DRAME, COMÉDIE DRAMATIQUE, CATASTROPHE, TRAGÉDIE Tome 1

DIAMANT BRUT

d’Agathe Riedinger, 2024, France, 1h43, Couleurs

avec Malou Khebizi, Idir Azougli, Andréa Bescond


RÉSUMÉ : Liane, 19 ans, téméraire et incandescente, vit avec sa mère et sa petite sœur sous le soleil poussiéreux de Fréjus. Obsédée par la beauté et le besoin de devenir quelqu’un, elle voit en la télé-réalité la possibilité d’être aimée. Le destin semble enfin lui sourire lorsqu’elle passe un casting pour « Miracle Island ».


COMMENTAIRES : Pour sa première réalisation, Agathe Riedinger a eu du nez en choisissant le sujet de la téléréalité, même s'il a déjà été beaucoup traité au cinéma. En effet, depuis Le Prix du danger d'Yves Boisset en 1983, les films ne manquent pas sur le sujet. Diamant brut n'en reste pas moins original et pertinent dans son approche, avec la révélation de Malou Khebizi dans son premier rôle à l'écran. 

Comme beaucoup de films de la sélection officielle du festival, Diamant brut sortira en salles à la rentrée, le 9 octobre 2024. 

La première impression qui s'impose à la vision de Diamant brut est la maîtrise de l'image et du son (la musique d'Audrey Ismaël est magnifique) dont fait preuve Agathe Riedinger. Plongée dans le quotidien d'une jeune femme au sortir de l'adolescence, candidate à participer à une émission de téléréalité, Diamant Brut est un bijou de perspicacité à propos du vedettariat obsédant qu'éprouve une certaine jeunesse contemporaine. Un sujet sociologique écrit avec un sens du romanesque et de la mise en scène fédérateur. 

Pleine d'énergie et enthousiaste, à 19 ans, Line s'ennuie ferme dans le petit appartement qu'elle partage avec sa mère et sa sœur cadette à Fréjus, sur la Côte d'Azur. Coquette et soucieuse de sa beauté qu'elle entretient avec un soin obsessionnel, elle voit en elle le moyen d'atteindre la reconnaissance à laquelle elle aspire. Un SMS lui apprenant qu'elle a été sélectionnée pour participer au casting de l'émission de téléréalité « Miracle Island » concrétise tous ses espoirs. 

Filmé au plus près de son actrice Malou Khebizi, pour la première fois à l'écran, Agathe Riedinger ne rate rien de la palette d'émotions qu'elle traverse dans l'attente fiévreuse qui l'anime d'une confirmation de ce premier pas vers la consécration. Femme filmée par une femme, Liane est de tous les plans, le jeu de la comédienne étant au cœur du narratif émotionnel du film. Ce Diamant brut, c'est elle. 

Agathe Riedinger, à l'écriture et derrière la caméra, suit une progression constante et rythmée de son récit. Femme enfant en route vers l'avenir, Liane est au carrefour de sa vie, sans que l'on sache jamais de quel côté la fortune va pencher, jusqu'à la résolution. Malou Khebizi place en début du festival assez haute la barre du Prix d'interprétation féminine, et la réalisatrice Agathe Riedinger celle de la Caméra d'or, comme seul premier film en compétition. Jacky Bornet.

Diamant brut, premier long métrage d’Agathe Riedinger, ne porte pas moins atteinte au visage, tout contemporain qu’il soit, si l’on veut bien admettre qu’il y a un côté gueule cassée chez les influenceuses qui, pour se faire dévisager et envisager, se refont le portrait bout par bout. Devant la glace, les différents fonds de teint apposés par Liane avant d’être étalés tiennent de la peinture de guerre. C’est l’aspect le plus réussi de cet énième coming of age : ce qu’on n’ose appeler le « film de métier », le soin apporté à la transformation de son corps et de ses traits par une bellissima version Fréjus 2024, que le court métrage drôle et touchant de Lila Pinell, Le Roi David avait déjà exploré. Ventouse à lèvres, maxi-faux-cils et implants mammaires ne sont qu’une partie de l’arsenal de son héroïne de 18 ans qui décroche une audition pour une émission de téléréalité. La tentation hagiographique d’une telle trajectoire et un tropisme kechichien de surface n’inhibent pas ici l’énergie d’un montage qui taille délibérément plus large que les dialogues. Riedinger se donne le temps de plans purement rythmiques ; même celui en commun avec Bird – la décidément incontournable fenêtre ouverte et son rideau qui bouge – a la quiétude d’une image libérée de l’obligation de signifier. Ces plans reposent de l’affairement constant autour d’un narcissisme qui finit par user les yeux. On voit bien que se joue ici l’acharnement à transformer un corps qui se croit sans valeur (presque un déchet familial et social) en or médiatique, via le miroir aux alouettes des réseaux sociaux et de la junk tv. Mais heureusement, la couleur déborde sur le trait, et un tatouage aux allures de blessure auto-infligée rappelle le prix, le poids de chair, du picaresque. Charlotte Garson.

C’est l’histoire d’une fille de 19 ans qui rêve sa vie. Qui s’accroche à ses rêves. Et quand on s’appelle Liane, sans doute qu’on s'agrippe avec plus de rage encore. On est sur une côte qui n’a trop rien d’Azur, avec ses zones commerciales, ses fast foods ses villas fantômes en chantier depuis des années et ses cailleras en scooter, qui essayent de brancher Liane qui va qui vient avec sa jupe trop courte, son sac de marque et ses talons sans fin. Mais elle est forte, la petite aux sourcils trop faits, plus grande que son âge, notamment lorsqu’elle veille sur sa petite sœur, quand c’est sa mère (Andrea Bescond) qui devrait le faire. No big deal. Liane est sûre que d'un instant à l'autre, la responsable du casting d’une téléréalité va finir par la rappeler. Elle lui a dit par message combien sa vidéo “avait plu à la production”. Alors sa vraie vie pourra commencer... 

En 1999, les frères Dardenne entraient dans l’histoire avec la Palme d’or accordée à Rosetta. L’histoire d’une gamine de milieu modeste qui se rêvait une autre vie et qui voulait qu'on l'aime. Vingt-cinq années sont passées et Liane, malgré l’illusion de puissance qu’offrent les réseaux sociaux aux apprenties influenceuses comme elle, paraît aussi démunie que son aînée. À cette différence près. Rosetta n’avait pas cette obsession de la beauté qu’inoculent les réseaux. Elle rêvait plus bêtement d’une vie normale. 

Liane, c’est Rocky sans les gants de boxe. “La future K(ardashian)”. “Mon destin, je le travaille et le reste, c’est Dieu qui donne.” Le portrait qu’Agathe Riedinger, 39 ans, fait d’une jeune fille d’aujourd’hui nous touche par sa générosité. Aussi ingrat que soit le monde qu’elle dépeint, son héroïne n’y est surtout pas une victime. La réalisatrice, ancienne des Beaux-Arts, a soigné le cadre et la lumière pour que son actrice, Malou Khebizi, sa princesse chiffonnée, irradie. Cannes aiment les Cendrillon qui muent en princesses. Dans les années 50, les Sophia, Gina, Claudia étaient toutes passées par la case Miss, avant de se voir offrir le rang qu'elles méritaient. Et pas exclusivement pour leur irrémédiable beauté. Carlos Gomez.

CRITIQUES : Armée d’une grande envie de cinéma et d’un regard au bon endroit, Agathe Riedinger colle au corps d’une jeune femme qui rêve de célébrité. Et passe un peu à côté du cœur. 

Il y a un premier plan très fort et très beau en ouverture. Un son métallique, lourd sur un écran noir. Puis, dans une nuit froide, sous la lumière d’un lampadaire, quelque part sur un parking perdu, une jeune femme danse autour de ce poteau. Ses talons compensés tapent sur la ferraille, alourdissent la grâce recherchée, sorte de retour à la réalité, d’oxymore de cinéma qui dit tout du fantasme et de la triste réalité. Liane, 19 ans est ce que certains ont nommés « cagole », puis « bimbo », aujourd’hui « influenceuse ». Une jeune femme qui aime le clinquant, les talons hauts, le maquillage... Sous le soleil de Fréjus, coincée entre une mère absente et une petite sœur collante, les embrouilles avec les copines et le regard concupiscent des garçons, elle sait que la célébrité des réseaux sociaux est le seul moyen pour elle d’aller ailleurs. Pur film portrait, DIAMANT BRUT observe pendant 1h43 Liane sous tous les angles, toutes les coutures d’une vie fardée. On sent l’envie profonde et sincère d’Agathe Riedinger de mettre un nom, une âme, sur ce qui dans l’imaginaire collectif est réduit à un cliché. Sans ironie, sans aucun cynisme, elle observe cette jeune femme, son univers, sa façon de s’approprier son corps (notamment un plan de maquillage sidérant, tel des peintures de guerre), ses rêves de gloire. Dans un même mouvement, elle montre combien la réalité cogne cette jeune femme, la renvoie constamment à être un objet de regard, de désir, de mépris. Malou Khebizi offre tout à ce personnage et se laisse regarder par la caméra avec une force, une dignité qui tient – au moins au début – le film très haut. 

Mais, à vouloir regarder un cliché en face, à vouloir lui donner du corps, Agathe Riedinger finit petit à petit par tomber dans un autre cliché. Celui d’un cinéma d’auteur – certes très carré, très bien « fait » – qui a besoin de sublimer pour exister (d’Andrea Arnold à Sean Baker en passant par Kechiche...). Par instants, le film décale son regard, s’emporte dans des nappes de violoncelle frénétique, des postures de mise en scène mystique, comme pour nous assurer qu’il n’est pas dupe, qu’il s’agit bien là d’analyser ce personnage plutôt que de véritablement l’éprouver, voire l’aimer. Tendu autour de l’attente de la réponse d’un casting pour une télé-réalité, DIAMANT BRUT suit le parcours finalement assez balisé d’un chemin de croix intérieur, une série d’humiliations et de colères qui brutalisent le personnage. Répétitif, le dispositif vise à l’épuiser alors qu’au départ le regard si précis, si juste d’Agathe Riedinger la remplissait d’une humanité, d’une tendresse par le simple temps passé avec elle. Il y a bien là quelque chose d’un 400 COUPS d’aujourd’hui, l’envie à travers l’épuisement d’un corps de raconter le destin d’une génération. Mais à trop vouloir mouler son film dans un carcan auteuriste, DIAMANT BRUT perd de vue la singularité, la beauté de son personnage. En voulant la sublimer, en croyant que seule la mise en scène peut éclairer ce personnage, le film banalise ce regard et transforme petit à petit Liane en « chair à spectateur ». Comme si, au fond, les vieux modèles de cinéma échouaient à vraiment raconter, saisir, le cœur un peu ailleurs de cette nouvelle génération digitale. Renan Cros.

Liane, alias Malou Khebizi, 19 ans, make-up, rajouts peroxydés et armada d’artifices dessinant soigneusement sa silhouette de bimbo, rêve de télé-réalité. Dans l’attente d’une réponse de casting à l’émission « Miracle Island », la jeune fille erre dans un Fréjus dévitalisé, sous l’écrasante chaleur d’un énième été d’ennui et de dèche. 

Diamant Brut débarque ainsi, dans le paysage du cinéma français en occupant une place encore peu sollicitée – à part peut-être, sur un mode moins clinquant, par le belge Rien à foutre –,celle où vit une jeunesse dont le rapport au monde, le besoin de reconnaissance, passeraient par un désir d’abondance et de célébrité alimenté par un flot ininterrompu d’images. Avec son héroïne en quête d’un beau brillant et fastueux, comme atteinte d’un syndrome de Stendhal, Diamant Brut charge sa mise en scène de véritables épiphanies visuelles, gages d’une fidélité complice accordée au regard obsédé de Liane. Si l’on regrette que le film ne succombe à une certaine tentation doloriste, alimentée par une imagerie christique, Diamant Brut acte la naissance d’une cinéaste, et d’une actrice, à suivre. Marilou Duponchel.

Les premiers films sont rares en compétition officielle à Cannes – au moins autant que les films de réalisatrices. Diamant brut d’Agathe Riedinger cumule ces deux attributs, prolongeant le geste de son court-métrage traitant déjà de l’attrait de toute une génération pour le clinquant de la télé réalité et du monde de l’influence sur les réseaux sociaux. Le programme du film est simple : la caméra est focalisée sur Liane, jeune femme tout juste adulte, dont l’obsession est de vivre de cet amour que prodigue le sentiment d’être regardée et adulée, par le biais d’un réseau social, pour sa plastique, un idéal provoqué par tous les moyens. C’est un portrait de femme, une trajectoire qui traverse l’univers des foyers, du manque d’amour familial, et d’une rage intense qui se manifeste par tous les moyens à disposition. 

La force du film est comprise dans les quelques scènes où le masque tombe, un apparat savamment construit face au spectateur qui, l’espace d’un instant, s’évapore pour dévoiler une personne fragile, en réaction contre le regard des autres. Cette altérité, elle la maintient à distance, dans une défiance presque absolue, créant un paradoxe étonnant, celle d’une hypersexualisation brandie comme une marque, le mot étant de chaque instant, cohabitant avec la virginité du personnage principal. Il n’est pas question pour elle de dépendre des hommes, de leur devoir quelque chose, de s’en remettre à eux pour quoi que ce soit concernant son futur. C’est dans cet entre-deux troublant que se trouvent à la fois le cœur du film mais aussi ses limites. 

La grande majorité du film s’inscrit dans cette construction de la carapace de Liane, dans sa préparation et amélioration constante de ce qu’elle considère comme un outil de travail, son corps. Si ce chemin est intéressant dans ses prémisses, il en devient vite lassant, usant le regard par une répétition qui ne s’appuie pas suffisamment sur des ruptures de ton comme celles précédemment décrites, où elle peut baisser les armes. La quête du graal, être embauchée pour être une des nouvelles stars d’une émission célèbre de télé-réalité, devient ainsi usante, trainant en longueur et transformant le film en une lente descente aux enfers où Liane perd peu à peu tout contrôle sur ses émotions. 

On peut aussi regretter certaines facilités de mise en scène, comme ces lettres qui envahissent l’écran, représentant les louanges ou attaques virulentes reçues sur Instagram par Liane. Cette utilisation des réseaux sociaux pour figurer le malaise qu’elle subit graduellement ne fonctionne pas véritablement, peinant à traduire l’intensité dramatique qu’elle aimerait pouvoir créer. Malgré cela, le film réussit à surnager au dessus de ces quelques ratés, grâce à la qualité de la direction d’acteurs, et un duo très convaincant formé par Malou Khebizi et Idir Azougli. Les scènes qu’ils partagent, dans une communion de leurs souffrances, sont les plus réussies de Diamant brut. Il n’est plus question de se défendre du monde, il est enfin possible d’être soi et de se laisser être face à l’autre et de compter sur lui l’espace de quelques minutes. 

Diamant brut demeure une énigme, ne se livrant jamais totalement, laissant à quai autant qu’il peut toucher, charmant mais aussi rempli de promesses non tenues. Il reste malgré tout difficile de ne pas retenir le désespoir qui ourle ce portrait, la solitude d’une jeune femme laissée pour compte qui veut briller fort pour effacer les ombres de sa propre enfance. En cela, le film est une promesse, celle des films à venir d’une cinéaste, Agathe Riedinger, qui a tout pour nous surprendre à l’avenir. Florent Boutet.

La proximité avec le film d'Andrea Arnold de ce premier long-métrage lui aussi centré sur une jeune fille prête à tout pour ne pas subir le déterminisme du monde misérable où elle est née, en l'occurrence du côté de Fréjus (Var), ne rend pas service au film d'Agathe Riedinger

Et il est vrai que si on retrouve dans Diamant brut une énergie rageuse comparable à celle de Bailey, la situation de Liane, fascinée par les réseaux sociaux et entièrement vouée à son rêve d'être choisie par un casting de téléréalité peine à créer un lien entre le personnage et qui la regarde. 

Les ravages physiques et mentaux de l'univers frelaté auquel elle adhère corps et âme sont omniprésents sans ouvrir vers aucune dynamique, tandis qu'autour de Liane se déchaîne un rodéo d'affects, d'injonctions, de modèles et contre-modèles de comportements. 

Plus que le sort de la jeune fille, finalement scellé par un coup de force scénaristique qui aurait pu aussi bien être à l'opposé, c'est d'ailleurs cette palette aussi sinistre que contrastée de ce qui se présente à une jeune femme pauvre dans la France d'aujourd'hui –pour le dire sans détour, le choix entre de la merde et de la merde– qui est le véritable matériau d'un film aux promesses seulement en partie tenues. Jean-Michel Frodon.

LES DIMANCHES DE VILLE-D’AVRAY

de Serge Bourguignon, 1962, France, 1h40, Noir et Blanc

avec Hardy Krüger, Nicole Courcel, Daniel Ivernel


RÉSUMÉ : Pilote de guerre en Indochine, Pierre croit avoir tué une petite fille en bombardant un village. Quelques années plus tard, sur le quai de la gare de Ville-d'Avray où il accompagne son amie Madeleine, il rencontre Françoise, une fillette de 12 ans, abandonnée par sa mère et que son père a placé dans une institution religieuse. Se faisant passer pour lui, Pierre prend l'habitude de la sortir tous les dimanches. Une tendre et pure amitié s'établit entre eux. Mais les braves gens s'inquiètent... 


CRITIQUE : Curieuse destinée que celle de ce film météore, chef-d’œuvre du cinéma français, qui eut du mal à trouver une sortie en salle avant d’obtenir l’Oscar du meilleur film en langue étrangère et connaître le succès américain. Mais une relative indifférence en France le condamna à l’oubli rapide, l’œuvre étant d’ailleurs invisible depuis des décennies. Serge Bourguignon, son auteur, fut une étoile filante de la réalisation et connut un sort encore plus malchanceux que Pierre Chenal et Edmond T. Gréville, deux autres méconnus de notre cinéma, auxquels on peut le rattacher. Adapté d’un roman fantôme publié bien après la sortie du film, Les dimanches de Ville-d’Avray est dans la filiation surréaliste par sa description d’une amitié amoureuse scandaleuse et son traitement des arcanes de la mémoire. Une splendide photo d’Henri Decae et un montage vertigineux contribuent à la beauté plastique du film, aussi féérique que La nuit du chasseur ou L’Atalante dans ses meilleures séquences (le travelling dans le parc, la fête foraine, l’ascension nocturne du clocher). Hardy Krüger est impeccable et bien assisté par Patricia Gozzi (l’une des rares enfants actrices supportables du cinéma), et surtout Nicole Courcel, extraordinaire en amie infirmière. 

D’où vint alors le tiède accueil du film à sa sortie en France ? En premier lieu, il fut jugé trop « poétique » tant par les tenants du « cinéma de qualité » que par les gardiens du temple de la Nouvelle Vague ; il incarnait en fait une troisième voie, narrative et visuelle, même si des correspondances thématiques et stylistiques peuvent s’établir avec des films français antérieurs : le traumatisme de la petite fille fait écho à celui de Brigitte Fossey dans Jeux interdits, et celui de l’ancien soldat aux prises avec sa mémoire rappelle l’univers de Resnais/Duras dans Hiroshima mon amour. Mais Serge Bourguignon fut implicitement suspecté de plagier ces univers, quand sa démarche était authentiquement personnelle. En second lieu, le malaise des personnages secondaires quant à la nature exacte de l’attirance entre les deux protagonistes a sans doute aussi été celui des spectateurs. Quand on le revoit aujourd’hui sereinement, il est évident que la relation évoquée est uniquement affective et nullement sexuelle, même s’il est permis de penser qu’aucune chaîne de télévision (pas même Arte) ne prendra le risque d’une diffusion en prime time de peur du scandale qui pourrait en résulter... 

Film culte aux États-Unis et au Japon, Les dimanches de Ville d’Avray restauré en 2010, connaîtra-t-il une franche réhabilitation dans la mémoire du cinéma français ? On ne peut que le souhaiter. Gérard Crespo.

ANALYSE : Les années 60, en France. Pierre, un ancien pilote, est devenu amnésique à la suite d'un accident d'avion en Extrême-Orient. Madeleine, une amie infirmière, lui consacre toute sa vie et sa tendresse de femme seule. Un jour, en la raccompagnant à la gare de Ville-d'Avray, Pierre rencontre Françoise, une orpheline de 10 ans, qui vit chez les sœurs. La vision de l'enfant lui rappelle l'image d'une fillette qu'il pense avoir tuée en opération. Il se prend rapidement d'amitié pour Françoise. Puis, se faisant passer pour son père, il lui rend visite tous les dimanches. Une tendre et pure complicité s'établit entre eux. Mais cette relation fait bientôt scandale dans la ville... 


Suite au succès inattendu d’A bout de souffle et des Quatre cents coups, les producteurs français sont tous à la recherche de jeunes auteurs capables de renouveler ce miracle. C’est ainsi que des cinéastes comme Agnès Varda, Jacques Rozier ou Luc Moullet ont l'opportunité de tourner leurs premiers longs métrages et que Serge Bourguignon - qui est passé par l’IDHEC et a réalisé trois courts métrages - se voit contacté par Romain Pinès. Celui qui a été le producteur de Pabst dans les années 20 et 30 lui propose d'adapter à l'écran un polar de Bernard Eschassériaux, mais cette histoire de braquage qui tourne mal n’enthousiasme guère Bourguignon qui ne se sent pas à l’aise avec le genre policier. Il entend donc décliner la proposition, mais explique cependant au producteur qu'un élément du récit retient tout de même son attention. 

Cet élément, c'est le parcours d'un des criminels qui suite à une chute devient amnésique et qui par un concours de circonstances est amené à prendre l'identité d'un homme percuté par une voiture qui vient juste d'abandonner sa petite fille à l'orphelinat. Cette histoire entre en résonance avec une autre, réelle cette fois, qui a profondément marqué Bourguignon. Alors qu’il se trouve à bord d’un porte-avions pour participer à la réalisation d’un documentaire, il entend parler d’un pilote persuadé d'avoir tué une petite fille au cours d'une mission et qui, traumatisé, reste errer dans le ciel longtemps après que son escadrille est rentrée, cherchant à se faire abattre par la DCA ennemie. À court de carburant, il reprend enfin ses esprits et parvient in extremis à regagner sa base. Bourguignon retrouve par hasard, quatre années plus tard, ce jeune pilote prometteur. Comme dans un roman de Conrad, il a été happé par l’Asie, vivant de la contrebande d’armes et ayant sombré dans l’alcool. 

Pinès et Eschassériaux donnent toute latitude à Bourguignon pour transformer en profondeur l'intrigue du roman. De fait, Bourguignon taille beaucoup, supprimant des personnages, des intrigues secondaires et évacuant toute l’intrigue criminelle, transformant au final le roman policier en un drame bouleversant. Le début du film va très vite, Bourguignon présentant ses personnages et posant les enjeux du film avec une efficacité qui pourrait être celle d'un film policier, le film trouvant dans son démarrage ce qui caractérisait peut-être le roman d'Eschassériaux. Le pré-générique explique ainsi en une poignée de plans elliptiques le traumatisme de Pierre, puis en quelques plans concis Bourguignon raconte son arrivée à Ville d’Avray et sa première rencontre avec Françoise. Toujours avec une grande économie narrative, il pose son amnésie et sa névrose, ses relations avec Madeleine et le quiproquo qui l'amène à s'occuper de Françoise. À partir de là, le film commence à prendre son temps, Bourguignon racontant avec beaucoup de finesse comment ces deux êtres perdus vont se trouver, se rapprocher et tenter de se sauver. Le cinéaste ne cherche jamais le sensationnel qu'un tel sujet aurait pu appeler. Il ne se pose pas en moraliste mais en simple témoin ému de cette histoire où une enfant qui a trop vite grandi et un adulte retombé en enfance se rencontrent, chacun sortant de sa détresse au contact de l’autre. C'est en construisant, en inventant leur relation qu'ils se reconstruisent. Françoise trouve en Pierre cet amour paternel qui lui est interdit mais aussi un complice de jeu qui lui permet de se raccrocher à cette enfance qui lui glisse entre les mains. Pour Pierre, elle devient Cybèle, déesse phrygienne liée à la nature qui a le pouvoir de le guérir de ses traumas. 

Au fil des dimanches, Bourguignon montre comment ils en viennent à s'inventer un monde qui n'appartiendrait qu'à eux et à imaginer des rituels censés le préserver des attaques extérieures, comme cette pierre jetée dans l'étang qui leur ouvre chaque dimanche les portes de ce monde magique. Mais très tôt, on sait que cette bulle où ils s'échappent ne pourra pas tenir, que cet édifice enfantin qu'ils se construisent est fragile, qu'il ne tient que sur des mensonges - ceux de Françoise qui trompe la vigilance des sœurs du pensionnat, ceux de Pierre qui doit chaque fois trouver de nouvelles excuses pour ne pas rester avec Madeleine - et que la réalité va très vite frapper aux portes de ce rêve. 

Pour donner corps à ce rêve, Bourguignon use d'une mise en scène assez flamboyante mais qui reste dans un même temps toute en retenue. Pour expliquer ce paradoxe, on pourrait penser à Gustav Mahler, à ses compositions qui jouent sur une grande variété de couleurs tonales, de tessitures, et où la gestion de l'orchestration conduit à beaucoup de légèreté, de délicatesse malgré la masse orchestrale déployée. Le romantisme tardif et crépusculaire qui caractérise l’œuvre du musicien autrichien pourrait d'ailleurs tout à fait décrire l'atmosphère qui se dégage du film de Bourguignon. Visuellement, Les Dimanches de Ville d’Avray est une œuvre magnifique, d’une beauté insondable. Bourguignon ne se situe pas du tout dans le courant naissant de la Nouvelle Vague mais se raccroche à un cinéma hérité du réalisme poétique de Carné. Si l'on devait trouver des correspondances avec le cinéma français, elle seraient à aller chercher du côté d'un René Clément (on songe beaucoup, par le ton du film, à Jeux interdits) ou d'un Jean Grémillon plutôt que chez les cinéastes frondeurs qui sont les contemporains de Bourguignon

Sa grammaire se fait en effet plutôt classique, avec essentiellement l'utilisation de plans généraux et de gros plans. Les premiers lui permettent de capter comment les lieux reflètent la beauté de la passion entre Pierre et Françoise, leurs élans mais aussi leurs doutes et leurs craintes. La nature réagit à l'intériorité du couple, Bourguignon usant d'un discret mais omniprésent expressionnisme des paysages. Quant aux gros plans, ils lui servent à scruter la vérité profonde des personnages à travers leurs visages ou le frémissement de leur voix. 

Chaque cadre est extrêmement précis, pensé, chaque lumière fait sens. Bourguignon multiplie les plans signifiants - parfois un peu trop, il faut le concéder - en utilisant les éléments du décor pour isoler ou jouer sur la perception que l'on a des personnages. Il les filme ainsi à travers une volière, derrière un aquarium, un morceau de verre ou une grille, dans le reflet d'une vitrine, d'un rétroviseur ou d'un plan d'eau. Le jeu sur les contrastes du noir et blanc participe du même travail, comme dans une des plus belles séquences où Pierre et Françoise ne sont plus que des silhouettes noires dansant sur un fond uni constitué par le parc couvert de neige. Tous ces artifices de mise en scène servent à isoler les deux héros du monde. Dans un premier temps, ces jeux de reflets, de surcadrages et d'obstacles entre la caméra et Pierre montrent comment il ne parvient plus raccorder aux autres, au monde. Dans un deuxième temps, cette même grammaire sert à créer cet univers enfantin et protecteur qu'il va s'inventer avec Françoise. Mais Bourguignon met aussi en évidence la fragilité de leur situation, leur fragilité psychique également, toutes ces matières - verre, eau - se caractérisant par leur aspect changeant et friable. Françoise et Pierre sont des êtres brisés qui se reconstruisent doucement mais qui peuvent en un instant se fissurer et disparaître. Ce monde qu'ils se créent est par ailleurs marqué par un côté mortifère très prononcé. Françoise parle beaucoup de la mort, ou plutôt de la douceur de la mort qui dans son esprit devient la promesse d'un havre de paix, d'un lieu éternel qu'ils pourraient enfin habiter librement. Mais la mort s'associe également à l'image du sexe avec le couteau / phallus qui fait son apparition et la soirée de Noël un nouveau rituel (empreint cette fois d'une forte religiosité catholique, bien qu'elle soit détournée) au cours duquel le sexe et la mort seraient consommés. L'introduction de l'idée de sexualité condamne de l'intérieur l'idylle de Pierre et Françoise, avant même que le monde extérieur ne s'en mêle. 

Par l'usage constant - et parfois un peu appuyé - d'images symboliques, de métaphores et de rimes visuelles, le film est d'une grande richesse aussi bien par la lecture mythologique (du centaure à Oedipe) que psychanalytique qu'il propose, chacun pouvant à loisir s'amuser au jeu de l'interprétation sans que ces aspects ne prennent le pas sur le drame humain. 

Lorsqu'il filme les autres personnages, le monde « réel », Bourguignon modifie sa mise en scène, les plans se font plus réalistes, mais aussi plus longs et insistants, créant un malaise chez le spectateur qui ne souhaite qu'une chose, retrouver le monde précieux et enchanté de Pierre et Françoise. Madeleine, au départ attentionnée et sensible, devient un personnage ambivalent qui sournoisement condamne l'idylle de Pierre et Françoise, On découvre un personnage replié sur son image, évoluant dans un espace social de plaisirs vulgaires - voir les sorties avec ses amis - qui tranche avec le monde enchanté que l'on visite chaque dimanche. Madeleine, derrière son apparente humanité, sa générosité de façade, nous ramène à la réalité sordide du monde, à l'égoïsme (on pense à son appartement aux murs couverts de photos d'elle), à la mesquinerie. 

La puissance d’évocation des images (un CinémaScope noir et blanc sublime signé Henri Decae), la partition musicale envoûtante et discrète de Maurice Jarre, le rythme doux et ouaté du film, et la sensibilité du cinéaste qui transparaît dans chaque cadre mais aussi dans chaque geste, chaque regard, chaque intonation d’acteurs en état de grâce (tous sont exceptionnels, mais Hardy Krüger et la petite Patricia Gozzi sont tout simplement sublimes) font des Dimanches de Ville d’Avray une œuvre profondément triste, mélancolique et inoubliable. 

Oscar du Meilleur Film étranger en 1963, succès critique et public aux Etats-Unis ou au Japon, le film est depuis sa sortie mystérieusement tombé dans l’oubli en France. Si à sa sortie, les critiques françaises sont partagées, c'est pour des questions de forme, son style ne correspondant pas à la mode l'époque et étant jugé suranné. Le fond quant à lui ne choque pas, la délicatesse du cinéaste lui permettant d'éviter la polémique. Il est évident qu'avec un tel sujet, le film ferait débat aujourd'hui et l'on peut même parier qu'aucun producteur ou aucune télé ne s'engageraient à le produire. Et si par miracle il trouvait le chemin des salles, aussi pur et poétique soit-il, il peinerait à se préserver des attaques imméritées qui ne manqueraient pas de fondre sur lui. Après sa réédition en salle en 2010, ce film précieux et trop longtemps invisible peut enfin être redécouvert en DVD et Blu-ray. L'occasion de redécouvrir cette merveille oubliée du cinéma français, une œuvre si belle, Cybèle... Olivier Bitoun.

COMMENTAIRE : Le Monde s'est fait l'écho du récent succès remporté par les Dimanches de Ville-d'Avray à New-York, auprès du public et de la critique. J'avais moi-même souligné l'accueil très chaleureux réservé au film de Serge Bourguignon, lors de sa présentation au Festival de Venise, dans la section informative. 

Voilà donc un film qui touche la sensibilité des spectateurs. On s'en félicite, car si les moyens mis en œuvre par Serge Bourguignon pour nous émouvoir semblent parfois discutables (je reviendrai sur ce point), ils ne sont jamais vulgaires et témoignent d'une ambition qui force l'estime. 

Qu'a voulu raconter le réalisateur? L'histoire très pure et très poétique d'une rencontre et d'une amitié entre une petite fille de douze ans et un homme de trente. L'homme est un ancien pilote de chasse, devenu amnésique. La petite fille n'est pas très heureuse. Entre ces deux êtres une entente mystérieuse, une sorte d'amour total et sublime naît, dès le premier regard et les premières paroles échangées. Ils se revoient en cachette. Ils inventent pour eux seuls un univers, hors du monde réel, fait de promenades, de jeux, de rites secrets. Dans l'inconscient de l'homme, | un vieux remords - celui d'avoir, pendant la guerre, tué une petite fille pareille à celle-ci - lentement s'apaise. Et, chez l'enfant, c'est la joie d'avoir trouvé un compagnon qui ne ressemble à aucun autre... Autour d'eux, malheureusement, bientôt les gens s'inquiètent. Leurs rendez-vous clandestins paraissent suspects. Un soir de Noël, l'homme est tué par un policier, alors qu'il s'approchait de sa petite amie endormie, pour lui offrir un cadeau dont elle rêvait depuis longtemps. 

Adaptée d'un roman de Bernard Eschasseriaux, mais profondément remaniée par Serge Bourguignon et son scénariste Antoine Tudal, cette étrange histoire aurait pu être insupportable. Il eût suffi qu'à l'insu même du réalisateur un élément équivoque se glissât dans les images. Le tact et la sensibilité de Serge Bourguignon lui ont permis d'éviter ce péril. Les rapports entre l'homme et l'enfant sont exprimés avec une délicatesse que n'entache aucune fausse note, et, s'il arrive que ces rapports fassent naître l'inquiétude, ils ne provoquent jamais en nous de malaise. Jean De Baroncelli, 1962.

Un film de cette nature serait-il possible aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr. Car ce que racontent ces « Dimanches de Ville-d’Avray » est devenu ultra sensible : l’amitié (pure) d’un ancien pilote revenu d’Indochine amnésique et d’une petite fille de 10 ans, avec laquelle il se promène au bord des étangs de Corot... Le film de Serge Bourguignon, en 1962, n’a soulevé qu’une seule polémique : était-ce de la Nouvelle Vague ou pas ? Résolument en marge, le réalisateur se défiait des « tempêtes dans un encrier parisien » et le film eut son succès, à l’époque, sans que la morale soit offensée. Le plus curieux, avec ce film, c’est l’assemblage des noms au générique : Serge Bourguignon, qui avait passé sa jeunesse à bourlinguer en Extrême-Orient, caméra au poing, était un hors-venu dans le milieu du cinéma. 

Et c’est sans doute ce qui explique cette étrange collection de collaborateurs disparates : d’abord, l’auteur du roman, Bernard Eschasseriaux, oublié aujourd’hui, est le demi-frère de Gérard de Villiers (qui a signé la série des « SAS ») et le fils de Jacques Deval, dramaturge prolifique. Il a disparu des radars après une brève carrière d’écrivain. Le scénario du film est cosigné par Antoine Tudal, né à Varsovie et devenu, par la suite, le beau-fils de Nicolas de Staël en France, auteur d’un roman étrange, « le Nyctalope » (1962), également effacé rapidement. Ensuite, citons Henri Decaë, le directeur photo, sans doute l’un des meilleurs en France : les tons gris, dans le film, sont absolument magnifiques. 

L’acteur principal, Hardy Krüger, est le fils d’un couple nazi. À la fin de la guerre, il a été incorporé dans une division SS avant de déserter, de devenir acteur (« Un taxi pour Tobrouk », « Hatari ! »), de s’installer en Tanzanie - et d’être un antifasciste ardent. Dernier intervenant, le monteur, Leonide Azar, né à Saint-Pétersbourg avant la révolution d’Octobre, collaborateur d’Abel Gance et de Marcel Carné. Quelle équipe, riche de personnages qui mériteraient, chacun, un film ! Toujours est-il que ces « Dimanches », qui ont un peu vieilli, restent intrigants, touchants et, surtout, d’une très belle qualité de noir et blanc. François Forestier.

Curieux destin que celui des Dimanches de Ville-d'Avray. Un titre mythique alors même que le film de Serge Bourguignon, sorti en 1962, avait disparu depuis longtemps des écrans. Et pourtant, il a laissé des traces durables dans la mémoire collective.

Ainsi se souvient-on qu'il s'agit de la relation tendre et poétique entre un ancien pilote de chasse traumatisé par la guerre et une petite fille de dix ans. Pierre (Hardy Krüger), resté amnésique depuis son retour d'Indochine, ne parvient pas à se réintégrer au monde, malgré l'amour dévoué de son infirmière devenue sa compagne (Nicole Courcel). Il rencontre la petite Cybèle (Patrizia Gozzi) alors que son père l'emmène dans une pension religieuse avant de disparaître. Désormais, tous les dimanches, Pierre viendra sortir l'enfant. Ensemble, ils vont se promener et jouer autour des étangs de Ville-d'Avray. Un amour très pur unit ces deux êtres à part, les console. Mais cette étrange tendresse paraîtra bientôt suspecte aux malveillants.

«Le sujet, maintenant, est devenu beaucoup plus scabreux qu'à l'époque», observe Serge Bourguignon, âgé aujourd'hui de 86 ans, qui l'a emprunté à un roman de Bernard Eschasseriaux (fils du dramaturge Jacques Deval). Ainsi est né le mémorable premier film de fiction (avec une image en noir et blanc signée Henri Decae, une partition de Maurice Jarre) d'un documentariste déjà apprécié. 

Il a fallu attendre 2010 pour revoir Les Dimanches de Ville d'Avray dans les salles françaises, en version restaurée. Et, à l'aube de 2015, voilà qu'il entame une nouvelle carrière, en DVD et Blu-ray, édité simultanément en France (par Wild Side), et aux États-Unis (par Criterion), sous son titre anglophone Sundays and Cybele

Car le film, de son vrai titre Cybèle ou les dimanches de Ville-d'Avray, a vécu une épopée américaine, plus faste que son histoire française. Présenté à la Mostra de Venise en 1962, il obtient le prix de la critique internationale, et un distributeur américain le programme à New York, au cinéma d'art et essai Fine Arts Theater. Pour le critique du New York Times, c'est «un chef- d'œuvre», entre Les 400 coups de Truffaut et les films de Renoir. Le public marche.

En France, le distributeur se montre plus réticent: «Ça va être difficile. C'est un film trop sentimental pour les intellectuels et trop intello pour le grand public», explique-t-il au réalisateur. Néanmoins, le film sort en novembre 1962. Le succès public (1,8 million d'entrées) dément le pronostic du distributeur, mais il a vu juste sur le mépris de la critique. Tant pis pour elle. Les Dimanches de Ville-d'Avray représente la France aux oscars. Et de nouveau l'Amérique manifeste son engouement pour ce premier long métrage d’un inconnu.

 En février 1963, Frank Sinatra remet l'oscar du meilleur film étranger à Serge Bourguignon. Et les portes de Hollywood s'ouvrent devant ce réalisateur de 34 ans. La Fox lui propose un contrat de sept ans, qu'il refuse. Il tourne The Reward (La Récompense), avec Max von Sydow, en 1965, mais c’est un échec. 

Ses films suivants ne renoueront pas avec le succès. Même s'il est le seul à avoir réuni à l'affiche Brigitte Bardot et Laurent Terzieff, À cœur joie (1967) ne tire guère parti de leur duo prometteur. Après The Picasso Summer (1969) et Mon royaume pour un cheval (1978), il abandonne le cinéma. Serge Bourguignon reste l'homme d'un film-culte, Les Dimanches de Ville- d'Avray. Marie-Noëlle Tranchant

LE GOUFFRE AUX CHIMÈRES

The Big Carnival

de Billy Wilder, 1951, US, 1h51, Noir et Blanc

avec Kirk Douglas, Jan Sterling, Bob Arthur


RÉSUMÉ : Charles Tatum, journaliste sans scrupules, va exploiter un scoop. Au Nouveau-Mexique, Leo Minosa, un Indien, est coince au fond d'une galerie effondrée. S'arrangeant pour être le seul journaliste sur le coup, Tatum va persuader le shérif de choisir la formule de sauvetage la plus lente. Tatum va devenir l'amant de la femme de la victime et poussera l'hypocrisie jusqu'a devenir l'ami de Leo.  


POINTS DE VUE : Charles Tatum est un journaliste sans scrupules qui affiche volontiers son cynisme. Sans travail, alcoolique, il trouve enfin une occasion de se refaire une notoriété en obtenant l'exclusivité d'un reportage spectaculaire : un homme bloqué dans une galerie lutte contre la mort et Tatum recueille ses impressions. Il s'arrange pour retarder les opérations de sauvetage. Comme prévu, le public se passionne pour ce drame et se précipite sur les lieux. L'histoire finira très mal pour tout le monde. 

C'est une satire cruelle des mœurs de la presse et, pourrait-on dire, une vision pessimiste de l'humanité tout entière. Avec un sens aigu de la tension dramatique, Billy Wilder nous montre jusqu'où un journaliste peut placer son orgueil professionnel (qui devient abjecte déformation) et son goût du lucre. Le « scoop », le suspense artificiellement entretenu, sont les armes de cet arriviste fringant qui ignore la déontologie et s'en flatte. L'apologue est un peu appuyé, mais d'une grande efficacité et Kirk Douglas est excellent dans un rôle antipathique. 


Pour redevenir le journaliste vedette qu'il n'est plus, Charles Tatum s'empare d'un fait divers banal et le transforme en tragédie nationale. Le scénario a l'efficacité d'une parabole biblique et la mise en scène de Billy Wilder, un punch agressif, comme le jeu de Kirk Douglas, carnassier. Tout s'allie pour rendre saignant ce portrait d'un charognard en pleine action, et le grand carnaval (titre original) orchestré par Charles Tatum donne une dimension spectaculaire à la critique du barouf et de l'esbroufe médiatiques. Tatum apparaît aujourd'hui comme un littéraire, un conteur. Et lorsque ce spécialiste de la manipulation et du sensationnalisme s'écrie : « Nous sommes au XXe siècle, et dans sa seconde moitié ! », c'est une douce nostalgie qui passe. Pourtant, le film nous parle au présent. Car, tout en décrivant les news de son époque, Billy Wilder a su anticiper un débat d'avenir : le rôle clé de l'image dans les médias.
Le réalisateur montre en effet le journaliste Tatum comme un cinéaste dirigeant ses acteurs principaux (l'homme qu'il faut sauver, sa femme), ses figurants, ses techniciens. Un homme d'images réglant sa mise en scène. En passant par ce qu'il connaissait le mieux,
Billy Wilder parlait au mieux de ce qu'il ne connaissait pas : le début du XXIe siècle. Télérama.

C’est l’un des films les plus importants de Wilder, dans sa veine noire, pourtant sanctionné par un échec total au moment de sa sortie. Le Gouffre aux chimères propose une critique féroce de la presse à sensations. Il dresse le portrait d’un journaliste prêt à tout pour relancer sa carrière. Charles Tatum, grande gueule renvoyée de plusieurs quotidiens de métropoles importantes pour ses mauvaises manières et une déontologie douteuse, atterrit dans le journal local de Alburquerque (Nouveau- Mexique), où il quémande du travail auprès du patron, dont la devise trône dans le bureau : « Tell the Truth » (dire la vérité). Pour Tatum, la vérité est moins importante que les gros tirages, les bobards, les manipulations et la recherche de nouvelles choquantes. Un an après son arrivée, désespéré de végéter dans la rubrique des chiens écrasés, Tatum va fabriquer de toutes pièces un coup médiatique en retardant le sauvetage d’un homme retenu prisonnier d’une galerie dans une montagne au milieu du désert, en plein territoire indien, et en se réservant l’exclusivité de la nouvelle. Son absence de scrupules est relayée par l’opportunisme d’un shérif corrompu qui compte bien exploiter l’opération à des fins électorales, et par la vénalité de la propre épouse de l’enterré vivant, qui espère tirer profit de l’accident de son mari. Wilder ose centrer son film autour d’un antihéros absolu, détestable d’arrogance et de cynisme dès son entrée en scène, interprété par un Kirk Douglas survolté. Wilder ne cherche aucune excuse au personnage de Tatum. Ce n’est que trop tardivement qu’il prend conscience de l’abjection de son plan, en assistant à la lente agonie du malheureux. Il perd même le contrôle de la situation, dépassé en immoralité par le politicien et la femme, dépassé aussi par la curiosité malsaine de la foule qui s’agglutine autour du théâtre du drame. Misanthropie, misogynie... on retrouve l’univers, les personnages et les thématiques du film noir – brillamment illustré par Wilder dans Assurance sur la mort et Boulevard du crépuscule – appliqués à une satire sociale, une œuvre de dénonciation. C’est le premier grand film de Wilder qui n’est plus écrit avec son scénariste attitré Charles Brackett. En s’émancipant de Brackett, Wilder a sans doute voulu dépasser l’audace et les provocations des films du duo, avec un sujet choc et des personnages antipathiques. Il ne fait aucun doute que l’aspect le plus dérangeant du Gouffre aux chimères concerne encore aujourd’hui le traitement de la foule, qui se précipite en plein milieu du désert pour assister au sauvetage spectacle du pauvre explorateur. Une kermesse s’organise, avec manèges et buvettes, des familles entières viennent de toute la région camper dans l’attente d’une issue heureuse ou tragique. Le public a violemment rejeté cette vision très sombre de l’humanité, qui montre une foule abrutie et voyeuse, préfiguration des millions d’anonymes accros à la téléréalité. Les spectateurs pouvaient à la rigueur accepter Kirk Douglas dans le rôle d’un salaud, il leur était plus difficile de contempler leur propre caricature, dans un reflet déformant présenté comme véridique. Wilder est peut-être allé trop loin, mais cette terrible outrance achève de rendre Le Gouffre aux chimères inoubliable, à l’instar de cet ultime plan, façon on ne peut plus radicale de clore un film. Olivier Père.

CRITIQUE : S’il faut reconnaître une supériorité au cinéma américain sur tous les autres - même et surtout le français et à l’exception du seul cinéma anglais - c’est d’oser s’attaquer à quelques-unes au moins de ses institutions nationales avec une audace et une franchise dont nous devrions bien tirer quelques leçons. Alors que notre censure ne tolère pas qu’on ironise, fut-ce au détour d’un dialogue, je ne dis même pas sur l’honnêteté, mais sur l’intelligence d’un gendarme, que la satire du régime ne saurait porter atteinte même à la barbe d’un sénateur, bref qu’une douzaine de ministères veillent avec un ridicule sourcilleux à ce que l’écran ne mette jamais en doute l’excellence exemplaire des meilleures institutions du monde, des films comme, jadis Mr. Smith au Sénat, plus récemment Les Fous du roi et, aujourd’hui, Le Gouffre aux chimères ont de quoi nous faire honte.

Certes, ce n’est pas tant cette fois-ci l’administration ou la politique officielles qui sont en cause que les mœurs de la grande presse américaine et surtout la complicité qu’elles rencontrent dans le goût du public pour l’émotion de mauvais aloi. Mais le scénario ne m’en semble pas moins courageux, au contraire, quand on sait le rôle de la presse, de la radio et de la télévision dans la vie du citoyen américain.

Un journaliste sans scrupules qui a connu une certaine célébrité, mais qui échoue dans une feuille provinciale de troisième ordre, croit trouver sa chance dans un accident local. Un commerçant de village qui faisait en amateur  des fouilles dans d’anciens tombeaux indiens est bloqué par des éboulements. On pourrait le dégager assez aisément en quelques heures, mais cela ne ferait pas l’affaire de notre reporter qui parvient à monter une formidable mise en scène grâce à la complicité du shérif. Au lieu de consolider les galeries, on percera la falaise du haut en bas. Cela demandera sept jours au lieu d’un, sept jours pendant lesquels le journaliste s’assurera l’exclusivité d’un reportage spectaculaire. L’affaire attire sur les lieux des milliers de touristes, et bientôt une véritable kermesse, avec cirque et manèges s’installe au pied de la falaise où un homme agonise, cependant que sa femme s’enrichit en vendant de la limonade.

Billy Wilder a su donner aux deux premiers tiers de son film un prodigieux accent de vérité. Sa peinture, tant psychologique que sociale, des mœurs américaines est d’une cruauté impitoyable ; elle atteint à certains moments à une grandeur quasi épique. Je lui reprocherai seulement un goût pas toujours très pur de l’effet spectaculaire et qui se retourne après tout contre lui-même, car il ne me semble pas que l’auteur échappe, ici, totalement, dans sa façon de traiter le sujet, aux reproches qu’on peut faire à son héros.

Malheureusement, Billy Wilder n’a pas tenu la gageure jusqu’au bout ; le dernier tiers du film suppose une conversion et une expiation, bien improbable, de l’arriviste forcené qui se découvre, un peu tard, responsable de la mort d’un homme. Un coup de ciseaux dans le ventre, donné par une femme terrorisée, sera son châtiment. Ce changement de ton au profit du mélodrame classique empêche seul ce film, dont la qualité reste exceptionnelle, d’être tout à fait admirable.

Kirk Douglas et Jan Sterling prêtent à leurs personnages un talent et un visage singuliers. André Bazin, Le Parisien libéré, avril 1952.

LA TABLE AUX CREVÉS

d’Henri Verneuil, 1951, France, 1h32, Noir et Blanc

avec Fernandel, Maria Mauban, Andrex


RÉSUMÉ : Frédéric Gari est arrêté pour contrebande de tabac. Il jure de se venger de celui qui l'a trahi quand il sortira de prison. Le même jour, Urbain Coindet, fermier et conseiller municipal de Cantagrel, trouve à son retour du marché sa femme Aurélie pendue. Les nouvelles vont vite et son beau-père fait courir le bruit que c'est Urbain l'assassin. Capucet, ivrogne, mais représentant de la loi, décide d'ouvrir une enquête que le curé arrête bien vite, car elle provoque une certaine effervescence dans le petit pays, d'autant plus qu'Urbain fait à nouveau la cour à une belle et jeune femme, Jeanne Gari, la sœur du contrebandier. Le village est partagé en deux clans, qui s'affrontent autant sur le plan local, que sur celui de la politique. Républicains et cléricaux basent leur campagne sur l'innocence ou la culpabilité d'Urbain. Grâce à Victor, on finira par découvrir que c'est Capucet le coupable involontaire de cette mésentente. 


POINTS DE VUE : Urbain Coindet (Fernandel), paysan et conseiller municipal dans un village du Midi, retrouve, à son retour du marché, sa femme Aurélie pendue. Les nouvelles vont vite et le père Miloin, beau-père d’Urbain, ne tarde pas à faire courir la rumeur que son gendre est l’assassin. Au rythme des querelles de clocher, le village se scinde en deux clans : les républicains qui soutiennent la thèse du suicide et les cléricaux qui clament la culpabilité d’Urbain. 

Né Achod Malakian, le 15 octobre 1920, à Rodosto, en Turquie, Henri Verneuil débarqua à Marseille quatre ans plus tard, fuyant avec sa famille le génocide perpétré contre les Arméniens. Après des études d’ingénieur, pour faire plaisir à son père et soulager financièrement la famille, il se tourne vers le journalisme de cinéma et la radio avant de se lancer dans la réalisation à Paris à la fin des années 1940. C’est un cinéphile : « J’ai appris le cinéma en voyant des films. Beaucoup de films », déclara-t-il à l’Institut Lumière qui l’invita quelques mois avant sa mort. Il réalise plusieurs courts métrages et devient assistant sur le film de Robert Vernay, Véronique (1950). C’est en partie à Fernandel qu’il doit ses débuts dans le long métrage. En 1947, jouant dans le premier court métrage de Verneuil, Escale au soleil, Fernandel (alors l’une des plus grandes vedettes françaises) se prend d’amitié pour lui et l’impose au producteur de La-Table-aux-Crevés et du Fruit défendu. Le premier sera réalisé en 1951, le deuxième l’année suivante. Jusqu’à la fin des années 1950, Fernandel restera son acteur attitré – il le dirigera sept fois –, jusqu’à La Vache et le prisonnier (1959), son plus gros succès. La Table-aux-Crevés est le premier film, aujourd’hui oublié, d’Henri Verneuil, adapté du roman de Marcel Aymé, qui venait d’inspirer deux fois le cinéma en 1951 (Garou-Garou, le passe-muraille de Jean Boyer et La Belle Image de Claude Heymann). Ce fut un grand succès. Verneuil répondra qu’il avait pris ses précautions : « Avant de vous exprimer, prenez donc d’abord une histoire très très forte qui cachera vos maladresses. » Le titre évoque le petit bois où les habitants de Cantagrel et de Saissigné ont l’habitude de régler les querelles à coup de fusils de chasse... Le tournage eut lieu du 18 juin au 4 août 1951, les scènes d’extérieurs se situant à Cabriès et Aix-en-Provence, ainsi que dans le port de Callelongue, près de Marseille. Les intérieurs furent tournés aux Franstudios de Marseille. Bien que Verneuil laisse de côté l’amertume réaliste d’Aymé, l’association des images du cinéaste (élevé à l’école du cinéma américain, Verneuil se révèle d’emblée bon technicien) et de l’intrigue de l’écrivain fait des étincelles, que distille un Fernandel en pleine forme. Répliques à la verve entraînante, humour sardonique, humeur provençale, le film évoque aussi la France de 1930-1950 à laquelle Fernandel (qui séduisait jusqu’aux Américains) était identifié. Il offre ici son brio et son expérience à un jeune metteur en scène qui lui restera fidèle. Festival Lumière.

Plus que la mise en scène assez conventionnelle de Verneuil qui, pour son premier film a l’audace discrète (voir le plan de l’enterrement film en contre-plongée depuis la fosse), c’est par la vision du monde issue du roman de Marcel Aymé que La Table aux Crevés tient encore aujourd’hui ; l’idée générale est que, observée de près, une société révèle toujours ses tares, inhérentes à la nature humaine. Et c’est un festival, qui épargne peu de personnages. Comme le dit Urbain, interprété sans grande finesse par Fernandel, à propos de l’hôtel, « ça sent le moisi ». Entre ridicule (le discours du maire) et méchanceté (les commères, les beaux-parents), la galerie de portraits dessine en sombre un monde étriqué qui parle d’argent, qui médit à outrance, un monde misogyne où tous se détestent et s’entre-déchirent. Les deux villages s’y opposent, mais les gens de la ville les méprisent (« ils sentent l’écurie »), et vice-versa. La faconde provençale ne masque pas la cruauté des dialogues ni la bassesse généralisée ; certes c’est avec humour que les scénaristes (Verneuil lui-même et André Tabet) emballent l’intrigue, mais un humour sarcastique dont certaines répliques font mouche : entre l’ami d’Andrex qui semble regretter le temps où l’on pouvait violer les femmes et l’adage du père (« Marie-toi dans ta ville, dans ta rue, et si tu peux dans ta maison »), cette micro-société apparaît comme prisonnière de conventions et d’habitudes, une société dans laquelle la pureté, incarnée par Jeanne, se heurte à la violence latente et aux conflits ridicules. 

La tension omniprésente culmine dans des séquences de violence brutale, mais c’est surtout dans la menace permanente que la deuxième partie du film intéresse. Au passage, Marcel Aymé continue de régler ses comptes avec l’attitude des Français pendant la guerre, annonçant la verve qu’il déploiera dans Uranus. Rien ne s’oublie chez ces gens confits dans la rancœur et malgré une fin optimiste et la musique guillerette, l’impression dominante laisse un goût amer, celle d’un moraliste qui juge sans aménité ses contemporains. François Bonini.

CRITIQUE : J’ai été bien sévère, ces dernières semaines, pour les films français. Je n’emboucherai pas, cette fois-ci encore, la trompette de l’enthousiasme, mais tout de même, quel soulagement, quelle euphorie à voir simplement une œuvre dont l’essentiel est solide et bien fait !

La Table aux crevés est probablement la meilleure adaptation qu’on ait faite de Marcel Aymé. Ce n’est, hélas qu’une référence toute relative, cet auteur n’ayant pas été jusqu’ici très bien servi par le cinéma, mais enfin, c’est déjà cela. À la vérité, il me semble que le réalisateur a partiellement renoncé à ce qui avait séduit ses devanciers : le fantastique quotidien, la frange de poésie insolite qui caractérise le romancier de « Travelingue » ; à en juger par le résultat, il semble qu’il ait bien fait. Quoi qu’il en soit, si l’on n’en connaissait l’origine, on n’attribuerait guère ce ton réaliste, ce vérisme paysan à Marcel Aymé. Car ce que le film de Henri Verneuil a de meilleur, c’est à coup sûr une certaine dureté, qui parvient parfois à l’authenticité.

L’histoire, au demeurant, n’est pas rose. Urbain Coindet, paysan aisé et conseiller municipal d’un petit village de Provence, trouve, un jour, sa femme pendue. Ses ennemis et les parents de la morte voudraient faire croire qu’il l’a assassinée. Cependant, Coindet, après le temps décent du deuil, épouserait volontiers une jeune fille du hameau voisin, à qui, du reste, il ne déplaît pas. Mais la belle a un frère qui juge ce mariage déshonorant et qui croit, au surplus, que Coindet l’a dénoncé à la gendarmerie pour une affaire de contrebande. C’est plus qu’il n’en faut pour une vendetta. Urbain a un champ, en bordure du bois qu’on nomme « la Table-aux-Crevés » : c’est là que la vengeance doit s’accomplir à coups de fusil de chasse. Le facteur du village, un « fada », recevra la décharge et réconciliera involontairement les ennemis.

Coindet, c’est Fernandel. Je ne pense pas qu’il n’y ait que du bien à en dire. Son choix fausse un peu le film, car il reste peu vraisemblable que Maria Mauban le préfère aux beaux amoureux qui ne manquent pas. Mais il faut reconnaître qu’il a rarement été meilleur et, si son emploi coïncidait avec le scénario, Fernandel serait égal ici à sa création d’Angèle. Quand il fait oublier son personnage habituel, on découvre un acteur dur, franc et émouvant. Mais, au fond, n’est-ce pas surtout Maria Mauban qui n’est pas à sa place dans ce rôle de paysanne, bien qu’elle s’en acquitte avec conscience ?

Quant à Andrex, cantonné d’ordinaire dans des emplois un peu écœurants, il donne ici au personnage du frère une vigueur et une véracité convaincantes. André Bazin, Le Parisien libéré, 1952.

LA PASSION DE JEANNE D’ARC

de Carl Theodor Dreyer, 1928, France, 1h25, Noir et Blanc

avec Renée Falconetti, Eugène Silvain, Antonin Artaud


RÉSUMÉ : Les minutes du procès de Jeanne d'Arc en 1431 à Rouen, devant un tribunal ecclésiastique, sous l'autorité de l'armée d'occupation anglaise : « Le procès-verbal nous permet d'être témoin du drame d'une jeune femme croyante, confrontée à une cohorte de théologiens aveuglés et de juristes chevronnés ». Jeanne est conduite enchaînée, dans le château de Rouen, devant le tribunal qui l'assaille de questions. Elle fait front contre les outrages avec une humilité désarmante. Pour tenter de la confondre, on lui tend une lettre apocryphe du roi. Elle est amenée involontairement à blasphémer. L'évêque Cauchon ordonne qu'on la soumette à la torture. Terrifiée, elle signe son abjuration puis se rétracte. Jugée relapse, elle est conduite sur la place du marché de Rouen où elle sera brûlée vive. Le peuple crie alors sa révolte. L'armée anglaise réprime sauvagement le mouvement populaire.


POINTS DE VUE : Après le succès en France du Maître du logis en 1926, la Société générale fait venir Dreyer du Danemark pour lui proposer un sujet historique. Entre Marie-Antoinette, Catherine de Médicis et Jeanne d'Arc, le choix du cinéaste est rapide. Il retrouve dans le destin de la jeune fille le thème du martyre et de l'intolérance religieuse qui parcourt son œuvre des Feuillets arrachés au livre de Satan à Dies irae (1943). Mais alors que la production contemporaine sur le même sujet, réalisée par Marc de Gastyne pour Aubert-Nathan avec Simone Genevois, la Merveilleuse Vie de Jeanne d'Arc, opte pour l'épopée historique spectaculaire, Dreyer ne retient que l'épisode final et condense les journées en une seule et épuisante séance de questionnement. Et surtout, bouleversé par le choc du Cuirassé Potemkine qu'il découvre, il prend le parti de cadrer le drame en gros plan, de centrer la mise en scène sur les seuls visages de Jeanne et des juges et d'éliminer toute référence extérieure au décor afin de mieux scruter l'âme de ses acteurs. 

L'idée géniale de l'auteur est d'avoir conçu son drame à partir du handicap majeur de son moyen d'expression, le cinéma muet, et d'avoir délibérément voulu filmer la parole en actes par les seules images. 

Pour cela, Dreyer n'a pas cherché à transposer les échanges verbaux entre Jeanne et ses juges au moyen d'habiles subterfuges. Au contraire, il condense admirablement le texte et scande son film sur une alternance entre plans de visages, de bouches, de regards, de gestes, de mimiques, et de brefs intertitres visuels que le spectateur lit quelques secondes après que les paroles ont été proférées par le personnage. Il en résulte une écoute d'une intensité inégalée, comme si le dialogue des personnages surgissait de l'intérieur même du spectateur. Pour la première fois, Dreyer donne à voir la parole, jusqu'au crépitement des flammes du bûcher final. Le destin du film sera aussi dramatique que celui de l'héroïne car le négatif brûlera deux fois avant que l'on retrouve miraculeusement, en 1984, une copie positive originale de 1928 dans un asile d'aliénés en Norvège... Michel Marie.

« Par sa date, La Passion de Jeanne d'Arc se situe à l'extrême aboutissement du film muet. Les longs textes [intertitres] témoignent de cette impatience, et l'on rêve d'un tel film sonorisé, comme les Russes ont sonorisé Potemkine. En revanche, la composition des images, la rigueur du montage, font la somme de tous les prestiges du cinéma muet et de toutes ses possibilités d'expression. » (Chris Marker

Maître du cinéma muet danois, auteur de Pages arrachées au livre de Satan (1920), Carl Theodor Dreyer se voit invité en France par la Société Générale de films qui lui propose de tourner une œuvre à partir d’un manuscrit de l’écrivain Joseph Delteil. De cette commande, Dreyer réalise l’aboutissement de ses recherches d’avant-garde et l’un des derniers sommets du cinéma muet, de la même importance que L’aurore, Metropolis ou Le cuirassé Potemkine. Loin de l’hagiographie sulpicienne, le cinéaste filme le portrait d’une jeune femme sincère et souffrante, victime du dogmatisme et de l’intégrisme religieux, incarnés par des ecclésiastiques intransigeants à la solde de l’occupant. La passion de Jeanne d’Arc, d’un dépouillement total, refuse le surplus décoratif d’un Cecil B. DeMille et opte pour le minimalisme des effets. L’architecture est sobre et envoûtante, à l’image de cette photo subtile jouant du blanc, du noir et du gris. Le champ-contrechamp oppose les grimaces accusatrices de l’évêque Cauchon (Silvain), Jean d’Estivet (André Berley) ou Nicolas Loyseleur (Maurice Schutz), au visage meurtri de Jeanne, devant affronter incompréhension, humiliation et, dans tous les sens du terme, la mauvaise foi d’une assemblée refusant la remise en cause de son autorité institutionnelle. 

La martyre est la plupart du temps filmée en gros plans, visage décomposé par les larmes pour ne former qu’un effrayant sanglot. Le procédé étonna le public, et Dreyer se montre ici novateur. Il pensait pourtant expérimenter ce procédé en projetant de tourner un film parlant, ce qui ne put se faire. L’actrice Falconetti porte ici littéralement ces séquences, en offrant une vision terrifiante de la sainte jusqu’à cette scène où elle se fait raser la tête devant la caméra. Son interprétation est peut-être la plus impressionnante du cinéma muet. D’une solide distribution comprenant aussi Michel Simon, Jean d’Yd ou Alexandre Mihalesco, on retiendra surtout chez les partenaires masculins la composition d’Antonin Artaud, charismatique Jean Massieu. La passion de Jeanne d’Arc confirmait l’attachement de Dreyer au thème du mysticisme, qui trouvera chez lui d’autres échos avec Jour de colère et Ordet. Le film reste la plus belle inspiration cinématographique du mythe de Jeanne d’Arc, quelles que soient les qualités de films proposés par des cinéastes tels Robert Bresson, Otto Preminger ou Jacques Rivette (nous ne dirons rien du blockbuster de Luc Besson). Longtemps invisible à cause d’incendies ayant détruit le négatif, La passion de Jeanne d’Arc a été restauré dans les années 80 grâce à une copie miraculeusement trouvée dans un hôpital psychiatrique d’Oslo. Gérard Crespo.

Nos lecteurs parisiens jouissent d’un bien grand privilège : ils peuvent voir ou revoir au Cinéma d’Essai La Passion de Jeanne d’Arc, de Carl Dreyer. Certes, heureusement, les ciné-clubs ont depuis trois ou quatre ans diffusé ce film en province, mais la copie projetée actuellement au Cinéma d’Essai rend au chef-d’œuvre de Dreyer une manière de virginité. Elle a été tirée sur le négatif original, miraculeusement retrouvé parmi les chutes de pellicule-son chez Gaumont alors qu’on le croyait détruit. Or, il n’est peut-être pas de film où la qualité matérielle de la photographie ait plus d’importance.

La Passion de Jeanne d’Arc a été réalisée en France en 1928 par le cinéaste danois Carl Dreyer avec des auteurs et une équipe française. Tiré, en principe, d’un scénario de Joseph Delteil, le film est, en fait, directement et fidèlement inspiré des minutes du procès, mais l’action y est condensée en une seule journée selon un impératif tragique qui ne la fausse nullement.

La Jeanne d’Arc de Dreyer reste mémorable dans les annales du cinéma par l’audace photographique. À l’exception de quelques images, le film est entièrement composé de gros plans, principalement de visages. Cette technique répondait à deux propos apparemment contradictoires, mais en fait, intimement complémentaires : mysticisme et réalisme. L’histoire de Jeanne, telle que nous la présente Dreyer, est dépouillée de toute incidence anecdotique, elle est le pur combat des âmes, mais cette tragédie exclusivement spirituelle, dont tout le mouvement est intérieur, s’exprime entièrement par le truchement de ce lieu privilégié du corps qu’est le visage.

Encore faut-il préciser. L’acteur se sert de son visage pour exprimer des sentiments, mais Dreyer a exigé de ses interprètes autre chose et plus que le jeu. Vu de si près en très gros plan, le masque du jeu craque. Comme l’écrivait le critique hongrois Béla Balazs : « La caméra pénètre toutes les couches de la physionomie : en plus du visage qu’on se fait, elle découvre le visage qu’on a… Vu d’aussi près, le visage humain devient le document. » C’est le paradoxe fécond, l’enseignement inépuisable de ce film, que l’extrême purification spirituelle s’y délivre dans le réalisme le plus scrupuleux sous le microscope de la caméra. Dreyer a prohibé tout maquillage, les crânes des moines sont effectivement rasés et c’est devant toute l’équipe en larmes que le bourreau coupa réellement les cheveux de Falconetti avant de la conduire au bûcher. Ce n’était point là une véritable tyrannie. On lui doit ce sentiment irrécusable de traduction directe de l’âme. La verrue de Sylvain (Cauchon), les taches de rousseur de Jean d’Yd, les rides de Maurice Schütz sont consubstantielles à leur âme, elles signifient plus que leur jeu. Quelque vingt ans après, c’est ce que nous a prouvé à nouveau Bresson dans Le Journal d’un curé de campagne.

Il y aurait trop dire encore sur ce film, l’un des plus incontestables chefs-d’œuvre du cinéma. Je voudrais seulement formuler encore deux remarques. Et d’abord celle-ci : Dreyer est peut-être, avec Eisenstein, le seul cinéaste dont l’œuvre égale la dignité, la noblesse, la puissante élégance des chefs-d’œuvre de la peinture, non seulement parce qu’elle s’en inspire, mais plus essentiellement parce qu’elle en retrouve le secret à des profondeurs esthétiques comparables. N’ayons nulle fausse modestie à l’égard du cinéma : un Dreyer est l’égal des grands peintres de la Renaissance italienne ou de l’école flamande. La seconde remarque, c’est qu’il ne manque à ce film que la parole. Une seule chose a vieilli, c’est l’intrusion des sous-titres. Dreyer, du reste, a regretté de ne pouvoir utiliser le son encore balbutiant en 1928. À ceux qui pensent encore que le cinéma a dérogé en se mettant à parler, il n’est que d’opposer ce chef-d’œuvre du cinéma muet déjà virtuellement parlant. André Bazin, Radio-Cinéma-Télévision, 1952.

L’IDIOT

de Georges Lampin, 1946, France, 1h35, Noir et Blanc

avec Gérard Philipe, Edwige Feuillère, Marguerite Moreno


RÉSUMÉ : De retour à Saint-Pétersbourg d'un asile psychiatrique, un prince russe maladif et candide devient malgré lui l'enjeu de deux femmes, la maîtresse et la future épouse du marchand Rogojine. 

1870. Le Prince Mitchkine, qu'on dit atteint d'une douce folie, rentre à Saint-Pétersbourg, après cinq années passées en Suisse, à l'annonce de réformes sociales importantes. Sa loyauté et sa bonté se heurtent à un monde corrompu qui entend poursuivre ses anciens errements. Il cherche à faire des heureux sans succès, dit la vérité à tous et, devant l'incompréhension générale, devient réellement fou. 


POINT DE VUE : Adapter un roman aussi « dostoïevskien » que L’Idiot était une gageure perdue d’avance. Il s’agissait d’échouer avec honneur. Les réalisateurs y sont presque parvenus. L’adaptateur, Charles Spaak, devait comprimer en une action claire les deux énormes volumes du récit touffu et foisonnant de Dostoïevski. Il n’a pu faire que les personnages n’y perdent leur perspective spirituelle, leur richesse psychologique. Sans doute fallait-il faire confiance aux acteurs pour qu’ils restituent par leur jeu la complexité que le texte et les situations ne pouvaient plus exprimer. Il semble que la discrétion du dialogue et de la mise en scène s’y soit efforcée. Gérard Philipe nous a déçus dans le rôle évidemment écrasant du prince Mychkine, « l’idiot » sublime et mystérieux par sa simplicité même. Edwige Feuillère semble plus soucieuse d’elle-même que de Nastassia Philippovna. Mais les autres rôles sont généralement fort bien tenus. Coëdel se révèle, dans Rogojine, un acteur aux possibilités beaucoup plus étendues que celles de ses interprétations passées. Signalons aussi M. Michel André (Gania).

Tel quel, L’Idiot, qui décevra forcément les admirateurs du romancier russe, est cependant une œuvre de qualité qu’on ne regrette pas d’avoir vue. André Bazin, Le Parisien libéré, 1946.


LES GRANDES ESPÉRANCES

Great Expectations

de sir David Lean, 1946, GB, 1h55, Noir et Blanc

avec John Mills, Valerie Hobson, Anthony Wager


RÉSUMÉ : Un jour qu’il se rend sur la tombe de ses parents, Pip vient en aide à un évadé en volant de la nourriture chez ses tuteurs. Quelque temps plus tard, le garçon est conduit dans une étrange demeure où le temps semble s’être arrêté. Il y rencontre une sinistre vieille dame et sa jeune protégée, Estella, qui le fascine. Ces évènements changeront à jamais la destinée de Pip... 


POINT DE VUE : Deux ans avant son Oliver Twist, David Lean s’affirmait déjà comme le meilleur adaptateur de Charles Dickens à l’écran avec cette splendide version des Grandes Espérances. Respectant à la fois la lettre et l’esprit du célèbre roman initiatique, Lean ne se contente pas d’en illustrer les péripéties. Prenant à bras-le-corps le destin du jeune Pip, orphelin devenu par la grâce d’un mystérieux bienfaiteur un bon parti oublieux de ses origines avant d’être ramené sur le droit chemin, il entremêle génialement extérieurs et décors de studio, expressionnisme et classicisme, selon les besoins du récit. 

Depuis les inoubliables scènes d’ouverture, dans le cimetière et sur une lande stylisée traversée d’ombres chinoises, jusqu’à l’apparition du manoir maléfique, le cinéaste use d’une imagerie romantique, quasi fantastique. Les séquences londoniennes, plus contraintes, n’en recréent pas moins avec bonheur l’univers dickensien, grouillant de vie, avant qu’une campagne battue par le vent puis une escapade maritime entraînent, à nouveau, le spectateur vers l’aventure et l’imprévu. Aussi remarquable directeur d’acteurs que technicien, Lean compose une distribution idéale qui révèle Alec Guinness, alors débutant. Seule faute de goût : la terne Valerie Hobson choisie pour incarner le personnage dont s’éprend Pip et que joue, adolescente, la délicieuse Jean Simmons. Olivier Rajchman.

Après un début de carrière placé sous le signe de Noël Coward, qui collabore de près ou de loin à ses quatre premiers films, Lean entreprend d’adapter coup sur coup deux classiques de la littérature britannique de Charles Dickens, Les Grandes Espérances suivi par Oliver Twist. Accueillis comme des chefs-d’œuvre dès leur sortie, ces longs métrages réussissent à définir le style de Lean, tel qu’il va de déployer dans la suite de sa filmographie. Le soin méticuleux accordé à la direction artistique et à la photographe se double d’une grande assurance de la mise en scène. Le style de David Lean se caractérise par sa clarté et son classicisme, associés à un romantisme froid qui tempère le lyrisme de sentiments et de situations paroxystiques. Les Grandes Espérances parvient à une retranscription idéale de Dickens à l’écran, par la restitution soignée de l’époque victorienne et l’atmosphère fantastique qui empreigne de nombreuses scènes et décors, notamment dans la première partie, avec la découverte du château en ruine où vit recluse Miss Havisham, ou la rencontre effrayante avec le bagnard évadé Magwitch dans un cimetière. Le film est notable pour la qualité de son interprétation. Lean y dirige John Mills dans le rôle de Pip, Jean Simmons dans celui d’Estella, et un jeune débutant nommé Alec Guinness. Ce dernier deviendra l’acteur fétiche de Lean, pour qui il livrera des compositions remarquables dans Oliver Twist, méconnaissable en Fagin, Le Pont de la rivière Kwai, Lawrence d’Arabie, Le Docteur Jivago et La Route des Indes. Olivier Père.

COMMENTAIRE : Enfant, Pip aide un bagnard évadé. Il passe son temps libre chez une richissime excentrique qui vit seule dans son château en compagnie d'Estella, une petite fille qui se joue de Pip. Plus tard, Pip devient un gentleman grâce à un mystérieux héritage. Il pense qu'il le doit à la vieille excentrique, mais il s'agit en fait du bagnard reconnaissant, dont Estella, qu'il retrouve, est la fille. 

Le film présente les mêmes qualités qu'Oliver Twist que Lean adapta également de Dickens. Si celui-ci est moins égal et soutenu, il contient, en revanche, les plus belles séquences : la maison au bord de la mer, la rencontre du bagnard dans le cimetière, la traversée rituelle de la sombre demeure de miss Havisham au mystérieux et labyrinthique escalier qui conduit jusqu'à elle, la salle à manger fantomatique où sa robe prend feu devant la cheminée. Les extérieurs sont beaux, mais le film se distingue par une très bonne utilisation du studio, que Lean abandonnera définitivement dans les années 1950. Il deviendra alors le cinéaste de la révélation des hommes par leur contact avec une nature qui leur renvoie l'image de leur propre valeur. Comme elle l'a fait pour lui, qui y trouva sa véritable vocation. Stéphan Krezinski.

RASHÔMON

d’Akira Kurosawa, 1950, Japon, 1h28, Noir et Blanc

avec Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Masayuki Mori


RÉSUMÉ : Kyoto, au XIe siècle. Sous le portique d'un vieux temple en ruines, Rashômon, trois hommes s'abritent de la pluie. Les guerres et les famines font rage. Pourtant un jeune moine et un vieux bûcheron sont plus terrifiés encore par le procès auquel ils viennent d'assister. Ils sont si troublés qu'ils vont obliger le troisième voyageur à écouter le récit de ce procès : celui d'un célèbre bandit accusé d'avoir violé une jeune femme et tué son mari, un samouraï.Le drame a eu lieu dans la forêt à l'orée de laquelle est situé le portique de Rashômon. L'histoire est simple : Qui a tué le mari ? Le bandit Tajomaru, la femme, un bûcheron qui passait ou le mari lui-même qui se serait suicidé ? Autant d'hypothèses vraisemblables. Mais les dépositions des témoins devant le tribunal apportent à chaque fois une version différente du drame, et la vérité ne percera qu'après de nouvelles révélations surprenantes... 


POINTS DE VUE : Sur la liste des « films qu’il faut avoir vus », Rashômon (1950) occupe une place à part. Celle d’une œuvre que l’on connaît parfois sans même l’avoir vue, car devenue matricielle – on lit ainsi sous la plume des critiques qu’un long métrage fonctionne « à la Rashômon » –, telle une pierre angulaire qui n’en finirait pas de ricocher. Un exemple récent ? Le Dernier Duel, de Ridley Scott, sorti en 2021 et bâti sur le principe narratif inauguré sept décennies plus tôt par Akira Kurosawa : un crime, un procès, et des témoins dont les vérités irréconciliables, livrées en flash-back, rebattent les cartes d’un récit éclaté. 


(Re)découvrir Rashômon, cité par Ingmar Bergman ou Quentin Tarantino parmi leurs films préférés, c’est donc revenir à une source vive du cinéma mais c’est aussi prendre un bain de lumière comme les salles obscures savent en offrir. L’histoire commence pourtant sous une pluie diluvienne, qui réunit un bûcheron, un bonze et un paysan dans un temple en ruine du Japon médiéval. Chamboulés, les deux premiers racontent au troisième l’affaire qui leur a valu de témoigner devant la justice : le meurtre d’un samouraï, et le viol de son épouse, par le bandit Tajômaru. 

Pas moins de quatre versions différentes des faits s’affrontent – y compris celle du mort, par le biais d’une médium ! Si cette succession de points de vue dessine une humanité victime de ses coupables faiblesses, le Lion d’or de la Mostra 1951 fascine, lui, par la force intacte de sa mise en scène. La modernité statique et dépouillée des scènes chez le magistrat le dispute à la vélocité tout en jeux d’ombres des séquences tournées dans une forêt piquetée de soleil. Film parlant parfois joué comme au temps du muet – les mains de Machiko Kyô couvrant à demi ses yeux dans la terreur, les éclats de rire grimaçants d’un Toshiro Mifune en sueur... –, Rashômon éblouit, bien au-delà de son legs, par sa pure beauté. Marie Sauvion.

Au XVe siècle, un bandit reconnaît avoir tué un samouraï. La femme du défunt s’accuse du meurtre et un bûcheron contredit ces deux affirmations. 

Rashômon (1950) est une œuvre charnière dans la filmographie du maître japonais. C’est le film de la reconnaissance internationale (Lion d’Or à Venise en 1951, Oscar du film étranger), à l’origine de l’intérêt du public occidental pour la production nippone en général et Kurosawa en particulier, alors que le cinéaste a déjà réalisé onze films. Rashômon, film exalté et baroque, est le récit d’un fait divers (le meurtre d’un samouraï et le viol de sa femme par un bandit) raconté selon six points de vue différents, dont celui du fantôme de la victime. Un procédé novateur à l’époque (imité et galvaudé par la suite) pour montrer la subjectivité de la réalité. 

Les commentateurs de l’époque n’avaient pas oublié de faire le rapprochement avec le théâtre de Pirandello, alors que Kurosawa s’était inspiré pour son scénario de deux nouvelles de Ryunosuke Atagawa. Preuve supplémentaire que le cinéaste, souvent accusé de puiser les sujet de ses films dans la culture occidentale (Shakespeare, les romanciers russes et américains) pour séduire les festivals et à la critique, était tout simplement un conteur d’histoires universelles. Olivier Père.

Avis unanime : Rashōmon est bien évidemment un chef-d'œuvre, LA révélation de la Biennale de Venise où le film obtient le Lion d'Or en 1951. Tel un « aérolithe tombé d'une autre planète », comme l'a reçu Jean-Louis Tallenay de Radio Cinéma Télévision, il frappe par son universalisme mais aussi par sa nouveauté formelle et dramatique, faisant figure de « révélation esthétique et philosophique » selon André Bazin

Kurosawa fait montre d'une « sobriété austère et belle », admire Henri Pevel dans L'École Libératrice. De fait, l'œuvre, plastiquement exceptionnelle, touche par son extrême modernisme et son dépouillement, par le « style poétique et tragique de la mise en scène ». Sa lenteur est voulue, calculée, d'une grande poésie et au service de ce récit en quatre temps. La critique évoque ainsi Pirandello, mais admet aussi que « la construction rappelle certains films de Welles, ou Eisenstein et ses conceptions de l'image » (André Bazin). Kurosawa s'appuie avec intelligence sur Toshirō Mifune et Machiko Kyo, deux des plus fameux acteurs japonais, dont le jeu, aux limites du Nō, est « à l'opposé du flegme que nous prêtons aux Orientaux » (Radio Cinéma Télévision). 

À travers Rashōmon, on peut déjà découvrir l'univers profondément humain de Kurosawa, la thématique qui lui est chère, celle de la double vision de l'homme infime et infini et son interrogation sur l'humanité. « C'est une magistrale étude de caractères qui nous est présentée. Rarement un film a eu des notations humaines aussi aiguës », apprécie Henri Pevel. L'impact de Rashōmon est donc considérable, comme l'explique Bazin : « C'est le retentissement de ce film qui a ouvert le marché international au cinéma japonais qui, jusque là, malgré une production quantitativement très importante, se limitait à une exploitation intérieure ». Hélène Lacolomberie

COMMENTAIRE : Trois hommes – un bonze, un bûcheron, un domestique – s'abritent d'une pluie torrentielle sous le portique d'un temple abandonné, « Rashōmon » (la porte des Démons). Ils évoquent un fait divers récent qui a donné lieu à un procès : un samouraï et son épouse, traversant la forêt, auraient été agressés par un bandit, lequel aurait tué l'homme et violé la femme. Quatre témoignages, partant de ces faits, en donnent des récits divergents. On ne sait donc pas, et on ne saura probablement jamais, si la femme était une victime, une proie consentante ou une complice du brigand ; si le mari a été assassiné, a fui lâchement ou s'est donné la mort. Le bonze est atterré devant les péchés de l'humanité, le domestique prend le parti d'en ricaner, le bûcheron, homme simple, sauvera l'honneur en recueillant un bébé abandonné dans les ruines du temple. 

Ce film a d'abord valeur historique : il a révélé au monde (via le festival de Venise qui lui a attribué sa récompense suprême) l'existence et l'excellence du cinéma japonais. Le cinéaste Akira Kurosawa devait nous donner, au cours des années qui ont suivi, la confirmation de son génie : les Sept Samouraïs, Vivre, Barberousse, Dersou Ouzala, Kagemusha, Ran, etc. 

Dans un premier temps, on a dit que l'effet de surprise et l'exotisme ont fait le succès de Rashōmon, on a même dit qu'il s'agissait de folklore frelaté, destiné aux marchés d'exportation ! On a critiqué, entre autres choses, la musique du film dont le rythme lancinant évoque celui du fameux Boléro de Ravel. Ces réticences émanant d'observateurs trop pointilleux n'ont pas résisté au temps. Rashōmon est une œuvre admirable, d'une beauté formelle stupéfiante, émaillée de morceaux de bravoure aussi remarquables techniquement qu'esthétiquement (notamment un très long travelling d'accompagnement qui photographie la forêt, avec une succession d'ombres mouvantes et de lumières éblouissantes d'un effet quasiment surréaliste). Tout aussi surprenantes sont les attitudes et postures des comédiens : une théâtralité sculpturale issue de la tradition des arts de représentation japonais. Enfin et surtout, Rashōmon est une méditation sur la fragilité et le parti pris des témoignages humains, sur la puissance du Mal et sur la rédemption possible, par les simples, de l'horreur de notre vallée de larmes, de vices et d'égoïsmes. Ce film complexe, original, touffu mais maîtrisé, nous élève du policier au judiciaire, du judiciaire au moral, du moral au spirituel. Gilbert Salachas.

LES SS FRAPPENT LA NUIT

Nachts, wenn der Teufel kam

de Robert Siodmak, 1957, RFA, 1h45, Noir et Blanc

avec Claus Holm, Mario Ardorf, Hannes Messemer


RÉSUMÉ : À Hambourg, en 1944, la servante d'une auberge est sauvagement assassinée. Les soupçons se portent rapidement sur le soldat Keun. L'inspecteur Kerstein ne le croit pas cependant coupable et tente de découvrir le meurtrier. 


POINTS DE VUE : « De tous mes films réalisés à mon retour de Hollywood, il n’y a que deux œuvres dont je suis fier : Les Rats et Les S.S. frappent la nuit » déclarait Robert Siodmak. Il est vrai que l’ultime partie de la carrière de Robert Siodmak, à partir de 1953 où il est l’un des premiers cinéastes exilés à rentrer en Europe, est décevante. Celui qui était devenu au sein du studio Universal un des maîtres du film noir ne parvient pas à retrouver des projets à la hauteur de son talent et de son ambition. Les deux films cités font figures d’exception. Les Rats est l’adaptation réussie d’une pièce de Hauptmann, modernisée dans l’Allemagne de l’immédiate après-guerre. Le troisième film entretient un paralèle troublant avec le titre le plus important du cinéma allemand des années 30 : M le maudit de Fritz Lang. Dans les deux cas, un tueur en série est le révélateur de la violence nazie, naissante dans le film de Lang, déclinante dans celui de Siodmak – le film se déroule peu de temps avant la chute du IIIème Reich. Une autre comparaison s’effectue au cœur du film de Siodmak, pour mieux en dévoiler les différences : celle entre la violence individuelle, incontrôlable et pulsionnelle, et la violence d’état, froide, cynique et machinale. De ces deux folies, la moins effrayante n’est pas celles des autorités hitlériennes. Siodmak s’inspire d’un fait-divers réel, qui avait défrayé la chronique : les meurtres de plus de quatre-vingts femmes sur une dizaine d’années, dans l’Allemagne nazie. Finalement arrêté, le coupable était un débile mental à la force herculéenne. Siodmak ne construit pas son film autour d’un suspense haletant, mais s’intéresse aux méandres d’une enquête policière perturbée par les manipulations politiques de la gestapo et des S.S. « Les S.S. frappent la nuit est le premier film allemand à parler du passé nazi autrement que dans une perspective déculpabilisante – ce qui n’est pas peu » affirme Hervé Dumont dans son essai biographique sur Robert Siodmak (L’Age d’homme, 1981). Le film, immense succès à sa sortie, récolta un nombre impressionnant de récompenses un peu partout dans le monde. Il révéla l’acteur suisse Mario Adorf dans le rôle du tueur psychopathe Bruno Luedke. Avec son physique massif, cet ancien élève de la Kamerspiele de Munich impose un corps et un visage qui vont durablement hanter le cinéma européen. Mario Adorf apparait dans de nombreux films commerciaux allemands, mais est régulièrement employé par la nouvelle génération des auteurs germaniques, chez Schlöndorff et Fassbinder notamment. Figure familière du cinéma italien, il a trimballé sa large carrure aussi bien chez Comencini, Risi et d’autres grands cinéastes que dans de nombreux polars et westerns de série. Olivier Père.


Inspiré d’un fait divers réel, Les SS frappent la nuit, connu aussi sous le titre La nuit quand le diable venait, traduction littérale de l’original, appartient à la dernière partie de la carrière de Siodmak ; de retour en Allemagne (RFA) après la longue parenthèse américaine, il tourne Les Rats, premier succès et, deux ans plus tard, ce film qui en sera un autre. Œuvre singulière par son cadre (Berlin sous le nazisme) et par la manière d’envisager une époque : en 1957, le sujet est encore sinon tabou, du moins déformé au point de considérer la plupart des Allemands comme des « résistants passifs ». Siodmak ne remet pas en cause la vision « officielle », ce qui peut être gênant en tant que documentaire, mais se révèle particulièrement jouissif en tant que fiction ; c’est en effet un état en plein délitement que montre le scénario. Délitement physique avec les plafonds qui menacent de s’effondrer, les alertes à la bombe, mais aussi contestation de l’intérieur : c’est le juge qui parle du droit qui n’existe plus ; ce sont aussi, plus subtilement, des notations ironiques parsemées tout au long de la narration. Plus amusantes que crédibles, elles montrent un regard désabusé du peuple, qui fait écho à tout un état-major ou presque, qui boit, fait la fête ou songe à fuir. Au fond, ce que Siodmak enregistre, c’est la fin d’un monde qui prend conscience de son échec : l’apparat est encore présent, avec les récompenses distribuées au début ou les locaux monumentaux, mais il s’effondre et garde pour l’essentiel les signes plutôt que l’efficience. 

Néanmoins, et c’est ce qui passionne le cinéaste, l’enquête que mène Kersten se cogne sans cesse à la raison d’État ; il ne suffit pas que le criminel soit arrêté, encore faut-il qu’il cadre avec la doctrine. Certes, Bruno, le tueur en série, est un débile mental, ce qui confirme la pensée nazie, mais le fait qu’il ait assassiné depuis longtemps peut semer le doute sur l’efficacité de la police. Le remarquable ici, c’est à quel point le coupable, assez vite identifié, compte moins que le service du régime. Kersten en est pour ses frais, lui qui croyait pouvoir manipuler ses supérieurs pour arriver à ses fins ; il se voit puni de manière cruelle. In fine, le scénario accole deux criminels, Bruno d’un côté, le nazisme de l’autre et montre à quel point le second peut se nourrir du premier, le récupérer ou le nier selon ses intérêts. 

Dès le premier plan, une traque et, à l’issue d’un panoramique, Bruno se camouflant dans la rivière, on retrouve la maîtrise de Siodmak ; son passé de réalisateur de polars lui sert, même s’il s’en éloigne ici : l’utilisation du noir et blanc, de l’éclairage, mais aussi une rigueur dans le fait de viser l’essentiel, tout cela vient sans conteste du noir. Le meurtre même, le seul qu’on voit à l’écran, ne déparerait pas dans une série B convaincante des années 40. Son habileté (n’oublions pas qu’il a signé des œuvres aussi remarquables que Phantom Lady, Les tueurs ou Criss-cross) se heurte néanmoins à des conventions : l’histoire d’amour est assez maladroite et même dans les dernières images, où elle devrait émouvoir, ne parvient pas à transcender le cliché. En revanche, il fait camper à Mario Adorf un hallucinant tueur ambigu, capable de douceur et de cruauté, irresponsable, fétichiste qui garde dans un coffre des souvenirs de sa victime. Le comédien encore débutant livre une performance à la fois sobre et concentrée : chaque geste, chaque regard (ou absence de regard, avec ses yeux baissés dans certaines circonstances) montre une parfaite maîtrise sans ostentation. Il convainc davantage que le protagoniste, un peu palot pour ce rôle. 

Énorme succès à sa sortie, Les SS frappent la nuit mérite d’être revu tant il conserve aujourd’hui une part de son originalité. Siodmak, en traitant un fait divers dans un contexte singulier, ne se contente pas de transposer une histoire dans une époque donnée : il ausculte un monde effarant, à la fois machiavélique et proche de l’effondrement. De cette tension naît un traitement qui donne au film, malgré les nombreuses pointes d’humour, une dimension tragique, mais un tragique feutré, et d’autant plus glaçant. François Bonini.

COMMENTAIRE : Dans une auberge allemande, en 1944, une servante aux mœurs légères est sauvagement assassinée, et on accuse le soldat Keun qui lui avait rendu visite récemment. Le commissaire Kersten chargé de l'enquête, peu convaincu de sa culpabilité, tente de faire admettre à ses supérieurs qu'il s'agit de l'œuvre d'un mystérieux individu doté d'une force bestiale et qui aurait déjà commis plusieurs crimes sauvages. Le vrai coupable est finalement arrêté et avoue, mais en haut lieu, on ne veut pas faire valoir qu'il peut exister un monstre en Allemagne, et on l'exécute discrètement, tandis que le soldat passe en justice. Kersten sera envoyé au front pour refus d'obéissance et les autorités SS refermeront le dossier. 

Premier film allemand à parler du passé nazi autrement que dans une perspective déculpabilisante, c'est une reconstitution d'un réalisme et d'une authenticité rares, où l'humour est également présent malgré la gravité du sujet, en l'occurrence l'attitude du régime national-socialiste envers un cas criminel qui déshonore le monde aryen. L'auteur dénonce la tromperie d'un ordre fondé sur l'apparat et les faux-semblants et dépeint toute une partie de la population démoralisée par la guerre, mais qui emboîte le pas au régime, par lâcheté, par intérêt ou par manque de lucidité. Cette œuvre, sur laquelle souffle indéniablement un vent de vérité quant aux personnages et aux situations, fut largement primée au festival de Berlin en 1958. Fabien Laboureur.

LA ROBE, ET L’EFFET QU’ELLE PRODUIT SUR LES FEMMES QUI LA PORTENT ET LES HOMMES QUI LA REGARDENT

De Jurk

d’Alex van Warmerdam, 1996, Pays-Bas, 1h43, Couleurs

avec Alex van Warmerdam, Henri Garcin, Ariane Schluter


RÉSUMÉ : Une robe cousue par un couturier à la sexualité déviante éveille d'étranges désirs chez la première femme qui la porte. Les deux suivantes à s'en revêtir déclencheront un désir insatiable chez un contrôleur de train. La robe échoue sur une vagabonde, et sera incinérée avec elle. Mais son histoire ne s'achève pas là... 


POINT DE VUE : Vous ne connaissez pas encore Alex van Warmerdam? C'est que la réputation de ce cinéaste original fait lentement son chemin de festivals en revues et en salles indépendantes, à l'écart de la grande distribution. Trop bizarre, apparemment, et hollandais, sans doute. Et pourtant, avec un univers qu'on situerait quelque part entre ceux de David Lynch et d'Otar Iosseliani (avec une touche de Buñuel et de Tati), le cinéma d'Alex van Warmerdam n'est pas si étrange ou étranger que le spectateur moyen s'y sentirait largué. 

La preuve: dans ce !lm, son troisième (après Abel et Les Habitants, mais avant Little Tony), le cinéaste raconte la naissance, l'existence et la disparition d'une robe. Quoi de plus universel? Il suffisait d'y penser. 

En France, le film est sorti discrètement sous le titre pourtant voyant de La Robe et l'effet qu'elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent. Précision un rien excessive mais qui indique bien qu'une robe ne saurait mener sa vie sans qu'il soit également question de femmes et d'hommes. En fait, on peut dire que l'habit en question, une charmante robe d'été bleue avec un motif de feuilles orange, sert à l'auteur de révélateur des gens et à travers eux, de son pays. Mieux que des mannequins, les humains croisés sont de vrais personnages, éloignant ainsi le spectre d'une fantaisie trop mécanique. 

Du styliste qui la dessine à la clocharde qui meurt dedans, la robe passera entre une dizaine de mains à peine. Principalement quatre femmes et deux personnages masculins récurrents, un cadre d'entreprise de prêt-à-porter mis à la porte (formidable Henri Garcin) et un inquiétant contrôleur de train (interprété par l'auteur lui-même) qui suit les jeunes femmes portant la robe. Dès lors, le film se situe constamment à la frontière entre légèreté et inquiétude, humour et tragique. Même si les situations prêtent souvent à sourire, les spectres du chômage, de la sexualité déviante, du manque d'amour et de la mort ne sont jamais très loin. Peintre de formation, van Warmerdam filme avant tout des trajectoires, avec un sens frappant du cadre et des couleurs. Pour finir, il élève son film au niveau d'une réflexion sur l'art qui confirme, si besoin était, que sa mise en scène est bien porteuse d'une vision du monde. Une superbe découverte. Norbert Creutz.

LES HABITANTS

De Noorderlingen

d’Alex van Warmerdam, 1992, Pays-Bas, 1h45, Couleurs

avec Alex van Warmerdam, Annet Malherbe, Leonard Lucieer


RÉSUMÉ : Une femme qui, sur les conseils dʼune statue de Saint- François, se prive de nourriture pour plaire au Seigneur. Un enfant qui, fasciné par la guerre civile au Congo, se déguise en Noir et se fait appeler Lumumba. Un facteur bien indiscret, un garde-chasse myope et stérile, un boucher à l'appétit sexuel débordant qui ne manque pas dʼimagination pour capturer ses proies. Voici quelques éléments dʼune comédie des plus insolites sur la vie des habitants dʼun lotissement perdu, dans le Nord de lʼEurope.


POINTS DE VUE : Le titre évoque un étrange parfum de science-fiction, une histoire de créatures « venues d’ailleurs » qui auraient envahi notre quotidien (ou dont on aurait envahi le leur, au choix). Et s’il n’est aucunement question ici d’aventures galactiques ou de planètes inconnues, Les habitants a pourtant à voir avec la singularité extrême d’un monde, qu’on dirait parachuté d’un autre temps et d’un autre lieu, et qui fonctionne avec ses lois propres. La rue unique qui constitue l’artère vitale – au sens propre ! – de l’ébauche de ville nouvelle qui sert de cadre au film, répond à ce caractère ambivalent de l’utopie fonctionnelle où tout est transparent, ce qui est censé fluidifier les échanges entre les habitants, mais les poussent également dans des logiques de paranoïa et de voyeurisme. Il règne dans le film cette inquiétude permanente de faire quelque chose que quelqu’un, nécessairement, découvrira, que ce soit de visu ou par des signes (la fumée, les traces de pas, etc.). Les habitants esquisse ce que Dogville, plus d’une dizaine d’années plus tard, élèvera au rang de système, sous une autre forme : une communauté fonctionnant sur la base d’une chaîne alimentaire close, où tous se nourrissent du sang et de la chair de tous. Il y a certes, comme dans tout village, au moins un enfant, un idiot, une sainte (presque) vierge et autres figures susceptibles de sauvegarder l’ordre et d’empêcher le groupe de partir à la dérive ; mais l’ensemble reste tout de même perverti de l’intérieur, comme si l’innocence ne pouvait demeurer à l’état pur dans ce laboratoire corrompu de l’utopie. 

Film de groupe, davantage que film choral, Les habitants évolue sur un ton et une forme étranges, difficiles à saisir et classer, entre la rigueur burlesque des cadres d’un Tati et un regard parfois quasi-documentaire sur des vies individuelles dotées chacune de leur singularité. Alex van Warmerdam – précurseur en ce sens d’un Kaurismaki ou d’un Von Trier – expérimente un emploi trouble du studio et du décor naturel, dont les codes se modifient au fur et à mesure que la psychologie collective de la ville évolue. Le personnage le plus important des Habitants est peut-être l’espace, qui conditionne la mentalité du groupe et crée une forme de huis-clos organisé selon des règles originales. De manière paradoxale, les espaces faussement « naturels » (la forêt) se révèlent les espaces de l’enfermement et de l’intimité, en ce qu’ils sont riches de creux et de recoins obscurs, quand les lieux d’habitation, troués de larges fenêtres et bouchés par le vis-à- vis, sont précisément ceux où l’on peut soi-même observer et être observé. 

Dès lors, les événements qui secouent la communauté ont valeur de réelle expérience dans ce laboratoire social et spatial dont nous suivons l’évolution pathologique. Tourné en 1992 mais se déroulant dans les années 1960, sans volonté de reconstitution kitsch ou extrêmement documentée, le film a un caractère un peu intemporel qui le fait flotter dans un no man’s land cinématographique singulier, où il serait temps, aujourd’hui, de recommencer à s’aventurer. Camille Lugan.

Un studio de photos : un couple et un enfant posent. Le photographe interrompt la séance pour demander au mari d’être plus souriant, plus confiant... L'homme s’interroge : « Plus confiant en quoi ? » Le photographe de répondre : « En l’avenir, bien entendu. » Le mari sourit, le cliché est pris. Quelques temps plus tard, la photo sert pour une campagne de publicité immobilière, annonçant « Ici, en 1958, plus de 2 000 logements. » Au milieu des travaux, une barre d’une petite vingtaine d’habitations a émergé. Un panneau annonce : « Eté 1960. » Des fleurs ont poussé dans la bétonnière. 

Cette introduction, drôle et désabusée à la fois, donne le ton des Habitants, film qui ne manque ni d’élégance ni de mordant pour décrire la vie de cette petite communauté un peu abandonnée par le monde. D’une part, et en écho à l’échange entre le mari et le photographe, le film n’aura de cesse de renvoyer l’homme à ses illusions, à ses fantasmes et à son attente naïve d’un mieux qui n’arrive jamais vraiment. De l’autre, il s’ancrera dans l’atmosphère si particulière de son cadre, composé d’une ville inachevée et d’une forêt artificielle, quelque chose comme un laboratoire à ciel ouvert où se débat l’humanité la plus médiocre. 

Le réalisateur-scénariste(-comédien) Alex van Warmerdam est un homme aux multiples casquettes qui, après une formation de peintre, se sera fait dans les années 80 une solide réputation d’homme de théâtre via une troupe co-fondée avec son frère Marc. Son premier film, Abel, réalisé en 1986, avait rencontré un certain succès aux Pays-Bas, mais c’est véritablement son long métrage suivant, Les Habitants, en 1992, qui attirera l’attention de la cinéphilie internationale sur son style coloré et caustique. Après avoir fondé sa propre maison de production, il tournera quelques films plus ou moins remarqués (dont La Robe, et l'effet qu'elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent en 1996), et sera le premier cinéaste hollandais depuis plus de 35 ans à avoir les honneurs de la Sélection Officielle cannoise, en 2013, avec son film Borgman. Lauréat d’un honneur national pour son rayonnement et son apport à la culture hollandaise, il peut être considéré comme le porte-étendard d’une cinématographie par ailleurs très discrète sur le plan international, en tout cas souvent éclipsée en France par son voisinage belge. On peut d'ailleurs, à l’occasion, reconnaître une sorte de cohérence entre le style de van Warmerdam et la manière dont certains artistes belges observent le monde, avec cette poésie du quotidien transcendée par un style visuel chamarré, un regard empreint de fantaisie et de désenchantement mêlés, et une inclinaison vers l’absurde ou le surréalisme. Le gag, au début des Habitants, dans lequel le facteur arrivé devant le domicile du destinataire d’une lettre, refuse de remettre le pli en mains propres à celui-ci et le dépose dans la fente, obligeant l’autre à rouvrir sa porte pour ramasser son courrier, pourrait ainsi tout à fait figurer dans un film du duo Abel & Gordon, élasticité burlesque et couleurs vives comprises. Toutefois, on peine à véritablement considérer Les Habitants comme une comédie, tant les quelques élans comiques du début laissent bien vite la place à une observation de mœurs plutôt glaçante, et tant les ressorts dramatiques ont, au fur et à mesure du film, tendance à davantage tenir du drame, voire même de la tragédie. 

Au départ, il y a donc une unique rue, avec dans chacune des habitations une grande fenêtre permettant de voir ce qui se passe dehors... ou au dehors de voir ce qui se passe dedans. Regards en coin, colportages, chuchotements, petites hypocrisies, lâchetés inavouables, tout l’éventail de la promiscuité cancanière se trouve au cœur des Habitants, avec comme maître d’œuvre ce facteur bien peu déontologique (incarné par le réalisateur lui-même) qui lit le courrier de ses voisins... et ne s’en cache d’ailleurs pas spécialement. Chacun doit donc endosser (au moins) deux costumes dans la mascarade du quotidien : celui qu’il est, et celui que l’on voit. Le fait d’avoir situé l’action du film dans les années 60, au moment où tous les foyers populaires pouvaient à leur tour faire l’acquisition d’un poste de télévision, enrichit le film d’une idée visuelle omniprésente faisant des fenêtres des cadres d’écrans, mais des cadres à double sens : le spectacle est ainsi permanent, dans les foyers comme dans la rue, et les spectateurs en sont également les comédiens. On ne peut s’empêcher de remarquer que Les Habitants fut réalisé au moment du pic de notoriété de l’émission belge « Strip-Tease », extrêmement formatrice dans l’appréhension du réel de nombreux futurs cinéastes belges (dont Benoît Mariage, par exemple), et qui, à bien des égards, anticipait ou annonçait certaines pratiques de la télé-réalité, où chacun peut à son tour se rêver en vedette de télévision... 

Des illusions, des apparences ou des fantasmes, il en est souvent question dans Les Habitants ; et la manière dont Alex van Warmerdam évoque le sujet religieux va souvent dans ce sens : du rituel dominical servant surtout à vider les ruelles à la statue de Saint-François prenant vie, des missionnaires itinérants à la foule venant prier Martha la souffrante, tout dans le film semble souligner le décalage entre la manière dont la religion perçoit les choses et la manière dont elles existent, comme s’il s’agissait là d’un leurre collectif, parfois conscient mais si confortable. 

Si l'on ajoute la répugnante obsession sexuelle de Jacob ou la rigidité maladive d’Anton, un seul personnage semble quelque peu échapper à la sévérité du portrait général, celui du jeune Thomas. Mais lui-même trimballe, dans un premier temps, son lot de fantasmes autour de la situation congolaise de l’époque, entre Lumumba et Kasavubu... En quelque sorte, le film peut aussi se voir comme son parcours initiatique, s’achevant sur la prise de conscience, amère et irrévocable, de la veulerie de la nature humaine. Ses retrouvailles finales avec Plagge le facteur pourraient presque se voir comme une sorte de conclusion-manifeste affirmant : « Finalement, le mieux est encore de s’en amuser. » 

Heureusement, il y a également dans Les Habitants une sorte de soupape vers le merveilleux à travers l’étonnante forêt qui jouxte le village inachevé. Toujours obscure même quand il fait grand jour dehors, mais habitée d’une lumière de conte de fées même lorsque c’est nuit noire, la forêt semble en partie dissociée du village, et les choses ne s’y déroulent pas tout à fait de la même manière. C’est un havre pour celui qui cherche l’intimité ; c’est un refuge pour celui qui est poursuivi ; c’est l’endroit de la revanche pour celui qui est harcelé ; et c’est le foyer de la fascinante Agnes, sorte de créature fantastique qui guide Thomas vers son âge adulte. Malheureusement, la forêt sera à son tour gagnée par la violence des hommes, et Thomas la quittera elle aussi, en lui tournant une dernière fois le dos. 

Reposant sur une galerie de personnages excentriques et assez peu attachants, extrêmement économe en mot, très stylisé - à la limite de la préciosité - dans sa direction artistique comme dans sa narration un peu abstraite, rythmé sur un tempo plutôt lent mais composé d’une succession de petits morceaux de bravoure, et habillé d’une bande-son qui n’épargne ni les silences dérangeants ni les dissonances, Les Habitants pourra désarçonner, et il sera aisé aux déçus de l’évacuer du revers d’une expression péjorative du type « cinéma poseur » ou « arty ». Il aura toutefois, à sa manière et aux côtés, par exemple, d’un Aki Kaurismaki, contribué aux débuts des années 90 à l’émergence d’un courant du cinéma nord-européen, habité par un véritable regard sur le monde et une volonté constante de composer des images fortes et insolites. À cet égard, il mérite indéniablement la (re)découverte. Antoine Royer.

COMMENTAIRE : À noter que le personnage - muet - de Fat Willy est incarné par le controversé Theo van Gogh, arrière-petit-neveu de Vincent van Gogh, lui-même réalisateur de films, et connu aux Pays-Bas pour ses positions iconoclastes et polémiques autour des questions religieuses, notamment juives et islamiques. Après un court métrage blasphématoire vis-à-vis du Coran, il sera assassiné en novembre 2004 par un islamiste. 

LITTLE TONY (LE P’TIT TONY)

Kleine Teun

d’Alex van Warmerdam, 1998, Pays-Bas, 1h37, Couleurs

avec Alex van Warmerdam, Annet Malherbe, Sebastian Te Wierik


RÉSUMÉ : Lorsqu'elle engage la belle Léna pour apprendre à lire à son mari (un fermier hollandais illettré), Keet reste vigilante pour éviter l'adultère. Mais de fil en aiguille, et à l'issue d'une diabolique machination, elle finira par encourager leur liaison... 


POINT DE VUE : Ce film bête, méchant et vulgaire n'a rien pour plaire. Ennuyeux, il est tellement invraisemblable qu'il ne présente guère d'intérêt, pas même celui d'une provocation de mauvais goût. 

Dans une ferme isolée au milieu de la platitude du Pays-Bas, un paysan inculte et immature est le jouet de sa femme qui le jette dans les bras d'une autre pour avoir un enfant. On vit l'enfer dans cette maison et cela finit très mal. 

Apologie désespérante de la haine, de la violence et de la bestialité dans une réalisation simpliste et banale. Maurice Terrail 

GATSBY LE MAGNIFIQUE

The Great Gatsby

de Jack Clayton, 1974, US, 2h26, Couleurs

avec Robert Redford, Mia Farrow, Bruce Dern


RÉSUMÉ : Gatsby le Magnifique dépeint le tableau de la haute aristocratie américaine en mal de vivre. Après la Première Guerre mondiale, dans les années 1920, les « années folles », l'élégant et mystérieux Jay Gatsby, millionnaire à la fortune douteuse, est obsédé par la belle Daisy Buchanan, un amour de jeunesse qu'il tente de reconquérir. Une superbe et tragique histoire d'amour naît. 


POINTS DE VUE : Écrivain mythique, Scott Fitzgerald n’a eu guère de chance avec le cinéma. Même sans éclat, la première adaptation de Gatsby le Magnifique, avec Alan Ladd, était plus fidèle que cette version, plombée par l’esthétisme. Seul le narrateur (interprété par Sam Waterston) conserve comme un parfum du roman, spectateur attentif et apitoyé d’une double comédie des apparences. D’un côté, Tom l’affairiste et son aventure sexuelle avec la femme d’un garagiste. De l’autre, Gatsby, le nouveau riche, avec l’épouse de Tom, créature superficielle (que Mia Farrow rend insupportable). Tout est à sa place : décors, costumes, musiques et Redford, le Gatsby idéal. Mais on ne sent aucun frisson. Pierre Murat.


Il est vrai qu’à côté de son successeur réalisé par Baz Luhrmann, en 2013, la réalisation de Jack Clayton, un spécialiste des adaptations d’œuvres littéraires, paraît bien sage et académique. Mais de toute façon aucun de ces deux longs métrages n’a réussi à restituer la quintessence du récit de Fitzgerald, son intrinsèque mélancolie. Sorti en 1974, porté par sa star Robert Redford au sommet de sa notoriété (la même année, il venait de rassembler quatre millions de personnes en France, avec L’arnaque de George Roy Hill), ce film ne prend jamais aucun risque, multipliant les plans convenus pour sur-signifier la situation des protagonistes (on pense à la contre-plongée qui saisit la solitude majestueuse de Gatsby, dans un environnement crépusculaire), s’accommodant de lents travellings qui tournent autour de personnages assis et bavards, privilégiant l’ambiance et les décors plutôt que la complexité des individus, ce qui donne un prototype de "films à costumes" (Gatsby remporta d’ailleur l’Oscar de la catégorie). 

Les Années folles sont telles qu’on se les représente, l’aristocratie de Long Island y est conforme à l’image qu’on s’en fait, Daisy minaude parce que Mia Farrow ne lui imprime que la marque de son jeu monocorde. Les entorses à la chronologie du récit, imaginées par Francis Ford Coppola, le scénariste du film, ne sauvent pas l’ensemble d’une qualité téléfilm, qui génère un ennui certain, comme si la tragédie personnelle du plus triste des hédonistes intéressait moins le réalisateur que la reconstitution factice, à gros traits, d’une époque insouciante. Même les échanges entre le célèbre aristocrate et son amour éternel ne parviennent pas à susciter l’émotion, parce qu’ils sont lestés par la mise en scène pataude qui raidit considérablement le jeu des comédiens. La version 74 de Gatsby n’a saisi que les apparences d’une histoire. Sa profondeur véritable lui échappe. Jérémy Gallet.

COMMENTAIRE : Sa passion pour Daisy, jeune femme frivole et lâche, conduit Gatsby à une mort stupide sous les balles d'un garagiste. Grandeur et décadence des « Années folles ». Dictionnaire des films, Larousse.


L’ORCHIDÉE BLANCHE

The Other Love

d’André De Toth, 1947, US, 1h29, Noir et Blanc

avec Richard Conte, Barbara Stanwyck, David Niven


RÉSUMÉ : Épuisée au terme d’une longue tournée mondiale, la célèbre concertiste Karen Duncan se voit admise dans un sanatorium suisse. Bien qu’atteinte de la tuberculose et sachant que la précédente patiente de la chambre 17 qu’elle occupe en est morte, elle ne continue pas moins à profiter des plaisirs de l’existence. Une attitude dangereuse que désapprouve le Dr Stanton. 


POINTS DE VUE : Curieux film que cette Orchidée blanche, à la mesure de son auteur, le très inégal André de Toth. Curieux d’abord parce qu’il joue sur les codes du mélodrame, tout en s’inspirant du film noir, mêlant personnages inquiétants et grands sentiments. La photo, très belle, signée par Victor Milner, qui a travaillé avec les plus grands et remporté un oscar pour le Cléopâtre de DeMille, magnifie non pas tant les extérieurs, inexistants et visiblement faux, que les acteurs et les intérieurs, réseaux d’ombres et de lumières dans lesquels les moindres détails sont précis. Il s’attache à travers des plans rapprochés à illuminer Barbara Stanwick, dont le jeu remarquable, tout en finesse, traduit les moindres évolutions psychologiques. De son arrivée au sanatorium à la fin, elle s’enfuit, se rebelle, accepte, aime, rejette avec la même conviction. Face à elle, David Niven joue la retenue et l’ambiguïté et Richard Conte la tentation de vie insouciante. On pourrait s’attendre à des portraits sans nuances, et c’est tout le contraire : voir la scène superbe dans laquelle le pilote s’arrête au seuil de la porte derrière laquelle la pianiste est alitée. 

Curieux, disions-nous : le mélodrame qui verse habituellement dans le lacrymal – et ce peut être de toute beauté, si le réalisateur s’appelle Stahl ou Sirk – est ici épuré, sans pathos. Il n’est que de le comparer à Victoire sur la nuit d’Edmund Goulding, qui, sur un sujet voisin, arrache des larmes. De Toth cultive même l’ellipse (les voyages comme le mariage par exemple), préférant se concentrer sur des dialogues élégants et feutrés. Soyons juste, il s’appuie sur un scénario très dense, dans lequel tout fait signe et se répond : les objets (la bague, la boite ancienne), les situations (Barbara Stanwick casse par exemple un verre puis un disque), les dialogues, les personnages (un plan appuyé sur un croupier le désigne comme devant tenir un rôle plus tard), tout se dédouble en de savants parallèles. 

On le comprend, ce film rare et étonnant mérite d’être vu et on oubliera quelques séquences moins réussies, qui donnent dans le cliché sans gâcher l’impression générale d’une découverte importante. C’est tout simplement un jalon méconnu dans l’histoire du mélodrame, et donc du cinéma. François Bonini.

De Toth est un cinéaste formidable dont on a déjà vanté ici certains westerns, thrillers ou films de guerre et dont la filmographie regorge encore de titres à découvrir, telle cette orchidée blanche complètement disparue des radars cinéphiles depuis sa lointaine sortie, principalement en raison de la faillite de la société qui produisit le film, comme l’explique Bertrand Tavernier. Sans aucune notoriété, à peu près oublié de tous, L’Orchidée blanche se révèle un excellent film, très original et porté par l’interprétation magnifique de Barbara Stanwick, sans aucun doute la meilleure actrice hollywoodienne – avec Bette Davis – dotée d’une carrière riche en grands rôles et en grands films. 

Dans L’Orchidée blanche elle interprète une fameuse pianiste virtuose venue se reposer dans une clinique en Suisse. Le séduisant directeur de la clinique qui la soigne lui cache la gravité de son cas : tuberculeuse, elle est condamnée et n’a que quelques mois à vivre. La jeune femme n’est pas insensible aux charmantes attentions de son médecin, comme les autres patientes de l’établissement. Cela ne l’empêche pas de s’embarquer dans une aventure passionnelle avec un coureur automobile qui ignore tout de son état de santé. Le film est adapté d’une nouvelle de Erich Maria Remarque que l’écrivain allemand installé à Hollywood développera plus tard sous la forme d’un roman, adapté à son tour en 1977 par Sydney Pollack avec Bobby Deerfield. On retrouve en effet dans les deux films l’histoire d’amour entre un pilote de courses et une jeune femme condamnée par la médecine, mais elle est centrale dans le film de Pollack – c’est Al Pacino qui interprétait le rôle-titre du champion – tandis qu’elle est secondaire dans le film de De Toth, qui accorde davantage d’importance à la relation entre la malade et son docteur. 

L’Orchidée blanche est un mélodrame, mais un mélodrame sec, dénué de pathos et de lyrisme, dont l’esthétique s’apparente davantage au film noir qu’aux
« women’s pictures » et autres productions lacrymales hollywoodiennes. Le trio amoureux formé par Karen Duncan (
Stanwick), le docteur Stanton (David Niven) et le pilote Paul Clermont (Richard Conte) déjoue tous les clichés du film sentimental, par sa complexité et son ambiguïté. On retrouve à chaque plan le talent et la rigueur de metteur en scène de De Toth, même si ce dernier fut contraint de tourner en studio avec des décors de montagnes suisses pas très convaincants et dut renoncer à la fin de son scénario, beaucoup plus cruelle et inattendue que celle, assez conventionnelle, imposée par les producteurs. Olivier Père.

LES DAMES DU BOIS DE BOULOGNE

de Robert Bresson, 1945, France, 1h23, Noir et Blanc

avec Maria Casarès, Élina Labourdette, Paul Bernard


RÉSUMÉ : Hélène a la désagréable impression que son amant, Jean, lui échappe. Pour vérifier ses suppositions et faciliter de pénibles aveux, elle prêche le faux et apprend à son grand désarroi que Jean ne l'aime plus. Blessée, Hélène décide de se venger et monte un plan minutieux. Elle s'arrange pour que Jean rencontre Agnès, une danseuse de cabaret fort séduisante qu'elle a prise sous sa protection. Comme Hélène l'avait prévu, le plan fonctionne à merveille et Jean tombe immédiatement amoureux de la jeune femme. Consciente de ses écarts passés, Agnès manque de faire échouer la combinaison d'Hélène en révélant dans une lettre écrite à son fiancé qu'elle n'est qu'une fille perdue. Mais Jean refuse de lire la missive... 


POINTS DE VUE : Blessée par la belle indifférence de Jean, son amant gominé, Hélène manigance un plan de vengeance hors pair. Drapée de noir, en deuil de ses illusions amoureuses, elle se saisit d’une petite danseuse légère et la jette dans les bras de son homme. Persuadé d’avoir affaire à une ingénue, Jean s’entiche de la jeune fille... 

Renié par Robert Bresson parce que les acteurs n’avaient pas encore son fameux parler atone en bouche, ce chef-d’œuvre annonce pourtant la tessiture et la texture de ses films futurs. Plus tard, Maria Casarès révéla le secret de cette partition délicieusement alanguie : « Nous buvions fine sur fine. Robert Bresson nous soûlait pour venir à bout de nos nerfs... » 

Aujourd’hui encore, les vapeurs éthyliques du film continuent d’enivrer. Avec l’aide de Jean Cocteau, expert en dialogues de velours clouté, Robert Bresson a réussi à créer un monde unique, où les génitrices sont à la fois mères maquerelles et mères supérieures, élevant leurs filles selon deux règles draconiennes : frustration et interdiction. Avec Lola, Jacques Demy tournera une suite inavouée de ce film mythique, où la jeune danseuse, devenue mère, tentera vainement de maintenir à son tour sa fille dans le droit chemin. Marine Landrot.

L’idée qu’à Bresson de s’offrir les services des deux plus brillants auteurs dramaturges de la scène littéraire française de l’époque pour ses premiers longs métrages (Jean Giraudoux puis Jean Cocteau), avant de se débarrasser de la moindre tentation non cinématographique, inspirera Alain Resnais dans son désir de travailler avec des écrivains extérieurs au monde du cinéma mais singuliers dans leur discipline. 

Robert Bresson, première période : le cinéaste doit travailler avec des acteurs professionnels, ne s’est pas encore échappé du théâtre ennemi et de la littérature. Les Dames du bois de Boulogne, comme Les Anges du péché, son film précédent, empruntent au mélo et s’offrent le luxe dangereux des dialogues d’un écrivain (Jean Cocteau succède à Jean Giraudoux). 

Pourtant, éclatent dès 1945 l’exigence hors du commun du cinéaste, et sa volonté de créer un style moderne, qui révèle les possibilités inexplorées du cinématographe. L’utilisation du son, l’austérité des décors, le jeu à la fois antithéâtral et antinaturaliste des comédiens rompent délibérément avec la production nationale de l’époque. Bresson, à la recherche de l’épure et de la rétention, avance avec certitude sur le chemin de son art, refuse de s’abandonner à la trivialité contenue dans le sujet. Les Dames du bois de Boulogne souffrent à première vue du hiatus entre la beauté du texte, la colère de tragédienne brimée de Maria Casarès et l’aspiration de Bresson vers toujours moins d’effets. Mais l’impureté relative de ces Dames... les rendent aussi admirables sinon davantage que les œuvres parfaitement maîtrisées du cinéaste. Il n’échappa pas aux plus fins commentateurs que les ultimes mots prononcés par le couple d’amoureux (« – Reste avec moi, lutte... – Je reste. ») font des Dames du bois de Boulogne, sous ses apparences trompeuses de drame bourgeois, un des rares véritables films de résistance – esthétique, morale, donc politique – de l’histoire du cinéma français. Olivier Père.

Tourné en fin d’Occupation, Les dames du bois de Boulogne est le second long métrage de Robert Bresson, après Les anges du péché. C’est aussi son dernier réalisé dans le cadre d’un cinéma traditionnel même si le film, d’une beauté hautaine, annonce l’esthétique radicale de l’auteur de Pickpocket. Librement adapté de Jacques le fataliste et son maître de Diderot, le récit est transposé à l’époque contemporaine, encore que certains éléments des costumes (les robes longues d’Agnès) ou des dialogues (un phrasé littéraire écrit par Jean Cocteau) confèrent à l’œuvre une intemporalité. De la forme normative du cinéma de son époque, Bresson retient en premier lieu une narration linéaire, une musique discrète mais au thème récurrent ou bien encore des images élaborées qui éclairent la dramaturgie, et que l’on doit au grand chef-opérateur Philippe Agostini. Le casting est lui aussi fidèle aux standards des productions de l’époque, avec toutefois des innovations dans le jeu des comédiens. Après Renée Faure dans Les anges du péché, c’est au tour de Maria Casarès, elle aussi jeune actrice de théâtre, d’être propulsée en tête d’affiche. Pour cette composition de femme blessée tissant sa toile de la vengeance, Bresson avait exigé d’elle une totale sobriété de jeu, contrôlant sa diction et ses moindres expressions de visage, la harcelant au point de susciter une haine en elle... Ce sentiment rejaillit sur le personnage d’Agnès dont la rage contenue est admirablement rendue à l’écran. Stupéfiante Maria Casarès, réussissant en fin de compte une interprétation légendaire, son léger accent espagnol accentuant encore sa performance décalée. 

À ses côtés, Paul Bernard paraît un peu fade et compassé mais l’autre choix judicieux de distribution est Elina Labourdette, d’une grâce et d’une subtilité indéniables dans le rôle de cette ex-entraîneuse stigmatisée par son passé. La mère maquerelle mais bienveillante est incarnée par Lucienne Bogaert, jusqu’alors connue pour avoir travaillé avec Jouvet à la scène, s’exprimant dans le film (avec talent) d’une voix blanche et presque atonale. Ces précisions sur les acteurs révèlent que Les dames... est bien un film de transition, avant que Bresson ne décide définitivement de recourir à des « modèles » non professionnels. La mise en scène, précise et limpide, sert admirablement le scénario, et une atmosphère de tragédie cinématographique se substitue dès l’ouverture du film à ce qui aurait pu être une histoire à l’eau de rose. « Il n’y a pas d’amour, Hélène, il n’y a que des preuves d’amour », fait dire le poète à l’ami confident (Jean Marchat). Le « suspense » psychologique des Dames du bois de Boulogne nous fait ensuite naviguer dans les profondeurs sombres de l’âme humaine, la machination d’Hélène s’apparentant à la préparation d’un crime parfait passionnel. D’une modernité confondante pour l’époque, le film culmine dans son dernier quart d’heure avec un audacieux mouvement de caméra révélant à deux reprises le visage de la vengeresse, suivi d’une scène de quasi-résurrection à tonalité mystique... Sorti dans l’indifférence générale à la Libération, ce film en avance sur son temps et longtemps incompris confirme aussi la vitalité et la créativité du cinéma français à une des périodes pourtant les plus sombres de l’Histoire... Gérard Crespo.

COMMENTAIRES : Hélène, une jeune veuve, a l'impression que son amant, Jean, lui échappe. Pour s'en assurer, elle prétend un jour qu'elle ne l'aime plus. Jean, soulagé, lui avoue qu'il en est de même pour lui... Blessée par cet aveu, Hélène décide de se venger. Ayant fait la connaissance d'Agnès, la fille d'une ancienne relation mondaine, Mme D., elle la prend sous sa protection et s'arrange pour lui faire rencontrer Jean. Celui-ci, dans l'ignorance de la conduite douteuse de la jeune femme, en tombe amoureux. 

Adaptation de l'histoire de Mme de la Pommeraye, racontée par Diderot dans Jacques le Fataliste, ce film fut, à sa sortie, un échec retentissant. Dans le climat de l'après-Libération, le public accepta mal ce drame de la bourgeoisie. Mais, surtout, la critique reprocha à Cocteau d'avoir voulu transposer à notre époque une anecdote sociologiquement datée, dans laquelle la vengeance paraissait bien dérisoire. « Cela se passe aujourd'hui, mais pas en 1944 », a-t-on pu dire. 

Bresson lui-même, emboîtant le pas de ses détracteurs, est allé jusqu'à renier ce film. Pourtant, dans cette intemporalité, dans ce décalage entre l'intrigue du film et les conventions d'une époque qui lui a donné le jour, comment ne pas reconnaître les fondements d'une esthétique bressonienne ? 

Dans les Dames du bois de Boulogne, il ne reste pas grand-chose du roman de Diderot, contrairement à ce que dit Bazin : rien des sautes du récit, de ses interruptions, de ses tours et de ses détours. En revanche, c'est sans difficulté que le spectateur d'aujourd'hui y retrouvera les germes des œuvres ultérieures de Bresson : cette primauté des sons sur les images (« Lorsqu'un son peut remplacer une image, supprimer l'image ou la neutraliser », dit le cinéaste), cet art de l'ellipse, ce jeu détaché des acteurs qui sonne toujours avec la même étrangeté. François Jost.

« Il n’a fallu que le bruit d’un essuie-glace d’automobile sur un texte de Diderot pour en faire un dialogue racinien. » (André Bazin

Inspiré d’un épisode de Jacques le fataliste de Diderot, dialogué par Cocteau, Les Dames du bois de Boulogne est tourné à la fin de l’Occupation dans des conditions chaotiques : rareté de la pellicule, restrictions de courant, alertes aux bombardements. C’est, d’une certaine façon, l’occasion pour Bresson d’expérimenter un style sans ornements, dénué de tout artifice, qui caractérisera par la suite toute son œuvre. À la recherche d’une forme de vide autour des personnages, il dirige, pour la dernière fois, des actrices et des acteurs « vedettes » et ne fera désormais appel qu’à des non-professionnels, des « modèles ». Cinémathèque française.

ON ACHÈVE BIEN LES CHEVAUX

They Shoot Horses, Don’t They ?

de Sydney Pollack, 1969, US, 2h09, Couleurs

avec Jane Fonda, Michael Sarrazin, Susannah York


RÉSUMÉ : 1932. À la suite du krach de 1929, les États-Unis sont en pleine dépression économique. On se presse pour participer à l'un des nombreux « marathons de danse » organisés à travers le pays. Il s'agit de danser durant six jours, avec seulement dix minutes de pause toutes les heures. Les candidats viennent dans le but de remporter les cinq cents dollars de prime, et les spectateurs dans celui d'échapper à leur misère morale en voyant souffrir d'autres gens. Robert est l'un de ces candidats. Il trouve sur place sa partenaire, Gloria, qui vient de « perdre » le sien. Ils sont accueillis par le maître de cérémonie, Rocky, avec les autres concurrents : des habitués, des nouveaux, une jeune fille novice, un vieux marin et bien d'autres. Le marathon commence, interminable. Pour pimenter le spectacle, Rocky lance parfois des « derbys » : les danseurs doivent courir, en se tenant, tout autour de la piste ; le dernier couple est éliminé. Le marin meurt d'épuisement, la jeune fille devient à moitié folle. Gloria rompt avec Robert, se donne à Rocky dans l'espoir de le dominer. Puis elle retrouve Robert. Elle découvre finalement que Rocky l'a abusée. Brisée, elle demande à Robert de l'achever...


POINTS DE VUE : Ce film cruel et désespéré apporte un double témoignage : d'une part, sur les fameux marathons de danse, véritables jeux du cirque des années 1930 (encore pratiqués récemment en Pologne...), symptôme et symbole de la dépression économique et morale dans laquelle était plongée l'Amérique ; d'autre part, sur la crise morale de ce même pays à la fin des années 1960, ère de toutes les contestations, de toutes les remises en cause. Car, bien sûr, l'œuvre de Pollack se voulait avant tout parabole. Sans doute est-ce cet aspect qui, vingt ans plus tard, peut sembler le plus daté, voire manqué. En effet, cette critique de l'usine à rêves (les marathons, Hollywood) est tout de même réalisée dans la grande tradition hollywoodienne, cela même qui fait aujourd'hui d'On achève bien les chevaux un classique : qualité de l'adaptation, de l'interprétation (l'Oscar du meilleur acteur de second rôle pour Gig Young, et Red Buttons splendide) et de la réalisation. 

Il convient également de noter, rompant avec la linéarité du récit en lieu clos, l'emploi très particulier du flash-back, et surtout du « flash-forward », procédé peu fréquent que l'on retrouve (est-ce un hasard ?) dans Easy Rider, autre film ayant reflété et marqué son époque. Laurent Aknin.

À situation désespérée, tentatives désespérées. Exclus du manège de la vie et de l’argent, emportés par le tourbillon d’une crise qu’ils n’ont pas pu ou su voir venir - quelle est leur position sociale, leur passé, à aucun moment nous ne l’apprendrons véritablement -, les héros de Sydney Pollack s’engouffrent dans un autre manège, plus trivial celui-ci, et censé assurer leur fortune pour les années à venir. D’emblée, le cinéaste joue sur la force de l’antithèse, la réalité qui contredit le discours : c’est le choc des images contre le poids des mots, dans une lutte au corps-à-corps que mènent d’une part le pouvoir, d’autre part ceux qui s’acharnent à y résister. Sur une tirade de bonimenteur promettant du divertissement, des paillettes et des sensations, des zombies en guenilles piétinent sur un slow, à bout de forces ; dans ce « danse ou crève » infernal, Pollack a réussi le coup de force d’ôter à la danse sa sensualité et son magnétisme quasi-magique, pour ne laisser intacte qu’une carcasse de mouvement, mise en branle par des acteurs-automates. C’est cette transformation de l’agrément en douleur physique et morale qui forge toute la puissance d’On achève bien les chevaux : servies par un montage virevoltant, les séquences s’enchaînent avec brio, faisant osciller le rythme cardiaque des personnages entre fatigue léthargique et danse de Saint-Guy, comme dans les deux scènes épiques du « derby », où les personnages aux traits convulsionnés par l’effort tournent autour de la piste dans un vertige de rythmes et de couleurs. 

Film maîtrisé de bout en bout, On achève bien les chevaux sonne comme une démonstration en bonne et due forme sur l’exploitation, la misère humaine et la folie qui peut résulter de l’aliénation. À tel point que la vindicte, portée à bras le corps par une Jane Fonda incroyablement charismatique, menace au bout du compte paradoxalement de perdre de son efficacité, par trop-plein de systématisme. Le film donne souvent l’impression de reposer sur une partition binaire entre bons larrons et mauvais patrons, multipliant à l’envi les métaphores classiques, héritées de la littérature, sur le bétail humain, le cirque de la vie ou le théâtre du monde. Sydney Pollack, s’il a le mérite de mener jusqu’à son extrême un fil narratif osé, manque parfois de cette discrétion qui pourrait donner à son ambition politique tout le sou$e qu’elle mérite. À l’image des Raisins de la colère de John Ford, On achève bien les chevaux appartient encore à cette génération des « vieux » films américains sur la condition des classes sociales les plus défavorisées, films qui ne peuvent que se résoudre en fresques. À l’échelle de la piste de danse, le projet du cinéaste concerne aussi, d’une certaine manière, la traversée d’une Amérique oubliée ; en prenant soin, comme il se doit, de faire cahoter son véhicule sur toutes les ornières de la misère. Camille Lugan.

COMMENTAIRE : Hollywood avant la Seconde Guerre mondiale. Robert Syberten rencontre Gloria Bettie. Comme elle, il est figurant au cinéma. Mais loin d'avoir réalisé leurs rêves, ils n'ont eu qu'un long parcours chaotique semé d'échecs. Désœuvrés et sans argent, ils décident de s'inscrire à un marathon de danse dans l'espoir de décrocher les 1 000 dollars de récompense et de se faire remarquer par un des producteurs formant le public quotidien de ces soirées. Il ne leur reste plus qu'à tournoyer des semaines entières au rythme de l'orchestre. 

Écrit à la suite de la grande dépression de 1929, "On achève bien les chevaux" est le premier roman noir d'Horace McCoy. Ce texte intemporel, qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, est une violente dénonciation du rêve américain. Particulièrement noir et désespéré, il s'attache à explorer l'envers du décor en décrivant la misère de ceux prêts à toutes les humiliations pour pouvoir gagner simplement de quoi survivre. Sidney Pollack en a tiré un très beau film avec notamment Jane Fonda dans le rôle principal. Christophe Dupuis .

VORTEX

de Gaspar Noé, 2022, France/Belgique/Monaco, 2h20, Couleurs

avec Françoise Lebrun, Dario Argento, Alex Lutz


RÉSUMÉ : Quadragénaire à la vie bien remplie, Stéphane doit faire face à une situation pour le moins inextricable : sa mère, qui souffre de la maladie d'Alzheimer, complique fortement le quotidien de son époux, lui-même diminué par le poids des années. Stéphane se sacrifie pour apporter les soins et le réconfort nécessaire à une mère désormais incapable de reconnaître cet appartement parisien où elle habite depuis plusieurs décennies. Effrayée, elle demande à son mari de vider les lieux des nombreux ouvrages qui y gisent, pourtant indispensables à cet écrivain passionné de Septième art. Lentement mais sûrement, l'agonie touche à sa fin... 


POINTS DE VUE : Le projet est fou, mais fort d’une sagesse totalement inédite chez Gaspar Noé, cinéaste qui, jusque-là, nous avait habitués à tous les excès. Comme si, soudain, il avait pris un coup de vieux salutaire, sans se départir, pourtant, de son habituelle désespérance devant les vivants qui se débattent et qui meurent. Nous voici dans un appartement encombré de souvenirs où habitent un théoricien du cinéma octogénaire et sa femme, ex-psychiatre, à l’esprit confus. Toujours attaché à l’expérimentation formelle, Noé choisit, cette fois, le split screen, l’écran scindé en deux, pour suivre le quotidien conjoint mais séparé de ce couple dans le moindre de ses détails domestiques. Il y a donc deux cadres bordés d’un liseré noir, comme celui des faire-part de décès, et, dedans, un reste de vie qui s’agite encore, filmé dans ses rituels, en temps réel. 

De ce temps, lent, épais, et de l’espace familier où l’on se croise sans plus se parler, le cinéaste fait le sujet de son film, hyperréaliste et hypnotique. Petit à petit, l’appartement devient un dédale mental où la vieille femme perd la raison, alors que son mari tient, de manière un peu pathétique, à rester un homme d’esprit, et à continuer d’exister socialement. Au cœur du film, la visite du fils du couple, ex-drogué qui se soigne, devient un sommet bouleversant : le vieil enfant est impuissant face à l’addiction de sa mère aux médicaments, et choqué par ses absences de lucidité. Il tente, aussi, de renouer, comme en urgence, un dialogue avec un père qui a toujours été ailleurs. 

On jurerait, à ces moments, que cette famille a existé. Que ces deux grandes figures de la cinéphilie, le réalisateur Dario Argento, si crédible en vieil intello narcissique, et Françoise Lebrun (La Maman et la putain), merveilleuse de fragilité, avec ses regards qui appellent à l’aide, ont vraiment enfanté Alex Lutz, jamais aussi touchant et à nu qu’ici. Et puis, un des deux écrans s’éteint. Un jour, c’est le chaos, mais à bas bruit, juste une disparition, et Gaspar Noé capte la fin d’un monde avec une simplicité tragique. Vortex, sorte de testament avant l’heure, raconte, dans un vérisme cruel, à quel point le temps reste la drogue la plus toxique. Et son effet, irréversible. — G.O. 2022.

Pour celle et ceux qui l’ont interprété, pour celui qui l’a réalisé, un tel film a sans doute constitué un exorcisme enviable. Mais pour ceux qui le regardent ? La fin de la vie, la démence, les extrémités affreuses qui nous menacent tous à plus ou moins longue échéance sont montrées avec réalisme, soit. Comme on les imagine, ou comme on a déjà pu les observer autour de soi. Et puis rien d’autre. Même Michael Haneke, réputé austère et triste, s’emparant du même sujet avec Amour (2012), avait insufflé un romanesque déchirant dans les derniers retranchements où s’abîmaient ses deux personnages exsangues — ni avec toi, ni sans toi. Gaspar Noé, lui, en reste à une sinistre vraisemblance. Tout juste s’autorise-t-il, une ou deux fois, cette outrance qui a longtemps caractérisé et affaibli son cinéma. Ainsi tient-il à filmer des excréments, à son âge, 58 ans, qu’il communique précisément au début du film... Le principal geste artistique, dans Vortex, consiste donc à diviser sans cesse l’écran en deux : voilà bien la façon la plus démonstrative de signifier que la vieille dame et son mari sont coupés l’un de l’autre, bien que partageant jusqu’au bout leur déchéance. — L.G. 2022.

LES ORGUEILLEUX

d’Yves Allégret, 1953, France/Mexique, 1h43, Noir et Blanc

avec Gérard Philipe, Michèle Morgan


RÉSUMÉ : Au Mexique, dans un petit port brûlé par le soleil, l’improbable rencontre d’une jeune femme désemparée et d’un ancien médecin alcoolique qu’une épidémie de typhus va rapprocher. Transfigurés par l’amour, ils vont renaître à la vie.


POINTS DE VUE : Ce film, l’un des plus célèbres du cinéma français, réunissait pour la première fois Michèle Morgan et Gérard Philipe, deux ans avant Les Grandes manœuvres. D’une très grande densité dramatique, il obtint plusieurs prix dont le Lion de Saint-Marc (Venise 1953). Jean-Charles Sabria, Critique et Historien de cinéma, 1995.


Belle adaptation par Jean Aurenche d'une nouvelle de Jean-Paul Sartre, Typhus. La noirceur féroce d'Yves Allégret (Une si jolie petite plage, Manèges) devient, ici, désespérée. Il y a du John Huston chez ces êtres, égarés dans un village mexicain en quarantaine, dont on devine, peu à peu, les failles.

Dommage que la rédemption des deux héros soit si outrageusement bâclée. Car Gérard Philipe, noyé de tequila, prêt à se ridiculiser pour en boire davantage, rappelle les humiliés et offensés dostoïevskiens. Et c'est, de très loin, le plus beau rôle de la Michèle Morgan des années 50. La grande bourgeoise qu'elle jouait trop souvent, en ce temps-là, se défait et révèle une femme perdue, émouvante et sensuelle. Morgan en soutien-gorge, se passant des glaçons sur le visage et la poitrine et se rafraîchissant les jambes avec un ventilateur, a bercé l'érotisme du jeune Martin Scorsese... Télérama, 2008.


Le célèbre film d’Allégret est l’un des titres emblématiques d’un certain cinéma français « de qualité » des années 50, à la fois prestigieux et populaire, interprété par des grandes vedettes, mais honni par les Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague en raison de son académisme et de son assujettissement à la littérature. 

À l’origine des Orgueilleux il y a Typhus, scénario de Jean-Paul Sartre écrit en 1943 et qui se déroulait en Chine. Comme souvent avec Sartre le texte se révélera difficile à adapter à l’écran et le scénariste Jean Aurenche optera pour une transposition au Mexique – plus commode que la Chine pour un tournage à l’époque – et le typhus deviendra une épidémie de méningite cérébrospinale dans le village de Alvarado, dont la première victime est un touriste français. Cependant Les Orgueilleux doit encore beaucoup à la philosophie de Sartre, avec notamment le thème de la souillure qui traverse le film. La description d’une communauté vivant en autarcie dans une misère noire, exploitée par une poignée de puissants, renvoie à un autre succès tricolore sous influence mexicaine des années 50, Le Salaire de la peur de Clouzot, et correspond à l’engagement politique des auteurs impliqués dans le film, à commencer par son acteur principal. 

Le cinéma d’Allégret se caractérise par une vision très noire de l’humanité et un goût du sordide. L’histoire des Orgueilleux permet au cinéaste d’exprimer cette tendance à la noirceur et aux situations dérangeantes. Allégret ne nous cache rien des vomissements d’un homme à l’agonie, des détails d’une ponction lombaire, des cafards qui pullulent... 

Le film se déroule pendant la fête des morts, dans une atmosphère de religiosité. Pour certains plans, images et inserts Allégret s’inspire sans doute du Bunuel période mexicaine qui vint faire un tour sur le tournage. 

La fin des Orgueilleux surprend par son optimisme: il s’agit d’une conclusion imposée au réalisateur par les producteurs, qui tranche cruellement avec le reste du film. 

Les Orgueilleux conte avant tout la rédemption et le sursaut moral d’un ancien médecin sombré dans la déchéance et l’alcoolisme. Le personnage de Georges offre à Gérard Philipe l’occasion de casser son image d’éternel jeune premier séduisant et élégant. Allégret érotise Michèle Morgan elle aussi dans un registre éloigné de ses rôles habituels. L’humidité et la chaleur de sa chambre d’hôtel l’obligent à se dévêtir et la vision de l’actrice en soutien-gorge blanc aura longtemps un vif impact sur le public masculin, notamment sur un jeune cinéphile new-yorkais nommé Martin Scorsese. Olivier Père, 2015.

MACADAM COWBOY

Midnight Cowboy

de John Schlesinger, 1969, US, 1h55, Couleurs

avec Jon Voight, Dustin Hoffman, Brenda Vaccaro


RÉSUMÉ : En 1969, Joe Buck, jeune Texan naïf et ambitieux, vient à New York, persuadé qu'il pourra faire fortune en usant de son charme de cow-boy auprès de femmes riches et esseulées. Mais ses rares expériences tournent court. Sans argent ni ami, Joe fait la connaissance de Ratso Rizzo, un petit Italien boiteux et tuberculeux, qui écume les bars et vit d'expédients. Il promet à Joe de le mettre en relation avec une nombreuse et riche clientèle. Tous deux s'installent dans un squat et ne se quittent bientôt plus. Joe apprend que le rêve de Ratso, dont l'état de santé se dégrade de jour en jour, est de partir pour la chaude et douce Floride... 


POINTS DE VUE : Macadam Cowboy a été consacré à la fois par la critique et par le public. On y découvre, en effet, traitée de façon brillante et efficace une peinture de la marginalité dans la grande métropole. La chronique est réaliste, abordant sans faux-fuyants la prostitution masculine et le monde qui l’entoure, psychologiquement fouillée, dans l’approfondissement de la relation entre les deux héros, picaresque aussi, par les rebondissements liés aux rencontres du cowboy-gigolo. La conclusion de sa première prestation est à cet égard très réussie, puisque chacun croit avoir eu l’autre comme client ! Et puis Jon Voight et Dustin Hoffman sont étourdissants de naturel. Jean-Marie Carzou, 1995.


Joe quitte son bled du Texas pour conquérir New York. Son CV se résumant à un corps d'Apollon et à un don pour s'en servir, il se destine à la prostitution. Hélas, le présomptueux gigolo va de déconvenues en humiliations. Il rencontre alors le « Rital », infirme et combinard, rompu aux arcanes de la métropole. De leur déchéance commune naîtra une profonde amitié. 

L'envers de l'Amérique : paumés, parias, mœurs dissolues et codées, rues sordides où l'on meurt de froid sous des néons qui répètent sans fin le mot « money ». Pour l'étalon benêt et le petit Italien moribond, l'eldorado du sexe et du billet vert facile est un enfer. Pour nous convaincre d'aimer envers et contre tout ces deux clowns pathétiques, Schlesinger rythme son film de flash-back douloureux. Dustin Hoffman tousse à fendre l'âme, boite comme personne. Jon Voight balade sa carcasse de cow-boy au rabais, incrédule devant la dureté du monde. Il est magnifique en enfant grandi trop vite, hurlant, comme si sa vie en dépendait : « John Wayne n'était pas un pédé ! » Guillemette Odicino, 2017. 

LA BAIE DES ANGES

de Jacques Demy, 1963, France, 1h30, Noir et Blanc

avec Jeanne Moreau, Claude Mann, Paul Guers


RÉSUMÉ : Jean, petit employé de banque, est initié au jeu par un collègue. Sa chance est insolante. Il part alors pour Nice où il rencontre Jackie, qui ne vit que pour le jeu.


POINTS DE VUE : Une grande réussite de Demy, pour qui « ce film est l’analyse du vice chez deux êtres passionnés ». Avec Moreau en blonde platine. Dictionnaire des films, 1995.


Initié par Caron, un collègue, Jean Fournier découvre au casino d'Enghien l'ivresse du jeu. Définitivement mordu, l'employé de banque décide, contre l'avis de son père, d'aller passer ses vacances à Nice, où fleurissent les salles de jeu. Il y rencontre Jackie Demestre, qui brûle de la même passion et a quitté pour elle son mari et son fils. Ensemble, ils gagnent une fortune à la roulette, narguent trop leur chance et finissent par tout perdre. Ruinée, Jackie accueille Jean dans sa chambre et s'offre à lui. Dans un moment d'abandon, la jeune femme demande à son amant de lui donner le courage de laisser tomber le jeu. Mais dès le lendemain, Jackie, qu'une amie a renflouée, repart à l'assaut des tapis verts. Jean, quant à lui, est sérieusement épris de la belle et romanesque flambeuse...

De la pointe de la langue à la racine des cheveux, Jacques Demy a métamorphosé Jeanne Moreau. Elle parle à toute vitesse, oublie les points pour faire durer les virgules, bafouille, virevolte, agitant une incroyable chevelure blond platine. Cette coiffure incandescente est un puits de lumière où le petit employé de banque, vêtu comme un croque-mort, rêve de se noyer pour oublier les ténèbres de l’ennui. 

Jacques Demy ne cesse de jouer sur les contrastes du noir et blanc pour dépeindre le choc de deux mondes, qui finissent par s’imprégner l’un de l’autre. Comme dans tous ses films, il se passionne pour le hasard des rencontres et la révolution qu’elles provoquent dans les cœurs. L’amour triomphe toujours, comme en témoigne la course finale, où Jeanne Moreau fuit le casino à travers une galerie des glaces pour rejoindre l’homme de sa vie. Son corps fébrile se reflète dans les miroirs, par bribes décomposées. En un clin d’œil, son passé de folie solitaire vole en éclats pour une nouvelle vie de passion partagée. Marine Landrot, 2018.

« C’est le diamant noir de la filmographie de Jacques Demy. Dans Lola, Mme Desnoyers, dont le mari avait dilapidé la fortune familiale, disait à Roland Cassard « Dieu nous préserve des joueurs ». La Baie des anges est une exploration du monde du jeu, à travers l’histoire de la rencontre fortuite entre un jeune homme tenté par l’aventure et une femme dévorée par le vice des casinos. Deuxième long métrage de Jacques Demy et nouvelle grande réussite artistique après Lola, La Baie des anges est aussi la première dissonance dans l’œuvre du cinéaste, plus variée qu’il n’y paraît. Il s’agit de son film le moins lyrique, le plus clinique, une œuvre d’entomologiste, tranchante et froide comme une lame, qui scrute les mécanismes de la passion. Cette incartade dans un monde tourmenté et dur ne doit rien à la comédie musicale, malgré la magnifique partition de Michel Legrand. Pour Demy, le jeu est un prétexte pour évoquer la dépendance et l’obsession amoureuse. S’il existe une part documentaire dans le film, elle concerne moins le fonctionnement des casinos de la Côte d’Azur, et les mœurs de leurs clients, que l’étude d’un couple qui s’enfonce dans une relation perverse. La Baie des anges propose une version moderne d’Orphée, où les casinos remplacent les portes des enfers, entrouvertes par un personnage de joueur nommé Caron, en référence au passeur du Styx dans la mythologie grecque. Le jeu, c’est avant tout une exploration du hasard qui fascine tant Demy. Dans une scène clé de La Baie des anges, Jeanne Moreau soudainement isolée par la caméra dans une suite de palace, s’adresse aux spectateurs et se demande si Dieu règne sur les chiffres, désignant le jeu comme une religion et les casinos des églises. Dans cette recherche de l’absolu, le film atteint une dimension métaphysique, et même mystique. 

Un seul film rivalise avec La Baie des anges dans sa description d’une quête effrénée entre pureté et souillure : Pickpocket de Robert Bresson. La Baie des anges demeure le film le plus bressonien de Jacques Demy. L’excellent Claude Mann, dont c’est le premier grand rôle au cinéma, possède le maintien et la diction des modèles de l’auteur d’Une femme douce. On retrouvera cet acteur rare et précieux chez Jean-Pierre Melville et Marguerite Duras. Jeanne Moreau en blonde platine incarne un fantasme hollywoodien perdu dans la grisaille de la société française, qu’elle fuit en se réfugiant dans un monde luxueux et artificiel. Double négatif de Lola (personnage sombre contre personnage solaire, même leur garde-robe s’inverse chromatiquement), Jackie est une nouvelle facette de la femme selon Demy, sensuelle, fantasque et moderne. À l’instar de Jean, le cinéaste exprime dans ce film un mouvement de fascination répulsion érotique pour la grande bourgeoisie. Le couple est réuni à la fin du film, mais le « happy end » est ambigu, et cette fin ouverte évoque un cercle infernal où les amants sont condamnés à errer éternellement. » extrait de Jacques Demy (éditions de La Martinière)

MODERATO CANTABILE

de Peter Brook, 1960, France, 1h35, Noir et Blanc

avec Jeanne Moreau, Jean-Paul Belmondo


RÉSUMÉ : Dans une petite ville des bords de la Gironde. Anne Desbarèdes, épouse d'un riche industriel, s'ennuie copieusement. Délaissée par son mari, elle reporte toute son affection sur son fils Pierre, âgé de 8 ans. Comme chaque vendredi, elle conduit l'enfant à son cours de piano, où il apprend à jouer un morceau : "moderato cantabile". Mais ce jour-là, la leçon est interrompue par un cri terrifiant en provenance d'un café voisin. Anne apprend peu après qu'une femme a été assassinée. Elle décide d'en savoir plus sur ce crime dont elle a presque été le témoin. C'est ainsi qu'elle fait la connaissance d'un certain Chauvin, ancien employé de son mari...


POINTS DE VUE : De belles image poétiques et de beaux jeux de lumières pour nous présenter symboliquement la destinée morose de Mme Desbaresdes. Jeanne Moreau, parfaite, obtint le Prix d’interprétation à Cannes en 1960. Denis A. Canal, 1995.


Dans un petit port de la Gironde, un homme commet un crime passionnel. Le cri de mort de la victime est entendu par Anne, une bourgeoise qui assiste à la leçon de piano de son fils. Dans le café où gît le corps, elle rencontre Chauvin, un ouvrier employé dans les usines de son mari. Sous prétexte de commenter le drame, ils se revoient. Et l’amour surgit, brûlant ces deux êtres que tout sépare... 

Le film se termine comme il a commencé : par un cri, poussé par Anne, cette fois. « Je voudrais que vous soyez morte », lui dit Chauvin, dans la dernière scène. « C’est fait », répond-elle. Mais, pour la romancière, elle est « moins morte qu’au début de l’histoire ». En plagiant la passion amoureuse avec un inconnu, elle a découvert un monde, qui s’est aussitôt dérobé. Il lui reste à retourner dans son milieu bourgeois, et, sans doute, à glisser vers la folie... 

Le décor suinte cette désespérance de vies gâchées. Longs travellings sur fond de ciel gris, silences pesants, foules courant vers un estuaire qui ne mène nulle part... En cadrant ses personnages minuscules dans de larges paysages désolés, Peter Brook retrouve la beauté de la partition de Duras, de cette langue remarquablement servie par Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau. Télérama, 2019.

L’IMPORTANT, C’EST D’AIMER

d’Andrzej Zulawski, 1974, France/Italie/RFA, 1h50, Couleurs

avec Romy Schneider, Fabio Testi, Jacques Dutronc, Klaus Kinski


RÉSUMÉ : Servais, un reporter-photographe, rencontre Nadine Chevalier, une comédienne à la dérive, sur le tournage d'un film pornographique. La jeune femme en est réduite à accepter ces rôles sordides pour vivre et, surtout, pour entretenir son mari, Jacques, passablement dépressif. Servais veut l'aider à s'en sortir et commande une pièce de théâtre où elle aurait enfin un rôle à la hauteur de son talent. Il emprunte de l'argent auprès d'un redoutable maître chanteur, Mazelli, et se voit contraint de réaliser des photos humiliantes pour rembourser sa dette. Le spectacle que donne Nadine connaît un échec retentissant à cause d'une mise en scène grandiloquente... 


POINTS DE VUE : Ce premier film français de Zulawski s’appuie sur les mêmes lignes de force que ses deux précédents films polonais : une structure au bord du chaos, à laquelle donne forme une forte intensité visuelle, l’éclairant de lueurs tour à tour sinistres et solaires, manifestations d’une providence cachée, secrète - et souvent cruelle - qui ordonne le destin des personnages. Dans ce film de commande, tous ces traits singuliers d’un créateur en marge des courants artistiques « majeurs » sont présents « sur la pointe des pieds ». Car ce qui trouble dans ce film, c’est l’irruption décapante de ce monde personnel dans des schémas scénaristiques conventionnels, auxquels la rage filmique de Zulawski et l’investissement total des interprètes redonnent vie, interrogeant la conscience du spectateur de manière particulièrement physique. Le film bénéficie en outre d’un « casting magique », c’est-à-dire d’une distribution homogène dans la disparité de ses interprètes, adéquats à leurs rôles et dont l’inégalité même crée une étrange et indéfinissable alchimie. Romy Schneider obtint en 1975 le premier César de la Meilleure actrice. Stéphan Krezenski, 1995.


Gros succès de scandale au moment de sa sortie, le film déchaîna les passions, entre dégoût et admiration avant de devenir un objet de culte et de s’imposer parmi les titres essentiels du cinéma français des années 70. 

Ecrivain et cinéaste polonais, Zulawski débute sa carrière comme assistant de Andrzej Wajda puis signe en Pologne deux premiers longs métrages remarquables, La Troisième Partie de la nuit et Le Diable, allégories violentes et cauchemardesques situées respectivement pendant la Seconde Guerre mondiale et l’invasion prussienne de 1793. Victime de la censure communiste, Zulawski s’exile en France et signe ce qui reste son plus grand succès et sans doute son meilleur film (avec Possession) même si le principal intéressé n’y verra avec le recul qu’un drame bourgeois et un film trop commercial. On n’est pas obligé de souscrire d’autant plus que les films de Zulawski deviendront après le monstrueux Possession, difficilement regardables, certes traversés de fulgurances mais minés par la boursouflure, une agitation épuisante et des choix artistiques contestables (Francis Huster en héros dostoïevskien deux fois de suite, pourquoi?). Et la beauté époustouflante de Sophie Marceau, épouse et égérie, n’y pouvait rien. 

Zulawski avait le génie des séquences d’ouverture, ses films démarraient toujours tambour battant sur des plans ou des séquences inoubliables. D’emblée le spectateur était plongé dans un monde infernal, convulsif. C’est ce qui advient dans L’important c’est d’aimer, mais le tempo ne se délite jamais et Zulawski tient son récit et sa mise en scène, impressionnants, jusqu’à la dernière image de son film qui renvoie d’ailleurs à la première. Une femme enlace son amant ensanglanté pour lui dire qu’elle l’aime. Sauf que la première fois la femme, une actrice qui végète dans des petits rôles, n’arrive pas à prononcer correctement son texte, humiliée sur un tournage de série Z porno. Dans le plan final le vrai sang remplacera l’hémoglobine de cinéma, la vérité des sentiments balaiera tous les artifices et la boue charriés par le film. L’important c’est d’aimer est l’histoire de la rencontre entre cette actrice à la dérive, Nadine, et Servais un jeune photographe qui évolue dans la fange de la prostitution et du gangstérisme, contraint de travailler pour un caïd habitué aux trafics les plus ignobles. Le photographe, fasciné par Nadine, va tenter de l’aider à son insu en la faisant enrôler dans une compagnie théâtrale qui monte Richard III. Deux anges déchus pour un amour impossible – Nadine est mariée à un cinéphile clownesque et dépressif, qui finira par se suicider de la plus horrible manière. L’important c’est d’aimer est lointainement adapté d’un roman de Christopher Frank intitulé La nuit américaine. Zulawski a très vite pris de nombreuses libertés avec le livre pour imposer son romantisme noir, tourmenté, slave. Le film est hanté par des monstres, épaves et créatures désaxés qui évoluent dans un Paris sordide et fantomatique. La mise en scène nerveuse est portée par le lyrisme de la musique de George Delerue. L’important c’est d’aimer (titre que Zulawski détestait) aurait pu s’appeler Le Mépris, pas seulement à cause de son compositeur. Zulawski filme la difficulté d’aimer, de vivre en couple, la souffrance, les blessures du cœur et de l’âme, la corruption généralisée et les désillusions de personnages. Le cinéma baroque et maniériste de Zulawski, transposé en France, rejoint une certaine tradition du réalisme poétique ou du pessimisme radical de l’après-guerre, du côté de Carné, Clouzot et Allégret. Ses voyous, alcooliques, cabots ou putains appartiennent au folklore du cinéma français, secoué au shaker de l’ultra-violence des années 70. Romy Schneider, bouleversante, trouve dans L’important c’est d’aimer un des plus beaux rôles de sa carrière, bien entourée par Jacques Dutronc, Fabio Testi et Klaus Kinski, ces deux derniers habitués aux westerns, films d’action ou d’horreur transalpins apportant un charme « bis » appréciable au mélodrame plein de sang et de larmes de Zulawski. Olivier Père, 2016.

NOCE BLANCHE

de Jean-Claude Brisseau, 1989, France, 1h32, Couleurs

avec Vanessa Paradis, Bruno Cremer, François Négret


RÉSUMÉ : François Hainaut enseigne la philosophie à Saint-Etienne. Il vient de renvoyer de son cours une élève qu'il juge trop souvent absente, la fragile Mathilde Tessier. A sa grande surprise, il la retrouve évanouie sous un abribus. Il la raccompagne, s'intéresse à elle, lui découvre une famille désunie et se laisse peu à peu enchanter par sa lucidité et son exigence d'absolu. Il l'aide dans ses devoirs, obtient son maintien au lycée et se laisse séduire au point de succomber. Dès lors, Mathilde cherche à l'entraîner avec elle. Elle appelle chez lui, le harcèle. François perd pied. Catherine, l'épouse de François, ne tarde pas à comprendre de quoi il retourne... 


POINT DE VUE : François Hainaut, quinquagénaire, est professeur de philosophie à Saint-Etienne. Sa femme, Catherine, tient une librairie. Un jour, François trouve Mathilde, une élève de sa classe, évanouie près de l'arrêt d'autobus. Il lui vient en aide. Mathilde vit seule et se drogue. François la fait travailler, la défend devant le conseil de discipline... et tombe fou amoureux. 

Constamment sur le fil, Jean-Claude Brisseau déjoue les pièges de cette histoire de Lolita. Il la filme comme une tragédie, une rencontre qui tend vers l'absolu, passe par un crescendo désespéré et s'épanouit dans une magnifique séquence finale, où le professeur subit une ultime mise à mort. Les sonneries de téléphone déchirent le silence et font mal. François perd pied et bascule, sous le regard bienveillant mais impuissant d'une collègue qui a tout compris (Véronique Silver). La nature est âpre, frigorifiée, torturée par l'hiver. Les ciels sont blêmes. Tout le monde souffre, de mal d'amour, de mal de vivre. Vanessa Paradis débutait au cinéma. Elle est étonnante. Bernard Génin, 2014.

CÉLINE

de Jean-Claude Brisseau, 1992, France, 1H28, Couleurs

avec Isabelle Pasco, Lisa Hérédia


RÉSUMÉ : Sauvée par une infirmière alors qu'elle tentait de se suicider, une jeune femme découvre un nouveau sens à sa vie.


POINT DE VUE : Réalisé après le triomphe commercial et critique de Noce blanche, Céline (1992) avec Isabelle Pasco et Lisa Hérédia – sa muse et sa compagne de toute une vie, présente dès ses premiers films en super 8 – est un autre film majeur de Jean-Claude Brisseau qui aborde des questions métaphysiques et philosophiques à travers l’histoire d’une jeune fille suicidaire qui revient à la vie grâce à la méditation transcendantale et au yoga. Rares sont les cinéastes qui abordèrent le mysticisme de manière frontale, sans transiter par le prisme de la religion ou de l’art sacré, à l’opposé d’un Tarkovski par exemple. Brisseau parvient à capter les forces invisibles qui nous entourent, présentées ici sous un angle protecteur et non menaçant, comme dans la plupart des films fantastiques. 

Après avoir consacré des films à la violence, la corruption et la passion destructrice (Un jeu brutal, De bruit et de fureur, Noce blanche), Brisseau s’intéresse à la bonté et à la grâce dans Céline. Il reprend dans ce film le motif de la jeune fille perdue sauvée par une figure d’autorité, ici une infirmière en place d’un professeur de philosophie. Le changement de sexe de l’ange protecteur donne naissance à une sororité inattendue, et à l’un des films les plus apaisés de Brisseau. Avec une grande économie de moyens, Brisseau touche au sublime. La pureté de sa mise en scène rejoint celle des grands maîtres spiritualistes du muet, en particulier Dreyer et Murnau, davantage que Bresson dont il refuse la froide austérité. Toujours à la lisière du mélodrame, Brisseau transfigure les ingrédients d’une histoire simple pour s’approcher des rivages de l’invisible et des mystères de l’âme. Olivier Père, 2019.

DÉLIVRANCE

Deliverance

de John Boorman, 1972, US, 1h49, Couleurs

avec Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty


RÉSUMÉ : Accompagné de ses amis Ed Gentry, Bobby Trippe et Drew Ballinger, Lewis Medlock a décidé de descendre en canoë la rivière Chattooga, en Géorgie, dans le Sud des Etats-Unis, avant que la vallée entière ne disparaisse, noyée sous les eaux après la construction d'un barrage. Malgré leurs tempéraments différents, les quatre hommes passent une première journée tranquille. Mais dès le lendemain, tout bascule. Alors qu'Ed et Bobby s'aventurent dans la forêt, ils sont attaqués par deux montagnards. L'un d'eux viole Bobby, avant d'être abattu par Lewis. Après avoir enterré le cadavre, le groupe reprend son chemin. Soudain, Drew tombe à l'eau... 


POINTS DE VUE : Le film est saisissant par sa réalisation technique : trucages permettant de montrer les flots de la rivière écumants emportant à toute vitesse les deux canoës, prises de vue magistrales de la falaise abrupte cachant la forêt mystérieuse et surplombant les bouillonnements de l’eau. Le contraste entre la fragilité des esquifs et la violence des flots maintient le spectateur constamment en haleine. À tout instant se produit un incident qui met en jeu la vie des participants. Mais au danger physique encouru se rajoute le danger plus terrifiant venant des montagnards. Leur bestialité donne lieu à un des grands moments du film, une scène d’agression presque insoutenable que beaucoup de spectateurs ressentiront avec un certain malaise. Le film constitue une démystification de l’idéologie écologique des années 70 : la nature n’est pas bonne et idyllique, elle est cruelle, violente et inhospitalière ; les hommes qui y vivent ne sont pas de doux pacifistes, mais de véritables brutes et les « civilisés » sont contraints de revenir eux-mêmes à des comportements violents pour défendre leur vie. Il en résulte un ébranlement moral, car les protagonistes sont bien obligés de reconnaître que la civilisation, les lois, ont du bon. Mais le souvenir de cette plongée dans le monde naturel, le remords du crime commis et la découverte de la bestialité humaine les marqueront à jamais. Annie Goldmann, 1995.


La nature peut nous renvoyer à notre propre bestialité. Voilà le message amer que Boorman balançait à la tête de l’écologisme angélique des années 1970. Lewis, le fier-à-bras qui se ressource au contact de la nature, a convaincu trois de ses amis, Ed, Drew et Bobby, de descendre en canoë une rivière sauvage avant sa prochaine disparition dans un lac artificiel. Les habitants de ce coin montagneux sont assez rustres et peu accueillants. L’excursion commence, éprouvante mais si exaltante, loin de toute civilisation. Bien trop loin. 

Au début, quand le malaise n’est que naissant, il y a cet incroyable duel musical entre la guitare de Drew et le banjo magique d’un gamin muet déformé par la consanguinité. Culture et nature s’affrontent crescendo, et l’homme civilisé finit par tirer son chapeau au petit primitif. Malsain et inoubliable. Mais le pire est encore à venir : une scène insoutenable qui prouve que le bon sauvage n’existe pas. Ce n’est qu’un débile violent dont on se débarrasse en étant pire que lui. Les citadins sauront l’être... 

Comment vit-on après, dans quel état revient-on à la civilisation quand le danger et l’instinct de survie vous ont transformé en animal ? Le film choc de Boorman, véritable prouesse technique et physique, poussa quatre acteurs à se dépasser et continue de nous forcer à réfléchir sur les lois de notre propre nature. Guillemette Odicino, 2019.

    Délivrance est le film le plus célèbre de John Boorman, grand cinéaste visionnaire, aussi à l’aise dans le polar (Le point de non retour, 1967) que le film de guerre (Duel dans le Pacifique, 1968) ou le cinéma épique (Excalibur, 1981). Adaptée d’un roman de James Dickey, l’œuvre est un modèle de film d’action et d’aventures, avec une limpidité dans le récit et un sens pertinent de l’allégorie. Bien que Britannique, le réalisateur se meut ici avec finesse dans la tendance des cinéastes exprimant une vision critique implicite de la société américaine, alors en plein traumatisme de la guerre du Vietnam. L’horreur qui surgira à l’occasion de cette virée entre potes, et révélatrice des fêlures de l’american way of life, n’est pas sans évoquer la vision pessimiste d’un Tobe Hooper faisant subir les pires sévices aux jeunes gens de Massacre à la tronçonneuse. Mais point d’effets gore ou de tueur en série dans cette histoire commençant comme une chronique de l’amitié et une ode à la nature. L’apparente sérénité des protagonistes apparaît avec la célèbre scène du premier quart d’heure qui voit Drew (Ronny Cox) improviser un air de banjo en compagnie d’un jeune autochtone (Billy Redden), avec lequel il forme un duo harmonieux. Le regard vaporeux de l’adolescent qu’ils retrouveront un peu plus tard lors de leur descente en canoë et qui ne semble pas les reconnaître présage alors les malheurs qui vont suivre. La beauté des paysages, magnifiée par la photo de Vilmos Zsigmond, s’avère très vite un leurre, y compris dans les passages où le calme règne, le cadre idyllique de l’escapade se prêtant en fait aux pires cauchemars, dont nous ne dévoilerons pas les détails.


Précisons simplement qu’au caractère cruel de Dame Nature fera écho le comportement bestial des habitants. On ne pourra donc pas dire que Boorman cède ici aux sirènes de l’écologisme new age et de l’angélisme, deux péchés mignons qu’un tel décor aurait pu susciter. Boorman adopte un ton sec et désenchanté qui sert admirablement cette chronique d’une désintégration communautaire au sein d’un environnement faussement sain. On songerait plutôt à la descente aux enfers d’Aguirre, la colère de Dieu, sans le côté contemplatif du film de Herzog. Car Boorman assume ici les conventions d’un cinéma de genre, montrant une maîtrise sans failles dans les séquences d’action les plus impressionnantes. Le film conforta le statut de vedette de Jon Voight, révélé trois ans plus tôt dans Macadam cowboy, et qui partage ici l’affiche avec Burt Reynolds. Mais la révélation fut Ned Beatty, impressionnant dans une séquence d’une crudité inouïe pour l’époque. On signalera aussi la présence de deux seconds couteaux effrayants, Bill McKinney et Herbert Coward. Cette œuvre culte au dénouement à double lecture inspira de nombreux films plus ou moins réussis, dont Sans retour (W. Hill, 1983) et Le projet Blair Witch (1999). Gérard Crespo, 2021.


COSMOPOLIS

de David Cronenberg, 2012, Canada, 1h49, Couleurs

avec Robert Pattinson, Sarah Gadon, Kevin Durand


RÉSUMÉ : Eric Packer a réussi dans la vie : courtier reconnu, il se pavane en voiture de luxe en plein New York. Pour lui, la vie du commun des mortels ne s'apprécie que de loin. Pourtant, lors d'une visite présidentielle, il se retrouve, comme tout le monde, bloqué dans les embouteillages, contraint de traverser la ville à vitesse réduite. Peu à peu, autour de lui, le chaos s'installe. Le golden boy, qui présente des traits paranoïaques et égocentriques, commence à croire que son univers s'effondre. Pire, il est maintenant persuadé que quelqu'un est là, dans la population, prêt à l'assassiner. Il se méfie de tout le monde et perd de plus en plus le contact avec la réalité... 


POINTS DE VUE : Ce matin-là, le golden boy Eric Packer, 28 ans, l'homme le plus riche, le plus puissant de la planète, éprouve l'étrange désir d'aller se faire couper les cheveux. A l'autre bout de la ville. Mais le président est en visite et une menace d'attentat plane... La voiture avance, s'arrête, repart. Exaspérés par la crise, les pauvres manifestent dans les rues. Ils se sont choisi un symbole : le rat. Des silhouettes éructantes brandissent de gigantesques rongeurs en carton-pâte qui cognent de leur museau et de leurs pattes la limousine blanche. 

Loin du cauchemar, dont il ne perçoit que des reflets hallucinés à travers les vitres de sa limo silencieuse, Eric donne audience. On dirait les adieux d'un roi déchu à ceux qui ont partagé sa courte vie. Son analyste financier, 20 ans et déjà une coquille vide. L'une de ses maîtresses (Juliette Binoche), qui s'obstine à vouloir lui vendre un Rothko. Et son toubib, indispensable : chaque jour, dans la limo, il lui dresse un check-up complet. Car Eric ne craint rien sur terre, que cette mort qui le hante et dont il sent le souffle... 

S'inspirant d'un roman de Don DeLillo, David Cronenberg décrit avec une élégance froide le monde en décomposition qui est le nôtre. Dont le héros moribond est ce jeune golden boy usé et isolé, dès lors qu'il quitte sa limo, dans un désert sombre, reflet de son inconscient tourmenté. Jusqu'au moment où il fait face, enfin, à celui qui veut l'abattre. Un pauvre type. Une victime qui semble le connaître par cœur. Son double inversé, bien sûr, qui le menace, qui le supplie. Et son cri — « Je voulais que vous me sauviez » — résonne comme une variante de « Pourquoi m'as-tu abandonné ? », la question que la créature finit toujours par poser à son créateur. Question sans réponse dans notre univers sans foi ni loi. Pierre Murat, 2013. 

Produit par Paulo Branco (qui fut le président du jury de la compétition internationale du Festival del film Locarno en 2011), Cosmopolis est l’adaptation d’un roman de Don De Lillo. On connaît la relation très forte qu’entretient David Cronenberg avec la littérature anglo-saxonne moderne. William Burroughs, J.C. Ballard, auteurs réputés inadaptables, ont inspiré au cinéaste canadien ses longs métrages les plus ambitieux. Cosmopolis s’inscrit dans cette lignée littéraire. Le film respecte à la lettre les dialogues magnifiques de De Lillo. Le défi de Cronenberg ne consiste pas seulement à réaliser un film qui se déroule presque entièrement dans une limousine bloquée dans les embouteillages new yorkais, le temps d’une journée où grondent autour de la personne d’un jeune trader vampire (excellent Robert Pattinson) les menaces d’attentats politiques et de krack boursier, mais à concevoir un film entièrement métaphorique, hanté par Marx, sur le capitalisme et la catastrophe. C’est encore Film socialisme de Godard, comme 4:44 Last Days on Earth de Ferrara qui vient à l’esprit devant Cosmopolis. Trois films qui choisissent, le repli, le huis clos (paquebot chez Godard, appartement chez Ferrara, voiture chez Cronenberg) pour enregistrer la faillite de notre civilisation et filmer le monde au bord du gouffre. 

David Cronenberg est un auteur complet, et sans doute l’un des plus grands cinéastes en activité. Sa personnalité, son intelligence et sa vision d’artiste lui ont permis de s’exprimer à travers les genres les plus codifiés ou les systèmes de production les plus contraignants pour les subvertir de l’intérieur et parvenir à une forme d’indépendance artistique absolument souveraine. Désormais affranchi des codes du film fantastique ou du thriller (mais ne l’a-t-il pas toujours été, dès ses premiers essais horrifiques marqués par Reich et Burroughs), Cronenberg s’engage désormais vers un cinéma plus littéral (A Dangerous Method sur les origines de la psychanalyse et de l’hystérie, au cœur de son cinéma depuis ses débuts) ou plus philosophique, comme Cosmopolis, qui célèbre la puissance de la parole, associé à la force allégorique du corps dans tous ses états, comme toujours chez Cronenberg (ici c’est la dimension excrémentielle de l’argent qui est explicitée de scène en scène.) 

Frissons, Rage, Chromosome 3, Fast Company, Scanners, Videodrome, Dead Zone, La Mouche, Faux-semblants, Le Festin nu, M Butterfly, Crash, ExistenZ, Spider, A History of Violence, Les Promesses de l’ombre, hier A Dangerous Method, aujourd’hui Cosmopolis... tout ces films ont marqué les spectateurs, bouleversé nos repères, interrogé le langage cinématographique, inventé de nouvelles histoires et de nouveaux univers. De plus en plus libre, de plus en plus surprenant, Cronenberg construit de film en film une œuvre puissante, unique, audacieuse, parfois prophétique et révolutionnaire, toujours prompt à explorer les territoires technologiques, organiques ou mentaux les plus angoissants, les plus monstrueux, les plus beaux, comme aucun artiste avant lui sinon quelques grands peintres, écrivains ou philosophes du XXème siècle. 

Nul mieux que Cronenberg incarne aujourd’hui la modernité, l’imagination et l’intelligence au cinéma, une curiosité pour les autres formes artistiques (et plus particulièrement la littérature), un questionnement à la fois du monde et du medium cinématographique, ouvert à toutes les mutations, contaminations et métamorphoses. Olivier Père, 2012.

    Cosmopolis pourra paraître à tort comme une simple commande dans la prestigieuse filmographie de David Cronenberg. L’adaptation littéraire du roman de Tom DeLillo n’est pas incompatible avec la fidélité à l’univers du cinéaste, de même que Le festin nu était autant un film de Cronenberg qu’une variation autour du roman de William Burroughs. On est ici plus proche du rythme haletant de eXistenZ que des thématiques financières de Wall Street. Certains ont été désarçonnés par la profusion des dialogues, taxant à tort de bavardage une œuvre où la parole joue un rôle essentiel, Cronenberg s’inscrivant ici dans la lignée du Mankiewicz de Five Fingers. Le cinéaste s’approprie la thématique d’un roman culte, loin de l’illustration plate d’un Ron Howard dépassé par le matériau de Da Vinci Code.

L’environnement froid et impersonnel dans lequel évolue le golden boy fait écho aux ambiances morbides en exergue dans Crash ou Spider, et les tourments psychologiques du protagoniste ne sont pas sans évoquer les doutes des personnages de A Dangerous Method, autre opus injustement soupçonné d’académisme. Mais la fascination qu’exerce ce faux polar, à la frontière du road movie et du huis clos, n’est pas due aux seules références des films antérieurs de l’auteur de Faux semblants. Cronenberg porte un regard sans indulgence sur une société basée sur la recherche du profit et les lois du marchés, et le déclin salvateur de son faux héros entraîne le spectateur dans une ambiance chaotique aux confins d’une spirale terrifiante.

La dernière séquence est à ce titre magistrale, qui envisage un dénouement faussement ouvert après un captivant face-à-face. Et comme toujours chez Cronenberg, le casting est en cohérence avec la distanciation de la mise en scène : si la distribution française (Juliette Binoche, Mathieu Amalric) assure le minimum syndical, Robert Pattinson rompt habilement avec son image de séducteur lisse : sa composition tout en finesse lui fait rejoindre la galerie des grandes figures cronenbergiennes, de James Woods dans Vidéodrome à Viggo Mortensen dans Les promesses de l’ombre. Frédéric Michel, 2012.


RUSTY JAMES

Rumble Fish

de Francis Ford Coppola, 1983, US, 1h34, Noir et Blanc

avec Matt Dillon, Mickey Rourke, Diane Lane, Dennis Hopper


RÉSUMÉ : Adolescent bagarreur mais rêveur, Rusty James a pour idole son grand frère, Motorcycle Boy. Celui-ci, un ancien chef de bande, a décroché et vit aujourd'hui dans une autre ville. Rusty James voudrait bien être capable de le remplacer mais il est loin de posséder son charisme. Un soir, ses amis et lui affrontent une bande rivale au cours d'une violente bagarre. Alors que personne ne l'attendait, Motorcycle Boy surgit soudain sur son engin. Surpris, Rusty James est blessé par un membre de la bande rivale. Une fois le combat achevé, le motard tente de convaincre son frère cadet de quitter ses fréquentations qui ne lui apporteront aucun avenir. Mais Rusty s'entête... 


POINTS DE VUE : Un adolescent idolâtre son frère aîné, dit Motorcycle Boy, et s’attache à devenir comme lui le chef du quartier. À partir d’un canevas classique, l’auteur signe une œuvre d’une grande modernité. Un grand Coppola et un film culte. Dictionnaire des films, 1995.


Drôle de cadeau de Coppola à Matt Dillon pour ses 18 ans. Un an après The Outsiders (1982) Coppola enfonce le clou. Et, cette fois, c’est vraiment la fête au jeune Matt. La première scène évoque une fin de classe Actors Studio sous l’œil matois de Tom Waits en barman. Dillon a son programme : rouler des mécaniques en ayant l’air d’un ange hébété, entre la vie et la mort, l’irréel et le surréel. C’est un mutant, bébé Brando avec bandana Rambo, néo-James Dean en maillot de corps sans manches à la Springsteen pour biscoteaux d’éphèbe. Il enquille sans forcer les épreuves : en amont, fureur de vivre sur les quais d’un métro fantôme ; en aval, clip de Michael Jackson (Beat It), pub pour produits laitiers sur musique de Chris Isaak

C’est fluide, plein de coups et blessures. À la place du juke-box d’American Graffiti, un joli concassage sonore signé Stewart Copeland, le batteur de Police. À la fin ne reste pour adversaire à Matt que son frère, Mickey Rourke, joli démon aux yeux mi-clos, qui ne parle pas mais susurre, chuchote, feule... Coppola voulait sans doute venger là l’injuste échec de Coup de cœur (1981), son vrai feu d’artifice énamouré. François Gorin, 2022.

Au début des années 80, Francis Ford Coppola réalise coup sur coup deux films adaptés des romans pour adolescents de S. E. Hinton, aux ambitions et aux partis-pris formels diamétralement opposés. Le premier, Outsiders, ressuscite dans un élan élégiaque le cinéma classique hollywoodien. Le second, Rusty James (Rumble Fish), s’inscrit dans la veine expérimentale et intime du réalisateur. Dans un noir et blanc extrêmement stylisé qui rappelle Orson Welles, Coppola met en scène un ballet amoureux sur les retrouvailles entre un jeune rebelle et son frère aîné, motard légendaire aux ailes brulées. Fumigènes, images accélérées, hallucinations, cadrages expressionnistes : Coppola crée un poème cinématographique sur le thème de la fuite du temps, un pied dans l’avant-garde, l’autre pied dans une nouvelle grammaire visuelle très contemporaine – MTV a été inauguré en août 81. C’est une véritable cure de jouvence pour le réalisateur revenu des tournages dantesques et des budgets pharaoniques de Apocalypse Now et Coup de cœur. On ne compte plus les vidéoclips qui pilleront l’esthétique rétro et l’homo-érotisme du film de Coppola. Rusty James est vite devenu le teen movie iconique de toute une génération. C’est pour nombre de cinéphiles qui ont grandi dans les années 80 la première rencontre avec le cinéma de Coppola, lorsque le wonder boy couvert d’Oscars est déjà tombé de son piédestal, entré en disgrâce à Hollywood après l’échec catastrophique de Coup de coeur. Pourtant le mythe Coppola va perdurer. L’Europe réservera à Rusty James un accueil chaleureux, tandis que le public américain l’ignorera complètement. Avec Outsiders et Rusty James, Coppola révèle plusieurs jeunes acteurs, parmi lesquels de futures stars. Le cinéma est une affaire de famille pour Coppola, qui dirige son neveu Nicolas Cage et sa fille Sofia (petit rôle sous le pseudonyme de Domino). Le cinéaste mentor magnifie dans Rusty James le débutant Matt Dillon et Mickey Rourke, inoubliable en ange déchu au charisme déglingué. Olivier Père, 2018.

    Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le mystérieux et charismatique Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. Un soir, une rixe tourne mal et Rusty James se retrouve gravement blessé. Il ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné…

Que reste-t-il aujourd’hui de Rusty James ? Un film avant-gardiste pour son époque ? Un film pour midinettes hystériques devant la petite gueule de Matt Dillon ? Un film rattrapé par le temps et devenu ringard ? Aussi étrange que cela puisse paraître, Rusty James est un amalgame de tout ça.

En 1983, Francis Ford Coppola patauge dans sa phase teenagers. Il vient de réaliser Outsiders - avec pléthore de futures stars comme Tom Cruise - et enchaîne la même année avec Rusty James. Il s’intéresse toujours à la délinquance juvénile et au mal être de la jeunesse américaine mais choisit d’axer son film sur un seul et unique personnage.

Matt Dillon, second couteau dans Outsiders, prend du galon et hérite du délicat rôle-titre. Délicat parce que Rusty James est un véritable crétin, un sale gosse de seize ans qui ne pense à que se foutre sur la gueule, picoler et baisouiller des lycéennes de petite vertu. Certes, Matt Dillon déballe sa plastique de playboy sur chaque plan mais son personnage est tellement bas du front qu’on s’en désintéresse rapidement.

Le véritable héros du film, c’est Mickey Rourke, frère aîné et adulé du sale gosse. Le Motorcycle boy, comme il est surnommé, est un autiste charismatique, leader autrefois d’un gang. Rusty James le vénère, veut lui ressembler même si tout le monde pense la chose infaisable. Matt Dillon se fait tellement voler la vedette que c’en est presque pathétique.

L’autre aspect sujet à débat du film concerne le travail formel de Coppola. En 1983, ce noir et blanc (signe d’intemporalité), ces effets d’images accélérées sur la ville, le cadrage audacieux ; toutes ces idées apparaissaient comme innovantes. Aujourd’hui, les réalisateurs et les clippeurs fous notamment font la même chose en mieux.

Syndrome similaire à Brazil, le visuel de Rusty James a tellement été pillé qu’il en devient ringard. Seuls les nostalgiques des années 80 apprécieront ce film, de même que les amoureux de l’œuvre de Coppola, et accessoirement les étudiants en cinéma. Les autres rigoleront, en se disant : "il a pris un sérieux coup de vieux celui-là...". Frédéric Michel, 2017.


AVANT QUE J’OUBLIE

de Jacques Nolot, 2007, France, 1h48, Couleurs

avec Jacques Nolot, Jean-Pol Dubois, Marc Roufiol


RÉSUMÉ : Pierre, un écrivain de 58 ans, passe la plupart de son temps chez lui, seul. Un jour, il apprend la mort soudaine d'un vieil ami. Atteint du sida depuis de nombreuses années, sa maladie s'aggrave. Il essaie alors d'échapper à la solitude et, accompagné d'un jeune gigolo, va aller au bout de ses fantasmes... 


POINT DE VUE : Le dernier rendez-vous avec Nolot cinéaste a eu lieu en 2002 dans un vieux cinéma porno de quartier (La Chatte à deux têtes). Il était là-bas comme chez lui. La situation a changé : Pierre - son nom d'emprunt - sort moins et reste cloîtré chez lui. Il est malade, pense au suicide, se bourre de psychotropes. Nolot n'hésite pas à s'exposer, ventru et pénis à l'air. Nulle trace d'indécence ni d'apitoiement, pourtant. Car la dérision reste tapie, prête à surgir à tout moment. Parler de soi sans s'épancher, voilà l'élégance de Nolot, qui filme les tête-à-tête avec de vieux complices, des conversations libres sur le passé, la solitude, l'argent, la psychanalyse, les mérites et les tarifs comparés de tel ou tel gigolo. 

Avant que j'oublie est un film de dépense outrancière. Une façon de vivre sans compter ni épargner. Se délester, emprunter concerne aussi l'écriture. Plusieurs fois, Pierre vient s'asseoir à son bureau et tente d'écrire. On le voit surtout absorbé. Comme un passage d'ascèse obligé avant la réalisation d'un fantasme, qui survient lors d'un finale branquignol de toute beauté, à Pigalle. Travesti en reine de la nuit, un peu pute, un peu Parque, il fume lentement une dernière cigarette avant son entrée en scène. Dans son dos, la rue, son effervescence. En face, un tunnel l'attend - l'abîme du sexe, du cinéma et de la mort indissociables. Télérama, 2010.

MAPS TO THE STARS

de David Cronenberg, 2014, US, 1h51, Couleurs

avec John Cusack, Mia Wasikowska, Olivia Williams


RÉSUMÉ : Le docteur Stafford Weiss, un psychothérapeuthe, a fait fortune grâce à ses manuels de bien- être. Sa femme Cristina s'occupe de la carrière de leur fils de 13 ans, Benjie, un enfant star qui sort d'une cure de désintoxication. Quant à leur fille, Agatha, elle a séjourné dans un asile pour soigner sa pyromanie. Lorsqu'elle en sort, elle se lie d'amitié avec Jerome Fontana, un chauffeur de limousine, aspirant acteur et scénariste, et devient l'assistante de Havana Segrande, une patiente de son père, une jeune femme littéralement obsédée par sa défunte mère, Clarice. Havana veut absolument reprendre le rôle tenu par sa mère Clarice dans les années 1960, un rôle qui l'a rendue célèbre... 


POINTS DE VUE : Au début de Mulholland Drive, de David Lynch, une jeune femme blonde arrivait à Los Angeles en avion, avec un visage lumineux et des étoiles dans les yeux. Au début de Maps to the stars, une jeune femme blonde arrive à L.A. en car, avec le front partiellement brûlé et de la haine dans le regard — elle vient pour régler ses comptes. Le film de Lynch partait des vestiges du rêve hollywoodien pour mieux les réduire en cendres. Celui de Cronenberg part directement des cendres. 

Maps to the stars est un jeu de massacre, dans une lignée qui va du Billy Wilder de Sunset Boulevard au Robert Altman de The Player en passant par le Robert Aldrich de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? Logiquement, la figure centrale est une actrice vieillissante (pléonasme, à Los Angeles), assoiffée de reconnaissance, et dont l'ego a supplanté tout sens moral — géniale Julianne Moore. Mais le personnage le plus saisissant, tête d'affiche arrogante, à 13 ans, d'une comédie familiale au succès mondial, évoque Macaulay Culkin, l'enfant star de Maman, j'ai raté l'avion, qui dut arrêter sa carrière, pris dans une spirale de provoc et d'autodestruction. 

La patte de David Cronenberg, outre un goût jamais démenti pour la monstruosité, consiste à marier ces comportements extrêmes à l'esthétique froide, mate et assourdie de ses derniers films — Cosmopolis, A dangerous method. Un style clinique pour dépeindre une ville devenue une clinique psychiatrique géante. De la transparence pour montrer un piège mortel. Les maps to the stars sont les cartes vendues aux touristes de L.A., qui mentionnent les villas des célébrités. De façon plus ironique, ou poétique, on peut les envisager comme une cartographie du ciel. L'indication d'une route vers l'au-delà. Louis Guichard, 2015. 

Le nouveau Cronenberg Maps to the Stars possède la liberté des films des grands cinéastes arrivés à un stade de leur carrière où ils n’ont plus rien à prouver, où le principe de plaisir prédomine et qui trouvent une seconde jeunesse au contact d’une histoire qui ne leur appartient pas, tout en restant effrontément les mêmes, fidèles à leurs obsessions et à leurs convictions. Cronenberg n’a jamais tourné de film à Hollywood, il s’est toujours tenu à l’écart des studios, et sa seule tentative de superproduction américaine, Total Recall d’après Philip K. Dick s’est soldée par un « development hell » de plusieurs années dont on connaît la conclusion. Cronenberg est canadien, donc à bonne distance des Etats-Unis, avec un regard mi critique, mi ironique et sans la moindre fascination. Sa rencontre avec le scénario de Bruce Wagner, connu pour la série « Wild Palms » accouche d’un film décapant et implacable et il faut parfois se pincer pour être sûrs de ce que l’on a vu et entendu sur l’écran, tant les personnages et les situations atteignent un niveau élevé de perversité et de démence. Maps to the Stars s’inscrit dans une lignée de films sur Hollywood nouvelle Babylone ou Sodome, comme Boulevard du crépuscule, The Player ou Mulholland Drive. Cronenberg va encore plus loin que ces grands films car il n’accorde aucun crédit à la machine à rêve hollywoodienne, qui fonctionne désormais à vide, totalement dévitalisée de son talent et même de sa capacité à enchanter les masses, occupées à suivre les frasques des célébrités sur internet. Maps to the Stars est littéralement une cartographie du cinéma hollywoodien maintenant, c’est-à-dire dans un état de mort cérébrale, maintenu artificiellement en vie grâce à des suites, remakes... Cronenberg définit l’histoire d’inceste au cœur de Maps to the Stars comme une métaphore de l’industrie hollywoodienne incapable de se renouveler, engendrant des films malades ou dégénérés. Ceux qui parlent de rupture dans l’œuvre de Cronenberg n’ont pas vu que le cinéaste canadien n’avait jamais cessé de mettre en scène des monstres dans des films d’horreur. 

Dans Maps to the Stars les monstres sont humains, ce qui le rend encore plus terrifiants. Une actrice vieillissante hystérique (géniale Julianne Moore), un enfant star sortant de sa troisième cure de désintoxication sont les plus effrayants spécimens de cette galerie de monstres peuplée de parasites, d’anges déchus et même de fantômes. Ils règnent en tyrans sur un monde où triomphe le faux, le cynisme, la folie et l’argent. L’originalité du regard de Cronenberg sur ce bûcher des illusions est son absence de distance satirique, son refus de toute forme de glamour, même morbide. Il filme Los Angeles au ras du bitume, capte certains clichés de Hollywood pour mieux en montrer la banalité. Maps to the Stars est un film d’horreur documentaire, qui n’exclut pas l’émotion et la poésie, avec l’utilisation inattendue des vers de Paul Eluard, cette « liberté » dont on écrit le nom mais qu’on ne trouve plus que dans la mort. Olivier Père, 2014.

LES AMANTS SACRIFIÉS

de Kiyoshi Kurosawa, 2021, Japon, 1h55, Couleurs

avec Yu Aoi, Issey Takahashi, Masahiro Higashide


RÉSUMÉ : Kobe, 1941. Yusaku et sa femme Satoko vivent comme un couple moderne et épanoui, alors que la guerre devient mondiale. Cosmopolite dans l'âme, tourné vers l'Occident et ses bons whiskys (c'est le cœur même de sa profession), Yusaku rejette la ferveur nationaliste montante dans son pays où le Japon pactise avec l'Axe. Après un voyage en Mandchourie, il commence à agir étrangement. Constatant le changement de comportement de ce dernier, Satoko se demande s'il ne l'aurait pas trompée. Alors qu'elle enquête pour en avoir le cœur net, elle découvre que les autorités gardent un œil sur son mari depuis son retour de ce déplacement en Chine... 


POINTS DE VUE : Deux grands noms du cinéma japonais président à ce suspense historique et romanesque : Ryusuke Hamaguchi, auteur de Drive My Car, et Kiyoshi Kurosawa, maître raffiné de l’épouvante depuis plus de vingt ans (Tokyo Sonata). Le premier fut l’élève du second et lui proposa ainsi le scénario des Amants sacrifiés. Étrangement, le résultat n’évoque à première vue ni la patte de l’un ni celle de l’autre, mais captive d’emblée par son mélange de géopolitique, de morale et de sentiments, et séduit par son approche moderne du film d’époque : tout, dans cette reconstitution du Japon durant la Seconde Guerre mondiale, des costumes aux lumières, concourt précisément au tranchant de l’intrigue. À Kobe, en 1941, un chef d’entreprise attire les soupçons du gouvernement, après un voyage d’affaires à l’étranger. Alors que la fracture se creuse entre son pays autoritaire et l’Occident, le voilà suspect d’espionnage. Sa femme aimante, inquiétée elle aussi, l’observe, le sonde et l’interroge. Elle voudra comprendre cet homme épris d’Amérique et de liberté, le suivre et l’aider, sans parvenir à une certitude durable... 

La singularité du film consiste à appréhender le conflit mondial depuis ce seul théâtre conjugal, où l’amour et l’idéalisme entrent en concurrence frontale, et où un être familier se change en énigme. Si l’homme semble d’abord être le personnage principal, les rebondissements établissent peu à peu l’épouse comme la véritable héroïne de l’histoire. Passant d’une candeur égoïste à un courage hors norme, trahie au nom de valeurs et d’une cause qui la confortent pourtant dans ses sentiments, cette amante sacrifiée devient aussi une résistante magnifiée. Louis Guichard, 2022.

    Récompensé par un Lion d’argent à l’édition 2020 de la Mostra de Venise, Les amants sacrifiés risque de surprendre les amateurs du Kiyoshi Kurosawa, maître du thriller horrifique raffiné, qui auront, malgré une saisissante scène de cauchemar, du mal à reconnaître sa patte dans le classicisme formel du film. Car, après Au bout du monde, conte initiatique lost in translation tourné en Ouzbékistan, le réalisateur confirme sa volonté de s’aventurer loin des rives du fantastique en explorant pour la première fois le genre du film en costumes.

Conçu à l’origine pour la télévision, mais tourné tout de même en 8K, Les amants sacrifiés, dont le titre français constitue un hommage à Kenji Mizoguchi, nous transporte ainsi dans le Japon des années 40, à l’aube de la Seconde guerre mondiale : Ryūsuke Hamaguchi, ancien élève de Kurosawa et récemment réalisateur de Drive My Car (Prix du scénario au Festival de Cannes 2021), a conçu pour l’occasion un scénario très écrit aux coups de théâtre savamment orchestrés.

Le long-métrage est ainsi construit, au prix de quelques invraisemblances, comme un film d’espionnage politique. Ainsi, le personnage principal, un industriel du nom de Yusaku qui continue de s’habiller à l’occidentale même quand un décret impose de porter le kimono, découvre qu’en Mandchourie, des médecins de l’armée japonaise se livrent à des expériences bactériologiques en utiliser des prisonniers chinois comme cobayes humains.
Mais son originalité consiste surtout à appréhender la grande Histoire en la liant à une histoire personnelle, le film montrant un mari et une épouse face à l’épreuve du totalitarisme : convaincu que, dans un monde qui s’abîme dans la guerre, l’amour est souvent une victime collatérale,
Kurosawa peint ainsi, avec ce qu’il faut de mélodrame, le portrait du couple que Yusaku forme avec Satoko, confronté au doute et à la suspicion en raison du secret que détient désormais le mari.

En mettant en scène un personnage masculin qui se transforme en énigme, et son épouse contrainte de le trahir en espérant mieux le retrouver, Kurosawa donne ainsi à voir, dans un suspense qui n’est pas sans rappeler le Hitchcock du Rideau déchiré (1966), un véritable jeu d’échecs psychologique, métaphore assumée que le réalisateur s’ingénie à filer dans ses compositions.
Ainsi, alors que les indices rendent, en s’accumulant, le mystère d’autant plus épais, le spectateur ne saura jamais, jusqu’au dernier plan, si Yusaku est un héros et un traître, qui dit vrai ou manipule l’autre, plongeant le spectateur dans une manière de vertige, à la manière de Satoko qui se découvre trahie au nom de valeurs qui la confortent dans ses sentiments.

Il n’en reste pas moins que la relative lenteur de l’action, associée à la complexité d’une intrigue labyrinthique, fait que l’on se sent parfois quelque peu étranger aux intentions ou à la psychologie de ses personnages. Tristan Isaac, 2021.


PATTES BLANCHES

de Jean Grémillon, 1949, France, 1h32, Noir et Blanc

avec Fernand Ledoux, Suzy Delair, Michel Bouquet, Sylvie


RÉSUMÉ : Julien de Keriadec, surnommé « Pattes blanches » à cause de ses guêtres, est détesté dans son village de Bretagne, surtout par son frère bâtard Maurice. Seule la servante bossue, Mimi, lui est attachée. Le riche marieur Joel Le Guen installe chez lui sa maîtrise Odette, une vamp de Saint-Brieuc. Julien s’enflamme pour elle, qui lui cède et passe ensuite dans les bras de Maurice, au nez et à la barbe de Jock Le Guen qui décide de l’épouser. Le jour des noces, Julien, fou de rage, met le feu à son château et étrangle la mariée…


POINTS DE VUE : Écrit par Jean Anouilh, qui devait également le réaliser, Pattes blanches porte la marque de Jean Grémillon. L’action, qui se déroulait dans un pays indéfini, a été transposé en Bretagne - environnement auquel le cinéaste donne un relief tout particulier, sa démarche s’apparentant à celle du néoréalisme italien alors en plein essor. Inscrivant un argument de tragédie dans un contexte naturaliste, ce film insolite bénéficie d’une réunion de talents originaux : Fernand Ledoux, Paul Bernard, Suzy Delair, Michel Bouquet débutant… Gérard Lenne, 1995.


Très beau et pourtant relativement peu commenté en comparaison d’autres classiques du cinéaste comme Gueule d’amour, Remorques ou Le ciel est à vous. Il faut dire que Pattes blanches fut un grave échec commercial et critique au moment de sa sortie et amorce la fin de carrière de Grémillon qui ne tournera plus que deux longs métrages L’Etrange Madame X et L’Amour d’une femme mal reçus eux aussi, et plusieurs courts avant de disparaître prématurément en 1959. Pattes blanches survient comme un providentiel film de commande pour Grémillon qui venait de traverser une période difficile de quatre ans après-guerre avec l’abandon successifs, faute de financements, de quatre projets personnels et ambitieux, ouvertement historiques et à portée révolutionnaire notamment sur la Commune et la Guerre d’Espagne. Pattes blanches devait être à l’origine le premier film mis en scène par le dramaturge Jean Anouilh, qui en a coécrit le scénario et les dialogues avec Jean-Bernard Luc. Anouilh devra finalement céder la place à un metteur en scène plus expérimenté à la demande des producteurs mais il saluera le travail de Grémillon, qui transpose l’action de Pattes blanches en Bretagne, région aimée et déjà filmée à plusieurs reprises par le cinéaste de Gardiens de phare

Dans un village breton du bord de mer Jock le Guen (Fernand Ledoux) un riche commerçant revient de la ville avec sa maîtresse Odette (Suzy Delair) qu’il installe chez lui et compte bien épouser. La jeune femme a du mal à brider ses élans sensuels et s’offre au châtelain du village, Julien de Keriadec (Paul Bernard) surnommé Pattes blanches à cause de ses guêtres et qui vit reclus dans le domaine familial à l’abandon, puis à l’asocial Maurice (Michel Bouquet), bâtard illuminé qui rumine son ressentiment envers les habitants du village, en particulier Jock et Julien qui n’est autre que son demi-frère. Malgré sa noirceur et sa galerie de personnages pittoresques Pattes blanches échappe aux conventions d’un certain cinéma français caractérisé par son pessimisme et sa misanthropie. Loin d’être un représentant d’un réalisme poétique tardif Grémillon s’inscrit dans un véritable cinéma de la cruauté, porté par une inspiration lyrique, tellurique et même baroque. Le style de Grémillon, puissant et précis, atteint son paroxysme dans des séquences déchaînées où des motifs visuels très forts participent à une dramaturgie violente. Utilisation magistrale des paysages naturels et des décors comme le château des Keriadec. Les protagonistes de ce drame où la passion, la frustration et la vengeance se mêlent à la haine de classes sont tous fous, frappés de pathologies ou esclaves de leurs sens, interprétés avec beaucoup de fièvre et d’intensité par des acteurs remarquablement dirigés : l’étrange Paul Bernard, un jeune Michel Bouquet maigre comme un clou, Arlette Thomas en domestique bossue, amoureuse tragique, Fernand Ledoux excellent comme d’habitude et Suzy Delair dans l’un de ses meilleurs rôles. Pattes blanches est l’un des chefs-d’œuvre maudits de Grémillon, génial cinéaste qui n’occupe pas encore tout à fait la place qu’il mérite dans l’histoire du cinéma français. Olivier Père, 2015.

LA FIN DU JOUR

de Julien Duvivier, 1939, France, 1h48, Noir et Blanc

avec Michel Simon, Victor Francen, Louis Jouvet


RÉSUMÉ : Un vieil acteur autrefois adulé, Saint-Clair, arrive dans une maison de retraite de comédiens. Il y retrouve l’ombrageux Gilles Marcy, dont il a jadis « volé » la femme, et le truculent Cabrissade, généreux cabot qui est resté second rôle toute sa vie. Saint-Clair, toujours bourreau des cours, séduit Jeannette, la serveuse du café.


POINTS DE VUE : L’éloge funèbre de Cabrissade prononcé par Marcy reste un des sommets du cinéma français d’avant-guerre, et sans doute une des séquences les plus émouvantes jamais tournées. Les dialogues de Charles Spaak font merveille et les numéros étincelants des trois protagonistes se succèdent sur fond de description tour à tour cocasse et pathétique, de cette communauté de vieux comédiens. Incontestablement, c’est le chef-d’œuvre de Duvivier. Gérard Lenne, 1995.


Le générique, déjà, serre le cœur : des vieillards assis dans un grand couloir, comme dans l’antichambre de la mort. Des vieux pas comme les autres : des comédiens nécessiteux et oubliés. Avec Poil de Carotte, c’est sans doute le film le plus personnel de Julien Duvivier : dans sa jeunesse, il avait débuté sur les planches et essuyé des déconvenues — un humiliant trou de mémoire en scène, entre autres. Cabrissade, le cabot, la doublure qui n’est jamais entrée dans la lumière, ce représentant des « petits, des sans-grade », c’est un peu lui. Dans le rôle, Michel Simon est absolument bouleversant. Face à lui, Saint- Clair (Louis Jouvet), narcissique et érotomane, confond le théâtre et la vie, jusqu’à se persuader qu’une jeune première peut encore mourir d’amour pour lui. Son double inversé, Marny le lucide, l’amer (Victor Francen), l’acteur au grand talent reconnu par ses pairs, souffre de rester inconnu du public.

À travers ces trois figures, mais aussi chaque visage de pensionnaire de l’asile en faillite, Duvivier, qui passait pourtant pour un misanthrope, célèbre la force du collectif face à la cruauté du destin. Le cinéaste rend l’hommage le plus poignant qui soit aux saltimbanques. Ces êtres à part qui, comme le dit Michel Simon dans une superbe supplique, méritent tout de même quelques égards pour nous avoir, le temps d’une représentation, fait oublier le tragique de nos vies. Guillemette Odicino, 2019.


Nouveau chef-d’œuvre de l’association entre Duvivier et Spaak après La Belle Equipe, La Fin du jour est un hommage aux acteurs et à l’art théâtral. C’est aussi, plus prosaïquement, un film sur la vieillesse, au travers d’une inoubliable galerie de portraits. L’action se déroule dans une maison de retraite pour comédiens désargentés, L’abbaye de Saint-Jean-la-Rivière à Tarascon. Les pensionnaires ne savent pas encore que l’établissement, au bord de la faillite, menace de fermer ses portes. L’endroit est un havre de paix à peine perturbé par les marottes et le comportement facétieux de certains des vieux cabots qui refusent de s’assagir avec le temps. L’arrivée de Saint Clair, un séducteur cynique et mythomane, qui a davantage exercé ses talents dans les alcôves que sur les planches, va semer la perturbation dans l’abbaye. Film aux multiples caractères, La Fin du jour est néanmoins bâti autour de trois personnages principaux : Saint Clair, Marny, talentueux acteur qui n’a jamais connu le succès, accablé d’amertume par l’échec de sa vie professionnelle et sentimentale – sa femme l’a quitté pour Saint Clair et est morte dans des circonstances douteuses et Cabrissade, cabotin farceur qui a passé sa vie dans les coulisses, condamné au rôle de doublure qui ne monte jamais sur scène. La Fin du jour offre ainsi à trois acteurs l’occasion de compositions exceptionnelles : Louis Jouvet dans le rôle de Saint Clair, Victor Francen dans celui de Marny et Michel Simon génial en Cabrissade. On peut regretter que Raimu initialement prévu n’ait pas pu jouer l’un de ces personnages aux côtés de Jouvet et Simon. Jouvet et Simon qui accentuent à cœur joie l’aspect monstrueux et pathétique de Saint Clair et Cabrissade, vieillards aux destins funestes. On retrouve la noirceur maladive de Duvivier dans les portraits de Saint Clair et Cabrissade, son pessimisme sans illusions dans celui de Marny. Saint Clair pousse une jeune femme au suicide afin de prouver au monde qu’il est encore capable de faire chavirer les cœurs, tandis que Cabrissade, homosexuel qui apprécie la compagnie de jeunes boy-scouts, traversé par un ultime sursaut d’orgueil (jouer enfin la tirade de Flambeau dans L’Aiglon), connaîtra une mort tragique. Justement dédié « aux petits, aux obscurs, aux sans-grades » du théâtre, La Fin du jour s’achève sur une oraison funèbre dont se souviendront les auteurs des Nouveaux monstres, qui cite la scène sur un mode comique. Porté par de très grandes performances d’acteurs (Simon et Jouvet en tête), La Fin du jour est aussi un film mis en scène avec beaucoup de précision et même de virtuosité, comme c’est souvent le cas chez Duvivier. Olivier Père, 2016.

    La fin du jour est une délectation verbale, née de la plume de Charles Spaak, le meilleur scénariste du cinéma français de l’entre-deux-guerres, avec Jean Aurenche ; magnifiquement éclairé par le directeur photo de Max Ophüls, Christian Matras. Ces deux artisans étaient déjà de la partie pour l’œuvre antimilitariste de Jean Renoir, La grande illusion. Très logiquement, il s’est vu attribuer, en 1939, la Coupe du meilleur film à scénario de la Biennale de Venise. À l’abbaye de Saint-Jean-la-Rivière, les comédiens de théâtre (monstres sacrés, premiers rôles, seconds rôles, figurants, souffleurs,...)... à bout de souffle, se remémorent, avec nostalgie, leurs prestations d’antan sur les planches... Cette maison de retraite, des plus extravagantes, voit défiler Lucien Cabrissade (Michel Simon), un souffleur qui, par amertume, s’invente des rôles chimériques ; ou encore Marny (Victor Francen) qui voit d’un très mauvais œil l’intrusion du dandy Raphaël Saint-Clair (Louis Jouvet)... Tout ce petit monde du spectacle, et plus encore le sexe faible, va être chamboulé par la venue de cet homme à femmes, qui retrouve les cœurs fragiles de jadis endurcis depuis comme la pierre, par sa faute... d’égocentrique. Au loin, le glas résonne dans le pavillon de ces résidents qui finissent par s’essouffler, à force d’avoir perpétuellement joué le rôle de leur vie... qui arrive tout doucement à son terme. 

De la plus belle manière qu’il soit, Julien Duvivier (Panique, Le petit monde de Don Camillo, Marie-Octobre) rend hommage au microcosme du monde des comédiens qu’il connaît mieux que quiconque ; ne se gênant pas pour l’égratigner au passage, lui qui a dirigé les plus grands acteurs de l’époque dont Jean Gabin qu’il révéla au grand public (La bandera, La belle équipe et Pépé le Moko). À l’origine, il devait réunir Raimu (qui se retira du projet), Michel Simon et Louis Jouvet. Véritables monstres sacrés du cinéma hexagonal, ils se retrouvent à nouveau devant la caméra (un an à peine après Drôle de drame de Marcel Carné) ; alors que sur les planches, ils se sont donnés la réplique à maintes reprises. Jamais l’envers de l’espace scénique n’a été représenté de façon aussi crue et réaliste, si ce n’est bien plus tard avec Mankiewicz (Guêpier pour trois abeilles) ; Duvivier met au jour les faux-semblants qu’ils emporteront à jamais comme un secret dans la tombe. Le parallèle avec le théâtre de Pirandello est flagrant, lui qui disait "À chacun sa vérité" ou "Il est plus facile d’être héros qu’un honnête homme". Considéré comme le film préféré de son auteur, La fin du jour est indéniablement l’un des chefs-d’œuvre du septième art français des années 30 et mérite indiscutablement que l’on s’y attarde malgré le pessimisme caractéristique de Duvivier. Maintenant que vous êtes prévenus, vous savez ce qu’il vous reste à faire... le réhabiliter à sa juste valeur !  Sébastien Schreurs, 2016.

LE FEU FOLLET

de Louis Malle, 1963, France, 1h50, Noir et Blanc

avec Maurice Ronet, Jeanne Moreau, Bernard Noël


RÉSUMÉ : Alain Leroy, qui vient de subir une cure de désintoxication à Versailles, est dégoûté de la vie. La rencontre de la jolie Lydia ne lui est d’aucun secours. Il décide de se suicider le 23 juillet. Il lui reste quarante-huit heures à vivre. Il rencontre successivement son ancien ami Dubourg, puis Jeanne, et Solange qui est sensible à sa détresse. Mais c’est trop tard.


POINTS DE VUE : Adaptation très libre du roman de Drieu La Rochelle, dont le mal de vivre n’allait pas sans une délectation morbide, transposée au début des années 60 dans le Paris des noctambules que Louis Malle affirmait bien connaître - et dont il trace un tableau incisif. Les portraits sont habilement croqués, et le lent enlisement d’Alain Leroy sonne toujours vrai grâce, en grande partie, à l’interprétation inspirée de Maurice Ronet entré véritablement en osmose avec le personnage et avec l’œuvre. Gérard Lenne, Journaliste et critique, 1995.


Cinq ans après Ascenseur pour l’échafaud Le Feu follet marque les retrouvailles entre Louis Malle et Maurice Ronet, dans ce qui reste le film le plus important des deux hommes. Malle adapte le très beau roman de Pierre Drieu La Rochelle écrit en 1931, en le transposant à l’époque de son tournage. Afin de ne pas détourner l’attention des spectateurs, Malle choisit de remplacer l’addiction à la drogue du personnage principal (thème encore peu abordé dans le cinéma français) par l’alcoolisme. Car le véritable sujet du film – et du roman – demeure le dégoût de la vie, le sentiment irrémédiable de ratage et la décision du suicide. Le Feu follet se concentre sur les dernières quarante-huit heures d’Alain Leroy, un bourgeois oisif et désargenté qui au sortir d’une cure de désintoxication décide de revoir certaines de ses connaissances, compagnons de beuveries ou liaisons mondaines. Ces retrouvailles successives ne lui procurent que déceptions, incapables de stopper le projet de mettre fin à ses jours. La beauté des femmes ne parvient pas à l’extraire de son désespoir. « Je me tue parce que je fais mal l’amour » avoue Alain à une relation. Dans son roman Drieu écrivait « je me drogue parce que je fais mal l’amour » et puisait son inspiration dans la vie et le suicide de son ami le poète surréaliste Jacques Rigaut. L’ombre d’un autre écrivain, Roger Nimier, mort prématurément dans un accident de voiture lors de la préparation du film, plane aussi sur Le Feu follet, avec notamment des allusions à l’OAS et aux fréquentations droitières d’Alain. Malle (29 ans au moment du tournage) n’a jamais été aussi proche de l’autoportrait. Il décrit sans aucune complaisance un monde qui est le sien, celui de la grande bourgeoisie et des salons parisiens, mais aussi des noctambules débauchés du Quartier Latin. Ronet est un alter ego parfait, jusqu’à la ressemblance physique et l’emprunt des vêtements du cinéaste, et le personnage d’Alain une sorte de double négatif de Malle, l’autodestruction en plus. La mise en scène, qui scrute la solitude d’Alain dans sa chambre de malade mais aussi dans les rues de Paris ou les lieux publics, est d’une élégance admirable, malgré quelques afféteries modernistes de montage (la succession rapide de faux raccords pour signifier la confusion d’Alain ivre dans l’appartement Place des Vosges). Après le jazz de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud les images du Feu follet sont accompagnées cette fois-ci par la première des Gymnopédies et les trois premières Gnossiennes de Erik Satie, qui soulignent à la perfection la solitude de l’antihéros de Malle

Louis Malle offre à Maurice Ronet, bouleversant de fragilité, son plus beau rôle. Malheureusement l’acteur ne trouvera plus après cette composition admirable des films à la hauteur de son talent, réduit à des participations dans des productions médiocres et à des rôles secondaires – chez Chabrol, ou aux côtés de son camarade Alain Delon. Ce désintérêt progressif pour le métier d’acteur s’explique sans doute par l’échec de sa carrière de cinéaste. Après Le Feu follet, encouragé par Malle, Ronet a réalisé Le Voleur de Tibidabo en 1964, suivi de Bartleby d’après Melville en 1976. Deux films maudits, devenus quasiment invisibles, qu’on serait curieux de découvrir un jour. 

En 2011 le jeune cinéaste norvégien Joachim Trier a proposé une libre adaptation du roman de Drieu, l’excellent Oslo, 31 août, dans laquelle la drogue fait sa réapparition. Olivier Père, 2015.

Jadis objet de culte secret, c’est « le » film de Louis Malle, au-dessus des autres. À quoi est-ce dû ? Aux résonances crépusculaires d’Erik Satie ? À Drieu la Rochelle, écrivain rongé par une morale contradictoire ? À Maurice Ronet, acteur spectral, si indissociable du rôle qu’on a pu croire qu’il ait connu la même fin ? Ou bien à ce cinéaste ambivalent (Nouvelle Vague tendance « qualité française ») ? À ce tout, alchimie inespérée. 

Un homme, donc, qui n’a plus goût à la vie, en cure de désintoxication dans une clinique de Versailles. Un parfum vénéneux plane, la prescience d’une fin imminente. Dernière ivresse, dernière virée pour vérifier qu’il n’y a plus d’argent, plus de jeunesse, plus de séduction. L’itinéraire d’Alain Leroy le conduit de bars hier mythiques en visites chez des amis. Dérivant sur fond de bourgeoisie rêveuse, de tentation droitière (des amis infréquentables de l’OAS), de fêlure fitzgeraldienne, ce personnage velléitaire oppresse le cœur. Dandy qui se déteste de l’être, il souffre d’un mal romantique qui lui a fait entrevoir une vie phénoménale avant de l’en priver. Impitoyable dans sa délicatesse, la mise en scène de Louis Malle filme son angoisse tout en soulignant la beauté des femmes, la majesté des jardins et des rues. La fatigue de vivre a le dernier mot. Jacques Morice, 2019.

    Adapté d’un roman de Pierre Drieu la Rochelle lui-même inspiré de la vie de l’écrivain Jacques Rigaut (1898-1929), Le feu follet se situe dans la filmographie de Louis Malle entre Vie privée et le western d’aventures Viva Maria !, tous deux interprétés par Brigitte Bardot. Le feu follet demeure sans doute, avec Au revoir les enfants, son meilleur film. Il est à noter que le cinéaste est assisté à la réalisation par Volker Schlöndorff, qui deviendra spécialiste d’autres grandes adaptions littéraires, des Désarrois de l’élève Törless au Tambour. Abordant le thème du suicide, Malle distille une atmosphère tant oppressante que fascinante, sans être malsaine, à l’image d’Alain, son protagoniste, mélancolique et cynique, pathétique mais attachant. Tourné en grande partie à Versailles et dans les rues de la capitale (jardin du Luxembourg, Café de Flore et autres lieux du sixième arrondissement), le métrage peut, a priori, être assimilé à certaines œuvres de la Nouvelle Vague ayant opté pour un tel décor naturel et une immersion en mode « caméra trottoir », à l’image d’À bout de souffle de Godard (mais Melville et Clément avaient dès les années 50 expérimenté le procédé). 

On songe aussi à Cléo de 5 à 7 de Varda en voyant les déambulations d’un antihéros confronté à la deadline de l’approche, réelle ou hypothétique, de la mort. À la différence que Malle évacue toute digression (musicale ou référentielle), pour se concentrer sur un récit qui fait la part belle aux dialogues ou non-dits et miser sur la sobriété de mise en scène. On pense alors plutôt à une certaine ascèse bressonienne, une impression due aussi au jeu décalé de certains interprètes (Léna Skerla dans le rôle de la maîtresse), mêlés toutefois à des comédiens chevronnés, de Jeanne Moreau (une courte séquence) à Bernard Noël ou Yvonne Clech. C’est que Malle ne saurait être assimilé à aucune chapelle, préférant des correspondances avec des cinéastes divers, et souhaitant se renouveler à chaque film. Le feu follet est en fait l’une de ces œuvres précieuses où le propos est en cohérence avec le style : utilisation pertinente de la musique de Satie, puissance des plans resserrés sur des visages ou des mains, perfection photographique avec le noir et blanc lumineux de Ghislain Cloquet

Il va sans dire que l’œuvre doit également beaucoup à Maurice Ronet, que Malle avait dirigé dans son premier long métrage de fiction, Ascenseur pour l’échafaud. L’acteur sera d’ailleurs marqué par ce personnage, auquel fera écho celui qu’il incarnera deux ans plus tard dans Trois chambres à Manhattan de Carné, d’après Simenon. Le feu follet fut récompensé par le prix spécial du jury au Festival de Venise 1963. En 2012, le réalisateur norvégien Joachim Trier proposera une autre adaptation (également réussie) du roman de Drieu la Rochelle, avec Oslo, 31 août, interprétée par Anders Danielsen Lie. Gérard Crespo, 2022.

LA ROUE

d’Abel Gance, 1922, France, 4h33, Noir et Blanc

avec Séverin-Mars, Ivy Close


RÉSUMÉ : Le mécanicien Sisif éprouve une passion coupable pour Norma, sa fille adoptive, qu’il a naguère recueillie après une catastrophe ferroviaire. Son fils Élie est lui aussi amoureux de la jeune fille mais Sisif la donne en mariage à l’ingénieur Hersan. À demi-aveuglé par un jet de vapeur, il est affecté au funiculaire du mont Blanc. Élie et Hersan trouvent la mort en se battant pour l’amour de Norma, qui dès lors prend soin de Sisif complètement aveugle.


POINTS DE VUE : « C’est la Roue du Destin qui s’acharne contre un homme à peu près comme elle s’acharne contre Œdipe », a déclaré Gance à propos de ce mélodrame freudien marqué par son goût constant de la grandiloquence dans le symbolisme. Mais la démesure et la naïveté du scénario sont transcendées par le grand souffle lyrique qui emporte l’action et par le brio de l’expression visuelle dans le style de l’avant-garde impressionniste, en particulier dans les effets de montage rapide, dont Gance a été l’un des pionniers. Marcel Martin, Critique et Historien, 1995.


La Roue est un chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma, longtemps mutilé. La restauration, conduite par la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, ne concerne pas seulement l’image et le montage, mais aussi la musique d’origine d’Arthur Honegger et de Paul Fosse qui a été savamment reconstituée. C’est d’ailleurs ce travail musical qui a servi de base pour rétablir la chronologie des séquences tournées et retrouver le déroulé du négatif original, différentes versions plus courtes du film ayant circulé au fil des décennies. Dans son intégrité, La Roue est un festin pour les yeux et les oreilles. Génie visionnaire, pionnier du langage cinématographique, le jeune Abel Gance est au sommet de son art quand il entreprend La Roue. Le film demeure aujourd’hui un monument d’invention et d’audace formelle. Gance se livre à des expériences esthétiques révolutionnaires qui inspirèrent de nombreux cinéastes par la suite. La démesure d’Abel Gance n’est pas seulement technique, mais émotionnelle. La Roue est un sublime mélodrame sur les tourments de la passion et de la création. Gance veut « faire marcher de pair les catastrophes des sentiments et celles des machines » comme il l’explique dans son livre Prisme (Gallimard, 1930). En racontant l’histoire d’un homme et de son fils, amoureux de la même femme, Gance signe une œuvre magistrale et démesurée sur le destin. « Il y a le cinéma d’avant et d’après La Roue, dira Cocteau, comme il y a la peinture d’avant et d’après PicassoOlivier Père, 2019.

    Abel Gance tourne La roue pour la firme Pathé quelques années après J’accuse (1919), plaidoyer contre la guerre. C’est un film monumental et, avec le célèbre Napoléon (1927), celui où il se livre le plus à des recherches esthétiques et techniques. Il existe aujourd’hui deux versions du film quant à sa durée. La première est l’originale restaurée de 4h22mn, que l’on trouve seulement en DVD aux États-Unis. La seconde de près de trois heures est la plus connue. La roue est d’abord un foisonnant mélodrame, décrivant une tragédie familiale avec une expressivité des sentiments qui sied à son époque. Séverin-Mars incarne avec force mimiques ce cheminot torturé, dont les bonnes intentions auront été trahies par de coupables pensées. Il ne manque ni la pure jeune fille, victime de la malveillance des hommes, ni son beau soupirant (Gabriel de Gravone), ni le traître sournois (Pierre Magnier). L’impact romanesque est renforcé quand on sait qu’Abel Gance était l’époux d’une jeune femme malade pendant le tournage, et qui devait décéder peu après, tout comme l’acteur principal. La passion de Sisif pour Norma (Ivy Close) prend alors une autre dimension. Au-delà des conventions du matériau initial, on sera frappé par l’audace implicite des attachements amoureux. Si Norma n’est ni la fille naturelle de Sisif ni la sœur biologique d’Elie, le père est attiré par son enfant adoptif et l’on comprend que le frère aimait déjà Norma avant la révélation sur les origines de la jeune fille... Ces tourments incestueux donnent un supplément de folie à des personnages dont l’existence n’est déjà pas de tout repos. Sur le plan technique, La roue est novateur à plus d’un titre. Ainsi, un quart de siècle après L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat et quinze ans avant La bête humaine, Gance filme des trains en marche avec des cadrages inédits. Sa vision réaliste de la vie des cheminots n’est pas due à un tournage en studio. L’équipe du film a en effet occupé plusieurs mois une maison construite au milieu des rails de la gare Saint-Roch à Nice, des guetteurs prévenant de l’arrivée éventuelle de trains... Le col de Voza, à deux mille mètres d’altitude, a fourni le décor de la somptueuse deuxième partie. Le tournage en extérieur n’a donc pas été une innovation de la Nouvelle Vague, contrairement à ce que pourraient laisser penser les écrits de ceux pour lesquels le cinéma français, excepté les films de Renoir, ne commence qu’avec l’arrivée de Godard... La roue impressionne par une imagination constante et un recours judicieux aux possibilités du langage cinématographique d’alors. Gros plans, surimpressions ou caches sont au service d’un lyrisme visionnaire. Diversement accueilli en son temps, un Léon Moussinac lui reprochant son ambition et son emphase, mutilé pendant plusieurs années avant d’être restauré, La roue est aujourd’hui considéré comme une œuvre majeure qui a influencé des artistes aussi importants qu’Eisenstein ou Kurosawa. Gérard Crespo, 2013.

L’AMOUR DE JEANNE NEY

Die Liebe der Jeanne Ney

de Georg Wilhem Pabst, 1927, Allemagne, 1h37, Noir et Blanc

avec Edith Jeanne, Uno Henning


RÉSUMÉ : Pendant la révolution russe, un jeune bolchévik est forcé de tuer le père de sa bien-aimée. Celle-ci quitte le pays, mais le jeune homme la retrouve et peut l’aimer de nouveau.


POINT DE VUE : Moins connu que La Rue sans joie, Journal d’une fille perdue ou bien sûr Loulou, L’Amour de Jeanne Ney compte pourtant parmi les grands films de Pabst, cinéaste dont l’œuvre muette reste ce qu’il a fait de mieux. En 1927 la UFA confie à Pabst l’adaptation cinématographique d’un roman de l’écrivain russe communiste Ilya Ehrenbourg publié trois ans plus tôt. Ce dernier participe au scénario mais se sentira trahi, à cause de l’adjonction d’une fin heureuse. L’Amour de Jeanne Ney est un mélodrame qui débute en Crimée dans la Russie de 1917. Jeanne Ney est la fille d’un diplomate et correspondant français en poste en Russie. Le père de Jeanne est tué à cause d’une liste d’agents bolcheviques que lui avait vendue un informateur. De retour à Paris, Jeanne est hébergée par son oncle qui dirige une agence de détectives. Son chemin croise à nouveau celui du traître, venu chercher refuge en France, mais aussi celui de son amant, qui n’est autre que l’assassin de son père. Influencé par la psychanalyse, Pabst est le cinéaste des pulsions violentes et sexuelles. L’Amour de Jeanne Ney est chargé d’une lourde tension érotique, notamment autour du personnage du salaud, affublé de nombreux vices. Le contexte politique du film – Russes blancs et bolcheviques se retrouvent à Paris – est indissociable d’un climat de sensualité, de crime et de convoitise. Le cinéma de Pabst à ses débuts dialogue avec celui d’Alfred Hitchcock qui signe The Lodger la même année que L’Amour de Jeanne Ney. On est admiratif devant l’art du montage et du cadrage du cinéaste allemand, son art du suspens et de la dramatisation lors de la scène du meurtre. Pabst et le grand directeur de la photographie Fritz Arno Wagner signent notamment d’impressionnantes prises de vues des rues de la capitale française en filmant le couple d’amoureux au cœur de la foule. Un chef-d’œuvre à redécouvrir, avec toute la beauté de ses images. Olivier Père, 2017.


ROCCO ET SES FRÈRES

Rocco e i suoi fratelli

de Luchino Visconti, 1960, Italie/France, 2h45, Noir et Blanc

avec Alain Delon, Renato Salvatori, Annie Girardot


RÉSUMÉ : Accompagnée de ses quatre fils, Simone, Rocco, Ciro et le petit Luca, une veuve quitte la Calabre, pauvre et ingrate, pour rejoindre l'aîné, Vincenzo, à Milan. Les Parondi se rendent tout d'abord chez les parents de Ginetta, la fiancée de Vincenzo, mais ceux-ci refusent de les accueillir. Rosaria et ses fils trouvent finalement refuge dans le sous-sol d'un logement bon marché. Rocco travaille comme livreur dans une blanchisserie et s'entraîne dans les salles de boxe, le soir, avec son frère Simone, lequel devient bientôt un espoir du ring. Ciro, de son côté, est employé dans les usines Alfa Romeo. Tandis que Vincenzo décide d'épouser Ginetta, Simone délaisse le noble art pour Nadia, une prostituée... 


POINTS DE VUE : Visconti concevait ce film comme la suite de La Terre tremble, montrant la désagrégation d’une famille méridionale, qui aurait pu figurer dans le film précédent, au contact d’une métropole industrielle. Il s’y inspire de plusieurs récits mythiques et romanesques, principalement des Frères Karamazov de Dostoievski. Plus qu’une tragédie où tous les éléments déterminent un dénouement fatal, le film est un mélodrame qui indique que tout aurait pu être différent sans d’injustes lois sociales qu’il faudra changer, et qui participe avec un amour de tous les instants au destin de chacun des protagonistes, nous faisant pleurer de mêmes larmes de compréhensive impuissance sur la dépravation de Simone et sur la beauté désenchantée de Rocco. Le répertoire intégral des sentiments humains y est magistralement orchestré, du sublime au dérisoire. Stéphan Krezinski, 1995.


Après La terre tremble, qu’il avait consacré aux pêcheurs misérables de Sicile, et avant Le Guépard, où il retournera dans le passé de l’Italie, Visconti s’attachait à un mal social de son pays dans l’après-guerre, l’immigration intérieure, la misère des régions méridionales poussant les populations rurales à l’exode vers les grandes villes. 

La mamma Rosaria, veuve, débarque à Milan avec ses cinq fils, pleine d’espoir dans un avenir meilleur, mais la ville, avec ses tentations et sa violence, va disloquer cette fratrie unie. Mélange fascinant de néoréalisme, d’expérimentation Nouvelle Vague et de lyrisme théâtral, cette histoire de combat entre le bien et le mal s’incarne dans Simone et Rocco, les deux frères boxeurs qui deviennent ennemis à cause de l’amour d’une femme, Nadia, jeune prostituée elle aussi partagée entre ombre et lumière. 

Plus Simone (Renato Salvatori), l’animal brutal et déchu, se noie dans la haine des autres et de soi, plus l’angélique Rocco (Alain Delon, christique) s’acharne à le sauver, nouvel idiot dostoïevskien dont la sainteté précipite la tragédie. Seuls frères que cette fresque de l’innocence perdue ne sacrifie pas : Ciro, qui découvre la conscience de classe en devenant ouvrier, et le plus jeune, qui, peut-être, un jour, « retournera au pays ». 

Ce grand film, qui met l’art au service du prolétariat, frappe, encore et toujours, par les gros plans sur Delon, dont la beauté sublimée flirte avec l’au-delà, et par les séquences où Nadia (Annie Girardot, magnifique de gouaille et de désespoir) subit un viol atroce, ouvrant les bras en croix devant le couteau de son assassin. Guillemette Odicino, 2021.

Avant l’exploration du passé de l’Italie dans Le Guépard, Rocco et ses frères explore son présent, avec la même démesure lyrique, et la même intelligence critique qui caractérisent le cinéma de Visconti. Le point de départ de Rocco et ses frères est né du désir de Visconti d’aborder un problème social central dans l’Italie de l’après-guerre, mais jamais traité frontalement au cinéma : l’immigration interne. 

Au début du film, une veuve arrive de la campagne de l’Italie du Sud à Milan avec ses quatre fils, pour y retrouver un cinquième garçon déjà installé dans la grande ville et dans l’espoir de leur trouver du travail. 

La misère qui règne dans les régions méridionales de l’Italie a en effet contraint une large part de la population à un exode rural, en destination des zones industrielles du nord du pays où se développe l’essor économique, avec notamment les usines automobiles qui nécessitent une importante main d’œuvre et attirèrent de nombreux ouvriers à la recherche d’un emploi. C’est autour de ce phénomène de société capital dans la reconstruction et la modernisation de l’Italie sinistrée par les années de guerre et divisée par l’important écart de croissance entre le nord et le sud que Visconti inscrit son film, et l’histoire qu’il entend raconter : celle de cinq frères méridionaux dont le destin va être bouleversé par le déménagement à Milan et les rencontres qu’ils vont y faire. Le projet de Visconti est comme tous ses films, doté d’une dimension politique. Le cinéaste dresse le tableau vériste du prolétariat, de son aliénation, de son innocence perdue au contact du capitalisme. Parmi les cinq frères Parondi, un seul, Cirro, accèdera à une conscience de classe, en trouvant sa place parmi les ouvriers de l’usine Alfa Romero. Les deux frères autour desquels se noue la tragédie du film de Visconti, Rocco (Alain Delon) et Simone (Renato Salvatori) verront leurs vies brisées par les tentations et la corruption des bas-fonds et des milieux interlopes de la métropole. Le premier sera la victime de sa pureté angélique, proche de la figure de l’idiot dostoïevskien mais aussi de la sainteté, le second sombrera par faiblesse et ignorance dans la déchéance, prisonnier de ses pulsions et de ses instincts, tel un animal blessé. Rocco et ses frères est une chronique, segmentée en chapitres qui correspondent à chacun des cinq frères, mais c’est aussi une fresque, une tragédie antique, un opéra de violence, de désir et de passion. Visconti s’abstrait ainsi de l’école néo-réaliste et transpose ses magistrales mises en scène théâtrales, son sens de la composition picturale et sa puissante direction d’acteurs dans les quartiers populaires de Milan. 

Chef-d’œuvre absolu, démonstration éclatante du génie de Visconti, Rocco et ses frères hisse le cinéma vers les cimes d’un art total, qui englobe littérature, musique et théâtre, pour accoucher d’une création à la fois savante et populaire, mêlant la réflexion politique et l’émotion la plus déchirante. Ce film à la grandeur et à la force inaltérables offre à Alain Delon, Annie Girardot et Renato Salvatori, trio d’amants maudits, ce qui demeure sans doute leurs meilleurs rôles. Ils n’ont jamais été aussi beaux, et bouleversants, sublimés par le regard d’un cinéaste qui déclara un jour « poser les yeux sur la beauté, c’est déjà poser les yeux sur la mort. » Olivier Père, 2016.

    Rocco et ses frères forme rétrospectivement le troisième volet d’une trilogie dans l’œuvre de Visconti. Après Ossessione et La terre tremble, dont l’approche était plus ouvertement néoréaliste, le réalisateur poursuit son portrait de l’Italie des pauvres, de ses violences enfouies, de son attirance pour un ailleurs idéalisé, et de ses désillusions. Le cinéaste s’est entouré d’une équipe de scénaristes chevronnés dont Suso Cecchi D’Amico et Pasquale Festa Campanile. Du Mezzogiorno, région natale de la famille Parondi, nous ne verrons rien, le récit démarrant au moment où Rosaria (Katina Paxinou) et ses fils descendent en gare de Milan pour une nouvelle existence. Il y a là Simone (Renato Salvatori), solide et autoritaire, mais dont l’assurance cache des fêlures ; Rocco (Alain Delon), timide et bienveillant ; Ciro (Max Cartier), qui rêve de cours du soir ; et enfin Luca, le plus jeune, encore enfant. Tous viennent rejoindre Vincenzo (Spiros Fokas), hébergé par la famille de sa douce fiancée Ginetta (Claudia Cardinale). Le film est découpé en cinq parties, chacune au nom de l’un des frères, le récit d’ensemble se focalisant surtout sur Rocco et Simone. Les deux ont pour point commun de s’entraîner dans un club de boxe et d’aimer, à quelques années d’intervalle, la même femme : Nadia, prostituée pétulante mais fragile (Annie Girardot, grandiose), sera à l’origine de la dégradation des rapports au sein de cette famille initialement très soudée. Rocco et ses frères est d’abord passionnant dans sa description des bouleversements sociaux dans l’Italie d’après-guerre. L’avenir des anciens paysans en provenance du Sud suit un déterminisme flagrant. Les mieux lotis trouvent un emploi d’ouvrier qualifié dans l’automobile (Ciro à l’usine Alfa Romeo). Au pire, l’exclusion puis le crime s’emparent de certains. Le personnage de Rocco incarne une ligne médiane : employé sans qualification dans une teinturerie, militaire du rang ou boxeur professionnel, il voit son parcours balisé aussi bien par la précarité que la réussite soudaine mais peut-être éphémère. Face à ce prolétariat, la bourgeoisie n’est pas ouvertement présente dans le film, mais le cinéaste montre avec acuité le difficile compromis vécu par les classes moyennes, incarnées par Morini, le coach sportif homosexuel (Roger Hanin), ou Luisa, la commerçante fortunée (Suzy Delair). Toutefois, les turpitudes de Rocco, Nadia et les autres sont dans la continuité des tourments de la comtesse Serpieri (Alida Valli) dans Senso. Car au- delà de cet ancrage sur les mutations socio-économiques de l’Italie, Rocco et ses frères est une poignante tragédie de mœurs, au carrefour du mélodrame, de l’opéra, et de l’étude psychologique, dont le lyrisme touchant (accentué par la musique de Nino Rota) en a fait un authentique film populaire. La figure protectrice de Rocco, prêt à tout pour répandre le bien, y compris tendre l’autre joue et renoncer à son propre bonheur, donne au film une dimension chrétienne qui parut étonnante chez Visconti, mais insuffle une véritable intensité romanesque, tout en permettant à Visconti de dégager une réflexion pertinente sur le bien et le mal. Le contraste entre la sainteté de Rocco et la dangerosité de Simone donne ainsi des séquences bouleversantes, qui culminent avec un inoubliable montage alterné. Signalons que la réussite du casting renforce le pouvoir de fascination de ce grand classique plus d’un demi-siècle après sa sortie. Les acteurs italiens, français et grecs s’intègrent avec bonheur au dispositif de la coproduction. Il faut toutefois préciser que seule la version française permet d’apprécier la qualité de jeu de Delon, Girardot, Hanin et Delair. Rocco et ses frères, présenté à Cannes Classics 2015, a été restauré à l’initiative de la Film Foundation, en partenariat avec la Cineteca di Bologna, Titanus et TF1 Droits Audiovisuels. Gérard Crespo, 2021.

LES DENTS DE LA MER

Jaws

de Steven Spielberg, 1975, US, 2h04, Couleurs

avec Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss


RÉSUMÉ : Sur une île de la Nouvelle-Angleterre, une jeune fille disparaît au cours d'un bain de minuit. On retrouve son corps affreusement mutilé. L'autopsie révèle qu'elle a été attaquée par un requin. Martin Brody, le chef de la police locale, décide d'interdire la baignade, mais les autorités de la ville, craignant tout à la fois la panique et une désertion des vacanciers, source d'importants revenus, font pression afin de taire l'information et de rouvrir la plage aux touristes. Lorsqu'un petit garçon disparaît à son tour, une véritable psychose s'empare de la population. La mère de la victime offre une prime à celui qui ramènera la dépouille du requin tueur. Quint, un vieux loup de mer, et Matt Hooper, un jeune chercheur, relèvent le défi... 


POINTS DE VUE : Énorme succès mondial, Les dents de la mer a révélé le talent et l’efficacité de Steven Spielberg, le nouveau « wonder boy » de Hollywood. Les scènes de terreur et de panique de la plage ont été tournées avec un réalisme impressionnant. Quant au gigantesque requin blanc qui est le véritable héros de l’aventure, on a pu le comparer à la mythique baleine de Moby Dick : la lutte mortelle qui s’engage contre le monstre a d’ailleurs des résonances métaphysiques qui ont certainement contribué à l’impact universel de cette production. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.


Amity, son eau bleue... son requin blanc. Face à ce goinfre aux dimensions mythologiques, qui boulotte du touriste en pleine saison, les autorités sont divisées. Le chef de la police veut interdire l’accès à la mer. Le maire préfère taire le fléau... 

En 1975, ce Moby Dick des temps modernes vida les plages, remplit les cinémas et fit la fortune de Spielberg. Pour l’occasion, on a remonté des profondeurs un plein filet d’interprétations psy : peur de la castration, de l’inconnu, de l’inconscient... 

Mélange efficace de suspense, d’horreur et d’aventures, ce conte aux frontières du fantastique grignote les nerfs jusqu’à l’hydrophobie. Télérama, 2021.

Premier triomphe commercial de Steven Spielberg, Les Dents de la mer a aussi la valeur historique d’inaugurer l’ère des « blockbusters », ces films de studios distribués – en été – sur plusieurs centaines de copies simultanées afin d’engranger le maximum de dollars en un temps record. Lors de sa sortie en juin 1975, Les Dents de la mer deviendra le plus gros succès du box office américain, devant Le Parrain, et sera détrôné en 1977 par La Guerre des étoiles de George Lucas. Au-delà du phénomène de la prise du pouvoir par une nouvelle génération de réalisateurs, « wonder boys » du grand spectacle cinématographique, Les Dents de la mer est un film très atypique pour le Hollywood des années 70, qui ne prenait pas (encore) ce type d’histoires au sérieux. La production fut d’ailleurs un enfer (plus de cent jours de dépassement) en raison d’une mauvaise préparation, d’un tournage en mer et d’un requin mécanique défectueux. Spielberg retient la leçon d’Hitchcock et organise un suspense davantage centré sur les caractères (notamment le shérif Brody et sa phobie de l’eau) que sur le monstre marin, qui n’apparaît que brièvement et dans le dernier quart du film. 

Les Dents de la mer raconte le surgissement d’un élément fantastique qui vient rompre l’ordre apparent d’une communauté, et incarner les peurs du personnage principal. Il s’agit d’une menace d’origine naturelle – un requin vorace – dont la dangerosité est décuplée à cause de l’inconscience de l’homme (le scénario dénonce l’avidité criminelle des politiciens de la petite station balnéaire.) 

On est frappé par le réalisme des Dents de la mer, qui évacue la dimension métaphysique d’un récit à la Moby Dick pour se concentrer sur les réactions humaines et adopte un style presque documentaire. Spielberg va à l’encontre de l’esthétique carton pâte des tournages en studios des films fantastiques et catastrophes de l’époque : pas de transparences pratiques pour les difficiles séquences en mer (l’équipe s’installa sur un vrai bateau), fréquence des plans filmés à l’épaule. 

La scène de la plage, où Roy Scheider assiste impuissant au mouvement de panique des baigneurs provoqué par l’irruption invisible – une vague forme noire – du requin qui avale un enfant sur son bateau gonflable, est un modèle de mise en scène reposant sur l’attente du spectateur et la litote. 

A l’instar d’Alien de Ridley Scott, l’autre grand film de monstre moderne, Les Dents de la mer influencera de nombreux cinéastes, Bong Joon-ho et son The Host pour n’en citer qu’un. Il engendrera aussi une descendance pas toujours glorieuse avec une flopée d’imitations animalières, aquatiques ou pas. Olivier Père, Arte.

    Quarante-six ans déjà ! Quarante-six ans que Bruce, alias le grand requin blanc du film, traumatise des générations de baigneurs ; quarante-cinq ans que ces quelques notes de musique (tintin-tintin-tintintiiiin !!!) martelées par John Williams hérissent les poils ; quarante-six ans enfin que Steven Spielberg ne cesse de confirmer son talent de narrateur hors pair. Quarante-six années et pas une seule ride sur le cuir du célèbre mangeur d’hommes, en dépit de la horde de prétendants venus nager sur son territoire (le pathétique Peur bleue par exemple).
Pour nombre de spectateurs,
Les dents de la mer évoque un authentique souvenir de cinéma, une émotion rare, partagée, marquée au fer rouge, dont les principaux ressorts sont entrés dans la mémoire collective. Avec son deuxième film seulement, Steven Spielberg livre tout simplement un classique en deux actes (la Terreur - la Chasse) servie par des personnages forts (mention spéciale à Robert Shaw), des dialogues crédibles ("Il nous faudrait un plus gros bateau !") et surtout un suspense à se bouffer les ongles. Et dire que le requin est presque resté invisible en raison de sévères problèmes techniques lors du tournage...
Pendant plus deux heures, on reste collé à l’écran, émerveillé par le brio de cette mise en scène sans temps morts, soufflé par la dureté des images, soulagé par un humour savamment distillé.
Les dents de la mer fait définitivement partie de ces divertissements indémodables du septième art qui réunit toute la famille pour un soir de complicité. Encore joyeux anniversaire, Bruce ! Edgar Hourrière, 2021.


LES GENS DE LA PLUIE

The Rain People

de Francis Ford Coppola, 1969, US, 1h41, Couleurs

avec Shirley Knight, James Caan, Robert Duvall


RÉSUMÉ : Une jeune femme enceinte fuit son foyer car elle ne sait si elle pourra assumer cette responsabilité. Elle prend en stop un jeune homme, champion de football rejeté après un accident qui en a fait un simple d’esprit. Elle doit seule s’occuper de cet innocent, qu’elle ne saura sauver d’une mort stupide.


POINTS DE VUE : Si ce film n’est pas très abouti formellement, il est rendu très émouvant par ce que Coppola a su révéler chez ses excellents acteurs, tous visiblement très touchés par l’enjeu du film. C’est l’œuvre de Coppola où sa grande tendresse (qu’on n’a pas assez remarquée) est la plus manifeste. Sa vision des rapports sociaux est très amère, bien qu’il n’en rende jamais vraiment responsables les hommes qui en sont plutôt les malheureux jouets, même lorsqu’ils font consciemment du mal. Stéphan Krezinski, 1995.


        Avant Le parrain, Coppola a tourné ce petit film, souvent oublié, avec des moyens rappelant la Nouvelle Vague (petit budget, part d’improvisation), une sorte de road movie à peu de personnages. Natalie est enceinte ; sur un coup de tête apparemment, elle quitte son mari pour une errance vers l’ouest, comme une répétition étriquée du voyage des pionniers. Mais l’Amérique qu’elle rencontre n’est plus une nation glorieuse et fière : Natalie prend en stop un attardé mental, footballeur victime d’un traumatisme, essaie de le confier à un éleveur escroc, se lie à un policier qui a du mal à élever sa fille et qui sera à l’origine de la fin dramatique. Oui, chez Coppola à cette époque, les Américains sont malades, diminués. Leur quête est confuse ou de bas étage et le cinéaste enregistre ce désarroi avec une sympathie évidente pour les « gens de la pluie », ceux qui fondent, sont fragiles, décalés, inadaptés : Natalie, bien sûr, fragile et touchante, mais aussi Killer, le footballeur au surnom devenu ironique, qui obéit et ne cache rien. Deux victimes dans un monde corrompu ou grotesque (le Far West n’est plus représenté que par la parodie d’un restaurant).
Malgré l’importance de la distance parcourue, le film donne l’impression de faire du surplace tant les actions se répètent : Natalie roule, veut à plusieurs reprises abandonner Killer, téléphone à son mari que le scénario ne condamne d’ailleurs pas. Symboliquement, le ranch où elle fait embaucher Killer est aussi l’endroit où elle doit payer son amende pour excès de vitesse : retour, modification de la situation, piétinement. Et malgré quelques beaux arrêts pour admirer le paysage, ce road movie est d’abord un voyage mental, une exploration de crise dont toutes les clés ne sont pas livrées. On sent bien que tous les personnages ont des failles, exprimées par des flash-back furtifs, hachés, qui les emprisonnent dans un passé souvent traumatique : le foot pour Killer, l’incendie dans lequel sa femme a péri pour Gordon, le policier.
Coppola a adopté un rythme lent, soutenu par une ballade mélancolique dont il n’abuse pas, mais le film recèle des scènes marquantes dans lesquelles il sait instaurer un malaise persistant : que ce soit dans l’hôtel où Natalie joue à « Jacques a dit » avec Killer, jusqu’à l’humilier (magnifique plan-séquence vue dans un triple miroir) ou dans la rencontre avec Ellen, l’ex-petite amie de Killer qui le rejette violemment, le spectateur ne peut qu’être troublé par des jeux de pouvoir brutaux.
Même si les raisons du départ de Natalie restent confuses, le scénario prend soin de la définir par des caractéristiques récurrentes, comme le fait de parler d’elle à la troisième personne. Mais son départ sonne surtout comme le symbole d’un mal-être, qui imprègne toute une génération ; il n’est d’ailleurs pas indifférent que la même année,
Dennis Hopper tourne Easy rider et que, au détour d’un plan, on voie le titre Bonnie and Clyde : consciemment ou pas, Coppola s’inscrit dans ce qui va devenir le « Nouvel Hollywood » et remet en cause, le temps d’un beau film, aussi bien la morale traditionnelle que la mise en scène classique. Il se lancera ensuite dans l’opulence opératique triomphante avec les Parrain ou Apocalypse now, mais sa veine intimiste ne mérite ni dédain ni condescendance : Les gens de la pluie est un grand film. François Bonini, 2020.


SAN FRANCISCO

de W.S. Van Dyke, 1936, US, 1h55, Noir et Blanc

avec Clark Gable, Jeanette MacDonald, Spencer Tracy


RÉSUMÉ : A San Francisco, Mary Blake veut devenir chanteuse. Blackie Norton, propriétaire d'un cabaret, l'engage, à condition qu'elle accepte de montrer ses jambes. Elle hésite mais finit par accepter. Sa voix exceptionnelle est bientôt courtisée par le pasteur Mullin, mécène de l'opéra de la ville...


POINT DE VUE : Van Dyke fut l’assistant de Griffith avant de devenir un remarquable technicien du cinéma. On en a ici la preuve, tant le récit est bien mené, articulé sur les caractères forts, fourmillant de seconds rôles consistants et sans aucun temps mort. Des airs classiques délicieusement kitsch font pendant à de brillants standards, dont le « San Francisco » du titre ; Gable et MacDonald ont droit aux éclairages romantiques et Spencer Tracy assure parfaitement la composition du prêtre intransigeant et bagarreur. Au-delà de l’intrigue romanesque se dessine une intéressante description des classes sociales, jusqu’à ce que le malheur réunisse toute la population dans un alléluia qui sent son New Deal… Jean-Marie Carzou, 1995.


LA CHIENNE

de Jean Renoir, 1931, France, 1h40, Noir et Blanc

avec Michel Simon, Janie Marèze, Georges Flamant


RÉSUMÉ : Marié à une veuve acariâtre, Legrand, caissier et peintre du dimanche, sortant d’un dîner donné à l’occasion de la décoration de son patron, tire une petite grue, Lulu, des mains de son souteneur, Dédé, davantage porté aux gifles qu’aux caresses. Legrand ne tarde pas à tomber amoureux de la belle mais perfide Lulu, qui, à l’aide de Dédé, l’exploite. Pour elle, il vole et perd son travail, tandis que Dédé écoule avec succès ses peintures. Mais Legrand surprend Dédé avec Lulu…


POINTS DE VUE : C’est le premier grand film personnel de Renoir, où il affiche son style et son propos. S’y mêlent un naturalisme d’époque, quasi ethnologique, et une distance ironique, surtout visible dans le jeu théâtral des acteurs, qui dévoile les contradictions de leurs personnages. Peintre des sentiments amoureux, Renoir fonde son propos sur l’absence de lucidité de chacun, toujours amoureux de qui ne l’aime pas et aveugle à l’égard de qui l’aime. Il porte un regard lucide sur le tragique destin de Legrand, qui va jusqu’au bout d’une déchéance dont il est, malgré lui, l’instigateur. Joël Magny, Critique, 1995.


Caissier d'une entreprise de bonneterie, Legrand (Michel Simon) est flanqué d'une épouse acrimonieuse. En sortant d'un banquet arrosé, il rencontre Lulu et la prend pour maîtresse. Cette jeune femme subit les vilenies d'un proxénète qui l'obligera à ruiner Legrand... 

Renoir marche sur les traces d'Eric von Stroheim, montrant la hideur humaine la plus inavouable — il songea même à tourner une scène d'exécution publique, mais la censure mit le holà. Il traque les mensonges sous toutes leurs formes, ceux qu'on assène aux autres, mais aussi ceux dont on se berce soi-même. Sa passion pour Michel Simon transpire à chaque image. Renoir exigea de lui un pincement de bouche très précis, qui fit son triomphe. Il faut voir sa mine quand Lulu le quitte en lui assenant « Tu t'es pas regardé dans la glace. » Marine Landrot, 2017.

    Premier long métrage parlant de Jean Renoir, La chienne, adapté d’un roman mineur, est l’une de ses grandes réussites, et un exemple de ce qui a été fait de mieux au début du cinéma parlant. Rescapé du muet tout comme René Clair, Abel Gance, Marcel L’Herbier et quelques autres, Renoir imprime sa griffe d’auteur et exploite les possibilités du sonore dès la première séquence, qui voit un théâtre de Guignol présenter les protagonistes. Le rideau se baissera à la fin du récit, jolie mise en abyme qui sera reprise dans Le petit théâtre de Jean Renoir (1969), son dernier film. Guignol annonce en outre la couleur : les personnages incarneront soit le bien soit le mal, mais avec une frontière floue, relativité à laquelle fera écho l’une des répliques les plus fameuses de La règle du jeu : « Le drame dans ce monde, c’est que chacun à ses raisons ». Avoir fait du pathétique Legrand un peintre du dimanche qui se révèle un artiste majeur n’est évidemment pas un hasard, tant l’héritage d’Auguste Renoir, son père, et le thème de l’art dans le film imprégneront les scénarios de ses futures réalisations, du théâtre du Carrosse d’or aux cabarets de French cancan. Limpide, épurée, linéaire, l’histoire fait la part belle aux contrastes de classes. Caissier docile mais peintre de talent, Maurice n’est reconnu ni par son employeur, ni par son épouse, mégère inculte et sans goût, ni par la communauté des peintres, qui ignore jusqu’à son existence, ni par les marchands d’art, qui respectent ses toiles sans en connaître le véritable auteur, ni surtout par Dédé (Georges Flamant) et Lulu. Elle, entretenue et un temps poule de luxe, symbolise la misère culturelle et une ascension sociale fragile, se montrant autant manipulatrice que victime. 

Lui est un maquereau sans scrupules, qui a les apparats du nouveau riche, tout en étant méprisé par la bonne société, plus indulgente avec Legrand, à l’existence médiocre mais d’un conformisme apparent. Tout compte fait, ce dernier n’aura pour véritable complice qu’un colonel menant une double vie, et avec lequel il se comporte comme un gamin dans une séquence qui anticipe Boudu sauvé des eaux. Certains passages n’échappent pas au théâtre filmé, notamment ceux montrant les scènes de ménage entre les époux Legrand. Avec le jeu outré de l’actrice Magdeleine Bérubet dans le rôle de Mme Legrand, c’est la seule réserve que l’on apportera. Car La chienne est un véritable trésor du cinéma français, comprenant de nombreuses séquences mémorables, le sommet étant un meurtre filmé de main de maître. Il n’est pas superflu d’ajouter que Renoir est un merveilleux directeur d’acteurs. Michel Simon s’imposa comme l’un des monstres sacrés du cinéma français, en dépit de l’échec commercial du film. Et dans le rôle-titre, Janie Marèse compose un splendide personnage de garce, mi- ange, mi-démon. L’actrice devait disparaître dans un accident sur la route de Saint-Tropez, quelques mois après le tournage. On peut penser que cette étoile filante aurait pu connaître une carrière similaire à Viviane Romance ou Arletty. Le film sera l’objet d’un remake réalisé par Fritz Lang en 1945, La rue rouge. La Chienne a été présenté à Cannes Classics par Les Films du Jeudi et la Cinémathèque française, avec le soutien du CNC et le concours du Fonds Culturel Franco-Américain. Le film a bénéficié d’une restauration en image 2k (d’après un scan 4), effectuée par Digimage Classics, la restauration de la bande sonore ayant été le fruit du travail de Diapason. Gérard Crespo, 2014.

L’ÉTRANGE MONSIEUR VICTOR

de Jean Grémillon, 1937, France, 1h53, Noir et Blanc

avec Raimu, Madeleine Renaud


RÉSUMÉ : Un homme aimé de tous est en fait un assassin qui a laissé condamner un innocent à sa place. Quelques années plus tard, celui-ci s’évade du bagne et la vérité éclate. Commerçant honorable, jovial et aimé de tous, Victor Agardanne mène en fait une double vie. 

La nuit, l'honnête homme se change en un redoutable chef de bande. Sa boutique sert au recel du butin des cambriolages perpétrés par le gang. Le jour où Victor élimine un de ses complices, qui s'apprêtait à le faire chanter, il n'hésite pas à diriger les soupçons sur son voisin, le malheureux cordonnier Bastien Robineau, à qui il avait emprunté l'arme du crime. Tout se passe selon ses plans : le cordonnier est arrêté, condamné et envoyé au bagne. Mais, torturé par sa mauvaise conscience, Victor décide de subvenir aux besoins de l'enfant de Bastien... 

POINT DE VUE : Cette histoire d’un commerçant trop respectable pour être honnête qui, après avoir tué un complice, devient le protecteur du cordonnier parti au bagne à sa place, n’atteint que rarement les splendeurs de Remorques (1941) ou du Ciel est à vous (1944). La faute, notamment, à quelques rebondissements dramatiques peu vraisemblables. L’Étrange Monsieur Victor (1938), édité pour la première fois en DVD et Blu-ray dans une version superbement restaurée, n’en reste pas moins l’un des films les plus passionnants de Jean Grémillon, de par les multiples tensions qui le nourrissent. 

Tension, d’abord, entre le réalisme documentaire des extérieurs, tournés à Toulon, et la stylisation quasi expressionniste des intérieurs, réalisés aux studios de Berlin. Entre le pittoresque provençal des scènes de groupe avec les bons mots du dialoguiste Charles Spaak, digne de Marcel Pagnol, et la noirceur d’une intrigue de roman noir. Tension, enfin, entre les comédiens eux-mêmes, dont les interprétations respectives semblent provenir d’époques différentes : à l’emphase de Pierre Blanchar, qui donne parfois l’impression de se croire encore dans un film muet, s’oppose le jeu plus naturel, déjà tellement moderne, de Viviane Romance en fausse femme fatale et de Georges Flamant en truand beau parleur. Raimu, tour à tour bonhomme et rusé, attendri et cruel, fait la synthèse de tous ces styles dans un numéro d’acteur sidérant, qui entretient le doute en permanence sur les motivations de son personnage. Quel cabot magnifique ! Samuel Douhaire, 2021.

MORE

de Barbet Schroeder, 1969, Luxembourg, 1h50, Couleurs 

avec Mimsy Farmer, Klaus Grunberg


RÉSUMÉ : Un étudiant allemand en quête d'aventure découvre l'amour auprès d'une jeune femme qui l'entraîne bientôt sur le chemin des paradis artificiels. 


POINT DE VUE : « A l'époque où j'ai découvert le cinéma, explique aujourd'hui Barbet Schroeder, tous les réalisateurs avaient un certain âge. J'en ai conclu que c'était un art de la maturité ! Et j'ai décidé de passer par la production. » A travers les Films du Losange, il commence donc par produire Rohmer, Rivette, travaille avec Godard. Puis signe enfin (à 28 ans !) son premier film, More, l'histoire d'un jeune Allemand qui meurt junkie à Ibiza. 

Présenté à Cannes en 1969 — « mais, hélas, pas en compétition, le producteur avait "oublié" la sélection officielle, alors que nous ne serions sans doute pas repartis les mains vides » —, le film fait scandale, tarde à sortir, devient culte : parce qu'il fait le portrait d'une génération (ou de deux, junkies contre hippies), parce qu'il y a la musique des Pink Floyd

Mais, paradoxalement, la drogue en est moins le thème central que l'amour (auto)destructeur. « Je voulais raconter l'histoire d'une femme fatale en tee-shirt. J'avais remarqué Mimsy Farmer dans des séries B américaines, où il y avait, parfois, deux ou trois plans d'elle fulgurants. C'est un film où la plastique compte beaucoup : mes références n'allaient pas vers Warhol-Morrissey, qui avant moi avaient montré l'univers de la drogue. Plus vers Murnau, ou Nicholas Ray qui, à l'époque, habitait chez moi. » Témoignage socio-historique, More peut se voir aussi comme une sorte d'étrange documentaire sur l'amour fou et ses ravages... Aurélien Ferenczi, 2014.

BARRY LYNDON

de Stanley Kubrick, 1975, GB, 3h05, Couleurs

avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson


RÉSUMÉ : Chassé de son Irlande natale après une série d'exactions, Redmond Barry s'engage dans l'armée britannique et combat les Prussiens. Le métier des armes lui devient vite insupportable et il déserte. Capturé par l’ennemi, il ne doit sa survie qu’à son empressement à servir ses nouveaux maîtres…


POINTS DE VUE : Le film frappe d’abord par sa splendeur plastique : le traitement pictural des éclairages et des couleurs, obtenus grâce à un tournage en intérieurs à la seule lumière des chandelles, évoque les atmosphères en clair-obscur d’un Georges de La Tour ; cette somptuosité, visible aussi dans le raffinement des décors et l’élégance des costumes, tranche avec la sobriété visuelle des précédents films de Kubrick, et l’on a pu y voir une volonté de restituer la magnificence artistique de l’Europe du Siècle des Lumières. Cet esthétisme entraîne une certaine froideur altière, et le découpage en longues séquences implique un certain statisme. Mais cette sophistication hausse le film bien au-dessus du simple spectacle romanesque, voire picaresque, et en fait une œuvre dont la noblesse et la beauté traduisent bien l’ambition et le perfectionnisme habituels du réalisateur. Michel Marie, 1995.


Né en Irlande au XVIIIe siècle, devenu soldat dans l’armée britannique puis prussienne, joueur aux cartes et tricheur professionnel, Redmond Barry réussira à épouser la comtesse de Lyndon pour lui prendre son nom... Avec ce récit picaresque tiré d’un roman de William Makepeace Thackeray, le grand Kubrick s’attaquait au cinéma romanesque en costume pour en donner sa version, évidemment à nulle autre pareille. Paysages, atmosphères intérieures, éclairages à la bougie : l’effort de la mise en scène se porte, spectaculairement, sur des sujets picturaux, comme si la caméra avait traversé le temps et adopté l’esthétique du passé. Ce que saluèrent, en 1976, quelques Oscars, dont celui de la musique — les morceaux de Haendel, Bach ou Schubert devinrent, au moment de la sortie, de vrais tubes. Mais, au milieu de toute cette beauté, où est passé l’humain ? Au fil de son ascension sociale, Barry Lyndon nous est de plus en plus étranger. Le film fonctionne comme un piège fascinant : dans ses magnifiques plans-tableaux, les personnages sont mis à distance, et leur petitesse saute aux yeux face à une histoire qui les dépasse. Barry Lyndon se voit en héros, il n’est que le jouet du destin, et sa femme, une jeune beauté déjà embaumée. Sans renoncer à une sérénité contemplative, Kubrick épingle sans pitié les vanités humaines. Frédéric Strauss, 2021.

    Jamais la fascination que Kubrick éprouve pour l’image ne semble autant piéger son œuvre, faisant obstacle à l’existence, figeant les personnages dans de somptueux tableaux. Que vaut la maîtrise quand elle étouffe ce qui doit vivre dans le cadre, réduit à la volonté démiurgique de son créateur, comme tout ce qui devrait palpiter, cœurs d’hommes et de femmes, oiseaux, et même le poumon gibbeux de la campagne anglaise ? Evoquant ce cinéma formel et trop sûr de son talent, Baudelaire, s’il l’avait connu, aurait pu reprendre sa célèbre prosopopée, celle d’une beauté dédaigneuse : « Je suis belle ô mortels !/Comme un rêve de pierre ». 

Oui, cette fois, c’est dit : Kubrick est partout, dans chaque plan, attaché à voir non pas un arbre, mais un arbre tel que l’ont peint Thomas GainsboroughJohn Constable.
Les fameuses scènes où l’ombre des bougies projette celle de
Georges de la Tour sont si pleines de respect pour leur glorieux inspirateur que les acteurs y évoluent avec une déférence feutrée, visiteurs discrets d’un grand musée. C’est l’existence qui se trouve alors entoilée, prise dans l’obsession de l’esthète qui ne veut plus la vie qu’à l’aune de sa transfiguration artistique. Les personnages arrêtent leur mouvement ou le retiennent, au gré des inspirations du maître projetant son livre d’art sur la pellicule : la pauvre Marisa Berenson, rendue violette dans les premières scènes, comme cyanosée par l’étranglement, ne dit mot lorsque son personnage est séduit par l’ambitieux Redmond Barry. Puis elle affecte une posture désincarnée. Sa voix lasse la prolonge d’une manière aussi horripilante que la musique extradiégétique, dont la trop grand présence clôt l’interprétation, donne le "la" de la réception. 

Dans ce monde iconographique, le dialogue n’a trop souvent qu’une valeur illustrative, surtout que l’itinéraire de ce Candide devenu cynique, puis puni, d’abord jeté dans le monde comme le héros voltairien par la faute d’une forfanterie (une provocation en duel qui, croit-il, a provoqué la mort de son adversaire) n’a pas la densité ironique du récit de Thackeray, transformé par Kubrick

En outre, la transposition à la troisième personne par une voix off volontiers proleptique (en VF, celle de Brialy) annihile toute l’ironie contenue dans l’usage du « je » narratif, sa tonalité badine, à distance des actions immorales commises par le personnage. Bref, le sarcasme intrinsèque du roman picaresque est muselé par la grandiloquence kubrickienne, qui propose bien sûr un spectacle épique, traversé de scènes réussies - surtout celles qui retrouvent les accents indignés des Sentiers de la gloire pour dénoncer la guerre -, mais finalement clôturé dans la propre fascination de ses plans géométriques. Oui, Barry Lyndon a bien mérité son titre de "film visuellement splendide". D’accord, et après ? Est-ce vraiment ce qu’on demande au cinéma ? Jérémy Gallet, 2020.

PANIQUE

de Julien Duvivier, 1946, France, 1h40, Noir et Blanc

avec Michel Simon, Viviane Romance


RÉSUMÉ : Monsieur Hire est un être étrange et solitaire. Il est follement amoureux de la belle Alice mais garde précieusement son secret au fond de lui. Lorsqu'un crime est commis dans son quartier, les voisins et la police ne tardent pas à le soupçonner. Le véritable meurtrier n'est autre que le jeune amant d'Alice, mais Hire, qui pourrait bien en fournir la preuve, se garde bien de le faire par amour pour Alice. Celle-ci, usant de son ascendant, met tout en œuvre pour qu'on accuse son singulier soupirant. Le malheureux est harcelé par la police et bientôt traqué par la foule... 


POINTS DE VUE : Dans un quartier populaire, on découvre le corps d’une jeune femme étranglée. L’assassin, Alfred, un vaurien gominé, et sa maîtresse, Alice, font porter le chapeau à l’étrange M. Hire, qui réside dans le petit hôtel meublé de la place. Monsieur Hire, le misanthrope qui croyait renaître à l’amour grâce à Alice... 


Disons-le sans détour, à la manière de Julien Duvivier lui-même, qui aimait filmer la vérité à l’état brut : Panique est un pur chef-d’œuvre, aussi riche par son fond, noir comme l’encre de la délation et le Rimmel des garces, que dans ses trouvailles visuelles, d’une modernité qui laisse encore pantois aujourd’hui. C’est en plans serrés que Duvivier nous montre la médiocrité et la veulerie qui suintent sur le visage des hommes. Les femmes ne valent pas mieux, capables du pire par amour, ou par bêtise. Et quel sens de l’espace chez ce technicien pointilleux : après que la spirale infernale a été enclenchée, que la foule a révélé sa face hideuse, il laisse M. Hire (grandiose Michel Simon) seul sur la place. Pantin pathétique pris de vertige au centre d’un cercle de haine. Puni d’avoir cru à la bonté du monde. Jean Renoir voyait en Duvivier un poète. Panique est bien un poème cru(el) et désespéré. Sa grande œuvre au noir. Télérama, 2022.

    De retour des États-Unis, le réalisateur de Pépé le Moko s’est à nouveau imposé dans le cinéma français d’après-guerre avec cette adaptation magistrale de Simenon. Les œuvres du romancier ont souvent été à l’origine de transpositions cinématographiques réussies et le présent film ne déroge pas à la règle. Il s’agit de la première version des Fiançailles de M. Hire, roman publié aux Éditions Fayard en 1933. Épaulé au scénario par Charles Spaak qui a également signé des dialogues sarcastiques, Panique marque les retrouvailles du réalisateur avec un auteur qu’il avait déjà adapté quatorze ans plus tôt en réalisant La tête d’un homme, avec Harry Baur en commissaire Maigret. Panique excelle à dépeindre les noirceurs de l’âme humaine, dans une vision qui correspond à la fois à l’univers de Simenon, mais aussi à une constante dans l’œuvre de Duvivier, de La fin du jour à Voici le temps des assassins. Cette approche pessimiste est aussi l’état d’esprit de tout un cinéma français des années 40 et 50, du Clouzot du Corbeau à l’Autant-Lara de La traversée de Paris, en passant par le Clément de Jeux interdits. La petite communauté qui harcèle le photographe misanthrope fait d’ailleurs écho au petit village du Corbeau (1943), composé d’habitants sournois se livrant à la suspicion et la délation. Si le personnage de Hire n’est guère sympathique, la cohorte de riverains acariâtres et intolérants, enfermés dans leurs certitudes et préjugés, compose un tableau peu reluisant de la société française, loin de la solidarité optimiste (bien qu’utopique) qu’avait décrite le cinéaste dans La Belle équipe, film emblématique du Front Populaire. 

Soupçonné des pires intentions dès qu’il offre des friandises à une enfant ou parce lorsqu’il dédaigne les usages de la courtoisie, M. Hire devient forcément un bouc émissaire, cible facile des auto-tamponneuses mais aussi exutoire d’une foule décontenancée par son érudition et ses airs condescendants. Trop intelligent pour vivre au sein d’une communauté étriquée, Hire ne sera perdu que par sa seule faiblesse : l’amour pur et sincère pour Alice, celle par qui le scandale arrive, et équivalent de l’archétype de la femme fatale du film noir. La superbe Viviane Romance incarne cette vamp avec classe et nuances, portant à l’apogée un emploi qui fut le sien pendant des décennies. La mise en scène de Duvivier, manifestement inspirée par un film noir américain alors en plein essor, souligne admirablement le côté vertigineux de ce récit sombre, du panoramique dévoilant les pieds d’un cadavre de femme à la stupéfiante scène finale sur les toits, qui révèle que Duvivier est bien plus que le technicien habile décrit par ses détracteurs. Michel Simon est simplement impressionnant et trouve ici l’un de ses meilleurs rôles. Autour du couple vedettes, les habituels excentriques du cinéma français d’alors ne manquent pas à l’appel, de Max Dalban en boucher médisant à Lita Recio en putain fort peu respectueuse. En 1989, Patrice Leconte réalisera une nouvelle adaptation du roman, Monsieur Hire, avec Michel Blanc et Sandrine Bonnaire. La version restaurée de Panique a été présentée en exclusivité dans la section Cannes Classics du Festival. Le négatif original ayant disparu, le film (présenté par TF1 DA) a été restauré en 2K chez Digimage à partir du marron nitrate. Gérard Crespo, 2016.

L’AVVENTURA

de Michelangelo Antonioni, 1960, Italie, 2h17, Noir et Blanc

avec Monica Vitti, Gabriele Ferzetti


RÉSUMÉ : A Rome, Anna retrouve son fiancé, Sandro, un brillant architecte. Ils partent en croisière avec une bande d'amis, oisifs neurasthéniques comme eux. Au cours d'une escale, Anna fait une scène à Sandro et disparaît. Sandro et une amie d'Anna, Claudia, partent à sa recherche. Ils deviennent vite amants...


POINTS DE VUE : Projeté à Cannes en 1960, L’Aventura, quatrième long métrage d’Antonioni, est l’objet d’une bataille homérique. Sifflé par le public, il est soutenu par les critiques et obtient finalement le Prix spécial du jury. Ce qui déroute, alors, dans L’Aventura, c’est la structure de son récit, qui tourne le dos à toute la tradition romanesque, à la psychologie traditionnelle ; le terrain de prédilection d’Antonioni, ce sont les temps morts, les pauses, les interstices. Il est le cinéaste des attitudes, des regards, révélateurs impitoyables de ces minuscules éboulements qui, peu à peu, viennent à bout de toutes les raisons de vivre, d’aimer ou de mourir. L’Avventura prend, au départ, des allures de film policier (la disparition subite d’Anna, les recherches de la police), mais c’est précisément pour mieux pervertir cette pseudo-intrigue : Antonioni plante là le « mystère », le « suspense » (et ceux que ça intéresse) pour braquer sa caméra sur la dérive des sentiments, des cœurs et des corps, et filmer la décomposition intime de ses personnages. Sans juger, ni même expliquer le pourquoi du comment : il montre, il constate, il photographie les glissements, les moments où l’on perd pied, où l’improbable s’instaure.


Ses films suivants seront des variations, allant vers l’épure, autour de ce même regard, de cette même approche du réel, résolument anti-documentaire, anti-cinéma-vérité. Un cinéma de l’intériorité, de la fluidité, de l’aventure spirituelle. Film-manifeste, L’Avventura révéla aussi une extraordinaire actrice, emblématique de l’univers d’Antonioni : Monica Vitti. Elle sera, pendant quelques films, l’héroïne du mal à être de ce cinéaste secret, scrutant l’âme humaine au microscope. Alain Rémond, 1995.


Son célèbre scandale cannois de 1960, sa griffe moderne, son « incommunicabilité »... Passons sur la légende de L'Avventura, film charnière de l'histoire du cinéma, et voyons-le au présent. Il a gardé son éclat froid, ses frémissements. On est à la lisière du film policier : une jeune fiancée, fille unique d'un homme riche et promise à un architecte, disparaît sur une île, lors d'une croisière. Elle disparaît à plus d'un titre, puisqu'on finit nous-même par l'oublier, au fil du récit, erratique, tandis que peu à peu prend place Claudia — Monica Vitti, muse gracieuse, blonde éminemment délicate, belle à en mourir. Cette nouvelle femme est aux prises, comme la première, avec l'indicible de l'amour, ses intermittences, son effritement possible. 

Antonioni est un climatologue et un géographe du sentiment, dont il montre le relief, les pics, les failles, les soubresauts. Chaque plan palpite d'une vie sourde et confuse, infra- sensible, inscrite autant dans le cadre qu'à l'extérieur. A travers ce hors-champ menaçant, synonyme de solitude ou de néant. Jacques Morice, Télérama, 2015.


        L’avventura occupe dans l’œuvre d’Antonioni la même place que La dolce vita dans celle de Fellini. C’est un geste de rupture, une avancée vers des territoires cinématographiques inexplorés, plus radical encore que l’expérience de Fellini qui prend la forme d’un « trip » excitant et ménage aux spectateurs quelques repères et signes de reconnaissance. Ici le scénario classique se dérègle très vite. Construit autour du vide, soit la disparition prématurée et définitive d’un de ses personnages principaux, une jeune femme en villégiature dans les îles Éoliennes avec un groupe d’amis fortunés, L’avventura emprunte d’abord les poncifs du drame mondain (voire du roman-photo), puis de l’intrigue policière, pour s’en détacher totalement. Cette démarche esthétique était déjà à l’œuvre dans les précédents films d’AntonioniChronique d’un amour et son enquête désamorcée – mais elle s’opère ici d’une manière beaucoup plus affirmée. Plus proche de la peinture que du roman classique, le cinéma d’Antonioni part à la recherche de la sensation pure, scrute les affects de ses héroïnes, la faiblesse morale et sensuelle de ses personnages masculins, en se débarrassant progressivement des dialogues. L’avventura constitue une étape décisive d’Antonioni vers un cinéma qui dépasse la psychologie et le réalisme pour parler du monde visible (la modernisation de la société italienne, la mutation de l’environnement, la crise du couple) et invisible (la névrose féminine) par des plans à la frontière de l’abstraction. L’avventura engage également un dialogue aussi secret que fécond entre l’œuvre d’Antonioni et celle d’Hitchcock. Il n’aura pas suffi qu’une femme disparaisse subitement d’un film pour que naisse le cinéma moderne. Un film aux antipodes de celui d’Antonioni allait pourtant le rejoindre par la radicalité de sa mise en scène. La même année que L’avventura, Hitchcock procède lui aussi à l’élimination de son héroïne au cours du récit, de manière plus brutale mais de façon tout aussi inattendue. Psychose, l’autre grand film expérimental de 1960, venait à son tour de redéfinir la notion de personnage et le rapport du spectateur avec l’histoire qui lui est contée. Olivier Père, 2019.

    Quel tollé à Cannes ! Une bronca du public dont on se souviendra longtemps. C’est qu’Antonioni a cassé tous les codes. De ce scénario, un autre plus convenu que lui aurait fait un thriller psychologique. Mais le réalisateur italien se fiche totalement du mystère de la disparition d’Anna. C’est autre chose qu’il cherche à montrer. Il laisse donc se diluer l’histoire qui n’était qu’un prétexte scénaristique pour personnifier l’absence - et qui lui a permis de tourner dans les magnifiques paysages désertiques des îles Eoliennes. Il se centre totalement sur ses personnages. Posant son œil sur eux, les fouillant, il surprend encore plus en ne cherchant en aucune manière à expliquer leurs comportements. Ce qu’il nous donne à voir et à ressentir, c’est l’invisible. Ce que l’on a nommé à l’époque d’un mot qui hélas colle à la peau d’Antonioni : "l’incommunicabilité". Pas vraiment faux, mais qui restreint considérablement son propos. Disons, pour être plus exact, qu’il cherche à surprendre les minuscules dérapages intimes, les entre-deux, les glissements, les failles et les flottements. Déroutant, bien sûr, pour le spectateur d’être confronté à ces instants fugaces que l’on pense par essence impossibles à capturer. Mais la vie est faite de cela, bien loin des clichés auxquels nous a habitués le cinéma. À y bien regarder, ne peut-on pas dire qu’Antonioni, en innovant de la sorte, a inventé une nouvelle forme de réalisme ? 

Sans se démonter par l’accueil si violemment hostile du public, le jury de Cannes donnera sa chance à ce film en le couronnant d’un prix spécial pour la beauté de ses images et sa recherche d’un nouveau langage cinématographique. Il fera une carrière internationale exemplaire et il est toujours cité dans les meilleurs films de tous les temps, derrière l’indétrônable Citizen Kane

Quarante-quatre ans après sa première projection et des dizaines de savants commentaires (Deleuze, Lacan, etc.), L’avventura reste déstabilisant pour certains, frustrant pour d’autres. Il s’agit en tout cas d’une œuvre singulière et ouverte à un vaste champ d’interprétations, une véritable expérience cinématographique illuminée par la présence de Monica Vitti irradiant de sensualité. Antonioni avait trouvé sa muse. Dans la foulée, il tournera avec elle La nuit et L’éclipse qui composeront avec L’avventura ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui sa trilogie. Celle d’un désert moral, fait d’égoïsme et de manque de sincérité, dans lequel la poursuite du bonheur ne peut-être que totalement vaine. Marianne Spozio, 2022.

LES CHOSES DE LA VIE

de Claude Sautet, 1970, France, 1h29, Couleurs

avec Michel Piccoli, Romy Schneider


RÉSUMÉ : Un grave accident de la route rassemble badauds et policiers à un croisement. On donne les premiers soins au conducteur de l'un des véhicules, Pierre, qui vient de perdre le contrôle de sa voiture. Tandis que l'ambulance l'emmène vers l'hôpital, le moribond se souvient. À quarante ans, architecte estimé, il semble avoir parfaitement réussi sa vie. En réalité, son existence l'ennuie. Il s'est séparé de sa femme qu'il aime peut être encore, et étouffe sous l'amour trop exclusif de sa maîtresse, Hélène. Son fils ne cesse de lui témoigner une hostilité nourrie du dépit d'avoir été abandonné. Le jour de l'accident, Pierre décide de rompre avec Hélène, et prend la route... 


POINTS DE VUE : Lorsque Claude Sautet travaille avec Jean-Loup Dabadie à l’adaptation cinématographique du roman de Paul Guimard, il n’a pas tourné depuis cinq ans. Avec Les Choses de la vie, il amorce un virage décisif qui va modeler toute son œuvre à venir et forger son image de radiographie des mœurs bourgeoises. Abandonnant le polar pour la peinture des milieux aisés, il fait appel à deux acteurs qu’il retrouvera à plusieurs reprises par la suite : Michel Piccoli et Romy Schneider. Présenté à Cannes, récompensé par le prix Louis-Delluc, le succès populaire des Choses de la vie relance la carrière de Sautet, ainsi que celle de Romy Schneider. Amorcé dans La Piscine de Deray (1967), le retour à l’écran de l’actrice est confirmé par ce film où Sautet lui permet d’étendre son registre de comédienne. Quant à l’ultime apparition de Bobby Lapointe, dans le rôle du camionneur par qui l’accident arrive, il nous rappelle l’amitié entre Claude Sautet et François Truffaut - qui avait révélé le chanteur dans Tirez sur le pianiste.


Dans Les Choses de la vie, l’onde de choc politique et idéologique de Mai 68 semble très loin. Ses personnages appartiennent à une société française accomplissant ses premiers pas dans une ère néo-libérale qui prépare l’avènement du giscardisme. Sautet réussit si bien à décrire cette nouvelle bourgeoisie qu’on a eu tendance à considérer que son cinéma était simplement en osmose avec son temps. C’est oublier son talent de metteur en scène, que Les Choses de la vie met frontalement en lumière. Ici, le classicisme du cinéaste se confronte à des inventions plus audacieuses. L’histoire est pourtant assez simple. Pierre (Michel Piccoli) est architecte. Partagé entre sa maîtresse, Catherine (Romy Schneider), et Hélène, sa première femme (Léa Massari), il donne quelques signes de fatigue affective. Mais la structure est plus complexe. Le film s’ouvre sur les images d’un accident de la route qui fait basculer l’existence de Pierre. Plongé dans un état comateux, il revoit des bribes de son passé. Déstructurant avec fluidité la temporalité, le film entremêle des flash-backs qui livrent quelques morceaux d’une vie qui est en train de rendre son dernier souffle. La voix intérieure de l’accidenté, sorte de mémoire d’outre-tombe, charge d’un poids mortifère les souvenirs qui ressurgissent. Les Choses de la vie n’est pas sans faire écho à deux films réalisés à la même époque : L’Arrangement d’Elia Kazan (1969) et Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais (1968). Mais, là où Resnais accumule les revisitations du même moment et met en scène le mécanisme de la mémoire, Sautet dessine, en quelques touches impressionnistes, les méandres affectifs d’une vie. Ces touches jaillissent au hasard d’un détail : le rouge d’un coquelicot, sur le bas-coté de la route où Pierre est allongé, appelle le souvenir du rouge de la robe de sa maîtresse. Et la projection de Pierre dans un avenir hypothétique - son mariage avec Catherine - sera troublée par la vision de sa voiture et du camionneur qui l’a mortellement percutée. Jouant sur des plans arrêtés, des ralentis et une mise au point qui passe du premier à l’arrière-plan, Les Choses de la vie est le portrait d’un homme hanté par la perte, la solitude, et la tragique impossibilité de donner forme à sa vie, c’est-à-dire de réconcilier le passé, le présent et le futur. Claire Vassé, Positif, 2001.


Avec Pierre (Michel Piccoli, magnifiquement intériorisé), ce quadragénaire qui hésite entre deux vies, avec sa femme ou avec sa maîtresse éprise d’absolu (Romy Schneider, frémissante), Sautet entamait une longue liste d’hommes qui fuient. Son accident de voiture au début, filmé selon divers ralentis (scène célèbre, composée de soixante-six plans, souvent citée par John Woo...), donne toute sa puissance tragique à ce banal dilemme. Pierre roule pour être seul et différer sa décision. Le moment euphorique du choix lui sera fatal. Dans les histoires de Sautet, il est quelquefois trop tôt , souvent trop tard, mais les femmes restent les plus beaux accidents qui puissent arriver aux hommes. Guillemette Odicino, Télérama, 2021.

    Après deux films policiers dont l’un, Classe tous risques, à contre-courant de la Nouvelle Vague, est un modèle du genre, Claude Sautet étonna avec Les choses de la vie. On peut considérer cette adaptation d’un roman de Paul Guimard, écrite en collaboration avec Jean-Loup Dabadie, comme le premier véritable jalon de son œuvre d’auteur. On a longtemps dit que Sautet était un cinéaste sociologue de la France des années 70, avec ses notables installés, ses familles nouvellement recomposées et, ajoutons-le, sa tabagie permanente (détail qui tue en revoyant le film !). C’est un peu réducteur mais il y a une part de vérité. Sautet devient dès ce film le peintre de la moyenne bourgeoisie de son époque. Pierre est l’archétype du cadre supérieur coulant une existence professionnelle sereine, en cette fin des Trente Glorieuses. Son intégrité d’architecte face à des promoteurs véreux mais aussi sa relative insouciance, un projet important ne devant pas empiéter sur ses vacances d’été, donnent des pistes quant à sa personnalité publique et au contexte de ce début des années 70. On est dans l’optimisme de l’ère pompidolienne, bien avant le chômage et la précarité évoqués en filigrane dans ses films des années Giscard (Une histoire simple) ou Mitterrand (Quelques jours avec moi). Cette sérénité est somme toute relative, la vie privée de Pierre étant révélatrice de la fragilité croissante des liens conjugaux et familiaux. Les relations avec son père (Henri Nassiet) semblent aussi faussement faciles qu’avec son fils (Gérard Lartigau). Écartelé entre son épouse (Léa Massari, très classe) et sa maîtresse, il ne semble trouver des instants de quiétude qu’à travers l’amitié (Jean Bouise) ou d’anciennes relations d’enfance (Gabrielle Doulcet). 

Le petit monde de Claude Sautet, c’est celui des groupes, des communautés, assemblés dans des cafés où l’on règle ses comptes affectifs, ou des repas de famille ou entre amis, réels, ou en trompe-l’œil. : ainsi, un plan fixe montre Pierre et Hélène entrer dans une soirée dont les convives se situent hors-champ, le spectateur étant cloué sur le palier dès la fermeture de la porte ; de même, le repas de mariage fantasmé par Pierre lors de son hospitalisation nous permet-il de voir réunis des individus ayant côtoyé sa vie ces derniers jours avant le drame. On y trouve même le couple pris en stop (Dominique Zardi et Betty Beckers), auquel il s’est identifié, ainsi que l’infirmier (Jacques Richard) qui lui a tendu le masque à oxygène. C’est que la mélancolie et la mort hantent ce film où l’humour et les agréments sont absents, cette noirceur étant d’autant plus manifeste que le récit est celui d’un homme qui se souvient des jalons de son existence au moment de son accident de la route... C’est d’ailleurs à cet égard que le montage des Choses de la vie est fabuleux, le crash de Pierre donnant lieu à une série de flash-back judicieusement agencés, avec pour leitmotiv le véhicule conduit par un malheureux bétailleur (Bobby Lapointe). Grand film romanesque porté par la sublime partition de Philippe Sarde, Les choses de la vie obtint le Prix Louis Delluc, connut un grand succès public et marqua un tournant dans la carrière de ses deux interprètes à qui Sautet fera de nouveau appel. Michel Piccoli, sobre et puissant, devint, avec Montand, l’acteur vedette le plus important de la période. Après La piscine, Romy Schneider, superbement belle et émouvante, s’inscrivait définitivement dans le paysage du cinéma français dont elle sera la star jusqu’à sa mort. Gérard Crespo, 2020.

37°2 LE MATIN

de Jean-Jacques Beineix, 1986, France, 1h56, Couleurs

avec Jean-Hugues Anglade, Béatrice Dalle


RÉSUMÉ : Ils se connaissent depuis une semaine et passent ensemble de folles nuits d'amour. Et puis, sans prévenir, Betty s'installe chez Zorg. Sa vie tranquille en est toute bouleversée. Pour plaire au propriétaire, Zorg doit repeindre avec Betty tous les bungalows de la plage. Mais la contrainte d'un tel travail ne convient pas à la jeune femme, surtout depuis qu'elle a découvert les talents d'écrivain de Zorg. Betty, convaincue du don de ce dernier, décide de mettre tout en œuvre afin de lui trouver un éditeur. Après une dispute avec le patron des lieux, la jeune femme met le feu au bungalow de Zorg, puis l'entraîne à Paris, chez son amie Lisa. Comme aucun éditeur ne se manifeste, le jeune couple accepte de travailler dans la pizzeria d'Eddy, l'amant de Lisa... 


POINT DE VUE : C’est l’histoire d’une fille qui met le feu à la vie d’un mec. Betty est belle à donner envie de repeindre toute une ville en rose. Alors, Zorg prend un pinceau. Mais le monde est trop petit pour Betty. Elle veut que Zorg, l’homme qu’elle aime, soit reconnu comme écrivain. Elle veut avoir un enfant. Or la vie donne tort à ceux qui croient trop en elle. Alors Betty sombre, fait des crises et se fait mal, très mal. 

Ce film-phénomène adapté du roman de Philippe Djian fit vibrer une génération. Trop rose, trop jaune, trop pub, trop cru, le style Beineix ? Étirées, certaines scènes d’ivresse, d’hilarité ou d’hystérie ? Plutôt en accord avec la démesure des sentiments, avec la bouche de Béatrice Dalle, son talent primitif et explosif, et avec la fébrilité magnifique de Jean-Hugues Anglade. Plus de trente ans après, cela redevient clair comme le ciel de la station balnéaire où se forme le couple fusionnel : 37 ° 2 le matin est un opéra romantique, un Roméo et Juliette où l’amour se fait à poil, où les romanciers sont incompris, et les filles vulgaires des idéalistes qui croient qu’il suffit d’aimer à la folie. Guillemette Odicino, Télérama, 2020.

PEAUX DE VACHES

de Patricia Mazuy, 1988, France, 1h30, Couleurs

avec Sandrine Bonnaire, Jean-François Stévenin


RÉSUMÉ : Dans la campagne picarde. Deux frères, Roland et Gérard, un soir de beuverie, mettent le feu à leur vieille ferme. Un ouvrier agricole trouve la mort dans l'incendie. Comme Gérard est propriétaire de l'exploitation, Roland se dénonce. Il écope de dix ans de prison. A son retour, il trouve Gérard marié avec Annie. Ils ont une petite fille et forment un couple heureux. Annie est troublée par cet étranger qui s'immisce dans leur vie et semble perturber son mari. Au fil de ses interrogations, la vérité se fait jour peu à peu : la ferme était assurée, les vaches malades, et Gérard avait préparé l'incendie, avec la complicité du vétérinaire, pour toucher l'assurance... 


POINT DE VUE : En 2018, Patricia Mazuy signait Paul Sanchez est revenu !, manière de western burlesque sur le retour d’un assassin dans un village du Var. Trente ans auparavant, déjà, elle traitait un sujet voisin, mais dans le Nord et un contexte paysan et familial : ainsi, son premier long métrage, Peaux de vaches, restauré sous sa houlette, pourrait être sous-titré Roland Malard est revenu , ou même Un homme est passé... 

Le prologue n’a rien perdu de sa fulgurance, de son intensité naturaliste : le regard affolé, en gros plan affolant, d’une vache, une sérieuse cuite entre deux frères, Roland et Gérard Malard (Jean-François Stévenin et Jacques Spiesser), une crêpe flambée, puis un incendie qui ravage la ferme mais ne crame pas que des bovidés... Quinze ans plus tard, Roland sort de prison, et Mazuy change de ton pour un drôle de western rural en forme de triangle passionnel entre les deux frères, liés par un secret, et Annie, la femme de Gérard (Sandrine Bonnaire) : on se regarde en silence, on picole (toujours), on se jalouse, on se désire, on se bagarre salement dans la gadoue, tout est animal et charnel, dangereux mais rieur, sous un superbe ciel orageux qui se découvre lentement. Un triangle ou, plutôt, un carré, puisque Gérard et Annie ont une fille, Anna, incarnée par Salomé Stévenin. La manière dont Patricia Mazuy implique totalement cette enfant et, bien sûr, la présence (magnifique) de Sandrine Bonnaire évoquent le cinéma de Maurice Pialat. La jeune cinéaste, surtout, savait, comme lui, capter les détails de l’ordinaire et les chaos extraordinaires des cœurs et des corps, sans succomber au pittoresque. Face à Jacques Spiesser, inflammable, le si regretté Jean-François Stévenin compose un personnage de « revenant » inquiétant de l’extérieur, mais fort d’une tendresse intérieure irrésistible. Peaux de vaches, cœurs d’hommes. Guillemette Odicino, Télérama, 2021.

PORTIER DE NUIT

Portiere di notte

de Liliana Cavani, 1973, Italie, 1h55, Couleurs

avec Dirk Bogarde, Charlotte Rampling


RÉSUMÉ : Vienne en 1957. Max, une quarantaine d’années, est portier de nuit dans un grand hôtel ; il semble porter un lourd secret. Un soir, parmi les clients qui rentrent à l’hôtel, un célèbre chef d’orchestre américain accompagné de sa femme. Entre elle et Max, échange de regards : étonnement, stupeur, effroi. Il s’agit bien de Lucia ; elle avait 15 ans quand il l’avait connue comme prisonnière d’un camp d’extermination où, officier nazi, il était chargé des interrogatoires. Max l’avait prise de force et d’étranges rapports sadomasochistes-masochistes s’étaient établis entre eux car Lucia répondait sans déplaisir à ces expériences.

Dans l’hôtel, d’anciens nazis, acolytes de Max, se retrouvent pour des séances thérapeutiques de déculpabilisation au cours desquelles, ils se font mutuellement de véritables procès à huit-clos. Lucia décide de ne pas suivre son mari en tournée. Elle le rejoindra à New-York. Le soir, Max se rend dans la chambre de Lucia ; l’accusant de vouloir le dénoncer, il la jette à terre avec brutalité. Lucia, retrouvant la violence de leurs anciens rapports se donne à lui avec passion.

Tous les souvenirs du temps de guerre lui reviennent en mémoire ; elle va s’installer chez Max qui a quitté son emploi à l’hôtel et tous deux vivent des scènes violentes d’amour et de cruauté.

Ce jeu qui les lie est exacerbé par le siège que les anciens nazis - soucieux de faire disparaître des témoins gênants - ont organisé autour de leur appartement. Traqués, mourant de faim, ils ne sont plus que deux loques humaines. La mort ne saurait tarder.

Il l’habille et la coiffe comme elle était le jour de leur première rencontre, à l’âge de 15 ans et revêt son uniforme d’officier S.S. Ils sortent dans la rue et, au petit matin, sur un pont, ils sont abattus tous deux par les anciens nazis qui les ont suivis.


POINT DE VUE : Il est impossible maintenant de parler de Portier de nuit sans tenir compte des réactions passionnées et des polémiques violentes que le film a suscitées. Essayons de sérier les positions.

Certains ont exprimé leur enthousiasme devant cette œuvre forte, d’une très grande beauté plastique, d’une rigueur et d’une richesse exceptionnelles qui ont autorisé - par le sujet et par la forme - un rapprochement justifié avec Les Damnés, de Visconti. Visconti lui-même a d’ailleurs salué « ce film admirablement construit et d’une rare intelligence, qui restera comme un autre témoignage atroce sur le nazisme ».

Parmi les détracteurs, c’est sur ce dernier point que certains ont mis l’accent en classant Portier de nuit parmi ces œuvres dans le vent, qui exprimeraient une étrange fascination pour le nazisme. Pour eux, donc, film dangereux, vénéneux.

Pour d’autres - c’est le cas particulier de la critique marxiste - Portier de nuit tendrait à accréditer la seule explication psychanalytique des origines du fascisme en oubliant que ses causes sont avant tout économiques, sociales et politiques.

Pour les derniers, enfin, le film de Liliana Cavani est une œuvre ambiguë sur l’ambiguïté donc une œuvre discutable, à rejeter. Venons-en au premier point : la fascination pour le nazisme. Ceux qui ont avancé cet argument s’appuient sur le fait qu’on partagerait, face à Portier de nuit, une certaine jouissance. C’est, me semble-t-il, simplifier un peu les choses. Je me demande quel spectateur a pu sortir d’une projection sans avoir partagé, outre la jouissance, une gêne et un malaise beaucoup plus troublants, beaucoup plus dérangeants. Et c’est en cela, quoi qu’on en dise, que le film de Liliana Cavani est efficace : il est efficace parce qu’il dérange. On l’a bien vu par les réactions qu’il a provoquées. J’ajouterai encore que la façon même dont il a été reçu par la critique et le public - ce mélange d’intérêt passionné et de malaise - confirme la thèse de Cavani, l’existence en chacun de nous d’un fond sado-masochiste.

Ceci nous amène au deuxième argument, celui de la critique marxiste. Portier de nuit ne parle pas des origines économiques, sociales et politiques du nazisme. C’est, de très loin, l’argument le plus sérieux, le plus judicieux, le plus valable. Mais c’est un faux procès qu’on fait à la réalisatrice, car elle n’a pas fait un film sur : « les causes du fascisme ». cette critique revient à lui reprocher de n’avoir pas fait un « autre » film. Par-delà le fait que cette critique n’a pas de sens, il se trouve que Liliana Cavani les a abordés ces problèmes dans Histoires du IIIe Reich, Les Femmes dans la Résistance et Philippe Pétain - Procès à Vichy, réalisés pour la télévision italienne. C’est même au cours des enquêtes pour la préparation de ces émissions que Liliana Cavani a rencontré deux femmes qui sont à l’origine du personnage de Lucia.

Que nous montre Portier de nuit ? Que nous portons en nous un fond sado-masochiste latent, lequel ne demande qu’un détonateur pour éclater : ce détonateur, ce peut être la guerre, le fascisme, le nazisme, une crise quelconque. Sérieux avertissement, non ? Sérieux appel à l’auto-analyse, à la réflexion, à la vigilance !

Evidemment, ce n’est pas agréable de découvrir que nous sommes tous victimes ou assassins en puissance et que nous sommes capables de jouer ces rôles volontairement dans des circonstances précises. Mais n’est-ce pas plus efficace - même dans l’ambiguïté - que l’œuvre qui donne bonne conscience dans l’identification à un héros ou dans le triomphe des bonnes causes ?

Cet intérêt, cette portée « politique » du film - évidents même si la cinéaste déclare n’avoir pas fait un film politique - nous a fait reléguer pour la fin la maîtrise exceptionnelle par Liliana Cavani de son moyen d’expression.

On a maintes fois répété que la grandeur formelle d’une œuvre est liée à la richesse de son sujet. Portier de nuit le confirme par la sûreté de la mise en scène et de la direction d’acteurs, par l’utilisation exceptionnelle de la couleur des décors et des éclairages qui nous invitent à visiter les zones d’ombres terrifiantes que notre monde intérieur et extérieur.

Liliana Cavani est l’une des grandes cinéastes de notre temps. A. Cornand, Image et Son n°288-289.


KADOSH

de Amos Gitaï, 1999, Israël, 1h50, Couleurs

avec Yaël Abecassis, Meital Barda


RÉSUMÉ : Meir et Rivka sont mariés depuis dix ans. Ils s'aiment mais n'ont pas d'enfants, ce qui n'est pas du goût du rabbin qui demande à Meir de répudier sa femme et d'épouser Haya pour assurer sa descendance. Malka, la sœur de Rivka, est amoureuse de Yaakov mais ce dernier a choisi de vivre en dehors de la communauté juive orthodoxe. Malka va donc épouser Yossef, son fidèle assistant. Si Rivka déménage et sombre lentement dans la solitude, Malka trouve une autre issue: la rébellion.


POINTS DE VUE : À l’aube blafarde, un barbu de trente-cinq ans, la calotte sur la tête, quitte son lit étriqué, louant en hébreu son Créateur. Éveil, ablutions, habillement et prières font un : c’est par la chair que Dieu est vivant. Le pouvoir d’accomplir chaque geste est en lui-même un don. « Je vous remercie, Dieu, de ne pas m’avoir fait femme. » L’homme traverse la chambre modeste, s’approche du chevet de son épouse dont les yeux brillent de larmes - de joie, de peine, d’un songe récent. « Je vous respecte, Rivka », dit Meir, étudiant fidèle du Talmud et de la Torah.


Au crépuscule, une femme silencieuse entre dans l’appartement contenant la Menorah à sept branches. Là, elle se couche à côté de son mari, caressant, avant de rendre l’âme, l’homme endormi. En laçant la dépouille, le disciple rabbinique ne sait émettre que des cris.


Kadosh esquisse-t-il un cercle rituel d’enferment hiératique ? Y a-t-il pour les disciples de la loi de Moïse une issue autre que celle de la renonciation ? Le sacré et le sacrifice sont-ils des vérités antagonistes ?


Avec Devarim et Yom Yom, Gitaï, architecte de formation, avait brossé les portraits des populations caractéristiques de Tel-Aviv et de Haïfa. Pour compléter sa trilogie, il a choisi un tabernacle, l’enclave de Mea Shearim où vivent, à l’écart des profanes, les orthodoxes fervents de Jérusalem. Véhicule de l’opposition entre les exigences du culte et la force des sentiments, l’action se déroule dans des espaces réduits, qu’il s’agisse d’habitats ou de lieux d’activité publiques. Vite familiers, leur sobriété est illuminée non pas de l’éclairage du jour, mais de la spiritualité intense - souple ou rigide - des sept personnages du conflit. Au montage fluide répondent les contrastes entre la joie et la douleur, entre la réserve et la spontanéité de l’humour. Une cérémonie nuptiale a lieu à l’école de la synagogue : la robe de la mariée luit à l’écran. Une scène d’amour adultère a pour cadrer une boîte de nuit : tout baigne dans un rouge incandescent. Entre les façades délabrées, décorées d’affiches en lambeaux de ce ghetto, ou shtetl, dont le mur de Jérusalem constitue la limite extrême, le destin individuel d’élus parmi les élus se forge. Au couple Rivka-Meir, les amoureux Malka (la sœur tant aimée de Rivka) et Yaakov fournissent un contrepoint. Mais Yaakov, s’il continue à prier, ne fait plus partie de la communauté, et le rabbin a décrété que Yossef, son assistant, épousera la jeune femme. Plus tard, lorsqu’une autre femme est introduite dans la constellation, c’est en nom seulement. Elle n’apparaît jamais. Car ce n’est que par le biais de la Femme pratiquante, à travers son regard aimant, que les traditions ancestrales d’une des trois grandes religions de la civilisation sont observées. Pour être inscrites dans le cours, ou bien pour être rejetées. La femme, en effet, doit-elle quitter la vie ou la ville ? Les chemins de Jérusalem, les voies qui montent sur la colline de Sion constituent un labyrinthe. En même temps, la mise en scène rigoureuse nous révèle les dédales éternels du coeur humain.


Le sujet - matière première et point de vue - de Kadosh est la représentation du corps de la femme. En tête-à-tête avec Malka, Rivka est montrée pendant que les soeurs attendent, derrière une cloison de la synagogue, l’une le mari, l’autre le promis. « N’est-il pas beau, ton fiancé ? » chuchote l’aînée, riche de son expérience vécue. Seul Meir peut contempler la chevelure féminine éblouissante. Avant de se soumettre au devoir conjugal, Malka, mariée malgré elle, prend de gros ciseaux et hache ses tresses noires. Une « femme pauvre », dont la révolte mûrit lentement, pleure devant sa glace. Nulle part ailleurs. La force de la femme réside dans sa pudeur, notamment dans sa réticence verbale. L’étude cinématographique de Gitaï tient sa résonance du non-dit : dans de longs plans-séquences, l’image est porteuse de sens. Le mutisme de Rivka en est l’aboutissement.


Avant de s’adonner à l’amour, Rivka se dévêt lentement, le dos tourné à la caméra. Uni depuis dix ans, le couple éprouve comme au premier jour tendresse et passion. Un gros plan s’approhe des mains de Rivka épluchant avec un soin typique les couches sphériques d’un oignon ; du moindre de ses gestes émane une pureté du sentiment. Animée par une chaleur sensuelle et transcendante, la femme de trente ans n’est pas présentée en ingénue. À table, elle sert son mari, élève la voix, pénètre dans les abîmes de sa souffrance : « Tous tes amis ont trois, quatre, voire cinq enfants… Tu veux des enfants. Tu veux un fils. »


Obéissantes à la mère, à la prêtresse du bain de la purification hassidisme, Rivka et Malka plongent dans l’eau jusqu’au cou, chacune à son tour, par sept fois, au nom des sept tribus d’Israël. Hantée par sa stérilité apparente, Rivka se laisse examiner par une gynécologue. « Est-ce que vous essayez de stimuler votre époux ; vous arrive-t-il de le lécher ? » lui demande l’étrangère. « Que Dieu m’en garde » répond-elle vivement. Je l’avais dit : le film est drôle aussi. Cependant, doux ou noir, l’humour relève d’une ironie tragique. La spiritualité est détournée afin de servir le pouvoir. À cet égard, l’ « engagement politique » de Yossef, inséré sans commentaire dans le drame intime et sacré, n’a-t-il pas quelque chose de dérisoire ?


L’object de Kadosh - matière secondaire et point de mire - est l’homme représenté. Représentant de la liturgie, Meir devrait la transmettre et s’en réjouir. Or, dès les premiers plans, ses gestes sont lourds, son expression, sa démarche abattues, trahissant la mélancolie et la peur. En revanche, le rabbin est la figure du père intransigeante. Yossef, son bras droit, n’est que déclamateur et récitant. Hurlant des versets du sabbat, beuglant dans son haut-parleur des slogans sionistes, invoquant le Tout-Puissant avant la copulation, il est à la fois âne et bouc. À la violence du culte faite à Rivka s’ajoute la violence physique subie par Malka entre les mains de son mari.


Kadosh est la mise en scène de la volonté de domination sur le corps de la femme.


Meir trébuche parmi les méandres de son trajet. Déchiré, il perd non seulement sa femme, mais sa ferveur d’antan. Sevrée de la vie, Rivka accomplit une fusion du sacré et du sacrifice. Toute joie est-elle absente ? Lyrique, labyrinthique, le délire de la femme évoque le sentiment de sa destinée dont le symbole est l’enfantement. Le don de soi dans la mort porte-t-il des fruits ? Inoubliable, la dernière scène révèle pour la première fois la colline de Sion. La ville entière de Jérusalem, ainsi que son temple, s’étend devant Malka sous un ciel lourd et gris. Faisant face à la terre natale, elle nous tourne le dos.


La harpe est dans « Sacré » l’instrument de l’élégie : Sur les bords des fleuves de Babylone / Nous étions assis et nous pleurions / En nous souvenant de Sion (Psaume 137).


Grâce à l’amour entier de Rivka, qui a pour suite la prise de conscience de sa sœur Malka, Kadosh est la démonstration cinématographique de l’inséparabilité de l’enracinement et de l’exil. Eithne O’Neill, Positif n°463.


    Amos Gitaï, grâce à de très longs plans-séquences, parfois muets, soutenus par une musique jazz mélancolique signée Michel Portal, Louis Sclavis et Charlie Haden, installe, dès la première séquence, une ambiance de huis clos, comme figée et hors du temps.
Les scènes intimistes vont s’enchaîner pour nous faire suivre le destin cloîtré et inexorable de ces deux sœurs, belles et intelligentes, mais enfermées dans un carcan religieux hyper-rigoureux, qui ignore le point de vue des femmes. Celles-ci doivent être soumises au mari qu’on leur choisit pour faire des enfants, en commençant par un garçon de préférence ! 

La cadette Malka, qui va bien tenter de se révolter contre cette société d’un autre temps, sera rattrapée par son destin qui semble vraiment irréversible.
Les hommes, soumis à l’exigeante loi de la Torah, même s’ils se complaisent dans cet univers machiste, n’ont guère plus de marges de manœuvre et sont guidés par les seules décisions du rabbin. 

Le film progresse inexorablement dans des lieux fermés, des chambres, des salles de prières, accentuant le sentiment d’étouffement vécu par les principaux protagonistes.
Malgré la noirceur du propos, la mise en scène, qui ne juge pas, dégage une beauté formelle quasiment lumineuse. 

Les acteurs sont formidables, notamment les interprètes féminines principales Yaël Abecassis et Metail Barda qui, par leur jeu intense, sont totalement irradiantes. Fabrice Prieur, 2020.

CRIS ET CHUCHOTEMENTS

Viskningar och rop

d’Ingmar Bergman, 1973, Suède, 1h31, Couleurs

avec Harriet Anderson, Ingrid Thulin


RÉSUMÉ : L’action commence avec l’agonie d’Agnès, sa fidèle domestique Anna l’assiste. Ses deux sœurs sont venues. Le film se termine après l’enterrement. De fréquents retours en arrière donnent à ces portraits de femmes confrontées à la mort leur continuité existentielle.


POINTS DE VUE : Il y a sur les décors un étonnant et admirable parti-pris, le film, à quelques images près, joue sur les rouges profonds, les blancs purs et les noirs. On pense à Cranach, on cherche une signification symbolique, et l’on est envouté par la beauté répétitive de ce cadre. Quatre visages de femmes longuement étudiés par la caméra, quatre histoires mêlées et étrangères, quatre comportements sont confrontés. Agnès, solitaire, aimable et douce - victime expiatoire consentante. Anna sa servante, robuste, dévouée au-delà de la mort, digne dans son active résignation. Deux êtres qui ont accepté leur vie jusque et y compris la mort. En face d’elles, mouvantes, se fuyant, Karin culpabilisée, dure, insatisfaite ; Maria, légère, sans scrupules comme sans remords, livrée à l’instant présent. Entre ces deux sœurs se livre une sorte de combat, elles se haïssent et s’aiment, liées et divisées par leur passé, opposées par leurs tempéraments, unies par leur solitude et un conditionnement bourgeois.


Omniprésente, la mort est là - celle des instants passés, celle de la longue agonie d’Agnès. Elle atteint le fantastique en une séquence où la morte appelle à l’aide pour passer le cap de la solitude où elle tente d’éteindre les vivants. Karin, Maria fuient. Anna, en cette dernière nuit, offre à Agnès défunte le secours de sa présence physique.


Une des dominantes de l’œuvre est d’ailleurs cette tentative constante d’un contact physique qui double l’essai de communication verbale - cette dernière utilisant la situation présente mais aussi l’évocation du passé mort, souvent plus vivant, plus significatif que la minute vécue.


Cette œuvre parfaitement dominée est d’une audace extrême : trichromie fondamentale du décor où éclate parfois la luminosité d’un Auguste Renoir lors de l’évocation du jardin des enfances défuntes. Huit-clos presque total avec les femmes, les admirables actrices, les hommes n’apparaissant guère que comme  des catalyseurs de la dramaturgie, sauf le pasteur introduisant la méditation chrétienne sous-jacente à l’œuvre. Douceur feutrée des rythmes lents rompus par d’atroces râles d’agonie, par la mutilation sanglante du sexe de Karin. Visages de haine ou de tendresse. Et cette tendresse, elle-même, passant par l’approche gestuelle innocente ou perverse. Enfin la présence constante de toutes les formes de la mort qui dès les premiers plans creuse le visage d’Agnès, apporte les stigmates du vieillissement physique, de la mort, de la candeur, de la spontanéité chez Maria. Seul, Bergman, peut-être, pouvait se permettre ces ruptures des codes classiques de l’art cinématographique.


Tout ceci est extraordinairement composé - pas un geste, pas un éclairage, un cadrage ou un mouvement de caméra, pas un détail du décor qui n’ait sa juste place, sa fonction. Et peut-être est-ce cette perfection qui force l’admiration plus que l’émotion, qui entraîne la méditation plus que la participation. J.L. Image et Son n°276-277.


    Le parc du château, où s’enroulent des écharpes de brume, semble glacé dans sa beauté marmoréenne. Un fondu au rouge le fait disparaître. Les aiguilles des horloges que surplombent de hiératiques statuettes égrènent les secondes qui passent. On attend. Quoi ?
Les premiers plans du film sont fixes : une jeune rousse dort, jambes étendues sous un plaid. Sur le lit de la chambre attenante, une autre femme paraît morte : de son corps désaxé tombe la chevelure qui déborde la couche. Puis un gros plan s’attarde sur son visage. La vie enfin s’annonce, à travers un mouvement : mais c’est un terrible rictus, il déforme les traits, il incarne la douleur comme rarement le cinéma a su la saisir, sans la styliser. 

Dès les premières minutes, Ingmar Bergman parvient à installer une atmosphère impressionnante, où la violence de l’agonie va déchirer le rideau des apparences : Agnes se meurt, Agnes est bientôt morte, mais ses râles auront longuement résonné, là où tout se tait, dans l’attente de ce qui va advenir, mais aussi dans le souvenir de ce qui est arrivé. Peut-être même que par-delà la mort, cette femme continuera d’implorer... 

Implacablement, les visages des personnages sont scrutés, quelquefois scindés par un éclairage symbolique. Ils laissent sourdre les rancœurs et les tristesses sous le mince tissu des conventions aristocratiques. Quelque chose s’est glacé dans le cœur de ces trois sœurs et lorsqu’un geste affectueux tente de réchauffer l’une ou l’autre, ce sont logiquement des larmes qui coulent : celles de Karin, incapable de se laisser approcher par sa sœur, ou celles d’Agnes réconfortée comme une enfant par le sein de la servante Anna, rondeurs féminines apaisantes, qui retrouve, en berçant la moribonde, les sensations de la mère qu’elle fut et à qui la vie imposa l’épreuve du deuil, la perte d’une enfant. Le film n’arrache pas seulement Agnes à la souffrance de son être martyrisé, lui offrant, dans un ultime paradoxe, une mort discrète, visage tourné vers la lumière du jour. Il extirpe des autres protagonistes les motifs de leur muette componction, d’une manière parfois violente : Karin se mutile le sexe pour ne pas assouvir les désirs de son époux ou se délie d’une haine trop longtemps contenue, pour avouer à sa sœur Maria qu’elle ne l’aime pas, lors d’un repas absolument glaçant où son corps agit de manière autonome, transmue le rire en larmes, renverse un verre, soupire des propres mots qu’il profère. Et même si le remords conduit les deux jeunes femmes à un acte de contrition sincère, le contenu de leur échange devient proprement muet, comme si le poids des lourds secrets, propre aux classes les plus aristocratiques, ne souffrait pas que le moindre écho ricoche dans un cadre aussi coercitif. 

Le drame d’une éducation rigoriste est ici révélé à travers des personnages qui hurlent, se révoltent, s’en prennent à eux-mêmes. Le carcan des conventions sociales, thématique chère au réalisateur, est piégé par un dispositif d’enfermement : la claustration fait voler en éclats la posture des vivants devenus des fantômes, au sens propre du terme, figés par des années d’habitus, pour reprendre la terminologie bourdieusienne. Le scandale agit par-delà la mort et anime la défunte, à travers une scène époustouflante, où l’irruption du fantastique opère un retournement symbolique : figures pétrifiées, Karin et Maria ne peuvent rien pour celle qu’elles ont veillée jusqu’au décès. C’est la fidèle Anna, qui assumera le cadavre, dans la configuration d’une splendide Pietà. Et c’est elle qui, après le départ de ses riches employeurs rendus à leurs faux-semblants, compulse le journal d’Agnes, où une autre existence se dessine : une vie fantasmée, des êtres réconciliés, un rêve qui jamais n’eut lieu. 

Si la notion parfois galvaudée de chef-d’œuvre peut être réinvestie, c’est bien pour ce film-là. Jérémy Gallet, 2020.

FESTEN

THE CELEBRATION

FÊTE DE FAMILLE

de Thomas Vinterberg, 1998, Danemark, 1h45

avec Ulrich Thomsen, Moritzen Henning


RÉSUMÉ : Pour fêter ses 60 ans, Helge Klingenfelt, un riche notable, a rassemblé ses amis et ses proches. De ses quatre enfants ne manque que Linda, qui s'est suicidée l'année précédente. Le jumeau de Linda, Christian, est chargé par le patriarche de prononcer le discours d'usage. Christian demande à son père de choisir entre deux enveloppes puis commence à lire. A l'assemblée stupéfaite, il révèle que, alors qu'ils étaient enfants, sa sœur et lui ont été régulièrement violés par leur père. Un silence pesant puis une réaction de colère suivent ses propos. Christian est expulsé de la salle. Les domestiques, néanmoins, l'encouragent à persévérer... 


POINT DE VUE : Grande fête au château pour célébrer les 60 ans du patriarche, Helge Klingenfelt. Ses enfants arrivent au compte-gouttes : Christian, intemporel et sans attaches ; Michael, alcoolique, brutal, manifestement le raté de la famille ; Helene, l’aventurière, sympathiquement agitée. Bien sûr, comme dans toutes les bonnes familles, il y a un cadavre dans le placard. En l’occurrence, une autre soeur, la jumelle de Christian, qui s’est suicidée quelques mois plus tôt. 

Les premières minutes peuvent dérouter. Festen est tourné en vidéo, et ça tremble, ça bouge, ça saute du coq à l’âne, de la belle-sœur hystérique au majordome placide. Mais, dans ce mouvement, il y a de la vie, et le vidéaste Vinterberg la capte fichtrement bien, tout en révélant un tissu de liens anciens et complexes avec le personnel de cette maison. Jusqu’à ce plan dans le tube d’aspirine, énorme, provoquant, métaphore exacerbée du boyau familial, du secret. Dès lors, l’image se calme. Et s’impose une autre sensation, à laquelle contribue largement le grain évanescent de l’image vidéo : on est entré au royaume des fantômes. Fantôme de la sœur morte, fantômes de tous les participants, dont l’enveloppe charnelle semble se décomposer à mesure qu’ils « nient » ces révélations. Paradoxalement, c’est dans ces instants où le film tout entier plonge dans l’immatériel que Vinterberg scrute les comportements au plus près. Vive la légèreté de l’infrastructure, qui a permis aux acteurs de vivre intensément ce huis clos. On voit aussi, dans la richesse des personnages et la cruauté de la règle du jeu, l’empreinte de Renoir... Vincent Rémy, Télérama, 2022.

LA FILLE EN NOIR

To Koritsi me ta mavra

de Michel Cacoyannis, 1956, Grèce, 1h37

avec Elie Lambetti, George Foundas


RÉSUMÉ : Dans la petite île grecque d’hydre, Pavlo, un jeune Athénien en vacances chez l’habitant, tombe amoureux de Marina, la fille de sa logeuse. La jeune fille est persécutée par les jeunes gens du village, Christo en tête, dépités par sa dignité et sa fierté. Pavlo part en barque rejoindre Marina à l’autre bout de l’île. Mais Christo a enlevé la bonde de la barque et les enfants partis avec Pablo périssent noyés. Christo sera démasqué par Marina et sans doute trouvera-t-elle le bonheur avec Pavlo.


POINTS DE VUE : Ce film révéla en 1957 l’existence d’un cinéma grec et ouvrit à Cacoyannis la porte d’une carrière internationale. Derrière un aspect néo-réaliste (décors naturels, acteurs inconnus), on retrouve dans ce film le cadre et le souffle de la tragédie antique. La lenteur dramatique du récit, la qualité de la photo et de la musique, la beauté impitoyable des paysages et surtout l’interprétation de l’inoubliable Elie Lambetti, moderne Antigone, tout nous ramène aux racines de la culture grecque. Jean-Bernard Bonis, 1995.


    Deux amis se rendent sur une île pour quelques jours de vacances ; les premières images décrivent le trajet en bateau et l’arrivée devant un décor pittoresque, mais, comme une annonce, l’un dit à l’autre : « Ici rien ne semble être caché, pas même les péchés des hommes ». De fait, leur arrivée dans le village baigné de lumière, aux ruelles pentues et aux maisons blanches va réaliser ce programme et devenir un drame de l’absence d’intimité, ou si l’on veut, une tragédie du regard. Tragédie puisqu’un Dieu malin fait jouer les deux amis à pile ou face pour savoir où ils dormiront, à l’hôtel, comme prévu, ou chez un habitant qui se propose de les héberger. Il ne faudra que quelques minutes au spectateur pour comprendre qu’en entrant dans la vieille maison décatie ils pénètrent aussi dans un lieu maudit qui ne peut conduire qu’à une issue néfaste. 

Les propriétaires de la maison, Marina, son frère et sa mère, sont l’objet de moqueries de la part d’un groupe mené par Christos : difficile de comprendre la raison de ce comportement, même si très tôt on reproche à la mère, veuve encore jeune, des aventures qui ne parviennent pas à rester discrètes ; c’est qu’ici tout se sait, tout se voit. D’où ces plans récurrents de dialogues ou de disputes au milieu d’un chœur antique, composé de villageois et en particulier d’enfants moqueurs. Si Cacoyannis définit rapidement le caractère de Pavlos, écrivain raté qui se complaît dans une plainte perpétuelle et des excès (boisson, tabac, liaisons), c’est vers Marina qua sa caméra se tourne le plus doucement, d’autant qu’elle est incarnée par la radieuse Ellie Lambeti qu’il avait déjà dirigée dans son premier film, Le réveil du dimanche ; il sait capter son jeu nuancé, lui offrant des monologues superbes : qu’elle raconte la mort de sa sœur, « morte parce qu’elle était laide », ou, à la fin, qu’elle affirme son courage retrouvé, c’est la même fascination pour une actrice hors du commun et pour un personnage magnifiquement dessiné. Marina souffre d’abord en silence, de la honte concernant sa mère, de la violence autodestructrice de son frère, d’une existence qui se résume à des quolibets sans fin. Mais l’amour de Pavlos la révèle à elle-même et peu à peu elle ose. D’abord, elle cède et l’embrasse, puis elle va jusqu’à une entrevue sous un porche (séquence d’une simplicité sublime, avec la petite fille qui arrive dans la profondeur de champ pour regarder les amants hors-champ), et enfin, elle lui donne un rendez-vous auquel il devra venir par la mer.
C’est là que se noue le drame, dans cette mer qui a emporté la sœur et qui a failli perdre Pavlos, victime d’un jeu cruel organisé par Christos et sa clique. Par désœuvrement et par perversité, ce groupe à la chanson facile ne cesse d’imaginer des plaisanteries mauvaises : qu’il s’agisse de poursuivre Marina, d’entourer Pavlos en train de nager ou d’ôter le bouchon de sa barque, leur unité s’exerce au détriment des autres, de ceux qui se rebellent ou se refusent. La savante progression de leurs « blagues » les conduit à la tragédie : ignorant que le bouchon est enlevé, Pavlos emmène des enfants dans sa barque et ce n’est qu’au large que celle-ci coule. Il faudrait un cœur singulièrement sec pour ne pas être éprouvé par cette séquence poignante, dans laquelle Pavlos essaie désespérément de sauver des enfants au fur et à mesure que l’eau monte. Pareillement la très sobre scène de la procession qui mène au cimetière est déchirante. 

Le film repose sur deux parcours que l’adversité transforme : Marina brise sa soumission et vainc sa peur, tandis que Pavlos devient adulte, lui qui n’osait même pas avouer à sa mère qu’il avait rencontré une femme. Autour d’eux, des figures neutres ou maléfiques se meuvent à l’affût d’un faux pas, scrutateurs à la morale caricaturale. Mais Cacoyannis fait un sort particulier à l’ami de Pavlos, qui apparaît comme un oracle (« si tu restes, ça va mal finir », lui prédit-il) et un représentant de la raison : Antonis est celui qui dit la vérité, qui sonde les âmes et qui prône l’apaisement. Mais il incarne aussi l’envers de Pavlos, pour le meilleur (il a du succès, s’épargne les ennuis) et pour le pire (il ne connaît pas la passion et ne profite de rien). 

D’un scénario aussi fort, le cinéaste fait une œuvre majeure, sans doute parce qu’il a choisi la sobriété, qui n’est pas la froideur, bien au contraire : son travelling sur les mères attendant les bateaux, ce splendide portrait de Marina jetant de la terre sur le cercueil et s’interrompant en entendant la sirène du navire, ces cadrages géométriques des rues et des façades, toute cette simplicité rigoureuse fait de La fille en noir un film précieux qui, certes, s’attaque aux traditions néfastes et oppressantes, mais qui est surtout une ode bouleversante au courage et à l’amour. François Bonini, 2019.

RAN  

de Akira Kurosawa, 1985, Japon, 2h43.


RÉSUMÉ : Au 16e siècle, le seigneur Hidetora décide de partager son domaine entre ses trois fils. L’un d’eux, pressentant les conflits qui risquent de naître, est opposé à cette décision. Hidetora le bannit, mais se repend quand il est obligé de fuir devant les deux autres qui se disputent la suprématie. Ils meurent tous dans une sanglante bataille.


POINTS DE VUE : Le film de Kurosawa, par sa mise en scène qui prend « le point de vue du ciel », comme il le dit lui-même, annonce un changement : peut-être la fin du cinéma, peut-être son renouveau dans un art indifférencié, impersonnel et « cosmique ». La nouveauté du point de vue de Kurosawa, extérieur aux choses et aux gens qu’il « égalise », est telle que son recours à un drame classique et « connu » semble superflu, tant la mise en scène dé-dramatisée et géométrique « dépasse » le propos dramatique et humaniste. Stephan Krezinski.


    Après le triomphe de Kagemusha, Palme d’or à Cannes en 1980, Akira Kurosawa entreprit cette libre adaptation du Roi Lear, produite par le Français Serge Silberman et le Japonais Masato Hara. Il s’agit de son dernier chef-d’œuvre, qui reprend les constantes thématiques et stylistiques déployées dans sa filmographie depuis Les Sept samouraïs. Kurosawa s’était déjà frotté à l’univers de Shakespeare avec Le Château de l’araignée, d’après Macbeth, qu’il avait transposé dans un Japon médiéval. Le Roi Lear a lui aussi fait l’objet de modifications, mais pas seulement de cadre géographique. C’est ainsi que les trois personnages féminins principaux (les filles du roi) ont été remplacés par des hommes, sans doute en cohérence avec les règles de la succession dans la société traditionnelle japonaise, ainsi que les codes spécifiques au film d’action. Si Ran est fidèle à la représentation des aspects de la nature humaine chère au dramaturge anglais, Kurosawa se réapproprie le matériau en accentuant les conflits moraux auxquels se heurtent des personnages solitaires et supérieurs, comme cela fut le cas avec Yojimbo ou Sanjuro. Sur le plan plastique, Ran est une véritable splendeur, que d’aucuns ont assimilé à tort à de l’académisme perfectionniste. 

En fait, jamais Kurosawa n’avait été aussi loin dans la composition picturale de ses plans, lui qui avait étudié la peinture classique et moderne à l’école des beaux-arts de Tokyo, avant de se consacrer au cinéma. La beauté majestueuse qui parcourt le film, accentuée par le jeu sur les couleurs (dont le rouge flamboyant récurrent), ne tend pourtant pas vers la préciosité formaliste, l’esthétique ne nuisant jamais, bien au contraire, à la puissance narrative du récit. C’est particulièrement le cas pour les scènes de bataille, vertigineuses lorsque les troupes se déploient, oriflammes au vent. À côté de ces morceaux de bravoure, Kurosawa aligne des scènes intimistes, proches du psychodrame familial, et révélant des enjeux de pouvoir. Comme dans Cléopâtre de Mankiewicz, cette alternance de passages délibérément théâtraux et de séquences à grand spectacle reflète une mise en scène harmonieuse et maîtrisée de bout en bout. On reste ainsi subjugué par ces images au ton frôlant le fantastique, du seigneur devenu fou (prodigieux Tatsuya Nakadai), errant dans la forêt, à l’assassinat de dame Kaede, la belle-fille intrigante, ivre de haine et de vengeance. Diversement accueilli à sa sortie, Ran s’avère être rétrospectivement un film majeur de l’auteur de Rashômon. Il obtint plusieurs récompenses, dont l’Oscar des meilleurs costumes (Emi Wada) et les BAFTA du meilleur film étranger et du meilleur maquillage. Gérard Crespo, 2015.

EN CAS DE MALHEUR

Drame de : Claude Autant-Lara, 1958, France

avec : Jean Gabin et Brigitte Bardot


RÉSUMÉ : Après le cambriolage manqué d’une perte bijouterie, Yvette Maudet va trouver un célèbre avocat, Maître Gobillot, qui accepte de la défendre. Il fait acquitter Yvette qui devient alors sa maîtresse. Il l’installe dans un appartement, puis dans un hôtel particulier. Pour elle, il compromet sa carrière et son ménage. Mais Yvette est assassinée par un amant jaloux.


POINT DE VUE : La rencontre explosive d’un Gabin à l’apogée de sa carrière et de la jeune « B.B. » rayonnante de sensualité donne une dimension toute particulière à cette vieille histoire de la passion d’un bourgeois installé pour une fille légère… Les dialogues très écrits et la mise en scène glacée font de cette honnête adaptation de Simenon une sorte de chant du cygne de cette « qualité française » qui allait subir, un an plus tard, les premiers coups de boutoir de la Nouvelle Vague. Gérard Lenne, journaliste et critique.


À BOUT DE SOUFFLE

France 1960  de Jean-Luc Godard

avec Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg…


RÉSUMÉ : Près de Marseille, un voleur de voitures tue un motard de la police, puis il rejoint à Paris une Américaine dont il se dit amoureux. Elle le dénoncera aux flics.


POINTS DE VUE :

Contrairement à ce qui s’est vite écrit, À bout de souffle n’invente pas. Il ne fait que rappeler, en le soulignant, que le cinéma, c’est parfois de l’idée en mouvement, après Griffith, pour la manière d’interpeller les visages de femmes, et Rossellini, pour l’allure générale, faussement débraillée.


En cette fin des années 50, hormis Melville (Bob le flambeur), Franju (la Tête contre les murs) et Bresson (Pickpocket), qui tutoie la réalité, qui malmène la prétendue logique narrative ? Quasiment personne, et le cinéma français est en train, comme à présent, de couler paisiblement.


Or, de ce film, tourné en moins d’un mois (la Chartreuse de Parme fut écrite en quarante-sept jours), entre Sud et Nord, et dédié à la Monogram Pictures, ni Melville, qui interprète le rôle de Parvulesco (« Devenir immortel et puis mourir »), ni Franju, pour le cadre, ni Bresson, pour le rythme, ne sont absents. Davantage par ruse que par calcul, Godard convoque, pour ce premier long métrage, tous ces maîtres, conjugue toutes les influences, y compris les américaines, pour toutes les trahir. En vérité, À bout de souffle, tel le termite de la fable, dévore, et anéantit, ce qu’il montre. Même les acteurs n’en sortiront pas intacts. Jean Seberg ira jusqu’à la mort, et Belmondo, malgré le sursaut de Pierrot le fou, choisira de n’être plus grand-chose.


À sa façon, Godard déclare la guerre à l’univers sensible. Dans le même temps, toute une génération, nourrie d’extrêmes, entame sa montée au ciel. Normal alors qu’ensuite le cinéma de Godard s’en ressente. Collé au présent, il ne pourra plus s’en détacher, et finira par confondre l’apparence avec l’être. Dans À bout de souffle, les deux coïncident. Et c’est sa force essentielle. Le matin naît toujours de la nuit. Le tout est de se camper de face devant le miroir, et de ne pas esquiver le reflet entrevu, quitte à le briser, si nécessaire. Le tout est de se vouloir dans l’éternité au moment même où la caméra enregistre le fortuit. Et l’hasardeux. Gérard Guégan, 1995.


        Le premier Godard est d’abord un hommage aux petits polars secs importés de Hollywood. Mais l’essentiel est ailleurs : dans « le renouvellement du style cinématographique », comme on disait dans Radio-Cinéma, l’ancêtre de Télérama. « JLG », et lui seul, marque à ce point son territoire : montage, bande-son. Ce grand coup de neuf demeure un moment de rupture. On ne cessera, ensuite, de reprocher à Godard son excès d’intelligence, alors qu’il avait su bricoler ce drôle de film, beau et (un peu) con à la fois. 

A bout de souffle devient aussi, de scènes de rue en scènes de chambre, un documentaire sur son duo de jeunes acteurs. Belmondo et Seberg démodent instantanément tout ce qu’on voit autour d’eux. Avec le recul du temps, on les croirait découpés dans un magazine et collés sur une époque indifférente à ces gamins idéaux. La vie est pourtant de leur côté. Ce souffle passe encore aujourd’hui. François Gorin, 2019.

    Écrit par son ami François Truffaut, librement inspiré d’un fait divers, ce premier long métrage de Jean-Luc Godard fit l’effet d’une bombe esthétique dans le cinéma français, après Les 400 coups et Hiroshima mon amour, sortis quelques mois plus tôt. Enfant terrible de la Nouvelle Vague, faussement potache et amateur, Godard invente un cinéma de liberté, brodant à partir d’un scénario tenant en dix lignes, fuyant le tournage en studio, et filmant les rues de la capitale et les routes de province, comme on ne les avait jamais filmées... Après un générique limité au titre du film (aucun nom d’artiste ou de technicien n’y apparaîtra, pas même Chabrol, conseiller technique), une première séquence déconcertante montre Michel Poicard sur le port de Marseille avant qu’il ne « fonce, Alphonse », s’élançant vers Paris et se lançant dans un savoureux monologue, sur une belle partition jazz de Martial Solal. Prises de vue superbes, dans un montage heurté mêlant travellings rapides et faux raccords. « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre », déclare Poicard, s’adressant à la caméra. Godard n’est ni Jeanson ni Audiard, mais déploie par la bouche de son héros des répliques cultes, avec une propension récurrente à la misogynie : « Les femmes au volant, c’est la lâcheté personnifiée ». La suite du récit oscille entre un vague canevas policier, une ébauche de documentaire sur Paris, caméra à l’épaule, des séquences intimistes fascinantes et surtout de nombreuses digressions où Godard quitte le polar et la romance pour émailler le film de ses références : on y trouve essentiellement l’amour du cinéma américain, incarné d’abord par le choix de Jean Seberg, actrice révélée trois ans plus tôt par Otto Preminger

Cheveux courts, regard lumineux, accent adorable, ne comprenant pas les mots familiers français, Patricia est l’incarnation de la fausse ingénue, étudiante libérée et femme fatale, qui finira par se comporter en « dégueulasse. C’est quoi, dégueulasse ? ». L’amour des séries B américaines, de Bogart ou de William Faulkner, est cité dans d’autres passages. Au détour d’une ruelle, d’une affiche ou d’un disque, apparaissent aussi les ombres de Mozart ou Picasso. On trouvera même, dans le rôle d’un romancier, Jean-Pierre Melville, cinq ans après Bob le flambeur. Cet hommage au précurseur de la Nouvelle Vague rappelle d’ailleurs que Godard n’a pas tout inventé. Et les Américains eux- mêmes auxquels il se réfère avaient déjà expérimenté ce style de mise en scène : on songe notamment au remarquable Le baiser du tueur de Stanley Kubrick. Toujours est-il qu’À bout de souffle n’a pas pris une ride et n’a pas démérité son statut de film culte, inaugurant la première période (la plus créative) de Godard, celle qui se poursuivra jusqu’à Pierrot le fou, en passant par Le mépris. Jean-Paul Belmondo, dont c’était le premier grand rôle, irradie l’écran par son charisme et son humour, créant un personnage et un jeu d’acteur inédits dans le cinéma, quelque part entre James Dean et Michel Simon... Gérard Crespo, 2022.

SOUPÇONS

SUSPICION

USA  1941  de Alfred Hitchcock

avec Cary Grant, Joan Fontaine…


RÉSUMÉ

Lina, une jeune femme timide de la bonne société campagnarde anglaise, épouse Johnnie, charmeur, oisif, insouciant et dépensier. Elle le soupçonne peu à peu de vouloir l’empoisonner pour jouir à sa guise de son héritage.


POINTS DE VUE : Le thème du soupçon parcourt et structure toute l’œuvre de Hitchcock. de même que le spectateur projette ses hantises sur l’écran, Lina « se fait son cinéma » et interprète chaque geste de Johnnie en fonction de son refus inconscient de la sexualité. Il fallait les talents conjugués de Hitchcock et de Joan Fontaine, soutenus par le charme ambigu de Cary Grant, pour créer une complicité entre l’héroïne et le spectateur et mener ce dernier, pour sa plus grande joie, par le bout du nez. Joël Magny, Critique de cinéma.


        On se souvient, surtout, du verre de lait (empoisonné ?) que Cary Grant, impassible, apporte à sa femme, terrorisée. Pour rendre la scène plus angoissante, Hitchcock a eu l’idée — géniale — d’y dissimuler une ampoule. 

Lina, fille d’un général en retraite, épouse le beau Johnnie, à la réputation déplorable : joueur et coureur de dot. Très vite, elle en arrive à se demander si son mari ne cherche pas à la tuer pour hériter de sa fortune. Hitchcock joue à merveille de la fausse tranquillité des paysages anglais, de la lente montée de la névrose dans l’esprit de Lina. Névrose masochiste, puisqu’elle finit par accepter son destin (Ingrid Bergman agira de même dans Les Enchaînés). 

Le réalisateur est persuadé que la cohésion du monde ne peut naître qu’au sein d’un couple. Dans Soupçons, pour le puritain génial, pour le moraliste moralisateur qu’était Hitchcock, la faute de Lina, c’est de céder aux apparences, de pécher contre l’espoir. Le film est d’une virtuosité évidente, mais vaine. Et moins profond que les chefs-d’œuvre à venir sur la faute — Sueurs froides et Pas de printemps pour Marnie. Télérama, 2021.

    Adapté d’un roman d’Anthony Berckeley Cox, « Préméditation » (Before the Fact), le scénario malin, magnifié par la caméra d’Alfred Hitchcock, va nous balader tout le long du film : Lina, considérée comme banale (!) tourne à la vieille fille, au grand bonheur non avoué de ses parents avec qui elle vit. Johnnie, dandy mondain qui fait illusion auprès de la gent féminine, est considéré dans le monde tel un parasite inconsistant et malhonnête.

Leur rencontre va être, tout au moins en apparence, une bénédiction pour les deux, qui sont catalogués, dans la société britannique corsetée, comme impossibles à marier.

Dès lors, le spectateur étant "tenu" de prendre fait et cause pour Lina, va cheminer comme elle : ce mari charmant, séducteur et toujours élégant n’en veut-il pas finalement à la fortune de ses parents ? Il ne travaille pas, ne sait rien faire, et semble toujours vivre sur un certain pied. Le doute, une fois instillé dans la tête de Lina, ne va plus en sortir, surtout que tous les éléments semblent concorder, vont dans le même sens.

Les acteurs principaux accentuent la crédibilité du récit : Joan Fontaine joue un personnage toujours très juste, à l’apparence douce et fragile, une femme qui est facilement considérée comme une malchanceuse et une victime. Cary Grant, plutôt connu jusque-là pour des rôles de comédie où il incarnait des héros décontractés, charmants, aux petits soins avec les dames, ne peut pas être le personnage monstrueux que l’esprit de Lina commence à imaginer.

Fort de tous ces ingrédients, Alfred Hitchcock va concocter un film passionnant, haletant, dont l’intrigue va monter crescendo, laissant le spectateur dans le doute jusqu’à la dernière minute.

La scène (célèbre) du verre de lait est à ce titre exemplaire. Johnnie doit porter cet objet à Lina qui est malade et alitée, à l’étage. Un long travelling arrière nous montre l’acteur, le visage figé, montant très lentement cet escalier qui paraît sans fin, avec une astuce technique donnant l’impression que le liquide est fluorescent ! On pense forcément que le verre est empoisonné, mais ne sommes-nous pas influencés par les effets de mise en scène qui insistent bien pour qu’il en soit ainsi ?

Alfred Hitchcock nommé pour l’Oscar du meilleur film 1942, ne l’obtiendra pas. Qu’elle était verte ma vallée ("How Green Was My Valley") de John Ford lui fut préféré. En revanche, Joan Fontaine gagnera, elle, la statuette de la meilleure actrice. Fabrice Prieur, 2021.


LES AMANTS DU CAPRICORNE

UNDER CAPRICORN

G-B  1949  de Alfred Hitchcock

avec Ingrid Bergman, Joseph Cotten…


RÉSUMÉ

En 1835, en Australie, Charles Adare, neveu du Gouverneur, fait la connaissance de Sam Flusky, ancien forçat enrichi, marié à une cousine de Charles, lady Harrietta, devenue alcoolique, terrorisée par sa gouvernante. Charles s’éprend d’elle et entreprend de la guérir. La jalousie de Flusky, attisée par la gouvernante, provoque un scandale. Harrietta confesse alors à son cousin qu’elle est le véritable auteur du meurtre pour lequel Flusky a été condamné.


POINT DE VUE : Le film, certainement très hitchcockien, mais insatisfaisant, a été renié par son auteur même qui lui reproche la faiblesse de son scénario et une distribution peu convaincante, notamment la dévolution du rôle de Sam Flusky à Joseph Cotten, là où, selon Hitchcock, il aurait fallu Burt Lancaster, car le sujet profond du film est l’histoire de la lady amoureuse du palefrenier et qui se dégrade par amour. On retrouve pourtant dans ce film imparfait, mais techniquement brillant (le réalisateur y recourt, comme dans la Corde, qu’il venait de réaliser, à de longs et complexes plans-séquence) une thématique et des personnages typiquement hitchcockiens : la gouvernante abusive, l’emprise du passé, la faute confessée, comme par exemple dans Rebecca et les Enchaînés. Michel Sineux, 1995.


LA CORDE

ROPE

USA  1948  de Alfred Hitchcock

avec James Stewart, Farley Granger…


RÉSUMÉ

Brandon et Philip viennent d’assassiner un camarade et cachent le corps dans un coffre de leur appartement où un cocktail est offert aux parents et amis de la victime. Peu à peu, leur ancien professeur, Rupert Cadell, pressent la vérité et comprend avec horreur que ce crime gratuit s’inspirait de ses propres théories élitistes.


POINTS DE VUE : La technique du « Ten minutes take », le plan-séquence prolongé, donnant l’illusion d’une totale continuité, accentue un double suspense : comment Rupert découvrira-t-il le cadavre ? Jusqu’où ira la provocation de Brandon ? Réalisé au moment des procès des grands criminels nazis, la Corde s’attaque non seulement à une idéologie d’inspiration nietzschéenne, mais à un dandysme intellectuel coupé de la réalité, à travers l’image parfaite que donne Rupert de l’intellectuel cultivé qui jongle avec les idées, et les conséquences sur des esprits faibles jouant aux « surhommes ». Joël Magny, 1995.


        Hitch était sévère avec ce film. « Un truc complètement idiot », disait-il. On se souvient que, pour respecter l'unité de temps, il décide de tourner son premier film en couleurs en huit plans-séquences de dix minutes (la totalité de la pellicule contenue dans le chargeur de la caméra). Le tournage est difficile : les murs, les meubles du décor glissent, pour permettre à la caméra de suivre des acteurs parfois excédés. Mais la tension extrême ajoute au suspense. 

L'histoire est celle d'un meurtre gratuit commis par deux jeunes gens - homosexuels - pour épater leur ancien prof. Même s'il les démasque et les dénonce, le vrai coupable, pour Hitchcock, c'est bien cet apprenti sorcier, terrifié soudain par les monstres qu'il a créés. Deux déviants, dans tous les sens du terme. En bon moraliste parfois moralisateur, Hitchcock était à la fois fasciné et dégoûté par l'homosexualité, comme en témoignera plus tard L'Inconnu du Nord-Express. Télérama, 2011.

       Le théâtre est l’un des fils secret mais solide de l’œuvre de Hitchcock, dans des films de chambre (Les Amants du Capricorne, Fenêtre sur cour, La Corde, Le crime était presque parfait) qui concentrent une large partie de l’action dans un lieu unique ou presque. C’est le cas dans La Corde qui peut être considéré comme un film expérimental, à plus d’un titre. Premier long métrage en couleur de Hitchcock, La Corde donne l’impression au spectateur qu’il a été tourné en temps réel et en un seul plan-séquence. Le film est, en réalité, constitué de onze plans, générique inclus, qui firent l’objet de très nombreuses prises. Les chargeurs de pellicule 35 mm n’excédaient pas une dizaine de minutes de film à l’époque du tournage. La plupart du temps Hitchcock dissimule les changements de plans par des artifices de mise en scène (raccord sur le dos des acteurs ou d’autres surfaces sombres qui remplissent l’écran) mais il procède aussi à des coupes franches visibles. La première et la plus choquante montre les deux criminels étrangler leur victime en gros plan, juste après le générique. La plus célèbre est le champ contre champ qui survient vers la 32e minute, avec un raccord sur James Stewart qui décèle pour la première fois quelque chose de suspect dans le comportement et les paroles d’un des jeunes hôte criminels. 

Le paradoxe est que les coupes « masquées » sont extrêmement visibles et ont plus été largement commentées que les coupes classiques. Elles exhibent l’exercice de style un peu forcé d’un film constitué d’un seul long plan séquence, tandis que cette manière de filmer a été mieux utilisé dans des films ne s’imposant pas la contrainte de l’absence totale de découpage, comme dans d’autres films de Hitchcock (Les Amants du Capricorne reste le meilleur exemple), de Kenji Mizoguchi ou de Otto Preminger

La Corde est finalement plus intéressant pour son contenu que pour ses prouesses techniques. Si La Corde exhibe sa mise en scène et la machinerie du cinéma en voulant les rendre invisibles, le film dissimule ses véritables sujets, joue en permanence avec l’idée de cache et de double sens. Le secret (de polichinelle) de La Corde, c’est l’homosexualité. 

Même si cela n’est jamais évoqué dans les dialogues, les deux jeunes hommes qui préparent et exécutent ce qu’il imagine être un crime parfait, une œuvre d’art, sont de toute évidence amants. Les deux acteurs qui interprètent Philip et Brandon, Farley Granger et John Dall étaient eux-mêmes homosexuels. 

Farley Granger joue Philip le jeune homme influençable qui accepte de participer à un crime gratuit sur une idée de son amant dominateur, Brandon, dandy pseudo nietzschéen (John Dall remplaça Montgomery Cliff, lui aussi gay, initialement choisi par Hitchcock.) Hitchcock avait décidé d’adapter la pièce dont était tirée le film avec le scénariste Arthur Laurents, dramaturge qui se trouvait à l’époque être l’amant de Farley Granger. À Hollywood, l’évocation de l’homosexualité était bannie dans les films, tabou y compris pour Hitchcock et la Warner qui ne prononcèrent jamais ce mot pour évoquer La Corde. Les inclinations sexuelles des jeunes criminels ne font pourtant aucun doute, malgré les atténuations apportées par l’adaptation américaine – le film est tiré d’une pièce de théâtre anglaise de Patrick Hamilton, qui insistait aussi davantage sur le système de classes (tous les personnages du film de Hitchcock font partie de la haute société new yorkaise.) 

L’autre secret, mieux gardé, de La Corde concerne le discours des amants criminels, influencé par les théories nietzschéennes de leur professeur de philosophie, sur l’existence d’une élite autorisée à tuer si elle en éprouve le désir des êtres inférieurs. En 1948 de tels propos, qui ne manquent pas dans le film de choquer le père de la victime, renvoient aux récents cauchemars de l’idéologie nazie en action et de l’extermination des Juifs en Europe. Lorsque le professeur de philosophie découvre le terrifiant secret – un cadavre caché dans un coffre au milieu de la salle à manger – et les motifs du meurtre, il ne peut que souligner sa part de responsabilité et sa faute morale, exprimant ouvertement un sentiment de culpabilité. Une conclusion qu’on a le droit de rapprocher de l’attentisme des Etats-Unis alors que l’existence des camps était avérée, de la prise de conscience tardive de la Shoah. Ce corps enfoui dans un coffre dont seuls les criminels – et les spectateurs – connaissent l’existence, tandis que les invités discutent, s’amusent et s’agitent autour de problèmes sentimentaux et mondains, c’est une implacable machine à suspense telle que Hitchcock savait en fabriquer à la perfection. C’est également une allégorie tout aussi implacable de la plus grande tragédie du XXème siècle, qui ne finit pas de hanter la pensée philosophique et la création artistique, et bien sûr le cinéma. Olivier Père, 2016.

        Les deux assassins, au-delà de leur acte impardonnable, ont poussé le raffinement jusqu’à inviter plusieurs personnes à dîner dans l’appartement dans lequel ils ont conservé le cadavre. Ils pensent attendre le lendemain pour s’en débarrasser, tout ça pour donner du piquant à leur acte. Et, comble de ce raffinement, ayant prétendument invité David leur victime, ils attendent aussi ses parents et sa fiancée. Ils ont complété la liste de leurs hôtes avec leur ancien professeur Rupert Cadell (James Stewart), avec lequel ils discutaient de la théorie de la supériorité intellectuelle.

Outre l’intérêt de ce suspense, Alfred Hitchcock a choisi, pour sa première œuvre en couleur, un procédé inédit qui relève de la prouesse technique et en renforce le caractère théâtral. Le principe était de faire penser que le film ne comportait qu’un seul et même plan. Mais la longueur des pellicules de l’époque n’excédant pas dix minutes, il en fallut huit pour couvrir l’ensemble. Les raccords discrets se font par des fondus enchaînés dans le dos des protagonistes.
Tel quel, cela n’en reste pas moins un tour de force : il fallut tout de même tourner des séquences de dix minutes en une seule et même prise, du jamais vu à l’époque.
Alfred Hitchcock dira pourtant malicieusement qu’il ne comprenait pas pourquoi il s’était laissé entraîner dans ce truc !

Au-delà de l’aspect technique du long métrage, le film reste un suspense passionnant de bout en bout. La question n’est pas de savoir qui a tué (on le sait dès le début) mais de savoir si un invité va découvrir le corps caché dans un coffre à la vue de tous.
De plus, le récit se permet d’évoquer, sans toutefois en parler frontalement, censure oblige, le thème de l’homosexualité.

La corde est le premier des quatre films inoubliables que le maître du suspense tournera avec James Stewart. Il y aura ensuite Fenêtre sur cour (Rear Window 1954), puis L’homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much 1956) et pour finir le sublime Sueurs froides (Vertigo 1958). Fabrice Prieur, 2022.


REBECCA

REBECCA

USA 1940 de Alfred Hitchcock

avec Laurence Olivier, Joan Fontaine…


RÉSUMÉ

Une timide Américaine épouse un jeune et riche veuf anglais, Maxime de Winter, qui l’emmène dans sa somptueuse demeure de Manderley, sur laquelle règne la revêche Mrs. Danvers. Maxime se refuse à parler de sa première épouse, Rebecca, décédée mystérieusement, et dont le souvenir hante les lieux. Malgré les pièges que lui tend Mrs. Danvers, la jeune Mrs. de Winter découvre peu à peu une vérité que la gouvernante tente d’étouffer en mettant le feu à Manderley.


POINTS DE VUE : Cette première réalisation américaine de Hitchcock, à la tonalité encore très anglaise, est d’une étonnante maturité. Il impose à cette adaptation fidèle d’un best-seller son style et ses obsessions. Hollywood lui offre des moyens et surtout des acteurs dont il tire le maximum. L’interprétation subtile de Joan Fontaine achève de métamorphoser la mièvrerie du roman en féerie cauchemardesque. Joël Magny, Critique de cinéma, 1995.


    Produit par David O’Selznick, Rebecca est le premier film hollywoodien d’Alfred Hitchcock, qui avait connu une brillante première anglaise avec des classiques comme les 39 marches ou sa première version de L’homme qui en savait trop. L’œuvre est l’adaptation d’un roman éponyme de Daphne du Maurier paru deux ans plus tôt. Il est à noter que le cinéaste transposera deux décennies plus tard une nouvelle de l’écrivaine qui deviendra son film Les oiseaux. Bien que la production de Rebecca soit américaine, Hitchcock retrouve largement un cadre britannique, ne serait-ce qu’avec la nationalité de la romancière et de plusieurs interprètes (dont les deux stars à l’affiche), et l’action située sur la côte de Cornouailles, après une première et exquise demi-heure qui nous transpose à Monte-Carlo. Ce mélange de contexte et d’esprit anglais (y compris via l’humour, ici occasionnel) et d’opulence hollywoodienne peut faire de Rebecca une œuvre de transition dans la filmographie du cinéaste. Dès l’ouverture, qui annonce un long flash-back, Hitchcock parvient à créer une atmosphère trouble et fascinante, lorsque la caméra s’approche, de nuit, du luxueux domaine de Manderley, propriété du richissime Maxim de Winter. Welles s’en serait inspiré pour le début de Citizen Kane : c’est dire l’importance que Hitchcock accordait à la composition esthétique de ses plans, et à la mise en scène en général. Rebecca est en effet plastiquement superbe, baignant dans une ambiance quasiment gothique, qui culmine avec une séquence d’incendie saisissante. Il faut préciser que Hitchcock est ici bien épaulé par ses collaborateurs artistiques et techniques, de la photo de George Barnes aux décors de Lyle R. Wheeler, en passant par les costumes d’Irene (non créditée au générique) pour la séquence du bal et surtout la musique lyrique de Franz Waxman. Quant au récit, il combine avec bonheur drame romanesque et (dans sa troisième partie) suspense policier, en cohérence avec les genres de prédilection du maître. Et l’on peut penser que Hitchcock s’est particulièrement intéressé à l’histoire en tant que telle, même si elle provient d’un matériau littéraire et en dépit de la division des tâches hollywoodienne qui a confié l’adaptation à quatre scénaristes dont Joan Harrison, Robert E. Sherwood et Philip MacDonald

On retrouve en effet plusieurs constantes des préoccupations hitchcockiennes, à commencer par le thème du double. La nouvelle Mme de Winter éprouve un complexe d’infériorité à l’égard de la première épouse de son mari, la belle et mystérieuse Rebecca, et à laquelle elle cherche à s’identifier. Cette dualité annonce celles liant les deux « Charlie » dans L’ombre d’un doute, Haynes et Morton dans L’inconnu du Nord-Express, le vrai et Le faux coupable, Madeleine et Judy dans Sueurs froides, Thornhill et Kaplan dans La mort aux trousses, ou Norman et sa mère dans Psychose. Quant aux figures féminines autoritaires de Mme Van Hopper et surtout de la gouvernante Danvers, elles annoncent les matriarches rigides que seront la mère de Sébastian dans Les enchaînés, Lydia Brenner dans Les oiseaux, pour ne pas évoquer Norma Bates. Il n’est pas superflu d’ajouter que Rebecca doit aussi beaucoup à ses interprètes. Laurence Olivier qui venait de triompher avec Les hauts de Hurlevent est parfait en séducteur à la fois classique et ambigu. La délicate Joan Fontaine fait de Mme de Winter une touchante et fragile héroïne hitchcockienne, un an avant Soupçons. Les seconds rôles sont impeccables, de George Sanders en pitoyable maître-chanteur à Florence Bates en vieille peste américaine. Mais c’est Judith Anderson qui crève littéralement l’écran dans l’emploi de Mme Danvers, la gouvernante jalouse et manipulatrice, dont les apparitions spectrales font froid dans le dos. L’ambiguïté sexuelle de son personnage (son adoration maladive de la première Mme de Winter) était particulièrement audacieuse pour l’époque. On l’aura compris : le métrage est à (re) découvrir absolument. On regrettera juste un dernier quart d’heure judiciaire un peu long, mais nécessaire pour dénouer le « MacGuffin » policier. Rebecca a obtenu onze nominations aux Oscars et en a remporté deux, avec les statuettes du meilleur film et de la meilleure photo. Le roman de du Maurier sera l’objet d’autres adaptations, avec deux téléfilms moyens et une médiocre production Netflix signée Ben Wheatley (2020). Gérard Crespo, 2022.

LES LIAISONS DANGEREUSES

France  1959  de Roger Vadim

avec Jeanne Moreau, Gérard Philipe…


RÉSUMÉ

Couple monstrueux, le séduisant Valmont et la perverse Juliette prennent un malin plaisir à détruire leurs partenaires respectifs. Valmont pousse à la folie la vertueuse Marianne Tourvel puis déshonore la jeune Cécile Volanges dont le fiancé, Danceny, est fou de jalousie. Valmont est tué accidentellement par Danceny alors que Juliette est défigurée en voulant détruire des lettres compromettantes.


POINT DE VUE : Le roman de Choderlos de Laclos parut en 1782 et fit scandale. Il est ici modernisé et l’action se situe à Mégève et Paris. Le film fit aussi scandale à sa sortie par la noirceur de ses personnages. Il fut interdit aux moins de 16 ans, ce qui ne l’empêcha pas d’être le champion du box-office de la saison 59-60. Jean-Charles Sabria, critique de cinéma, 1995.


JULES CÉSAR

JULIUS CAESAR

USA  1953  de Joseph L. Mankiewicz

avec Marlon Brando, James Mason…


RÉSUMÉ

À Rome, en 44 av. J.-C., Jules César vient d’être nommé dictateur. Brutus, un de ses amis les plus chers, est convaincu par Cassius que les institutions sont en péril. Tous deux et d’autres conjurés tuent César en plein Sénat. Antoine, lieutenant de César, réussit à retourner le peuple contre les meurtriers qui s’enfuient.

POINTS DE VUE : Adaptation volontairement sobre - à la limite de l’ascétisme - de l’œuvre de Shakespeare, le film de Mankiewicz, qui joue sur le noir et le blanc, les ombres et la lumière - le Bien et le Mal - a coupé dans le texte pour dramatiser davantage, s’il se pouvait, un acte dont les tenants et les aboutissants sont bien connus. Tous les personnages, joués par des acteurs shakespeariens pour la plupart, sont magnifiquement interprétés, et la performance de Brando-Antoine s’adressant au peuple reste un grand moment déclamatoire. Claude Aziza, 1995.


    Joseph L. Mankiewicz adapte avec fidélité la pièce homonyme de William Shakespeare (écrite en 1599 et publiée en 1623). Il choisit une pléiade d’acteurs, certes rompus à Hollywood, mais qui ont pour la plupart une solide expérience théâtrale.
Si cette brillante distribution donne un cachet supplémentaire au texte du dramaturge anglais, la mise en scène reste dans le strict cadre des contraintes du genre théâtral. À quelques exceptions près que sont les mouvements de foule, on assiste plus à du théâtre filmé qu’à un péplum à grand spectacle. Cette approche presque ascète est renforcée par le choix d’une image en noir et blanc extrêmement sobre, due à un chef opérateur vétéran du cinéma,
Joseph Ruttenberg, qui officie depuis 1917, et a travaillé notamment avec DW Griffith, Fritz Lang, George Cukor ou encore Anthony Mann

La musique de Miklós Rózsa, en revanche, symbolise bien le style péplum avec un son qui rappelle la musique d’époque, tout au moins comme on l’imagine.
La plupart des rôles sont tenus par des acteurs chevronnés, qui ont souvent déjà interprété
Shakespeare. Mais le choix de Marlon Brando par Mankiewicz, s’il est judicieux, ne relève pas de l’évidence. Le comédien, certes formé au théâtre (moderne) semblait bien loin de cet univers, et était encore, à cette époque, un professionnel de cinéma débutant, dont c’était, en outre, le premier film historique. Choix payant, parce que s’il n’éclipsa pas ses prestigieux partenaires, il ne démérita pas, et même plus, marqua les esprits par la qualité du monologue qu’il prononce pour l’éloge funèbre de Jules César. 

Cette œuvre de qualité se démarque du film de genre, mais pâtit de sa volonté de théâtralité. Cette production remporta l’Oscar 1954 de la meilleure direction artistique, remis à Cedric Gibbons, Edward C. Carfagno, Edwin B. Willis et Hugh Hunt. Lors des BAFTA 1954 (British Academy of Film and Television Arts), John Gielgud sera désigné meilleur acteur anglais et Marlon Brando, meilleur acteur étranger. Fabrice Prieur, 2022.

GERTRUD

GERTRUD

Danemark  1964  de Carl Theodor Dryer

avec Nina Sens Rode, Bendt Rothe…


RÉSUMÉ

La cantatrice Gertrud quitte son mari Gustav, sur le point d’être ministre, et s’offre à son jeune amant Erland, lui aussi préoccupé par sa carrière. À son ancien amant Gabriel Lidman, poète que fête l’université, elle explique qu’elle l’a quitté autrefois parce qu’il jugeait l’amour et le travail incompatibles. Elle choisit de vieillir dans la solitude, réaffirmant à la fin de sa vie à son confident Axel que « l’amour est tout ».


POINT DE VUE


Ce film raffiné, à la structure musicale très subtile, différait trop de ce qu’on attendait de l’auteur d’Ordet et était trop en avance sur son temps sous des dehors désuets : il fut très mal accueilli à sa sortie. Cette œuvre ultime est pourtant le sommet de l’art de Dryer et un film d’une étonnante modernité. Porté par des images d’une absolue évidence, un texte sublime dit l’amour, la vie et la mort et se transforme en musique. Joël Magny, Cahiers du cinéma, 1995.


GARE CENTRALE

BAB EL-HADID

Égypte  1958  de Youssef Chahine

avec  Youssef Chahine, Hind Rostom…


RÉSUMÉ

Dans le cadre grouillant de la gare du Caire, deux hommes bien dissemblables se disputent les faveurs d’une belle vendeuse : un porteur jeune et bien découplé, un boiteux malingre et fuyant, sorte de Quasimodo oriental qui finira meurtrier.


POINTS DE VUE : Formidable point d'observation qu'une gare. Comme toutes celles du monde, la gare centrale du Caire est un vivier grouillant. Chahine confie la narration au kiosquier. Celui- ci va nous raconter l'histoire de Kenaoui, mendiant boiteux qui l'aide vaguement à vendre des journaux, crèche dans une baraque en bordure de quai, et dont les claudications dessinent la géométrie du lieu. 

Kenaoui, que personne ou presque ne regarde, regarde tout le monde. Mais ses yeux s'exorbitent à la vue de Hanouma, la plus accorte des vendeuses de limonade. Or celle-ci, bien que prodigue en oeillades, est en passe de se marier à un homme plutôt à cheval sur les principes et les traditions. 

La veine quasi documentaire du début fait place à un cruel mélodrame, dont la gare n'est plus que le décor. Ce film égyptien de 1958 fait penser à un film français des années 1930, et l'on y sent des influences tant russes qu'hollywoodiennes — gros plans réalistes et glamour. C'est la culture hybride de Chahine, mais il est plus étonnant encore comme acteur, habitant avec intensité le rôle du mendiant happé dans un engrenage de violence. Hagard, bonnet miteux, lippe luisante, ce réprouvé rongé par sa libido (voir les planches de sa cahute ornées de pin-up) était assez saisissant pour faire horreur aux censeurs de son pays. Prenant trop criardement le parti des miséreux, Gare centrale fut interdit douze ans en Egypte. Il y a gagné une aura mythique. Ses qualités sont heureusement à la hauteur. — François Gorin, Télérama, 2012. 

    Le film commence comme un conte : un lieu coloré, plein de vie et de mystère (la gare du Caire), habité par un narrateur facétieux qui en dévoile l’une des histoires. Nous ne dévoilerons pas comment il s’achève ; en tout cas, le chemin parcouru de la première à la dernière image se révèle à la fois troublant, stimulant et inattendu. Il semble aujourd’hui presque invraisemblable que le film date des années 1950, tant il s’en dégage un parfum d’audace et de liberté. Film « sur » le désir, Gare centrale est habité et hanté par ce désir qui croise, à un moment ou à un autre, la trajectoire des personnages : il s’incarne dans la sublime et plantureuse Hind Rostom, qui fait irrésistiblement penser à la Gina Lollobrigida de Notre-Dame de Paris. Le film reprend d’ailleurs le dispositif, classique mais inépuisable, du roman de Hugo : un être difforme, souterrain, tombe amoureux d’un feu follet - la belle bohémienne qui symbolise à la fois l’amour passionnel et le coup du destin. Bien entendu, le désir ne se concrétise jamais - et à ce titre, Gare centrale est un grand film sur la frustration sexuelle - ; mais ce qui intéresse Youssef Chahine dans cette répression des pulsions, c’est le passage à l’acte qui est contenu dans le fait même de regarder. Gros plans d’yeux, personnages espions, scène de voyeurisme dans le vestiaire improvisé d’une roulotte : le film n’est pas sans évoquer au spectateur le film culte de Michael Powell, Le voyeur, dont on trouve ici comme une intuition préliminaire (le voyeurisme conduisant, inévitablement, au pire des actes...). 

De manière singulière, Gare centrale marque aussi peut-être dans la carrière de Youssef Chahine l’affirmation de son style personnel : on y trouve (déjà) son attachement aux personnages et aux personnes « vraies » qu’elles incarnent, ainsi qu’au monde réel qui les entoure. Ajoutant son titre à la liste des films qui gravitent autour du train - genre cinématographique international et intemporel ! -, Gare centrale nous donne également l’impression d’une capture émouvante et aigre-douce d’une tranche de vie urbaine, qui n’a pu exister que dans ce moment. Les plans de la gare, des rails et des trains ne sont jamais « accessoires » ou purement fonctionnels, ils contribuent à une atmosphère particulière qui emporte d’emblée l’adhésion du spectateur. Même si le film n’assume jamais un parti documentaire, l’attention que Chahine porte aux détails secondaires qui, accumulés, forment le paysage si particulier de la gare, est révélatrice d’un souci de « vérité » et de vie. On retient finalement moins de Gare centrale la « morale » de la fable que le film propose, que des plans saisissants, qui aujourd’hui nous dépassent paradoxalement par leur prise de risques. Moralité ? Parfois, même en art, le moderne c’est « l’ancien »... Camille Lugan, 2012.

GARDE À VUE

France  1981  de Claude Miller

avec  Lino Ventura, Michel Serrault, Guy Marchand…


RÉSUMÉ

Une nuit de réveillon, dans une ville de province, un policier interroge un notable, soupçonné d’être l’assassin de deux adolescentes.


POINT DE VUE : Il pleut des cordes sur les vitres du commissariat. Un vase clos où s’affrontent Martinaud, notaire, gros poisson visqueux et fuyant, et l’inspecteur Gallien, pêcheur obstiné. Deux petites filles ont été violées et tuées. Gallien veut le coupable. Martinaud, tour à tour arrogant et pitoyable, jongle avec les alibis, raconte son mariage noyé, sa femme qui le hait... 

Chaque cadrage de Claude Miller, chaque dialogue de Michel Audiard tombent comme un couperet, et l’éventuelle culpabilité du notaire devient secondaire. Il est déjà comme mort. Condamné, dix ans auparavant, à cause d’un amour interdit pour un petit ange en chemise de nuit de Noël. Alors, en cette nuit poisseuse de Saint-Sylvestre, il n’y a plus que l’inspecteur qui compte, roc de neutralité, thérapeute de hasard, qui l’écoute se mettre à nu. Serrault et Ventura sont idéalement dirigés par Miller. La rouerie de l’un rebondit sur la sûreté de l’autre. Pour les admirer encore, on souhaiterait que cette garde à vue se prolonge au-delà de la durée légale. Guillemette Odicino, Télérama, 2020.

ÈVE

ALL ABOUT EVE

USA  1950  de Joseph L. Mankiewicz

avec Bette Davis, Anne Baxter, George Sanders…


RÉSUMÉ

Au moment où Ève Harrington est consacrée meilleure actrice de l’année, son amie Karen revoit sa carrière : sa rencontre avec la grande Margo Channing qui la prend comme secrétaire, la façon dont elle intrigue pour la supplanter, par la séduction ou le chantage, ses relations avec le critique Addison De Witt. Mais voici que surgit une jeune ambitieuse qui la révère : une nouvelle Ève ?…


POINT DE VUE

Si le film sur le cinéma ou le théâtre était  un genre en soi, Ève en serait le chef-d’œuvre. Il est difficile d’imaginer film plus cruel et plus lucide sur l’ambition et le cynisme du milieu du spectacle, particulièrement hollywoodien. Par une série de flash-back, le réalisateur dévoile peu à peu l’envers de la réussite et de la « vocation ». En offrant à Bette Davis et Anne Baxter ces rôles superbes et antagonistes, le film parfait son propos. Joël Magny, critique aux « Cahiers du Cinéma », 1995.


LES ENFANTS DU PARADIS

France  1945  de Marcel Carné

avec Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur…


RÉSUMÉ


Le Boulevard du crime. Le boulevard du Temple à Paris, en 1830. Dans ce haut lieu du spectacle, se presse une foule venue applaudir le comédien Frédérick Lemaître et le mime Deburau pour lequel n’a d’yeux que la belle Garance, elle-même convoitée par le bandit Lacenaire.


L’Homme blanc. Marié à la douce Nathalie qui n’a pas réussi à lui faire oublier Garance, devenue la comtesse de Montray, Deburau rivalise avec Frédérick Lemaître. Par jalousie, Lacenaire assassine l’époux de Garance tandis que Nathalie se consume d’amour. Au cours d’un carnaval, Garance et Deburau s’avouent enfin leur passion réciproque.


POINTS DE VUE

À quelques mois de la Libération, les Enfants du Paradis est l’un des plus gros succès populaire de l’histoire du cinéma français. Il est vrai qu’en filigrane des dialogues de Prévert, on peut lire une réflexion subtile sur la société de l’Occupation et deviner en réflexion les portraits des figures familières de l’époque. Les Enfants du paradis s’impose comme un défi lancé aux aléas de l’Histoire. En déjouant la censure, Carné fait aussi travailler « au noir » le décorateur Alexandre Trauner et le compositeur Joseph Kosma. Deux juifs au générique d’une fresque consacrée à l’esprit français dans ce qu’il a de plus authentique, même s’ils ne sont pas crédités officiellement, c’est un pied-de-nez formidable. Avec le recul, les images que l’on garde de ce film sont celles de visages, de regards. Même si l’on salue l’ampleur de la mise en scène et l’ambition du propos, ce dont on se souvient avant tout, c’est de la voix grave de Frédérick Lemaître, de la gouaille de Garance, de la triste douceur du regard de Nathalie, de la timidité de Baptiste Deburau ou de la virilité bafouée de Lacenaire. De cette grosse production en costumes, on retient surtout la force de ses caractères. Et comme la caméra de Carné tourbillonnant parmi les danseurs du carnaval, on s’attache à la substance des êtres. Les ingrédients, on les connaît : l’amour, la mort, les cœurs qui battent, les passions qui déchirent, les sentiments à vif. La recette, dès lors, réside dans la capacité du film à instaurer un fort pouvoir d’identification au spectateur. Or, qui n’a connu d’amoureux transi, de prétendant jaloux, de petite vertu au grand cœur ? « Qui se masque se démasque », disait justement Cocteau. 


Jean-Philippe Guérand, Journaliste à « Première », 1995.


Le monument de Carné est un fabuleux ballet de la séduction sous toutes ses formes. Pour ouvrir ce bal, le Paris de 1830, réinventé par le décorateur Alexandre Trauner, avec son boulevard du Crime et son Théâtre des Funambules, où l'histoire se noue. Autour de la belle Garance, des personnages de l'époque : le mime Debureau et le comédien Frédérick Lemaître, qui rêvent encore de gloire dans la première partie du film, et l'assassin Lacenaire, qui rêve, lui, de tout renverser. C'est l'amour qui s'en chargera.


Ecrit par Jacques Prévert, le scénario brille par sa puissance romanesque, qui prend en écharpe plusieurs destins croisés et le temps qui passe — laissant une impression si poignante dans la seconde partie du film. Mais, dans le détail de chaque scène, Prévert se plaît surtout, avec un bel esprit, à souligner la fragilité de toute chose : l'ambition, la réussite, les sentiments, le bonheur et même le malheur, dont on n'a pas la force de faire une vraie tragédie, sauf sur scène. Une partition magnifique pour Carné, cinéaste au regard ému, émerveillé. Et aussi pour ses comédiens, tous ici étonnants funambules, en équilibre entre la vie et sa représentation, la comédie et le drame. Frédéric Strauss, Télérama, 2012.


    Tournée en pleine Occupation, aux studios de la Victorine de Nice puis à Paris, cette superproduction a bénéficié de moyens exceptionnels. Certains artistes (le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma) durent toutefois travailler dans la clandestinité en raison de leurs origines juives. Sorti à la Libération, le film reçut un accueil public et critique triomphal, mais Carné dut recourir à Pierre Renoir pour rejouer les scènes avec le traitre Jéricho, initialement interprété par Robert Le Vigan, acteur de génie mais collaborateur notoire... Les enfants du paradis est découpé en deux périodes avec entracte : Le boulevard du crime et L’homme blanc. Carné collabore pour l’avant-dernière fois avec Jacques Prévert, auteur de dialogues qui feront partie de la légende du cinéma : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour », répond ironiquement Garance au dragueur Frédérick Lemaître, campé par un Pierre Brasseur sublime de verve et de drôlerie. En situant l’action dans le Paris de Louis-Philippe, mêlant personnages réels (Lemaître, Deburau, le tueur Lacenaire) et fictifs, les auteurs optent pour un ton feuilletonnesque et rendent hommage à une époque où le spectacle vivant était roi. C’est à l’occasion d’un numéro de mime de Baptiste (Jean-Louis Barrault, lunaire et poétique) que Garance rencontre l’homme qui sera l’amour de sa vie. C’est dans une salle de spectacle de seconde catégorie que Frédéric devient une star, jouant en le parodiant le mélodrame L’auberge des Adrets. C’est dans une loge luxueuse qu’il retrouve, dix ans plus tard, une Garance embourgeoisée mais toujours sincère et fidèle à son idéal de liberté. Le film multiplie les correspondances entre le théâtre et la réalité, du rideau se levant et se fermant en début et fin de récit à la séquence finale, qui voit Deburau séparé de Garance par la foule du carnaval, en passant par la « pièce dans le film » : Les enfants du paradis rejoint ici ces œuvres qui du Carrosse d’or au Dernier métro ont voulu insérer une semblable mise en abyme. 

Fresque grandiose, Les enfants du paradis doit autant à Prévert qu’à Carné. Le scénariste montre à nouveau des amours impossibles, unissant aussi bien l’aristocrate hautain Édouard de Montray (Louis Salou) que la douce Nathalie (Maria Casarès) ; comme dans Le quai des brumes, une trame policière enrichit la narration, le personnage-clef de Lacenaire (prodigieux Marcel Herrand) étant davantage qu’une digression. Par ses plans fixes sur une Garance statufiée ou ses travellings sur le Boulevard du crime, Carné est bien plus que le « metteur en images » des textes du poète, statut auquel certains ont voulu (et veulent encore) le réduire. Les enfants du paradis est enfin un formidable hommage au métier de comédien, de truculents seconds rôles incarnant des gens du métier : directeurs de théâtre (Marcel Pérès), régisseurs (Pierre Palau), auteurs obscurs (Paul Demange) ou concierges (Léon Larive) composent une faune réjouissante. Mais c’est indiscutablement Arletty qui domine la distribution. La Mme Raymonde gouailleuse d’Hôtel du Nord a ici un accent parigot moins prononcé et un débit de voix plus lent. Arletty est d’un humour décalé dans la première partie (le pseudo-vol de la montre) et d’une songerie rêveuse dans la seconde (le dernier plan, splendide). La sobriété de son jeu, dans la mélancolie comme la joie, fait que chacune de ses phrases se savoure avec délectation. Gérard Crespo, 2013.

L’EMPIRE DES SENS

(AI NO CORRIDA)

Japon/France  1976  de Nagisa Oshima

avec Eiko Matsuda, Tatsuya Fuji…


RÉSUMÉ

Ancienne geisha, Sada Abe est servante dans une auberge de Tokyo. Elle devient l’amante de Kichi, le mari de sa patronne, et le couple, dévoré par une passion charnelle et boulimique, est obligé de s’enfuir, de quitter toute attache avec le réel ou le social. La femme, peu à peu, prend le « pouvoir » dans la relation de jouissance et de domination qui lie les deux amants. Imperceptiblement, le « mâle », est pris à ce jeu ne pouvant mener qu’à la mort, qui sera aussi l’ultime moment de sa jouissance. En effet, au cours d’une scène amoureuse, Kichi consent à se laisser étrangler par sa maîtresse, au cours d’un ultime coït. De scène répétée en scène répétée, les deux amants iront jusqu’au bout du plaisir physique. Quelques jours plus tard, la police arrêtera Sada errant radieuse dans les rues de Tokyo, cachant sur elle le sexe coupé de son amant, Kichi. Une voix off nous dit que lorsqu’on arrêta Sada, son visage rayonnait de bonheur…


POINTS DE VUE

Au début des années 70, le producteur Anatole Dauman proposa à Nagisa Oshima de coproduire un film à caractère érotique, pour ne pas dire pornographique. Nagisa Oshima, dont le dernier film, Une petite fille pour l’été, fut un échec en 1972, mit trois ans à relever le défi. Puis se mettant au travail, il s’inspira d’une affaire criminelle authentique qui agita le Japon en 1936. Oshima dut user de stratagèmes pour déjouer la censure et les ennuis pendant le tournage proprement dit. Mais dès la sortie du film au Japon, il fut la victime d’une puissante campagne de la part des tenants de la morale traditionnelle.


L’Empire des sens (qui devait s’appeler la Corrida de l’amour) est sans doute le film le plus insolent jamais réalisé sur l’obsession érotique. Oshima brise les tabous en montrant les organes en gros plan, de manière presque clinique, et sa caméra ne quitte pratiquement jamais les corps des deux amants liés par une passion qui les pousse vers le paroxysme. Lentement, ceux-ci se coupent du réel pour s’enfermer dans des espaces clos et finir par ne plus devenir qu’un seul et même corps s’adonnant au plaisir sexuel. Son film est avant tout la mise en scène d’une relation « sacrificielle » - d’où le nom de « corrida » dans le titre japonais - qui verra l’un des deux amants aller jusqu’au bout du plaisir physique (le moment de la « mise à mort »).


La force du film d’Oshima vient de ce qu’il évite tout voyeurisme, non par défaut mais, pourrait-on dire, par excès. La relation entre les deux personnages a quelque chose d’infernal, faisant tout basculer du côté d’une joie profondément morbide. À force d’être pris à témoin et de voir en gros plan les rapports physiques entre Kichi et Sada, le spectateur finit par comprendre qu’il s’agit là d’un film-manifeste sur l’amour fou, où la représentation du sexe excède la possibilité pour lui d’un regard facile, obscène. L’Empire des sens illustre avec force le mot de Georges Bataille : « L’érotisme est l’approbation de l’amour jusque dans la mort. » Serge Toubiana, Rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma », 1995.


    "C’était à la fin de l’été 1972", raconte Oshima. "Revenant du festival de Venise, où j’avais présenté Une petite sœur pour l’été, je suis passé à Paris. Dans le hall d’une petite salle de projection, le Club 70, Dauman lança soudain la proposition suivante : "Faisons un film ensemble, en coproduction. Ce sera un film érotique. Pour ce qui est du contenu et de l’organisation de la production, je m’en remets à vous. Pour le reste, je fournis l’argent." Ainsi vit le jour L’empire des sens, inspiré de l’histoire d’Abe Sada, qui folle d’amour trancha les parties génitales de son amant. Ce fait divers s’est déroulé en 1936.

Ancienne geisha, Sada est désormais servante dans une auberge à Tokyo. Rapidement, elle attire l’attention de Kichi, le mari de la patronne. Les deux amants sont pris d’une passion charnelle dévorante. Leur recherche du plaisir ultime les conduira jusqu’aux extrémités de leur amour.

Plus de quarante ans après, L’Empire des sens reste ce monuments d’érotisme, cet OVNI qui transforme une scène de sexe en déclaration d’amour. Car le film d’Oshima ne se regarde pas comme un simple déballage pornographique. En dépit de la crudité des scènes, le réalisateur est parvenu à un climax tellement chargé d’émotions que le sexe devient familier. On décèle cet amalgame ambigu de plaisir et de mort, séparés par une frontière trop floue pour les deux protagonistes. Oshima signe ni plus ni moins un miracle du 7ème art, où l’acte d’amour révèle toute sa pureté et sa dangerosité. Edgar Hourrière, 2017.


À L’EST D’EDEN

(EAST OF EDEN)

USA  1955  d’Elia Kazan

avec James Dean, Julie Harris…


RÉSUMÉ

Adam Trask a toujours caché à ses fils, Aron et Cal, l’inconduite de leur mère, Kate, qui a quitté son foyer et vit des revenus d’un bar mal famé. Cal, pour venir en aide à son père - qui ne l’aime guère - s’arrange pour retrouver Kate et monter l’affaire qui doit sauver leur situation. Mais, rendu furieux par les reproches de son père, il dévoile à Aron, pour se venger, la vérité sur leur mère : Aron, désespéré, s’engage ; le vieil Adam est victime d’une attaque qui le laisse paralysé. Abra, fiancée d’Aron, amoureuse de Cal, arrange la réconciliation entre celui-ci et son père. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINTS DE VUE

Malgré quelques lenteurs, la psychologie fouillée des personnages de ce drame familial et l’interprétation remarquable de James Dean (alors inconnu) font de ce film, même s’il n’est pas le meilleur de Kazan, un des classiques de son genre. Denis A. Canal, agrégé de l’université.


        La vieille Amérique chrétienne et puritaine étouffe les jeunes « rebelles sans cause » qui hurlent leur fureur de vivre et leur haine des carcans. Le beau roman de John Steinbeck, publié en 1952, s’inscrit dans cet air du temps, ce goût de liberté qui donne envie de s’affranchir des codes établis. Kazan, adaptateur fidèle, en profite pour rompre avec les règles du cinéma classique : décadrages révélant la haine à peine maîtrisée d’un père pour son fils, scènes d’hystérie dans l’obscurité d’une maison close, ou ce splendide arrêt sur image, saisissant au vol la folie d’une foule de lyncheurs — un homme tient dans sa main la barrière qu’il vient d’arracher, une vieille femme brandit le poing... 

Mais, surtout, le cinéaste donne toute latitude à James Dean, dont c’est le premier rôle, pour improviser un personnage à la limite de l’autisme, dont la démarche inégale et enfantine, les yeux étranges et fous, la façon de marmonner ses phrases ou de relâcher sans prévenir sa brutalité restent inégalés. Kazan avait d’abord envisagé pour le rôle un autre débutant, du nom de Paul Newman. A quoi un mythe tient-il ? Télérama, 2019.

À LA RECHERCHE DE MR GOODBAR

(LOOKING FOR MR GOODBAR)

USA  1977 de Richard Brooks

avec Diane Keaton, Richard Gere…


RÉSUMÉ

Thérésa est apparemment le produit solide d’une éducation catholique parfaite, contrairement à sa sœur Katherine, qui va de maris en amants et abuse des tranquillisants. Pourtant, Thérésa mène une double vie : le jour, elle s’occupe admirablement d’enfants sourds-muets ; la nuit, elle erre dans les bars de la ville à la recherche des hommes, pour assouvir on ne sait quelle sexualité détraquée, jusqu’à l’horreur d’un assassinat sordide. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINTS DE VUE

Ce film, interdit en France aux moins de dix-huit ans, montre crûment une société désaxée dans laquelle un être perdu cherche à ses angoisses une solution que seule la mort vient apporter par l’absurde. Quel est le sens de cette mort ? Brooks ne répond pas… Denis A. Canal, agrégé de l’université.


        Succès de scandale considérable aux Etats-Unis et en Europe en raison du contenu sexuel du film mais qui fut occulté par sa mauvaise réputation, et son éreintement par la critique. 

C’est une œuvre passionnante et symptomatique du cinéma américain des années 70, où les jeunes « wonder boys » du Nouvel Hollywood côtoient des vieux briscards qui n’ont pas dit leur dernier mot et signent souvent des œuvres plus audacieuses et radicales que leurs cadets. À ce titre, il est plus intéressant de comparer À la recherche de Mister Goodbar avec Bande de flics de Robert Aldrich ou Dressé pour tuer de Samuel Fuller qu’avec Taxi Driver ou Hardcore, avec lesquels il entretient pourtant une relation directe sur les thèmes du puritanisme et de la pornographie. À la recherche de Mister Goodbar pose un regard clinique sur une Amérique malade, victime d’une crise morale et d’un dérèglement des mœurs qu’elle ne contrôle plus. C’est presque un film enquête ou un film dossier. L’expérience de la liberté de l’héroïne du film peut en effet s’étendre à celle de tout un pays : Issue d’une famille modeste et catholique fervente, Theresa (Diane Keaton) a vécu un enfance difficile et son épanouissement physique a été freiné par une longue maladie des os qui lui a valu plusieurs années de paralysie. Son émancipation tardive d’un foyer parental très strict dominé par un père tyrannique lui offre enfin l’occasion de goûter aux plaisirs de la chair, rencontrer un amant décevant pour ensuite multiplier les rencontres sexuelles, fréquenter les bars louches et les boîtes disco (le film est rythmé par les tubes de l’époque de Diana Ross et Giorgio Moroder, entre autres), boire, consommer de la drogue, en quête de sensations et d’expériences, mais surtout de liberté. Le contraste entra sa vie diurne (elle enseigne à des enfants sourds muets dans un établissement spécialisé) et nocturne, sa bonne éducation et son comportement licencieux s’aggrave et aura des conséquences tragiques. 

Richard Brooks, scénariste passé à la mise en scène, devenu dans les années 50 un spécialiste des sujets sociaux et des adaptations littéraires, a souvent été considéré comme un cinéaste besogneux, davantage un homme d’idées que de style. Il a pourtant signé quelques films beaux et puissants comme Elmer Gantry, le charlatan ou De sang froid. À la recherche de Mister Goodbar s’inscrit dans cette veine, avec un traitement beaucoup plus hétéroclite en rupture totale avec le classicisme hollywoodien. Brooks mélange les tons et les genres. Si Diane Keaton est au cœur du film – pas de scène dont elle ne soit le pivot, sauf une seule vers la fin – ses différentes rencontres et confrontations avec des membres de sa famille ou ses amants introduisent des styles différents et des ruptures permanentes de ton. Brooks ose des scènes grotesques dans un récit dramatique, des incartades oniriques ou mentales dans un contexte réaliste. Cette narration déstabilisante trouvera son point culminant avec la conclusion brutale du film, suffisamment choquante et inattendue pour qu’on ne la dévoile pas ici : sans doute la fin la plus dérangeante du cinéma américain contemporain. 

On peut aisément imaginer et comprendre les réactions violentes d’une certaine partie de la critique, plus idéologique qu’aujourd’hui, devant un film qui présente un point de vue aussi désenchanté, sombre et pessimiste sur la libération sexuelle, le féminisme et un certain mode de vie. À la recherche de Mister Goodbar fut jugé réactionnaire, grossier, offensant dans sa représentation des marginaux ou des homosexuels. On peut être étonné que Brooks à la recherche d’hyperréalisme et de modernité préfère tourner son film en studio : cela confère au film une texture encore plus hétérogène, presque schizophrène, au diapason de ce que Brooks veut mettre en scène. Richard Brooks ne fait pas toujours dans la finesse, mais ce film volontairement trivial et exagéré atteint une formidable lucidité, et se garde bien de juger moralement, de condamner ou de s’apitoyer sur son héroïne, admirable jusque dans ses égarements, intelligente jusque dans ses erreurs, et génialement interprétée par Diane Keaton. Sa performance dans À la recherche de Mister Goodbar mérite à elle seule le détour. Il faut aussi saluer les interprétations de Tuesday Weld dans le rôle de la sœur de Theresa, Richard Gere dans l’un de ses premiers rôles et le jeune Tom Berenger dans une apparition marquante. Olivier Père, 2013.

    Artisan hollywoodien inspiré à qui l’on doit des réussites aussi éclatantes que Graine de violence ou De sang froid, Richard Brooks a 65 ans lorsqu’il se voit proposer d’adapter à l’écran le roman sulfureux de Judith Rossner. Ni produit érotique racoleur, ni récit moralisateur, À la recherche de Mister Goodbar est un film de son époque (la seconde moitié des années 70), sur le fond comme sur la forme. Sur le fond, le parcours de Theresa (Diane Keaton), fuyant un père psychorigide (Richard Kiley) et une éducation catholique rigoriste, s’apparente à celui de la nouvelle génération américaine d’alors, marquée par les effets de la révolution sexuelle, la contestation politique (les séquelles de la guerre du Vietnam), et une remise en cause de l’ordre social qui n’est pas spécifique aux États-Unis. Voulant dépasser la timide rébellion de sa sœur (Tuesday Weld), Theresa refuse le parcours amoureux conformiste et balisé que lui propose James (William Atherton), préférant papillonner de son ancien professeur de lettres (Alan Feinstein) à un séducteur marginal et fantasque (Richard Gere), en passant par de nombreux hommes d’âge divers rencontrés dans des pubs et boîtes de nuits plus ou moins louches. Sage enseignante le jour et oiseau de nuit à intervalles de plus en plus réguliers, Theresa ne mène pas pour autant une double vie, ne cachant son existence débridée qu’à son entourage professionnel. 

En ce sens, elle n’est pas aussi rêveuse et radicale qu’une Belle de Jour, même si certaines séquences s’avèrent être des fantasmes ou cauchemars, y compris (peut-être ?), l’effrayant dénouement. Sur la forme, le film est la fois linéaire et éclaté, des bribes de vie donnant un éclairage contrasté des tourments de Theresa, avec un mélange des genres (comédie sentimentale, drame psychologique, voire film d’horreur) et des ruptures de ton qui font tout le prix de ce « portrait d’une enfant déchue », d’« une (jeune) femme sous influence ». Car À la recherche de Mister Goodbar s’inscrit aussi dans le courant d’un certain cinéma américain de la décennie, allant de Cassavetes à Schatzberg, filmant des personnages féminins à la dérive sous forme de puzzle et préférant fournir des indices plutôt que de surligner les motivations de ses (anti)héroïnes. Et c’est tout à l’honneur de Richard Brooks que d’adopter une démarche similaire, sans opportunisme ou volonté de saisir l’air du temps, malgré les nombreux tubes musicaux qui flottent sur la bande-son, de Donna Summer à Diana Ross. Impériale et charismatique, Diane Keaton offre une composition mémorable, la même année que sa prestation dans Annie Hall. Si le film de Woody Allen lui permettra de décrocher l’Oscar, on peut penser que les professionnels ont aussi tenu compte de sa performance dans l’œuvre de Brooks. Gérard Crespo, 2013.

LE CUIRASSÉ POTEMKINE

(BRONENOSETS POTYOKIN)

Russie  1925  de Sergueï Mikhailovich Eisenstein

Avec Grigori Aleksandrov, Aleksandr Antonov… 


SYNOPSIS

Un épisode de la Révolution russe de 1905 : l’équipage d’un cuirassé, brimé par ses officiers, se mutine et prend le contrôle du navire. Arrivés à Odessa, les marins sympathisent avec les habitants qui se font brutalement réprimer par l’armée tsariste…


COMMENTAIRE

La présentation du Cuirassé Potemkine, le 21 décembre 1925, au Bolchoi Théâtre de Moscou, devait être un événement d’une portée mondiale. Avant lui le cinéma soviétique n’avait guère passé les frontières, et ses succès avaient été limités. Potemkine fut un véritable coup de canon qui lui ouvrit toutes les frontières et força tous les blocus. Il n’y eut pas besoin d’attendre les référendums internationaux organisés en 1949 et 1968 en Belgique pour qu’il soit proclamé « le plus beau film du monde ». Ce choc majeur ne fut pas tant produit par une forme d’une rare perfection. Ce fut plus tard qu’on disserta sur la structure et l’originalité de son montage. Ce furent la nouveauté et la puissance de son sujet qui ébranlèrent le monde cinématographique. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma, les masses révolutionnaires devenaient héros collectif. Il y avait eu La Grève certes, mais bien que primée en 1925 à l’Exposition internationale des Arts décoratifs à Paris, dans une section organisée par Léon Moussinac, le film n’avait pu passer les frontières.


La force de Potemkine était telle que la censure fut impuissante contre lui. Malgré son interdiction dans de nombreux pays, il toucha directement le coeur du public. Grâce à lui le cinéma soviétique, après les années de reconstruction et de recherches, parvint au plus haut niveau de l’art. Le cinéma était bien devenu, pour l’U.R.S.S., l’ »art le plus important » puisqu’un film allait avec une rare efficacité imposer la réalité soviétique au monde.


La « synecdoque » est une figure de rhétorique par laquelle on peut prendre notamment une partie pour le tout. La synecdoque était alors chez Eisenstein un mode de pensée et d’expression. Il a remarqué qu’il avait usé dans le Potemkine d’une frappante image-synecdoque, lorsque le lorgnon du médecin-major se substitue, au moment voulu, à son propriétaire : lorsque les matelots l’ont jeté par-dessus bord, le lorgnon, se balançant à un cordage, remplace le monticule englouti.


Potemkine lui-même fut tout entier une synecdoque parce que, reconstituant deux ou trois journées historiques de 1905, il se trouva synthétiser tous les éléments révolutionnaires de cette année.


La Grève avait été déjà une synecdoque, qui avait synthétisé en un seul épisode les luttes ouvrières de 1910-1914. Esprit universel et encyclopédique, passionnément curieux de tout, Eisenstein avait eu besoin d’embrasser toute cette période pour en exprimer ensuite l’ »image affective » dans un épisode caractéristique. Ce fut aussi la synecdoque, l’argent entendue, qui le conduisit à la méthode du « typage », plus tard systématisée dans Octobre. Par ce moyen, il voulait trouver dans un individu bien choisi l’expression de toute une catégorie ou classe sociale, à un moment historique donné.


La mutinerie du cuirassé Potemkine avait commencé par figurer très incidemment dans les six parties de L’Année 1905. La « vieille militante » Nina Agadjanova-Choutko n’avait alors que trente-six ans. Eisenstein l’a dépeinte comme une femme aux yeux bleus, timide et modeste, qu’il appelait « Nouné », diminutif de son prénom arménien… Eisenstein et « Nouné » durent travailler au développement du sujet de L’Année 1905 pendant tout le printemps et le début de l’été 1925. La mutinerie du Potemkine n’occupait guère plus d’une page dans cet énorme scénario. Ayant dû renoncer à l’ambitieux projet de L’Année 1905, Eisenstein se borna à un seul de ses plus fameux événements, la mutinerie du Potemkine, qui avait eu lieu à Odessa en juin 1905.


Assisté d’Alexandre, Eisenstein se mit à transformer en scénario cinquante lignes de son manuscrit fleuve. Après avoir interrogé les témoins encore nombreux de l’événement, il rédigea, pressé par le temps, une « esquisse » de quelques pages dactylographiées, divisée en « cinq actes ».


« Pour faire un film sur un cuirassé, il faut d’abord un cuirassé », écrit encore Eisenstein. Un croiseur de 1905, tout rouillé, servait de dépôt pour des mines sous-marines que, faute de temps, on n’avait pu entreposer ailleurs. On ne put pas non plus faire prendre la mer au vieux rafiot. La scène de la mutinerie fut donc tournée en rade d’Odessa, la plage arrière ayant été dirigée vers le large. Il fallut aussi reconstituer une partie de sa superstructure avec des charpentes et des feuilles de contreplaqué, qu’une couche de peinture harmonisa avec le reste du bâtiment. Les scènes se déroulant à l’intérieur du Potemkine et l’épisode da la viande grouillant de vers furent tournés à bord du croiseur Komintern. Suivant Eisenstein, presque tous les acteurs furent des inconnus, des gens dont le nom demeure ignoré, à l’exception d’Antonov, de Grigori Alexandrov, du metteur en scène Barski et du maître d’équipage Levtchenko, dont le siffle nous a tant aidés pendant le tournage (1945). Beaucoup de scènes furent improvisées au cours du tournage, qui ne figurent pas dans l’esquisse préalable.


L’esquisse de la troisième partie (Le sang crie vengeance), qui montrait non les funérailles, mais le corps de Vakoulintchouk exposé sur le môle d’Odessa, comportait pour sa première partie trente-cinq numéros qui sont devenus soixante-trois dans le montage définitif. Les quatre premiers numéros ont été développés en une séquence de vingt plans environ, dont une dizaine montrent le port d’Odessa dans la brume.


Eisenstein insiste sur le choc que lui produisit l’escalier d’Odessa, ce splendide escalier à l’italienne, aussi beau que celui de l’Orangerie de Versaiilles. Le rythme souverain de ses marches descendant vers la mer ne pouvait manquer de frapper ce grand plasticien, ancien étudiant en architecture, mais aussi ancien metteur en scène de théâtre.


La scène de l’escalier, sommet dramatique de la tragédie, est tellement saisissante qu’elle fut donnée comme historique, dès 1928, dans un guide l’U.R.S.S., et qu’elle a aussi été affirmée comme telle dans un livre américain consacré à la mutinerie. Il n’en demeure pas moins que le massacre n’eut pas lieu en plein jour, dans ce cadre prestigieux, mais de nuit, dans des rues et des faubourgs fort éloignés de cet endroit.


Après la violence des massacres sur l’escalier, le dernier « acte » de la tragédie a été qualifié par son auteur de « point d’orgue en accord majeur ». Pendant la période de l’attente, la progression dramatique faiblit, mais au branle-bas de combat du Potemkine, qui se prépare à se défendre contre l’escadre tsariste, succède en apothéose le moment où, aux cris répétés de Frères ! Frères ! les autres équipages, au lieu de tirer, fraternisent avec leurs camarades. Mais l’histoire ne s’arrêta pas là. Le Potemkine tira cinq coups de canon (dont trois à blanc) sur l’Opéra d’Odessa, où siégeait un conseil de guerre institué pour juger les manifestants arrêtés au cours des émeutes durant la nuit qui précéda les obsèques solennelles de Vakoulintchouk. Elles avaient été plutôt paisibles, mais s’étaient déroulées dans une ville où fumaient encore les incendies d’une nuit sanglante. Eisenstein, synthétisant ces massacres nocturnes dans l’ « acte » tragique des escaliers, leur fit succéder immédiatement, par un raccourci dramatique, le bombardement de l’Opéra.


L’esquisse de Eisenstein parlait de panthères traînant un char. Elles sont devenues des lions dans le film. Le lion qui se lève et rugit est un des morceaux célèbres du Potemkine, car il est l’image du peuple se levant à l’appel de la révolution de 1905. On peut cependant remarquer que ces trois images succèdent à la très violente séquence des escaliers, et que le spectateur secoué encore par l’émotion peut ne pas comprendre que s’animent ces statues parmi d’autres statues. Il peut même lui arriver (comme à moi) de revoir dix fois le film, en marquant moins les lions que la grille qui s’écroule, parce qu’elle matérialise le bombardement des obus sur « le repaire des bandits ».


Les trois plans du lion n’en constituent pas moins une animation de la sculpture par la seule juxtaposition de plans décomposant un mouvement, comme le firent les lanternes magiques du XIXe siècle avant l’invention du cinéma - et même du phénakistiscope. Le « réveil du lion » est créé par une « ellipse » visuelle supprimant une partie du temps et des mouvements. Le procédé avait déjà été utilisé quelques minutes plus tôt dans les deux images finales de l’escalier.


Il n’y a pas de transition entre ces deux plans, pratiquement fixes étant donné leur brièveté. Dans la durée réelle le cosaque n’aurait pas eu le temps d’abattre sa cravache, le lorgnon de se briser, le sang de couler sur le visage de la vieille femme. L’ellipse est donc analogue à celles des lions.


L’œil crevé sous le lorgnon était une typique « attraction » - coup de poing, comme dans la séquence de la mutinerie le crucifix du pope planté tout vibrant comme une hache dans le plancher, l’officier escaladant historiquement un piano en brisant les bougies sous ses chaussures blanches, la bâche dont on recouvre les marins pour les fusiller, enfin et surtout le terrible morceau de viande grouillant de  vers, etc. Mais l’apparition de ces attractions suit la logique du récit. Tous ses éléments sont pris à bord du cuirassé, sans intervention d’aucun détail extérieur. 


Eisenstein et Tissé furent parmi les premiers en U.R.S.S. à utiliser en extérieurs des miroirs réflecteurs, pour modeler leurs images. Le reflet d’un d’entre eux a été utilisé dans le saisissant épisode où la mère remonte l’escalier, portant l’enfant mort dans ses bras. Elle marche dans l’ombre, mais une lumière rectangulaire (le reflet du soleil dans un grand miroir) accompagne ses pas…


Pour la séquence de l’escalier Eisenstein utilisa le travelling. Les mouvements d’appareil sont aussi rares dans ses films que chez Griffith. Par principe bien plus que par nécessité. Il tend à immobiliser ses « cadres ». Il immobilise aussi sa caméra, ou ne lui donne le mouvement que pour enfermer un sujet en mouvement en mouvement dans la rigueur de son cadrage.


Pour l’épisode de la mère et de la voiture d’enfant, Eisenstein avait expressément prévu des travellings destinés à accentuer les effets de montée ou de descente, en les suivant, ou en les contrariant. Les studios d’Odessa ne disposaient pas d’une plate-forme spéciale. Il fallut improviser une sorte de petit wagonnet qui roula sur des rails de bois. Les moments de travelling devaient être limités à cette séquence. Ils sont brefs mais très saisissants.


En France, la projection du film ne devait être autorisé qu’en… 1952, soit vingt-sept ans après sa réalisation, et quatre ans après qu’un référendum organisé en Belgique parmi les plus grands réalisateurs internationaux l’eut désigné comme « le plus beau film du monde ». Mais le Potemkine avait été présenté pour la première fois en privé à Paris, en novembre 1926, à l’Artistic Cinéma, rue de Douai, par le Ciné-Club de France, fondé par Germaine Dulac et que présidait Léon Poirier. La salle était presque exclusivement composé de cinéastes et de professionnels, attirés par les échos apportés par Fairbanks et les journaux berlinois. Léon Moussinac avait été l’organisateur de cette séance. L’accueil fut extraordinaire. À la fin du spectacle la majorité de la salle, debout, applaudit interminablement. Beaucoup des meilleurs réalisateurs français étaient parmi les plus enthousiastes et avaient les larmes aux yeux.


Peu de films ont eu une telle importance et une telle répercussion internationale… Le Potemkine ouvrait une nouvelle ère du cinéma. L’art du film n’était plus désormais une création de l’ « intelligentsia » pour une élite appartenant aux classes les plus aisées. Grâce à lui on commença à pressentir que ce moyen d’expression nouveau qui s’était développé grâce aux masses pourrait devenir un moyen d’expression pour les masse… Une telle évolution était certes la conséquence de la fondation du premier état prolétarien, et de la nationalisation du cinéma par Lénine. Mais sans ce film-choc l’évidence de cette transformation ne serait peut être pas parvenue à la conscience des créateurs - et des larges masses- en aussi peu de temps, puisque six années seulement avaient séparé le décret de Lénine et la présentation du Potemkine.


Fonçant à l’aveuglette sur la vaste escadre du monde qu’il pouvait croire hostile, Le Cuirassé Potemkine avait donc été partout accueilli par des foules qui agitèrent les bras avec enthousiasme et reconnaissance, criant « Frères » non seulement au film et à son réalisateur, mais à un nouveau type d’Etat, alors bien mal connu dans le monde occidental… Georges Sadoul (extraits « L’art muet (l’après-guerre en Europe), Histoire générale du cinéma, ed. Denoël,1975)


LA RÈGLE DU JEU

France 1939 de Jean Renoir

avec Marcel Dalio, Jean Renoir…


L’HISTOIRE

Aéroport du Bourget, fin des années trente : une foule en délire accueille l’aviateur André Jurieu qui vient de réaliser un exploit étonnant en traversant l’Atlantique en vingt-trois heures. Mais la joie du héros est assombrie par l’absence de Christine, le jeune épouse d’un grand bourgeois parisien dont il est secrètement amoureux et qu’il espérait conquérir en réalisant cette performance. Cruellement meurtri, il provoque un  scandale en adressant publiquement des reproches à la jeune femme devant les micros d’une grande radio parisienne. Puis, revenant vers Paris en compagnie de son vieil ami Octave, il tente de se tuer en jetant sa voiture dans un fossé. Impressionné par ce geste, Octave, qui est aussi le grand confident de Christine, décide de tenter d’intercéder en sa faveur.


Malgré le scandale provoqué par la confession publique de l’aviateur, Octave réussit à convaincre tour à tour Christine et son mari, Robert de La Chesnaye, aristocrate mondain dont la seule passion est de collectionner de vieux automates, d’inviter son ami à une partie de chasse dans leur propriété de Sologne. Accompagnés de leurs domestiques, les époux La Chesnaye arrivent au château de la Colinière, où vont les rejoindre leurs nombreux invités, tous grands bourgeois ou issus de la vieille noblesse. Parmi ceux-ci figurent bien entendu Octave et Jurieu, mais aussi Geneviève, l’amante du marquis de La Chesnaye avec qui ce dernier, repris d’une passion subite pou sa femme, a décidé de rompre.


Devant le « clan » au grand complet, Christine, sincère et innocente, tente de mettre un point final aux rumeurs en prononçant un discours où elle insiste sur le caractère purement amical de sa relation avec Jurieu. Même si cette nouvelle confession ne fait que confirmer les soupçons (totalement injustifiés) qui pèsent sur la jeune femme, son discours est chaleureusement applaudi. Les apparences sont sauves. Ce petit monde, un instant déstabilisé par le scandale, va pouvoir à nouveau vaquer en toute quiétude à ses occupations. Pour célébrer cet heureux dénouement, Robert de La Chesnaye annonce son intention d’organiser après la chasse une grande fête en l’honneur de l’aviateur.


Au même moment, chez les domestiques, les intrigues vont bon train. Marceau, un braconnier pour lequel Robert s’est pris d’amitié au point de l’engager à son service, courtise la servante de Christine. Mais Lisette est mariée au garde-chasse Schumacher, personnage autoritaire et violent qui voue une vieille rancune au braconnier.


Au cours de la partie de chasse, Robert annonce à Geneviève sa décision de mettre un terme à leur relation. Résignée, celle-ci lui demande et obtient un dernier baiser d’adieu, surpris de loin par Christine qui se méprend naturellement sur son sens. Découvrant l’existence d’une relation qu’elle était d’ailleurs la seule à ignorer, l’innocente et vertueuse jeune femme décide soudain de céder à un de ses nombreux prétendants…


Alors que la fête bat son plein, Christine tombe dans les bras d’un de ses invités, Saint-Aubin, ce qui déclenche bientôt une bagarre entre ce dernier et Jurieu. Au même moment, Schumacher surprend Lisette dans les bras de Marceau qu’il poursuit à travers le château, bien décidé à venger son honneur de mari bafoué.

Rythmés par une musique de plus en plus endiablée, les événements se précipitent. Christine avoue soudain son amour à Jurieu et lui propose de fuir avec elle. Mais l’aviateur, en grand bourgeois respectueux des usages et des conventions, tient à avoir au préalable une explication loyale avec Robert. En fait, celle-ci tourne court et déclenche un nouveau pugilat, brutalement interrompu par des coups de feu tirés par Schumacher, qui continue à poursuivre Marceau.


À l’issue de ces épisodes mouvementés, que la plupart des invités ont pris pour des distractions prévues au programme de la fête, La Chesnaye et Jurieu se réconcilient, tout comme Marceau et Schumacher, qui devront pourtant quitter le château. Alors que Robert prend, à regret, congé de ses deux domestiques, Octave, auprès de qui s’est réfugiée Christine, avoue soudain à son tour sa flamme à la jeune femme et l’exhorte à fuir en sa compagnie ce monde d’ennui et de duplicité. Sur le point de partir, Schumacher et Marceau surprennent le couple qui s’est réfugié dans une petite serre du jardin. Mais dans l’obscurité, c’est sa propre femme, Lisette, que le garde-chasse croit voir dans les bras d’Octave, car Christine porte à cet instant une pèlerine appartenant à sa servante. D’un commun accord, les deux hommes décident de se venger en tuant celui qu’il prenne pour leur rival.


Alors que Christine attend dans la serre, Octave retourne au château prendre quelques affaires. Sermonné par Lisette, il renonce soudain à son projet et propose à Jurieu de rejoindre Christine. L’implorant de partir cette fois sans délai, Octave jette son manteau sur les épaules de l’aviateur. Schumacher, à nouveau abusé par le vêtement, croit voir Octave et tire. Jurieu tombe, tué sur le coup.


Devant ses invités rassemblés, Robert de La Chesnaye rend hommage à l’aviateur, attribuant sa mort à un « regrettable accident ». Une fois de plus, les apparences sont sauves. Malgré ou plutôt grâce au sang versé, l’impitoyable règle du jeu qui régit le clan a été préservée. Déprimé, déçu par ce monde autant que par lui-même, Octave quitte le château et s’enfonce dans la nuit. Pierre Guislain, La Règle du Jeu, éd. Hatier, coll. Image par Image,1990.


POINTS DE VUE

Il est, dans La Règle du jeu, un plan révélateur. La marquise éprouve soudain l’envie d’avouer à ses hôtes la nature exacte de ses relations avec l’aviateur Jurieu. Le plan commence sur eux d’une manière assez rapprochée. La caméra recule lentement en travelling arrière. Le marquis et Octave, inquiets et gênés des confidences publiques de Christine, se glissent derrière eux et grimacent dans leur dos. La caméra recule toujours, découvrant le groupe des invités ; Christine se tire admirablement de l’épreuve. Chacun se récrie, applaudit. « On se déguisera », lance la marquis. « C’est ça, on se déguisera », répondent les invités.


La vérité dite par Christine se transforme sous nos yeux en sa vérité, puis en une vérité mondaine, c’est-à-dire en un mensonge élégant. Telle est la difficulté d’un film où la relativité chère à Einstein, mais surtout à Pirandello, joue un rôle primordial. À chacun sa vérité (dit Pirandello), car chacun a ses raisons (ajoute Octave-Renoir). La vérité, ici, avance habillée en mensonge.


Mais elle avance. Car le mouvement obéit à deux vitesses. L’une qui est celle de la vie, donc celle des personnages, car, sur cette terre, chacun veut être maître de sa vie et la mener à sa convenance. Mais l’autre appartient à l’existence, à l’ordre cosmique dont les règles sont intransgressables et fixes comme est fixe le mouvement de gravitation universelle. La vérité (les vérités) de la vie ne peut être celle, unique, de l’existence.


Le film aura donc deux vitesses. La première qui va jusqu’à la fête de la Colinière soumet la caméra aux plans, intrigues et jeux des personnages. La seconde commence avec la danse de mort (le piano mécanique qui joue seul). La mort amène le bal et la caméra prend le pouvoir. Désormais les personnages sont entraînés dans le tourbillon qu’elle lance jusqu’à épuisement, jusqu’à la vérité suprême : la mort.


Double vérité, double vitesse, double point de vue. Le propre de l’artiste est de rendre à la fois le dehors et le dedans : l’objectivité de l’événement et la subjectivité de ceux qui le subissent. Mais le parti pris réaliste de Renoir de favoriser totalement l’événement au détriment du vécu l’oblige à substituer au diptyque dehors-dedans celui du près et du loin.


De près, les personnages sont charmants. ce sont de grands enfants irresponsables qui s’embrouillent dans le mouvement de leur sentiment. De loin, ils appartiennent à un groupe, un clan social, dont le mouvement général obéit à la loi de l’intérêt, donc de la propriété. Ainsi, le plan que nous évoquions ci-dessus, Christine explique son vécu, son point de vue subjectif : sa relation avec Jurieu est désintéressée, purement chevaleresque comme la Dame qui encourage son héros avant le tournoi. Mais en s’éloignant, la caméra révèle que son discours conforte l’intérêt de la classe supérieure qui veut que l’épouse a le droit d’être infidèle si elle sait sauver la face (les règles de la propriété).


Telle sera la règle du jeu cinématographique établie par Renoir : celle d’une incessante distanciation. Il faut donc que l’œil soit libre de saisir le détail de près et d’envisager sa place dans le mouvement d’ensemble. Ce qui implique la profondeur du champ de vision et la largeur du champ d’écoute, car chez Renoir la caméra est une fenêtre qu’on ouvre sur le monde. En permanence la vie entre ou sort du cadre et celui-ci est d’une incessante disponibilité. Il ne se fige jamais, regarde à droite, regarde à gauche, suit le mouvement de déplacement des personnages au début du film, les provoque vers la fin et révèle en définitive que cette souplesse et cette liberté du cadre cinématographique cachent la rigidité du cadre mental que s’impose une classe sociale. La liberté a une limite : la règle du jeu. Jean Douchet, 1990.


    En 1938, Jean Renoir sort de La grande illusion et de son retentissant succès international. Il souhaite alors retourner vers un cinéma de facture plus classique, échapper quelque part au naturalisme et à La bête humaine. Le réalisateur veut mettre en scène une critique de la société qu’il considère toujours comme résolument pourrie, mais sous la forme d’un film agréable ; par la suite, il qualifiera lui-même La règle du jeu de "drame gai". Il renoue de fait avec la tradition littéraire et théâtrale française : "Je n’ai pas eu l’intention de faire une adaptation ; disons que lire et relire Les caprices de Marianne, que je considère comme la plus belle pièce de Musset, m’a beaucoup aidé. Mais il est évident que cela n’a que des rapports très lointains ; c’est beaucoup plus pour la conception des personnages que pour la forme et l’intrigue que les acteurs m’ont aidé." 

Le tournage s’avère être un calvaire, et enregistre un retard inquiétant en raison des conditions climatiques capricieuses. Le budget est crevé et Jean Renoir doit revoir ses ambitions à la baisse. Il en résulte néanmoins une envolée cinématographique d’une rare pureté où acteurs, réalisation et dialogue ne font qu’un pour magnifier chaque plan du film. Jean Renoir décrit ici la dérive d’une société bourgeoise gangrenée par ses propres atermoiements amoureux sur un ton, et c’est là la paradoxe savoureux, d’une extrême gaieté et d’une grande finesse. Fasciné par La règle du jeu, François Truffaut dira "qu’on a envie de le voir tous les soirs pour voir s’il s’y passe toujours la même chose", tant le fond et la forme sont riches. 

Jean Renoir évoque la profondeur de ses personnages : "Si je devais rattacher La règle du jeu à l’un de mes films, je citerais La grande illusion. J’ai renoncé à tout travail de composition qui ne se fonde, si j’ose dire, sur le « perpétuel devenir » de la vie : comme ceux de La grande illusion, les personnages de La règle du jeu se sont échappés de mes mains et ont fait eux-mêmes leur film. À la confrontation dramatique artificiellement amenée et composée, ils ont substitué des confrontations vraies où ils expriment, avec la plus grande complexité, leur caractère autonome. Cela a peut-être ralenti le rythme de l’action, et il se peut que mon expérience ne donne pas de résultats concluants. Mais j’avais besoin de la faire, d’exposer une conception des êtres et du monde qui est la mienne." 

Malheureusement, le film est un cinglant échec public (entendre l’anecdote de Renoir dans sa présentation). Le réalisateur dépité par autant de critiques acerbes accepte même de revoir le montage et d’apposer une douzaine de coupes. En 1959, le Festival de Venise lui apporte sa revanche sur un plateau. La règle du jeu est en effet présenté dans sa version originale et déclenche des salves d’applaudissement. Le film de Renoir est enfin réhabilité. Edgar Hourrière, 2022.

CITIZEN KANE 

USA 1946  de Orson Welles

avec Orson Welles, Joseph Cotten…


RÉSUMÉ

À la mort du milliardaire Charles Foster Kane, un grand magnat de la presse, Thompson, un reporter, enquête sur sa vie. Les contacts qu’il prend avec ses proches lui font découvrir un personnage gigantesque, mégalomane, égoïste et solitaire. (AlloCiné)


POINTS DE VUE

Citizen Kane est l’un des rares films qui ont contribué à l’évolution de l’art cinématographique. Un rapide survol de l’histoire du cinéma jusqu’en 1941 permet d’en saisir la raison. De 1895, année d l’invention du cinématographe, jusqu’en 1910 environ, nous sommes à l’époque primitive. Le langage est encore balbutiant. Mais déjà se produit le phénomène que relevait si justement Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française : la naissance et le développement du langage cinématographique furent un long dialogue entre les créateurs et le public. Dès qu’un cinéaste « inventait » une nouvelle forme d’expression, une figure originale, le public la comprenait (quelquefois la rejetait) et l’adoptait. À partir de 1910, avec l’utilisation de plus en plus complexe du montage, on assiste à une accélération dans l’art du récit. Et la décennie 1920-1930 voit s’épanouir, triompher le langage cinématographique.

Mais cela ne fut possible que parce que le cinéma fut muet pendant 35 ans. Il avait l’obligation de s’exprimer par les images, et un vrai cinéaste se devait d’inventer constamment des figures visuelles et plastiques pour échapper aux explications banales des sous-titres.


L’arrivée du parlant en 1929-1930 bouleverse ce prodigieux acquis. certes, pendant les quatre premières années, jusqu’en 1934 environ, les cinéastes du muet cherchent à utiliser non la parole, mais le sonore pour renforcer l’emprise de l’expression visuelle. Les films de cette époque, ceux de Fritz Lang, Jean Renoir, Josef von Sternberg, Howard Hawks, Jean Vigo…, savent que le son éveille l’acuité de la vue.

Mais producteurs et financiers n’ont aucun intérêt à ces recherches esthétiques. Ils imposent la théâtralisation du cinéma. Le dialogue, les mots d’auteur, les explications verbales transforment le cinéma en théâtre filmé. L’expression plastique devient décorative et l’expression sonore purement fonctionnelle.


Quand Hollywood offre un contrat mirifique au jeune génie de 25 ans, elle le lui offre parce qu’il est un homme de théâtre (acteur, metteur en scène, directeur de troupe) et un homme de radio qui vient d’acquérir une célébrité immense avec la mise en ondes de La Guerre des mondes de H.G. Wells. On s’attend certes à des excentricités mais guère au résultat final.

Welles, qui depuis l’âge de douze ans est un cinéphile passionné, qui a été nourri du « cinéma muet » (cette fameuse décennie 1920-1930), qui est un inconditionnel du cinéma allemand expressionniste et du naturalisme d’Erich von Stroheim, veut retrouver la force expressive du langage cinématographique : il redonne priorité à la visualisation, aux formes plastiques, à l’éclatement du récit linéaire. Il réinvente les procédés expressionnistes qu’un John Ford avait récupérés et utilisés. Et surtout, il libère le sonore de la théâtralité. Il contraint la parole à n’être qu’un bruit parmi d’autres (cf. la voix criarde de Susan Alexander). La dramaturgie théâtrale obéit de nouveau à la dramaturgie plastique.

Par là, Welles réconciliait le cinéma parlant avec le cinéma muet. Après lui, le langage cinématographique put reprendre sa marche triomphale. Jean Douchet.


        Le premier film de Welles, tout comme les suivants d’ailleurs, s’inscrit subtilement dans une réalité très concrète, celles de l’Amérique des années trente, une Amérique qui a des comptes à régler avec son histoire.

Une histoire qui se confond avec celle de son héros, Charles F. Kane, dont nous suivons l’évolution à travers cinq flashes-back qui couvrent une vie entière, celle de l’Amérique entre 1880 et 1940, de l’enfance du citoyen jusqu’à sa mort. Le réalisateur revendique d’ailleurs cet engagement : « Je pense qu’il est du devoir de tout artiste de critiquer sa civilisation, ses contemporains. c’est une tâche claire et nette pour un artiste de quelque ambition… C’est la ploutocratie américaine que j’ai critiquée de différentes façons, dans La Splendeur des Amberson, dans La Dame de Shanghai comme dans Citizen Kane. » Roosevelt combat à sa manière cette ploutocratie… Sandra Joxe.


        C'est le film de tous les records, celui que tant de cinéastes et de critiques placent au plus haut : il fut tourné en 1940 par un jeune homme de 25 ans qui faisait ses débuts derrière la caméra : Orson Welles. Pour le centième anniversaire de sa naissance, Citizen Kane est, pour la première fois, édité en haute définition dans le format Blu-ray, avec un livret plein de photos et de documents d'époque. Dans les bonus, on accède à un commentaire passionnant (mais non sous-titré) du réalisateur Peter Bogdanovich, qui s'exclame presque à chaque scène : « Personne n'avait jamais filmé comme ça avant ! », « Un tel cadrage n'avait jamais été fait ! »... 

Citizen Kane, c'est le cinéma pris d'assaut par un jeune prodige qui s'est rendu suffisamment célèbre au théâtre et à la radio pour décrocher un contrat en or à Hollywood : on lui accorde toutes les libertés, et il les prend. Acteur reconnu déjà, il s'offre un vrai cadeau en interprétant Kane, ambitieux patron de presse, de 25 à 75 ans. Et à cette saga qui raconte le pouvoir, la fortune, la solitude et le passage du temps, il donne une forme somptueuse et baroque, avec une mise en scène qui défie les règles et bouscule les spectateurs. Ceux de l'époque furent, d'ailleurs, décontenancés, et le film considéré comme un échec. Welles ne retrouva jamais le pouvoir qu'il avait eu pour son premier film. Le destin de Citizen Kane était de rester unique en tout. Frédéric Strauss, 2015.

    En 1941, le génie joufflu se remet à peine de ses péripéties radiophoniques new-yorkaises. Le phénomène vient tout de même de provoquer un joli mouvement de panique générale à coups de canulars extraterrestres. Il décide alors de s’en prendre au celluloïd et de faire tourner la tête, cette fois, au cinéma. Voici donc Citizen Kane, grandeurs et décadences du citoyen Charles Foster Kane. Une biographie officieuse à peine romancée de William Randolph Hearst, le célèbre et rocambolesque magnat de la presse américaine du début du vingtième siècle. Dans sa somptueuse demeure de Xanadu, la construction individuelle la plus coûteuse depuis les pyramides selon les journaux, Charles F. Kane vient de décéder. "Rosebud" est le mystérieux dernier mot qu’il prononce sur son lit de mort. Pour trouver un angle original à son article nécrologique, un journaliste décide de comprendre le sens de ce mot. Il enquête pour cela auprès des gens qui ont connu le personnage. L’occasion de parcourir l’incroyable destinée du Citizen Kane. Orson Welles est un garnement surdoué. Non seulement il investit l’usine à rêves de Hollywood, mais il y provoque en plus un tremblement de terre. Il fait table rase de toutes les règles, de tous les codes, de tous les principes narratifs et autres dogmes qu’ont déjà établis deux générations de cinéastes. Il profite à merveille des récentes innovations techniques et optiques des caméras pour bouleverser les perspectives de ses images, et créer de nouveaux espaces cinématographiques. À l’écran, l’effet est saisissant. Ses plans s’appuient sur des lignes de force vertigineuses, idéales pour retranscrire la démesure de l’empire médiatique de Kane. Ses cadres exploitent les nouvelles opportunités de composition avec un talent que n’aurait pas désavoué Eisenstein. Cette maestria est stupéfiante pour un premier film. Le cinéaste joue avec culot de la profondeur de champ, du contraste ou des contre-jours inquiétants. Il use du hors-champ ou de la tension visuelle avec une audace inégalée. Chez Welles, chaque image est une saga en soi. 

Le montage offre au récit un rythme frénétique, aussi trépidant que furent les frasques de ce Murdoch d’antan. Citizen Kane est une symphonie endiablée de flash-back et d’ellipses redoutables qui s’entremêlent sans anicroches, ponctuée par des plages plus calmes laissant place à la mélancolie, à l’amertume, à l’amour déçu. Cette structure en puzzle innovante est maîtrisée de bout en bout. Malgré sa modernité, le spectateur ne s’y perd jamais. Alors le chef-d’œuvre devient référence, puis modèle, maintes fois copié, décliné, cité, jusqu’à aujourd’hui. Après Citizen Kane, rien n’est plus vraiment pareil dans le cinéma.  Soixante ans plus tard, on ne peut oublier l’épopée de l’Inquirer, le journal de Kane, ni la fascination exercée par Xanadu, le seul "personnage" comparable à Kane : tellement grand, et tellement seul. Et ce fameux "Rosebud", ce bouton de rose qui intrigue tant. La clé, le noyau, le talon d’Achille du géant ? Pourquoi ? Qui est-ce ? Et la solution, en forme de magnifique conclusion fataliste qui montre que Rosebud est... Mais arrêtons-nous là, il reste quelques personnes qui, paraît-il, n’ont pas encore visité ce monument. Les veinards. Romain Rogier, 2022.

LES 400 COUPS

France  1959  de François Truffaut

avec Jean-Pierre Léaud, Claire Maurier…


RÉSUMÉ

Antoine Doinel, 13 ans, est un enfant comme les autres, peut-être un peu plus dissipé en classe et plus avide d’affection que d’autres. Une affection qu’il ne trouve guère auprès de ses parents : une mère volage, un père pas méchant mais indifférent et lâche…

Un jour, après une réprimande de son instituteur, Antoine regagne plus tôt le domicile familial et découvre  sa mère dans les bras d’un amant. Il fait une fugue, se réfugie chez un de ses copains. De retour chez ses parents, il devient de plus en plus « difficile ». Il vole une machine à écrire ; il est arrêté, interrogé par la police et envoyé dans un centre pour mineurs délinquants. Il s’en échappe pour aller voir la mer…


COMMENTAIRE

Dédié à la mémoire d’André Bazin - qui, mort en 1958, avait été pour lui un ami, et plus, un père -, Les 400 coups, le premier long métrage de François Truffaut, fut l’une des heureuses surprises du festival de Cannes en 1959 (il y obtient le prix de la mise en scène). On n’attendait pas, du critique féroce du cinéma de la « qualité française », du laudateur du cinéma américain de Hitchcock et de Hawks, ce film tendre, pudique, puisant ses sources dans une tradition nationale illustrée par Vigo et Renoir. C’était oublier le court métrage réalisé auparavant par Truffaut - Les Missions, d’après une des nouvelles des « Virginales » de Maurice Pons - dans lequel son regard sur l’enfance, sur ses « problèmes », sur son environnement, témoignait déjà de la même acuité et de la même tendresse.

Moins autobiographique qu’on ne l’a dit, Les 400 coups est un film intimiste - et ce sont sans doute ses limites. Mais la sensibilité du cinéaste face à son personnage, l’émotion pudique qu’il fait partager devant son désarroi assurent aux « 400 coups » une place de choix parmi les films ayant pout thème l’enfance, et plus précisément le passage de l’enfance à l’adolescence. Attention, respect, lucidité : rares sont les cinéastes à en faire preuve avec autant de constance devant des enfants. Une attitude que François Truffaut aura encore l’occasion de manifester, comme en témoignent notamment L’Argent de poche et surtout L’Enfant sauvage. Jacques Chevallier - 1988


POINTS DE VUE

(…) « Le sujet des 400 coups est donc le plus banal qui soit. Seulement voilà : l’histoire la plus banale a toujours quelque chose d’unique pour celui qui la vit. Et c’est ce quelque chose d’unique dont Truffaut s’est souvenu et qu’il a su exprimer dans son film. Antoine est semblable à des milliers et des milliers d’enfants victimes, comme lui, de la sottise, de la lâcheté ou de l’indifférence des grandes personnes. Mais en même temps, parce qu’Antoine c’est Truffaut comme Poil de Carotte était Jules Renard, cet Antoine-là ne ressemble à personne d’autre. (…)

Mais si Les 400 coups sont avant tout une confession, c’est une confession dépouillée de tout romantisme, de toute sensiblerie superflue. J’évoquais tout à l’heure le souvenir de Poil de Carotte. On retrouve chez Truffaut un peu de la mélancolie douce-amère et l’humour de Jules Renard. À deux ou trois reprises, j’ai craint qu’il ne glisse dans le réquisitoire. Mais il a chaque fois évité le piège. Bien construit, bien dialogué par Marcel Moussy, bien photographié par Henri Decae, son film est véritablement ce qu’il a voulu qu’il soit : l’histoire d’un enfant en quête d’un peu de chaleur humaine, d’un peu d’amitié, d’un peu de bonheur, un bonheur dont il prend un jour brusquement conscience en découvrant la mer… » Jean de Baroncelli, Le Monde, 6 mai 1959.


(…) « Je revois la cour de récréation des 400 coups. Jean-Pierre Léaud, les yeux levés au ciel, qui cherche un bon motif pour justifier son absence : « C’est ma mère, m’sieur - Qu’est-ce qu’elle a ta mère, - Elle est morte… » Nous rions de bon cœur. La trouvaille est superbe, l’insolence énorme. Un peu plus tard, quand les parents d’Antoine Doinel apparaissent au fond de la classe, bien vivants, c’est sur le visage de l’enfant que nous lisons la panique. La blague tourne mal, mais bien plus : la mort de la mère, mensonge improvisé, va devenir vérité symbolique du film. À la fin, lorsque Antoine se retrouve incarcéré dans un centre de mineurs, c’est comme s’il n’avait plus de mère. Le deuil de la mère se révèle le moteur du film. Antoine a appris à perdre sa mère.

Ainsi, un mot jeté par nécessité, pour se tirer d’un mauvais pas, nous fait rire d’abord pour se charger ensuite de toute l’angoisse d’un enfant mal aimé, non désiré. Seul.

Il a suffi d’inventer un bon mot pour se moquer de l’instituteur. Du même coup, la vérité indicible, atroce, a commencé à sourdre. Prendre le risque de formuler ce mot qui ouvre un abîme, suivre sans fléchir les conséquences de cette énonciation, aller au bout du risque, tel est l’engagement de Truffaut. Rectitude absolue de la démarche. Il suffit de regarder, à la fin du film, Jean-Pierre Léaud qui n’en finit pas de courir vers la mer, suivi par une caméra qui ne le quitte pas. Dans ce travelling inoubliable, tout se tient : le style est la forme même du risque et du défi. On ne sait pas où ça mène : une insolence, une absence, une escapade, une évasion, un film. Mais on y va tout droit. Jusqu’à l’extrême limite. » (…) Jean Collet, Cinéma quatre-vingt-quatre, n°312, décembre 1984.


    Les 400 coups, c’est se donner l’occasion de se (re)plonger avec délice dans l’une des filmographies les plus prestigieuses du cinéma français. C’est logiquement que nous avons entamé il y a quelque temps notre rétrospective avec Les 400 coups, premier long métrage et premier succès pour François Truffaut, alors uniquement réputé pour sa plume virulente aux Cahiers du cinéma. 

En 1957, ce futur réalisateur envisage un film à sketches sur l’adolescence. Le cinéaste en a en effet assez de voir les jeunes réduits dans le "cinéma de papa" à des rôles secondaires de loustics rigolos. Il veut creuser, montrer le douloureux passage que peut représenter la puberté vers l’âge adulte. Parmi ces sketches figure La fugue d’Antoine. Il y raconte juste une portion du long métrage que l’on connaît : l’école buissonnière, le mensonge ("Ma mère est morte !"), et la nuit passée à la belle étoile. Mais Truffaut sait qu’il peut approfondir un peu plus le sujet. Il s’adjoint les services du romancier Marcel Moussy pour transformer cette anecdote en véritable scénario de long métrage. La fugue d’Antoine devient dès lors Les 400 coups, récit largement autobiographique sur l’enfance malheureuse. 

"Il y avait longtemps que ce sujet m’occupait l’esprit, expliqua Truffaut. L’adolescence est un état reconnu par les éducateurs et les sociologues, mais nié par la famille, les parents. Pour parler le langage des spécialistes, je dirai que le sevrage affectif, l’éveil de la puberté, le désir d’indépendance, le sentiment d’infériorité sont les signes caractéristiques de cette période. Un seul trouble entraîne la révolte et cette crise est appelée justement d’"originalité juvénile". Le monde est injuste donc il faut se débrouiller : et on fait les quatre cents coups." 

Comme Antoine Doinel, François Truffaut n’est pas un enfant désiré par sa mère. Comme lui il est le cancre de la classe pour lequel l’école buissonnière représente la seule échappatoire. Enfin comme son personnage fictif, il a grandi dans le Pigalle d’antan, en a fréquenté les cinémas, et a passé un séjour dans un camp de redressement pour adolescents difficiles. En dépit de toutes ces similitudes, François Truffaut ne sombre pas pour autant dans le sentimentalisme. Il préfère porter un regard neutre sur sa jeunesse. Il s’en remet beaucoup à Jean-Pierre Léaud, véritable alter ego du réalisateur, dont la gouaille et le sens de l’improvisation apportent énormément à l’entreprise. 

Avec Les 400 coups, François Truffaut signe un chef-d’œuvre désenchanté sur une époque douloureuse. De son désir de traiter l’enfance avec justesse, il s’approche de la forme du documentaire, jouant avec la sobriété du cadrage et de la lumière - ce parti pris lui vaudra le Prix de la mise en scène à Cannes. Truffaut pose un regard universel sur son passé dans lequel tout le monde peut retrouver une bribe de vérité. Les 400 coups est dédié au critique de cinéma André Bazin, père spirituel et affectif de Truffaut, décédé le premier jour du tournage du film. Edgar Hourrière, 2021.

CHAQUE SOIR À NEUF HEURES

(OUR MOTHER’S HOUSE)

GB  1967  de Jack Clayton

avec Dirk Bogarde, Margaret Brooks…


RÉSUMÉ

Une demeure victorienne. À la mort de leur mère, ses sept enfants cachent son décès, enterrent son corps dans le jardin et renvoient la femme de ménage. Dès lors, chaque soir à 9 heures - « l’heure de notre mère » - ils se réunissent autour de la tombe et s’adressent à la disparue. Ils dissimulent aux visiteurs qu’ils vivent seuls, s’organisent dans leur vie quotidienne, notamment pour se procurer de l’argent (l’un d’eux imite la signature de la défunte pour continuer à percevoir sa pension)… Cependant Charlie Hook, le père qui les a jadis abandonnés, réapparaît. Sans scrupule mais sympathique, il réussit à gagner la confiance des petits. Endetté, il cherche à vendre la maison. cette intention et ses allusions au passé volage de leur mère sont insupportables aux enfants et vont provoquer un drame…


COMMENTAIRE

Quelque cinq ans séparent Chaque soir à neuf heures des Innocents. Celui-ci était adapté d’un très beau texte de Henry James, celui-là d’un roman plus modeste. Mais on y retrouve intacte la maîtrise de Jack Clayton dans le traitement d’une histoire associant étroitement des enfants et la mort. Comme Les Innocents, Chaque soir à neuf heures frôle le fantastique sans jamais y pénétrer et moins encore y puiser des données spectaculaires. Ce qui est « extraordinaire » ici, c’est le comportement des enfants après la mort de leur mère, leur étroite et méthodique association pour la vénérer en secret, pour maintenir « sa présence », leur sens inné du rêve, leur goût du rituel, leur aisance à côtoyer le morbide, voire à le créer spontanément.

Tout cela est décrit par Jack Clayton de manière scrupuleuse, sans ostentation, au point que sont en définitive mis en valeur le naturel et la logique des enfants dans leur volonté de survie affective. Refusant la mort et son absurdité, ils tentent de l’exorciser avec leurs propres moyens. Ils rejettent le monde des adultes, protègent leurs illusions - mais ne s’agit-il pas là de « leur » vérité? - en créant sur un mode fantasmatique un univers décalqué de la cellule familiale.

Mais aussi organisé et secret soit-il, cet univers ne pourra longtemps rester à l’abri dont ils ont rêvé. La perte de « l’innocence » est inévitable. Jacques Chevallier - 1988


POINTS DE VUE

(…) « L’objet de cette première partie est un repli graduel dans la maison, feutrée et accueillante avec sa lumière douce, et tous les rituels dont chaque pièce est l’objet. L’enfance y est vue à travers un prisme tellement nuancé, qui va de la sagesse à la cruauté, qu’en regard le monde extérieur paraît d’une caricaturale grossièreté. Puis c’est la faille, l’inévitable viol de cet univers protégé, par les adultes - et quels adultes ! - Menteurs, calculateurs, prosaïques, aux antipodes de la sensibilité enfantine. L’aristocratique Dirk Bogarde campe ici avec une prodigieuse aisance un personnage de voyou séduisant, à l’accent faubourien, et qui exerce son charme canaille sur six des sept enfants avides de « père », avant de leur infliger la plus atroce des déceptions. Pendant un temps, ce sont les enfants qui communiquent, étrangement, leur pureté à Charlie : puis c’est lui qui les souille, sans pitié, piétinant toute la trouble vénération qu’il avait suscitée. C’est le difficile équilibre entre deux registres qui fait toute la grâce de Our Mother’s House. » (…) Jacqueline Nakache, Cinéma quatre-vingt-sept, n°385, 28 janvier 1987.


« Le scénario ramène Jack Clayton dans les profondeurs de la psychologie enfantine, déjà explorées à partir de Henry James : le décor de la maison, et du jardin évoque l’atmosphère victorienne. L’univers réel, à peine entrevu, est totalement décalé de celui de la demeure. Plus forte et plus subtile que celle des Innocents, la mise en scène nous fait glisser dans un monde parallèle où les rites de vénération de la mère morte répondent à un besoin éperdu d’amour et de pureté, de morale aussi.

Jamais un film n’a fait comprendre, sentir à ce point douloureux, effrayant, l’incompréhension des adultes devant les exigences de l’enfance. Et si les jeux aberrants sont un refus de la mort, Jack Clayton n’en montre l’aspect morbide que pour nous inviter à ouvrir les yeux et le cœur. L’arrivée du père marque un point de rupture ; tout de suite, à voir l’allure de voyou charmeur de Dirk Bogarde, sa coiffure, sa façon de s’habiller, ses façons de fouiner, on se dit qu’il représente l’hypocrisie et le mal. Est-ce si sûr? L’ambiguïté ne cesse de se retourner, et Charlie Book paiera le prix d’une transgression qui voulait être un exorcisme.

Sept jeunes interprètes, admirablement dirigés, et qui semblent être venus de la troisième dimension, celle des rêves, des fantasmes et des interdits, hantent la maison protectrice, défendent leurs illusions et leur innocence. Jusqu’au moment où il n’est plus possible de faire semblant ; même avec une victime expiatoire. » (…) Jacques Siclier, Le Monde, 4 février 1987.


COMME LES GRANDS

(NO GREATER GLORY)

USA  1934  de Frank Borzage

avec George Breaston, Jimmy Butler


RÉSUMÉ

Les garçons de la rue Pal - les petits et les grands - jouent à la guerre en imitant le comportement de vrais soldats et officiers. Témoin impuissant de leurs affrontements : le vieux gardien du terrain que les deux bandes se disputent… Parmi les petits, Nemescek, le fils d’un tailleur, un garçon chétif que les autres tiennent à l’écart.

Un soir où les petits cherchent à épier une cérémonie rituelle des grands, Nemescek tombe dans le bassin d’un jardin botanique et prend froid. La nuit suivante, il est capturé par ses aînés qui le châtient en le plongeant à nouveau dans l’eau. Il tombe gravement malade mais il s’échappe de chez lui pour participer à l’affrontement des deux bandes. Il se bat contre un grand et s’écroule, terrassé par la maladie. Sa mère emporte son cadavre tandis que tous les enfants, réconciliés, rendent hommage à leur copain.


COMMENTAIRE

Comme les grands prend place parmi ces œuvres empreintes d’un humanisme parfois naïf mais toujours sincère. Les périls de la guerre, l’esprit militariste y sont évoqués et dénoncés à travers l’affrontement de deux bandes d’enfants. Le jeu est si étroitement inspiré des vraies guerres menées par les adultes, par les « grands », qu’il en a toute la cruauté. Et toute l’absurdité. C’est tragique, c’est pitoyable, et même si tout s’achève par une réconciliation générale autour du corps du petit Nemescek, notre malaise et notre inquiétude persistent devant ces enfants copiant les affrontements guerriers de leurs aînés, témoignant d’une violence similaire dans leurs relations. D’ailleurs la réconciliation finale n’est pas sans ambiguïté : les enfants, bouleversés, semblent avoir retrouvé la  raison mais ils rendent hommage à « leur » mort en imitant (une nouvelle fois) les soldats saluant un combattant tué par l’ennemi… Jacques Chevallier - 1992


POINTS DE VUE

Comme les grands, du Suisse Italien Frank Borzage, se situe sur le plan du Petit fugitif, mais il le fait d’une manière plus cruelle, en usant des prestiges du romantisme funèbre. Dans Le Petit fugitif, les gamins se promenaient partout avec d’énormes pistolets. À un certain moment, ils mettaient au point une sombre mascarade ; l’un d’entre eux faisait le mort et l’on barbouillait sa chemise de jeu de tomates. Dans Comme les grands, le jeu n’est pas seulement simulé mais vécu. L’on commet un vrai meurtre, et de petits garçons établissent leur code d’honneur, se prennent pour des guerriers, les visages masqués et agités par la catastrophe. L’œuvre atroce et pitoyable de Borzage a pour objet de nous montrer que, d’une certaine manière, la société des enfants ressemble aux sociétés secrètes que les hommes constituent pour assurer leur tyrannie.

Devant ce film, on comprend mieux que l’âge de l’enfance est l’âge de l’intransigeance, avec une poésie de la mort, de la lutte et de la camaraderie que la plupart des régimes totalitaires ont si habilement exploitée (…).

C’est cela qu’évoque Comme les grands en des images qui effrayèrent longtemps la censure, et qui sont étranges, graves, suspectes aussi. » Pol Vandromme, Le Cinéma et l’enfance, Cerf, 1955.


« Le grand chef-d’œuvre de cette rétrospective américaine fut l’admirable No Greater Glory de Frank Borzage. (…) Dans la banlieue de Budapest s’affrontent deux bandes militairement organisées de jeunes garçons qui se livrent de sanglantes batailles rangées. Au cours d’une opération dans la jardin botanique à l’intérieur duquel l’ennemi a établi un camp retranché, un des garçons tombe à l’eau et, rentré chez lui, doit se coucher, atteint d’une pneumonie.

Dans le délire qui lui fait prendre cette « guerre des boutons » pour un véritable et meurtrier combat militaire, il se lève pour rejoindre son « armée » et meurt en chemin. Réconciliés devant son cadavre, les enfants déposeront les armes.

Sujet merveilleux, mais très difficile parce que pouvant donner lieu aux pires facilités, que Borzage a su traiter avec une pudeur et un lyrisme qui forcent la sympathie. Convaincu et passionné, refusant toutes les concessions, son film plaide contre la guerre et contre toutes les formes de violence avec une sincérité bouleversante. » (…) Yves Boisset, Cinéma cinquante-neuf, n°41, nov-déc. 1959.

LE CERCLE INFERNAL

(FULL CIRCLE)

Canada, GB  1977 de Richard Loncraine

avec Mia Farrow, Tom Conti, Keir Dullea


RÉSUMÉ

La petite Kate meurt étouffée par un morceau de pomme malgré l’intervention de sa mère - Julia - qui lui ouvre la trachée avec un couteau. Traumatisée, Julia est hospitalisée. À sa sortie de clinique, elle quitte Magnus, son mari, et s’installe dans une vieille demeure victorienne. Elle est obsédée par des visions fugitives de Kate. La maison est le théâtre de phénomènes étranges. Magnus y fait une chute et a la gorge tranchée par un éclat de verre. Une séance de spiritisme révèle à Julia qu’une petite fille - Olivia - y a été tuée en 1938 par sa mère : l’enfant avait assassiné un jeune Allemand. Julia retrouve la mère d’Olivia dans un asile. Celle-ci lui révèle qu’elle a voulu alors étouffer le Mal (mais, dit-elle, « le  Mal ne meurt jamais ») et elle la met en garde avant de mourir. D’autres personnages meurent « accidentellement ». Julia se retrouve finalement en présence d’Olivia, jouant avec le clown mécanique de Kate. Elle l’appelle tendrement… Elle est seule maintenant, la gorge tranchée, le jouet mécanique dans la main.


COMMENTAIRE

Grand prix du Festival du film fantastique d’Avoriaz en 1978, Le Cercle infernal n’a pas fait l’unanimité. certains critiques n’y ont vu qu’une tentative peu aboutie pour exploiter le thème de l’enfant maléfique accompagnée de quelques emprunts à la psychanalyse. Certes ce premier film de fiction d’un jeune réalisateur canadien n’est pas d’une grande originalité. Cependant, le récit est conduit avec suffisamment de subtilité pour que s’installe une véritable ambiguïté entre deux « réalités » : celle qui apparaît sur l’écran et semble liée à la présence maléfique d’Olivia, et celle d’un univers entièrement rêvée par Julia - fantasmes nés de son sentiment de culpabilité et de souvenirs enfouis.


Névrose obsessionnelle ou surnaturel démoniaque ? Il serait donc vain de choisir entre les deux interprétations du Cercle infernal, le réalisateur, de toute façon, ayant tout fait pour rendre ce choix impossible, … non sans quelques invraisemblances, d’ailleurs, dans la conduite du récit. Il reste que l’enfance, une nouvelle fois, est le fil conducteur inquiétant d’un drame. Un drame qui dépasse la simple anecdote. La psychose de Julia a des racines profondes. Olivia est plus une image symbolique qu’une petite meurtrière surgie d’outre-tombe, et le meurtre d’un jeune Allemand par de gentils enfants britanniques n’est pas seulement l’accomplissement d’un rituel satanique.

Jacques Chevallier - 1992


LE MESSAGER

(THE GO-BETWEEN)

GB  1971  de Joseph Losey

avec Julie Christie, Alan Bates


RÉSUMÉ

1900. Leo Colston, douze ans, est invité à passer ses vacances chez son camarade Marcus Maudsley, à Brandham Hall, dans le Norfolk. Il découvre un château, un luxe, un mode de vie qu’il ne soupçonnait pas. Il est séduit par la beauté de Marian, la sœur de Marcus, et bénéficie de la rude amitié de Ted Burgess, le jeune fermier du château. Il ignore que Marian - officiellement fiancée au vicomte de Trimingham - est la maîtresse de Ted, et il va se faire en toute innocence leur « messager » clandestin… Cependant, sa curiosité s’éveille, sa jalousie aussi… Le jour de son anniversaire, il aura la douleur et l’humiliation de mener la mère de Marian au rendez-vous des amants.


Leo, maintenant un vieillard, rencontre de nouveau Marian, devenue Lady Trimingham. Elle lui confie un dernier message : aller persuader son petit-fils - qui ressemble étrangement à Ted - qu’il doit épouser la jeune fille qu’il aime, que l’homme ne peut connaître d’autre malédiction que celle de ne pouvoir aimer. Mais sans doute Leo va-t-il refuser d’être une fois encore le « messager »…


POINTS DE VUE

Toute l’œuvre est un retour sur un passé lointain qui a marqué un enfant pour toujours. Ce retour n’est pas constitué de simples flash-backs relatant les souvenirs de Leo : le passé - associé au présent par des images fugitives et insistantes - est saisi globalement, re-vécu sur le mode sensible par un homme dont la sensibilité, précisément, et la vie ont été à jamais bouleversées.


La relation entre l’enfant et les adultes - Marian, Ted, mais aussi Trimingham, la mère de Marian, etc. - détermine un parcours d’initiation : découverte de l’amour, de la cruauté, du mensonge et de l’hypocrisie, de la souffrance, passage du monde des apparences à celui des réalités, de l’imaginaire au vrai. Mais les circonstances mêmes de cette découverte et de ce passage sont telles que, sur le plan affectif, l’enfant est durablement blessé, mutilé. Piégé par les deux amants, piégé par la mère de Marian, piégé plus généralement par un milieu social qui lui est étranger, Leo devra attendre les dernières années de sa vie pour la comprendre et se libérer peut-être du passé. La subtilité du scénario de Harold Pinter, la somptuosité des images de la campagne anglaise, les cadrages dans lesquels Losey inscrit ses personnages, etc., tout contribue au climat envoûtant du Messager, à l’angoisse éprouvée par Leo et par le spectateur, et à la réussite d’un film couronné au Festival de Cannes en 1971. Jacques Chevallier - 1992


    Dans un paysage riant du Norfolk, au début du XXe siècle, un jeune garçon de condition modeste découvre le monde du luxe, de l’aristocratie, du mensonge, mais surtout le monde des adultes. Il a été invité par un camarade de classe. Il est ébloui par la beauté du site et par celle de la grande sœur de son copain. Le hasard fera de lui un messager clandestin chargé de transmettre des billets entre cette belle dame et son amant. Le gamin est jaloux mais serviable, et curieux des choses de l’amour. Son éducation sentimentale est cruelle mais lumineuse. 

« Le passé est une terre étrangère. On y agit tout autrement. » La voix off du Messager (Palme d’or à Cannes en 1971) a des accents cassés. À l’heure de raconter l’été de ses 13 ans, le narrateur sait qu’il retourne en enfer. Pour ce garçon aux origines modestes, le séjour tient du conte : il y fréquente l’aristocratie et gagne l’amitié de Marian (Julie Christie), la jeune fille de la maison. 

Sous la splendeur du décor, le malaise s’insinue, pourtant, tel un poison. Escaliers interminables sous les tableaux de maîtres, passages dérobés derrière les boiseries, jardins sauvages... En quelques plans d’une beauté virtuose, Joseph Losey traque la pourriture dans les replis de la soie. Et le château devient la métaphore de deux univers également impénétrables pour Leo : la classe dominante et le monde des adultes. Pour Marian, promise à un homme de son rang, mais amoureuse du métayer (Alan Bates), le garçon est prêt à tout. C’est ainsi qu’il devient le messager des deux amants. Cinéaste de la perversité, Losey exploite avec subtilité la cruauté de la situation et l’égoïsme du couple, qui sacrifie l’enfant sur l’autel de ses plaisirs. Hanté par la musique aux accords dissonants de Michel Legrand, ce drame puissant et solaire concentre les obsessions de Losey : la blessure amoureuse et le mépris de classe. Vénéneux cocktail. Mathilde Blottière, Télérama, 2022.

    Première et unique Palme d’or pour Joseph Losey qui fut quatre fois en compétition officielle à Cannes (Modesty Blaise en 1966, Accident en 1967 (Grand prix du jury) et Monsieur Klein en 1976), Le messager est un film de la période anglaise du réalisateur américain. Très académique dans sa forme et son propos (rappelons que la même année sortait Orange mécanique de Stanley Kubrick), Le messager nous entraîne dans la haute société anglaise, ses mœurs, rapports codés et hypocrisies. En adaptant le roman éponyme de Leslie Pole Hartley, Losey aborde une fois encore le thème de la différence de classe et de la domination par le biais de deux histoires entremêlées : d’un côté celle du jeune et modeste Leo invité dans la fabuleuse demeure des Maudsley, et de l’autre une histoire d’amour impossible entre une jeune femme promise à un mariage arrangé et un métayer. Film sur la perte d’illusions et l’entrée dans un monde adulte lourd de faux-semblants, Le messager marque par ailleurs les retrouvailles entre Joseph Losey et le dramaturge Harold Pinter qui avait déjà signé les scénarios de Accident (1967) et du magnifique The Servant (1963).  Rania Hoballah, 2021.

SALAAM BOMBAY !

(SALAAM BOMBAY !)

Inde  1988  de Mira Nair

avec Shafik Syed, Sarfuddin Qurassi


RÉSUMÉ

Abandonné par le cirque qui l’avait engagé, Krishna, dix ans, vient à Bombay, espérant y gagner les cinq cents roupies qui lui permettraient de revenir dans son village. Embauché comme porteur de thé (chapeau), il se mêle aux enfants qui vivent en bande, rencontre Chillum, drogué et dealer pour le compte du trafiquant et proxénète Baba, et se lie d’amitié avec la petite Manju, la fille de la prostituée Rekka. On amène de force dans le bordel voisin Solassal, une adolescente népalaise encore vierge. La patronne fait appel à Baba, et Krishna, qui est plein d’amour pour la jeune fille, doit assister impuissant à son « dressage ». Chillum meurt d’un abus de drogue. Manju est éloignée de sa mère. Krishna perd son emploi de « chapeau », se fait voler ses économies et, pris dans une rafle, est enfermé dans un centre de redressement. Il s’en évade et se retrouve seul, sans travail, sans amis…


COMMENTAIRES

Salaam Bombay ! s’inscrit dans la tradition de la trilogie de Satyajit Ray : Pather Panchali, Aparajito et Le Monde d’Apu. Comme Satyajit Ray - quoique de manière différente (récit plus proche des codes cinématographiques occidentaux) - la réalisatrice Mira Nair porte témoignage sur la détresse matérielle et morale des exclus, au premier rang desquels les enfants, et associe à l’authenticité du constat social celle des pulsions et des sentiments qui font agir ses personnages. L’émotion naît sans aucune emphase de l’imbrication d’une réalité sordide dominée par la misère et de la vitalité, de la pureté qui animent le petit Krishna et qui restent présentes malgré tout chez certains adultes comme la prostituée Rekka, toute à son amour pour sa fille. Cette imbrication est aussi celle du documentaire et de la fiction. Mira Nair ayant tourné son film dans les rues de Bombay et ayant mêlé acteurs professionnels et non professionnels (les enfants).


L’authenticité des faits décrits et des images, la place centrale occupée dans le récit par Krishna avec son entêtement à survivre, son regard neuf sur la réalité qui l’entoure, son aptitude à aimer, font de Salaam Bombay ! l’un des films les plus significatifs sur la condition des enfants, actuellement, dans les pays où plus qu’ailleurs ils sont menacés et privés d’avenir. Une injustice intolérable que le film dénonce avec force sans jamais donner à cette dénonciation un caractère démonstratif.

Jacques Chevallier - 1992


    Avant de s’atteler à sa première œuvre de fiction, Mira Nair est passée par la case documentaire (dont le statut de la femme indienne dans India cabaret), période enrichissante pour cette diplômée en sociologie durant laquelle les conseils avisés de Richard Leacock (un des maîtres dans le domaine, récemment décédé) ont été déterminants pour la suite. Cela saute aux yeux tant l’approche narrative de Salaam Bombay ! confère une crédibilité en adéquation totale avec la réalité du terrain, due principalement au fait que les enfants des rues apparaissant à l’écran le sont également dans la vraie vie... Afin de rendre l’indigence de cette jeunesse sacrifiée encore plus palpable et insupportable, Mira Nair délaisse les studios de Bollywood pour s’immiscer dans l’agitation des bas-fonds de Bombay, en plein cœur de l’action rythmée par la petite et la grande délinquance. Dans sa démarche informative, elle s’évertue à dresser la situation terrifiante réservée aux laissés-pour-compte (d’autant plus quand elle concerne des mineurs) baignés dans un environnement où les petits boulots (faiblement rémunérés), les larcins, le trafic de drogue ou la prostitution sont les seules échappatoires leur permettant de survivre tant bien que mal. D’un réalisme qui fait froid dans le dos, comme Luis Bunuel par le passé lorsqu’il réalisa Los olvidados dans les faubourgs de Mexico, la réalisatrice tombe par moments dans l’écueil d’un misérabilisme outrancier. Qu’importe, Salaam Bombay ! atteint son objectif, à savoir sensibiliser le spectateur face à l’ignominie encore trop présente dans certaines parties du globe. Quant à Mira Nair, elle gagne sur tous les tableaux. Ce coup d’essai, qui repart de Cannes avec la Caméra d’or en poche, remportera une kyrielle de prix à travers le monde et un succès inespéré en salles (pour un film d’art et essai) dont les fonds lui permettront de mettre sur pied une association venant justement en aide aux enfants des rues de Bombay. À voir de toute urgence, en lieu et place de Slumdog millionaire...  Sébastien Schreurs, 2015.

JE SUIS LE SEIGNEUR DU CHÂTEAU

France  1988 de Régis Wargnier

Avec Jean Rochefort, Dominique Blanc


RÉSUMÉ

Été 1954. La mère de Thomas meurt alors qu’il lui fait la lecture. Son père, Jean Bréaud, pense que le jeune garçon ne peut vivre seul avec lui, dans son vaste château. Il engage une gouvernante, la jeune madame Vernet dont le mari est porté disparu en Indochine. Celle-ci est accompagnée de son fils Charles, âgé de dix ans comme Thomas. Très vite et de manière plus ou moins sournoise, Thomas cherche à effrayer et à humilier Charles. Madame Vernet voudrait partir mais Jean Bréaud la retient. Lors d’une commune aventure nocturne dans la forêt, Charles domine physiquement Thomas. Mais celui-ci reprend aussitôt l’avantage, le menace et lui fait jurer de s’en aller en emmenant sa mère. Il l’entraîne dans un jeu déguisé qui caricature grossièrement l’amour naissant entre Jean Bréaud et la jeune femme. Témoin de la scène, celle-ci part avec son fils. Mais Jean Bréaud ne peut se passer d’elle, il l’aime. Madame Vernet revient au château avec Charles. Un drame se prépare qui laissera Thomas désemparé.


COMMENTAIRE

La cruauté de l’enfance, des rapports entre les enfants : c’est un sujet que le cinéma évite. Les exceptions sont rares, telle Sa Majesté des mouches, réalisé par Peter Brook d’après un roman de William Golding. Régis Wargnier s’inspire lui aussi d’un roman anglais pour évoquer la guerre sournoise ou déclarée opposant deux garçons et leur relation quasi sado-masochiste. Estimant après d’autres que les enfants sont « naturellement possessifs, cruels et violents », que « c’est la vie sociale qui les oblige à réfréner leurs pulsions », il met en scène deux garçons d’origines sociales différentes, en mal d’affection, et sur lesquels ne pèsent guère de contraintes extérieures. Les circonstances mêmes de leur rencontre cristallisent des pulsions d’attirance et de haine, de (vraie et fausse) complicité et de domination. Pulsions « naturelles », certes, mais qui sont liées aussi aux traumatismes psychologiques subis par les enfants et à une imagerie « mythologique » empruntant à la Bible, aux récits de cape et d’épée, à la guerre d’Indochine. Les jeux et psychodrames cruels auxquels ils se livrent sont, pour une part, inspirés par cette imagerie.


La relation de dépendance dominant-dominé, fort-faible et son ambiguïté était déjà l’une des clefs du premier film de Régis Wargnier « La Femme de ma vie » (1986). Mais le thème de ce film (l’alcoolisme) entraînait une expression de type réaliste. Dans Je suis le seigneur du château, le cadre de l’action et, plus encore, l’imaginaire des enfants conduisent tout naturellement le réalisateur à adopter un style baroque, à utiliser systématiquement le décor et le paysage dans cette perspective. De là la recherche d’effets visuels - et audiovisuels - qu’on a pu qualifier d’excessifs mais qui illustrent en tout cas une véritable volonté de style, une recherche et une homogénéité dans l’expression qu’on rencontre rarement dans le cinéma français contemporain.


Aussi rarement que cette vision radicale, inquiétante et finalement poignante du « noir paradis » de l’enfance… Jacques Chevallier - 1992


BOUGE PAS, MEURS, RESSUSCITE

(ZAMRI OUMI VOSKRESNI)

URSS 1989 de Vitali Kanevski

Avec Pavel Nazarov, Dinara Droukarova, Eléna Popova


RÉSUMÉ

En 1947, en pleine période stalinienne, Soutchan, petite ville d’Extrême-Orient, est transformée en zone de détention. Valerka et Galia ont douze ans. Ils vivent leur premier amour au milieu des prisonniers de guerre japonais, des détenus soviétiques de droit commun.


Ils résistent avec rires et provocations à ce monde inhumain, entouré de miradors, où s’étalent des baraquements boueux. Ils vendent du thé, se querellent, se réconcilient, Galia étant un peu « l’ange gardien » (c’était le premier titre du film) du garçon. Celui-ci, tout à sa rage de vivre, fait les quatre cent coups, provoque même le déraillement d’un train. Il s’enfuit avec Galia, se lie à des malfaiteurs dont il fait involontairement échouer le projet. Ceux-ci poursuivent les deux enfants qui s’enfuient le long d’une voie ferrée… On retrouve la fillette ramenée chez elle, morte. Sa mère, devenue folle, le corps nu, erre autour du cadavre. C’est alors que le réalisateur, se substituant à Valerka, « entre » dans le film, criant à son cameraman : « Filme la mère ! »…


COMMENTAIRE

Bouge pas, meurs, ressuscite est tout droit issu de la vie de son auteur qui, à cinquante-quatre ans, tourne là son premier long-métrage, fragment après fragment, avec les moyens les plus réduits. Le hasard veut que Vitali Kanevski réussit à le montrer au cinéaste Alan Parker, de passage à Moscou, le quel le signale aux responsables du Festival de Cannes où il est projeté en 1990 et où il obtient la caméra d’or du premier film.


Vitali Kanevski est né à Soutchan, là où est situé le film, et, en 1947, il a l’âge de son héros Valerka. Tous les détails qui illustrent la vie quotidienne - atroce et absurde - en ce lieu et à cette époque appartiennent de toute évidence aux souvenirs du réalisateur. Pour autant, Bouge pas, meurs, ressuscite n’a rien d’un film tourné vers le passé par le biais de sa reconstitution. Valerka et Galia sont des personnages à part entière, les héros d’une fiction qui les met constamment en action, car c’est bien en agissant que les deux enfants réussissent à survivre dans le monde hostile et ignoble des adultes. Loin de subir, ils combattent pour leur survie avec leurs propres moyens - débrouillardise, ruse, insolence -, associés dans une même rébellion par l’amour adolescent qui les unit. Des enfants certes, avec leurs jeux, leurs plaisanteries, leurs petites querelles, mais des enfants tôt grandis qui, dans leur s relations avec les adultes, ne s’en laissent pas conter.


Le tableau dressé par Vitali Kanevski de la vie à Soutchan sous régime stalinien omniprésent est atroce, impitoyable, désespéré. L’histoire de Valerka et de Galia ne dément pas sa noirceur. Mais leur énergie à vivre, leur courage, le lien qui les unit et les anime, leur humour l’éclairent d’une lumière qui ne vacille pas, même aux pires moments. Le seul espoir - mais quel espoir ! - est à placer dans ces deux enfants, dans ces deux résistants. Jacques Chevallier - 1992


L’ÉPOUVANTAIL 

Le réel et le symbolique
Alain MASSON

POSITIF n°455 - janvier 1999 

La beauté de L’ÉPOUVANTAIL tient à une contradiction : entre son aspect ouvert aux réalités et sa richesse symbolique 

D’une part, au fil du voyage, tout peut arriver ; les destinations elles-mêmes et finalement le but de l’odyssée (car c’est tout de même un retour que désirent les héros : le retour à la société) s’altèrent au fil de l’intrigue ; et il suffit à un épisode de trouver son garant dans le sentiment de l’authenticité pour entrer dans la représentation. D’autre part, la relation entre les deux voyageurs n’est intelligible que dans une interprétation qui dépasse leur propre conscience : leur fidélité réciproque, sanctionnée par un contrat moral où leurs intérêts ne prennent guère de part, leur amitié paradoxale, leur commune détresse ne suffisent pas à les lier ; leurs caractères les éloignent. Leur solidarité a ses raisons matérielles, sans doute, puisque en somme, l’un n’ayant guère d’argent et l’autre sortant de prison, ils ont besoin de s’appuyer l’un sur l’autre. Mais au cours de l’œuvre se dessine une autre complémentarité. 

Francis est bavard et vif, Max taciturne et glacial. ce dernier commence par s’empêtrer dans les barbelés, tandis que l’autre le guette, souriant, avant de multiplier les pantomimes grotesques pour l’amuser. La gestuelle de Francis est prompte, démonstrative, inattendue, véloce, libre, ample, déliée. Max ne bouge qu’à regret et à propos, d’un geste nonchalant, retenu près du corps dont il intègre efficacement toute la force. C’est physiquement l’homme de l’intériorité : il mange à l’excès ; il retient sa chaleur sous une multitude de chandails ; il rote pour s’assurer de sa plénitude gastrique ; il aime les femmes un peu lourdes ; il cache une ultime réserve au plus profond de lui- même - dans le talon de sa chaussure ; il renferme ses projets et ses secrets. Ancien marin, Francis a la bougeotte : il traverse le feu sans en éprouver la chaleur, il connaît l’humeur des oiseaux, il sait que l’immobilité de l’épouvantail n’est qu’une farce, il marche de long en large quand il attend son compagnon, il joue la comédie, et, pour tout viatique, il porte une lampe de chevet dans un paquet cadeau, signe de nostalgie chez ce nomade ; son aspect pathétique tient à la paternité d’un enfant dont il ignore jusqu’au sexe. À l’identité que Max entend épaissir, il oppose ce mouvement incessant qui le fait différer de lui-même (et qui pour finir l’abîmera dans la folie). Il faut éviter ce contresens par abstraction : enfermer ces caractères, entièrement manifestes, c’est-à-dire conformes à la vérité du cinéma, dans une interprétation psychologique, et Max a peut-être raison de ne pas s’arrêter au diagnostic que lui fournit un médecin sur l’état de son ami. 

Or la force de cette complémentarité provient de sa réalité. Celle des deux acteurs, d’abord, tout simplement. Schatzberg l’expliquait à Michel Ciment : « Quand Hackman met son costume, il devient le personnage. Lorsqu’il l’enlève, il redevient Hackman. Pacino est le personnage vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (...) Il pense sans arrêt au développement de son personnage » (Schatzberg de la photo au cinéma). Ainsi la méthode d’interprétation qui permet à l’un d’envelopper son être fictif et à l’autre de le déployer en une longue variation autorise-t-elle une forme de réalisme presque documentaire. Ensuite, la vérité de l’œuvre trouve sa cohérence dans le motif du voyage qui résout la contradiction entre l’instable et le renfermé. C’est ici que le choix des cadrages et des paysages trouve son sens. 

L’usage oblique du format large et la position latérale des personnages ménagent un fond, parfois vague jusqu’au flou, mais insistant. Ni décor ni horizon, c’est une insaisissable hantise. Il arrive en effet qu’une conversation se poursuive d’un lieu à l’autre, qu’un son, une lumière tient des épisodes dont la chronologie paraît indifférente, procédés qui accusent l’indépendance entre le temps et l’espace de la représentation, mais il faut aussi, pour satisfaire avec simplicité l’ouverture réaliste du style, que les séquences répondent aux annonces de l’intrigue ou s’imposent par une rupture irrémédiable. Le film tire de la sorte le meilleur parti d’une dramaturgie que le cinéma américain met alors en chantier, longtemps après Mizoguchi ou Bresson, et qui suppose la dilution de la scène, au sens traditionnel de représentation localisée et close d’un motif narratif propre à suggérer une interrogation, mais aisément combinable à des motifs équivalents : d’état problématique en état problématique, un ordre narratif se constituait ainsi, mimant une suite de causes. La continuité de L’Épouvantail s’affirme et se dérobe : chaque séquence s’y découpe dans une indéfinissable certitude. Le cadre ne eut donc maintenir ni l’adéquation d’un décor ni la constance d’un horizon : il s’ouvre, mais c’est toujours sur une présence fugitive, aussi arbitraire qu’inévitable. Ce mystérieux alliage de l’ininterrompu et du contingent exprime à la fois le voyage et la complémentarité des deux personnages. Mais il donne aussi sa vigueur au réalisme de l’œuvre. 

De quels lieux s’git-il ? La route : un endroit désert où un véhicule prend ou abandonne les voyageurs. Le chemin de fer, à l’écart des gares, près des triages. Vois-ci un amas de vieilles autos. Dans un jardin, des frigidaires, des meubles hors d’usage, tout un bric-à-brac d’ustensiles délaissés. Ce sont des dépôts, fragments de l’espace du provisoire : choses et gens y passent en attente d’un avenir incertain. Au bord du chemin, les cafés ne font pas exception, pas plus que la maison de Coley. À l’arrière-plan des premiers, des sédentaires fouinards ou des routiers hargneux, une fille qui insulte, devant un écran où se projette une image à la sensualité pesante, le client qu’elle veut lever : le repos est impossible, la fonction mal définie, on se trouve à, c’est tout. Quel transport espérer ? On n’en parle même pas. Et ce désordre chez Coley ! Comment pourrait-on faire la cuisine dans ce capharnaüm où rien ne marque la vocation d’une demeure ? La prison elle-même n’est qu’une collection de lieux indéfinis, quadrillés plutôt que cellulaires : dortoir, parc à cochons presque vide, friche, atelier d’on ne sait quoi. Ainsi la forme spatiale accuse partout l’inhabitable, sous les espèces de la prolifération des choses et des êtres sans destination apparente. Mais surtout, comme elle marque avec force la singularité du lieu sans lui conférer la signification précise d’un décor, elle ouvre sur une étendue indéterminée et des présences opiniâtres : elle admet le parcours, mais récuse le tracé établi du trajet ; elle s’offre au désir du retour, mais elle se refuse à l’itinéraire - qui pourrait avoir une idée géographique du trajet de Max et Francis ? En cela, la vision de l’étendue répond à l’instabilité de Francis comme à l’épaisseur de Max. Mais elle repousse les projets nourris par l’un, comme la liberté enfantine de l’autre. 

Paysage ? Monde ? Non, il n’en marge qu’une collection d’agressions sans mobile. Une séquence caractéristique montre les deux hommes brutalement éjectés d’une cuisine, sans qu’on sache pourquoi. Une suite d’épreuves ? Frédéric Vitoux voyait dans L’Épouvantail « l’histoire d’un apprentissage » (Positif n°151). Oui, mais qu’apprennent nos deux héros ? Essentiellement ce qu’ils sont : leur rapport symbolique. C’est que la construction de l’argument suppose une causalité diffuse, qui ne semble agir qu’au terme d’une accumulation. De fiasco en fiasco, ils finissent par s’en convaincre : le vivable n’hésite que dans leur amitié. 

D’abord, c’est un échange entre eux : Max renonce à son immobilité ; le renfermé devient empressé. Il joue au strip-tease, il renonce à ses calculs et à ses projets, il ne dissimule plus sa générosité. Le comique profond de la scène où il revient sans cesse à la charge pour dispenser ses conseils à Francis, qui téléphone à la femme qu’il a abandonnée, repose sur le renversement des rôles : Francis s’immobilise dans la cabine tandis que le solitaire, devenu mentor et expert en rapports humains, multiplie les allées et venues. En retour, le dénouement voit Francis couché sur une civière, enveloppé d’une couverture, muet. L’échange se solde donc par une faillite. Michel Ciment a très bien commenté cet échec dans on livre ; néanmoins, contrairement à celui de Don Quichotte et de Sancho Pança ou de Don Juan et Sganarelle, le compagnonnage de Max et Francis cesse ici de se résumer à une fréquentation, à une confrontation de types et de classes sociales, il ne s’est pas développé seulement en un rituel, il a diffusé leur être individuel dans l’amitié si substantiellement qu’il a interverti leurs caractères. 

Ensuite, le rapport aux lieux a changé. Ce n’est plus sur un écran que le déshabillage se produit. Max en assume la charge avec une verve un peu maladroite. Mais c’est la séquence de la fontaine de Détroit qui marque l’aboutissement de cette transformation. Un décor magnifique, un monument circulaire : du néo-renaissance, avec des traits néo-grecs et des ambitions néo-classiques, tout le contraire d’un dépôt, un signe éloquent ; et c’est pourtant cette architecture somptueuse qui va s’ouvrir à l’interprétation symbolique de tamise en scène. Francis évoque pour un enfant L’Île au trésor, ce grand roman d’amitié et de trahison, et la fontaine se change en mer, dont Schatzberg filme les embruns, les remous et les déferlements. L’odyssée se termine au large. Francis emporte le garçon au milieu du bassin, comme pour le baptiser, en compensation du baptême que n’a pas reçu, croit- il, son fils avant de mourir. Mais, pour éviter les limbes, c’est dans les méandres concentriques d’un Achéron glacial qu’il se plonge, et l’eau baptismale éteint la vitalité de cet homme qui traversait impunément le feu. Il grimpe alors de cercle en cercle avant de se figer sur un lion de marbre, vautré sur l’animal dont Max a fait son totem. Son ami, bravant sa phobie du froid, entre dans la fontaine pour le sauver, lui et l’enfant, démentant le roman de la trahison. La transfiguration du décor, par l’action et la mise en scène, surprend et émeut. Puis Max lance enfin un geste libre, incongru, rapide et achevé, superbement démonstratif : de sa chaussure, il martèle rageusement un comptoir sous les yeux éberlués de la guichetière. Max et Francis n’habitent toujours pas le monde, mais ils en bouleversent la représentation. 

La féconde contradiction entre la forme réaliste et l’accomplissement symbolique se résout dans ces rapports d’échange. À l’aune sociale de la réussite et de l’échec, ils sont vains. Mais ils maintiennent l’espérance d’un salut : Coursodon et Tavernier parlent fort justement « du rapport de rédemption » qui unit les deux personnages. Il est d’autant plus touchant qu’il contredit un scénario où la progression demeure insensible : une histoire sans progrès. 

IMAGE ET SON n°276_277 

Que voilà donc un grand film, un film que l’on est heureux d’avoir vu, qui laisse le souvenir chaleureux d’une oeuvre humaine où la peinture d’une amitié est constamment d’une rare justesse. Jerry Schatzberg nous ont une aventure, au sens le plus noble du mot. Il devait d’ailleurs préciser sa pensée en ces termes : « Ce sont deux homme s qui veulent réintégrer une société dont ils s’étaient extraits pour certaines raisons à eux propres ou, même sans raison. Ils illustrent, l’un comme l’autre, un certain rêve de conquête américain : marcher vers l’Ouest, vers la Terre Promise. Toujours... ». Max et Lion, l’un et l’autre si différents, ne sont pas les « Loosers » chers à Huston. Tout au plus des paumés, mais dont le rêve vise à s’intégrer à l’American way of life, un rêve de prospérité, de société de consommation, une famille, une station-service de lavage, en fait, une évidente respectabilité. 

On trouvera aussi, dans Scarecrow un côté picaresque où, sans parler de Don Quichotte, on relèvera certains traits soit dans la hargne de Max, soit dans la philosophie non violente de Lion. Quant à la peinture de cette amitié, où chacun peut faire don de tout ce qu’il possède, à l’autre, rarement on la vit mieux que chez Schatzberg. Il faut ajouter que la mise en scène de Schatzberg est d’une miraculeuse efficacité. Après Puzzle of a downfall girl et Panic In Needle Park, Scarecraw témoigne de la pleine maîtrise d’un nouveau grand réalisateur américain. G.A. 

L’ÉPOUVANTAIL
(Scarecrow)
USA - 1973 - 1h40
de Jerry Schatzberg
avec Gene Hackman et Al Pacino
Sortie en France : Cannes 1973 (Palme d’Or) en salles le 24 mai 1973 

AUTRE POINT DE VUE : Deux vagabonds font connaissance sur une route poussiéreuse. Max sort de prison et rêve d’ouvrir une station-service. Lion revient d’un périple en mer et aspire à retrouver sa femme et son enfant, qu’il ne connaît même pas. Ils se lient d’amitié durant ce voyage vers l’est. Jusqu’à Easy Rider, les road movies allaient tous d’est en ouest. De la misère vers l’eldorado. Les révolutions intimes étaient calquées sur la révolution solaire. En suivant l’orientation inverse, de Denver à Pittsburgh, nos deux héros pathétiques, tout comme les motards de Dennis Hopper, marchent vers leur perte. Dépourvus des montures de leurs aînés, ils ne se déplacent qu’à pied. Parfois ils font du stop ou attrapent un train de marchandises... mais ça ne change pas leur statut de piétons. Le plus bas dans l’échelle du voyageur. Pour enfoncer un peu plus le clou de leur indigence, les paysages ne sont que gares de triage, terrains vagues et friches industrielles. 

Cette odyssée chaotique est magnifiquement plombée par la photographie lugubre de Vilmos Zsigmond, qui a éclairé, entre autres chefs-d’œuvre dépressifs, Délivrance, Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis. Le ciel est souvent sombre et bas, comme si la météo aussi en voulait à ces deux losers. Palme d’or au Festival de Cannes 1973, L’Épouvantail donne la parole à l’Amérique des laissés-pour-compte. Jérémie Couston, Télérama, 2022.

J’IRAI COMME UN CHEVAL FOU 

France - 1973 - 1h40 de Fernando Arrabal 

RÉSUMÉ  Aden a tué sa mère. Il s’enfuit et, dans un désert africain, rencontre Marvel, un nabot frustre qui communique avec les animaux, vit dans la simplicité et le dénuement et fait, le plus simplement du monde, des miracles. Les deux hommes se lient d’une vive amitié. Aden emmène Marvel vers la civilisation. L’homme du désert découvre avec stupeur l’ère du design, du gadget et de la pollution. Dans l’appartement ultra-moderne, il reconstitue un jardin et cultive des fleurs. Dans une église, c’est le sacrilège. Ils sont poursuivis par la police. Aden est blessé. Il raconte son enfance, le meurtre (imaginaire) de sa mère. Marvel emmène le corps de son ami, le dévore et renaît en une créature qui est la synthèse de l’un et de l’autre. 

ANALYSE 

À première lecture, le second film d’Arrabal est une fable, un conte moralisateur dans le style voltairien, naïf comme nous en assènent quotidiennement les cassandres de la dernière pluie. « Pollution caca » et « l’argent est vilain » tiennent lieu de bréviaire aux nouveaux philosophes. Aden à Marvel : « Avec l’argent, tu peux tout acheter ». Marvel : « La santé ? Le bonheur ? Ça donne du lait comme la chèvre ? On le voit, Arrabal ne recule pas devant les évidences besogneuses : les contemporains portent des masques à gaz, fumer exprime la nostalgie du sein maternel, etc... etc... Ceci dit, la parabole apparemment simpliste est aussi l’un des éléments du discours bunnuelien (La chien de Viridiana). 

Le discours second est, comme dans Viva la Muerte ouvertement psychanalytique. Sur les données classiques du complexe d’Œdipe, Arrabal développe ses obsessions favorites, érotisme oral et castration. La mère terrible qui mutile (langue et sexe transpercés) est - peut-être - l’image d’une société qui fait de nous des « sourds-muets-impuissants ». Ainsi la révolte contre la mère doit-elle apparaître comme l’affirmation d’une révolte plus générale. Ainsi Aden est-il un homme qui cherche à naître : par le meurtre de la femme (c’est un échec), puis par la communion totale (la séquence d’anthropophagie qui clôt le film). Bien qu’il soit évident que ces interprétations sont données sans garantie : J’irai comme un cheval fou est un film poétique - donc peu réductible, et Arrabal s’ingénie - non sans humour - d’une part, à brouiller les pistes et, d’autre part, à user (voire abuser) d’images à soulever les coeurs les plus aguerris. S’il rejoint les surréalistes dans la provocation spectaculaire, il exploite aussi sans vergogne les procédés d’ « épate-bourgeois ». J’irai comme un cheval fou est une œuvre hybride, tantôt simpliste, tantôt raffinée, déconcertante et irritante, d’une violence rare, et pourtant constamment tendre. À ne mettre qu’entre des mains ouvertes. J.Z. - Image et Son n°288-289 - 1973 

« J’IRAI COMME UN CHEVAL FOU »  de Fernando Arrabal 

JEAN DE BARONCELLI. - LE MONDE - 27 novembre 1973


Romans, pièces ou films, Arrabal reste fidèle à Arrabal. A cette enfance dont il ne peut se défaire. Au souvenir d'un père absent, d'une mère à la fois adorée et haïe. A l'empreinte d'une religion dont il vénère le dieu, mais dont il méprise les tabous, les rites et le clergé. A l'Espagne, sa patrie, écartelée, mutilée. 

Comme Viva la muerte, J'Irai comme un cheval fou est une œuvre narcissique qui charrie en un flot torrentiel les obsessions, les angoisses, les phantasmes de l'auteur. Narcissique et onirique. Dès le générique le tableau de Fussli, le Cauchemar, annonce la couleur : les piétinements de ce cheval fou seront ceux de l'inconscient. Symphonie freudienne, plongée dans la seule réalité véritable, illuminations et ténèbres, opposition de la grâce et de la quête tragique d'un bonheur inaccessible. 

L'intrigue ? A peine un argument. L'histoire d'une rencontre, d'une expérience et d'une communion. D'un côté, un anachorète qui symbolise l'innocence quasi divine de l'homme avant la chute. De l'autre, un hors-la-loi poursuivi par la police et hanté par des tourments œdipiens. L'anachorète, qui n'a pas d'âge et vit dans le désert, possède des pouvoirs surnaturels. Il fait à volonté le jour et la nuit. Les serpents se nourrissent de son sang. La manne quotidienne lui est miraculeusement accordée. Il ignore le mal au point de ne pouvoir le concevoir... 

Le hors-la-loi, lui, est prisonnier de ses hallucinations. Dans son esprit brumeux, ce ne sont qu'images de sexe coupé en morceaux (le sien), de langue arrachée ou clouée (celle de sa mère), de cérémonies blasphématoires, de travestissements Incestueux, d'accouchements morbides. On a vite compris qu'atteint d'un complexe de castration, le malheureux jeune homme ne pense qu'à se venger de sa mère. 

Au cours d'un séjour à Paris, l'anachorète subit les agressions de la civilisation, visite une ménagerie et s'éprend d'une putain, tandis que le hors- la-loi est blessé à mort par les forces de l'ordre, L'homme de bien ramène alors son ami au désert et entreprend de dévorer son cadavre. Après s'être fait de ses entrailles un collier hawaiien, il savoure sa cervelle. Ainsi absorbe- t-il l' « essence » du disparu et peut-il s'écrier : « Je t'enfanterai dans la douleur. » Effectivement, pris de douleurs, il renaît sous la forme de son compagnon. Les voilà désormais, tous les deux, consubstantiellement unis. 

L’INCONNU  

Tod Browning a réalisé l’un des plus beaux films du monde, Freaks (La Monstrueuse Parade, 1932), quelque chose d’inconcevable, de cruel et de poétique, un chef-d’œuvre profondément choquant encore aujourd’hui, presque une anomalie dans l’histoire du cinéma. Browning n’est pas l’auteur d’un seul titre, et toute sa filmographie révèle un goût immodéré et un génie unique pour le bizarre. 

Dans L’Inconnu (The Unknown, 1927), un assassin reconnaissable par une malformation à la main (il a trois pouces) échappe aux investigations de la police en se faisant passer pour un lanceur de couteaux dans un cirque gitan. Il a dissimulé ses bras dans un corset et, simulant l’infirmité, lance les lames avec les pieds. Il tombe amoureux de la fille du directeur (la jeune Joan Crawford), qui s’éprend de lui car traumatisée dans son enfance par une agression sexuelle elle ne peut supporter que des mains d’hommes se posent sur elle. Par passion, le tueur décide d’amputer pour de bon ses membres supérieurs, avec la complicité d’un chirurgien, pour pouvoir épouser la jeune fille. C’est sans compter un terrible tour du destin. 

Sans exagération aucune, on peut affirmer que L’Inconnu est l’un des mélodrames les plus délirants jamais réalisés, dans lequel le cinéaste explore cinq ans avant Freaks la thématique de la monstruosité et de l’humanité, de la laideur et de la beauté. Les rebondissements atroces de cette histoire d’amour fou suffiraient à enflammer l’imagination des spectateurs les plus blasés. Ce serait sans compter l’interprétation hallucinante de Lon Chaney (1883-1930), acteur d’élection de Browning (dix films ensemble), qui transforme L’Inconnu en expérience inoubliable. Expert en maquillages et déguisements, Chaney était également capable de prouesses physiques extraordinaires. Browning a créé pour lui plusieurs personnages étranges à sa démesure, mais aucun ne surpasse Alonzo, le faux manchot lanceur de couteaux. Olivier Pere - 2012 - Arte 

TCHAO PANTIN 

Tchao Pantin est un film dramatique français écrit et réalisé par Claude Berri, sorti en décembre 1983. Adaptation cinématographique du roman du même nom d'Alain Page, dont il a écrit les dialogues, le film narre l'histoire d'un pompiste alcoolique et dépressif décidé à venger la mort du jeune trafiquant de drogue avec lequel il s'était lié d'amitié, assassiné à la suite d'un règlement de comptes. 

Le film met en scène Coluche dans un rôle à contre-emploi et le premier dans un registre dramatique, mais aussi Richard Anconina, dont c'est le premier rôle important, Agnès Soral et Philippe Léotard. Tchao Pantin est tourné entre mai et juin 1983 dans un climat lourd, alors que Coluche traverse une période difficile dans sa vie personnelle, qui a toutefois permis à l'acteur de livrer une intense performance. Le long-métrage rencontre un énorme succès public avec près de quatre millions d'entrées, mais aussi critique. 

Nommé dans douze catégories à la 9e cérémonie des César, le film est l'un des plus primés avec cinq récompenses, dont le César du meilleur acteur pour Coluche, en mars 1984. 

SYNOPSIS : Lambert est pompiste de nuit dans une station-service. Chaque soir, il noie dans le rhum sa solitude et sa tristesse, profondément enfouies en lui. Une nuit, il voit arriver un jeune homme aux abois qui pousse une mobylette. Il s'appelle Bensoussan et prétexte un achat de bougies pour se réfugier dans la station-service. Les deux hommes se lient d'une affection pudique. Lambert apprend ainsi que Bensoussan, petit dealer, travaille pour le compte d'un certain Rachid. Un jour, il a le malheur de se faire voler son stock de stupéfiants. Rachid envoie des hommes le corriger. L'avertissement se transforme en meurtre, sous les yeux de Lambert... 


POINTS DE VUE : Solitaire et résigné, hébété d'alcool, Lambert travaille comme pompiste de nuit dans une station-service de Paris. Il fait la connaissance de Bensoussan, un jeune dealer venu faire le plein de sa mob. Une affection réservée naît entre ces deux hommes que tout sépare a priori. Un homme détruit, déjà mort, renaît brièvement au contact d'un jeune qu'il veut protéger : c'est une histoire de sursaut et de sursis, où Coluche crève l'écran. 


Césarisé, l'histrion caustique fut loué pour ce rôle à contre-emploi. Les favoris fatigués et le regard absent, Coluche porte le film en concentrant sa densité et son opacité. Richard Anconina, lui, joue plus en funambule, avec réussite néanmoins. 

Dominé par la noirceur et l'amertume, ce polar social est ancré dans un Paris grisailleux de paumés et d'oubliés, un lacis de passages désolés. L'intrigue grippe parfois, on sent les artifices. Mais on est conquis par le regard obstiné de Berri sur ce monde de torpeur et de solitude. — Jacques Morice, Télérama, 2016.

        L’horizon de Berri cinéaste, au-delà de sa veine introspective et névralgique, c’est le cinéma populaire français, des années 30 à 50, qu’il va prolonger en produisant et réalisant des comédies et des films d’auteur grand public, en s’appuyant sur le star system ou en favorisant la reconnaissance de comédiens. Parmi ceux-ci il y avait Coluche, qu’il avait déjà fait tourné tout jeune dans Le Pistonné, plus tard dans Le Maître d’école et auquel il offre en 1983 son premier grand rôle dramatique – ce sera malheureusement aussi le dernier – dans Tchao Pantin

Polar urbain particulièrement glauque situé dans les quartiers nord de Paris pas encore réhabilités – étonnant de voir aujourd’hui Bastille, République et même Barbès et Stalingrad sous un jour si lugubre – Tchao pantin est un titre emblématique du cinéma français des années 80. La performance bouleversante de Coluche, méconnaissable, la découverte de Richard Anconina excellent lui aussi ne doivent pas faire oublier que Tchao pantin n’est pas seulement un film d’acteurs. C’est le premier film – le seul ? – où Berri ose exprimer un surmoi de cinéaste, épaulé par le plus grand directeur de la photographie de sa génération, Bruno Nuytten – également crédité collaborateur artistique – et une légende vivante du cinéma, le décorateur Alexandre Trauner, complice régulier de Marcel Carné mais aussi de Billy Wilder ou Joseph Losey. Le naturalisme des films de Berri se teinte ici d’une stylisation de la lumière et des décors, mariage réussi entre le modernisme clinquant des eighties – prédominance du bleu nuit – et le cinéma de qualité à l’ancienne qui sublime des espaces quotidiens ou sordides – immeubles délabrés de Pigalle – savamment scénographiés par Trauner. Berri opte ici pour un nouveau réalisme poétique et place son film dans la lignée de ceux de Carné, Clouzot ou Allégret dans un Paris populaire qui existe encore, mais en voie de disparition, à l’image de son antihéros au look désuet – petite moustache à la Luis Mariano, cheveux gominés, sorte de Raimu ou Harry Baur échoué parmi les punks du Petit Gibus. 

L’alibi du film noir encourage peut-être Berri dans ses parti-pris esthétiques. L’argument policier est pourtant anecdotique dans Tchao Pantin. C’est avant tout l’étude d’un personnage dépressif au dernier degré, détruit par le deuil et le sentiment de culpabilité – un enfant mort d’overdose, une vie de famille saccagée et une déchéance patiemment entretenue dans l’alcool. La croisade vengeresse de Lambert, ancien flic devenu pompiste, qui voit dans un petit dealer arabe l’image de son fils, ne fera qu’accélérer sa chute. Effets de style dans Tchao pantin, mais aussi effets de réel, comme toujours chez Berri. Le désespoir de Lambert se nourrit du mal-être de son interprète Coluche, dans une période très sombre de son existence. Olivier Père, 2015.

    Il n’est pas si courant qu’un film accède au rang d’expression, par la grâce de son acteur principal. "Faire son Tchao Pantin", ce serait, par antonomase, suivre les traces de Coluche, qui surprit son monde dans un contre-emploi sérieux, ce serait donner raison à Aristote qui, dans La poétique, avait déjà scellé le sort de ce qu’on désigne comme "comique" et ne mérite pas les égards dus au registre tragique. On paraphrase quasiment le commentaire acide de l’humoriste, lorsqu’il reçut le César du meilleur acteur 1984 pour son rôle de pompiste alcoolique, dans ce mélodrame urbain so eighties. Mais, disons-le d’emblée, le plus grand talent du film n’est ni Claude Berri, réalisateur médiocre, incapable de hisser sa mise en scène au-delà d’un académisme rance, ni Coluche qui n’était pas un acteur si formidable, ni Anconina et Soral (Agnès), dont les personnages s’avèrent beaucoup trop stéréotypés pour leur laisser la possibilité de les incarner d’une manière crédible. Laissons de côté le transpirant Philippe Léotard, qui n’effectue que des apparitions. 

Non, la vraie star du film, celui auquel ce long métrage daté doit une fière chandelle, c’est Alexandre Trauner, le mythique décorateur des films de Carné, qui parvient à restituer l’ambiance des quartiers populaires, de Belleville à Barbès, en passant par la porte de La Chapelle, jusqu’à la Bastille, avec l’aide de son chef opérateur Bruno Nuytten. Le long métrage privilégie des ambiances nocturnes où le bleu de travail du petit pompiste semble se fondre dans un décor cafardeux à souhait. À d’autres moments, ce sont des milieux interlopes, voisinant avec la pauvreté et s’accommodant de combines en tout genre : Yousseff Bensoussan, petit trafiquant sans le sou, est le produit des relégations sociales, un représentant de ces enfants d’immigrés maghrébins, ceux de la "deuxième génération", qui ont dit la même année que Tchao Pantin leur ras-le-bol du racisme, en organisant la célèbre "marche des beurs". 

La fraternisation du beauf Lambert et du fougueux Bensoussan, angoissé par la perspective de sa déchéance sociale, est la rencontre de deux solitudes qui aurait pu aboutir à de jolies scènes : au lieu de quoi, n’ayant pour son comédien vedette que des yeux de Chimène, Claude Berri lui construit un rôle à César, avec son lot de scènes à faire, où la rédemption du père indigne passe par un itinéraire quasi christique, la mort figurant bien sûr une sorte d’apothéose. Le protagoniste, à qui les maquilleurs de Coluche ont fait la tête d’un personnage à la Cabu-rouflaquettes en berne, œil vide, alcoolisme geignard, idées en pagaille et clichés en bandoulière- est une forêt de signes vers lesquels doivent converger tous les mouchoirs à Margot. Et, comme si l’on n’avait pas compris le poids de la culpabilité que porte Lambert sur ses larges mais si fragiles épaules, l’aveu sanglotant du personnage s’avance avec la grâce d’un éléphant, sur fond de confession autobiographique. Quelques minutes plus tard, on aurait aimé que, se prenant quasiment les pieds dans un chat noir, Lambert envoie valser cette métaphore lamentable et proleptique. Mais non : pataugeant jusqu’au bout dans la mise en scène démonstrative, Claude Berri conduit son personnage à l’échafaud, croit sans doute tenir une sorte d’apogée artistique. La barbe. Jérémy Gallet, 2021.

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