d’un cinéma à priori moins noble. Ce sera le premier combat de Maurice Schérer (nom de plume d’Eric Rohmer), Hans Lucas (pseudonyme de Jean-Luc Godard), Claude Chabrol, François Truffaut ou encore Jacques Rivette que d’ériger les cinéastes Alfred Hitchcock, Howard Hawks, Nicholas Ray ou Robert Aldrich en nouveaux Balzac et Flaubert. « Le cinéma est l’art classique du XXème siècle. » Cette formule de Maurice Schérer aura valeur d’axiome. La politique dite des auteurs est née. Dans les pages de cette nouvelle revue, le cinéma français, à l’exception de quelques noms triés sur le volet (Jean Renoir, Jacques Becker, Robert Bresson…), est méprisé. En Janvier 1954, François Truffaut lance même un pavé dans la marre avec son texte-manifeste : Une certaine tendance du cinéma français, où il pose les bases de la Nouvelle Vague à venir soit un cinéma moderne, jeune, vivant, libéré de la pesanteur des studios, porté par des nouveaux visages et des scénarii originaux. André Bazin meurt le 11 novembre 1958 à l’âge de 40 ans. L’année d’après, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard signent respectivement Le Beau Serge, Les 400 coups et À Bout de Souffle. Une révolution cinématographique est en marche. Les Cahiers « jaunes » en ont été le berceau.
Les années 60 : entre crise et modernité
Les années 60 débutent avec le À bout de souffle de Jean-Luc Godard en couverture. La Nouvelle Vague est un « produit » des Cahiers qu’il convient d’accompagner. Mais quelques mois plus tard, le nouveau venu Jean Domarchi signe le texte « Peines d’amour perdues » où il s’interroge sur le dandysme affiché de Truffaut, Godard et consorts qui, devenus cinéastes, cessent de collaborer à la revue. C’est le début d’un schisme en interne qui trouvera son apogée avec le combat de Jacques Rivette, partisan d’ouvrir les pages des Cahiers aux milieux intellectuels (sciences humaines, philosophie…) contre le conservateur Rohmer qui défend la cinéphilie pure. Ce dernier est chassé des Cahiers du cinéma. Jusqu’ici apolitique la revue semble soudain se doter d’une conscience révolutionnaire et s’ouvre au monde. Hollywood n’est plus la seule patrie. Mais en 1964, Les Cahiers du cinéma perdent leur indépendance et sont rachetés par Daniel Filipacchi également propriétaire du magazine Salut les copains. Si l’éditeur laisse aux rédacteurs leur pleine liberté, certains s’agacent de cette mainmise jugée contre-nature, d’autant que mai 68 commencent à enflammer les esprits et entraîne une nouvelle forme de radicalité politique et artistique. C’est l’affaire Henri Langlois (André Malraux alors ministre des affaires culturelles du Général de Gaulle veut le chasser de la tête de la Cinémathèque Française) qui marque un vrai tournant. Le Festival de Cannes de 68 est suspendu par Truffaut et Godard et les « anciens » jeunes Turcs aident les nouveaux rédacteurs des Cahiers (Jean-Louis Comolli, Jean Narboni…) à retrouver leur liberté. Daniel Filipacchi accepte de vendre. Durant trois mois, la revue cesse de paraître, le temps de faire peau neuve. L’avenir des Cahiers « jaunes » sera rouge.
L’après-68 : les années Mao
Après Mai 68 et les Etats Généraux du Cinéma, Les Cahiers du Cinéma s’engagent dans une voie radicale. Bientôt, la politique sera pour eux plus importante que le cinéma. Dès l’été 1968, un éditorial appelle à « briser les interdits bourgeois » : le traitement du cinéma commercial est progressivement abandonné par la revue, les photos de films disparaissent, la maquette se fait plus austère, la pensée plus opaque. Conséquence ? Les ventes plongent ! La rupture n’est pas consommée qu’avec Daniel Filipacchi et les lecteurs : symboliquement, le nom de François Truffaut, depuis toujours associé au destin des Cahiers, va disparaître de « l’ours » du journal au début des années 70. Comme si les rédacteurs avaient ainsi voulu tuer le père. Le dialogue avec Jean-Luc Godard, l’autre figure tutélaire, n’est en revanche pas rompu – c’est aussi en miroir de Godard qu’il faut comprendre ces années de « crispation idéologique », comme les qualifiera plus tard Serge Toubiana. De 1972 à 1974, sous l’influence du Tel Quel de Philippe Sollers et du militant syndicaliste Philippe Pakradouni, Les Cahiers se rallient officiellement au maoïsme. Beaucoup de textes écrits à l’époque sont aujourd’hui jugés par les historiens et commentateurs, hermétiques, trop complexes. Mais les années 70 sont aussi le moment où une nouvelle génération de rédacteurs émerge, qui va peu à peu transformer la revue de l’intérieur : Serge Daney, Pascal Bonitzer, Jean-Pierre Oudard, Serge Toubiana, Louis Skorecki… L’obsession du « tout politique » va s’effacer et le cinéma redevenir la priorité.
Années 80 : Le retour au cinéma
De la même façon que Jean-Luc Godard, après l’impasse du maoïsme et de ses essais révolutionnaires, « renaît » au cinéma en 1980 avec Sauve qui peut (la vie), Les Cahiers du Cinéma connaissent au même moment une véritable résurrection. Le départ de Serge Daney pour Libération est vécu comme un moment fort, un tournant, mais, en réalité, c’est sous son influence et sa direction que Les Cahiers ont commencé à rattraper le temps perdu. Le cinéma commercial est à nouveau commenté et les photos ont à nouveau droit de cité. Serge Toubiana initie le « retour à Truffaut », publiant en 1980 la première interview du cinéaste par Les Cahiers du Cinéma depuis… 1967 ! Au-delà de ce dialogue renoué, c’est tout un pan du cinéma, ignoré lors de la décennie précédente, qui existe enfin dans les pages des Cahiers. C’est notamment l’heure du grand « rattrapage » des immenses réalisateurs américains ayant émergé dans les années 70 : Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Steven Spielberg… De nouvelles plumes s’imposent (Olivier Assayas, Nicolas Saada…), qui vont apporter un nouveau souffle. Quelques numéros spéciaux marquent les esprits, comme celui du voyage aux Etats-Unis en 1982, ou le « Made in Hong-Kong » de 1984 (rencontres avec Tsui Hark, King Hu, Ann Hui…). En 1989, une couverture consacrée à Batman, de Tim Burton, fait débat. En mettant en une un blockbuster hollywoodien, Les Cahiers donnent à certains l’impression qu’ils sont « vendus » à la machinerie commerciale américaine la plus agressive. Pourtant, ce faisant, ils consacrent un auteur, Tim Burton, et réaffirment que leur champ d’études a toujours concerné tout le spectre du cinéma. Exactement comme à l’époque où ils chantaient les louanges d’Alfred Hitchcock.
Années 90 et suivantes : images mutantes
De 1991 (année où Serge Toubiana quitte la rédaction en chef au profit de Thierry Jousse) à aujourd’hui, Les Cahiers du Cinéma poursuivent leur route, au gré des rachats, des nouvelles formules, des changements de lignes éditoriales, celles-ci étant parfois pensées « contre » les précédentes. Malgré les changements d’équipes, la fidélité à certains cinéastes semble indéfectible : Resnais, Eastwood, Kiarostami, Moretti, Oliveira, Lynch. Et Godard, for ever… Le véritable fil rouge, au cours de cette histoire longue de trois décennies, qui voit notamment la revue fêter son numéro 500 (en 1996, avec Martin Scorsese comme rédacteur en chef invité), est la réflexion constamment renouvelée autour des images « autres », « extra-cinématographiques » : télévision, séries, clips, pubs, jeux vidéo, télé-réalité… De la mention provocatrice de l’émission Loft Story dans leur « top » de l’année 2001 au sacre contesté de la série de David Lynch, Twin Peaks : The Return (élu meilleur « film » des années 2010), la revue n’aura eu de cesse de questionner les nouveaux régimes d’images et de tenter de redéfinir les contours d’un art mouvant et volontiers mutant. À ce titre, la question posée en couverture du numéro de mars 2018 était emblématique : « Pourquoi le cinéma ? ». C’était une manière de réaffirmer l’amour d’un art menacé par le triomphe des plateformes, d’Internet et de la dématérialisation. Mais « Pourquoi le cinéma ? » est aussi, d’une certaine façon, une question que posent Les Cahiers depuis le premier jour.
LE PROJET
Le projet des nouveaux actionnaires consiste à pérenniser et développer les Cahiers du Cinéma en leur redonnant un ancrage français. L’ambition est de donner à la revue un nouveau souffle et de nouveaux moyens, afin de redéployer ce titre légendaire dans les univers média et hors média.
Julie Lethiphu, actuelle déléguée générale de la SRF, rejoindra les Cahiers du Cinéma pour en assurer la direction générale.
LE COLLECTIF
Toufik Ayadi, Christophe Barral, Angélique Bérès, Xavier de Boissieu, Pascal Breton, Pascal Caucheteux, Grégoire Chertok, Stéphane Courbit, Reginald de Guillebon, Frédéric Jousset, Frédéric Jouve, Éric Lenoir, Xavier Niel, Marc du Pontavice, Hugo Rubini, Marc Simoncini, Jacques Veyrat, Alain Weill, Marie Lecoq.
Cahiers du cinéma : l'ensemble de la rédaction claque la porte
Par Éric Chaverou - 28 février 2020
Décision d'une ampleur rare, tous les journalistes de la mythique revue ont annoncé hier leur départ. Quelques jours après le rachat du mensuel par des producteurs et des patrons, les 18 rédacteurs engagent leur clause de conscience, en désaccord avec ces nouveaux actionnaires.
Dénaturer les Cahiers, les dévoyer. Dans un communiqué, les plumes du magazine emblématique du 7e art refusent de participer à un titre qui deviendrait "convivial" et "chic", selon l'avenir qu'on leur aurait tracé. Une claque aux ambitions du collectif baptisé “Les Amis des Cahiers” qui venait de les racheter au précédent propriétaire britannique Richard Schlagman.
Les actionnaires et la future nouvelle directrice générale particulièrement contestés
Les 18 rédacteurs font valoir la clause de conscience qui protège le droit du journaliste lors du changement de propriétaire d’un titre. Leurs craintes publiquement exprimées il y a peu n'auraient pas été entendues, la charte d'indépendance promise contredite. Et ils contestent vivement la nature même de leur nouvel actionnariat. Avec surtout huit producteurs, ce qui selon les démissionnaires pose un problème de conflit d’intérêts immédiat dans une revue critique. La nomination au poste de directrice générale de la déléguée générale de la SRF (Société des Réalisateurs de Films), Julie Lethiphu, ajoute à leurs craintes d’une influence du milieu du cinéma français. En question enfin, des "hommes d’affaires proches du pouvoir. Les Cahiers du cinéma ont pris parti contre le traitement médiatique des gilets jaunes, contre les réformes touchant l’université (Parcoursup) et la culture (le pass Culture) et mis en question à son arrivée la légitimité du ministre de la Culture, qui s’est d’ailleurs félicité publiquement du rachat de cette entreprise privée. Là aussi les actionnaires ont des intérêts qui nous interrogent".
Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma depuis 2009 et rédacteur depuis 1998, Stéphane Delorme explique la genèse et les raisons de ce geste particulièrement fort. Il regrette que les journalistes aient peu pris en compte un premier communiqué d'alerte au début du mois. :
« On a beaucoup discuté entre nous parce que la rédaction est très soudée, c'est pour cela que nous avons fait un communiqué collectif. Nous voulions être tous d'accord, que tout se passe bien entre nous. C'était très important parce que cela fait onze ans que l'on travaille ensemble. On s'est demandé si l'on pouvait résister de l'intérieur, mais il y a une telle question de principes qu'il était impossible de rester. Par ailleurs, on retrouve les mêmes noms que d'habitude dans ce petit conglomérat - Xavier Niel, Alain Weill - et on veut protester contre cela. On en a assez que les mêmes rachètent tous les titres de presse. Cela pose en permanence un problème de suspicion. (...) Ce départ est déchirant pour nous parce que nous avons l'impression évidemment d'abandonner les Cahiers, nous y sommes tellement attachés. Après, c'est une question de principes, on ne peut pas jouer ce jeu, donc on s'en va ».
Pas de "vitrine clinquante ou une plateforme de promotion du cinéma d’auteur français"
Les journalistes refusent de devenir "une vitrine clinquante ou une plateforme de promotion du cinéma d’auteur français" et revendiquent l'article le plus célèbre de la revue, de François Truffaut, fustigeant la bourgeoisie d’une partie du cinéma français. Ceux qui réaliseront encore un dernier numéro pour avril dénoncent donc aussi la concentration de titres jadis libres au profit de grands des télécoms ou de patrons.
Au début du mois, un article des Echos révélait le projet du fondateur d'Iliad-Free, du DG d'Altice notamment propriétaire de "L'Express", de Marc du Pontavice, le fondateur du studio d'animation Xilam, du start-upper Marc Simoncini (Meetic), du dirigeant des télécoms Jacques Veyrat, Pascal Breton, du patron du distributeur audiovisuel Federation Entertainment, du banquier Grégoire Chertok ou encore de Reginald de Guillebon, propriétaire du « Film Français », revue professionnelle sur le cinéma. Avec des diversifications en vue comme un festival et des podcasts.
Dans Le Monde, le nouveau gérant de la société Eric Lenoir assure que "La rédaction doit écrire ce qu’elle veut sur le cinéma. Il est hors de question de guider ses choix". Celui qui est par ailleurs directeur général de Seri, une société de mobilier urbain, a précisé au quotidien que si la rédaction est libre, il lui sera tout de même suggéré de « renouer » avec le cinéma français.
À quelques heures des Césars, un nouveau symbole du cinéma français plonge dans l'inconnu. Avec déjà des ventes en recul à environ 12 000 exemplaires en moyenne l'an dernier, soit une baisse de 8 % sur un an, que deviendra cette bible des cinéphiles, fondée par André Bazin, avec l'aide de Jacques Doniol-Valcroze, Léonide Keigel et Joseph-Marie Lo Duca en 1951 ? Ce journal mondialement connu qui a contribué à la naissance de la Nouvelle Vague, avec des signatures de légende comme aussi Godard et Rohmer. Avec la collaboration de Sébastien Lopoukhine
Rachat des “Cahiers du cinéma” : tous les journalistes de la rédaction quittent le titre Marie Sauvion - Télérama
Des hommes d’affaires, des grands patrons, des producteurs... la personnalité des repreneurs de la célèbre revue de cinéma, créée en 1951, pose la question centrale de l’indépendance de la critique et de la liberté éditoriale. L’ensemble de la rédaction a d’ailleurs décidé de s’en aller des “Cahiers”.
28 février 2020 – La rédaction des Cahiers du cinéma a annoncé son départ collectif le 27 février. Selon un communiqué lisible sur le site de l’Acrimed, les journalistes, permanents comme pigistes, ont décidé de prendre leur clause de cession – un dispositif qui permet de partir avec des indemnités lors de la cession d’un titre. « Le nouvel actionnariat est composé notamment de huit producteurs, ce qui pose un problème de conflit d’intérêt immédiat dans une revue critique. Quels que soient les articles publiés sur les films de ces producteurs, ils seraient suspects de complaisance », justifie notamment le communiqué.
Les Cahiers du cinéma tournent une page, c’est acté, mais qui écrira la suivante ? La (petite) planète cinéphile s’interroge, après l’annonce, lundi 3 février, du rachat de la revue par une entité baptisée “Les Amis des Cahiers”. Constituée de vingt investisseurs, cette société réunit des hommes d’affaires aguerris comme Xavier Niel (Free, propriétaire du groupe Le Monde dont fait partie Télérama), Jean-Marc Simoncini (fondateur de Meetic) ou Alain Weill (SFR), d’autres moins connus du grand public tels le banquier Grégoire Chertok ou l’assureur Hugo Rubini, mais aussi, et c’est à la fois plus surprenant et plus problématique, des producteurs renommés : Pascal Caucheteux de Why Not (Roubaix, une lumière), Frédéric Jouve et Marie Lecoq des Films Velvet (Une fille facile), Marc du Pontavice du studio Xilam (J’ai perdu mon corps), Réginald de Guillebon (Les Hirondelles de Kaboul) et le tandem Toufik Ayadi-Christophe Barral (Les Misérables). Logiquement, la question se pose : Les Cahiers pourront-ils continuer à critiquer librement le cinéma français s’ils sont désormais financés par ceux qui le font ?
Éric Lenoir assure que oui. Directeur général de la société de mobilier urbain Seri, le voilà qui devient, à 55 ans, copropriétaire, gérant et directeur de la publication du magazine fondé par André Bazin en 1951. « La première chose à faire, c’est de rédiger une charte très claire, confie ce cinéphile passionné. Les producteurs ne sont pas majoritaires dans le groupe, qui réunit des gens très différents autour du même but : préserver ce titre. Le principe de la charte a été évoqué avant même que je sois choisi comme gérant. Tout le monde était d’accord, la discussion n’a pas excédé quarante secondes. » Quant à la liberté éditoriale, Éric Lenoir s’en porte « garant ». Reste à déterminer si l’équipe en place voudra en jouir. Les Cahiers comptent actuellement quatorze salariés, dont neuf journalistes parmi lesquels seulement deux permanents : Stéphane Delorme, rédacteur en chef, et Jean-Philippe Tessé, rédacteur en chef adjoint. « On change de perspective, explique sobrement Éric Lenoir. Il leur appartient de marquer leur adhésion ou non à notre projet. » À savoir : rendre son lustre et son influence à une revue malmenée par des années d’économies. « Elle doit retrouver son standing. Redevenir un peu chic, comme elle l’a été pendant des décennies, à l’époque des Cahiers jaunes par exemple. Ça passe par un grammage plus chic [qualité du papier], une mise en page plus chic... »
Rachetés au groupe Le Monde en 2009 par l’éditeur anglais Richard Schlagman, Les Cahiers du cinéma ont été cédés à leurs nouveaux propriétaires pour un montant tenu secret (la rumeur parle de quatre millions d’euros). Une chose est sûre : avec leurs 12 000 exemplaires vendus par mois (source OJD), ils sont déficitaires, depuis longtemps, et, même si leurs « Amis » investisseurs entendent les soutenir « de façon très forte » et pérenne, il convient de viser l’équilibre. Pour ce faire, toute une batterie d’idées est à l’étude : podcasts, masterclasses, hors-séries, livres, festivals... De l’exploitation des archives – « une question centrale » – à la création d’un site Internet digne de ce nom, rien ne doit être négligé. « Les Cahiers doivent créer l’événement, s’enthousiasme Éric Lenoir, et rayonner à nouveau. Ils ne peuvent pas être un camp retranché, ils doivent renouer avec leur tradition d’ouverture, de débat, de partenariats. Ouverture ne veut pas dire tiédeur, bien sûr, mais on peut être convivial sans être consensuel. Et critique sans être insultant. »
Grande nouvelle, enfin : s’il ne s’engage pas sur une future parité au sein de la rédaction, Éric Lenoir promet de « favoriser l’émergence de talents féminins à tous les postes ». Ce ne sera pas du luxe ! Il y a certes quelques signatures féminines aujourd’hui mais on compte huit hommes pour une femme au comité de rédaction, comme en témoigne l’ours du numéro de janvier 2020. Ne poussons quand même pas jusqu’à espérer une revue « féministe », le mot fait soupirer Éric Lenoir. Son combat, c’est de sauvegarder la « rareté » des Cahiers. « Les gens qui se sont associés pour les racheter ne l’ont pas fait pour avoir du pouvoir mais parce qu’ils pensent que c’est essentiel d’avoir une critique du cinéma d’auteur en France et que ça crée un dialogue stimulant pour les cinéastes. » Lui-même lecteur de la revue depuis ses seize ans, Éric Lenoir en possède la collection, rangée dans son bureau parisien. « Je ne sais pas vivre sans. » Il va maintenant vivre pour.
Au feu les « Cahiers » !
Coup de tonnerre un mois après le rachat de la revue mythique par un collectif de financiers et de producteurs : craignant pour son indépendance éditoriale, toute la rédaction des « Cahiers du cinéma » a annoncé son départ Par Guillaume Loison · 14 mars 2020 - L’Obs
Un autre départ d’incendie est venu attiser l’ambiance déjà électrique du cinéma français : le 27 février, la rédaction des « Cahiers du Cinéma », une vingtaine de journalistes, quitte le titre avec panache. « Une telle décision est déchirante pour nous et inédite dans l’histoire de la revue », écrit Stéphane Delorme, son rédacteur en chef depuis onze ans, dans un éditorial saignant. C’est en découvrant l’identité de leurs nouveaux propriétaires - une vingtaine de grands noms du cinéma et des affaires - que les journalistes ont collectivement et définitivement posé le stylo tant plane la menace de conflits d’intérêts en pagaille.
«Les "Cahiers du cinéma" doivent
rester une revue de critique»
par Jérôme Lefilliâtre - 3 juin 2020 - Libération.
La nouvelle vie des Cahiers du cinéma démarre, avec la parution du premier numéro concocté par la nouvelle équipe éditoriale du prestigieux mensuel. En difficulté financière, la revue a été rachetée en février par un étrange attelage de 20 personnalités : de riches hommes d'affaires comme le fondateur de Free Xavier Niel, le banquier Grégoire Chertok ou l'entrepreneur Marc Simoncini, assistés de producteurs et productrices de films comme Pascal Caucheteux (les Frères Sisters), Marie Lecoq (Une vie facile), Toufik Ayadi et Christophe Barral (les Misérables)...
Ce changement de propriétaire a provoqué le départ d'une partie de l'ancienne équipe éditoriale, dont l'ex-rédacteur en chef Stéphane Delorme, qui a claqué la porte non sans panache, au nom de la «défense de l'idée de critique». Son successeur, Marcos Uzal, ex-critique de cinéma à Libé, explique son projet pour une revue qui a vendu en moyenne 12 000 exemplaires par mois en 2019.
Dans votre premier éditorial, vous écrivez que «les Cahiers courent encore». Mais pour aller où ?
D'abord, pour continuer à vivre, et c'est déjà beaucoup. Ensuite, pour aller où ? Là où le cinéma va se faire. Je veux insister sur un point : les Cahiers doivent rester une revue de critique. C'est le cœur de son identité. Il y a également un travail de défrichage à faire, sur ce qui vient d'ailleurs et de loin, de ne pas s'en tenir à l'actualité officielle, d'aller chercher des jeunes cinéastes dans les festivals. Et puis, les Cahiers doivent peser sur certains débats politiques et sociologiques. Il faut prendre le temps d'enquêter, ne pas être dans une posture de pure marginalité, s'intéresser à l'économie du cinéma également... Je ne sais pas si je dirais qu'il faut faire partie de l'écosystème, mais nous devons être là où les films se fabriquent et se pensent économiquement.
Le monde contemporain se caractérise par l’éclatement et la dispersion des voix, ainsi que par la haine de la verticalité. Est-ce à dire qu’il déteste la critique ?
Je suis convaincu qu’il faut rester ferme sur la nécessite de la voix critique. C’est vrai, les avis, les commentaires sont aujourd’hui dilués, omniprésents, surtout avec Internet, mais tout cela est très sauvage, très fragmentaire. Dans ce contexte, il me semble important d’être une revue qui affirme des choix de façon verticale. Pour moi, la critique est un luxe, qui se permet de prendre du temps, de ne pas suivre le pur instantané.
Quel cinéma voulez-vous défendre ?
Il n’y a pas un type de cinéma qu’on veut défendre. Nous défendrons tout ce qui nous paraîtra intéressant, à l’étranger notamment. Il y a eu des modes, avec le cinéma iranien ou le cinéma coréen, qui ont produit des films importants. Aujourd’hui, je trouve que ce qui se passe en Argentine est fondamental, au Brésil également.
L’équipe précédente a défendu une ligne politique très à gauche. Et vous ?
Les Cahiers resteront une revue politique, dans la mesure où le cinéma touche toujours à la politique. Mais l'engagement n'est pas seulement une posture que l'on défend dans un éditorial. Cela passe également par les films que l'on défend. Je suis d'accord avec Godard, qui disait qu'il vaut mieux faire politiquement des films que faire des films politiques. Dans le cinéma, la politique passe par des choix formels, des points de vue et pas seulement par des messages. J'ai de la sympathie pour le dernier film de François Ruffin [J'veux du soleil, défendu par l'ancienne équipe des Cahiers], mais il me pose problème d'un point de vue cinématographique : je trouve qu'il a une forme télévisuelle et qu'il joue tant sur l'émotion qu'il perd la force politique qu'il pourrait avoir.
Votre prédécesseur a claqué la porte avec fracas, expliquant que l’on ne pouvait faire les Cahiers librement avec huit producteurs comme copropriétaires. En acceptant la rédaction en chef, vous proclamez le contraire.
Ma première question a été de me demander si l'on pourrait écrire librement. Je me suis rendu compte que oui. Les nouveaux propriétaires ne sont pas idiots, ils savent que les Cahiers ont une image d'indépendance très forte. Dicter à l'équipe ce qu'elle doit écrire reviendrait à faire perdre son âme à la revue... Et puis, les Cahiers étaient en vente depuis un an. Ils n'ont pas pris le journal d'assaut ! L'idée des repreneurs est que les Cahiers représentent la critique en France et qu'elle doit perdurer. Sur l'identité des producteurs arrivés au capital, il faut quand même dire que ce n'est pas Disney qui rachète, mais plutôt des producteurs de films fragiles... Ils possèdent de petits pourcentages. Les quatre principaux actionnaires n'ont pas plus de 12% du capital. Cette structure nous protège d'une mainmise d'une seule personne. Nous avons rédigé une charte d'indépendance, qui sera mise en ligne sur le site internet. Cela vaut ce que cela vaut, mais elle existe. Enfin, je pense que si les nouveaux propriétaires avaient voulu faire un magazine de promotion du cinéma, je n'aurais pas été leur premier choix. Dans l'ensemble, la situation me paraît un peu plus complexe que la façon dont elle a pu être décrite. Il ne faut pas être manichéen : les producteurs et les critiques ne sont pas deux mondes qui ne doivent pas se rencontrer.
En disant que la revue devait devenir «chic et conviviale», le nouveau directeur de la publication, Eric Lenoir, a laissé penser qu’il s’intéressait plus à la marque qu’au journal...
C’est un procès d’intention. Il y a eu des mots maladroits dans une interview, dont l’auteur lui-même a conscience des limites. Ces mots ne correspondent à rien, sinon peut-être au désir d’une maquette plus élégante dans le cas possible d’une nouvelle formule. Nous avons quelques projets, encore imprécis, dans lesquels l’équipe éditoriale aura sa place : relancer l’édition de livres, créer une version numérique qui soit un vrai supplément au magazine, faire de la programmation de films... Des projets qui seront des prolongements du geste critique.
Les nouveaux propriétaires ne manquent pas d’argent. Ont-ils promis des investissements qui montreraient leur volonté de soutenir la revue ?
La revue est en assez mauvais état économique, car elle a été laissée à l'abandon par l'ancien propriétaire [Richard Schlagman]. La précédente équipe a eu un grand mérite à faire la revue dans des conditions très précaires. Je ne sais pas quel était leur budget, mais il ne faut pas croire que nous allons rouler sur l'or. Il n'y a pas d'investissements massifs. Notre économie reste modeste. Nous sommes trois salariés journalistes à la rédaction en chef, et 6 ou 7 salariés non-journalistes supplémentaires. Il y a douze membres dans le comité de rédaction.
Dans votre éditorial, vous écrivez que le numéro de juin pourrait paraître «ardu». Le problème des Cahiers est-il d’être intimidant ?
Certains s'attendaient peut-être au contraire... C'est un mensuel qui s'adresse à un lectorat particulier. À cause de la crise sanitaire, il y avait peu d'actualité immédiate, il a donc fallu évoquer des choses peu visibles. Mais nous le revendiquons. Sans oublier la dimension didactique des Cahiers, il ne faut pas tirer la revue vers le bas. Elle doit continuer à être ce qu'elle a toujours été.
Cahiers du cinéma, le retour
Jean-Michel Frodon — 10 juin 2020 - Slate.
La parution du premier numéro de la revue historique de la cinéphilie depuis son rachat sur fond de polémique est un nouveau départ qui inspire bien des attentes.
À poil et en plein élan dans les rues de Paris, Mathieu Amalric et Omahyra Mota dans le bien nommé Les Derniers Jours du monde des frères Larrieu font la couverture du numéro 766 des Cahiers du cinéma –un numéro singulier à plus d'un titre de la plus ancienne et de la plus prestigieuse revue dédiée au septième art.
Arborant en une la question «Quand est-ce qu'on sort?», il surgit au croisement de deux séries d'évènements à la fois menaçants et peut-être porteurs d'un avenir prometteur.
L'une est évidente et générale: elle concerne les effets de la pandémie de Covid-19 et, parmi ceux-ci, la mise à l'arrêt du cinéma comme dynamique (interruption des tournages, fermeture des salles, annulation des festivals), tandis que les films se réfugiaient un temps entièrement sur la toile et à la télé.
Il reste à voir comment le cinéma, c'est-à-dire la manière dont les films sont faits, montrés, vus, et ce qu'à leur tour ils font, existera et sera transformé par cette situation inédite où, pour la première fois depuis le 28 décembre 1895, se profila la possibilité que tous les projecteurs du monde s'éteignent.
Rachat et rififi
La seconde série d'évènements concerne la revue elle-même. Au début de l'année 2020 était annoncé son rachat par un groupement de dix-neuf investisseurs, ce qui entraîna le départ de la plupart des journalistes –mais pas la totalité, contrairement à ce qui a été répété à l'envi.
Hommes d'affaires et producteurs, les nouveaux acquéreurs ont été dénoncés comme menaçant l'indépendance de la publication.
À quoi l'on pourrait répondre en rappelant d'une part que la situation n'est pas si inédite – les Cahiers sont nés, en 1951, grâce au financement d'un producteur et distributeur, Léonide Keigel –, mais surtout qu'il fallait bien des personnes fortunées pour payer au précédent propriétaire, l'homme d'affaires britannique Richard Schlagman, la somme élevée qui avait auparavant dissuadé d'autres possibles repreneurs, afin d'acquérir un titre qui perd de l'argent et va nécessiter encore d'importants investissements.
Avec dix-neuf propriétaires dont aucun ne détient plus de 12%, le risque est pour le moins dilué.
Peau de chagrin
Il faudra bien que des sommes conséquentes soient mobilisées pour redonner sa place à un titre qui ne désignait pas seulement un mensuel mais de multiples formes de présence dans le monde du cinéma.
Tandis que la précédente rédaction avait fait le choix d'un entre-soi dont on peinait à suivre les lignes de force, les autres activités labellisées «Cahiers» s'étaient étiolées ou avaient entièrement disparu.
Ce qui avait été durant trente ans la première maison d'édition de livres de cinéma en France –et sans doute au monde– a été réduit à pratiquement rien. Le site internet qui donnait accès à l'ensemble des archives et produisait des contenus originaux a été rayé de la carte du web, tout comme la traduction chaque mois du contenu de la revue en anglais.
Les ventes de droits des livres Cahiers du cinéma pour traduction en langues étrangères n'existent plus. Les multiples partenariats avec des festivals, des universités, des cinémathèques et autres institutions cinéphiles se sont évanouies, de même que les opérations (à Paris, en régions, à l'étranger) «Semaines des Cahiers» et le «Ciné-club des Cahiers», l'édition de DVD, le partenariat avec des publications dans d'autres langues...
La dimension internationale est ici importante: la revue y dispose d'un capital important. Fleuron de la pensée critique et de l'activisme cinéphile en France depuis près de soixante-dix ans, les Cahiers du cinéma ont perdu l'essentiel de leur visibilité et de leur influence en France au cours de la dernière décennie, mais ils demeurent entourés d'une aura extraordinaire dans le reste du monde.
Paysage très peuplé
Autant dire que le chantier est immense (et coûteux) pour tenter de leur rendre leur place dans un univers très peuplé. En France, les revues de cinéma sont en effet nombreuses –étrangement nombreuses dirait-on au regard des prophéties funestes qui ne cessent d'entourer et le cinéma et la presse. Et la récente et judicieuse décision du CNC d'apporter (enfin!) un soutien aux organes de presse qui lui sont dédiés devrait aider à leur pérennité.
Outre de nombreuses publications liées au monde universitaire, outre l'autre titre vétéran, Positif et son cadet Jeune Cinéma, outre le trimestriel de référence Trafic, outre des publications plus spécialisées comme Images documentaires ou La Revue Documentaires, Revus et corrigés consacré aux films de patrimoine, le tout récent Blink Blank dédié à l'animation, L'Avant-Scène Cinéma dont chaque numéro concerne un seul film, des magazines nés au cours de la dernière décennie comme So Film ou La Septième Obsession se sont imposés dans la durée, témoignant d'une belle diversité et d'une non moindre exigence.
On parle ici de presse imprimée sur du papier, à laquelle il faut bien sûr ajouter la richesse des contenus publiés en ligne.
Nouvelle équipe, nouveau défi
Fort à faire donc pour la nouvelle équipe des Cahiers du cinéma, placée sous la rédaction en chef de Marcos Uzal, jusqu'à présent membre du comité de rédaction de Trafic et critique à Libération.
Avec à ses côtés Charlotte Garson (qui écrivit aux Cahiers de 2001 à 2009) et Fernando Ganzo (venu de So Film) comme rédactrice et rédacteur en chef adjoints, et une rédaction composée d'autant de femmes que d'hommes, il lance donc ce premier numéro, à tous égards prometteur.
Si la partie critique est inévitablement réduite du fait de l'absence de sorties, on y trouve en particulier trois ensembles de textes qui méritent attention.
L'un porte sur les effets du confinement sur la cinéphilie, en particulier quant aux réseaux parallèles de diffusion des films, dossier qui affronte avec lucidité les enjeux du téléchargement hors des plateformes officielles et met en évidence l'immensité de ce qui n'est pas accessible sur celles-ci: un débat bien plus complexe que «pour ou contre la piraterie».
En fin de publication, plusieurs pages s'appuient sur la parution d'un livre passionnant, Le Spectateur zéro, entretien du critique et documentariste Julien Suaudeau avec le monteur (entre autres de Truffaut, Pialat, Garrel) Yann Dedet. L'occasion de mettre en regard les mots pleins de verve du monteur et des images des films, travail éditorial sur le cinéma mené avec une grande pertinence.
À ces pages succèdent un dossier dédié au réalisateur documentaire Mosco Boucault, à qui l'on doit notamment Des terroristes à la retraite (sur les FTP-MOI, les résistants du groupe Manouchian) et Mémoires d'Ex (sur l'histoire du Parti communiste français), mais aussi des films sur les Brigades rouges ou sur la terreur mafieuse avec le récent Corleone, le parrain des parrain. Boucault est également l'auteur de Roubaix, commissariat central, qui a été le point de départ de Roubaix, une lumière d'Arnaud Desplechin.
Le contenu de ce numéro 766, qui est aussi à sa façon un numéro 1, est ainsi riche d'approches diverses de la vie du cinéma et de sa place dans le monde, même en période exceptionnelle de confinement mondial.
Il reste à la nouvelle rédaction à inventer dans la durée ce que signifie «être les Cahiers du cinéma» au cours de la troisième décennie du XXIe siècle –une question qui ne se pose pas aux autres revues dans des termes similaires, elles qui ne portent pas un héritage comparable à ce qu'invoque, pour le meilleur en matière de prestige et pour le pire en matière de pesanteur des références, l'histoire des Cahiers.
Le numéro de juin 2020 pourrait dès lors ne pas seulement marquer un retour, après l'interruption de publication, en pleine crise du coronavirus, qui a empêché la parution d'un numéro de mai, mais une renaissance. Un beau défi à relever.
NB: L'auteur de cet article a été directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma de 2003 à 2009.
DE LA MÉTAPHORE AU FACE À FACE
« Je crois vraiment qu’une représentation est comme un rêve car la vie elle-même n’est pas parfaite. »
Dix années se sont écoulées entre la mise en chantier de Terre jaune (Huang tudi) et l’achèvement d’Adieu ma concubine. Dix années séparent, dans une Chine en plein bouleversement, la révélation d’un des premiers films des cinéastes de la cinquième génération de l’accomplissement d’un réalisateur, financé par des capitaux asiatiques - et non plus seulement de la Chine continentale - et consacré sur la scène internationale par la Palme d’or du festival international du film de Cannes. Et Adieu ma concubine nous fait parcourir cinquante-deux ans d’histoire de la Chine, période qui a engendré la Chine actuelle. 1977, quand commence le récit, et quand il se termine après être remonté jusqu’en 1925, c’est deux ans après le retour de Chen Kaige lui-même dans un monde débarrassé des anathèmes de Lin Biao et de ses gardes rouges. La Révolution culturelle a vécu. En 1976, la « bande des quatre » a été arrêtée. Zhou Enlai a disparu, Mao Zedong, enfin, n’est plus à la barre du pays le Grand Timonier. Deux ans avant le procès de la bande des quatre et de la veuve de Mao Zedong, Chen Kaige rentre à l’École du cinéma de Pékin, devenu Beijing.
À travers Terre jaune, la Grande Parade (Da yue bing), le Roi des enfants (Haizi wang), la Vie sur un fil (Bian zou bian chang) et aujourd’hui Adieu ma concubine, Chen Kaige parcourt les thèmes qui lui sont chers : la recherche des langages oubliés (la musique de Terre jaune, l’opéra d’Adieu ma concubine), l’apprentissage du spectacle qui passe par un entraînement militaire ou équivalent (l’Opéra de Pékin dans Adieu ma concubine ; celui de la Grande Parade, instrument du pouvoir), la transmission du savoir (l’école du Roi des enfants, la relation maître/disciple de la Vie sur un fil, l’Opéra de Pékin dans le dernier film). L’éducation, l’instruction et l’initiation sont des phases fondamentales de la vie des individus insérés dans un contexte collectif qui leur permet un plus ou moins grand épanouissement. Ceux de la Grande Parade s’expriment dans un contexte qui tend à leur effacement, comme les gardes rouges d’Adieu ma concubine réduisent individus et relations familiales à néant. L’instituteur du Roi des enfants refuse de rester lié aux leçons de l’Histoire. Lui qui vient de terminer ses sept années de rééducation comme bûcheron veut d’une autre histoire pour une Chine nouvelle. Le vieillard de la Vie sur un fil, qui - à la différence du soldat de Terre jaune - écrit et chante la musique, ne trouve plus de salut dans l’Histoire et la politique. De la colline où il domine le monde, il voit, en bas, les hommes s’affronter.
À la linéarité dramatique des trois premiers films succède, avec la Vie sur le fil et Adieu ma concubine, une alternance de tensions et de moments plus contemplatifs. Derrière le musicien de qin, la nature est dramatisée. Autour des trois protagonistes d’Adieu ma concubine, le monde est traversé par les convulsions de l’Histoire.
En 1983-1984, au moment de ses débuts comme réalisateur, Chen Kaige utilisait dans Terre jaune un langage métaphorique pour ruser avec un pouvoir débarrassé de la terreur de la Révolution culturelle, mais toujours répressif. Avec Adieu ma concubine, il prend l’Histoire à bras-le-corps, sans détournement, de face. Dans une Chine écartelée entre le « boom » économique où tout le monde court après l’argent dans le Sud, dans des structures « capitalistes », et le centralisme bureaucratique des vieillards au pouvoir qui entendent bien libéraliser l’économie mais garder le contrôle des structures, Chen Kaige, qui décrit plus d’années d’histoire que celles de sa propre vie, regarde aussi son parcours personnel. La mise en accusation publique des gardes rouges, qui clôt la recréation de l’histoire du film, est aussi la reconstitution de sa propre histoire où, adolescent, il fut l’accusateur public de son père en 1966. Après le réalisme composé des plans de ses premiers films, après les plans « bleus » et le mouvement de grue qui exprimait soixante ans écoulés dans la Vie sur un fil, Chen Kaige se met en danger cinématographique avec Adieu ma concubine, brossant une fresque considérable, ne reculant devant aucun affrontement, aucune prise de corps, alternant l’exposition publique et personnelle, réconciliant l’étonnement de l’enfant admiratif et de l’adolescent traumatisé, acceptant le rêve du théâtre et de la vie confondus. H.N. Positif n°393, 1993.
LIMITE
de Mário Peixoto, 1929, Brésil, 2h, Noir et Blanc
avec Olga Breno, Taciana Rei, Raul Schnoor…
RÉSUMÉ : Un homme et deux femmes dérivent en mer sur un canot. L'une des femmes raconte qu'elle s'est évadée de prison mais n'a pas pu reprendre une vie normale. L'autre confie qu'elle a fait un mariage malheureux avec un pianiste ivrogne et l'a quitté. L'homme raconte qu'il a eu une liaison avec une femme mariée. Comme ils n'ont plus d'eau, l'homme se jette à la mer pour atteindre un baril flottant non loin mais il ne reparaît pas.
POINTS DE VUE : Typique des recherches de l'avant-garde à la fin du muet et influencé par l'école française, ce film visualise sans paroles les récits des trois personnages en mettant en œuvre toutes les ressources expressives et suggestives du langage filmique : cadrages et angles insolites, montage court, images subjectives, mobilité de la caméra, manifestant ainsi la volonté du cinéaste de refuser les codes narratifs et visuels du cinéma dominant. Marcel Martin, 1995.
Dans les années 1920, Mário Peixoto est fortement influencé par la culture européenne, notamment par le cinéma russe, allemand et la production française d’avant-garde. Mais c’est une photographie d’André Kertész, publiée à la une du magazine Vu, qui lui inspire la trame de Limite : le visage d’une femme étreinte par les mains menottées d’un homme. Il élabore le scénario d’une pensée en images et tente d’entremêler divers champs visuels à travers des thèmes et des symboles, façonnant ainsi une structure de récit troublante. Il propose son scénario à ses deux amis réalisateurs, Humberto Mauro et Adhemar Gonzaga, qui l’encouragent à réaliser le film lui- même et lui recommandent les talents en photographie d’Edgar Brazil. Le film est tourné à Mangaratiba et sur la côte de l’État de Rio de Janeiro entre mai et octobre 1930. En tissant entre eux les destins funestes de ses personnages à la dérive, Mário Peixoto réalise un film sensible sur le passage du temps et la condition humaine.
Projeté lors d’une séance organisée par le Chaplin Club à Rio de Janeiro en mai 1931, le film reçoit un accueil favorable de la critique mais il est rejeté par le public et ne connaîtra pas d’exploitation commerciale. Poème cinématographique maudit, longtemps invisible, il a pourtant suscité la curiosité des cinéphiles avant d’être enfin considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma muet brésilien. Samantha Leroy, 2015.
La confrontation de trois personnes, dont la vie a été brisée, sur un bateau étroit qui dérive sur la mer. Deux femmes et un homme, trois destins dont les désirs et les virtualités ont toujours été limités par la vie et qui se retrouvent maintenant dans cet espace restreint. Tout est limite. L’histoire de ces trois êtres est contée dans des séquences, des plans où le visuel est essentiel et où tout est déterminé par le rythme interne de chaque plan, de chaque séquence, commandé par le rythme d’ensemble du film.
“Le film ne cherche pas à “faire brésilien”. Son histoire est de nulle part, de n’importe où comme celle de Sunrise... Limite ne prétend pas, en principe, étudier les coutumes locales ou fixer des caractères nationaux. S’il le fait ici ou là, c’est accidentellement. Limite intéresse comme film en général, plus que comme film brésilien... C’est un film d’images, sans préoccupations sociales. Il n’expose, n’attaque, ne défend, n’analyse rien. Il laisse le spectateur sentir ce qu’il voudra ajouter au contenu de chaque scène. Ce n’est pas l’œuvre d’un penseur, mais d’un artiste.” Octavio de Faria.
“Je considère Limite comme un point culminant du cinéma brésilien.” Vinicius de Moraes.
COMMENTAIRE : Véritable poème cinématographique, Limite est un puzzle dans lequel on a d’autre choix que se laisser porter. Le style de Peixoto, sa science du montage, et l’utilisation de musique classique qui apporte une atmosphère troublante, dans cette œuvre où l’on ne sait trop quelle est la menace ni d’où elle vient, sa tendance à filmer les individus sans forcément montrer leur tête comme s’ils étaient des corps errants, les gros plans des objets dans l’entourage des personnages, et l’environnement souvent agité, tout cela semble traduire les états d’âme des personnages, leur obsession, leur tourment. Ces images en perpétuel mouvement illustrent magistralement une sorte de tension permanente, où les individus en fuite, sous le choc d’événements passés, totalement perdus dans l’océan, emmènent le spectateur dans un voyage mental bouleversant, pour une expérience qui vaut le détour.
RAPIDE VOYAGE DU CINÉMA À TRAVERS LE MONDE
• LES CINÉMAS SCANDINAVE ET ALLEMAND
• Les cinéastes scandinaves
Au cours et au lendemain de la Première Guerre mondiale, c'est d'abord dans les pays scandinaves, restés neutres, que se dévoilent de nouveaux génies. Les Suédois Victor Sjöström ([1879-1960] les Proscrits, 1917 ; la Charrette fantôme, 1921) et Mauritz Stiller ([1883-1928] le Trésor d'Arne, 1919), de même que le Danois Carl Theodor Dreyer ([1889-1968] le Président, 1920 ; Feuillets arrachés au livre de Satan, 1921) s'attachent à dépeindre les travers de la nature humaine et utilisent des décors symboliques pour créer l'atmosphère et transmettre l'émotion. Dreyer s'expatriera en France pour tourner son chef-d'œuvre, la Passion de Jeanne d'Arc (1928), tandis que Sjöström et Stiller (qui découvrira Greta Garbo [1905-1990]) poursuivront leur carrière aux États-Unis.
• Les cinéastes allemands
Réorganisé en 1917 autour d'une seule unité de production, le cinéma allemand remporte ses premiers succès avec des drames historiques tels que la Du Barry (1919), d'Ernst Lubitsch (1892-1947). Invité à travailler à Hollywood, ce dernier y deviendra célèbre dans le registre de la comédie légère (l'Éventail de lady Windermere, 1925).
Cependant, l'après-guerre est surtout la grande époque de l'expressionnisme, dont les œuvres culte sont le Cabinet du docteur Caligari (1920), de Robert Wiene (1881-1938), Les Trois lumières (1921), de Fritz Lang (1890-1976), Nosferatu le vampire (1922), de Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931), et le Cabinet des figures de cire (1924), de Paul Leni (1885-1929). Carl Mayer (1894-1944), coscénariste du Cabinet du docteur Caligari, écrit également les scénarios de plusieurs Kammerspielfilme (« films de chambre »), drames intimistes où il arrive que la caméra se substitue à un personnage pour mieux exprimer ses sentiments. Ainsi, dans le Dernier des hommes (1924), Murnau recourt à des mouvements complexes de caméra, à des surimpressions, à des images floues et à des miroirs déformants pour suggérer le désespoir et l'humiliation du personnage principal, un portier d'hôtel dépouillé de son statut d'employé respecté.
La crise économique que traverse l'Allemagne sert de toile de fond à des drames réalistes tels que la Rue sans joie (1925) et Loulou (1929) de Georg Wilhelm Pabst (1885-1967). Les cinéastes allemands seront très nombreux à quitter leur pays à l'avènement du nazisme. Lang, Murnau, Leni, mais aussi Robert Siodmak (1900-1973), Max Ophuls (1902-1957) et l'Autrichien Billy Wilder (1906- 2002), parmi tant d'autres, travailleront aux États-Unis après quelques films tournés en France.
• LE CINÉMA FRANÇAIS
• La première avant-garde
Avant la Première Guerre mondiale, l'industrie cinématographique française avait conquis la suprématie sur le marché international en raison du dynamisme des firmes créées par Charles Pathé (1863-1957) et Léon Gaumont (1863-1946). Après la guerre, alors que les États-Unis dominent à leur tour le marché du film, les intellectuels français sont parmi les premiers à s'interroger sur la vraie nature, art ou industrie, du cinéma. L'initiateur de cette réflexion est l'écrivain Louis Delluc (1890-1924), qui deviendra l'un des fondateurs des ciné-clubs et le créateur de la première rubrique de critique cinématographique dans un quotidien. Dans les films qu'il réalise (la Femme de nulle part, 1922 ; l'Inondation, 1923), il abandonne la narration classique au profit de la vérité psychologique. Germaine Dulac ([1882-1942] la Souriante Madame Baudet, Marcel Lherbier L’Inhumaine, 1924) Jean Epstein la Belle Nivernaise, 1924) comptent parmi ses disciples et constituent avec lui ce que l'on a coutume d'appeler la première avant-garde française. Abel Gance (1889-1981) reste un peu en marge de ce groupe ; il applique les principes de l'avant-garde à ses longs-métrages (la Roue, 1922 ; Napoléon, 1927), mais il mène ses propres recherches stylistiques, qui le conduisent à de grandioses symphonies visuelles.
• La deuxième avant-garde
Les films de la première avant-garde connaissent un certain succès commercial. Mais d'autres cinéastes veulent aller plus loin dans le refus de l'écriture cinématographique traditionnelle et dans l'exploration des potentialités esthétiques du cinéma. Cette deuxième avant-garde est animée par les surréalistes, que le cinéma passionne. René Clair (1898-1981) donne le ton avec une comédie, Entr'acte (1924), tandis que l'Espagnol Luis Buñuel (1900-1983), installé en France, bouscule les idéaux bourgeois (Un chien andalou, 1928 ; l'Âge d'or, 1930).
• LE CINÉMA RUSSE ET SOVIÉTIQUE
Fresques historiques et adaptations des classiques de la littérature constituent l'essentiel de la production cinématographique en Russie jusqu'à la révolution de 1917. Les films se penchent sur le passé plutôt que sur le présent, contrairement à ceux que réaliseront les premiers cinéastes soviétiques, convaincus, comme l'a proclamé Lénine, que le cinéma « est, de tous les arts, le plus important » et qu'il représente par conséquent un puissant instrument de propagande au service de la révolution. Surmontant la pénurie de pellicule et de matériel, le gouvernement bolchevique dépêche des équipes d'opérateurs à travers le pays afin de tourner et de projeter, jusque dans les villages les plus lointains, des films d'agit-prop (agitation et propagande) ainsi que des magazines d'actualités filmées. Ceux-ci sont dus à un organisme d'État, le Kino-Pravda (« cinéma-vérité »), dont le responsable est Dziga Vertov (1895-1954), le même qui signera des documentaires futuristes (l'Homme à la caméra, 1929).
Lev Koulechov (1899-1970) commence aussi sa carrière en réalisant des films d'agit-prop, mais son nom reste surtout attaché à la fondation du Laboratoire expérimental (1920). On y élabore une esthétique du montage qui inspirera le plus grand des cinéastes du premier âge soviétique, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1898- 1948), auteur de la Grève (1925), du Cuirassé Potemkine (1925) et d'Octobre (1928). Après la Ligne générale ou l'Ancien et le Nouveau (1929), Eisenstein, accusé de formalisme, tombe en disgrâce ; il lui faudra attendre neuf ans avant d'être autorisé à tourner un autre long-métrage, Alexandre Nevski (1938), son premier film parlant, comportant une musique de Prokofiev. Ivan le Terrible, film en deux parties qui ne sortira en U.R.S.S. qu'en 1958, couronne son œuvre.
Ancien élève de Koulechov, Vsevolod Poudovkine (1893-1953) revient à une écriture plus classique (la Mère, 1926 ; Tempête sur l'Asie, 1929), alors qu'Aleksandr Dovjenko (1894-1956) livre d'authentiques poèmes en images (la Terre, 1930 ; Ivan, 1932).
Le réalisme socialiste qui se mettra bientôt en place dans les arts assujettira le cinéma au culte des héros dits « positifs ». Il réduira au silence nombre de réalisateurs.
L'ÂGE D'OR DU CINÉMA
Cette deuxième période se termine par la disparition brutale du cinéma muet, d'abord aux États-Unis, puis en Europe. L'avènement du cinéma parlant date de la sortie aux États-Unis des deux longs-métrages d’Alan Crosland, Don Juan (1926) et le Chanteur de jazz (1927), qui utilisent le procédé du disque Vitaphone, encore très imparfait. C'est pourquoi Hollywood finit par préférer enregistrer le son sur le film lui-même. L'adaptation des salles à la projection de films sonores est très coûteuse, mais les recettes doublent ; aussi les studios ne souffrent-ils pas de la crise de 1929.
La prise de son en cours de tournage impose toutes sortes de contraintes que montre avec humour la comédie musicale Chantons sous la pluie (1952), de Stanley Donen (1924-2019) et Gene Kelly (1912-1996). Très tôt, Ernst Lubitsch, René Clair et Rouben Mamoulian (1897-1987) figurent parmi les réalisateurs qui maîtrisent cette nouvelle technique ; ils en font un usage original dans leurs comédies respectives Parade d'amour (1929), Sous les toits de Paris (1930) et Applause (1930).
• LE CINÉMA AUX ÉTATS-UNIS
La majorité des 7 500 longs-métrages tournés aux États-Unis entre 1930 et 1945 le sont en noir et blanc, même si dès 1935 le procédé Technicolor se répand. Le star-system reste la règle dans les grands studios. Un certain nombre de petites sociétés coexistent avec eux, les plus connues étant Republic et Monogram. Ces sociétés produisent des films dits « de série B », à très petit budget : westerns, thrillers, mais aussi serials, qui passent en complément de programme avec un film plus important.
• LE CINÉMA EN FRANCE ET EN GRANDE-BRETAGNE
• Le réalisme à la française
En France, on considère le son comme un enrichissement de l'art cinématographique. Dans Zéro de conduite (1933) et l'Atalante (1934), Jean Vigo (1905-1934) joue sur les registres du lyrisme, du réalisme et même du surréalisme, esquissant une thématique et un climat propres à l'un des courants les plus originaux et les plus riches du cinéma français, le réalisme poétique. D'autres films, qui n'appartiennent pas à ce courant, en sont cependant proches : par exemple, la Kermesse héroïque (1935) de Jacques Feyder (1888-1948) et la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol (1895-1974), Marius (1931), Fanny (1932) et César (1936). Avec la menace de la guerre, l'atmosphère des films devient de plus en plus sombre, comme Pépé le moko, de Julien Duvivier (1896-1967) Le jour se lève, de Marcel Carné (1906-1996). Ces films, qui dépeignent le destin tragique de gens ordinaires, sont au nombre des plus représentatifs du réalisme poétique. Le Crime de M. Lange (1936) et la Règle du jeu (1939), de Jean Renoir (1894-1979), en sont d'autres exemples, parmi les plus noirs ; leur auteur est aussi celui d'un classique du cinéma pacifiste, la Grande Illusion (1937).
• La renaissance britannique
Des thrillers tels que les Trente-Neuf Marches (1938), d'Alfred Hitchcock (1899-1980), attirent le public. Leur auteur poursuivra sa brillante carrière aux États-Unis, où il sera sacré « maître du suspense ». Alexander Korda (1893-1956), réalisateur et producteur d'origine hongroise, renouvelle le genre du film historique et puise notamment ses sources d'inspiration dans l'histoire du pays qui l'a naturalisé (la Vie privée d'Henri VIII, 1933). Après la guerre, Korda sera le producteur, entre autres, du célèbre film de Carol Reed (1906- 1976), le Troisième Homme (1949).
• LE CINÉMA PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Entre 1939 et 1945, le cinéma occupe une place importante dans l'effort de guerre à travers le monde entier, grâce aux actualités filmées et à des documentaires tels que ceux de la série Pourquoi nous combattons (1942-1945), réalisée par Frank Capra (1897-1991) et Anatole Litvak (1902-1974).
Les longs-métrages de fiction jouent un rôle similaire. Des films de guerre britanniques comme Ceux qui servent en mer (1942), de Noel Coward (1899-1973) et David Lean (1908-1991), ou Went the Day Well (1942), d'Alberto Cavalcanti (1897-1982), sont des fictions tournées comme des documentaires. De son côté, Marcel Carné recourt à l'allégorie et au fantastique pour déjouer la censure nazie (les Visiteurs du soir, 1942 ; les Enfants du paradis, 1945).
Les premiers films de guerre qui sortent des studios d'Hollywood sont encore empreints de lyrisme, à l'image du Casablanca (1943) de Michael Curtiz (1888- 1962). Mais des œuvres comme Bataan (1943) de Tay Garnett (1894- 1977), Les bourreaux meurent aussi (1943) de Fritz Lang et les Sacrifiés (1945) de John Ford (1895-1973) et Robert Montgomery (1904-1981) sont beaucoup plus proches des dures réalités du conflit.
En Allemagne, tout le cinéma n'est plus qu'une activité de propagande. C'est le cas aussi en Italie, mais déjà on y perçoit les prémices d'un courant majeur de l'après-guerre, le néoréalisme.
LE CINÉMA CONTEMPORAIN
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'autres manières de penser le cinéma et de filmer mettent en évidence la notion d'auteur. Le metteur en scène devient souvent un créateur et les codes de la narration sont bousculés au profit d'une écriture originale. Populaire ou élitiste, le cinéma en appelle alors autant à l'émotion qu'à la curiosité du spectateur. Les revues d'études et les mouvements artistiques se multiplient. Après les festivals de Venise (1ère édition sur l’initiative de Mussolini en 1932, puis après la guerre en 1947) et de Cannes (1ère édition en 1939, puis reprise après la guerre en 1946), celui de Berlin est fondé (1951).
• LE CINÉMA AMÉRICAIN
• La toute-puissance des majors
Jusqu'en 1960, le cinéma américain connaît un succès qui ne se dément pas. Cecil B. De Mille n'a pour rival que Walt Disney (1901-1966), réalisateur de dessins animés. Ces deux cinéastes de même qu'Alfred Hitchcock ont les faveurs du grand public.
Malgré un système qui concentre tous les pouvoirs de décision entre les mains des directeurs des majors, certains réalisateurs réussissent à imposer leur manière. Ils sont souvent d'origine étrangère. L'Irlandais John Ford transcende le western. Les Viennois Fritz Lang, Billy Wilder et Otto Preminger (1906-1986) magnifient le film noir. L'Italien Frank Capra, le Français d'origine allemande Max Ophuls et le Danois Douglas Sirk (1900-1987) triomphent dans le mélodrame. En revanche, Jean Renoir se heurte aux contraintes imposées par le système hollywoodien.
Les cinéastes purement américains Raoul Walsh (1887-1980), Howard Hawks (1896-1977) et George Cukor (1899-1983) parviennent généralement à contrôler presque complètement leurs films, mais leur compatriote Orson Welles (1915-1985), qui a manifesté trop d'indépendance avec Citizen Kane (1941), devra tourner l'essentiel de son œuvre à l'étranger : Othello (1952), au Maroc ; Monsieur Arkadin (1955) et le Procès (1962), en France et Falstaff (1965), en Espagne.
• Les films de genre
Pendant vingt ans, le cinéma américain repose principalement sur le film de genre. Le film noir joue d'une atmosphère oppressante et impose, entre autres, Nicholas Ray ([1911-1979] la Maison dans l'ombre, 1951) et Robert Aldrich ([1918-1983] En quatrième vitesse, 1955).
La comédie musicale se métamorphose sous l'art flamboyant et sophistiqué de Vincente Minnelli (1910-1986), qui fait merveille dans Un Américain à Paris (1951), alors que Gene Kelly et Stanley Donen la modernisent avec éclat dans Chantons sous la pluie (1952). La comédie tout court explose de fantaisie avec les films de Marilyn Monroe ([1926-1962] Certains l'aiment chaud, 1959).
• Le cinéma engagé
Dès l'immédiat après guerre certains films ont traité de sujets graves : le retour des combattants dans les Plus Belles Années de notre vie (1946), de William Wyler (1902-1981), ou l'antisémitisme dans Feux croisés, d'Edward Dmytryk (1908-1999). Mais la commission des activités anti-américaines s'attaque alors aux réalisateurs qu'elle soupçonne de sympathies communistes et oblige les studios à inscrire leurs noms sur une liste noire (c'est l'époque de la « chasse aux sorcières », orchestrée par le sénateur Joseph McCarthy. Face à cette situation, Charlie Chaplin, Joseph Losey (1909-1984) et Jules Dassin (1911-2008) fuient les États-Unis, tandis qu'Elia Kazan (1909-2003) et Edward Dmytryk trahissent leurs amis pour pouvoir continuer à travailler.
Après des films aussi critiques et courageux que : Un tramway nommé Désir (1951) d'Elia Kazan, Une place au soleil (1951) de George Stevens (1904- 1975), Le train sifflera trois fois (1952) et Tant qu'il y aura des hommes (1953) de Fred Zinnemann (1907-1997), Nicholas Ray analyse la délinquance juvénile dans la Fureur de vivre (1955), Samuel Fuller (1911-1997) dénonce le racisme dans le Jugement des flèches (1956) et Otto Preminger aborde le thème de la sexualité dans Autopsie d'un meurtre (1959).
• L'industrie au secours de l'art
L'engouement des Américains pour la télévision provoque une crise à laquelle Hollywood répond par le tournage de superproductions et par la mise au point des procédés pour écran large, Cinémascope, Vistavision, Todd Ao. Après le colossal Ben Hur (1959) de William Wyler, les studios se lancent dans le film à grand spectacle avec notamment le Cid (1960), film historique d'Anthony Mann (1906-1967), West Side Story (1961), comédie musicale de Robert Wise (1914-2005), la Conquête de l'Ouest (1962), western de John Ford, George Marshall (1891-1975) et Henry Hathaway (1898-1985).
• La pluralité des styles
Le cinéma underground fait son apparition à New York sous l'impulsion du maître du pop art Andy Warhol (1930-1987) et de son Chelsea Girls (1966), alors que Sam Peckinpah (1926-1984) ensanglante le western (Coups de feu dans la sierra, 1962). L'acteur Jerry Lewis (1926-2017) réinvente le burlesque (Docteur Jerry et Mister Love, 1963) et Blake Edwards (1922-2010) transforme la comédie (la Panthère rose, 1963). Stanley Kubrick (1928-1999) montre un talent exceptionnel dans Docteur Folamour (1963) et 2001 : l'Odyssée de l'espace (1968), puis s'installe à Londres pour acquérir une totale indépendance à l'égard des studios. La censure recule en laissant paraître le violent Bonnie et Clyde (1967), d'Arthur Penn (1922-2010), le film beatnik Easy Rider (1969), de Denis Hopper (1936-2010), le documentaire hippie Woodstock (1970), de Michael Wadleigh, et la satire de la guerre du Viêt Nam qu'est M.A.S.H. (1970), de Robert Altman (1925-2006).
Des acteurs deviennent de bons réalisateurs : John Cassavetes (1929-1989) (Shadows, 1960), Paul Newman (1925-2008) (Rachel, Rachel, 1968), Woody Allen né en 1935 (Prends l’oseille et tire-toi, 1969), Clint Eastwood né en 1930 (Un frisson dans la nuit, 1971). De nouveaux venus manifestent leur ambition : Francis Ford Coppola né en 1939 (Le Parrain, 1971), Martin Scorsese né en 1942 (Taxi Driver, 1975), Michael Cimino ([1943-2016] Voyage au bout de l'enfer, 1978). George Lucas (né en 1944), avec la Guerre des étoiles (1977), et Steven Spielberg (né en 1946), avec Rencontres du troisième type (1977), puis plus tard les deux Jurassic Park (1993, 1997), entraînent Hollywood dans la surenchère d'effets spéciaux ; au nombre des réussites du genre compteront aussi Blade Runner (1982) et Gladiator (2000), de Ridley Scott (né en 1937), Brazil (1985), de Terry Gilliam (né en 1940), Terminator 2 : le jugement dernier (1991) et Titanic (1997) de James Cameron (né en 1954).
• Hollywood et les indépendants
Le cinéma américain d'aujourd'hui a conservé toute sa suprématie technique et économique. De plus en plus, producteurs et réalisateurs s'orientent vers les blockbusters, films commerciaux mettant en œuvre des recettes-types de scénarios et faisant appel aux prévisions du marketing.
Les films à succès appartiennent à tous les genres. Ils touchent le cinéma romanesque : Retour à Howards End (1991), de James Ivory (né en 1928) ; le fantastique et la science-fiction : Batman 2 : le défi (1992) et Sleepy Hollow (2000), de Tim Burton (né en 1958), Matrix (1999), de Andy et Larry Wachowski ; le mélodrame et le film noir : Pulp Fiction (1994), Kill Bill (2003), de Quentin Tarantino (né en 1963), Eyes Wide Shut (1999), de Stanley Kubrick, Une histoire vraie (1999) et Mulholland Drive (2001), de David Lynch (né en 1946), Magnolia (2000), de Paul Thomas Anderson (né en 1970), The Yards (2000), de James Gray ; la comédie adolescente : Mary à tout prix (1998), de Peter et Bobby Farrelly ; le film d'aventures : Fight Club (1999), de David Fincher, Master and Commander (2003), de Peter Weir ; le documentaire : Bowling for Columbine (2002), de Michael Moore (né en 1954), Mondovino (2004), de Jonathan Nossiter (né en 1961) ; le film de guerre : la Ligne rouge (1999), de Terence Malick (né en 1943), Mémoires de nos pères (2006), de Clint Eastwood ; ou encore le film dit d'auteur : Ghost Dog : la Voie du samouraï (1999) et Broken Flowers (2005) de Jim Jarmusch (né en 1953), Virgin Suicides (2000) et Lost in Translation (2004), de Sofia Coppola (née en 1971).
Le cinéma indépendant n'en est pas moins en pleine ascension. C'est afin de promouvoir les films et documentaires de ce cinéma que l'acteur-réalisateur Robert Redford (né en 1936) a fondé, en 1980, le festival du cinéma de Sundance (Park City, Utah).
• LE CINÉMA FRANÇAIS
Au lendemain de la Libération, les mélodrames, et notamment les adaptations de romans, les films policiers, les comédies et les opérettes investissent les écrans. Certains cinéastes, toutefois, réussissent à faire preuve d'originalité, alors que d'autres, qui se sont exilés pendant l'Occupation, reviennent en France.
• L'après-guerre des maîtres
Sacha Guitry (1885-1957), connu pour sa causticité, affiche un désir de liberté anarchiste (la Poison, 1951), se promène avec élégance et légèreté dans l'histoire de France (Si Versailles m'était conté, 1954) et signe des pamphlets grinçants (Les trois font la paire, 1957). Jean Cocteau (1889-1963) poursuit une œuvre atypique, qui réalise l'alliance du cinéma et de la poésie (Orphée, 1950 ; le Testament d'Orphée, 1959).
Quittant Hollywood, Jean Renoir tourne le Fleuve (1951) en Inde et le Carrosse d'or (1953) en Italie. Il revient ensuite en France (French Cancan, 1955 ; Éléna et les hommes, 1956 ; le Déjeuner sur l'herbe et le Testament du docteur Cordelier, 1959).
Plusieurs autres cinéastes rentrent d'Hollywood. Après deux films poétiques (la Beauté du diable, 1949 ; les Belles de nuit, 1952), René Clair renoue avec le classicisme (les Grandes manœuvres, 1956 ; Porte des lilas, 1957 ; Les Fêtes galantes, 1965). Max Ophuls signe la Ronde (1950), puis le Plaisir (1952), Madame de (1953) et le très moderne Lola Montès (1955). Julien Duvivier bouscule les structures du récit (Sous le ciel de Paris, 1951 ; la Fête à Henriette, 1952), avant de connaître un succès phénoménal avec le Petit Monde de Don Camillo (1952). Marcel Carné s'essaie au merveilleux (Juliette ou la Clef des songes, 1951), mais ne retrouvera le succès qu'avec un film néo-romantique sur la jeunesse existentialiste (les Tricheurs, 1958).
Claude Autant-Lara (1901-2000) adapte Stendhal avec virulence (le Rouge et le Noir, 1954), Marcel Aymé avec sarcasme (la Traversée de Paris, 1956), Simenon avec justesse (En cas de malheur, 1958) et Dostoïevski avec verdeur (le Joueur, 1958), avant de défendre le droit à l'insoumission (Tu ne tueras point, 1963) et à l'avortement (Journal d'une femme en blanc, 1965).
Jacques Becker (1906-1960) se complaît dans le registre du mélodrame 1900 (Casque d'or, 1952), du film policier (Touchez pas au grisbi, 1954), du burlesque (Ali Baba et les quarante voleurs, 1954) et achève sa carrière sur un film sobre et grave (le Trou, 1960).
Grand maître du film noir, Henri-Georges Clouzot (1907-1977) poursuit avec talent une œuvre placée sous le signe du mal (le Salaire de la peur, 1953 ; Les Diaboliques, 1955). Il réalise aussi un ambitieux documentaire d'art (le Mystère Picasso, 1956).
Après Diderot (Les Dames du bois de Boulogne, 1945), Robert Bresson (1901-1999) visite Georges Bernanos (Le Journal d’un curé de campagne, 1951), avant de renoncer aux acteurs professionnels pour se consacrer à une œuvre exigeante qu'inaugure Un condamné à mort s'est échappé [Le vent souffle où il veut] (1956). Obsédé par les manifestations du mal et obstiné dans sa quête de Dieu, il signera des films rigoureux (Pickpocket, 1959 ; Procès de Jeanne d'Arc, 1962 ; Au hasard Balthazar, 1966 ; Lancelot du lac, 1974 ; le Diable probablement, 1977 ; l'Argent, 1983).
Seul génie burlesque français, Jacques Tati (1908-1982) continue de séduire avec les Vacances de Monsieur Hulot (1953). S'il crée l'étonnement avec Mon oncle (1958), il déroute admirablement la critique avec Playtime (1967) et Trafic (1971).
D'abord cantonné dans le court-métrage, qu'il transcende par son sens de la poésie (le Sang des bêtes, 1949 ; Hôtel des invalides et le Grand Méliès, 1952), Georges Franju (1912-1987) construit ensuite un univers fascinant et terrible (la Tête contre les murs, 1959 ; les Yeux sans visage, 1960). Judex (1963) renouera avec le charme des serials muets.
Après un remarquable film sur la Résistance (la Bataille du rail, 1946), René Clément (1913-1996) s'impose comme un auteur majeur dans Jeux interdits (1951) et Plein Soleil (1960). Il devient même le cinéaste officiel de la Ve République avec la superproduction Paris brûle-t-il ? (1966).
Producteur indépendant du Silence de la mer (1947), Jean-Pierre Melville (1917-1973) est inspiré par Jean Cocteau (Les Enfants terribles, 1950) ; il mêle l'onirisme au film policier (Bob le flambeur, 1956 ; Le Doulos, 1962 ; Le Deuxième souffle, 1966 ; Le Samouraï, 1967 ; Le Cercle rouge, 1970).
Ethnologue réputé, auteur de nombreux courts-métrages, Jean Rouch (1917-2004) invente un cinéma de fiction documentaire (les Maîtres fous, 1955 ; Moi, un Noir, 1958), avant de tenter l'aventure du cinéma-vérité (Chronique d'un été, 1961).
Indépendant et inclassable, Chris Marker (1921-2012) est un poète qui signe de vrais documentaires ressemblant à des fictions (Dimanche à Pékin, 1956 ; le Joli Mai, 1963 ; Le fond de l'air est rouge, 1977) et des fictions ressemblant à des documentaires (la Jetée, 1962 ; l'Ambassade, 1975 ; Level Five, 1997).
Auteur de courts-métrages sur la mémoire et le passé (Les statues meurent aussi, 1953, film co-réalisé avec Chris Marker ; Nuit et Brouillard, 1956), Alain Resnais (1922-2014) aborde la fiction et collabore avec des scénaristes aussi importants que Marguerite Duras (Hiroshima mon amour, 1959), Alain Robbe-Grillet (l'Année dernière à Marienbad, 1961), Jean Cayrol (Muriel ou le Temps d'un retour, 1963), Jorge Semprun (La guerre est finie, 1966), Jacques Sternberg (Je t'aime, je t'aime, 1968), David Mercer (Providence, 1977 ou Henri Laborit (Mon oncle d’Amérique, 1980). Et si le parti pris de Smoking/No Smoking (1993) a pu dérouter le public, les inventions d'On connaît la chanson (1997) l'ont enchanté.
Romancier et mathématicien, Alexandre Astruc (1923-2016) invente la formule de la « caméra stylo » et affirme qu'un cinéaste est un auteur par sa mise en scène. Il le démontre dans le Rideau cramoisi (1952), les Mauvaises Rencontres (1955), et la Longue Marche (1966).
En 1956, Roger Vadim (1928-2000) secoue le cinéma traditionnel avec Et Dieu... créa la femme, dont la vedette, Brigitte Bardot (née en 1934), deviendra l'idéal féminin de sa génération.
• Le cinéma grand public
Parallèlement à l'œuvre des maîtres prospère un cinéma fondé sur de fortes individualités : par exemple, Fernandel (1903-1971), Bourvil (1917-1970) ou Louis de Funès (1914-1983), dans le registre comique ; Jean Gabin (1904-1976), puis, à la génération suivante, Jean-Paul Belmondo (1933-2021) ou Alain Delon (né en 1935), dans le film policier ; Danielle Darrieux (1917-2017), Michèle Morgan (1920-2016) ou Simone Signoret (1921-1985), dans le mélodrame ; Michel Audiard (1920-1985), dans le métier de dialoguiste.
• Le cinéma de la Nouvelle Vague
Au sein des Cahiers du cinéma, revue que dirige André Bazin (1918-1958), des critiques défendent la politique des auteurs, puis passent eux-mêmes derrière la caméra. La Nouvelle Vague est née ; François Truffaut en résume l'esprit : « Les jeunes cinéastes s'exprimeront à la première personne. » Le film, telle une œuvre d'art, se doit d'offrir la vision personnelle de son auteur et de solliciter l'intelligence du spectateur.
Dès 1959, Éric Rohmer (1920-2010) réalise le Signe du lion (sorti en 1962). Ses Six Contes moraux (1963-1972) seront suivis des Comédies et Proverbes (1981-1987) sur ses contemporains et des Contes des quatre saisons (1990-1998). Chroniqueur et moraliste, il ne sacrifie ni aux modes ni aux pressions ; son cinéma exprime la pureté esthétique.
Jacques Rivette (1928-2016) interroge la durée, l'idéologie et l'art (Paris nous appartient, 1961 ; L’Amour fou, 1969 ; La Belle Noiseuse, 1991 ; Secret défense, 1998 ; Va savoir, 2001). En 1966, son adaptation de la Religieuse de Diderot se heurte à la censure.
Claude Chabrol (1930-2010) signe des films policiers ou sociologiques empreints d'une critique subtile et acerbe de l'esprit bourgeois (le Beau Serge, 1959 ; Les Bonnes femmes, 1960 ; Le Boucher, 1970 ; Une affaire de femmes, 1988 ; Betty, 1992 ; Merci pour le chocolat, 2000).
Depuis À bout de souffle (1960), Jean-Luc Godard (1930-2022) réinvente sans cesse le cinéma, d'abord avec lyrisme (le Mépris, 1963 ; Pierrot le Fou, 1965), puis avec un regard politique (la Chinoise, 1967 ; Tout va bien, 1972) ou philosophique (Sauve qui peut [la vie], 1979). Il impose enfin son génie poétique et visionnaire (Détective, 1985 ; Nouvelle Vague, 1990 ; Éloge de l'amour, 2001).
Conteur exceptionnel, Jacques Demy (1931- 1990) le prouve d'emblée avec Lola (1961), puis excelle dans un genre bien particulier de films musicaux (les Parapluies de Cherbourg, 1964 ; les Demoiselles de Rochefort, 1967 ; Peau d'âne, 1970 ; Une chambre en ville, 1982).
Toute l'œuvre de François Truffaut (1932-1984) témoigne d'une certaine fascination pour les thèmes de l'enfance, de la passion et du rapport au temps (les Quatre Cents Coups, 1959 ; Jules et Jim, 1962 ; le Dernier Métro, 1980).
Poète indéniable et pathétique dans Le Père Noël a les yeux bleus et Du côté de Robinson, films réunis sous le titre les Mauvaises Fréquentations (1966), Jean Eustache (1938-1981) signe un chef-d'œuvre très dur sur son époque (la Maman et la Putain, 1973), puis interroge son enfance (Mes petites amoureuses, 1974) et analyse la parole et le libertinage (Une sale histoire, 1977).
• Vers la fin des genres
Le statut social du cinéma a définitivement changé. S'inspirant de la démarche des précurseurs Jean Cocteau (le Sang d'un poète, 1931) ou Jean Genet (Un chant d'amour, 1950), écrivains, journalistes, plasticiens, voire compositeurs (tel Serge Gainsbourg, s'essayent à la réalisation. Avec eux s'élargit la notion de « cinéma d'auteur » dont Alain Robbe-Grillet ([1922-2008] l'Immortelle, 1963) et Marguerite Duras ([1914- 1996] India Song, 1976) sont d'illustres figures. Entre 1970 et 1976, plus de deux cents premiers films seront réalisés ; la notion d'auteur, telle que la diffuseront les salles de cinéma d'art et d'essai, l'emportera alors sur celle d'école ou de genre.
— Les héritiers de la Nouvelle Vague
Trop souvent considéré comme un réalisateur « sociologique » Claude Sautet (1924-2000) construit une œuvre d'une grande vérité, qui est une sorte de comédie humaine cinématographique (les Choses de la vie, 1969 ; Un cœur en hiver, 1992 ; Nelly et M. Arnaud, 1995).
De Passe ton bac d'abord (1979) à Van Gogh (1991), Maurice Pialat (1925-2003) élabore une œuvre empreinte d'un naturalisme qui est l'affirmation d'un pessimisme tourmenté.
Après ses comédies de la fin des années 1960, Michel Deville (né en 1931) évolue vers un cinéma plus grave, hanté par la question de l'inconscient (Péril en la demeure, 1985).
Cinéaste rare et exigeant, Alain Cavalier (né en 1931) reste inclassable. En 1986, il réalise Thérèse, une évocation de sainte Thérèse de Lisieux dont l'humanité et le dépouillement impressionnent.
Bertrand Blier (né en 1939) installe un univers grinçant et sordide (les Valseuses, 1974), mais c'est dans l'absurde qu'il triomphe (Buffet froid, 1979).
Producteur d'Éric Rohmer, Barbet Schroeder (né en 1941) passe à la réalisation pour donner une vision tragique du fonctionnement de la société dans le monde contemporain (Maîtresse, 1976 ; la Vierge des tueurs, 2000).
Bertrand Tavernier (1941-2021) opte pour un humanisme qui peut jouer de la truculence (Un dimanche à la campagne, 1984), de la noirceur (Ça commence aujourd'hui, 1999) comme de l'histoire (Laissez-passer, 2001).
Assistant de Truffaut, Claude Miller (1942-2012) affiche un grand sens de la mise en scène (Garde à vue, 1981) et porte un tendre regard sur l'adolescence (l'Effrontée, 1985).
André Téchiné (né en 1943) débute avec Souvenirs d'en France (1975), film largement autobiographique ; il révèle ensuite une grande sensibilité aux êtres et au temps (les Roseaux sauvages, 1994 ; les Temps qui changent, 2004 ; les Témoins, 2007).
Alain Corneau (1943-2010) revisite les thèmes du film noir ( Série noire, 1979), puis s'oriente brillamment vers une recherche de la pureté esthétique (Tous les matins du monde, 1990).
Jacques Doillon (né en 1944) scrute les relations extrêmes (la Puritaine, 1986) ; il se veut aussi le cinéaste de l'adolescence (le Petit Criminel, 1990 ; Carrément à l'ouest, 2001).
Jean-Claude Brisseau (1944-2019) malmène la morale (Noce blanche, 1989) et prend le parti de la jeunesse désenchantée (les Savates du Bon Dieu, 1999).
Benoît Jacquot (né en 1947) observe un parti pris de dépouillement, qui n'est pas sans rappeler Robert Bresson (l'Assassin musicien, 1974-1976 ; l'École de la chair, 1998 ; À tout de suite, 2004).
Enfant prodige du cinéma, Philippe Garrel (né en 1948) est révélé par Anémone (1966) et par Marie pour mémoire (1967). Après avoir mené une quête initiatique (le Lit de la Vierge, 1969 ; la Cicatrice intérieure, 1971), il interroge le passé et le quotidien (Liberté, la nuit, 1983 ; le Vent de la nuit, 1999).
— Les générations de la relève
La France compte aujourd'hui quelque trois cents réalisateurs, qui se réclament pour la plupart du cinéma d'auteur. Parmi eux figurent les réalisateurs dits « de la fascination », vouant un culte à l'image brute de la publicité ou à l'image-signe qui prime sur le sens : ce sont essentiellement Jean-Jacques Beineix ([1946-2022] Diva, 1981 ; 37°2 le matin, 1986), Luc Besson ([né en 1959] Subway, 1985 ; le Grand Bleu, 1988 ; Le Cinquième élément, 1997 ; Arthur et les Minimoys, 2006) et Leos Carax ([né en 1960] Mauvais Sang, 1986 ; les Amants du Pont-Neuf , 1991).
L'œuvre de Claude Lelouch ([né en 1937] Un homme et une femme, 1966 ; Itinéraire d'un enfant gâté, 1988), souvent boudée par la critique, continue de séduire un public large et fidèle.
Le metteur en scène de théâtre Patrice Chéreau (1944-2013) est aussi l'auteur de films ambitieux et remarqués, parmi lesquels l'Homme blessé (1983), la Reine Margot (1994), Ceux qui m'aiment prendront le train (2000) ou Intimité (2001).
De son côté, Jean-Jacques Annaud (né en 1943) donne crédit à la superproduction à la française, avec notamment la Guerre du feu (1981), les Ailes du courage (1995, filmé en IMAX 3 D) et Deux Frères (2004).
Couronnés pour leurs courts-métrages et vidéoclips, les réalisateurs Jean-Pierre Jeunet (né en 1953) et Marc Caro signent un féroce film d'humour noir (Delicatessen, 1991), avant de confirmer un vif talent pour les univers oniriques (la Cité des enfants perdus, 1995). Puis J.-P. Jeunet obtient un triomphe populaire avec le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain (2001), qui poétise le Paris des petites gens.
Depuis la fin des années 1990, de jeunes réalisateurs renouvellent les sources d'inspiration du cinéma français, en particulier Mathieu Kassovitz ([né en 1967] la Haine, 1995), Arnaud Desplechin ([né en 1960] Commen§t je me suis disputé... [Ma vie sexuelle], 1996 ; Rois et Reine, 2004), Olivier Dahan ([né en 1967] le Petit Poucet, 2001 ; la Môme, 2007), Robert Guédiguian ([né en 1953] Marius et Jeannette, 1997 ; Marie-Jo et ses deux amours, 2002), Manuel Poirier ([né en 1954] Western, 1997), Bruno Dumont ([né en 1958] la Vie de Jésus, 1997), Erick Zonca (la Vie rêvée des anges, 1998), Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien, 2000) et François Ozon ([né en 1967] Sous le sable, 2001 ; Huit Femmes, 2002 ; Swimming Pool, 2003). Plusieurs cinéastes d'origine étrangère contribuent aussi au renouveau, tels que le Vietnamien Tran Anh Hung ([né en 1962] l'Odeur de la papaye verte, 1992) et le Chilien Raúl Ruiz ([1941-2011] le Temps retrouvé, 1999 ; les Âmes fortes, 2001 ; Klimt, 2006).
— Le cinéma français au féminin
La profession se féminise remarquablement. Parmi les réalisatrices les plus originales se distinguent Jeanne Labrune (De sable et de sang, 1987), Agnès Merlet (le Fils du requin, 1992), Coline Serreau (la Crise, 1992), Laurence Fereira-Barbosa (Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, 1993), Pascale Ferran (Petits Arrangements avec les morts, 1994 ; Lady Chatterley, 2006), Marion Vernoux (Personne ne m'aime, 1994 ; Reines d’un jour, 2001), Sandrine Veysset (Y aura-t-il de la neige à Noël ?, 1996), Brigitte Rouan (Post coïtum, animal triste, 1997), Danièle Dubroux (la Petite allumeuse, 1987 ; l'Examen de minuit, 1998), Nicole Garcia (Place Vendôme, 1998 ; l'Adversaire, 2002), Laëtitia Masson (À vendre, 1998 ; la Repentie, 2002), Catherine Breillat (Romance, 1999), Claire Denis (Beau travail, 1999), Agnès Jaoui (Le Goût des autres, 1999 ; Comme une image, 2004) ou Tonie Marshall (Vénus beauté [Institut], 2000).
Premier créateur et producteur d'Europe, avec environ 130 longs-métrages par an, le cinéma français s'efforce de faire valoir son droit à l'« exception culturelle » face à l'hégémonie américaine. Les pouvoirs publics lui apportent leur aide à travers le Centre national de la cinématographie.
• LE CINÉMA ITALIEN
L'Italie d'après-guerre s'est débarrassée du fascisme. Des créateurs prennent le contre-pied des comédies bourgeoises, des farces faciles, des fresques de propagande et des mélodrames convenus qui régnaient sous Mussolini.
• L'esprit du néoréalisme
Luchino Visconti (1906-1976) a innové avec Ossessione ou les Amants diaboliques (1942), adaptation à l'écran du roman de James Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. Mario Serandrei, le monteur du film, l'a défini comme « néoréaliste ». Dès lors, le néoréalisme va s'appliquer aux films qui portent un regard éthique et politique sur un pays défait par la guerre. Visconti tournera par la suite des films plus lyriques (le Guépard, 1963 ; les Damnés, 1969 ; Mort à Venise, 1971).
En réalisant à la fin de la guerre Rome, ville ouverte (1945), Roberto Rossellini (1906-1977) avait créé une rupture avec le cinéma traditionnel. Produit avec peu de moyens et hors des structures officielles, son film mêle la fiction et le document pour conter un épisode de la résistance romaine ; il atteint à une vérité inouïe. Après Païsa (1946), qui reste dans cette optique, le cinéaste s'orientera vers le mélodrame (Voyage en Italie, 1953) et le documentaire (India, 1959).
Comédien célèbre, Vittorio De Sica (1901- 1974) a fait triompher le néoréalisme avec Sciuscià (1946) et le Voleur de bicyclette (1948). Il tourne encore Miracle à Milan (1951) et Umberto D. (1952), avant de sacrifier à une inspiration plus conventionnelle (La Ciociara, 1960).
Après des mélodrames sociaux (Chronique d'un amour, 1950 ; les Vaincus, 1952 ; le Cri, 1957), Michelangelo Antonioni (1912-2007) vise à l'abstraction (le Désert rouge, 1964), s'épanouit dans la parabole cosmique (Blow Up, 1967) et reconsidère l'écriture cinématographique (Profession reporter, 1975).
Assistant de Rossellini, Federico Fellini (1920-1993) se fait d'abord auteur de fables sociales (La Strada, 1954 ; les Nuits de Cabiria, 1957 ; La Dolce Vità, 1960), puis livre des œuvres d'une grande personnalité (Huit et demi, 1963 ; Amarcord, 1973 ; le Casanova de Fellini, 1976).
Une diversité de talents
Le public italien aimé le comique Totò (1898-1967). Il apprécie aussi les genres qui lui sont spécifiques, tels que la comédie : Pain, amour et fantaisie (1953), de Luigi Comencini (1916-2007), le Pigeon (1958) de Mario Monicelli (1915-2010), les Monstres (1963), de Dino Risi (1916-2008), le mélodrame, le péplum ou le film d’horreur, dont se font une spécialité Riccardo Freda (1909-1999), Mario Bava (1914-1980) et Vittorio Cottafavi (1914-1998).
Écrivain, peintre et scénariste, marqué par la double influence du christianisme et du marxisme, Pier Paolo Pasolini (1922-1975) attaque les tabous avec audace (l'Évangile selon saint Matthieu, 1964 ; Théorème, 1968 ; Porcherie, 1969 ; Salo ou les 120 Journées de Sodome, 1975).
Provocateur avec Dillinger est mort (1969) et la Grande Bouffe (1973), Marco Ferreri (1928-1997) approche le surréalisme dans le Mari de la femme à barbe (1964) et Rêve de singe (1978). Il est aussi l'auteur de films touchants (Histoire de Piera, 1983 ; la Maison du sourire, 1991).
Les frères Taviani, Vittorio (1929-2018) et Paolo (né en 1931), tournent à partir de 1967 plusieurs films politiques salués par la critique ; mais c'est en s'attachant aux thèmes de l'amour (Affinités électives, 1996) qu'ils inventent un cinéma métaphorique et humaniste.
Aprés un péplum (le Colosse de Rhodes, 1960), Sergio Leone (1929-1989) invente le western « à l'italienne », servi par les prenantes musiques d'Ennio Morricone (Pour une poignée de dollars, 1964 ; le Bon, la Brute et le Truand, 1966 ; Il était une fois dans l'Ouest, 1968). Puis il rend hommage au film noir (Il était une fois en Amérique, 1984).
Assistant de Pasolini, Bernardo Bertolucci (1941-2018) est révélé par le poétique Prima della rivoluzione (1964), puis il connaît un succès de scandale (le Dernier Tango à Paris, 1972), avant d'entamer une carrière internationale (le Dernier Empereur, 1987).
Passionné par son pays, Ermanno Olmi (1931- 2018) lui a notamment consacré une fresque paysanne (l'Arbre aux sabots, 1978) et une fresque historique (le Métier des armes, 2001) qui ont fait date.
D’abord scénariste puis réalisateur Ettore Scola (1931-2016) dresse des portraits hétéroclites de la société italienne dans lesquels se mêlent l’histoire et les histoires, la politique et la mémoire collective (Nous nous sommes tant aimés, 1974 ; Affreux, sales et méchants, 1976 ; Une journée particulière, 1977).
Acteur passé à la réalisation, Roberto Benigni (né en 1952) est un auteur de comédies à succès (le Petit Diable, 1988 ; le Monstre, 1994), avant de réussir la gageure de se servir du ressort de la comédie pour traiter des camps d'extermination (La vie est belle, 1998).
Les réalisateurs et acteurs Nanni Moretti (né en 1953) et Mimmo Calopresti (né en 1955) s'imposent aujourd'hui comme les figures de proue du cinéma transalpin. Si Moretti renouvelle ce dernier avec esprit et sensibilité (Journal intime, 1993 ; la Chambre du fils, 2001), Calopresti, quant à lui, construit une œuvre à la fois poétique et politique (La Seconda Volta, 1996).
• LES AUTRES CINÉMAS EUROPÉENS
• Le cinéma allemand
Dans l'Allemagne d'après-guerre, l'industrie du cinéma est détruite, mais sa force artistique était déjà morte avec l'arrivée du nazisme. La production reste médiocre, malgré quelques films ambitieux : Un homme perdu (1951), de Peter Lorre (1904-1964), le Général du diable (1955), de Helmut Käutner (1908-1980), le Pont (1959), de Bernhard Wicki (1919-2000), et malgré le retour de cinéastes exilés, comme Robert Siodmak (Les SS frappent la nuit, 1957) et Fritz Lang (le Tigre du Bengale, 1959 ; le Diabolique Docteur Mabuse, 1960).
Au début des années 1960, Ferdinand Khittl (1924-1976), Alexander Kluge (né en 1932) et Volker Schlöndorff (né en 1939 ; le Tambour, 1979) associent leurs noms à un cinéma d'auteur qui se développe avec de faibles moyens et l'aide occasionnelle des chaînes de télévision.
Français installé à Munich, Jean-Marie Straub (1933-2022) et son épouse Danièle Huillet (1936-2006) mettent en confrontation la philosophie, la littérature, le théâtre, la musique et le cinéma. Werner Herzog (né en 1942) poursuit sa quête de l'extase, magnifiée dans plusieurs films par la présence de l'acteur Klaus Kinski (Aguirre, la Colère de Dieu, 1972 ; Nosferatu, fantôme de la nuit, 1979). Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) bâtit une œuvre immense en peu d'années ; il livre un portrait pathétique de l'Allemagne contemporaine (le Mariage de Maria Braun, 1979 ; Tous les autres s’appellent Ali, 1973). Werner Schroeter (1945-2010) explore les mythologies romantiques allemande et italienne en s'appuyant sur les structures de l'opéra. Wim Wenders (né en 1945) filme l'errance et l'influence de l'Amérique sur l'Europe, avant de devenir un cinéaste à la carrière internationale (Paris, Texas, 1984 ; les Ailes du désir, 1987 ; Buena Vista Social Club, 1998).
Parmi les derniers noms de la scène cinématographique allemande figurent Tom Tykwer (Cours Lola, cours, 1998), Oliver Hirschbiegel (la Chute, 2004), Wolfgang Becker (Good Bye Lenin !, 2003), Florian Henckel von Donnersmarck (la Vie des autres, 2006), etc.
• Le cinéma autrichien
En Autriche, le cinéma d'après-guerre est célèbre pour des opérettes et la série des Sissi qui fait connaître Romy Schneider (1938-1982). D'autres films révèlent tardivement le talent de leur auteur, tels Welcome in Vienna (1986), d'Axel Corti (1933-1993), ou 71 Fragments d'une chronologie du hasard (1995), de Michael Haneke (né en 1942).
• Le cinéma belge
L'essor du cinéma belge est principalement dû à André Delvaux ([1926-2002] l'Homme au crâne rasé, 1966), Chantal Akerman ([1950-2015] Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1976), Jaco Van Dormael ([né en 1957] Toto le héros, 1990), ainsi qu'aux frères Luc et Jean-Pierre Dardenne (la Promesse, 1996 ; Rosetta, 1999).
• Le cinéma britannique
Si Laurence Olivier (1907-1989) et David Lean demeurent des réalisateurs à succès, ceux du Free Cinema tentent d'apporter un réalisme proche du documentaire. C'est le cas de Karel Reisz ([1926-2002] Samedi soir et dimanche matin, 1960), de Tony Richardson ([1928-1991] la Solitude du coureur de fond, 1962) et de Lindsay Anderson ([1923-1994] le Prix d'un homme, 1963).
À partir des années 1970, le cinéma britannique devra son éclat à Ken Loach ([né en 1936] Family Life, 1971), Peter Greenaway ([né en 1942] Meurtre dans un jardin anglais, 1982), Stephen Frears ([né en 1941] My Beautiful Laundrette, 1985), Mike Newell ([né en 1942] Quatre Mariages et un enterrement, 1994), Mike Leigh ([né en 1943] Secrets et mensonges, 1996) et Terence Davies ([né en 1945] Chez les heureux du monde, 2001). Kenneth Branagh (né en 1960), auteur des Amis de Peter (1992), signe aussi plusieurs adaptations shakespeariennes.
• Le cinéma espagnol
Sous la dictature franquiste, le cinéma est muselé par la censure. Peu de réalisateurs parviennent à avoir un ton personnel : Juan Antonio Bardem ([1922-2002] Grand’rue, 1956), Luis Garicai Berlanga ([1921-2010] le Bourreau, 1963), Carlos Saura ([né en 1932] Peppermint frappé, 1967). Tout explose après le changement de régime ; on traite alors de sujets tabous.
Luis Buñuel (1900-1983) est le plus grand cinéaste d'origine espagnole, mais il a peu tourné dans son pays. C'est au Mexique, dont il prend la nationalité, qu'il réalise ses œuvres marquantes (Los Olvidados, 1950) ; il ne revient en Espagne que pour Viridiana (1961) et Tristana (1970). Il travaillera aussi en France (Belle de jour, 1967 ; le Charme discret de la bourgeoisie, 1972).
Pedro Almodóvar (né en 1949) a acquis un renom international en portant un regard tour à tour dur ou tendre sur la société espagnole (Femmes au bord de la crise de nerfs, 1988 ; Tout sur ma mère, 1999 ; Parle avec elle, 2001).
• Le cinéma grec
Quelques titres rendent célèbre le cinéma grec : Jamais le dimanche (1960), de l’américain Jules Dassin (1911-2008), avec Melina Mercouri (1920-1994) en vedette ; Zorba le Grec (1964), de Michel Cacoyannis (1922- 2011) ; les Pâtres du désordre (1968), de Nico Papatakis (1918- 2010). Quant à Theodhoros Angelopoulos (1935-2012), il se consacre à une recherche d'ordre esthétique et politique (le Voyage des comédiens, 1975 ; le Regard d'Ulysse, 1995 ; l'Éternité et un jour, 1998).
• Le cinéma néerlandais
Le documentariste Joris Ivens (1898-1989) filme les démocraties du monde. Adriaan Ditvoorst (1940-1987) s'adonne à une œuvre exigeante (Paranoïa, 1967). Paul Verhoeven (né en 1938) suscite l'intérêt avec Turkish Delices (1973), avant de triompher à Hollywood (Robocop, 1987 ; Basic Instinct, 1992). Johan Van der Keuken (1938-2001) préfère l'essai personnel (Amsterdam Global Village, 1996).
• Le cinéma portugais
Au Portugal, le cinéma se confond avec l'œuvre de Manoel de Oliveira ([1908-2015] le Passé et le Présent, 1972 ; Les Cannibales, 1988 ; Je rentre à la maison, 2001), de Paulo Rocha ([1935-2012] l'Île des amours, 1982) et de João César Monteiro ([1939-2003] À fleur de mer, 1986 ; les Noces de Dieu, 1999).
• Le cinéma scandinave
Au Danemark, Carl Theodore Dreyer (1889-1968) tourne Ordet (1955) et Gertrud (1964). Henning Carlsen (1927-2014) donne son image du monde dans la Faim (1966). Bille August (né en 1948) opte pour la fresque avec Pelle le conquérant (1988). Après Element of Crime (1984) et Europa (1991), Lars von Trier (né en 1956) se fait le chantre d'un cinéma libre qui transmet un puissant message de foi et d'humanisme dans Breaking the Waves (1996) et Dancer in the Dark (2000).
En Suède, la vitalité du cinéma est attestée par Bo Widerberg ([1930-1997] Elvira Madigan, 1967), Vilgot Sjöman ([1924-2006] Je suis curieuse, 1967) et Jan Troell ([né en 1931] les Émigrants, 1971). Mais le grand nom reste celui d'Ingmar Bergman (1918-2007). Cinéaste et homme de théâtre exigeant, il est l'auteur d'une œuvre immense, faite de drames où se mêlent existentialisme, mysticisme et psychanalyse (Monika, 1952 ; les Fraises sauvages, 1957 ; la trilogie À travers le miroir, 1961, les Communiants, 1962, et le Silence, 1963 ; Persona, 1966 ; Cris et Chuchotements, 1973), de comédies (Rêves de femmes, 1955 ; Sourires d'une nuit d'été, 1956 ; Fanny et Alexandre, 1982) ou de fables (le Septième Sceau, 1956 ; la Source, 1960).
En Finlande, Aki Kaurismäki (né en 1957) poursuit une œuvre dénonciatrice, qui jette un regard parfois cruel sur le monde (Ariel, 1988 ; la Fille aux allumettes, 1994 ; l’Homme sans passé, 2002).
• Le cinéma suisse
En Suisse alémanique ont émergé les noms de Daniel Schmid ([1941-2006] la Paloma, 1974) et de Richard Dindo ([né en 1944] l'Exécution du traître à la patrie Ernst S., 1976). En Suisse romande, Alain Tanner ([1929-2022] la Salamandre, 1971), Michel Soutter ([1932-1991] les Arpenteurs, 1972) et Claude Goretta ([1929-2019] la Dentellière, 1977) se sont révélés des cinéastes novateurs.
• Les cinémas de l'Europe de l'Est — Le cinéma soviétique
En U.R.S.S., où l'État contrôle le cinéma et a condamné la seconde partie d'Ivan le Terrible (1946), de S. M. Eisenstein, de grands cinéastes tournent cependant : Boris Barnet ([1902- 1965] Un été prodigieux, 1950), Vsevolod Poudovkine ([1893-1953] la Moisson, 1953), Mikhaïl Kalatozov ([1903-1943] Quand passent les cigognes, 1957), Mark Donskoï ([1901- 1981] le Cheval qui pleure, 1958), Mikhaïl Romm ([1901-1971] Neuf Jours d'une année, 1962).
Dans les années 1960 sortent des films singuliers : le Premier Maître (1965), d'Andreï Mikhalkov-Kontchalovsky (né en 1937), qui s'installera à Hollywood en 1984 ; la Chute des feuilles (1966), d'Otar Iosseliani (né en 1934), qui fera une partie de sa carrière en France ; les Chevaux de feu (1966), de Sergueï Paradjanov (1924-1990) ; le Nid des gentilshommes (1969), de Nikita Mikhalkov (né en 1945). Notre Siècle (1984), d'Artavazd Pelechian (né en 1938), et Élégie russe (1992), d'Aleksandr Sokourov (né en 1951), marqueront aussi leur époque.
L'un des cinéastes les plus importants du XXe siècle est Andreï Tarkovski (1932-1986), dont l'Enfance d'Ivan (1962), Andreï Roublev (sorti en France en 1969) et Stalker (1979) sont les œuvres phares.
— Le cinéma est-allemand
Le cinéma d'État de la République démocratique allemande mobilise les consciences marxistes. Les films majeurs sont Les assassins sont parmi nous (1946), de Wolfgang Staudte (1906-1984), Notre Pain quotidien (1949), de Slatan Dudow (1903-1963), et Étoiles (1959), de Konrad Wolf (1925-1982).
— Le cinéma hongrois
Quelque part en Europe (1947), de Géza Radványi (1907-1986), a attiré l'attention sur le cinéma hongrois nationalisé, qui produit ensuite Un petit carrousel de fête (1956), de Zoltán Fábri (1917-1995), Dix Mille Soleils (1967), de Ferenc Kósa (1937-2018) la Dame de Constantinople (1969), de Judith Elek (née en 1937), Méphisto (1981), d'István Szabó (né en 1938).
Miklós Jancsó (1921-2014) invente une écriture expérimentale qui donne à ses films une poésie chorégraphique (Silence et Cri, 1968 ; Psaume rouge, 1973 ; l'Horoscope de Jésus-Christ, 1989).
— Le cinéma polonais
La Pologne est le pays le plus riche en talents cinématographiques de toute l'Europe de l'Est. Des réalisateurs, souvent formés à l'école de Łódź, sont décidés à changer les choses.
Andrzej Munk (1921-1961) est l'un des principaux artisans du renouveau. Dans son dernier film, la Passagère (1961-1963), il démonte avec pudeur et génie le rapport victime/bourreau.
Jerzy Kawalerowicz (1922-2007) est révélé par Train de nuit (1959). Dans Mère Jeanne des Anges (1961), il traitera de démonologie.
Walerian Borowczyk (1923-2006) réalise ses films d'animation et un seul long-métrage de fiction en Pologne (Histoire d'un péché, 1971). En France, il tourne Goto, l'île d'amour (1969) et un film érotique, la Bête (1975).
Wojciech Jerzy Has (1925-2000) explore la veine fantastique dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (1964), puis dans la Clepsydre (1973).
Andrzej Wajda (1926-2016) occupe le terrain politique et contestataire (Cendres et Diamant, 1958 ; l'Homme de marbre, 1976 ; Korczak, 1989).
Roman Polanski (né en 1933) réalise le Couteau dans l'eau (1962), puis tourne en Grande-Bretagne (Cul-de-sac, 1966), aux États-Unis (Rosemary's Baby, 1968 ; Chinatown, 1974) et en France (Tess, 1979 ; la Neuvième Porte, 1999).
Jerzy Skolimowski (né en 1938) est reconnu comme un auteur important dès Walkover (1965), puis, son film Haut les mains (1967) étant interdit par la censure polonaise, il s'exile en Grande-Bretagne (Deep End, 1970 ; Travail au noir, 1982). Toutefois, il reviendra tourner Ferdydurke (1991) en Pologne.
Krzysztof Zanussi (né en 1939) construit dans plusieurs pays européens à la fois une œuvre parfois mystique et toujours exigeante (la Structure de cristal, 1969 ; Spirale, 1978 ; le Grand Galop, 1996).
Andrzej Zulawski (1940-2016) réalise la Troisième Partie de la nuit (1971), puis vient tourner l'Important, c'est d'aimer (1974) en France, où il s'installe en 1980 après avoir rencontré des difficultés avec la censure polonaise. Son style joue sur l'hystérie (Possession, 1981).
Krzysztof Kieśłowski (1941-1996) signe des documentaires et des fictions (l'Amateur, 1979), avant de se rendre célèbre avec le Décalogue (1990), la Double Vie de Véronique (1991) et sa série des Trois Couleurs (1993-1994) [ bleu, blanc, rouge].
— Le cinéma tchécoslovaque
La Tchécoslovaquie communiste produit des œuvres de propagande, mais un vent de liberté se lève dans les années 1960 avec Du courage pour chaque jour (1964), d’Ewald Schorm (1931-1988), Éclairage intime (1965), d'Ivan Passer (né en 1933) – qui part ensuite pour Hollywood –, Trains étroitement surveillés (1966), de Jiři Menzel (1938-2020) et les Petites Marguerites (1966), de Věra Chytilová (1929-2014).
Miloš Forman (1932-2018) est le grand réalisateur d'origine tchèque. Il signe l'As de pique (1964) et les Amours d'une blonde (1965), avant de faire carrière aux États-Unis (Vol au-dessus d'un nid de coucou, 1975 ; Amadeus, 1984).
— Le cinéma yougoslave
Deux films en particulier attestent l'émergence du cinéma yougoslave : L'homme n'est pas un oiseau (1965), de Dušan Makavejev (1932-2019), et J'ai même rencontré des Tziganes heureux (1967), d'Aleksandar Petrović (1929-1994). Puis, ce sera la révélation de Goran Paskaljević ([1947-2020] Un gardien de plage en hiver, 1976) et surtout celle d'Emir Kusturica (né en 1955), qui obtiendra à deux reprises la Palme d'or à Cannes (Papa est en voyage d’affaires, 1985 ; Underground, 1995).
• LE CINÉMA ASIATIQUE
• Le cinéma japonais
Le cinéma japonais a conquis une reconnaissance internationale tout en acquérant une profonde identité culturelle. Il le doit à de grands réalisateurs : Akira Kurosawa ([1910-1998] Rashomon, 1950) et Teinosuke Kinugasa ([1896-1982] la Porte de l'enfer, 1953), deux des maîtres du jidai-geki (« film d'époque »), Kenji Mizoguchi ([1898-1956] les Contes de la lune vague après la pluie, 1953), Yasujiro Ozu ([1903-1963] Voyage à Tokyo, 1953), Mikio Naruse ([1905-1969] Nuages flottants, 1955), Kon Ichikawa ([1915-2008] Feux dans la plaine, 1959, Kaneto Shindo ([1912-2012] l’Île nue, 1960), Masaki Kobayashi ([1916-1996] Harakiri, 1962), Shoei Imamura ([1926-2006] la Femme insecte, 1963) et Hiroshi Teshigahara ([1927-2001] la Femme des sables, 1963). Le succès de Godzilla (1954), de Inoshiro Honda (1911-1993), a lancé la mode des films de monstres dans le cinéma commercial, qui produit aussi quantité de films noirs et de films érotiques.
Par la suite, la « nouvelle vague » du cinéma japonais a rendu célèbres Yasuzo Masumura ([1924-1986] l'Ange rouge, 1966), Susumu Hani ([né en 1928] Premier Amour, version infernale, 1968), Yoshishige Yoshida ([1933-2022] Éros + Massacre, 1969), Shuji Terayama ([1935-1983] Cache-cache pastoral, 1974), Nagisa Oshima ([1932-2013] l'Empire des sens, 1976) et Juzo Itami ([1933-1997] Tampopo, 1986). Takeshi Kitano (né en 1947), auteur notamment de Hana-Bi (1997) et de l'Été de Kikujiro (1999), incarne la nouvelle alliance du réalisme et de la poésie. Maître de l'animation, Hayao Miyazaki (né en 1941) lui a associé le fantastique dans le Voyage de Chihiro (2002).
• Les cinémas chinois
Le cinéma de Chine populaire demeure un véhicule de propagande. Dans les années 1990, des auteurs comme Zhang Yimou ([né en 1950] Épouses et Concubines, 1991 ; Qiu Ju une femme chinoise, 1992) et Chen Kaige ([né en 1952] la Grande Parade, 1985 ; Adieu ma concubine, 1993) se sont pourtant fait apprécier à l'étranger.
La critique a également loué les réalisateurs taïwanais Hou Hsiao-hsien ([né en 1947] la Cité des douleurs, 1988 ; les Fleurs de Shangaï, 1998) et Edward Yang ([1947-2007] Une belle journée d'été, 1991 ; Yi Yi, 2000).
Hongkong inonde le marché de films de kung-fu (karaté). Ils ont révélé l'acteur Bruce Lee (1940-1973) de même que les cinéastes King Hu ([1931-1997] Touch of Zen, 1969) et John Woo (né en 1946), lequel signe aussi de bons films noirs (Une balle dans la tête, 1990) et fait une carrière internationale. De son côté, le scénariste et réalisateur Wong Kar Wai (né en 1958) exploite la veine de la comédie dramatique (Chungking Express, 1994 ; In the Mood for Love, 2000).
• Le cinéma indien
L'Inde produit, en moyenne, entre 800 et 850 films par an. Le pays s'est spécialisé dans la comédie musicale (masala) et dans le mélodrame : Mangala fille des Indes (1952), de Mehboob (1906-1964), Fleurs de papier (1959), de Guru Dutt (1925-1964). Le cinéma d'auteur trouve cependant un brillant représentant en Satyajit Ray (1921-1992), admirateur de l'œuvre de Renoir et de De Sica ; il a dirigé la « trilogie d'Apu » (Pather Panchali [la Complainte du sentier], Aparajito [l'Invaincu], le Monde d'Apu, 1955-1959), qui retrace les années d'apprentissage d'un fils de paysan bengali. Mrinal Sen (1923-2018) fait aussi œuvre de novateur (Khandhar [les Ruines], 1984).
• Autres pays
Plusieurs autres pays se sont fait connaître par des réalisateurs originaux, notamment la Turquie, avec Yilmaz Güney ([1937-1984] Yol, 1982), l'Iran, avec Mohsen Makhmalbaf ([né en 1957] le Cycliste, 1989 ; Salam cinema, 1995) et Abbas Kiarostami ([1940-2016] le Goût de la cerise, 1997), et Israël, avec Amos Gitaï ([né en 1950] Kadosh, 1999).
• AUTRES CINÉMAS DU MONDE
• Le cinéma canadien
Au Canada, le cinéma anglophone est principalement représenté par le plasticien Michael Snow ([1928-2023] la Région centrale, 1971), par David Cronenberg ([né en 1943] Faux- semblants, 1988 ; Existenz, 1999) et par Atom Egoyan ([né en 1960] Exotica, 1994 ; le Voyage de Felicia, 1999).
Le cinéma québécois s'est forgé une identité avec Pour la suite du monde (1963), documentaire ethnographique de Pierre Perrault (1927- 1999) et Michel Brault (1928-2013), et avec les films de Gilles Groulx ([1931-1994] le Chat dans le sac, 1964), de Gilles Carle ([1929-2009] la Vraie Nature de Bernadette et Mort d'un bûcheron, 1972), de Claude Jutra ([1930-1986] Kamouraska, 1973), de Jean-Pierre Lefebvre ([né en 1941] l'Amour blessé, 1975), de Jean-Claude Labrecque ([1938-2019] les Années de rêve, 1984), de Denys Arcand ([né en 1941] le Déclin de l'Empire américain, 1985) ou de Léa Pool ([née en 1950] Anne Trister, 1986).
• Le cinéma latino-américain
Longtemps soumis aux dogmes hollywoodiens, le cinéma de l'Amérique latine s'en est progressivement émancipé sous l'influence du Brésilien Glaúber Rocha (1938-1981). Vers un troisième cinéma, le manifeste de 1969 des Argentins Fernando Solanas (né en 1936) et Octavio Getino (1935-2012), a en outre cristallisé le rejet à la fois du cinéma commercial (le premier cinéma) et du cinéma intellectuel (le deuxième cinéma). Les cinéastes d'aujourd'hui s'efforcent de plus en plus d'être les porte-parole identitaires des sociétés du sous-continent.
— Le cinéma argentin
La création de l'Institut national du cinéma (1957), puis celle du festival de Mar del Plata (1958) donnent l'élan au « nouveau cinéma » version argentine. Celui-ci fait école, en suivant l'exemple de Leopoldo Torre Nilsson (1924-1978), de Fernando Ayala (1920-1997), de Manuel Antín (né en 1926), puis d'Héctor Olivera (né en 1931). D'autres cinéastes s'expatrient, tels Hugo Santiago ([1939-2018] Invasion, 1969), Edgardo Cozarinsky ([né en 1939] la Guerre d'un seul homme, 1981) ou Eduardo De Gregorio ([1942-2012] Corps perdus, 1989), qui choisissent la France. Le cinéma à vocation politique inspire de manière très personnelle Fernando Solanas (1936-2020) (les Fils de Fierro, 1977). Le souffle du renouveau viendra de films qui explorent des voies originales, comme l'Histoire officielle (L. Puenzo, 1985), Buenos Aires viceversa (A. Agresti, 1996), Vies brûlées (M. Pineyro, 2000).
— Le cinéma brésilien
Le succès mondial de O Cangaceiro (1953), de Lima Barreto (1906-1982), donne une nouvelle dimension au cinéma brésilien, alors cantonné à la comédie musicale, au mélodrame et à la farce. Ce n'est toutefois qu'au cours de la décennie 1960 que des cinéastes marqués par le néoréalisme empruntent des voies nouvelles, poético-politiques, pour filmer la réalité de leur pays. Ils lancent le Cinema Novo, dont la figure emblématique est Glaúber Rocha (1939-1981) (Barravento, 1962 ; le Dieu noir et le Diable blond, 1964 ; Terre en transe, 1967 ; Antonio das Mortes, 1969 ; l'Âge de la terre, 1980). Parmi les autres films représentatifs de ce courant, on peut citer Ganga Zumba (C. Diegues, 1963), la Sécheresse (N. Pereira Dos Santos, 1963), O Desafio (P.C. Saraceni, 1965), les Fusils (R. Guerra, 1968), Macunaïma (J.P. De Andrade, 1969), O Bravo Guerreiro (G. Dahl, 1969), São Bernardo (L. Hirszman, 1972).
Au cours des décennies suivantes, la vitalité du cinéma brésilien sera attestée, entre autres, par les œuvres de Bruno Barreto, Héctor Babenco, Sérgio Rezende. Le film Central Do Brasil (W. Sales Jr., 1998) fera une grande carrière internationale.
— Le cinéma chilien
Dès les années 1960 apparaît au Chili un fort courant documentaire et militant. À travers les générations successives, le cinéma d'auteur se développera grâce à Helvio Soto (1930-2001), surtout connu pour Il pleut sur Santiago (film tourné en France en 1975), à Miguel Littín ([né en 1942] le Chacal de Nahueltoro et à Raúl Ruiz ([1941-2011, naturalisé français] Généalogies d'un crime, 1997). Sous la dictature, les cinéastes exilés se sont éparpillés dans une vingtaine de pays différents, à l'instar d'Alejandro Jodorowsky (né en 1929), qui a tourné au Mexique et en France. Parmi les réalisatrices se détache Valeria Sarmiento (née en 1948).
— Le cinéma cubain
Au lendemain de la révolution castriste, l'Institut de l'art et de l'industrie cinématographiques donne l'élan à des œuvres importantes, telles que les documentaires de Santiago Álvarez (1919-1998) et les films de fiction de Tomas Gutiérrez Alea ([1928-1996] Mémoires du sous-développement, 1968) ou de Humberto Solás ([1941-2008] Lucía, 1968). La production ultérieure sera entravée par la censure, qui orientera le cinéma cubain vers l'édification politique.
— Le cinéma mexicain
Prolifique (avec, certaines années, près de 200 films), le cinéma mexicain est, jusque dans la décennie 1950, le plus regardé de toute l'Amérique latine. Il obéit alors à des stéréotypes, tels que l'exotisme musical ou l'horreur. Aussi compte-t-il peu d'auteurs, si ce n'est Arturo Ripstein ([né en 1943] le Château de la pureté, 1972 ; Carmin profond, 1997) ou Jaime Hermosillo ([1942-2020] le Devoir, 1990).
• Le cinéma africain
— Le cinéma égyptien
L'Égypte produit une soixantaine de films par an. La plupart ont un contenu politique et social. Le plus grand réalisateur du pays est Youssef Chahine (1926-2008), qui cultive les genres du mélodrame (Gare centrale, 1958), de l'autobiographie (Alexandrie, pourquoi ?, 1978), de l'épopée militante (le Sixième Jour, 1986) ou de la fable humaniste (le Destin, 1997). Chadi Abd al-Salam (1930-1986) offre aussi sa vision de l'Égypte (la Momie, 1970).
— Le cinéma du Maghreb
En Algérie, le Vent des Aurès (1966) et Chronique des années de braise (1975), de Mohamed Lakhdar- Hamina (né en 1934), exaltent les gens du peuple. Mohamed Zinet ([1932-1995] Alger insolite, 1971) et Merzak Allouache ([né en 1944] Omar Gatlato, 1977 ; Bab el Oued City, 1994) montrent aussi la réalité sociale.
En Tunisie, Ridha Behi (né en 1947) témoigne sans complaisance de l'évolution économique (Soleil des hyènes, 1976) et Ferid Boughedir (né en 1944) plaide pour la tolérance (Halfaouine, l'enfant des terrasses, 1990).
— Le cinéma de l'Afrique noire
Les États rencontrent de grandes difficultés pour développer une industrie cinématographique nationale. De fortes personnalités s'expriment néanmoins, comme les Sénégalais Ousmane Sembène ([1923-2007] le Mandat, 1968 ; Xala, 1975), Djibril Diop Mambety ([1945-1998] Tiki-Bouki, 1973) et Safi Faye ([née en 1943] Lettre paysanne, 1975), le Nigérien Oumarou Ganda ([1934-1981] Cabascabo, 1968), le Mauritanien Med Hondo ([1936-2019] Sarraounia, 1986), le Malien Souleymane Cissé ([né en 1940] Yeelen [la Lumière], 1987), le Burkinabé Idrissa Ouedraogo ([1954-2018] Samba Traore, 1992).
• Le cinéma océanien
Bien que l'Australie ait produit en 1906 le tout premier long-métrage de l'histoire – The Story of the Kelly Gang (66 min), de Charles Tait –, le cinéma australien ne trouve une audience internationale que dans les années 1970. Peter Weir (né en 1944) commence sa carrière dans son pays (Pique-nique à Hanging Rock, 1975), avant de la poursuivre brillamment aux États-Unis (le Cercle des poètes disparus, 1989). Le succès pousse également Bruce Beresford ([né en 1940] Héros ou salopards, 1979), George Miller (né en 1945), auteur de la série des Mad Max (1980-1985), Peter Faiman (Crocodile Dundee, 1986) et Gillian Armstrong ([née en 1950] Starstruck, 1982) à partir pour Hollywood.
En Nouvelle-Zélande, c'est une réalisatrice, Jane Campion (née en 1954), qui signe un chef-d'œuvre avec la Leçon de piano (1993), Palme d'or au Festival de Cannes. Quant à Peter Jackson (né en 1961), spécialiste du cinéma fantastique, il s'est attaqué à la trilogie de Tolkien, le Seigneur des anneaux (2001-2003) [ la Communauté de l'anneau, les Deux Tours, le Retour du roi]. LAROUSSE.
HISTOIRE DU CINÉMA MUET (EN BREF)
• NAISSANCE D'UN ART
• Les pionniers de génie
Les frères Lumière, Louis (1864-1948) et Auguste (1862-1954), réalisent la première projection cinématographique publique le 28 décembre 1895 ; elle a lieu dans le « Salon Indien », au sous-sol du Grand Café à Paris, devant 33 spectateurs payants. Le programme comprend alors des films d'une minute environ (la Sortie des usines Lumière à Lyon, la Sortie du port, le Déjeuner de Bébé, la Partie d'écarté). Si l'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat déclenche les premières émotions fortes, l'Arroseur arrosé amuse le public, qui se fait peu à peu nombreux.
Au cours de l'année 1896, les frères Lumière envoient des représentants, opérateurs et projectionnistes dans une vingtaine de pays, où ils font connaître le cinématographe tout en filmant eux-mêmes les lieux et monuments célèbres. Aux États-Unis, la première séance cinématographique payante, faite à l'aide du Vitascope de Thomas Edison, a lieu à New York le 23 avril 1896.
Or, le premier créateur à prendre véritablement conscience des possibilités offertes par le cinéma dans le domaine de la fiction est l'illusionniste Georges Méliès (1861-1938). Entre 1896 et 1913, il réalise près de 500 films, pour lesquels il invente nombre de truquages (le Voyage dans la Lune, 1902 ; À la conquête du pôle, 1912). De leur côté, les Britanniques George Albert Smith (1864-1959) et James Williamson (1855-1933) mettent au point le découpage des scènes en plans-séquences.
• L'œuvre fondatrice de Griffith
Le réalisateur américain David Wark Griffith (1875-1948) est le premier à faire du cinéma un art à part entière : pour cela, il tire parti des mouvements de caméra, des décors naturels aussi bien que des décors en studio avec lumière artificielle, des ressources du montage et des sous-titres pour rendre ses films accessibles au grand public. Surtout, il prend conscience de l'intérêt du long-métrage pour le cinéma : si Judith de Béthulie (1914) fait 45 min, la Naissance d'une nation (1915) durera 2 h 40 min et Intolérance, 3 h 20 min. Le langage visuel que Griffith découvre nourrira pendant des décennies l'inspiration des cinéastes du monde entier.
• LES DÉBUTS D'HOLLYWOOD
La période primitive s'achève donc avec le passage du court-métrage au long-métrage. Cette époque est également celle de la modification du rapport des forces entre production française, jusqu'alors économiquement dominante, et production américaine. C'est aussi le moment où des firmes commencent à s'installer à Hollywood, qui vont se développer très vite pendant la guerre de 1914-1918.
À ses débuts, le cinéma américain est l'enjeu de rivalités. Thomas Edison, en particulier, tente d'éliminer la concurrence en faisant breveter le Vitascope. La création, en 1908, de la Motion Pictures Patents Company (MPPC) met provisoirement fin à cette situation en garantissant à ses adhérents – dont font partie Edison ainsi que les Français Pathé et Méliès – le monopole de la production et de la distribution des films. Mais un groupe d'indépendants se range sous la bannière de Carl Laemmle (1867-1939), d'Adolph Zukor (1873-1976) et de William Fox (1879-1952) : ils décident de produire leurs propres films et de s'installer en Californie, loin des studios de la MPPC – laquelle sera bientôt déclarée illégale en vertu de la loi antitrust. Leur choix se fixe sur Hollywood, qui est alors une petite ville au fort ensoleillement.
Pendant la Première Guerre mondiale, la production de films en Europe est quasiment interrompue. C'est alors qu'Hollywood devient la capitale mondiale du cinéma. Une série de fusions et de rachats aboutit à la fondation des grands studios (les majors), qui vont dominer l'industrie cinématographique américaine pendant environ quarante ans. Suivant la voie ouverte par le cinéaste et producteur Thomas Harper Ince (1882-1924), les studios assoient leur puissance sur la quantité de films produits, sur le choix de scénarios flattant le goût du public et sur des campagnes publicitaires orchestrées autour des vedettes de l'écran, les stars.
• L'avènement du star-system
Contrairement aux génériques des films d'aujourd'hui, qui énumèrent des centaines de noms, ceux des films des premiers temps du cinéma sont succincts. Tous préfèrent un certain anonymat : les producteurs, parce qu'ils craignent que le vedettariat ne ne les oblige à payer des cachets plus élevés ; les acteurs eux- mêmes, parce qu'ils ne croient pas encore au prestige du cinéma. Carl Laemmle est l'un des premiers à prendre conscience de l'importance des acteurs dans le pouvoir d'attraction d'un film sur le public : en 1910, il décide de révéler le patronyme d'une des actrices les plus célèbres du moment, Florence Lawrence (1886-1938), qu'on ne connaît que sous le sobriquet de Biograph Girl – du nom du studio qui l'emploie. Les premières grandes vedettes de cinéma vont être Mary Pickford (1893-1979) et Douglas Fairbanks (1883-1939).
Devenus indispensables au succès commercial des films, les acteurs sont alors façonnés par les studios à l'image des héros que le public est censé vénérer. Des magazines tels que Photoplay entretiennent le mythe de la star en faisant découvrir à leurs lecteurs le mode de vie fastueux de leurs vedettes préférées ou en publiant des révélations sur leurs péripéties sentimentales. Au début des années 1920, cependant, l'image d'Hollywood est ternie par une série de scandales et de morts suspectes qui poussent les producteurs à mettre en place le « code Hays » – du nom de son instigateur, William H. Hays, ancien ministre du président Harding. Ce code édicte des règles strictes, que doivent observer scénaristes et réalisateurs afin que leurs films n'offensent ni les bonnes mœurs, ni la religion, ni la morale, ni les valeurs fondamentales de la nation américaine. Ce code n'est ni plus ni moins qu'une censure.
• Les premiers genres à succès
Les « serials » (feuilletons à épisodes) connaissent un immense succès aux États-Unis – comme en France, où sont produits les premiers films de ce type – en se conformant à un double impératif : simplicité et lisibilité ; les films qui content les aventures de l'héroïne incarnée par Pearl White (1889-1938) en sont l'exemple même.
Les comédies burlesques, qui empruntent des éléments aux numéros de clown du cirque traditionnel, figurent aussi parmi les films les plus prisés. Le « Roi de la comédie » est alors Mack Sennett (1880-1960). Il révèle lui-même le talent de dizaines de comédiens, dont certains vont acquérir une renommée internationale : c'est le cas de Charlie Chaplin (1889-1977), créateur du personnage de Charlot et, comme réalisateur, de plusieurs des grands chefs-d'œuvre de l'art cinématographique (la Ruée vers l'or, 1925 ; le Cirque, 1928 ; les Lumières de la ville, 1931 ; les Temps modernes, 1936).
Stan Laurel (1890-1965) et Oliver Hardy (1892-1957), dont le duo se constitue en 1927, rivalisent de popularité avec Charlie Chaplin. Le comique de Buster Keaton (1895-1966) est quant à lui admirablement construit et minuté, afin que les gags s'enchaînent, dit-il, « avec la même précision que les rouages d'une montre ». Harold Lloyd (1893-1971) fait pour sa part la satire du monde moderne.
• Les exceptions De Mille et von Stroheim
Les entraves à la liberté de création imposées par les studios, puis par le code Hays ne laissent aux cinéastes qu'une faible marge de manœuvre pour trouver leur style. Deux d'entre eux, toutefois, tentent de défendre leur indépendance avec ténacité : Cecil Blount De Mille (1881-1959) et Erich von Stroheim (1885- 1957).
Cecil B. De Mille devient un maître de la superproduction, où la violence et l'érotisme s'affichent sans fard ; mais le cinéaste prend soin, à la fin de ses films, de stigmatiser le vice et d'exalter la vertu de telle sorte que, pour la censure, la morale soit sauve. Il réussit dans tous les genres : le western (le Mari de l'Indienne, 1914), le mélodrame (Forfaiture, 1915), la comédie (l'Admirable Crichton, 1919), l'épopée biblique (les Dix Commandements, première version, 1923), le film historique (le Roi des rois, 1927).
Von Stroheim est le cinéaste de tous les excès, esthétiques et financiers. Il explore des sujets audacieux, qui lui servent à faire une satire cruelle de la société (Maris aveugles ou la Loi des montagnes, 1919 ; Folies de femmes, 1922), et, ne tenant aucun compte des délais de tournage, il réalise avec les Rapaces (1925) une épopée dont la première version, longue de près de neuf heures, subira de larges coupes. Dictionnaire du Cinéma, Larousse.
LA FABULEUSE HISTOIRE DU CINÉMATOGRAPHE
Le cinéma, disait Robert Bresson, « est une écriture avec des images en mouvement et des sons ». C'est aussi une technique audiovisuelle, la plus ancienne de toutes, dont les maillons essentiels ne purent être assemblés qu'après plus d'un siècle de recherches.
D'abord émergea l'idée d'une reconstitution du mouvement par l'image en exploitant un phénomène physiologique, la persistance des impressions lumineuses sur la rétine de l'œil, phénomène qui donna naissance au thaumatrope en 1825 : en faisant tourner rapidement sur son diamètre un disque comportant le dessin d'un oiseau sur une face et celui d'une cage sur l'autre, on voyait l'oiseau dans la cage, car, sur la rétine, chaque image persistait une fraction de seconde, assurant la continuité des sensations visuelles. En 1832, c'est sur cette base que le physicien belge Joseph Plateau reconstitua le mouvement avec son Phénakistiscope.
En 1816, Nicéphore Niépce inventait la photographie, qui, en 1895, allait former le second maillon du cinéma. La photographie permit en effet aux frères Lumière de créer le cinématographe, appareil enregistrant sur pellicule une quinzaine d'images par seconde d'un sujet en mouvement, décomposant donc ce mouvement. Ce même appareil fut ensuite utilisé pour projeter les images à la même fréquence. L'œil percevait sur l'écran un sujet en mouvement et non une succession de vues fixes
Plus de trente ans furent encore nécessaires pour donner la parole au cinéma par enregistrement du son sur le film. Le 7e art était né. Or cet art est devenu une industrie. qui requiert d'importants capitaux et moyens de production.
DATES CLÉS DU CINÉMA
- Vers 1680 Recherches sur la persistance rétinienne par l'Anglais Isaac Newton.
- 1825 Le taumatrope de l'Anglais J. A. Paris.
- 1832 Le Phénakistiscope du Belge Joseph Plateau.
- 1853 Premières projections de dessins animés.
- 1876 Le Praxinoscope du Français Émile Reynaud.
- 1884 L'Américain George Eastman crée les rouleaux de pellicule sur papier. Il fondera en 1892 l'Eastman Kodak Company.
- 1889 L'Américain Thomas Edison crée la pellicule perforée.
- 1893 Démonstration du cinématographe de l'Américain J. A. Le Roy.
- 1894 Première représentation du kinétoscope d'Edison.
- 1895 Présentation du cinématographe Lumière et, le 28 décembre, première séance publique de cinéma.
- 1908 Premiers essais de cinéma en couleurs.
- 1927 Naissance du cinéma parlant.
- 1928 Mise au point du Technicolor.
- 1953 Lancement du CinémaScope.
- 1989 Premier film français tourné avec le procédé Omnimax.
- 1995 Premier film de fiction français tourné en trois dimensions avec le procédé IMAX 3 D.
TECHNIQUE
L'IMAGE ET LE SON
La pellicule argentique fut créée en 1889 en 35 mm de largeur avec deux rangées de perforations latérales. Aujourd'hui, le 35 mm reste le format standard, mais d'autres sont nés, plus étroits comme le 8 mm et le 16 mm, ou plus larges comme le 70 mm. L'image panoramique n'est d'ailleurs pas nécessairement obtenue avec un film large. La Vistavision, par exemple, n'utilise que du film 35 mm, mais l'image s'y inscrit dans sa longueur. Le Cinémascope aussi utilise le 35 mm : à la prise de vues, un vaste champ est filmé et un objectif spécial, dit « anamorphoseur », comprime l'image entre les perforations ; à la projection, le même objectif restitue l'image sur un écran large.
Les pellicules cinéma sont essentiellement des négatifs, films intermédiaires permettant ensuite le tirage de copies positives de projection. Par ailleurs, les tournages se font, aujourd'hui, presque exclusivement en couleurs. Tous les procédés (Technicolor, Eastmancolor, Fujicolor, Gevacolor) reposent sur le même principe que la photo : la superposition de trois couches d'émulsions sensibles respectivement au rouge, au vert et au bleu.
Depuis la naissance du cinéma parlant, le son est enregistré photographiquement sur le film. Pour comprendre le procédé, rappelons que, dans un microphone, les intensités sonores sont transformées en intensités électriques proportionnelles formant un courant modulé, le signal audio. En cinéma, ce courant sert à son tour à moduler la largeur d'un pinceau lumineux, lequel impressionne le film sur une piste de largeur variable. À l'intérieur du projecteur, le processus inverse est réalisé pour recréer le signal audio.
Avec les films sur écran large, la piste optique est le plus souvent remplacée par plusieurs pistes magnétiques ; celles-ci permettent la stéréophonie ainsi que des effets sonores spéciaux.
LA PRISE DE VUES ET LA PROJECTION
L'appareil de prise de vues, appelé caméra, est directement dérivé de l'appareil photo. Comme lui, il est doté d'un objectif, d'un viseur et, parfois, d'une cellule photoélectrique. La caméra comporte en outre un moteur entraînant la pellicule selon une technique lui permettant de photographier une série continue d'images sur un film se déroulant à 24 images par seconde.
Le mouvement déroulant est saccadé : le film est arrêté pendant la durée d'ouverture de l'obturateur et se décale d'une image pendant sa phase de fermeture. Le film est développé en laboratoire, puis projeté par transparence sur un écran dans des appareils qui reproduisent le mouvement saccadé des caméras ; leur obturateur occulte la projection pendant les phases de déplacement et ne la rendent possible que lorsque le film est arrêté. La persistance rétinienne effaçant les périodes d'occultation (écran totalement obscur), c'est le décryptage de l'information optique par le cerveau qui rétablit la continuité du mouvement des sujets (celle-ci est donc pure illusion).
Deux procédés, Imax pour écran plat et Omnimax pour écran sphérique, permettent de projeter un film sur un écran de 1 000 m2 ou plus, dépassant les limites du champ de vision humain ; ainsi, le système Omnimax de la Géode (Cité des sciences et de l'industrie à Paris) utilise une pellicule à défilement horizontal d'images planes 69×48 (soit plus de 6 km de film pour une heure de projection).
ACCÉLÉRÉ ET RALENTI
La projection des films se fait toujours à une fréquence de 24 images par seconde (im/s), sans qu'il soit possible de la modifier à cause de la présence de la piste sonore. En effet, la fidélité du son dépend de la constance du défilement de cette piste sur la tête de lecture.
À la prise de vues, en revanche, d'autres fréquences sont utilisables, car le son est enregistré de façon autonome, avec un magnétophone. Ce n'est qu'au tirage qu'il sera reporté sur la piste du film. Cette possibilité de faire varier la fréquence permet la réalisation de truquages.
Lorsque la fréquence de prise de vues diffère de la fréquence de projection, de 24 im/s, le mouvement est soit accéléré, soit ralenti. Prenons deux exemples. En filmant un escargot à 4 im/s, son déplacement sera accéléré 6 fois lorsque la projection le présentera à 24 im/s. À l'inverse, en filmant le galop d'un cheval à 144 im/s, son mouvement sera ralenti 6 fois. Ces techniques sont largement utilisées en cinéma.
ANIMATION ET TRUQUAGE
Le sujet est, cette fois, enregistré vue par vue, sachant qu'il faudra 24 vues pour faire une seconde de projection. Entre chacune d'elles, le cinéaste compose lui-même un instant de mouvement en modifiant légèrement la position du sujet. Le dessin animé fait application de cette technique. Une multitude de dessins représentant les phases du mouvement sont enregistrés en repérage, les uns après les autres. La projection à 24 im/s réalisera ensuite la synthèse de ce mouvement.
Tous les effets spéciaux (procédés permettant de modifier l'apparence de l'image et du son) ne procèdent pas de la fréquence de prise de vues. Depuis Georges Méliès, les cinéastes ont appris à utiliser bien d'autres techniques, comme la substitution de sujets durant la prise de vues, la surimpression (superposition de deux prises de vues), les effets d'optique par miroirs et lentilles, les effets de perspective, les différences d'échelles des éléments du décor ou de maquettes. Tous les effets ne se font pas avec la caméra. Aujourd'hui, la plupart de ces derniers, comme le cache-contre-cache (qui repose sur le principe de la double exposition en faisant alterner film-cache et film contre-cache), sont obtenus en laboratoire par tirage de copies sur des films spéciaux. De plus en plus, les mouvements de la caméra sont assistés par ordinateur : aussi complexe soit-il, le mouvement enregistré une première fois par des puces électroniques est restitué tel quel lors d'une seconde prise de vues. Les images de synthèse créées par ordinateur permettent de renouveler la gamme des effets spéciaux. Avec l'image vidéo haute définition, c'est l'univers du possible qui repoussera ses limites à l'infini.
LA RÉALISATION
La réalisation d'un film est tributaire d'un homme-clé, le producteur, qui assume la responsabilité financière de toutes les étapes de sa fabrication. C'est lui qui décide de lancer le tournage sur la foi du synopsis qui lui est soumis.
Le réalisateur ou metteur en scène apparaît surtout comme un chef d'orchestre dirigeant de multiples talents : le scénariste, qui assure le découpage du récit en séquences et en plans ; le chef-opérateur (ou directeur de la photographie), qui compose l'image, les lumières et les couleurs ; les acteurs, qui incarnent les personnages ; le décorateur, qui, avec l'ensemblier, aménage le cadre spatial dans lequel est située l'action ; le compositeur, qui écrit la partition musicale ; l'ingénieur du son, qui produit la bande sonore ; le monteur, qui donne forme au récit en assemblant des plans tournés dans un ordre quelconque. En guidant et en coordonnant le travail de chacun, le réalisateur donne au film son unité et son souffle. Il a pour collaborateurs une scripte, qui est la mémoire de tous les instants du film, et, le cas échéant, un assistant-réalisateur.
Le tournage, au cours duquel se font les prises de vues et de son, réunit souvent d'importants moyens en équipements, techniciens et acteurs sous la conduite du metteur en scène. Il se fait tantôt en extérieur, tantôt en studio dans des décors reconstitués et puissamment éclairés par des arcs électriques, des batteries de lampes et de spots.
Le montage, dernière phase de réalisation du film, est essentiel, car il fait la synthèse des composantes visuelles et sonores du film. Le monteur détermine, avec le réalisateur, la longueur des plans, leur succession, leurs raccords et leurs éléments sonores. Le rythme de chaque scène et de chaque séquence en dépend. La force de l'œuvre, en définitive, tient autant de ce montage que de la qualité des plans tournés et du jeu des acteurs.
COMMERCIALISATION
L'exploitation commerciale d'un film débute avec le tirage des copies de projection. Elle est généralement assurée par le distributeur, en accord avec le producteur : après avoir négocié avec les propriétaires de salles (les exploitants) la date de sortie d'un film, le distributeur décide en effet du nombre de copies nécessaires et des circuits de projection (la surface de vente) ; il organise en outre la promotion médiatique du film par tous moyens publicitaires et préside à la répartition des recettes.
Les salles de projection les plus modernes sont équipées d'appareils perfectionnés, souvent automatisés. Généralement, le projecteur est relié à un dérouleur-enrouleur, où le film est monté en galette sur un plateau horizontal. Le programme passe ainsi en continu, les opérations s'enchaînant automatiquement, y compris l'extinction de la salle. Divers procédés (Sensurround, Dolby Stéréo) diffusent un son stéréophonique en salle et font du film un spectacle total.
La généralisation du numérique dans l'industrie du cinéma induit à terme une nouvelle mutation : celle de la projection digitale, qui mettra fin à l'ère de la pellicule argentique et donc au tirage des copies de films. Un master digital unique servira à la diffusion, qui sera réalisée par liaison satellite. Une telle évolution est anticipée par la prolifération des multiplexes (complexes de salles de cinéma).
MAIS OÙ VA L'ARGENT DE VOTRE PLACE DE CINÉMA ?
Il faut savoir que cinq données permettent de partager le gâteau. Une part revient au distributeur, une autre à l'exploitant, une part pour la SACEM, une part de T.V.A. et pour finir une part de T.S.A.
La première des différentes taxes est la T.S.A., c'est la taxe sur le prix des entrées aux séances organisées par les exploitants d'établissements de spectacles cinématographiques. En clair c'est la taxe qui permet de financer le CNC (Centre National du Cinéma). Cet organisme permet de distribuer de l'argent pour les films réalisés dans le pays et aider au financement. La T.S.A. représente 10,72% du prix du ticket.
La deuxième taxe est la T.V.A. (taxe sur la valeur ajoutée). C’est un impôt sur la consommation qui revient directement à l'État. Elle représente aujourd'hui 5,27% de la place de cinéma.
La SACEM (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) a elle aussi le droit à sa part. Elle s'occupe de récupérer l'argent pour le redistribuer aux ayants droits. C'est à dire qu'elle reverse les droits d'auteurs aux auteurs impliqués dans l'oeuvre. La part de la SACEM représente 1,27% de la place de cinéma.
Le distributeur récupère la plus grosse part du magot avec ses 42,4% sur la place de cinéma. Le distributeur peut être Warner, Pathé, Disney, Gaumont, Paramount ou encore Universal (il y en a d'autres, ceux-ci sont donnés à titre d'exemple).
Enfin, il reste l'exploitant, c'est à dire la salle de cinéma où l’on va voir le film. Sur le ticket de cinéma, l'exploitant récupère 40,3% du prix.
En moyenne, en France, une place de cinéma coûte 7,40 euros. Il faut d’abord déduire les taxes, qui représentent environ 16 % du prix du billet, entre TVA et TSA. Un petit pourcentage est réservé à la Sacem pour les droits d’auteur. Et le reste est versé à 40 % à l’exploitant et 40 % aux distributeurs.
Tandis que les plateformes de streaming font un carton plein, les exploitants de salles de cinéma regrettent la belle époque. Les Français vont beaucoup moins au cinéma. En septembre 2022, la fréquentation a baissé de 34,7% par rapport à 2019 selon le CNC.
Effet Covid ? Oui pour 38% des sondés qui, dans une enquête du CNC de mai 2022, disent avoir perdu l’habitude d’aller au cinéma. Concurrence des plateformes de streaming ? Oui, pour 26% des sondés. S’il y a un argument dont l’industrie du cinéma ne veut pas entendre parler, c’est celui du prix. Pourtant 33% des personnes interrogées par le CNC répondent que les tarifs élevés sont un frein.
Erwan Escoubet, le directeur des affaires réglementaires et institutionnelles de la Fédération nationale des cinémas français, assure de son côté que le prix des places n’a pas augmenté autant qu’on l’imagine. Il affirme aussi que seulement 13% des places vendues valent plus de 10 euros.
D’après la dernière étude du Centre National du Cinéma, le prix moyen d’une place en France en 2021 était de 7,04 euros (et même 6,68 euros en Bretagne). Le quotidien Libération a démontré que le prix du ticket de cinéma a augmenté moins vite que l’inflation et qu’il coûtait donc moins cher en 2021 qu’en 1990 (en proportion des salaires). Le CNC précise par ailleurs que la recette moyenne par entrée s’élève à 7,78€ dans les agglomérations de plus de 200 000 habitants et à 6,26€ dans les villes de moins de 10 000 habitants.
Dans une interview accordée à Capital, Marc Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération nationale des cinémas français, “70 % des gens qui vont au cinéma payent en dessous de ce prix”.
Afin d’expliquer le décalage entre la réalité des prix et la perception que l’on en a, il convient d’apporter des précisions sur la méthode de calcul du Centre National du Cinéma.
Le CNC a comptabilisé la totalité des billets vendus, quelle que soit leur origine. Les offres promotionnelles, les abonnements, les cartes multiples et les tickets CE (vendus par les comités d’entreprise) sont pris en compte au même titre que les places vendues à l’unité. Erwan Escoubet le reconnaît lui-même : « en France, on a une immense variété de tarifs réduits et d’abonnements, limités, illimités, les chèques cinéma, les billets vendus par les comités d’entreprise... ».
Cette subtilité représente le principal le problème de cette étude. Elle ne donne pas le prix moyen d’une place de cinéma, mais le prix moyen des billets vendus. Cela crée un fossé entre le chiffre avancé par le CNC et la perception d’un tarif élevé pour le spectateur.
NOUVELLE VAGUE
Aux environs de 1960, de l’Europe centrale au Brésil, du Canada à l’Italie, le cinéma bouge. Des écoles nationales surgissent d’un quasi-néant, de vieilles cinématographies sont régénérées par une jeunesse irrespectueuse. Pour des raison technique (la mise au point de caméras légères, la généralisation de la prise de son synchrone, l’apparition sur le marché de pellicules plus sensibles, utilisables sans qu’il soit nécessaire d’inonder de lumière artificielle un décor construit en studio), le cinéma se libère. Le coût des films est abaissé, la sacralisation des fonctions est contestée. Ce n’est pas encore la caméra stylo souhaitée par Alexandre Astruc. C’est pourtant une rupture avec les cadres (économiques, corporatifs, voire syndicaux) et avec les codes de l’industrie.
C’est en France que le phénomène universel de la Nouvelle Vague trouve à la fois son nom et son expression la plus achevée, et ce pour des raisons qui tiennent à l’histoire du cinéma français. Depuis le grand choc du passage au parlant qui l’avait secoué entre 1929 et 1932, il s’était figé dans une continuité que les aléas du Front populaire ou de la guerre mondiale avaient à peine entamée : les cinéastes de 1955, en France, sont vieux. Ils ont dans leur majorité fondé les règles d’un cinéma de qualité qui a connu son apogée à la fin des années 30. Un cinéma bâti sur trois piliers : un scénariste-dialoguiste, un studio où travaillent des techniciens, décorateurs ou chefs opérateurs, de très haut niveau, des comédiens enfin, talentueux et populaires. La machine est lourde, le recrutement de cinéastes neufs est rare, soumis à des règles sévères : les jeunes metteurs en scène des années 50 sont souvent des quadragénaires qui ont grandi dans le sérail, assistants pendant des années de cinéastes qui n’avaient plus rien à leur apprendre.
La Nouvelle Vague répond d’abord au besoin pressent d’un renouvellement des cadres. Entre 1958 et 1962, au moins 97 cinéastes réalisent et sortent un premier long métrage. C’est un phénomène de société, que la presse souligne.
À l’automne de 1957, l’Express avait publié une vaste enquête sur la jeunesse sous le titre : « La Nouvelle Vague arrive. » Un an plus tard, par un phénomène de réduction imprévisible, la Nouvelle Vague ne désigne plus que la jeunesse du cinéma. Un colloque organisé à La Napoule, en marge du festival de Cannes (1959), permet de faire le point. La Nouvelle Vague, ambigüe dès l’origine, a alors trois composantes :
- une part inéluctable : ceux qui, en tout état de cause, auraient assuré la succession des vieux maîtres et des artisans qui se sont retirés. Formés par des années d’assistanat, Molinaro, Deville, Lautner, Sautet ou Louis Malle, sont tous recensés dans le célèbre numéro des Cahiers du cinéma qui dresse le bilan de la Vague en décembre 1962 ;
- la part relevant du court métrage. Pendant les années plutôt sombres de la IVe république, l’honneur du cinéma français avait été défendu par des cinéastes rigoureux, sinon puritains, qui s’exprimaient dans des bandes de dix à trente minutes. Ils s’appelaient Franju, Resnais, Kast, Varda ou Chris Marker. Ils parlaient du présent et inventaient le futur. Vers 1960, ils trouvent la brèche qui leur permet d’accéder à la fois au long métrage et au grand public ;
- la part fortuite. En 1954, dans un article célèbre des Cahiers du cinéma, le jeune François Truffaut avait fait le procès (brutal, polémique et injuste) du « cinéma de la qualité », accusant sans nuances Autant-Lara, Yves Allégret et leurs scénaristes (Aurenche et Bost, Jeanson, Sigurd) d’être « des bourgeois, faisant du cinéma bourgeois pour des bourgeois ». Autour de la déjà fameuse revue jaune que sont les Cahiers et d’André Bazin, un noyau de chroniqueurs et de critiques s’était constitué, qui souhaitaient accéder un jour à la caméra.
Le premier, Claude Chabrol, avec l’argent d’un héritage familial, tourne en 1958 le Beau Serge dans un village de la Creuse. Puis les Cousins, l’année suivante. François Truffaut, dans le même temps, réalise les Quatre Cents Coups.
Le Beau Serge sort le 2 février 1959, les Cousins le 11 mars, les Quatre Cents Coups sont présentés à Cannes deux mois plus tard, en même temps que Hiroshima mon amour d’Alain Resnais.
En mars 1960, À bout de souffle de Jean-Luc Godard, contemporain des troisième et quatrième films de Chabrol, confirme le phénomène. Poudre aux yeux pour les uns, révolution culturelle pour les autres, un nouveau cinéma investi les écrans des grandes villes et les pages culturelles des hebdomadaires. La profession est désorientée. Le producteur Deutschmeister, au colloque de La Napoule, tente de faire le point : « Tous les producteurs se réjouissent du succès des jeunes de cette vague, parce qu’ils ont libéré le cinéma de ses chaînes. Ils l’ont libéré de l’équipe technique minimale imposée par les syndicats. Ils l’ont libéré des difficultés administratives et financières pour tourner dans les rues, dans de vraies maisons, de vraies chambres, dans des décors naturels. Ils l’ont libéré des multiples censures qui ont une curieuse conception de l’art, de la morale, de la vie, de l’influence sur la jeunesse, du prestige d’une nation, etc. Ils l’ont libéré des exigences abusives des « anciens » pour entreprendre un film. Ils ont aussi libéré le cinéma du culte des vedettes et de la qualité technique. »
La Nouvelle Vague, sans ériger l’incompétence en vertu comme l’ont affirmé, non sans provocation, certains de ses tenants, a justifié la désinvolture, le mépris du sujet, une forme d’amateurisme à double tranchant. Elle a affirmé son apolitisme - au temps de la guerre d’Algérie, et de la mise en place de la Ve République. Elle a encouragé, ou laissé faire, des expériences calamiteuses, dont témoignent encore les dizaines de films insortables qui encombrent les placards de leurs auteurs.
Dès l’automne 1961, on commence à murmurer que le temps de la Nouvelle Vague, en France, est révolu. Avec le recul, On peut raisonnablement estimer que le phénomène socio-économique « nouvelle vague » a duré quatre ans. Né en 1958, il se dilue au cours de l’année 1962. L’incertitude brouillonne n’est plus de mise, les impératifs économiques resurgissent. Les cinéastes de la Vague se reclassent. Beaucoup abandonnent ou se reconvertissent du côté de la télévision. Godard pratique un cinéma expérimental, provocant, inventif et irritant, qui le conduira aux aventures militantes de l’après-68. Truffaut et Chabrol, au contraire, sont vite rentrés dans le rang, accumulant chacun une œuvre abondante, aussi classique et « bourgeoise » que celles qu’ils dénonçaient quinze ans plus tôt.
La Nouvelle Vague, dans toutes ses composantes, a incontestablement réveillé et vivifié le cinéma français. Elle a ouvert l’éventail des possibles. Elle a aussi éclairé et justifié les recherches des jeunes cinéastes de l’Est, du Québec ou du tiers monde, affichant un étendard libérateur. Jean-Pierre Jeancolas, 1995.
LA NOUVELLE VAGUE
Dénomination appliquée, en 1958, par la critique à certains cinéastes français (François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Éric Rohmer, Jacques Rivette, Jacques Demy, Agnès Varda, Jacques Rozier) qui affirmaient la primauté du réalisateur sur le scénariste et défendaient un cinéma d'auteur, expression d'un regard personnel.
L'expression « nouvelle vague » s'applique à la période de l'histoire du cinéma français couvrant les années 1959-1960. Toutefois, elle traverse les décennies et dépasse l'aspect éphémère de son seul moment d'apparition ; nombre d'auteurs nouvelle vague étant encore, en 1990, les metteurs en scène de référence du cinéma français contemporain.
Au départ simple étiquette journalistique appliquée aux jeunes de 1958, le qualificatif nouvelle vague rassemble bientôt toute une génération de cinéastes qui commencent leur premier long métrage à la fin des années 1950. Quelques-uns, qui ont déjà signé des courts métrages, vont donner son impulsion au mouvement. Parmi eux : Jean Rouch, Georges Franju, Pierre Kast, Chris Marker, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, François Truffaut.
Phénomène cinématographique assez paradoxal, la nouvelle vague est constituée d'auteurs, d'événements, d'œuvres, d'idées et de conceptions de la mise en scène extrêmement divers. On ne peut donc l'assimiler à une école, et François Truffaut est allé jusqu'à dire, de manière un peu provocante, en 1962, que « le seul trait commun des auteurs nouvelle vague était leur pratique du billard électrique ».
Cependant, la nouvelle vague apparaît comme un véritable événement – peut-être même une petite révolution – dans la mesure où elle permet à une centaine de nouveaux auteurs de tenter de renouveler le cinéma français. Contournant la boutade de Truffaut, on pourrait dire que le seul trait commun aux auteurs nouvelle vague était leur volonté de se démarquer du cinéma dit « de qualité » – passé par le moule des studios – au profit d'œuvres plus personnelles. Jugée provocatrice par les routiniers de la profession, la nouvelle vague eut ses détracteurs, et il arriva que l'expression prît une connotation péjorative, désignant alors un état d'esprit particulier, une certaine désinvolture, voire un laisser-aller dans la réalisation et la finition artistiques d'un film.
LE CINÉMA FRANÇAIS AVANT LA NOUVELLE VAGUE
La période de l'après-guerre se caractérise par une grande continuité dans les règles de réalisation industrielle des films et dans les chemins d'accès à la profession.
Entre la Libération et 1958, le nombre de nouveaux réalisateurs se limite à quelques individus par an. La plupart du temps, ils accèdent au long métrage après une longue période d'assistanat : ils ont ainsi eu le temps d'être profondément imprégnés par les modèles des anciens. Dans leur majorité, ils respectent les règles d'un cinéma bien rodé, qui a connu son apogée à la fin des années 1930 et qui repose sur trois principes : le primat du scénariste-dialoguiste ; le tournage en studio, avec une lourde équipe technique que contrôlent des syndicats très corporatistes ; des comédiens chevronnés et populaires que le public retrouve de film en film (Jean Gabin, Martine Carol, Bourvil...).
LES CINÉASTES MAJEURS DE L'AVANT-GUERRE
À côté de Claude Autant-Lara, René Clair et Henri-Georges Clouzot il convient de placer Jean Renoir, Jacques Becker et Marcel Carné, sans oublier Robert Bresson – dont Truffaut dira que « son cinéma est plus proche de la peinture que de la photographie ». Quant à René Clément, après quelques films novateurs (la Bataille du rail, 1945 ; Jeux interdits, 1952), il adopte les méthodes des anciens : Gervaise, réalisé en 1956, est une adaptation de l'Assommoir, de Zola, avec Maria Schell et François Périer, dans une production qui, pour être prestigieuse, n'en est pas moins décevante.
LES NOUVEAUX VENUS
Cependant, dès 1946, quelques francs-tireurs ont montré la voie. Jean-Pierre Melville réalise dès 1947 le Silence de la mer avec des méthodes hors normes qui préfigurent celles de la nouvelle vague : un très petit budget (9 millions de francs, alors que le budget moyen pour un long métrage en 1946-1947 est de 60 millions de francs), une équipe réduite, des acteurs inconnus, des décors naturels, le manque d'autorisation officielle de tournage du Centre national de la cinématographie et, qui plus est, l'absence d'accord de l'auteur du roman adapté, Vercors. Le film n'est exploité qu'en 1949, avec un succès d'estime, mais l'accueil critique qu'il reçoit ouvre le chemin à une production totalement indépendante.
La même année, le critique Roger Leenhardt, qui a débuté avant la guerre dans la revue Esprit, réalise à quarante-cinq ans un premier long métrage, très personnel, d'après ses souvenirs d'enfance : les Dernières Vacances racontent des amours adolescentes ayant pour cadre une propriété de famille qui sera vendue à la fin de l'été.
En 1955, une jeune photographe, Agnès Varda, réalise seule, en décors naturels à Sète, un premier long métrage très audacieux, la Pointe courte. Elle y fait alterner des séquences quasi documentaires et des scènes dialoguées très littéraires jouées par deux acteurs de théâtre, Philippe Noiret et Silvia Monfort.
Lorsqu'en 1955 Alexandre Astruc réalise les Mauvaises Rencontres d'après un roman de Cécil Saint-Laurent, il est déjà un critique célèbre (son article sur « la caméra-stylo » est considéré comme le manifeste de la nouvelle vague) et l'auteur du Rideau cramoisi (1952), court métrage d'après Barbey d'Aurevilly. Les Mauvaises Rencontres sont l'histoire classique d'une provinciale (le rôle est tenu par Anouk Aimée) qui tente sa chance dans le monde de l'intelligentsia parisienne. Le jeune réalisateur construit son film autour de retours en arrière accompagnés d'une voix off, et s'inspire du style d'Orson Welles.
Enfin, Roger Vadim, jeune assistant de Marc Allégret, débute par un coup d'éclat : Et Dieu créa la femme (1956). Pour François Truffaut, ce film, qui eut un succès international considérable, donnait une image renouvelée du personnage féminin au cinéma en prenant pour sujet son émancipation sexuelle.
Il est évidemment hasardeux de rassembler Melville, Leenhardt, Astruc, Varda et Vadim sous la même bannière, mais chacun d'eux présente des caractéristiques que l'on retrouvera synthétisées dans la nouvelle vague : la référence au cinéma américain pour Melville, Vadim et Astruc, le petit budget pour Melville et Varda, l'expérience de la critique pour Leenhardt et Astruc ; plus globalement, une originalité dans le choix des sujets et des thèmes, un primat accordé à la jeunesse et aux problèmes contemporains.
LA NOUVELLE VAGUE DÉFERLE
La nouvelle vague acquiert son statut médiatique au cours de la saison cinématographique 1958-1959. L'idée d'un mouvement renouvelant la production ne s'impose que lorsque la critique des quotidiens, puis des grands hebdomadaires, s'intéresse à quelques nouvelles personnalités qui défraient alors la chronique : d'une part, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard, qui collaborent aux Cahiers du cinéma, revue fondée en 1951 par André Bazin, et, d'autre part, Alain Resnais et Marguerite Duras, qui signent ensemble Hiroshima mon amour (1959).
UNE ÉCURIE DE JEUNES CINÉASTES
Durant l'hiver et le printemps 1959, une série de premiers films, dont certains sont réalisés depuis plusieurs mois, s'affichent dans les salles d'exclusivité des Champs-Élysées. Sont présentés au public, à cinq semaines d'intervalle, les deux premiers films de Claude Chabrol : le Beau Serge, histoire de solitude et d'alcoolisme, sort le 2 février, et les Cousins, peinture d'une jeunesse dorée, le 11 mars. Les deux films touchent un large public, surtout le second (260 000 entrées à Paris).
Le Festival de Cannes 1959 est celui de la nouvelle vague. La France y est représentée par Orfeu Negro, deuxième film de Marcel Camus, qui reçoit la palme d'or, et par les Quatre Cents Coups, de François Truffaut, à qui le prix de la mise en scène est accordé. Mais c'est Hiroshima mon amour, présenté hors compétition, qui enthousiasme la critique anglo-saxonne, italienne et allemande, et bénéficiera d'une carrière commerciale tout à fait inattendue pour un film aussi dérangeant, tant par sa forme que par son contenu.
L'été suivant débutent les réalisations d'À bout de souffle par Godard et du Signe du lion par Rohmer – deux films dont les intrigues se situent dans un Paris insolite – tandis que Rivette termine Paris nous appartient. Le mouvement est lancé, quelques dizaines de jeunes artistes vont pouvoir s'engouffrer dans la brèche pendant deux ou trois saisons : Jacques Demy (Lola, 1961), Jean-Pierre Mocky (les Dragueurs, 1959 ; Un couple, 1960), mais aussi Alain Robbe-Grillet (l'Immortelle, 1962), puis Claude Lelouch (l'Amour avec des si, 1966). Certains auteurs furent un moment considérés comme partie intégrante du mouvement : Philippe de Broca, qui débuta avec un scénario que reprendra Jean-Luc Godard (les Jeux de l'amour, 1960) ; Michel Deville, qui créa plusieurs comédies très personnelles (Ce soir ou jamais, 1960 ; Adorable Menteuse, 1961) ; Louis Malle, dont les films s'apparentent par bien des côtés à la nouvelle vague (les Amants, 1958 ; Zazie dans le métro, 1960). Cependant, leur œuvre s'en écartera vite pour se développer hors de toute école.
LES PRODUCTEURS DE LA NOUVELLE VAGUE
La nouvelle vague n'est pas l'affaire des seuls critiques et réalisateurs. C'est aussi un phénomène économique. Elle marque le triomphe du film à budget réduit – de deux à cinq fois inférieur au prix moyen du long métrage commercial de l'époque. Trois producteurs ont joué un rôle clé dans cette stratégie économique qui diffère fondamentalement de celle des producteurs traditionnels de films réalisés en studio : Pierre Braunberger, Anatole Dauman et Georges de Beauregard, qui ont produit ou coproduit les neuf dixièmes des films regroupés sous l'étiquette nouvelle vague.
PIERRE BRAUNBERGER
Pierre Braunberger (1905-1990) a débuté au milieu des années 1920 en produisant des œuvres de Renoir, puis des films très commerciaux avec Roger Richebé dans les années 1930. Au cours des années 1950, il s'efforce de découvrir de jeunes auteurs et produit des courts métrages de Jean-Luc Godard et d'Alain Resnais. C'est lui qui distribuera et produira Jean Rouch (courts métrages ethnographiques sur l'Afrique noire ; long métrage Moi un Noir, 1958), ainsi que quelques titres majeurs des années 1960 : Tirez sur le pianiste (Truffaut, 1960), Vivre sa vie (Godard, 1962), Cuba si (Chris Marker, 1961).
ANATOLE DAUMAN
D'origine polonaise, Anatole Dauman (1925-1998) s'est d'abord spécialisé dans les documentaires d'art. Avec la société Argos Films, qu'il fonde en 1949, il donnera leur chance à de nombreux films sur des peintres (Fêtes galantes de Jean Aurel, 1950 ; les Désastres de la guerre de Pierre Kast – sur Goya –, 1952 ; Bruegel l'Ancien d'Arcady, 1953), avant de défendre les courts métrages et les premiers longs métrages d'Alain Resnais (Nuit et Brouillard, 1955 ; Hiroshima mon amour, 1959 ; l'Année dernière à Marienbad, 1961 ; Muriel ou le Temps d'un retour, 1963). Plus tard, il produira Agnès Varda (Du côté de la côte, 1959), Chris Marker (Lettres de Sibérie, 1958 ; la Jetée, 1963), Jean Rouch (Chronique d'un été, 1960), Jean-Luc Godard (Masculin féminin, 1966 ; Deux ou trois choses que je sais d'elle, 1967), Robert Bresson (Au hasard Balthazar, 1965 ; Mouchette, 1966), Volker Schlöndorff (le Tambour, 1979), Nagisa Oshima (l'Empire des sens, 1976) et Wim Wenders (Paris, Texas, 1984 ; les Ailes du désir, 1987 ; Jusqu'au bout du monde, 1991). Élargissant ses activités à la distribution et la diffusion, il parraine les œuvres d'un certain nombre d'artistes parmi lesquels Andy Warhol et Paul Morrissey. Président de l'Association française des producteurs de films, une rétrospective lui a été consacrée en 1989 au Centre Georges-Pompidou.
GEORGES DE BEAUREGARD
Le troisième producteur clé de la nouvelle vague, Georges de Beauregard (1920-1984), est le plus aventurier. Son nom est étroitement lié à la filmographie de Jean-Luc Godard, qu'il fait débuter avec À bout de souffle (1959). Exportateur de films à l'étranger, Georges de Beauregard commence comme producteur en Espagne, en découvrant Juan Bardem (Mort d'un cycliste, 1955 ; Grand-Rue, 1956). En France, ses choix sont d'abord plus conventionnels, puisqu'il fait adapter Pierre Loti par Pierre Schoendoerffer (Ramuntcho, 1958 ; Pêcheurs d'Islande, 1959), mais sa rencontre avec Godard est décisive : il va alors produire presque tous les premiers longs métrages (ou deuxième, ou troisième film, ce qui est plus risqué après un échec initial) des nouveaux auteurs des années 1960 : Jacques Demy (Lola, 1961), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962), Jacques Rivette (la Religieuse, 1967), Eric Rohmer (la Collectionneuse, 1967).
LA NOUVELLE VAGUE SE RETIRE
Il est difficile de dater la fin du phénomène de la nouvelle vague. On assiste dès 1962 à une première crise avec une série d'échecs commerciaux, comme ceux de Chabrol (les Bonnes Femmes, 1960 ; les Godelureaux, 1960), de Godard (les Carabiniers, 1963), de Rozier (Adieu Philippine, 1962).
Certains films ne sont même plus distribués commercialement (l'Œil du Malin et Ophélia de Claude Chabrol). Parallèlement, les nouveaux auteurs accentuent l'écart existant entre leur originalité créatrice et la réceptivité du public de cinéma, qui reste malgré tout un public de masse. Ainsi, Jean-Daniel Pollet, Philippe Garrel, Marcel Hanoun n'auront qu'un public confidentiel et n'atteindront jamais celui de Godard, de Chabrol et de Truffaut. Seuls Rivette et Rohmer réussissent à élargir leur audience au cours des années 1970.
Les producteurs eux-mêmes soutiennent des films plus conformes aux critères du grand public, comme Landru de Claude Chabrol (1962), avec Charles Denner et Michèle Morgan ; les films érotiques de Walerian Borowczyk (1923-2006) (Contes immoraux, 1974 ; la Bête, 1975) sont produits par Anatole Dauman ; les films de Claude Lelouch (Une fille et des fusils, 1964) et de Gérard Pirès (Erotissimo, 1968) le sont par Pierre Braunberger.
Si le succès de la nouvelle vague n'a duré que deux ou trois saisons, des films comme Hiroshima mon amour, À bout de souffle ou les Quatre Cents Coups sont devenus des films de référence pour les jeunes cinéastes britanniques, tchèques, polonais, brésiliens, italiens et québécois. Les années 1960 sont celles des « nouvelles vagues » un peu partout dans le monde. Dictionnaire du Cinéma, Larousse.
REQUALIFIER LE POLITIQUE
Il y a vingt-cinq ans, la norme du tout politique allait de soi, le discours critique s’inscrivant dans un cadre théorique rigide que la bienséance admettait comme une évidence. Je viens de passer quelques jours à relire des revues, principalement de cinéma, publiées entre 1970 et 1975. Les chroniqueurs, et par voie de conséquence les produits qui les mobilisaient, principalement des films, étaient comme immergés dans un univers liquide et agité, dont la densité augmentait avec la profondeur, dans un océan, ou un aquarium si on veut minimiser les choses, où se croisaient les courants des idéologies, des courants plus agités sur leurs franges, là où il leur arrivait de voisiner un temps avec un courant parent, c’est-à-dire plus ou moins issu d’une même source de pensée. L’immersion variait avec le degré d’engagement des uns et des autres, les plus engagés se mouvaient avec difficulté dans des eaux si profondes et si denses qu’ils en perdaient la capacité de voir, d’appréhender, l’objet initial de leur intérêt. Disons que les instruments d’investigation, empruntés aux schémas élémentaires du marxisme (la « vulgate » déjà brocardée par Edgar Morin en 1959), à des branches mortes qui prétendaient les actualiser (la pensée Mao Zedong au temps de la GRCPC), à des rameaux plus fins et bien vivants issus du même tronc (les analyses d’Althusser notamment) qu’on épiçait à l’occasion de freudisme ou de structuralisme, étaient appliqués indifféremment aux produits du génie humain, qu’il s’agisse de textes, de tableaux ou de films. Il faut préciser que leurs créateurs, dans leur grande majorité (qu’ils aient fait un choix actif ou qu’ils aient seulement respiré l’air du temps), baignaient dans le même aquarium. C’est cet aquarium qui est ici en jeu.
Le cinéma est, à 98%, une activité de marché. Septième art ou divertissement d’ilote, il répond pour sa plus grande part à une demande sociale. En 1901, le spectateur français se satisfaisait des toiles peintes des Dreyfus de Méliès ou de Pathé. En 1911, il lui fallait les extérieurs où l’air circulait, les murs de pierre et les armures de fer du Siège de Calais. Pathé l’avait compris ; Méliès, non. Méliès a été éliminé. La demande sociale est fonction du temps et du lieu. Elle peut à l’occasion disparaître, remplacée par la main de fer d’un pouvoir absolu : une génération d’Allemands a vu de gré ou de force (je ne me hasarderai pas à calculer le pourcentage des « gré » et des « force ») les films de Leni Riefenstahl. La volonté des créateurs est en phase avec cette demande, ou tente de s’en détacher en rusant ou en négociant sa marge de liberté avec les agents du marché, ou avec un pouvoir incitateur ou censeur.
Les 2% restant (je compte large) hébergent un cinéma de créateurs suffisamment puissants, ou rusés, ou favorisés par un statut spécifique, pour s’affranchir du sort commun. Ce sont les authentiques auteurs du Septième Art, ils sont en avance sur le goût de leur temps, font bouger ce goût, ils sont les Caravage ou les Cézanne dont la manière pèsera sur la demande sociale d’une autre génération. Ou ils resteront, sans descendance ni émules, des moments de grâce dans l’histoire du cinéma. Je sais ce que ces propos ont de méncaniste et de simplificateur. Au lecteur d’y ajouter le bouillonnement romantique du génie et les petits hasards de l’existence. Je veux seulement dire que le cinéma, plus que tout autre lieu de création, est lié presque structurellement à son époque. L’histoire du cinéma est faite de cette multitude de passerelles qui unissent l’œuvre à la saison où elle s’est épanouie. Au cinéma plus qu’ailleurs, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. c’est aussi, bien évidemment, une affaire de technique.
Revenons au politique. Dans les années animées qui ont suivi 1968, il importe de distinguer l’émission et la réception. Émission : c’est d’abord la production de films explicitement politiques, de films militants émanant de groupes plus ou moins structurés, notamment autour de Chris Marker, ou au sein du groupe Dziga-Vertov (Godard et Gorin), ces films étant destinés en priorité à des circuits de diffusion « parallèles ». Destinés à la consommation immédiate, ils ont aujourd’hui surtout valeur de documents. Émission également, des documentaires, souvent construits sur le modèle du « cinéma d’éveil » initié par Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls. Ce premier film a été exploité à partir de 1971 dans les salles commerciales, comme le seront les trois volets de Français si vous saviez d’André Harris et Alain de Sédouy. Enfin, des films de fiction dans la lignée de Z et de L’Aveu de Costa-Gavras. À ces « fictions de gauche » (l’expression, à connotation péjorative, apparaît en 1972) s’intègrent des films de genre, en général des films criminels, dont le référent se positionne entre les « affaires » et les faits de société.
C’est à ce niveau qu’intervient la réception. C’est souvent la critique des quotidiens et des hebdomadaires qui interpelle ces films dans le champ de la politique, qui y découvre et commente une mise en cause de la police, de la justice ou du pouvoir bourgeois. La société dans son ensemble est sous-tendue par une lecture contestatrice (ou par le rejet affirmé de cette lecture) des institutions qui s’inscrit dans le procès fait aux appareils idéologiques en place. Les chroniqueurs voient dans ces fictions, qui peuvent être signées Yves Boisset ou Claude Chabrol, un écho tardif de ce cinéma politique italien (de Francesco Rosi ou Elio Petri) qu’ils citaient en exemple de ce qu’il aurait fallu faire dans les années où le pouvoir gaullien corsetait (et/ou censurait) le cinéma national. C’est cette lecture prudemment idéologique des fictions de gauche qui suscitait l’ironie facile des Cahiers du cinéma, qui choisissaient leur cible : « Le discours « intemporel » que réclame le public petit-bourgeois politiquement refoulé et travaillé par des fantasmes de « révolte » qui trouve dans ce type de discours la réponse idéologique qu’il désire. »
Sauf de rares exceptions qui relèvent des 2% évoqués plus haut (Resnais), la fiction politique renvoie à une typologie simple. Elle est fondée sur un code de présentation (du présent ou du passé), défini dans les premières années 30, qui se prolonge jusqu’au-delà des années 70 (la Nouvelle Vague, qui n’avait pas souvent la tête politique et encore moins souvent la tête à gauche, n’a pas supplanté le cinéma de papa, elle a cohabité avec lui). Elle mettait en avant un type de récit qui privilégiait le texte (scénario et dialogues) et les acteurs. Dans le meilleur des cas, elle se souvenait de ce qu’on avait appelé le film « libéral » hollywoodien (Richard Brooks), puis s’est recommandée du modèle transalpin. Elle a longtemps privilégié l’exemplarité (la mise en place d’un héros positif qui appelait un processus d’identification) ou la greffe d’un personnage servant de révélateur ou d’indicateur (comme le poteau du même nom), figure de journaliste, de magistrat ou de grand témoin dont la fonction était de pointer, à l’usage du spectateur, la moralité de l’histoire. Plus tard, des auteurs (René Allio) ont tenté de mettre en œuvre une distanciation (forcément brechtienne) qui laissait un petit espace d’intervention au spectateur. C’est ce type de représentation, avant la distanciation, qui a d’abord été contesté par les maoïstes au nom de la radicalisation d’une lutte des classes exacerbée (la « crise ouverte du capitalisme monopoliste d’État ») qui exigeait un cinéma de lutte directe. Dans leur logique, la fiction de gauche et le héros positif n’étaient que les vecteurs sournois de l’idéologie bourgeoise.
Ce premier débat s’est clos par la victoire par K.-O. technique de l’idéologie en question. Les maos se sont reconvertis dans l’institution (l’université souvent, ou la presse intégrée). La politique a été marginalisée, les idéologies ringardisées, on est entré dans le temps des battants et du pouvoir peu contesté de l’argent roi. Il était du dernier mauvais goût, au cœur des années 80, de parler de lutte des classes. Le cinéma politique, de moins en moins présent, jouait à l’occasion avec les turpitudes du pouvoir (affaires d’hommes, de femmes et de fric, qui n’impliquaient pas les structures sociales, voir ce qu’il est advenu aux États-Unis où la Maison-Blanche, bien avant les affaires en cours, est à l’écran moins un centre de décision qu’une maison de plaisirs). En France, le désaveu de l’idéologique s’est logiquement étendu à la sphère de l’accompagnement critique : l’approche du cinéma s’est massivement dépolitisée. Le débat critique, saignant depuis la guerre froide, s’est effacé derrière une approche impressionniste et consensuelle. En tou cas, les petites querelles qui font la joie de ce métier se sont cantonnées dans la promotion ou l’exécration d’auteurs, objets de controverses qui relevaient au mieux d’arguments esthétiques, au pire de réseaux de copinage. Les rares films qui maintenaient un point de vue documenté sur la société (ceux de Ken Loach) étaient jugés et rejetés à l’occasion sur d’autres critères (la non-existence du cinéma britannique). Dans cette période grise, le cinéma a changé. Sous l’effet de la surmultiplication de la télévision, qui a transformé à la fois le marché (le petit écran a supplanté le grand dans la production d’images digestives de grande consommation, Navarro et ses émules ont pris la place de Belmondo ou de Delon, ou des fictions pata-politiques des samedis soirs au cinéma) et la perception des images. Les nouvelles générations de spectateurs (et de critiques) se sont lavé l’œil au contact du direct ou du document. La vision de l’histoire a changé. En voir quotidiennement les acteurs réels dans la lumière de leur réel (actualités, magazines, documents d’archives) a modifié le rapport à la représentation, à la fiction, aux comédiens. Il y a trente-cinq ans, le spectateur acceptait qu’un acteur « soit » Hitler, Staline ou Churchill (encore que… Qui se souvient de La Chute de Berlin ?). Il acceptait que le même comédien soit un jour un magistrat de la Haute Cour, et deux semaines plus tard, dans un autre film, un notaire marron… Est-ce toujours possible, au moins dans un cinéma (politique) qui impliquerait l’histoire ? J’en doute.
La fiction politique, par tout ce qu’en implique la fabrication, reposait sur une connivence entre création et consommation. Le public de 1970 en acceptait la théâtralité comme les spectateurs de 1901 acceptaient les toiles peintes des Dreyfus. C’est en fait la question du coefficient de réel investi dans le film qui est posée - la question d’un retour à une approche bazinienne du cinéma. Depuis deux ans, on reparle d’une implication politique du cinéma, qu’on peut illustrer à partir de films de cinéastes britanniques (oui, ils existent), de jeunes cinéastes français (je ne dis pas du « jeune cinéma français », qui n’est pas politique par essence) ou d’autres cinéastes (Bertrand Tavernier franchissant le périphérique) dont on a vu qu’il étaient capables d’intervenir aussi en citoyens engagés, ou de cinéastes taïwanais, qui ont en commun un filmage en plans longs, sur le terrain plutôt qu’en studio, et un sens des rapports de force au sein d’une société donnée (on peut redire rapports de classe), qui posent en termes différents la question de la requalification (c’est aussi le contraire de la disqualification) du politique, par le biais d’un cinéma de terrain dont le discours partirait de la base (le réel) avant de (peut-être) coaguler dans l’utopie d’une idéologie réinventée. Jean-Pierre JEANCOLAS, 1999.
ORSON WELLES par JEAN COCTEAU
« (…) Le Macbeth d’Orson Welles est un film maudit, dans le sens noble du terme que nous employâmes pour éclairer la lanterne du festival de Biarritz.
Le Macbeth d’Orson Welles laisse les spectateurs sourds et aveugles et je crois bien que les personnes qui l’aiment (et dont je me vante d’être) se comptent. Welles a très vite tourné ce film après d’innombrables répétitions. C’est-à-dire qu’il voulait lui conserver son style de théâtre, cherchant à prouver que le cinématographe peut mettre sa loupe sur toutes les œuvres et mépriser le rythme qu’on s’imagine être celui du cinéma. (…)
Le Macbeth d’Orson Welles est d’une force sauvage et désinvolte. Coiffés de cornes et de couronnes de carton, vêtus de peaux de bêtes comme les premiers automobilistes, les héros du drame se meuvent dans les couloirs d’une sorte de métropolitain de rêve, dans des caves détruites où l’eau suinte, dans une mine de charbon abandonnée. Jamais une prise de vue n’est hasardeuse. L’appareil se trouve toujours placé d’où l’œil du destin suivrait ses victimes. Nous nous demandons parfois dans quel âge ce cauchemar se déroule et, lorsque nous rencontrons, pour la première fois, lady Macbeth, avant que l’appareil ne recule et ne la situe, nous voyons presque une dame en robe moderne couchée sur un divan de fourrure auprès de son téléphone.
Dans le rôle de Macbeth, Orson Welles nous offre un tragédien considérable, et si l’accent écossais, imité par des Américains, peut être insupportable aux oreilles anglaises, j’avoue qu’il ne me gênait pas et qu’il ne m’eut même pas gêné si j’eusse possédé parfaitement la langue anglaise, parce que l’on pourrait s’attendre à ce que des monstres bizarres s’exprimassent dans une langue monstrueuse où les mots de Shakespeare restent ses mots.
Bref, je suis mauvais juge et meilleur juge qu’un autre en ce sens que, sans la moindre gêne, je n’appartenais qu’à l’intrigue et que mon malaise venait d’elle au lieu de venir d’une faute d’accent.
Ce film, retiré par Welles de la compétition de Venise et projeté par « Objectif 49 », en 1949, à la salle de la Chimie, rencontre partout une résistance analogue. Il résume le personnage d’Orson Welles qui méprise les habitudes et ne connait le succès que par ses faiblesses auxquelles le public s’accroche comme à des planches de salut.
Parfois don audace est d’une telle veine, porte un tel signe de chance, que le public se laisse vaincre, comme, par exemple, dans la scène de Citizen Kane où Kane casse tout dans la chambre, dans celle du labyrinthe de miroirs de la Dame de Shanghai.
Il n’empêche qu’après le rythme syncopé de Citizen Kane, le public s’attendait à une longue suite de syncopes et que la beauté calme des Ambertson le déçut. Il était moins facile de suivre d’une âme attentive le chien et le loup des méandres qui nous conduisent de l’image insolite du petit garçon milliardaire, semblable à Louis XIV, à la crise de nerfs de sa tante. »
Jean Cocteau, « Orson Welles », repris dans André Bazin, « Orson Welles », Éd. du Cerf, 1972.
UN ART QUI EST AUSSI UNE INDUSTRIE
par Peter Schepelern - Courrier de l’Unesco - 1995
Écartelé dès ses débuts entre commerce et création, le cinéma a mis longtemps à être reconnu comme un art à part entière.
Le cinéma est un centenaire qui jouit d’une immense popularité, mais qui a suscité aussi bien des craintes, voire du mépris. C’est un public très mêlé de bourgeois et d’ouvriers qui s’extasiait, à la fin du siècle dernier, devant les premiers spectacles du cinématographe des frères Lumière à Paris et ceux du cinémographe d’Edison à New York. Mais, très vite, l’élite intellectuelle, confrontée à l’énorme engouement populaire pour les images animées, ne tarde pas à dénoncer cette forme de spectacle comme une manifestation vulgaire, voire néfaste, de la modernité.
« Le cinéma, écrivait par exemple Anatole France (1844-1924) incarne le pire idéal populaire. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin de la civilisation. » Et un autre prix Nobel, allemand cette fois, Thomas Mann (1875-1955) de renchérir : « Je pense que le cinéma n’a pas grand chose à voir avec l’art. » Quant au romancier français Georges Duhamel (1884-1966), il voyait dans le cinéma une « américanisation » funeste de l’esprit européen.
En 1961, l’historien américain Daniel Boorstin pouvait encore écrire que « même dans le meilleur des cas, le cinéma demeure un média simplificateur ». De nos jours, enfin, le grand cinéaste Krzysztof Kieslowski déclare : « Mon but est de capter ce qui se passe à l’intérieur, mais cela, c’est impossible de le filmer. La littérature peut le montrer, mais pas le cinéma, parce qu’il n’en a pas les moyens. Il n’est pas assez intelligent. » Jusqu’à quel point ces critiques sont-elles justifiées ?
Des Lumière à Hollywood. La première séance publique du cinématographe des frères Lumière eut lieu à Paris le 28 décembre 1895. On y projetait, notamment, un film très court où l’on voit un galopin faire une farce à un jardinier, éclaboussé par son propre jet d’eau avant de châtier le garnement comme il le mérite. L’immortel Arroseur arrosé exprimait ainsi, pour le première fois, ce qui allait faire la fortune du cinéma, son aptitude à raconter une histoire d’une manière à la fois très simple et convaincante.
Après avoir commencé par imiter le théâtre (ou la peinture), le cinéma ne tarda pas à élaborer un langage et une esthétique bien à lui. Dès 1915, le grand cinéaste américain D.W. Griffith faisait, avec Naissance d’une nation, la démonstration éblouissante des possibilités techniques et stylistiques du nouveau médium, tout en illustrant, par son interprétation raciste de la guerre de Sécession, les risques inhérents à cette forme d’art populaire.
Dans les années 20, le cinéma évolue pour ainsi dire à l’écart des grands courants de la vie artistique. Pendant que Marcel Proust et T.S. Eliot révolutionnaient la littérature, Picasso, Kandinsky et Marcel Duchamp la peinture, et que Stravinsky, Schoenberg ou Bartok inventaient la musique atonale, le cinéma se contentait en gros d’explorer les moyens de raconter une histoire, puisée généralement dans le fond très riche des romans du 19e siècle.
Cela ne veut pas dire que le cinéma d’avant-garde n’existait pas. Les dadaïstes et les surréalistes en France, les expressionnistes en Allemagne et les virtuoses russes du montage s’efforçaient, chacun à sa manière, de sortir des ornières du cinéma commercial. Un chien andalou de Luis Bunuel, Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene ou Le cuirassé Potemkine de Serguei Eisenstein figurent ainsi parmi les classiques universellement admirés du cinéma, mais à l’époque ils n’ont guère exercé d’influence sur le cinéma populaire.
Au même moment, en effet, Hollywood était en train de se transformer en une gigantesque usine à rêves qui n’allait pas tarder, malgré certaines tentatives de résistance, comme le réalisme poétique français des années 30 ou le néo-réalisme italien après la guerre, à imposer son emprise sur les écrans du monde entier. La période de 1930 à 1950 aura été l’âge d’or du cinéma romanesque hollywoodien, véritable système fondé sur le « vedettariat », les « genres » et les « studios ».
Le système en question. Plus que n’importe quel autre art, le cinéma a besoin d’être accepté (et financé) par le système économique. Tourner un film coûte incomparablement plus cher qu’écrire un livre, peindre un tableau ou composer une symphonie. C’est pourquoi le système a toujours exercé plus d’influence sir le cinéma que n’importe quel autre art. L’histoire du cinéma est marqué par la tension perpétuelle entre l’inertie des producteurs, qui recherchent avant tout la rentabilité, et l’impatience des créateurs soucieux de s’exprimer. Le film est don à la fois un art, perfectionné par des génies souvent trop désintéressés pour ne pas être broyés par le système, et une industrie au service des idées et valeurs dominantes.
La popularité et la magie du cinéma ont le plus souvent été utilisés comme moyen de distraction ou d’expression artistique, mais on les a aussi détournés pour manipuler ou tromper les foules. Dès 1922, Lénine proclamait que « le cinéma est le plus important des arts », et dans les années 30 il devient effectivement un instrument de propagande totalitaire au service de l’Allemagne nazie, de la Russie stalinienne, de l’Italie et de l’Espagne fascistes. Un des rares films de cette époque qui ait survécu en tant qu’oeuvre d’art, en dépit de son exaltation délirante d’Hitler et de son régime, est sans doute Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl. Hollywood, pour sa part, s’efforçait de contrer cette propagande en illustrant dans ses films les valeurs, le courage et la détermination des hommes dans les démocraties.
Nouvelles vagues, nouvelles dérives. La première véritable avancée « culturelle » du cinéma s’est sans doute produite après la Seconde guerre mondiale : une nouvelle génération de cinéastes étaient prêts à exprimer les sentiments de leurs contemporains, et l’on s’aperçut qu’ils y parvenaient plutôt mieux que les tenants des arts traditionnels. La quête douloureuse d’un nouvel humanisme dans un monde déchiré et incertain, voilà ce qu’exprimaient magnifiquement Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, La strada de Federico Fellini, Rashomon d’Akira Kurosawa, Les fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Cendres et diamant d’Andrzej Wajda et la trilogie d’Apu de Satyajit Ray. Ce cinéma, très émouvant et original à la fois, n’en demeurait pas moins enraciné dans les conventions de la tradition littéraire.
Un nouveau tournant est pris dans les années 60, sans que le cinéma renonce pour autant à sa vocation populaire. Les films de la Nouvelle Vague en France, et notamment ceux du chaleureux François Truffaut, du cynique Claude Chabrol ou du révolutionnaire Jean-Luc Godard, tout comme L’avventura de Michelangelo Antonioni, Huit et demi de Federico Fellini, L’année dernière à Marienbabd d’Alain Resnais et Persona d’Ingmar Bergman, sont des œuvres d’art qui ont marqué l’avènement d’une sensibilité nouvelle. Mais contrairement aux films d’avant- garde des années 20, ils ont également bénéficié d’un large succès public, preuve que le cinéma est désormais accepté en tant qu’art à part entière.
Les chefs-d’œuvre du cinéma ont l’avantage, sur les autres formes d’art, de transcender les distinctions habituelles entre le goût de l’élite et le goût populaire. Pour s’en tenir à Hollywood, les comédies osées d’Ernst Lubitsch, les westerns de John Ford, les mélos de Max Ophüls ou les films d’angoisse d’Alfred Hitchcock ne proposent pas de message philosophique, mais du point de vue visuel, ce sont des récits magistralement mis en image. En donnant au cinéma ses lettres de noblesse, ces réalisateurs ont obligé les esthètes les plus exigeants à reconnaître que leur art pouvait atteindre des sommets qui n’ont plus rien à envier aux réalisations les plus prestigieuses de l’esprit humain.
LA PEAU MENSONGÈRE
Vincent Amiel - POSITIF - juillet-août 2002
Sensualité et distance ne cessent de parcourir le cinéma de Bergman, le faisant vibrer, tressauter tout à tour de désir et de retenue, toujours tendu entre l’élan et la soudaine suspension glacée. Il y a, chez le cinéaste, un mouvement incessant vers l’autre, et, comme si la surprise en était toujours aussi grande, un constat affligé de l’irréductible distance que maintient cette altérité.
D’abord sensibles, ces palpitations de la rencontre deviennent, au moment où le contact se révèle infructueux, insuffisant, les révélateurs d’une identité plus composite, faite encore d’émotion, mais que trame la conscience d’un détachement, d’une solitude, qui participe à l’affect autant qu’elle en est produite. Le mouvement général très pur, très simple, de Monika est déjà construit sur ce va-et-vient. Le premier plan de la jeune fille est le reflet de son image dans un miroir ; cette image renvoyée à ses propres yeux (et à ceux du spectateur), cette surface à regarder se propose elle-même de devenir surface à toucher. Monika fait caresser son visage à l’amoureux maladroit, après que des plans ont insisté sur leurs mains qui s’étreignent, sur leurs bras qui se cherchent. Bergman n’a de cesse, tout au long du film, jusqu’à la fin de l’été, de donner à voir, de faire sentir le bonheur de ces peaux qui mutuellement s’apprivoisent. Mais, dans ces scènes dont on a loué la sensibilité, et les harmonies naturelles qu’elles entretiennent avec les lumières et les eaux miroitantes, il faut voir aussi, je crois, le motif de la surface (de toute surface) comme rencontre illusoire. La peau s’offre à la caméra, comme la surface de l’eau, mais seuls les jeux de lumière y sont en définitive donnés. (On pense à d’autres éclats de sensualité, d’autres jeux de lumière et de grain sur la peau, dans Le Silence notamment). À maintes reprises les reflets sur l’eau irisent l’image, la renvoyant à son statut d’écran, et suggérant de toute surface l’identique réflection. Eau, peau, écran : de film en film, le cinéma de Bergman en manifeste l’appât, et les désillusions aiguës.
Non que la chair soit triste, bien au contraire : elle est toujours joyeuse et attirante, jusque dans les moments de souffrance. Mourante, dolente, elle vit encore : c’est la force de ce cinéma d’être toujours aiguillonné par le désir, ou par une sorte de tendresse qui n’en est pas si éloignée. Il n’y a donc pas de cette mallarméenne aigreur, ou de désenchantement vis-à-vis de la chair : il y a un étonnement toujours renouvelé devant l’insuffisance de la communion qu’elle permet, et l’insuffisance surtout de l’identité qu’elle révèle. Le désir de l’Autre, désir insatisfait, renvoie en dernier lieu à l’incapacité d’assumer sa propre condition.
C’est bien l’une des figures majeures de Persona, où se croisent les demandes de tendresse, les élans et les impossibilités définitives - d’être soi et d’être l’autre. Et où ces affects tourmentés rencontrent précisément la question de l’image, de ce corps et ce visage donnés en pâture comme promesse de soi. Ils sont effectivement le signe d’une identité et l’horizon d’un échange ; ils portent dans leur principe cette contradiction qui est au cœur du cinéma bergmanien : cela même qui sollicite et active le mouvement vers l’autre en est la limite, la propre retenue. L’enfant qui tend la main, au début, vers l’immense photo de sa mère a, tout compte fait, le même geste que celui de l’amoureux de Monika - et de tant d’autres personnages vivant l’espoir, dans le moment, d’une rencontre possible. Aller vers, entrer en contact, ne faire plus qu’un. La très fameuse fusion des visages de femmes, plus tard dans le film, va dans le même sens. Et c’est un accomplissement, ou le moment rêvé d’un accomplissement, ce mouvement qui fond l’une à l’autre les deux figures. Or, évidemment, elles ne sont que des images, et ce que l’effet cinématographique réalise ne fait qu’en souligner le statut. Tentative de fusion, tentative de contact physique : à ces deux mouvements ne répondent que des effets de représentation ; comme si l’écran seul, la surface, pouvait être une réponse, comme la peau une autre, aussi mensongère.
Donner de la chair à l’image recouvre, chez Bergman, l’obsession de donner aux corps plus que la peau qu’ils offrent. Derrière la photo de Persona, y a-t-il autre chose qu’un dispositif, comme on envoie sur la scène d’En présence d’un clown, où des acteurs plaquent leurs voix sur les plans d’un film muet ? Y a-t-il jamais autre chose que cela ? Photos de visage, visages caressés, imperméabilité des surfaces.
Le cinéma de Bergman nous touche parce qu’il se pose les mêmes questions que nous ; parce que, mode d’investigation autant qu’objet d’expérience, il réitère dans son effectuation même, dans le moment où il advient (c’est-à-dire lorsque le film est projeté) la difficulté qui est la nôtre d’appréhender et de retenir. Appréhender comme différent et retenir comme suffisamment proche. Difficulté qui ne donne lieu ni à un constat amer ni à une fermeture définitive ; c’est un processus d’apprentissage qui est toujours à reprendre. Les personnages du cinéaste cherchent en l’autre sans répit assez d’eux-mêmes pour passer derrière l’image, forcer la distance essentielle que le regard impose. Dans Cris et Chuchotements, dans Sonate d’automne, dans Face à face, il y a toujours un moment où l’illusion fonctionne, où, dans un montage inhabituel, se mêlent ou croient se mêler, à l’instar des héroïnes de Persona, les figures des unes et des autres, en quête de reconnaissance. Or c’est l’Autre auquel en définitive ils et elles se heurtent. Et cette altérité qui les repousse, nous en faisons, nous spectateurs, aussi l’expérience. Non pas dans la diégèse, par une sorte d’identification aux personnages, mais comme spectateurs, en tant que tels, face à l’image. C’est en cela que le geste de l’enfant vers sa mère - la photo de sa mère - est formidablement émouvant : c’est celui des personnages pétris de désir et de tendresse, et c’est le nôtre en même temps devant le film. C’est celui de qui découvre, expérimente et cherche à sceller encore pour quelques secondes l’altérité qui lui permet pourtant d’exister.
LETTRE OUVERTE À UN JEUNE CRITIQUE
M. Godard avait vingt ans. S’il rêvait de mise en scène, il n’était pas encore cinéaste et, comme tant d’autres, fréquentant plus le Ciné-Club du Quartier Latin que la Sorbonne, il faisait ses premières armes dans la critique. Chabrol, Rivette, Rhomer ne l’avaient-ils pas précédé dans cette voie où il était facile disait-on de troquer très vite son stylo contre une caméra?
Les légendes ont la vie dure et, en près de quinze ans, des dizaines et des dizaines d’échecs n’ont pas eu raison de celle-là. Aujourd’hui encore, même si vous ne l’avouez pas, vous êtes convaincu que les articles que vous écrivez vous conduiront tôt ou tard dans le bureau d’un Producteur, lequel, manifestement, vous attend.
« Le métier de réalisateur, a dit Chabrol, s’apprend en trois jours! » et vous avez pris cette boutade pour argent comptant. Convaincu que celui de critique ne demande pas plus de temps, vous vous êtes jeté sur votre machine à écrire avec, pour Bible, les écrits de ces journalistes-réalisateurs, ne retenant que l’hermétisme des uns et l’impertinence des autres, c’est-à-dire - mais vous ne paraissez pas en avoir une exacte conscience - leur seul aspect extérieur et brillant.
Je regrette que vous n’ayez pas eu la curiosité de vous pencher sur les articles que Godard écrivait alors ou, les ayant lus, que vous ne vous soyez pas inspiré de sa modestie, du respect - ces mots, je le sais, vont vous faire sourire - qu’il témoignait à des films comme : Le temps des œufs durs, L’eau vive ou Amère victoire, très éloignés, convenez-en, comme éthique et comme esthétique, de Pierrot-le-fou. Il ne jugeait pas nécessaire, pour se faire plus vite remarquer, de traîner ses futurs confrères dans la boue, ni d’essayer de se pousser en avant coûte que coûte, et quand il n’aimait pas un film, il expliquait tout simplement, tout bêtement pourquoi, sans cette férocité hautaine dont vous jugez bon d’user maintenant, à propos de tout et de rien.
Certes, la désinvolture et l’insolence vont bien à la jeunesse, mais chez vous, la désinvolture devient cynisme, l’insolence agressivité, à croire que vous ne connaissez pas le sens exact des mots.
Pendant des années, même s’il fut de bon ton, par la suite, de parler de lui avec une dédaigneuse ironie, la réussite de Michel Cournot vous a fait rêver. Après avoir, deux ou trois ans durant, tenu régulièrement la chronique de cinéma d’un grand hebdomadaire, Cournot a fait un film, et pas n’importe lequel. Dès lors, vous avez recherché tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une chronique signée de lui et vous avez essayé de copier la recette, persuadé qu’il y en avait une. Avec aussi peu de discernement qu’un papillon de nuit se jetant sur une lanterne, vous vous êtes inspiré de ses textes. De la forme, bien sûr car, pour ce qui était de ses choix, vous faisiez la fine bouche.
Imprudent que vous êtes! Quand Truffaut égratignait Claude Autant-Lara à l’époque où le réalisateur de Douce et du Diable au corps était célèbre, honoré, reconnu presque monument historique, il avait quelque mérite car il allait à contre-courant de l’opinion. Quand Cournot, plusieurs semaines durant, s’en est pris à Orson Welles et à Falsaff, en justifiant chaque fois ses attaques, il savait quels risques il courait, jusqu’où il pouvait aller trop loin. Pourtant, les tempêtes de protestations qu’il souleva, les ricanements de ceux à qui on ne la fait pas, sont encore dans toutes les mémoires.
À Truffaut et à Cournot, en des périodes où il leur semblait que le cinéma flottait entre des écueils de plus en plus dangereux, rien ne paraissait plus évident, plus justifié, que de jeter des pavés dans la mare du conformisme et de la stagnation béate. Or, aujourd’hui, la situation du cinéma français n’est pas plus brillante et j’attends vainement de vous ou de l’un de vos impatients confrères une critique contre l’une de ces gloires établies, confortables et pour la plupart surfaites devant lesquelles, de nos jours, il est de bon ton de crier au génie. Des noms? Ce n’est pas la peine : ils sont au fronton de toutes vos revues, presque en lettres d’or. Vous, vous avez un ou deux boucs émissaires, que vous accablez régulièrement de votre mépris, après quoi vous posez la plume, satisfait, la conscience en paix.
Jamais jeune critique ne fut plus conventionnelle, plus ronronnante et, mis pourtant en condition, ô combien, le public commence à se lasser. Se lasser est du reste faible : il suffit de lire les lettres des lecteurs parvenant aux revues pour s’en convaincre. En fait, telle que vous la pratiquez, la critique prend de plus en plus valeur d’anecdote, perd toute efficacité. Quel est celui d’entre vous dont on pourrait aujourd’hui dire que ses articles remplissent ou vident les salles? À l’inverse de Cournot qui seul le pouvait, il n’en est pas un qui influence à ce point les spectateurs. Et puis, autre snobisme, voilà que vous employez depuis quelque temps une langue presque inconnue, que seuls les initiés comprennent et je n’en suis du reste pas certain. Bientôt, il faudra des spécialistes pour traduire en langage clair des textes dans le genre de celui-ci, assez proche du vôtre :
« La postulation générale vers la négativité n’étant ici que le produit d’une expérimentation particulière : celle des techniques filmiques de négativité. (Remarquons que la négativité en question n’est pas le refus global de la positivité de la dimension filmique même, en tant que dimension « culturelle » annexée par l’idéologie dominante, elle n’est que la restitution progressive au néant d’un champ intellectif). Ces techniques sont les suivantes : refus d’un syntagme continu, d’un montage intellectif, itérations, utilisation de la durée et de l’immobilité comme facteur d’effacement, tautologie de l’image et de la parole… »
Je n’invente rien. Je vous jure que ce texte est paru !
Et puis, il y a autre chose : le critique de cinéma est rarement un individu isolé. Comme les manchots vont par bandes, les jeunes critiques vont par clans Il y en a quatre ou cinq en France, qui se détestent quand ils ne se haïssent pas et qui adoptent automatiquement les enthousiasmes et les inimitiés, quand il ne s’agit pas des haines, du clan. C’est pour cela que je redoute de vous voir perdre, en peu de temps, toute originalité, au profit de l’un de ces clans, même si vous ne l’avez pas encore choisi. Du reste, peut-on parler de choix? La sympathie ou l’aversion que vous éprouvez pour Garrel, pour Melville ou pour Tati vous conduira automatiquement vers tel ou tel de ces groupes où, cependant, ce qui vous reste d’indépendance ne tardera pas à se trouver mal à l’aise. Nouveau prêtre d’une religion aux règles strictes, aucun manquement, aucune tentative de liberté ne vous sera toléré. Du reste, le temps n’est plus très éloigné où, à force de vous dépersonnaliser, votre rôle ne servira plus à rien. Une machine électronique fera tout aussi bien l’affaire. Il suffira par exemple d’y introduire une fiche portant le titre de la revue et le nom du metteur en scène - peu importe le titre du film qu’il aura réalisé - pour voir aussitôt apparaître de l’autre côté ce même nom accompagné de cinq fois cinq points noirs ou cinq fois cinq étoiles, suivant les tendances de telle ou telle revue, c’est-à-dire de telle ou telle chapelle. Peut-être même, pourquoi pas, l’article sortira de la machine tout composé, un peu comme les horoscopes électroniques que l’on trouve sur les Champs-Élysées. Un article tout à fait dans le ton qui convient, avec les sarcasmes ou les compliments habituels, suivant les cas.
Pour bien parler du cinéma, il faut à la fois de l’amour, de l’humour et de l’humilité. Quand vous aurez acquis ces trois qualités là, peut-être deviendrez-vous un vrai critique, comme l’était par exemple André Bazin. Mais le cinéma n’étant hélas ! aujourd’hui que ce qu’il est, retrouverons-nous jamais un André Bazin?
Maurice Perisset, À bas le cinéma, Vive le cinéma !, éditions PAC, Coll. Têtes D’affiche, 1974.
VENEZ DONC PRENDRE LE CAFÉ AVEC NOUS
Cinq cent films environ en l’espace de vingt ans, ce qui fait une moyenne de cinquante pellicules par an. Comment après cela voulez-vous dire que le Ciné-rock ne se porte pas bien ? Cinq cents films donc, ça laisse rêveur, et porte à croire que peu de musiciens de rock ont échappé aux sunlights.
Le Ciné-rock, on en parle peu, en dehors des revues spécialisées. Inutile de se leurrer, on s’efforce aussi de tuer l’imagination. Parfois, on se surprend à dire à vois haute qu’il existe très peu de films qui vous font vibrer. De même que l’argent va aux riches et le pouvoir aux ambitieux, le cinéma reste à ceux qui le font. Les désirs sont une chose et le cinéma une autre. Lorsqu’ils coïncident, c’est l’extase, mais dans le cas contraire, c’est l’agonie. Plus peut-être que par son cadre, le Ciné-rock se définit par ses manques, ses limites. Sans doute les images ne sauraient-elle rendre compte fidèlement de la musique - art impalpable par excellence. Mais reconnaissez que, depuis quelques années, vous éprouvez le sentiment assez pénible de vous faire rouler. Combien de fois n’avons nous pas été bernés par une affiche alléchante et que nous offre-t-on ?
Rien de plus facile, croit-on, que de filmer des musiciens en concert. Il suffit de prendre pas mal de caméras et de magnétophones, d’insérer quelques plans du public en situation, et vogue la galère ! Mais la réalité n’est pas si simple. Le cinéma a son langage, la musique aussi, et ils ne vont pas, forcément, de pair. Ah ! si de nombreux cinéastes avaient écouté ce conseil de Goethe : « Si vous peignez un chien qui ressemble à un chien, vous aurez deux chiens, mais pas une œuvre d’art », on n’en serait pas à pousser des jérémiades. La vérité de la musique en images réside, peut-être, dans la trahison - des images immaculées ne servant qu’à retaper une musique défaillante.
Le Ciné-rock a, lui aussi, ses gardiens du temple, véritables cerbères pour qui la musique se réduit à une marchandise vendable, anonyme. Ils sont légion, les cinéastes qui ne s’intéressent pas véritablement aux musiciens qu’ils ont charge de filmer. Il y manque singulièrement du désir, de la dépense, puisque, dans ces scopitones géants, tout le monde s’en moque, cinéastes mais aussi musiciens. Seuls s’imposent à nous la platitude de la mise en scène, le calcul de sa pénurie. A-t-on tenté de saisir, dans ce genre de pellicule, ce qui se passait réellement sur scène, entre les musiciens par exemple ? Il semble tellement manifeste que nombre de ces tacherons de la caméra n’aiment pas le rock, et pallient ce manque par des figures de style ! Par exemple, l’abus du zoom, l’emploi souvent injustifié du gros plan, la surabondance inconsidérée de plans de foule, les mouvements de caméra dans tous les sens, la profusion de flous artistiques… Quelqu’un aurait dû prévenir ces cinéastes qu’un concert filmé est aussi difficile à tourner qu’un film d’Antonioni ou de Kubrick, et que cela s’apprend, se cultive. Plus, peut-être - dans la mesure où la mise en scène d’un concert laisse moins de liberté au réalisateur que celle d’un film de fiction.
Ces films de scopitone sont des faux, puisque, au lieu de comprendre, de traduire ce que font les musiciens, les réalisateurs nous proposent leurs démangeaisons de créateurs frustrés.
Si on devait juger le rock aux films qu’il a suscités, on aurait fort à se plaindre du cinéma. Tant et si bien qu’au débuts des années 70, on en arrivait à baisser les bras, à renâcler devant la médiocrité, à refuser de se laisser ankyloser. Le disque était rayé. De moins en moins, nous voulions en graver d’autres.
Bien sûr, depuis la naissance du Ciné-rock en 1955, on s’était vite réfugié auprès des maîtres de cérémonie qui avaient la classe, Richard Lester, Bert Stern, Murray Lerner, D. A. Pennebaker, mais nous étions si tassés que nous manquions sérieusement d’air. Et voilà qu’au début des années 70, d’autres cinéastes sont venus suppléer ce manque : Martin Scorsese, Amos Poe, Ken Russell ; ou en sont arrivés à inclure le rock dans la trame de leurs films, dessinant les contours d’une culture rock : George Lucas, Nicholas Roeg, etc.
On commence alors à penser que les films musicaux ne sont pas le fruit du hasard, ou la mise en application d’un vulgaire contrat entre un cinéaste et des musiciens, mais souvent être appréhendés comme des expériences qui méritaient d’être tentées.
On désespéraient de voir des films s’élaborer, sans qu’y soient incluses la passion des uns - les musiciens - et celle des autres - les metteurs en scène, si intimement confrontées que nul ne se permette de vibrer à sens unique. Des cinéastes , comme Pennebaker ou Scorsese, se laissent guider par l’instinct qui leur dicte quoi faire et comment le faire, cherchant des rapports d’équivalence, des correspondances. À vrai dire, ils filment comme un musicien fait ses solis. Si Pennebaker sait si merveilleusement faire la liaison entre la musique et les images, c’est qu’il comprend qu’il doit s’effacer pour mieux se dissoudre dans l’objet de sa passion. C’est un regard qui n’a pas honte, qui ne se cache pas dans les brumes d’une pseudo-technique. La principale force d’un Pennebaker, d’un Scorsese, d’un Murray Lerner est, donc, de se tenir au plus près de la musique, de conserver une humilité dans le regard, une justesse d’observation, une simplicité technique qui finissent par confondre et troubler.
On n’a nul besoin d’insister sur le fait que des films comme Monterey Pop ou Don’t Look Back sont plus que des documents sonores : déjà des films avec une histoire. Si leurs auteurs font figure de génies du Ciné-rock, cela vient de ce qu’ils n’ont pas cherché à représenter la musique selon des normes « figuratives », mais à la traduire. Le succès mérité d’un film comme The Last Waltz permettra enfin que des musiciens soient sauvagement, amoureusement filmés par des cinéastes de talent… Jonathan Farren, Ciné-Rock, Albin Michel, 1979.
INUTILE COMME MOZART
par Krzysztof Zanussi, réalisateur et scénariste polonais. CAHIERS DE L’UNESCO - juillet/août 1995
Pas d’art qui tienne sans poser les questions essentielles. Le cinéma les pose- t-il encore ?
Aucune des disciplines artistiques traditionnelles auxquelles président les neuf antiques muses ne doit sa naissance à un instrument ou une découverte. Voilà pourquoi un doute plane sur le cinéma depuis sa naissance : s’agit-il réellement d’un art ? Ce doute ne vient pas seulement de son rapport suspect avec une machine. Il s’étend aussi à ses origines sociales et artistiques.
Le cinéma, dès le départ, a enregistré des faits objectifs (voir les premiers films des frères Lumière : Sortie d’usine et L’Arrivée d’un train à La Ciotat), mais il a aussi inventé, à l’intention du public, une action, comme dans Le jardinier et le petit espiègle (L’arroseur arrosé). Cette seconde démarche était, sur un plan esthétique, plus avancée ou, comme on dit couramment, plus créatrice.
Ce qui a joué un rôle prépondérant dans l’histoire du cinéma - son destin le prouve - c’est la fiction, un procédé dont on rattache les débuts à la littérature et qui a trouvé son expression visuelle au théâtre. Mais comme le cinéma, pendant les trente premières années de son existence, est resté muet (une petite enfance plutôt longue !), il faut plutôt le rapprocher de la pantomime qui, comme le film, était souvent accompagné de musique. Si l’on considère son arbre généalogique, le cinéma apparaît donc comme de la littérature sans paroles, ou comme une forme de théâtre, mais fort éloignée de la littérature : soutenue par de la musique et assortie de sous-titres. Difficile, avec une telle extraction, d’avoir sa place au Parnasse...
DES RACINES POPULAIRES. L’origine sociale du cinéma se présente encore plus mal. Il est issu de la foire. Par sa naissance, il est populaire : ses racines se sont développées dans le peuple à une époque où les autres muses fréquentaient les salons. On ne peut même pas le comparer aux autres expressions de l’art populaire, au folklore - cette mémoire des temps anciens. Le cinéma est né à la fin d’un siècle qui a donné à l’art ses plus belles lettres de noblesse et s’en est fait un titre de gloire.
Jamais on n’a autant estimé les artistes qu’au 19e siècle, jamais on ne s’est tant enorgueilli d’un art qui, aux yeux des élites européennes de ce temps-là, témoignait des progrès de l’humanité et de l’évolution de l’homme sous la forme la plus haute. Mais pour ces élites, c’est l’opéra qui faisait la synthèse de toutes les formes de l’art contemporain. Ses palais étaient les sanctuaires de la fin du siècle. La naissance du cinéma n’a pu que leur paraître une chose insignifiante.
EN PERTE DE VITESSE. En réalité, cette naissance a marqué un tournant capital dans la culture de notre siècle. L’ère de Gutenberg prenait fin. Nous avons abordé une nouvelle étape de la culture, en quittant la culture du mot pour celle de l’image et du son. Ce tournant est désormais un fait établi. Nous vivons aujourd’hui inondés de signes audiovisuels. Or, le responsable de ce bouleversement, le cinéma, cent ans après sa naissance, donne l’impression d’être une discipline sur son déclin.
Il est facile de dire que les films, en quittant les salles pour se répandent sur les écrans de télévision et de magnétoscope, font gagner du terrain au cinéma. Ce n’est qu’une demi-vérité. Car si l’on voit bien l’expansion de la production audiovisuelle, on ne voit pas assez le déclin de son potentiel artistique, sa régression artistique, l’indigence de l’offre spirituelle, sans parler de la nullité grandissante des idées exprimées. Il suffit de comparer le cinéma d’aujourd’hui avec le cinéma d’il y a vingt ans, quand, d’une année sur l’autre, des auteurs - de Jean-Luc Godard à AndreÏ Tarkovski, de Federico Fellini à Ingmar Bergman -, ouvraient de nouvelles perspectives esthétiques, morales et intellectuelles en participant à une extraordinaire accélération de l’art, comparable à l’explosion de la Renaissance à Florence ou à celle de la peinture à l’huile chez les Flamands.
Le terrain que perd aujourd’hui le cinéma est celui-là même où toutes les autres formes d’art essuient des défaites. Les hommes, en cette fin de siècle, n’attendent plus de l’art ce qui fut sa tâche pendant des siècles. Ils ne lui demandent plus de décrire le monde avec une échelle de valeurs clairement définie. Ils n’attendent plus de réponse parce qu’ils ne se posent plus ces questions que l’on croyait inhérentes à l’humanité, sur le sens de l’existence, le sens de la souffrance ou celui de la mort. Sur ce qu’est l’amour et en quoi consiste le bonheur. Sans ces questions, l’art peut-il survivre ? Je suis persuadé que non. Et sans elles, l’humanité peut-elle survivre ?
UNE RÉFLEXION SUR LA VIE. L’art a toujours été un divertissement, un acte inutile, désintéressé. Au siècle dernier, on disait en montrant un bel objet : « Il ne sert à rien, comme Mozart. » Je ne reproche pas à l’art d’être un divertissement, parce que c’est dans le divertissement, dans les actes désintéressés, improductifs, de l’art que s’exprime la réflexion sur la vie, sur le bonheur et sur la mort. Dans le passé, cette réflexion se retrouvait aussi bien dans la culture populaire que dans les salons. Ce qui différait, c’était le langage, pas le message. La culture de l’homme simple pose également les questions essentielles. La personne qui regarde aujourd’hui un téléfilm stupide, ou un épisode Dynasty à la télévision, n’est pas moins instruite que les spectateurs d’il y a trente ans, qui faisaient la queue pour voir un film de Fellini ou de Bergman. Alors que s’est-il passé ?
Je rattache le déclin du cinéma au changement du rôle de la culture. Le langage des images mobiles a encore des ressources, mais les questions que l’on pourrait discuter dans ce langage ont disparu. Le centenaire du cinéma est donc lié à son enterrement.
Et pourtant, peut-être que nous enterrons trop tôt le défunt, peut-être que son cœur bat encore ? Peut-être enterrons-nous trop tôt cette Europe qui a connu tant de déclins dont elle s’est toujours relevée pour redevenir le moteur de l’évolution de l’humanité ? Peut-être que dans le monde des technologies nouvelles ressusciteront les éternelles questions et qu’il se trouvera un endroit où je pourrai tourner une nouvelle Illumination ou un nouvel Impératif ? Que ce soit pour un écran de télévision, une cassette vidéo ou un casque de réalité virtuelle, peu importe, comme il importe peu que ce soit moi qui interroge, ou un confrère plus jeune que moi de plusieurs générations.
La seule chose qui compte, à mes yeux, c’est de savoir si l’on offrira ces questions éternelles, ou seulement cette « bouillie médiatique » qui anesthésie notre imagination.
ICI ET MAINTENANT
Jean Leymarie - POSITIF n°461-462 - juillet-août 1998
« Nous, on veut de l’atroce ! » Le responsable du ciné-club d’un pensionnat, établissant avec les élèves le programme d’une séance, avait un jour recueilli cette réaction unanime.
Il ne se trouve pas, à notre connaissance, de pensionnats de critiques. Mais, si un tel établissement existait, leur cri du cœur serait sans doute d’un autre genre : eux, ils ne veulent pas de « social ». Pour eux, un film à l’arrière-plan déterminé, avec des apparences de « vrais » gens, de « vraie » société, ne peut faire qu’un mauvais film. Ce préjugé persistant ne laisse pas de nous surprendre, car il n’a pas, comme l’autre, l’excuse de la spontanéité enfantine.
Le dogme a la peau dure : il y aurait d’une part la belle ouvrage, le cinéma qui s’interroge à chaque instant sur lui-même, l’art réflexif, et, d’autre part, les films méchamment compromis avec la réalité, sous-documentaires, basses œuvres utilitaires. Si les nouveaux champions de l’art pour l’art sont parfois mus par une haute idée du cinéma, ils brocardent à bon compte des films importants, dont le tort, rédhibitoire, est d’explorer une part de la réalité sociale. C’est injuste : des films très différents les uns des autres, mais aux qualités respectives indéniables, subissent de la part de certains critiques, et de nombreux spectateurs, le même dédain rageur.
Trois films, trois impasses ? Petits Frères de Jacques Doillon, Ça commence aujourd’hui de Tavernier, et Baril de poudre du Franco-Serbe Goran Paskaljevic ont eu tous trois des détracteurs virulents. Étonnamment, c’est un même reproche fondamental qui leur est adressé : ils entretiendraient avec la réalité un rapport trop direct pour être vraiment honnête ; évoquant le fonctionnement d’une société, ils deviendraient suspects aux yeux du cinéma. « Terrain glissant que le réel, semblent nous avertir certains critiques. Ne vous y aventurez pas, ou alors faites du reportage ! » La fiction socialement ancrée a toujours mauvaise presse. Voilà trois films, en effet, dont les sujets constituent une bonne part de nos journaux télévisés. Pourtant, ils contredisent manifestement les fascinantes images d’Épinal déversées à vingt heures. Si tous trois sont à cheval sur un pan de la réalité, ils entretiennent avec elle un rapport problématique et décalé. Or certains spectateurs professionnels n’ont pas de mots assez durs pour fustiger cette démarche. Untel qualifie Baril de poudre de « monstre exsudant la haine et la laideur la plus fétide » ; un autre - ou le même, quelles importance ? - voit dans le film de Tavernier une résurgence archaïque, un militantisme déplacé. Un troisième, son frère sans doute, nous explique le plus sérieusement du monde que Doillon se moque de nous en présentant de la banlieue un visage non conforme à la réalité violente. Mais quelle réalité ? Les clichés prêts à consommer ? Non, Petits frères, Ça commence aujourd’hui et Baril de poudre ne méritent pas les mêmes qualificatifs réducteurs. Ces films ont peu à voir entre eux, mais ils ont encore moins à voir avec la définition approximative - brocardeurs de cinéma, détourneurs de réalité - dont on les a parfois affublés.
Il faudrait, au contraire, se réjouir de ce printemps cinématographique où au moins trois films établissent si justement le lien entre la rue et l’écran. De quoi sont-ils faits, d’ailleurs ? Tavernier filme à hauteur d’enfant la réalité la plus triviale, la plus quotidienne d’une école maternelle du Nord de la France ; mais pas un seul instant il ne lui vient à l’idée qu’il faudrait, en vertu d’un vérisme superficiel, réaliser un film « sale ». Il choisit donc le CinémaScope qui donne à l’image une ampleur inégalable ; il décide également que son film sera porté par un héros, au sens le plus hollywoodien, le plus simpliste peut- être, du terme ; qu’à cela ne tienne, l’instituteur sera le héros. Enfin, il prend, au même titre que l’indignation qui le soulève, le parti d’un incroyable lyrisme : poèmes murmurés en voix off sur des champs au soleil levant. Il fallait oser, oser rappeler qu’une réalité misérable n’appelait pas un film misérable, ni misérabiliste. L’exigence de progrès, l’effort pour comprendre une réalité infiniment complexe ne sont pas incompatibles avec les recettes éprouvées du cinéma épique. Jacques Doillon, lui, n’a pas tourné un film militant, au sens où Tavernier l’entendrait. Il est allé en banlieue parisienne, à Pantin ; il n’est pas allé faire un film « sur » la banlieue. Ce qui l’intéresse, une fois encore, est d’inscrire ses pas dans ceux de quelques enfants, les « petits frères » de ceux qui organisent des combats de pitbulls, mais les « petits frères » aussi des enfants qui traversent ses autres films, « petits criminels » ou « jeunes Werther ». Doillon, donc, s’attache à un âge, à un temps de la vie, plutôt qu’à une réserve de sauvageons. Son regard n’est pas pour autant abstrait ; Petits Frères n’ignore pas le contexte très dangereux où grandissent ses personnages ; eux-mêmes ne sont pas des anges et le film débute sur un vol et sur un mensonge. Mais Doillon les laisse respirer, exister à la fois socialement, dans la cité mais d’abord au sein de leur groupe, et psychologiquement. Un même mouvement lui fait refuser et la complaisance esthétique et la complaisance sociologique : son film n’est ni La Haine ni Ma 6-T va cracker, et la vie ne se résume pas à des affrontements entre jeunes et policiers. Il y a place chez ces personnages, entre deux erreurs ou deux espoirs, pour des scènes de grâce absolue, telles que le mariage symbolique auquel participent les enfants, auprès d’un arbre, sous le soleil d’été.
Baril de poudre de Paskaljevic, est un film extra-ordinaire. Entendons-le au sens propre : il ne ressemble à rien, et vient de surcroît télescoper - coïncidence de sa sortie en France - le conflit réel de ces dernières semaines, en Yougoslavie. Le réalisateur filme ses compatriotes tels qu’il en voit la quintessence : pour dire vite, des mâles brutaux et violeurs. Leur dangerosité est à peine compensée par des personnages plus jeunes, que la société devenue absurde rend fous. C’est un film où on s’insulte, où on se traite de « musulmans », de « Macédoniens », où de loin en loin le grésillement d’une radio informe des réactions internationales face à la situation en République fédérale de Yougoslavie. Baril de poudre ne pouvait pas sortir à un moment plus opportun : dans le contexte inévitablement figé d’une guerre en cours - ennemis contre alliés -, voilà un film qui prête à la démence des traits humains, concrets. Si son propos peut sembler insistant, trop lourd en fait, pour rester efficace de bout en bout, la violence absurde de certains huit clos admirablement filmés (un autobus pris en otage, deux amis qui s’entretuent sur un ring) laisse sans voix. Enfin, il nous semble que Baril de poudre n’est jamais uniquement un film de circonstance : sa force est d’évoquer une réalité contemporaine ; elle est aussi d’en tirer une œuvre qui sème le doute - jusqu’où la folie du film est-elle aussi la folie du monde ?
Comment ignorer de tels films, comment ne pas parler de ce qu’ils sont, de ce qu’ils montrent ? Valéry disait : « On ne s’enivre pas avec des étiquettes de bouteilles » ; malheureusement, les « étiquettes » sont aujourd’hui pour certains spectateurs la seule définition recevable. Un film a vite fait d’être catalogué, et son apparence suffit parfois à susciter d’implacables verdicts. Il semblerait par exemple que l’étiquette « film social », trop hâtivement collée sur une bouteille encore fraîche, provoque à elle seule la nausée de certains critiques. On peut s’en étonner, tant les trois films évoqués revendiquent de front un intérêt pour la société qui les entoure et une volonté d’en faire du cinéma : films « à propos » du réel, mais certainement pas films réalistes. Trois œuvres, en tout cas, qui méritent qu’on s’interroge sur leur manière à chaque fois différente de s’approprier le réel. Il est normal d’avoir des préférences, et ni Tavernier, ni Doillon, ni Paskaljevic ne sont des génies incontestables. Mais, poussé à un certain degré, le refus de voir le monde à travers le cinéma s’apparente à un refus de priorité. À en croire les gens de radio, « le monde appartient à ceux qui l’écoutent ». Au cinéma - c’est justice -, il appartient à ceux qui savent aussi le regarder.
DEMAIN, PEUT-ÊTRE
Olivier CURCHOD - POSITIF n °459 -
Jamais peut-être on n’aura tant parlé dans les milieux autorisés de l’ « éducation à l’image ». Colloques, commissions, rencontres, petites phrases et grands débats se multiplient ici et là, depuis des mois, pour tenter de définir quelle place reviendra à « toutes les images » dans l’école de demain. Faut-il voir dans une telle agitation de mots et de concepts, de bilans et de projets, le signe avant-coureur d’une volonté politique réelle d’imaginer et de construire ce que pourrait être cette éducation du spectateur que nous appelions ici de nos vœux, ou bien une course de vitesse où chaque bataillon délimite, en ordre dispersé, ses positions ? Car la cacophonie ambiante renvoie les échos des divergences sur les contenus et les enjeux. L’expression même d’ « éducation à l’image » autorise toutes les confusions : de quelle(s) image(s) s’agit-il, et pourquoi sont-elles ainsi privées de son ? Parle-t-on d’image de cinéma, de télévision, de « multimédia » ? Et cette « image » est-elle un mode de communication, un « langage », ou bien une expression artistique ? Dans ce débat, la part dévolue au cinéma paraît plus que jamais aléatoire quand ce dernier peut offrir, par son histoire, sa culture, sa vitalité et son étonnante variété, un puissant moyen de formation. L’école y trouverait une occasion simple mais efficace de concilier ce que d’aucuns croient inconciliable - champ culturel et ouvert sur le monde, sensibilité et réflexion, tradition et modernité. Quant à notre cinéma, dont les experts et les politiques culturelles recherchent, de ministère en ministère, de fonds de soutien en fonds de soutien, la clé qui lui permette de résister à une pression extérieure redoutable, ne serait-il pas temps de se convaincre qu’il n’y a pas de cinéma sans public, et pas de cinéma de qualité sans spectateur averti ? Notre époque dut inventer un jour le « devoir de mémoire » afin de prémunir les générations futures des horreurs du passé ; pourquoi ne pas imaginer un « devoir de culture » sans lequel règneront et règnent déjà les lois abrutissantes de la consommation et du marché ?
Or, dans l’actualité de ces derniers mois, quels signes d’espoir dans ce dossier ? Les désormais fameuses opérations de « sensibilisation », pilotées par le CNC et l’Éducation nationale (« École et cinéma », « Collège au cinéma », « Lycéens au cinéma »), ont atteint leur rythme de croisière, menant une action de qualité. Mais la formule, fondée sur le partenariat et le volontariat (des établissements et des professeurs), trouve aussi sa limite : pour quelques centaines de milliers d’élèves - ce n’est pas rien - qui découvrent trois fois l’an des films différents de ceux que déverse la production courante, combien de milliers d’autres laissés-pour-compte ? Les non moins fameuses classe de cinéma-audiovisuel (ex-A3), qui viennent de fêter leur dixième anniversaire au palais de Chaillot, ont fait la preuve de leur vitalité. La dernière réforme en cours conduit cet enseignement original et chaleureux - mais ne cherche pas à l’étendre. La formule, là encore, semble avoir atteint sa limite (une centaine d’établissements concernés, soit quelques milliers d’élèves seulement) sans que l’esprit qui la fonde inspire de nouveaux champs d’action. Et rappelons que seule la section littéraire (L) est directement touchée par ce dispositif optionnel. Mais, nous dit-on, l’acccès de tous à la culture est une priorité de la réforme, laquelle entend bâtir « un lycée pour le XXIe siècle ». À preuve ces « ateliers de pratique artistique », programmé à la hâte pour la rentrée prochaine, et dont on espère qu’ils intéresseront à terme un lycéen sur deux, quels que soient sa section et le baccalauréat qu’il préparera. Ces « ateliers » devraient permettre aux élèves qui le souhaitent, si leur lycée en fait la demande, de découvrir ou prolonger un goût pour un art (arts plastiques, musique, théâtre, danse, cinéma...). Quoi de neuf, en vérité, dans la réactivation d’une formule tombée en désuétude il y a quelques années (et vivotant au collège) ? Quelle est cette « priorité » qui suppose le volontariat, lui-même soumis aux mille contraintes de l’administration, aux fluctuations des budgets ? Et quelle part occupera dans ce dispositif le cinéma ? Mais, répondra-t-on, la liberté de choix est la clef de voûte de cette école du futur. Liberté de choisir ce qu’on ne connaît pas si le milieu dont on est issu n’y prédispose ?
À contre-courant d’un tel esprit ou de celui de la réforme actuelle, les programmes de français sont parvenus l’an passé à transformer l’essai jadis tenté avec Partie de campagne en imposant, parmi les quatre oeuvres inscrites à l’épreuve obligatoire de lettres de terminale L, une œuvre cinématographique, La Règle du jeu. Mesure massive, nationale, haute en symboles, et qui touche en 1999 près de cent mille candidats du baccalauréat. Passé les inquiétudes légitimes d’élèves et d’enseignants confrontés à l’étude d’un film au même titre que celle d’un roman ou d’une pièce, et les récriminations de ceux qui croient toujours que les professeurs de français ne sont pas à même, par principe, de mener à bien une telle étude, fût-ce dans le cadre de l’épreuve en question, une telle tentative prouve, s’il en était besoin, la capacité d’une œuvre « classique » et universellement reconnue à séduire et intriguer un jeune public qui ignorait auparavant jusqu’au nom de Renoir. Il reste que cette mesure demeure un cas isolé, que rien en amont dans le cursus des élèves et la formation des professeurs n’a systématiquement préparé. Plus inquiétant : le bras de fer qui se joue ces mois-ci autour de l’enseignement du français dans le lycée du « XXIe siècle » risque de conduire à un repli de cette discipline sur ses centres d’intérêt traditionnels, et surtout, à refuser que les programmes fixent dorénavant des œuvres obligatoires à étudier. Un tel refus signerait de facto la mort du cinéma dans la classe de français. Qui prendra a responsabilité d’expulser La Règle du jeu du baccalauréat ?
Or, dans la société d’aujourd’hui, dans l’école de demain, où voit-on que l’éducation au cinéma (et même, si l’ont veut, aux « images ») soit une priorité ? Des commissions se réunissent, des propositions sont rédigées, mais, hors de déclarations de circonstance, les discours et les actes ne suivent pas. L’école maternelle et primaire esquisse de timides balbutiements, que rien de continu au collège ne semble devoir relayer. Quant au lycée du XXIe siècle, la charte qui le définit retient, parmi les « grands axes de la réforme », l’accès de « tous les élèves aux « nouvelles technologies de l’information et de la communication » - non à la culture des « images ».
Les défauts du système sont patents. Si l’on parcourt l’échelle scolaire de la maternelle au baccalauréat, la situation actuelle offre un labyrinthe d’actions éparses et d’incitations ponctuelles ou sans effets tangibles. Au gré des établissements et des filières qu’il fréquentera, des professeurs qu’il rencontrera, des goûts qui lui viendront (Dieu sait comment), l’élève de notre fin de siècle rencontre ça et là « des images », plus rarement encore le cinéma. Pas de cohérence, pas de progressivité, nulle nécessité impérieuse. La formation des personnels est, quant à elle, au point mort : comment pourrait-il en être autrement là où les programmes sont pour ainsi dire muets ? La question des droits est sans cesse repoussée aux calendes grecques : l’an passé, un fâcheux effet d’annonce faisant croire au règlement de la question, aussitôt médiatisé, a finalement accouché d’une souris - et l’œuvre de cinéma demeure en classes un objet d’étude interdit par la loi. Enfin, les instances de décision, éparpillées entre des directions et deux ministères trop évidemment concurrents, riches de leurs actions respectives mais incapables ou peu désireux d’unir leurs forces, parasitent, freinent ou enterrent les propositions émanant des unes ou des autres. Quelques principes simples suffiraient pourtant à fonder une politique d’éducation au cinéma.
Cette éducation est à définir comme une mission prioritaire, son principe repose sur son extension systématique à tous les étages du cursus de la scolarité, de façon graduelle et progressive.
Les programmes des champs disciplinaires existants définiraient un cadre, des contenus et des supports, et répartiraient l’effort entre ces disciplines. Le cinéma (et les « images ») n’appartient en propre à aucune d’entre elles, il trouve son terrain d’action dans les enjeux propres à chacune.
Les concours de recrutement existants, mécanisme majeur pour déverrouiller le système, sauraient accueillir et valider une formation devenue indispensable et préparée durant les années qui conduisent à ces concours.
Les professionnels, reconnaissant que la classe ne contrevient pas au « cercle de famille » dès lors que s’y déroule une mission d’éducation, autoriseraient enfin dans ce cadre la libre circulation des œuvres.
Tel est le grand défi qu’un pays comme le nôtre, fort du rôle prééminent qu’il joue en Europe dans le domaine du cinéma, ferait bien de relever aux plus hauts lieux de décision. L’époque nous serine que le prochain siècle sera celui des « images », se soucie-t-elle vraiment d’en donner les clés ? Ce n’est pas de mesures ponctuelles qu’il est besoin en ce domaine, mais d’une vision d’ensemble, quelque chose comme un plan Marshall dont les professionnels de l’école mais aussi ceux du cinéma portent la responsabilité. Si l’école ne relève pas ce défi, qui le fera ?
HOMMAGE AUX BANDES DESSINÉES
Federico FELLINI
J’ai commencé à comprendre l’essence des bandes dessinées lorsque j’étais enfant en lisant celles de Frederick Burr Opper et de George McManus : Happy Hooligan, Maud, Alphonse et Gaston, et Bringing Up Father. En Italie, on publiait alors des bandes dessinées sans bulles ; on utilisait plutôt une sorte de bout rimé au-dessous, comme une légende, pas toujours complète, car on sait que le vers étire. Il manquait en somme un élément fondamental de la composition ; le texte était exclu de l’image, hors d’état d’en faire partie, mais l’effet typique de cet art inventif et subtil était si puissant qu’il définissait une représentation du monde.
Ensuite vint la découverte des bandes dessinées d’aventures. Il est difficile de faire comprendre l’influence qu’elles ont eu sur les enfants de ma génération, Guy l’Éclair d’Alexander Raymond par exemple. À l’époque où les vicissitudes chevaleresques des héros commençaient à devenir populaires, l’Italie naviguait en plein fascisme, en pleine rhétorique funèbre et despotique. Le fascisme reposait, il est vrai, sur l’audace, la nécessité du risque, du combat et de la victoire, mais ce n’était là que des mots arrogants et ceux qui exaltaient de telles valeurs n’étaient pas vraiment sympathiques. Tandis que Guy l’Éclair apparaissait tout de suite comme le type du héros insurpassable, du vrai héros, même si ses exploits se situaient dans un monde lointain et imaginaire. J’avais pour Guy l’Éclair et pour son créateur une profonde affection, comme tous les enfants de mon âge. Quand j’y songe, c’est comme s’il avait existé pour de bon. Parfois dans mes films, je recherche la couleur et la verve de Guy l’Éclair et de son monde, ainsi que l’imprimaient les journaux italiens, avec les bulles finalement à leur place, mais avec quelques fautes de traduction. Par exemple, dans la version originale du premier épisode dominical de 1934, on présentait Guy l’Éclair comme un « licencié de Yale », et dans la version italienne on le définissait comme « policier ». La faute n’a été corrigée qu’à une date récente, et, à mon avis, la différence n’est pas négligeable.
Si je rédige ces lignes, ce n’est pas pour parler de moi, ni pour risquer un jour l’accusation d’autobiographie, mais simplement pour témoigner de mon intérêt et de ma reconnaissance à l’égard des bandes dessinées. Intérêt et reconnaissance qui me font apprécier particulièrement ce livre de James Steranko qui contient, avec l’histoire des héros, l’histoire des bandes dessinées, d’Alex Raymond et Will Eisner, de Milton Caniff et de Hal Foster - de Stan Lee et de ses idées révolutionnaires sur le sujet. La révolution qu’il a produite a donné une tendance remarquablement aventureuse aux bandes dessinées, exactement la mise en œuvre de l’essence de l’autre filiation, celle du comique pur.
Non contents d’être des héros, mais devenant toujours plus héroïques, les personnages du groupe Marvel savent rire d’eux-mêmes. Si leurs aventures se présentent explicitement comme un spectacle plus grand que la vie, où chacun cherche avec masochisme à trouver en soi une forme de maturité, le résultat n’a rien de déplaisant : c’est un récit scintillant, véhément et vengeur, un récit qui ne cesse de renaître pour l’éternité, sans craindre les obstacles ni les paradoxes. Les obstacles et les paradoxes, nous n’en mourons pas, si nous savons les affronter en riant. Seul l’ennui pourrait nous tuer. Et de l’ennui, par chance, les bandes dessinées se tiennent à distance.
* Ce texte est paru en préface à The Steranko History of Comics (Supergraphics, Reading, Pennsylvanie, 1970). Traduit de l’américain par Alain MASSON. - POSITIF n°470 - avril 2000
LE CINÉMA VU D’EXTRÊME DROITE
On pourrait résumer ainsi France-la-Doulce, roman de Paul Morand paru en 1934 : un film des débuts du parlant, intitulé France-la-Doulce et adapté de La Chanson de Roland, connaît le triomphe, malgré une série de tribulations dues à la pagaille des milieux cinématographiques.
Un pamphlet contre le cinéma. Mais résumer de telle façon le roman de Morand ne tient compte que de la base narrative d’une œuvre dont la visée essentielle relève du pamphlet. Le cinéma y est attaqué en tant qu’art et en tant qu’industrie.
Pour Morand, le monde du film « était une dimension nouvelle, sans épaisseur, d’où la logique, les formes, les rapports normaux avaient disparu, tour de Babel à jamais inachevée où les mots s’étaient une fois pour toutes vidés de leur sens, et les idées les plus simples, celles qui servent chaque jour aux hommes à communiquer entre eux, de toute substance ». En cela, le cinéma est inférieur au « trompe-l’oeil du théâtre » ; il est « un art non plus dramatique mais spéculaire », abandonné par le public du théâtre « qui, depuis le XVIIe siècle, assurait la primauté de l’esprit… ».
De plus l’industrie du film est présentée comme complètement désorganisée et ne vivant que d’opérations malhonnêtes. La société Etherfilm, productrice de France-la-Doulce, engage comme metteur en scène Max Kron, qui se fait passer « pour son homologue Max Kron, le réalisateur du Baiser de la paix et de La Guerre future », et qui continue le tournage alors que les producteurs ont découvert la supercherie. Le commanditaire, le comte de Kergaël, est roulé par Etherfilm, si bien que, à la mort de celui-ci, son notaire Me Tardif doit défendre les intérêts de sa famille. Le tournage est chaotique : personne n’est payé, les figurants se révoltent, Kron fuit aux États-Unis en emportant les bobines déjà achevées ; il est alors remplacé par Tatarine qui réalise, dans un esprit différent, la suite du film. Finalement, après un arrangement facilité par le ministre de l’Intérieur entre Kron et la veuve Kergaël, France-la-Doulce obtient un triomphe en présence du président du Conseil.
Un pamphlet xénophobe. Cette vision passéiste d’un cinéma qui, par essence, ne vaudrait pas le théâtre, et cette présentation outrancière d’une industrie qui, effectivement, était alors relativement désorganisée ne suffisent pas à faire de France-la-Doulce un pamphlet virulent. La xénophobie qui inspire tout le roman est, elle, caractéristique de la veine pamphlétaire d’extrême-droite, telle qu’elle s’exprimait alors régulièrement dans les colonnes de L’Action française et d’autres journaux de la même mouvance.
La société Etherfilm est constituée de Jacobi et Amar, juifs, de Kalitrich, roumain, et de Hermeticos, grec. Quand l’Allemand Kron dirige, le personnel est allemand : l’opérateur Taubesohn, le maquilleur Warum ; quant à l’équipe de Tatarine, elle comprend « son monteur Nikitoff, son aide monteur, Nestoroff, son cameraman, Petroff, son découpeur, Dolgoroukine, et son aide découpeur Prokhorof ! ». Le dialoguiste porte un nom connotant la vieille France : Le Veneur d’Oisel ; mais il s’appelle réellement Jägervogel. Le directeur de production, Kanapèjan, est arménien ; son adjoint, Mameluco, est syrien, un « étranger ». Ce dernier adjectif devient parfois un substantif qui caractérise les personnages : ainsi Jacobi, Kalitrich et Sacher sont « les trois étrangers ». Les acheteurs du film, « maîtres terribles du cinéma », sont décrits comme des « métèques » monstrueux : « Têtes de commis-voyageurs martiniquais, de mastroquets corses, obligeant leur député, de commandeurs du Nichan Iftikar, de tôliers turcs, d’agents électoraux, de gros Syriens maquignons de foire, d’Algériens fermiers de casinos, croupiers au chômage, margoulins internationaux, cachés derrière leurs lunettes à verres de loupe, la bouche et la bourse entrouvertes, la lèvre humide de convoitise… ». Enfin, le circuit des salles françaises est tenu par Lévi-Levine. Bref, d’ « étranges noms », « des noms de toutes les paroisses ! » dans « Cosmopolis ».
Si l’on excepte la surcharge sémantique de l’onomastique et la généralisation consistant à ne faire participer à la production et à la réalisation de France-la-Doulce que des étrangers, on pourrait dire que Morand reproduit une réalité de l’époque. Mais il verse dans la xénophobie en présentant l’étranger d’une manière négative, voire haineuse.
Les réfugiés qui débarquent de Berlin à la gare de l’Est sont « les uns pareils à des Boches, les autres pareils à des Bicots ». Le portrait physique vaut condamnation : ainsi, Kanapèjan se signale par « des mains couleur pain d’épice où les poils dessinaient entre les doigts gras de véritables sourcils… ». L’étrange dégage une odeur spécifique : « Dans le bureau sale et noir » de Sacher, Kalitrich, Jacobi et Hermeticos, « bien qu’ils ne fussent ni lavés ni nourris depuis longtemps, cela sentait le hachis oriental et l’eau de rose ». L’étranger, par ses « imaginations orientales et diaboliques », détériore tout ce qu’il touche et entreprend. Il donne donc lieu à des comparaisons méprisantes : « comme des gangsters », « comme des larves », « comme des crabes », « d’un air faux d’eunuque ».
Parmi les étrangers, les juifs sont particulièrement visés. Les clichés de l’antisémitisme abondent. La « condition ancestrale » des juifs est « la vie errante, la disponibilité » par opposition au rythme tranquille de la province française. Kron retrouve à New York « cet authentique ghetto (…) où fourmillent de futurs mathématiciens, les ancêtres de révolutionnaires célèbres, les irresponsables aïeux de violonistes prodiges ». On ne s’étonnera pas que, dans le corps de Kron, la description privilégie le nez : quand il passa la frontière, « déguisé en Aryen blond », il a « tenu son nez dans sa main ». Le juif appartient à une « tribu » ; pire, il est une « vermine ».
Défense de la culture française : La France aux Français. Devant cet afflux d’étrangers, le cinéma, selon Morand, est colonisé et la culture française menacée. Ainsi des apatrides osent adapter une chanson de geste considérée comme l’origine du patrimoine littéraire de la nation et la défigurer par des épisodes ajoutés tels que « l’audacieuse orgie chez l’émir ».
Le titre du roman laisse deviner un reproche adressé cette fois aux Français qui seraient trop « doux » envers les étrangers, puisque même des nobles comme Kergaël et des bourgeois comme Me Tardif participent aux malversations des « métèques ». Le roman se termine par une réplique, qui ne pouvait être innocente étant donné le contexte international, de Kron au président du Conseil : « La France, Monsieur le président, c’est véritablement le camp de concentration du bon Dieu ! ».
France-la-Doulce aurait pu s’intituler « La France aux Français » ou, pour le moins, « Le Cinéma français aux Français ». La préface de Morand est clairement nationaliste, chauvine, xénophobe et antisémite. Il présente son roman comme un « itinéraire » qui « décrit la jungle financière de certains milieux cinématographiques, qualifiés, on ne sait trop pourquoi, de français ». Il adresse un « indirect hommage aux producteurs et metteurs en scène français (…) dont le nom sonne net » et critique les « pirates, naturalisés ou non, qui se sont frayé un chemin, parmi l’obscurité de l’Europe centrale et du Levant… ». Si Morand consent à louer les « grands noms internationaux de l’art que nous avons accueillis à leur passage » (on remarque la dernière restriction), il condamne « la racaille qui grouille ici » et il « revendique pour ses compatriotes (…) le droit des minorités ». On reconnaît là les thèmes et le ton de l’extrême droite déjà présents dans la réponse qu’avait faite Morand à une enquête sur la situation du cinéma dans Pour vous, L’Hebdomadaire du cinéma : en novembre 1933, il y déclarait : « Il faut que le cinéma ait le style d’une nation et d’une époque, tout comme autrefois un fauteuil ou un tableau (sic). C’est pour ça qu’il faut retirer au plus tôt le cinéma français des mains de la racaille du Levant et de l’Europe orientale qui a mis la main sur lui (je vous donne (…) rendez-vous à France-la-Doulce ». Même virulence dans un article, « De l’air !… De l’air !… », publié par Morand dans la revue de Massis 1933, où le romancier appelait à un sursaut national(liste) contre « l’invasion étrangère » : « Sortons de notre quiétude consternée. Renonçons même un moment au libéralisme si ce dépuratif s’avère trop inefficace (…). En ce moment, tous les pays tuent leur vermine sauf la nôtre » (cité par Ginette Guitard-Auviste).
De la déception à la xénophobie. Certains expliquent et justifient la xénophobie de France-la-Doulce par les déceptions qu’auraient connues Morand dans ses expériences cinématographiques. L’adaptation de son roman Lewis et Irène n’aboutit pas plus que celle de sa nouvelle « La Nuit de Putney », sa participation au comité littéraire de la filiale française de Paramount fut infructueuse. En 1932, Morand travailla à l’adaptation de Don Quichotte avec Alexandre Arnoux pour le scénario et les dialogues. Il écrivit aussi Trois Chansons de don Quichotte à Dulcinée, dont la musique aurait dû être de son ami Ravel. Le film subit de nombreuses mésaventures : plusieurs metteurs en scène furent remerciés jusqu’au moment où Pabst, qui venait de quitter l’Allemagne, fut choisi , Jacques Ibert fut préféré à Ravel ; plusieurs scènes durent être tournées de nouveau à cause du maniement défectueux de la langue française par Chaliapine. Ces aléas n’empêchèrent pas Morand d’assister au tournage du film de septembre à décembre 1932 et d’être crédité au générique.
Tous les romanciers déçus par le cinéma ne devinrent pas xénophobes. La présence de nombreux étrangers au générique de Don Quichotte (Pabst ; Constantin Geftman, directeur de production ; Nicolas Farkas, l’un des responsables de la photographie ; André Andreïev, décorateur ; Lotte Reiniger, responsable des ombres chinoises ; Hans Oser, monteur ; Chaliapine, acteur principal) entretint Morand dans un chauvinisme qu’il avait déjà exprimé. Vis-à-vis de Don Quichotte, il ne jugea pas le produit fini, le film tel qu’il fut vu sur les écrans et qui ne déshonora pas la carrière de Pabst, entouré en la circonstance de collaborateurs compétents et réputés. Morand ne retint que ses propres déceptions et que les mésaventures que le film avait connues durant sa réalisation. C’est ainsi qu’il publia France-la-Doulce qui n’a pas la légèreté d’une « sotie », comme l’écrit Ginette Guitard-Auviste, mais la lourdeur d’un nauséabond pamphlet. Paul Renard, 1999.
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