SOCIÉTÉ, CHRONIQUE, POLITIQUE, RÉALISME

UN AIR DE FAMILLE

de Cédric Klapisch, 1996, France, 1h50, Couleurs

avec : Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Catherine Frot


RÉSUMÉ : Comme tous les vendredis soirs, les Ménard se retrouvent au Père Tranquille, un café tenu par le « raté » de la famille, grande gueule et mal aimé de sa mère, puis de sa femme. Le fils préféré c'est Philippe, cadre sup, qui, ce soir-là, passe en différé à la télé. Et puis il y a les femmes de la famille, que la mère, despotique et bornée, traite avec dédain : Betty, la fille pas encore mariée, et Yoyo, la femme de Philippe, dont c'est l'anniversaire. Mais les choses vont se gâter à la suite de la prestation télévisée ratée de Philippe et de l'absence d'Arlette, femme d'Henri. De vieilles frustrations vont remonter à la surface et on va se dire ses quatre vérités en famille.


COMMENTAIRES : Cadeaux et taquineries, petites jalousies et grandes affections... une réunion de famille ordinaire, à laquelle le metteur en scène va donner une série de coups de pouce qui vont la faire basculer dans une drôlerie irrésistible et pathétique. Les auteurs du scénario ont ici autant de talent que les acteurs, ce qui est d'autant plus étonnant qu'il s'agit des mêmes personnes ! Dictionnaire du cinéma - Larousse


C'est un vendredi soir ordinaire « Au père tranquille », un bistrot de la banlieue parisienne avec banquettes en skaï et tables en formica. Henri, le tenancier, s’apprête à fermer son établissement. Il attend sa mère, sa sœur Betty, son frère Philippe accompagnée de sa femme Yolande, dite Yoyo et dont c’est l’anniversaire. Dans quelques minutes, ils iront dîner dans un resto étoilé. Du moins, c'est ce qui était prévu. Mais il manque Arlette, la femme d’Henri, à l'appel. Rien ne va plus dans le couple. Et rien ne va aller dans cette soirée. 

En 1996 sortait ainsi sur les écrans, le film de Cédric Klapish « Un air de famille », adapté de la pièce de théâtre écrites par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, respectivement Henri et Betty. 

Dans la famille Ménard, les colères et la mauvaise humeur sont récurrentes.
On s’engueule et on s’aime. On se crie dessus et personne ne se dit « je t’aime ». 

Et comme Arlette ne reviendra pas, l’équilibre, déjà bancal, de la famille s’effondre. Rien ne va. Même la remise des cadeaux à Yoyo devient un motif d’énervement. Yoyo, bourgeoise naïve, un peu coincée et étouffée par son mari, ne parvient pas à contrôler ses émotions et confond une laisse avec un collier. "C'est beaucoup trop luxueux pour un chien" dit-elle dans une scène devenue culte. 

Je gardais un souvenir joyeux de ce film, une sorte de comédie hilarante. Que nenni ! Le drame se niche dans chaque réplique, chaque situation. Le film repose sur la fragilité des personnages, sur cette possibilité de «pétage de plomb" qui peut surgir à n'importe quel moment. 

Mais surtout, j’avais oublié l’émotion qui transparaît dans la voix de Bacri incarnant un homme en manque de reconnaissance et d’amour, notamment dans une scène au cours de laquelle il tente de comprendre le départ de sa femme. Et achève son monologue par un "je suis dégoûté" avec la gorge nouée, retenant un sanglot. 

Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Jean-Pierre Daroussin, Catherine Frot, Wladimir Yordanoff et Claire Maurier. Soit trois divins comédiens et trois divines comédiennes pour un huis-clos familial intense dans lequel il est difficile de ne pas se reconnaître. Car, oui on est tous le Henri, la Betty, le Philippe ou la Yoyo de quelqu’un... France Inter.

CRITIQUES : Comme tous les vendredis soirs, les Ménard se retrouvent dans le café que le père, décédé, a légué à son fils Henri, le mal-aimé de la famille. Mais ce soir-là n'est pas tout à fait comme les autres. Betty, la soeur d'Henri, éternelle révoltée, a décidé de rompre avec Denis, le garçon de café qui travaille avec son frère. Philippe, le fils préféré, cadre dans une grande entreprise, est passé à la télévision. Sa mère encense sa prestation et entend que chacun lui rende le même hommage. Et puis ne va-t-on pas célébrer l'anniversaire de Yolande, la femme de Philippe ? Mais que fait donc Arlette, l'épouse d'Henri ? Pourquoi tarde-t-elle autant ? Peu à peu, chaque membre de la famille dévoile ses blessures secrètes. Impassible, le chien paralysé refuse de bouger... 


Ça chauffe au dîner hebdomadaire des Ménard : Henri, le cafetier, vient de se faire larguer par sa femme. Philippe, son frère, cadre faraud et peureux, peste contre Betty, la petite sœur rebelle. Laquelle en a marre de la relation qu’elle entretient avec Denis, le serveur intello. Et puis il y a la mère, pas commode, et Yolande, pas maligne... 

Le thème — la difficulté à résister au poids de la famille, à son embrigadement mental —, traité avec brio par le tandem Jaoui-Bacri, rejoint les préoccupations de Cédric Klapisch. Le cinéaste n’a cessé de s’interroger sur la façon dont l’individu parvient à rester lui-même au sein du collectif, entreprise (Riens du tout), lycée (Le Péril jeune), quartier (Chacun cherche son chat). Ici, chacun reconnaît ses parents, ses frères, ses sœurs... 

La mise en scène, tranchante, sert le texte, drôlissime, et les acteurs sont tous formidables. Jean-Pierre Bacri sait mieux que personne se recoiffer avant d’enfiler son pull, ou fredonner le générique des Chiffres et des lettres. Catherine Frot joue les gourdes avec invention, et Jean-Pierre Darroussin est stupéfiant d’humanité. Télérama.

Difficile de transposer un succès de la scène au grand écran. Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri s’en sont peut-être rendus compte lorsqu’à la sortie de Cuisine et dépendances, certaines mauvaises langues déplorant le manque de rythme de la version sur pellicule. Et c’est sans doute cette raison qui les a poussés à recourir aux services de Cédric Klapisch, deux ans plus tard, lors de l’adaptation cinématographique d’Un air de famille. Car, s’il y a bien une caractéristique que l’on ne peut pas enlever à ce réalisateur, c’est évidemment de vivre son métier à cent à l’heure. Non content, en effet, de collaborer à la même époque avec le couple Bacri-Jaoui, il venait tout juste de finir le tournage d’un projet plus personnel, Chacun cherche son chat. 

"L’intéressant, en les faisant en même temps, déclarait-il au magazine Première en 1996, c’est qu’il y a avait un travail sur la spontanéité et la légèreté d’un côté [dans Chacun cherche son chat], et de l’autre, un travail sur la technique et la précision." Technique, avec le recours au flash-back, et précision, pour rester fidèle à la finesse des dialogues, ont donc été les maîtres mots - pour ne pas dire les secrets de la réussite - de son adaptation. À cela, il faut ajouter la subtilité et l’énergie avec lesquelles Klapisch s’est évertué à reconstituer l’univers d’une famille au bord de l’essoufflement, qui fête un anniversaire dans une gargote de banlieue, sous le regard moribond d’un chien paralysé. Le tout donne une petite orfèvrerie et quelques moments culte. Georges Ghika 

LE BAGARREUR

The Hard Times

de Walter Hill, 1974, US, 1h33, Couleurs

avec Charles Bronson, James Coburn, Jill Ireland

À regarder sur FilmoTV


RÉSUMÉ : La population américaine subit de plein fouet les conséquences de la Grande Dépression. Le chômage et la misère jettent des familles entières sur les routes. Prêts à tout pour survivre, les hommes les plus solides acceptent de participer à des combats à poings nus, qui réunissent les amateurs de paris clandestins. L'un de ces combattants, Chaney, gagne haut la main le combat qui l'oppose au champion en titre.


POINTS DE VUE : Premier film de la carrière de cinéaste de Walter Hill, Le bagarreur posait déjà les bases d’une très riche filmographie à venir. Très tournée vers une certaine idée de la masculinité et des relations viriles, l’œuvre de Hill est remplie de westerns ou de simili-westerns illustrant, d’une manière ou d’une autre, les différentes facettes des relations entre hommes. Qu’ils soient partenaires, frères ou même adversaires, leurs différences s’effacent, tandis que le respect et l’acceptation de l’autre finissent toujours par faire leur force. Tout ça bien sûr au cœur d’un pays, les États-Unis, avec sa violence et ses paradoxes, où tout semble possible même dans les moments les plus sombres. C’est la force du rêve américain.

Sous ses atours de film « de bagarre », Le bagarreur était donc déjà une espèce de « buddy movie » avant l’heure, au cœur duquel Chaney, un cogneur taciturne (Charles Bronson), et Speed, un petit magouilleur particulièrement bavard (James Coburn), apprennent à se connaître et à se respecter. Porté par la force tranquille du personnage de Bronson, le film déroule sa narration en donnant presque l’impression de « flotter » d’une scène à l’autre, de se laisser porter par le roc que représente le personnage de Chaney. Un homme assurément mystérieux, dont on ne sait presque rien (ni sur son passé, encore moins sur son avenir), aux allures de vagabond. Néanmoins, son charisme et la fascination qu’il exerce chez les autres le mettent au centre de tous les regards. Sa relation avec Lucy (Jill Ireland) n’est pas complètement explorée par Walter Hill, qui délaisse la romance au profit des relations entre Chaney, Speed et, un peu plus tard, Poe (Strother Martin), médecin accro à l’opium entretenant volontairement sa ressemblance avec Edgar Allan Poe, dont il affirme être un descendant. Si bien sûr Chaney avait déjà quelques traits de caractère similaires à d’autres personnages incarnés par Bronson auparavant, le personnage qu’il interprète ici servira de mètre-étalon à tous les rôles qu’il tiendra au fil des années 70/80. Droit dans ses bottes, avec un sens de l’honneur infaillible et surtout un côté inébranlable, sûr de lui et « bigger than life », qui donne finalement l’impression au spectateur que rien ne peut jamais réellement le mettre en difficulté ou en danger. Sobre, solide, porté par le jeu de Charles Bronson et James Coburn, tous deux excellents, Le bagarreur semble, à l’image de nombreux autres films de Walter Hill, à l’épreuve du temps. Peut-être en partie parce qu’il se termine comme il commence, sur une fuite en avant en forme de point d’interrogation. Peut-être parce qu’il propose une reconstitution historique d’une sobriété si forcenée qu’elle ne peut prendre de « coup de vieux ». Peut-être parce que le scénario de Walter Hill, Bryan Gindoff et Bruce Henstell prend le parti de l’humain, sans forcément chercher à faire sens à tout prix ou à connecter entre eux tous les points narratifs. Un beau film, tout simplement ! Mickaël Lanoye.

Sud des Etats-Unis, 1933. La crise économique a plongé le pays dans la misère. Chaney, un homme solitaire, va de ville en ville et de petits boulots en petits boulots. Il assiste un jour à un combat clandestin à mains nues et décide de participer pour se faire de l’argent. Après avoir facilement mis K.O. son adversaire, Chaney s’associe à Speed, un escroc qui devient son manager. Les deux hommes arrivent à la Nouvelle-Orléans, où Chaney participe à des combats organisés par des gangsters. Le bagarreur semble invincible et sa cote s’envole… Sylvain Angiboust

On fait n’importe quoi pour survivre en temps de crise, même lutter à mains nues dans des combats illicites… Premier film – épuré, ambitieux, inventif – de Walter Hill, spécialiste d’un cinéma d’action efficace (Sans retour, 48 Heures, Johnny Belle Gueule). Et grand rôle de Charles Bronson dans son inégale carrière : son personnage semble parcourir le pays comme un messager qui révélerait à ceux qu’il croise la vérité sur eux-mêmes… Pierre Murat.


L’ENJEU

State of the Union

de Frank Capra, 1948, US, 2h04, Noir et Blanc

avec Spencer Tracy, Katharine Hepburn, Angela Lansbury


RÉSUMÉ : Kay Thorndyke vient d'hériter de l'important journal fondé par son père. Très lié au Parti Démocrate, celui-ci est en perte de vitesse et sa nouvelle propriétaire décide de créer de toutes pièces le futur président des États-Unis afin de redorer le blason du journal et de faire taire ses détracteurs. Dans ce but, elle retrouve un ancien flirt Grant Matthews, un self-made-man humain et idéaliste devenu un riche industriel, et le pousse à se présenter aux primaires. Matthews découvre la réalité du monde politique et dévoie peu à peu ses beaux idéaux sur l'Amérique pour gagner des voix de grands électeurs et des soutiens de financiers et autres lobbyistes. Sa femme Mary, qui est au bord du divorce, essaie de le sortir de cet engrenage où elle le voit se perdre... 


POINTS DE VUE : Un politicien intègre lutte contre la corruption qui l'entoure. Classe, humour, virulence et une exceptionnelle interprétation.Dictionnaire des films, Larousse.


Après l'échec public de La Vie est belle, la société de production que Frank Capra avait fondée en 1945 avec William Wyler, George Stevens et Garson Kanin et qui devait leur assurer leur indépendance artistique et financière - est en difficulté. State of the Union est ainsi le dernier film que Capra va pouvoir réaliser librement sans subir le diktat des comités des studios, qui ont repris les rênes de l'industrie, et celui d'acteurs stars autour desquels tout le monde du cinéma se concentre. 

Capra reprend l'un de ses thèmes fétiches, mais il ne le met plus en scène sous la forme d'une fable mais sous celle d'une satire mordante. On découvre un Capra plus pessimiste, une facette de sa personnalité déjà bien sensible dans nombre de ses précédentes réalisations mais qu'il cachait derrière le burlesque, le conte de fées, l'élan romanesque. Un pessimisme que l'on retrouvait dans l'image du suicide venant périodiquement contredire cette image d'optimiste béat que traîne le cinéaste. Et le fait que L'Enjeu s'ouvre sur un suicide montre à quel point avec cette œuvre le réalisateur radicalise son propos. Le film reste virevoltant, drôle, et l'on retrouve in extremis l'optimisme de Capra dans l'image du héros qui se rachète en se livrant à une confession publique, une scène classique de son cinéma. Mais il laisse aussi un goût amer, et le portrait qu'il dresse de la politique de son pays se révèle bien plus sombre encore qu'à l'époque de Mr. Smith Goes to Washington, un film qui lui avait valu les foudres du Sénat. Capra retrouve d'ailleurs Myles Connelly, le scénariste de ce précédent film consacré aux arcanes de la politique. C'est Connelly qui naguère lui avait donné cette idée du « rire démocratique » et l'a poussé a rechercher l'universalité dans ses réalisations. 

Le film est très symptomatique des différents courants de pensée, parfois contradictoires, qui innervent l'œuvre de Frank Capra. En effet, et ce même s'il se veut le seul maître à bord, le cinéaste laisse librement s'exprimer ses collaborateurs et c'est ainsi qu'il se retrouvait, démocrate, à défendre avec ferveur le New Deal de Roosevelt. À sa sortie, L'Enjeu est attaqué par certains extrémistes qui voient en lui un film pro-communiste alors même que Connelly est un chrétien-démocrate ouvertement anti-communiste, tout comme Capra et ce même si ce dernier s'est intéressé aux théories de Karl Marx et a même suivi son ami Robert Biskin en Union Soviétique. C'est que Capra s'inscrit dans cette tradition américaine de la critique. Il se méfie des appareils politiques, de la collusion entre la presse, les industriels et les décideurs, de tout ce qui fait que la vie publique subisse l'ingérence des riches et des puissants. Il y a aussi chez lui une profonde méfiance vis-à-vis de la versatilité du peuple, souvent prompt à changer d'opinion comme on change de chemise et à suivre aveuglement ceux qui ont le plus de pouvoir. Il offre ainsi une vision d'une Amérique où pullulent des hommes et des femmes cyniques et sans scrupules, uniquement attirés par le profit ou la gloire, il décortique un système électoral qui bafoue les principes démocratiques... Bref, pour beaucoup, cette dénonciation des dérives des États-Unis ne peut que servir les intérêts de l'autre bloc. Or Capra comme tant d'autres artistes, est convaincu que la démocratie est assez forte pour regarder en face ses errements. 

State of the Union, qui mêle brillamment une réflexion sur la nation et sur la vie d'un couple (magnifiquement interprété par le duo Tracy / Hepburn), est le dernier grand film de Frank Capra. Il tournera encore deux films (dont Riding High, remake inutile de Broadway Bill) avant de prendre sa retraite de Hollywood, se consacrant à un projet militaire puis à une série de films d'animation pour la télévision. Il tournera un dernier film, Pocketful of Miracles en 1961, avant d'arrêter définitivement toute activité de réalisateur. Olivier Bitoun.

CRITIQUE : L’Enjeu confirme l’évolution de Capra dans le sens moralisateur. Mais il me semble que cette évolution est maintenant poussée si loin que le film retrouve un intérêt incontestable et que l’on ne saurait s’en détourner comme d’un sermon ennuyeux. L’importance, d’abord, et l’audace du sujet imposent l’attention. Cette fois, Capra ne s’attaque pas à la politique par allusions anodines : il ne s’agit rien moins que de l’élection du dernier président des États-Unis et de la campagne électorale d’un candidat républicain contre Truman.

Avec une franchise incroyable, Capra nous raconte les dessous d’une élection présidentielle sous l’instigation d’un magnat de la presse, une jeune femme, sorte de « Citizen Kane » féminin. Il suffit de transposer le scénario en France pour se rendre compte de l’accueil réservé à un film qui oserait contester avec autant de précision historique le fonctionnement de nos institutions.

Naturellement, Spencer Tracy finira par être écœuré de ce qu’on lui fait faire et renoncera à la Maison Blanche pour continuer à prôner le gouvernement mondial et les États-Unis universels.

Certes, un tel film déroutera bien des spectateurs. C’est que les catégories politiques américaines, le tempérament civique, les problèmes évoqués ne sont pas les mêmes qu’en Europe. L’idéalisme sentimental de Capra n’est pas, au surplus, très convaincant pour nous. Mais l’ampleur de cette fresque politique, sa force satirique et la visible sincérité de l’auteur ne peuvent laisser indifférent. Capra a dépassé le moralisme prêcheur de ses deux derniers films : il affronte maintenant la société avec une autorité et une amertume à peine voilées qui ne sont pas loin de la grandeur.

Par surcroît, il reste l’un des plus grands metteurs en scène de Hollywood. Quant à l’interprétation de Spencer Tracy et surtout de Katharine Hepburn, elle est naturellement au-dessus de tout éloge. André Bazin, Le Parisien libéré, août 1949.

CASQUE D’OR

de Jacques Becker, 1951, France, 1h36, Noir et Blanc

avec Simone Signoret, Serge Reggiani, Claude Dauphin


RÉSUMÉ : Un jeune charpentier tombe amoureux d'une belle prostituée, Marie, surnommée « Casque d'or », qui « appartient » à Roland, un lieutenant de la bande à Leca, voyou affichant des allures de gentilhomme. Après avoir tué Roland dans un combat à la loyale auquel il a été poussé, Manda vit un grand amour partagé avec Casque d'or que convoite secrètement Leca. Ce truand machiavélique tend un piège (chantage à l'amitié) dans lequel tombe le trop naïf Manda. Quand il comprend par qui il a été berné, Manda cherche à se venger. Il exécute Leca, se laisse capturer par la police, est condamné à mort. Casque d'or assiste à la décapitation. 


POINTS DE VUE : Jacques Becker était l'un des plus subtils chroniqueurs de son temps. Ses films, toujours élégants, se situaient dans des milieux sociaux contemporains précis : la paysannerie (Goupi Mains Rouges), la haute couture (Falbalas), le prolétariat (Antoine et Antoinette), la bourgeoisie frivole (Édouard et Caroline), la jeunesse de l'après-guerre (Rendez- vous de juillet), la bohème (Rue de l'Estrapade), la truanderie (Touchez pas au grisbi). 

Cet éclectisme a donné lieu à un malentendu. On a vu en Becker un aimable « touche-à-tout », doué mais superficiel. On lui déniait un sens « puissant » de la dramaturgie, et la présence de thèmes universels et éternels. Ce procès ne résiste pas à l'analyse. À preuve : Casque d'or. Salué comme un chef-d'œuvre et, par certains, comme une tragédie classique, ce film est une étincelante démonstration du génie de Jacques Becker. S'il s'agit, comme dans Touchez pas au grisbi, d'une histoire de brigands, elle ne se situe pas de nos jours, mais à une époque plus ou moins mythique, le début de ce siècle, avec ses apaches, ses guinguettes, ses personnages historiques (le repris de justice Manda, la courtisane Casque d'or ont existé). 

Donc, cette fois, pas de chronique sociale... encore que jamais l'époque 1900 n'avait, dans un film, communiqué une telle impression de vraisemblance. Mais l'essentiel de Casque d'or est ailleurs. C'est une tragédie de l'amour et de l'amitié, un hymne à la fidélité. Sur des images lumineuses, Becker cristallise en un film unique la notion d'amour fou : un coup de foudre qui dure toujours. Ce qui arrive à Casque d'or et à Manda est impérieux et fatal. C'est dit sans phrase, avec de simples échanges de regards, des silences, des paysages et du soleil. La mise en scène est la mise en place de l'inéluctable. La guinguette réaliste et poétique, presque conventionnelle, au début du film, devient, à la fin, un lieu intemporel inoubliable. Les amants dansent pour l'éternité sur l'air du « Temps des cerises ». Margot pleure, et, cette fois, avec raison. Gilbert Salachas.

Réalisé entre deux comédies, Édouard et Caroline et Rue de l’estrapade, Casque d’or est le plus beau film de Jacques Becker. Le scénario s’inspire d’un fait divers de 1802, qui avait vu l’affrontement mortel de deux voyous pour une belle. Le récit est ténu, simple prétexte à des variations sentimentales et policières autour de Marie (Simone Signoret) et Manda (Serge Reggiani), autour desquels gravitent un amant jaloux (William Sabatier), une fiancée délaissée (Loleh Bellon), et surtout un caïd calculateur (Claude Dauphin). Les volets amoureux et policiers du scénario sont imbriqués ; mais contrairement à ce que pensait Gabin, résumant sa carrière, le cinéma, ce n’est pas seulement « une bonne histoire » : encore faut-il savoir la dialoguer, la raconter, et surtout la filmer... bref, la mettre en scène. 

À cet égard, Casque d’or s’avère exemplaire par sa justesse psychologique, sa fluidité et la beauté de ses prises de vue. Si l’amour entre Marie et Wanda semble si authentique, cela est peut-être dû, en partie, à la passion qui unissait dans la vie réelle Simone Signoret et Yves Montand, mais aussi les deux co-scénaristes, Jacques Companéez et Annette Wademant

Mais l’essentiel est ailleurs : ce sont des péniches traversant la Marne et déposant près d’une guinguette les futurs amants, c’est une danse au rythme de « Plaisir d’amour », qui réapparaîtra en flash-back back dans la séquence finale, ce sont des volets que l’on ouvre pour apprécier un café après une nuit d’amour à la campagne, sous le regard bienveillant d’une vieille paysanne (Odette Barencey). Ancien assistant de Renoir, Becker est inspiré du style impressionniste de son maître et ce n’est sans doute pas un hasard si le montage est assuré par Marguerite Renoir, la sœur de l’auteur de Partie de campagne

Plus qu’une reconstitution de la Belle Époque, Casque d’or en semble plutôt une composition picturale, avec ses ruelles populaires, ses vieux artisans (Gaston Modot), ses prostituées généreuses (Dominique Davray) et son bon peuple gouailleur (Raymond Bussières). Le petit théâtre de Jacques Becker s’inscrit ici dans la plus belle tradition du réalisme français. L’échec public et critique de Casque d’or à sa sortie fut total. Sans doute son amertume et sa nostalgie avaient-elles un parfum d’avant-guerre et ne correspondaient plus à l’état d’esprit des années 50. La carrière de vedette de Serge Reggiani s’en ressentit et ce n’est que bien plus tard que l’on comprit l’importance du film pour le mythe de Simone Signoret, resplendissante de vie et de noblesse. Gérard Crespo.

Un classique du cinéma hexagonal (qui fut un échec à sa sortie), la porte d'entrée idéale dans la filmographie de Jacques Becker, et peut-être le rôle le plus légendaire de Simone Signoret. Casque d'or est tout à la fois une tragédie, tendre et violente, une évocation minutieuse des faubourgs de la Belle Époque mais aussi l'amorce d'un bouleversement, un pont entre le classicisme de l'avant-guerre et les révolutions formelles qui s'annoncent. Tournant le dos à la théâtralité guindée de ses contemporains, le cinéaste privilégie une mise en scène précise, économe en dialogues, comme un avant-goût de néoréalisme. Becker, dans les « Cahiers du cinéma » : « Quand on fait de la mise en scène, on "dialogue" peu parce qu'on cherche à donner le plus de vie et de vérité possible à la scène et au jeu ; on est alors obligé de critiquer constamment le texte jusque sur le plateau. Au studio, quand on sent brusquement qu'une phrase sort mal de la bouche d'un acteur, il faut s'arranger pour la lui re-fabriquer de manière à ce qu'elle sorte avec naturel ». Chez Becker, pas de gras, rien de superflu. Les mots ont un sens, ils guident l'action et la motivent – ici jusqu'à une conclusion bouleversante qui fait entrer de plain pied le duo Signoret-Reggiani au panthéon des amants cinématographiques. Xavier Jamet.

CRITIQUE : Qu’il est désagréable de prendre la plume pour dire du mal d’un tel film ! À cause du talent et de la conscience professionnelle de son auteur d’abord, mais aussi et plus encore parce que la critique cinématographique prête ici au plus grave des malentendus. Le bien qu’on peut écrire d’une vaine et agréable comédie policière de série, par exemple, n’a guère, en effet, de commune mesure avec la sévérité dont il faut bien faire preuve à l’égard du dernier travail de Jacques Becker. C’est que le cinéma ne connaît pas, ou pas encore, les hiérarchies implicitement admises dans la littérature ou le théâtre. Un « échec » de Jean Giraudoux ne s’y place pas sur le même plan qu’une « réussite » de Jean de Létraz.

Je ne compare pas pour autant l’auteur d’ »Antoine et Antoinette » à celui d’ « Électra », mais enfin Jacques Becker est l’un des quelques metteurs en scène dont chaque entreprise peut apporter quelque chose d’important au cinéma français.

Mais hélas ! notre déception devant un film préparé et réalisé avec autant de soin, de moyens et d’amour n’en est que plus cuisante. On peut se demander quel a été le propos de Jacques Becker en invoquant les retentissantes aventures de Casque d’or, qui fut, si j’ose dire, au début de ce siècle, l’égérie de la « bande à Leca ». C’était le beau temps de « Apaches » dans l’ambiance romantique de l’anarchie, orchestrée par les débuts de la grande presse à sensation. Deux ou trois ans durant, la rivalité amoureuse et criminelle de Leca  et de Manda pour les beaux yeux de Casque d’or défraya les chroniques.

Jacques Becker, si l’on en juge par sa mise en scène, semble avoir voulu rompre avec la tradition cinématographique de la Belle Époque. Son Paris 1900 est évoqué avec un réalisme minutieux. Toutes les conventions romantiques y sont volontairement étouffées. Casque d’or est l’anti-Gigi et même, dans une certaine mesure, le contraire de la Partie de campagne et de l’héritage aimable et optimiste de l’impressionnisme. On admire l’effort critique, la patience et l’attention déployés par le réalisateur pour parvenir à imposer un ton et une vision nouvelle à propos d’une époque déjà, ou encore, légendaire.

Mais puisqu’il renonçait aux charmes de la Belle Époque pour leur substituer une peinture plus véridique de ces temps faussement heureux, pourquoi Becker n’a-t-il pas tenu la gageure jusqu’au bout ? Les amours de Manda et Casque d’or, les quatre cents coups des « Apaches », se situaient aussi dans un romantisme : celui de l’anarchie. Il y avait là un ressort dramatique, des sources de lyrisme pittoresques et authentifiées par l’histoire. Enfin, il y avait les personnages réels et leurs actes véritables. Or, Jacques Becker scénariste trahit complètement les intentions de Jacques Becker metteur en scène. Son histoire est fausse de A à Z. Il n’en reste guère que le nom des héros. On mesurera la liberté prise en sachant que Manda finit au bagne et non pas sous le couperet. Ce n’est pas que nous tenions à priori pour le respect du fait divers, mais on ne peut à la fois jouer sur les deux tableaux : le romanesque et le réaliste. À tant nous ennuyer avec des personnages sans profondeur, sans complexité, sans mystère, et finalement conventionnels dans la platitude, Becker n’aurait déjà qu’une mauvaise excuse s’ils avaient existé comme il nous les présente ; il n’a plus aucun alibi quand on sait, de surcroît, qu’il les a inventés de toute pièce. La vraie histoire de Casque d’or a passionné la foule ; celle imaginée par Jacques Becker trouve le moyen de nous ennuyer avec distinction.

S’il y a un secret aux échecs et aux demi-échecs honorables de Becker, je crains que ce ne soit sa prétention à être plus que notre metteur en scène le plus strict et l’un de nos meilleurs directeurs d’acteurs. L’illusion de l’auteur complet ne peut faire, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, que des ravages au cinéma. Quand M. Becker aura trouvé son scénariste comme Carné son Prévert, il fera peut-être enfin de grands films.

Le seul plaisir sans mélange qu’on puisse, à mon sens, trouver dans Casque d’or est celui d’une interprétation excellente, merveilleusement dirigée. Simone Signoret, canaille et tragique à souhait, campe avec autorité une silhouette féminine à laquelle on pourrait croire. Serge Reggiani a toute la tendre dureté requise par le personnage de Manda. Bussières, retenu par Becker sur la pente de la facilité, se renouvelle ; enfin, il n’est pas excessif de dire que Claude Dauphin n’a jamais été meilleur. André Bazin, Le Parisien libéré, 1952.

LA VÉRITÉ SUR BÉBÉ DONGE

d’Henri Decoin, 1952, France, 1h44, Noir et Blanc

avec Danielle Darrieux, Jean Gabin, Gabrielle Dorziat


RÉSUMÉ : Élisabeth Donge, dite « Bébé », a empoisonné son époux François. Sur son lit de souffrance, François essaie de comprendre ce geste et revit les temps forts de leur union. Au petit matin, il meurt et Bébé, fermée au monde extérieur, suit l'inspecteur venu l'arrêter. 


POINTS DE VUE : L'un des meilleurs films noirs du cinéma français et de son réalisateur. Bébé empoisonne son mari non pas parce qu'il ne l'aimait plus, mais parce qu'elle ne l'aimait plus. Darrieux et Gabin sont admirables et tous les autres rôles sont tenus à la perfection dans une succession de flash-back. Les costumes étaient de Pierre Balmain. Jean-Charles Sabria.


Adaptation du roman éponyme de Georges Simenon, La Vérité sur Bébé Donge compte parmi les grandes réussites d’Henri Decoin, et du cinéma français des années 50. Le réalisateur y dirige une nouvelle fois son ex-épouse Danielle Darrieux et lui offre la possibilité d’exprimer son talent dans un registre dramatique. Darrieux interprète Élisabeth, surnommée Bébé. Idéaliste et passionnée, elle épouse François Donge, un gros industriel plus âgé qu’elle. Sa déception croissante devant la vie de province, l’infidélité et l’égoïsme de son mari la conduiront au meurtre. Raconté en flash-back, le film retrace l’histoire du couple et sa lente désagrégation. Il fallait du courage et de l’intelligence à Jean Gabin pour incarner un personnage masculin sans grandeur, plutôt antipathique et voué à une agonie sinistre. Il s’efface littéralement devant sa partenaire, qui prend le contrôle du film, synchrone avec la révolte de Bébé Donge contre la domination masculine (« vous les hommes vous avez décidé que la vie est ici... ») Decoin dans ses meilleurs films a toujours été du côté des femmes, et de son actrice fétiche. Le cinéaste fustige une société bourgeoise et patriarcale, dénonce un mariage arrangé où le bonheur d’une jeune fille est sacrifié aux intérêts familiaux. Il dessine le portrait tragique d’une femme prisonnière de sa condition, cousine moderne de Thérèse Desqueyroux et Madame Bovary. 

La mise en scène de La Vérité sur Bébé Donge est d’une précision chirurgicale. Elle s’approche de ce mélange de rigueur et de grâce qui caractérise le cinéma de Bresson. L’influence bressonienne se ressent également dans la direction d’acteurs, d’une sobriété inhabituelle, tandis que la magnifique musique de Jean-Jacques Grünenwald souligne la proximité avec l’auteur des Dames du Bois de Boulogne. Olivier Père.

Troisième adaptation de Simenon par Decoin, après Les inconnus dans la maison et L’homme de Londres, La vérité sur Bébé Donge ne rencontra pas de grand succès. Sans doute était-il trop noir, ou sa construction en flash-back trop complexe. Peut-être même que les rôles à contre-emploi de Gabin et Darrieux ont contribué à la désaffection relative du film. Pourtant, à le revoir aujourd’hui, et malgré quelques conventions désuètes (le flou qui introduit le flash-back, par exemple), on est frappé par la rigueur d’un métrage qui dissèque avec une certaine élégance la dégradation d’un couple dans un monde bourgeois d’apparences. Comment Bébé, jeune femme allègre et amoureuse, finit par empoisonner son mari, voilà ce qui tend le court roman de Simenon comme le film de Decoin : commencé par des questions (« qu’est-ce qu’un couple, François ? ») qui traduisent un appétit de vivre et de partager, le mariage se heurte à une incommunicabilité qui repose sur un jeu de rôle : Bébé est trop futile, sa robe n’est pas adaptée, elle descend trop tard à la traditionnelle soirée, elle n’entre pas dans un moule préétabli. Alors que son mari, à l’arrogance grossière, y est parfaitement à l’aise : son égoïsme correspond impeccablement à un monde fait pour lui, ce monde d’affaires et de maîtresses où l’épouse doit se taire et subir. Dans la description de cette société étouffante symbolisée par le portrait du père dont elle tente de se débarrasser ou par la marieuse qui répète inlassablement « le bonheur vous va bien » (ironiquement, elle terminera avec : « le malheur vous va bien »), Decoin excelle par la multiplication de détails et de répétitions comme par une réalisation sobre, presque dépouillée. Il faut dire que Darrieux est extraordinaire, aussi bien en jeune fille espiègle qu’en femme devenue insensible. 

Car, avec l’empoisonnement inexplicable pour tous, sauf pour François, la situation s’inverse : c’est lui qui devient dépendant d’elle, lui qui proclame son amour, lui qui pose des questions (« Qu’est-ce que c’est l’espoir ? »). Mais il est trop tard : en acceptant de renoncer à ses idéaux, Bébé s’est fermée ; sa mère lui dit qu’elle est « morte », et elle-même, au moment de faire un enfant, juge que « c’est l’acte suivant, voilà tout ». Elle rentre enfin dans son rôle, mais c’est au prix d’une déshumanisation que les robes noires représentent bien : avant de perdre son mari, elle est en deuil d’elle-même. 

Le constat est cruel puisque le couple formé par le frère et la sœur des protagonistes, lui, semble réussi, mais c’est un mariage fade, arrangé, dont l’absence de passion assure la pérennité. Pas d’espoir donc pour ceux qui veulent vivre (c’est ce que désire François, mais trop tard, à contre-temps) et que la société lamine ou tue. Dans le geste de Bébé, il y a tout le désespoir qui lui fait rejoindre Thérèse Desqueyroux ou Emma Bovary, ces grandes héroïnes de l’empoisonnement. Si Decoin évite le pathos, il fait de son œuvre un croisement du film noir (la structure en flash-back, la voix off, le meurtre) et de la tragédie contemporaine où tout est écrit dès le début. Derrière la froideur apparente, La vérité sur Bébé Donge est une condamnation incandescente en même temps qu’un portrait saisissant que le beau dernier plan assombrit encore. François Bonini.

CRITIQUE : Par rapport à la plupart des films français sortis depuis deux mois, celui de Henri Decoin paraît évidemment d’une autre classe. Le réalisateur des Inconnus dans la maison s’est attaqué une fois encore à un roman de Simenon, et l’adaptation qu’il nous en offre est quelquefois forte et pénétrante.

François Donge, riche industriel de province, qui n’a pas l’habitude d’en user à l ‘égard des femmes avec une particulière délicatesse, s’est laissé prendre au charme d’une jeune fille de la bonne société locale : Elisabeth d’Onneville, surnommée « Bébé ». Pour François, la grâce un peu enfantine de sa femme est vite épuisée, et il trouve tout normal de retourner à ses maîtresses. M. et Mme Donge pourraient cependant continuer à faire figure de ménage heureux, si le désespoir de Bébé ne dépassait ce que peut imaginer François. L’ardente jeune fille, qui rêvait du don total et du bonheur du couple parfait, est devenue une femme glacée et mystérieuse qui, un beau jour, empoisonne son mari. Au seuil de la mort, François réalise enfin combien il aimait Bébé et lutte de toutes ses forces pour survivre, lui pardonner et tenter de recommencer leur bonheur. Trop tard, il a tué en elle plus que l’amour : la foi en l’amour, et c’est ce qu’elle ne pouvait, de son côté, lui pardonner. La mort de François Donge permettra l’action de la justice. Bébé, toujours aussi impassible, suit les policiers qu’elle attendait.

L’histoire nous est racontée avec beaucoup d’originalité, alternativement au présent et au passé. Les deux tiers du film se déroulent pendant les quelques jours que François Donge passe à la clinique, entre la vie et la mort, et l’incertitude de cette issue donne aux « retours en arrière » dans la vie du couple un intérêt dramatique décuplé. Certes, le procédé du récit au passé n’est pas nouveau au cinéma, on en a même depuis dix ans usé et abusé, mais il avait rarement été utilisé avec cette maîtrise et surtout aussi habilement justifié. Il est dommage qu’il n’aille pas parfois (au début, surtout) sans quelques obscurités.

La mise en scène de Henri Decoin est l’une de ses meilleures. Un peu sèche, pourtant, d’un style, si j’ose dire clinique, alors que les personnages gagneraient à un peu plus d’ombre et de mystère. Mais nous touchons là aux limites habituelles de Henri Decoin, à qui il faut demander plus d’habileté technique que de véritable poésie.

Jean Gabin est, comme à l’habitude, admirable dans un rôle qui lui convient, sans doute, mais qui n’est pourtant pas son emploi habituel. Il paraît avoir maigri, ce qui rend, avec l’aide du maquillage, plausibles et émouvantes les longues scènes où le robuste Gabin doit passer pour agonisant.

Quant à Danielle Darrieux, j’avoue ne point la trouver meilleure que dans La Maison Bonnadieu. Non entièrement par sa faute, mais parce qu’il me semble qu’on veuille, ici aussi, demander à son visage une impassibilité qu’il ne peut donner. Excellente dès qu’elle s’anime, elle me paraît, par contre, sans énigme - ce qui ne laisse pas d’être fâcheux- dans les emplois de sphinx. André Bazin, Le Parisien libéré, 1952.


L’INTRUS

Intruder in the Dust

de Clarence Brown, 1949, US, 1h29, Noir et Blanc

avec Juano Hernandez, David Brian, Claude Jarman Jr


RÉSUMÉ : Dans le Mississippi rural des années 1940, un homme a été assassiné et on a trouvé près de son corps Lucas Beauchamp, un Noir qui est connu pour sa fierté et sa volonté de ne pas se prosterner devant les Blancs. Arrêté, il est menacé de lynchage. Il trouve refuge près d'un jeune Blanc, Chick, qui doit la vie au courage du fils de Lucas. Déterminé à tout faire pour sauver le condamné, il demande à son oncle John Gavin Stevens, avocat, d'assurer sa défense. Celui-ci accepte sans enthousiasme, vu l'orgueil de Lucas. De son côté, Chick, aidé d'une vieille dame, Miss Habersham, mène son enquête pour trouver le vrai coupable... 


POINT DE VUE : Une petite ville du Sud. Un Blanc est assassiné. Le shérif arrête un Noir. La ville se prépare à le lyncher... L’Intrus est sans doute l’un des films les moins connus de Clarence Brown... et sûrement l’un des meilleurs. Sans vedette et sans effets spectaculaires, sans musique ronflante et tourné en extérieurs, il fait partie des quelques films sociaux engagés qui, dès la fin des années 1940, surgissent à Hollywood alors que la tristement célèbre « chasse aux sorcières » va battre son plein. 

Ce beau plaidoyer contre l’intolérance doit beaucoup à Faulkner. Le récit est sobre et sensible : nous reconsidérons la réalité des événements au travers du regard d’un adolescent. Clarence Brown restitue avec rigueur l’atmosphère d’inquiétude, de suspicion et de haine qui règne derrière la paisible apparence de ces villes du Sud plombées de soleil. L’échappée nocturne est inquiétante, l’ambiance de fête qui précède le lynchage, glaçante. Le départ de la foule, silencieuse et déçue, prend soudain une force peu commune, devenant plus éloquente que toutes les thèses. Télérama.

COMMENTAIRE : Dans le Mississippi, le Noir Lucas Beauchamp est arrêté pour le meurtre du Blanc Vinson Gowrie. Il réclame l'appui de Chick, un jeune homme qu'il a aidé un jour, et de l'oncle de celui-ci, l'avocat Stevens. Ce dernier est réticent, à cause de la tension qui règne dans la ville. Aidé de Mrs. Habersham, Chick découvre, en examinant le corps de la victime, l'innocence de Lucas et la personne du vrai meurtrier : son frère Crawford. 

Clarence Brown, ici son propre producteur, ne joua pas la facilité en adaptant le roman antiraciste de Faulkner, surtout au sein de la conservatrice M.G.M. Tourné en décors naturels, sans effet voyant, son film possède la simplicité brutale et intense du document (bruits de la nuit lors de l'exhumation du cadavre, inconscience de la foule se préparant à la pendaison du Noir comme à une fête). Ce fut une des rares œuvres de Hollywood à traiter le problème noir avant les années 1960. Jean-Pierre Bleys.

LES PORTES DE LA NUIT

de Marcel Carné, 1946, France, 2h, Noir et Blanc

avec Yves Montand, Nathalie Nattier, Pierre Brasseur


RÉSUMÉ : Durant une nuit de février 1945 à Paris, Jean Diego se rend chez la femme de son copain, Raymond Lécuyer, pour lui annoncer la mort de son mari devant le peloton d'exécution des occupants nazis. Or, Raymond est bel et bien vivant. Un clochard, qui se présente comme étant le Destin, annonce à Jean qu'il va rencontrer, dans les heures à venir, "la plus belle fille au monde". 


POINTS DE VUE : Après le triomphe des Enfants du paradis, Marcel Carné entreprit à la Libération un film dont le récit était situé à son époque, ce qu’il n’avait plus fait depuis Le jour se lève, en 1939. En 1946, le cinéma français qui évoquait l’immédiat après-guerre ou les années qui précédaient se révélait être soit une célébration héroïque de la Résistance (La bataille du rail), soit un cinéma occultant la question politique de la France sous l’Occupation. Le mérite des Portes de la nuit est d’évoquer explicitement la collaboration, à travers les personnages de Sénéchal père (Saturnin Fabre) et fils (Serge Reggiani). À ces figures veules le cinéaste oppose les résistants Diego et Lécuyer (Raymond Bussières), ce dernier incarnant un cheminot communiste forcément valeureux et héroïque. Le caractère réaliste de l’intrigue est accentué par des plans du métro et la description des privations du petit peuple de Paris. Entre le souvenir des vieilles rengaines d’avant-guerre et les airs de jazz qui commençaient à imprégner les bistrots, ce sont des habitants qui se cherchent qui sont ici filmés. 

En ce sens (uniquement), le film se rapproche des ambiances d’Allemagne année zéro ou Le troisième homme. Car la griffe poétique du scénariste et dialoguiste Prévert est bien présente, des déboires des amants désunis à l’atmosphère fantastique incarnée par un clochard qui n’est autre que le Destin (Jean Vilar), personnage symbolique qui fait écho au Diable des Visiteurs du soir. Les décors de Trauner ou la musique de Kosma sont en parfaite adéquation avec cet univers tant naturaliste que merveilleux. Et pourtant, Les portes de la nuit n’échappe pas un certain manque de rythme et une lourdeur symbolique qui résiste mal au verdict du temps. L’œuvre pêche aussi par la médiocre interprétation du couple vedette, Yves Montand et Nathalie Nattier, pales doublures de Jean Gabin et Marlene Dietrich, pour qui le film avait été écrit. Fort heureusement, des seconds rôles pittoresques leur donnent la réplique, de Carette en éternel titi à Mady Berry en voisine acerbe, en passant par Pierre Brasseur en époux crapuleux. Mal accueilli à sa sortie, Les portes de la nuit devait être la dernière collaboration de Marcel Carné et Jacques Prévert. Gérard Crespo.

Les Portes de la nuit succède immédiatement aux Enfants du paradis et aux Visiteurs du soir, deux des films les plus importants de Carné tournés durant l’Occupation. À la Libération, Carné entend renouer avec le réalisme poétique ou le fantastique social de ses films d’avant-guerre, en compagnie de ses principaux partenaires artistiques, le scénariste et dialoguiste Jacques Prévert et le décorateur Alexandre Trauner. Le pari fou de Carné et de Prévert est de traiter « à chaud » l’atmosphère trouble des premiers mois qui suivirent la fin de l’Occupation allemande dans un film de fiction. Les Portes de la nuit conte une histoire d’amour tragique le temps d’une nuit, dans les quartiers populaires du nord de Paris, Barbès Rochechouart et ses environs. Un vagabond énigmatique y incarne le Destin, qui va orchestrer le coup de foudre entre un jeune prolétaire et une belle inconnue dont le manteau de fourrure et les bijoux trahissent l’appartenance à un milieu très aisé. Cette passion impossible mais si souvent traitée au cinéma permet aux auteurs d’introduire des thème beaucoup plus audacieux : la cohabitation impossible entre anciens résistants et collaborateurs, l’abjection des héros de la dernière heure, le refus du pardon pour les traîtres et les délateurs. Carné décrit un climat de suspicion et de mépris où d’anciens collabos essaient de se payer une virginité et s’inventant une conduite irréprochable et même des actes courageux pendant l’Occupation. Le dégoût moral qu’inspirent ces tristes individus concerne leurs actions passées et les malfaisances qu’ils continuent de perpétrer après 45, ayant réussi à échapper à la justice. Mais le Destin finira par les rattraper. Les rôles des amants devaient à l’origine être tenus par Marlene Dietrich et Jean Gabin. Le désistement des deux stars fut un coup dur pour le film. Leurs remplaçants, Nathalie Nattier et le débutant Yves Montand manquent certainement de charisme et d’assurance, et contribuèrent sans doute à la déception causée par le film au moment de sa sortie. Mais les raisons du rejet des Portes de la nuit sont plus profondes, et tiennent à ce mélange de poésie des faubourgs un peu datée et de règlements de comptes entre ouvriers communistes, anciens maquisards et voyous de la rue Lauriston, recyclés en exploiteurs des habitants du quartier. Dans le cinéma français les monstres ou les pourris sont souvent plus intéressants que les personnages positifs. Saturnin Fabre et Serge Reggiani, salauds de père et fils, livrent dans Les Portes de la nuit des interprétations mémorables, à l’instar de Pierre Brasseur en mari bourgeois éconduit. Si le film – le dernier que Carné et Prévert feront ensemble – n’a pas bien marché, la chanson « les feuilles mortes » (paroles de Prévert, musique de Joseph Kosma) a accédé à une notoriété et une longévité exceptionnelles. Olivier Père.

COMMENTAIRES : Durant « le dur hiver qui suivit la Libération », l'ouvrier Diego rencontre un clochard qui lui annonce son destin. Il a le coup de foudre pour une belle inconnue, Malou, venue en compagnie de son mari, qu'elle n'aime pas, revoir le décor de son enfance ainsi que son père et son frère, deux anciens « collabos ». Le mari jaloux veut tuer Diego mais il blesse grièvement Malou, qui meurt à l'hôpital où Diego l'a fait transporter tandis que son frère se suicide. 

C'est la dernière collaboration de Prévert avec Carné et la moins réussie : les débutants Montand et Nathalie Nattier ne remplacent pas Gabin et Marlène Dietrich prévus à l'origine et la mythologie prévertienne de l'amour fou s'accorde mal avec la thématique politique dictée par l'actualité. Il reste un drame romantique que l'intervention du Destin tente en vain de hausser au niveau de la tragédie et une belle étude d'atmosphère populiste autour de la fameuse station du métro Barbès reconstruite en studio. Marcel Martin.

Étoile montante du music-hall, le jeune Montand se voit offrir le rôle de Diego, sur les conseils d'Édith Piaf. Un rôle qu'il appréhende, prévu à l'origine pour Jean Gabin. Marcel Carné lui dit : « Sois ce que tu es, un grand garçon souriant ». Un personnage qui, s'approchant des limbes du bonheur, se heurte aux obstacles de la réalité. Les images de nuit d'hiver glacial et d'île rêvée du Pacifique enchantent. Mais nous sommes en 1946, le fantastique social n'est plus à la mode. Et surtout le sujet de la collaboration, au sortir de l'Occupation, incommode. Le septième film du tandem Carné-Prévert – le dernier qu'ils feront ensemble – connaît l'échec à sa sortie. Contrairement à la chanson de Prévert, jouée à l'harmonica par le Destin-Jean Vilar et fredonnée par Yves Montand : « Les Feuilles mortes » tournera sur tous les phonographes du monde, à jamais associée au chanteur-acteur. Cinémathèque française.

TOUCHE PAS À LA FEMME BLANCHE !

de Marco Ferreri, 1973, France, 1h48, Couleurs

avec Catherine Deneuve, Michel Piccoli, Philippe Noiret


RÉSUMÉ : Une parodie de western, de la bataille de Little Big Horn (1876) et son célèbre général Custer, tournée dans le chantier du futur Forum des Halles, dans le centre de Paris. Dans cette farce anachronique tournée dans le Paris des années soixante-dix, le général Custer veut parquer et exterminer les Indiens devenus résistants aux persécutions. Marie-Hélène de Boismonfrais, tout de blanc vêtue, est séduite par Custer. Elle symbolise « la femme blanche. » Mitch, l'éclaireur indien de Custer, ne doit pas toucher « la femme blanche » : cela concerne principalement Marie- Hélène de Boismonfrais, mais également toute femme qui n'est pas indienne, qu'elle soit habillée de rouge ou de blanc. 


POINT DE VUE : Cet ovni nous laisse encore babas. Avec un culot qui n’a plus cours, le trublion Ferreri se lançait sur la piste des Indiens en plein Paris. Encerclés par le général Custer et sa cavalerie, Sitting Bull et les siens vont devoir regagner leur réserve, ou livrer bataille... 

Mastroianni fait de Custer un bellâtre hippie, qui piaffe comme un étalon quand on lui présente Catherine Deneuve, dans le rôle d’une oie blanche venue de Boston pour soigner les soldats américains. Quant à Buffalo Bill, c’est Piccoli, paradant comme sur une scène de music-hall. 

L’ambiance est celle d’une farce entre amis, qui sont ici des stars. Les voir jouer aux cow-boys et aux Indiens est à la fois très réjouissant et pas toujours drôle, étonnamment. C’est qu’il y a un fond de gravité dans cette parodie délirante. A travers les Sioux, qu’il faut mater comme un troupeau, Ferreri s’attaque à une société où le pouvoir n’est pas seulement une affaire d’économie capitaliste, mais finalement de race et de civilisation. En vrai visionnaire, il utilise le décor naturel des Halles en démolition pour nous donner l’image d’une société en chantier, où de vraies batailles ne cessent d’être livrées. Frédéric Strauss.

COMMENTAIRES : Dans le cadre surréaliste des Halles de Baltard en cours de démolition, la transposition loufoque de la bataille de Little Big Horn. Derrière la farce, le drame de tous les opprimés. Dictionnaire des films, Larousse.


Suite au triomphe de La Grande Bouffe et dans l'énergie créatrice de l'époque, Marco Ferreri invente le plus fou des westerns dans un Paris en pleine mutation. Sur les vestiges des pavillons Baltard, les Indiens d'Amérique ont trouvé refuge. Le 7e régiment de cavalerie débarque à la Gare du Nord, bientôt rejoint au grand galop par Buffalo Bill. Mastroianni, Noiret et Piccoli s'en donnent à cœur joie, débattant, dans un café parisien, des solutions à trouver pour mettre fin au conflit, tandis que les Indiens, Serge Reggiani, en fou magnifique, et Alain Cuny, extraordinaire Sitting Bull, tentent de résister à l'oppresseur. Sous la caricature et les aspects grotesques, Ferreri fait un film éminemment politique, dénonçant la situation des exclus – celle, à l'époque, des immigrés parqués dans les bidonvilles des banlieues françaises – des figures d'Indiens, qui résonnent plus que jamais, plus de quarante ans après, dans nos fils d'actualité. Cinémathèque française.

LA LOI ET LA PAGAILLE

Law ans Disorder

d’Ivan Passer, 1974, US, 1h43, Couleurs

avec Carroll O’Connor, Ernest Borgnine, Karen Black


RÉSUMÉ : Excédés par les vols et les agressions, un coiffeur et un chauffeur de taxi de Manhattan décident de mettre sur pied une sorte de « milice » privée. 


POINT DE VUE : La Loi et la Pagaille est le film de Passer réalisé aux Etats-Unis qui ressemble le plus à son premier film Eclairage intime, car c’est une comédie typique de l’humour tchèque, mélange d’étude de caractère, de satire sociale et de gags poétiques et absurdes transposé à New York. Le film est aussi tchèque dans sa dimension prolétaire. Passer s’intéresse à des personnages d’ouvriers ou d’artisans, entre deux âges, ni très beaux, ni très riches ni très intelligents et qui rencontrent des problèmes de citadins et de citoyens modestes. Le film débute par des vignettes muettes et hilarantes sur l’insécurité et la recrudescence des vols et des agressions à New York. D’emblée le film se distingue par son originalité en traitant sur le mode comique un thème social sérieux et d’une brûlante actualité abordé durant toute la décennie par des films dramatiques et violents, de Un justicier dans la ville (Death Wish) de Michael Winner, réalisé la même année que La Loi et la Pagaille à Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Maniac (1980) de William Lustig ou L’Ange de la vengeance (1981) d’Abel Ferrara. Passer, que l’exploitation spectaculaire de la violence répugne, préfère imaginer des gags visuels, tout aussi efficaces pour exprimer le désarroi de la population devant la délinquance et la peur dans les zones populaires de New York. Un homme est dépouillé de ses vêtements dans un ascenseur, ou un cambrioleur dérobe un poste télévision dans le salon pendant que son propriétaire est parti chercher une bière dans la cuisine... C’est le point de départ d’un film qui imagine comment des amis et voisins décident de s’organiser en milices pour surveiller leur quartier. Une surveillance qui se révélera totalement inefficace, tout juste bonne à réveiller un peu de fierté virile chez des quinquagénaires bedonnants et endormis par une morne vie professionnelle et conjugale, et à consolider des liens d’amitié entre Willie et 

Cy, les deux antihéros du film. Willie (Carroll O’Connor) est un chauffeur de taxi qui a des problèmes avec sa fille, une adolescente qui se drogue et sort avec un voyou. Cy (Ernest Borgnine) est un patron de salon de coiffure qui a des problèmes avec sa maîtresse, une coiffeuse complètement cinglée. Prendre deux types aussi ordinaires est déjà la marque d’un cinéaste iconoclaste qui a toujours préféré les personnages de la vie quotidienne, les perdants ou les déclassés aux figures héroïques. Après les junkies sans avenir de Born To Win, les prolos en bout de course de La Loi et la Pagaille sont encore plus émouvants, humains sans être pathétiques car Passer leur accorde toute sa sympathie, et les dote d’un appétit de vivre et de survivre aux humiliations quotidienne, une énergie et une pugnacité qui en font de vrais rebelles (et de vrais Américains) sous leurs allures de ringards. De ce point de vue La Loi et La Pagaille fait parfois penser au premier et meilleur film américain de Milos Forman, ami d’enfance de Passer, Taking Off (1971) où la petite bourgeoisie était confrontée au phénomène hippie. 

La Loi et la Pagaille surprend aussi par ses ruptures de tons puisque l’on passe de la farce bon enfant au drame avec la mort de Cy tué par des voyous qui le prennent pour un policier, alors qu’il voulait venir en aide à son ami Willie. Nos compères avaient en effet pris l’habitude de se déguiser en flics et de patrouiller dans un véhicule maquillé en voiture de police. Cette mort absurde rejoint le pessimisme absolu des deux autres grands films américains de Passer, Born to Win et Cutter’s Way, qui réduisent à néant les mythes du rêve américain et de l’héroïsme. Ravagé par la mort de son ami, Willie abandonne son taxi et marche à contre-courant de la circulation, en rupture totale avec tout ce qui fondait son existence. Ce sont toujours la mort, la solitude ou le vagabondage qui attendent les personnages de Passer à la fin des trois films. 

La vision de La Loi et la Pagaille permet de rendre hommage à l’acteur Ernest Borgnine, décédé à l’âge de 95 ans. Ce « character actor » d’origine italienne et à la tête de bouledogue avait joué dans plus de deux cents films et téléfilms ! Très souvent au générique des films de Robert Aldrich, employé à deux reprises par Sam Peckinpah et Richard Fleischer, on ne compte pas ses apparitions inoubliables dans des bons films, mais on peut affirmer sans risque que Cy dans La Loi et la Pagaille est l’un de ses meilleurs rôles, sinon le meilleur.

Il faut le voir sauter au ralenti et en caleçons sur sa femme couchée dans le lit conjugal (du point de vue de l’épouse), excité par ses nouvelles activités de vigilante et un cours sur le viol donné par un psychologue aux théories fumeuses. Olivier Père.

TRAFIC

de Jacques Tati, 1971, France/Italie, 1h40, Couleurs

avec Jacques Tati, Maria Kimberley, Marcel Fraval


RÉSUMÉ : Dessinateur chez Altra, une petite entreprise parisienne en pleine expansion, monsieur Hulot a inventé une voiture de camping révolutionnaire, équipée d'une tente et de multiples gadgets. Ses employeurs tiennent absolument à présenter cette merveille d'ingéniosité au Salon de l'automobile qui se tiendra bientôt à Amsterdam. Après avoir chargé le prototype sur un camion, monsieur Hulot prend la direction des Pays-Bas, accompagné d'une attachée de presse. Dès la sortie de Paris, le convoi s'engage sur une autoroute surchargée. Embouteillages, crevaison, panne d'essence, accident, contrôle des douanes : la fatalité n'épargnera rien au génial inventeur... 


POINTS DE VUE : Trafic recèle suffisamment de gags pour être apprécié comme un simple film comique. La scène du carambolage, où les voitures ont l’air de danseuses cannibales, comme celle des crottes de nez, que les conducteurs traquent dans les embouteillages, suscitent un rire intact. Mais la beauté du film vient aussi de la douleur qui sourd de chaque image. 

Cynique et amer après l’échec de Playtime, Tati a tourné Trafic comme un dernier soupir en forme d’autoportrait. Sous ses airs de spot hilarant pour la prévention routière, le film n’est qu’une métaphore de son statut particulier dans le cinéma. Dès la première scène, Tati montre le travail ouvrier dans une usine automobile, qui ressemble à la fabrique d’un film : la tôle blanche aplatie a l’air d’un écran et les rangées de voitures qui s’alignent sur des centaines de mètres évoquent les images à la chaîne d’une bobine de pellicule sortie du boîtier d’une caméra. En route vers Amsterdam pour présenter son prototype de camping-car à usage multiple, hors norme et inimitable (comme les films de Tati ?), Hulot doit changer sa roue de voiture sur le bord de la route. Et manque de se faire tailler un short par les bolides qui filent sur le macadam. Tati, pauvre bricoleur, laissé sur le bas-côté pendant que d’autres cinéastes carburent à tire-d’aile... Marine Landrot.

Monsieur Hulot, dessinateur pour un petit constructeur automobile, est chargé d’acheminer vers le salon de l’Auto qui se tient à Amsterdam le nouveau modèle de la firme, un camping-car révolutionnaire bourré de gadgets. Mais la route est semée d’embûches et le convoi arrivera trop tard à destination. Réalisé après le grave échec public de son chef-d’œuvre Playtime, Trafic est le dernier film de cinéma de Jacques Tati, qui renoue superficiellement (et pour des raisons commerciales) avec le personnage de Monsieur Hulot qu’il avait délaissé (ou plutôt dilué) au milieu de la foule anonyme de Playtime. Cette satire de la domination automobile marque l’accomplissement d’un burlesque expérimental qui n’appartient qu’à Tati. Le tournage en décors naturels – budget oblige – permet au cinéaste de revenir vers un comique d’observation plus spontané. Mais Tati ne renonce pas pour autant à ses recherches obstinées sur l’image, la couleur et le son. Les gags purement graphiques touchent à la perfection, de même que les fameuses inventions linguistiques. Seul hic de ce « Tati-World » qui a tant impressionné des auteurs aussi différents que David Lynch et Otar Iosseliani : les gags atteignent une telle poésie visuelle et musicale qu’on en oublie presque de rire. Il est vrai qu’en 1971 le cinéaste, trop lucide, n’avait plus le cœur à la rigolade. L’art de Tati, supérieurement élaboré, n’oublie pas de rester à l’écoute du monde. Trafic est, d’une certaine manière, un documentaire alarmant sur une société qui n’existait pas encore au moment de son tournage. 

Tati, créateur de formes et expérimentateur d’un comique autant sonore que visuel, a toujours été un cas à part dans le cinéma français, à l’instar d’un Robert Bresson ou d’un Jean Cocteau. Ce franc-tireur a cependant participé à la gloire de la comédie française avec des succès commerciaux et artistiques éclatants comme Jour de fête, Les Vacances de Monsieur Hulot ou Mon oncle, symbolisant la dimension la plus ambitieuse d’un genre populaire qui a depuis toujours drainé le public en masse dans les salles obscures. Olivier Père.

COMMENTAIRE : M. Hulot doit conduire à Amsterdam, pour un Salon, un camping-car révolutionnaire. Mais que d'embûches sur la route... Tati a voulu cette fois exercer son goût de l'observation satirique sur le monde de l'automobile. Dictionnaire des films, Larousse.


NR. 10

d’Alex van Warmerdam, 2020, Belgique/Allemagne/pays-Bas, 1h40, Couleurs

avec Anniek Pheifer, Tom Dewispelaere, Pierre Bokma


RÉSUMÉ : Un acteur se voit soudainement rattrapé par son mystérieux passé par un groupe d'individus. 


POINT DE VUE : Dans un appartement à la décoration un peu vieillotte, un homme d’âge moyen s’installe à son bureau. Il est interrompu par une voix insistante de femme qui l’appelle depuis une autre pièce. Excédé, il termine son petit-déjeuner et part pour le travail en disant à peine au revoir à son épouse. Marius (Pierre Bokma) est acteur et doit répéter une pièce mais il n’arrive pas à retenir son texte – il ne dort plus, sa femme est gravement malade. Sur scène, il retrouve Günter (l’acteur flamand Tom Dewispelaere) qui n’en peut plus du jeu chaotique de son collègue. Le régisseur Karl (Hans Kesting) non plus d’ailleurs. La femme de celui-ci, Isabel (Anniek Pheifer), joue également dans la pièce, mais elle lui a annoncé qu’elle allait habiter quelques semaines chez leur fille, pour nourrir le chat. Ce qui est le moyen idéal pour cacher sa relation extra-conjugale avec Günter. 

Le soir, elle s’introduit chez son amant, mais ce dernier attend sa fille Lizzy (Frieda Barnhard) et son compagnon et lui demande de se cacher dans la chambre pour ne pas ébruiter l’affaire. Lizzy interpelle son père à propos de l’étrange résultat d’un examen médical : elle n’a qu’un seul poumon et aimerait que son géniteur se fasse également ausculter. Celui-ci refuse net. 

Les répétitions continuent, Karl chamboule les rôles de chacun. L’ambiance est tendue, anxiogène, haineuse même par moments, ponctuée par des moments à l’humour très noir. D’autres personnages apparaissent : un homme souffle quelques mots dans une langue inconnue à Günter, en rue. Un nouvel habitant s’installe dans la maison en face de celle de Günter et regarde un peu trop souvent par sa fenêtre. Lizzy s’inquiète et commence à surveiller son père sans qu’il ne s’en rende compte. Marius surprend le couple illégitime et décide de ne pas se taire, ce qui pousse Karl à suivre Günter pour avoir confirmation de la tromperie de son épouse. Une scène sortant un peu de nulle part montre un prêtre qui regarde le sport à la tv en mangeant, interrompu par son assistant. 

Alex van Warmerdam a l’art de semer des miettes de pain. Si l’histoire semble banale au départ, autant d’éléments clairsemés ajoutent très progressivement une tension certaine au film, créant l’impression d’un thriller. Est-ce que tout ceci serait lié au fait que Günter a été retrouvé abandonné dans les bois étant enfant ? A partir de là, tout est possible, et ce serait dommage d’en raconter plus. 

Réalisateur hollandais, Alex van Warmerdam a fait des études de graphisme et de peinture avant de se tourner vers le théâtre. Avec la compagnie Hauser Orkater, il a créé de nombreuses pièces qui proposaient un mélange absurde de théâtre, d’images et de musique pop plutôt excentrique. À partir de 1986, il a commencé parallèlement une carrière de réalisateur de films, eux aussi souvent très particuliers. Nr.10 est son dixième long-métrage – il n’y a d’ailleurs pas d’autre signification au titre. 

À un moment donné des répétitions qui rassemblent Günter, Marius, Isabel et les autres, le régisseur décrit sa pièce comme un « collage abstrait sans logique ». Le film pourrait être résumé de la même manière. L’histoire prend une tournure assez particulière dans sa seconde partie et peut totalement dérouter le spectateur, ou au contraire profondément l’amuser et le passionner. Tout dépend sans doute de son degré d’ouverture et de sa capacité à se laisser entraîner. 

Nr.10 donne une impression de froideur et de minimalisme. Les dialogues semblent stériles. Même quand ils ne répètent pas leur pièce, les acteurs ont l’air de réciter leur texte, du moins au début. Il n’y a aucune chaleur, aucun amour, aucune douceur. Au début de l’histoire, les personnages évoluent dans une zone limitée, de leur appartement à la salle de répétition. Les trajets se passent dans une banlieue qui semble abandonnée, près des quais, dans une zone semi-industrielle près du Canal de la mer du Nord. La météo nuageuse de l’hiver n’apporte pas plus de couleur. Malgré tout, on sent qu’une grande attention a été apportée à ces plans qui sont de toute beauté. La musique composée par Marc van Warmerdam ne rajoute pas vraiment de cohérence, elle est tantôt dissonante et peu agréable à écouter, tantôt très passe-partout, sans aucun lien avec les autres compositions. De tout ceci résulte un objet assez étrange qui cadre dans la lignée des films que réalise Alex van Warmerdam. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a aucune certitude et que rien n’est ce qu’il paraît. Anne-Sophie De Sutter.

ABEL

d’Alex van Warmerdam, 1986, Pays-Bas, 1h38, Couleurs

avec Alex van Warmerdam, Henri Garcin, Annet Malherbe


RÉSUMÉ : À 31 ans, Abel a pour unique univers l'appartement luxueux de ses parents d'où il ne sort jamais. Jusqu'au jour où, mis dehors par son père exaspéré, il se retrouve pour la première fois dans la rue, fasciné, intrigué, perdu... Il est recueilli par hasard par la maîtresse de son père, séduite par cet homme étrange. 


POINT DE VUE : « Dans Abel, mon moteur n’était pas le contenu. Je voulais trouver un ton. Pour être franc : jusqu’à il y a dix ans, tous les films néerlandais étaient des horreurs. Quelle que soit la façon dont ils étaient écrits et prononcés, les dialogues étaient trop lourds. » Ces mots d’Alex van Warmerdam peuvent donner une idée des ambitions que se donnait, au milieu des années 1980, celui qui allait devenir un des plus grands réalisateurs hollandais. Donner une réputation au cinéma de son pays. Jouer dans la cour des plus grands d’Europe. Comparé, par Henri Garcin, à Luis Buñuel et à Pedro Almodóvar, il n‘avait pourtant pas pour ambition de devenir cinéaste. Diplômé de l’Académie Rietveld d’Amsterdam en graphisme et en peinture, c’est sur scène qu’il se faire connaître. Membre de l’Hauser Orkater, jeune troupe de théâtre qui se fait connaître un peu partout en Europe et dont il écrit et met en scène les spectacles, il a très vite l’idée d’adapter pour le grand écran l'une de ses créations. Sans formation technique, le « théâtre filmé » pourrait être le bon moyen de s’essayer à une autre forme artistique. 

Seulement, lorsqu’il comprend qu’un film correct nécessite une équipe technique compétente, couvrant l’ensemble de la production cinématographique, il s’autorise à écrire un début de scénario. Cette première scène, qui ouvre véritablement le film, est un long dialogue de famille, destinée à introduire les trois personnages principaux (la mère, le père et le fils), instituera sa méthode de travail : partir d’un dialogue écrit pour construire des personnages, avec leurs relations propres. Au total, il existera une vingtaine de versions du scénario, ce qui indique tout à la fois une intuitivité et un travail acharné. N’ayant jamais réellement incorporé de théories cinématographiques, ce seront plutôt des caractéristiques théâtrales (poétique, scénographie...) qui vont se déployer : dialogues approfondis, décors travaillés, jeux appuyés, absence de gros plans. Nous avons donc affaire à un film fait par quelqu’un d’étranger au monde du cinéma, mais qui en aime les possibilités d’expression artistique. 

Sans doute parce qu’il s’estimait incapable de maîtriser toutes les potentialités de la couleur, Alex van Warmerdam a dès le départ imaginé son premier film en noir et blanc. Ses producteurs, qui voulaient tourner le cinéma hollandais vers l’international, le poussèrent au contraire à l’utiliser. Rehaussant les tons, multipliant les symboliques et les associations chromatiques, il va donner à son esthétique une teinte surréaliste extrêmement contrôlée. Le foyer familial est sombre, bleuté, alors que l’appartement de la petite amie d’Abel est chaud, rougeoyant. La ville est terne, grisâtre, tandis que les objets du quotidien sont souvent verts ou jaunes. Une monochromatique stimulante visuellement, associée à un véritable travail sur la géométrie des espaces, donne au tout un côté « mondrianesque ». C’est d’ailleurs la seule autorité artistique qui revient fréquemment dans la bouche de celles et ceux qui étudient le cinéma d’Alex van Warmerdam, tant les analogies sont opérantes. Héritage pictural. De la même manière, les formes et le mouvement insufflé aux objets sont soumis à des buts et à des finalités précises : rien ne s’exprime au hasard. Un arceau qui conserve sa quantité de mouvement dans une vitrine, des plateaux qui présentent des gâteaux avec régularité, des cendriers qui tremblent sur de petites tables : tout mouvement est soumis aux lois exagérées mais logiques de la physique, ce qui donne au monde extérieur une authentique étrangeté. Une animation. 

Ce formalisme est finalement plus intéressant que la trame narrative. Variation sur le syndrome de Peter Pan, Abel n’est qu’une succession de courses et de confrontations. De situations, sans réels enjeux éthiques ou exemplaires. Certes, les personnages évoluent entre la première et la dernière minute : Abel, le fils, s’est extrait de la cellule familiale, Victor, le père, et Duif, la mère, le laissent assumer ses choix. Mais le tout n’impressionne pas le spectateur. Heureusement, il peut se raccrocher aux dialogues : rationnels, ils sont en constante tension avec les décors et les situations qui, eux, sont irréels. C’est là toute la limite du film, qu’on trouvera rapidement inabouti, car trop curieux et inabouti. Est-on dans le fantastique social ? Dans un boulevard surréaliste ? Dans une fable ? Est-on même aux Pays-Bas ? La sphère familiale, avec ses complicités et ses haines, enfermée dans ses rituels (la dégustation de harengs) et dans ses névroses (qu’un psychiatre, le temps d’une scène, démontrera de manière très claire), a-t-elle valeur d’illustration ? Abel, interprété par Alex van Warmerdam, représente-t-il une partie de la jeunesse hollandaise ou bien les débuts dans le cinéma ? Une série de questions qui nous viennent à l’esprit, furtivement... et que l’on oublie rapidement, soulignant la vanité du propos. 

Étrange Abel : les défauts et les qualités d’une première création. Ni totalement artificiel, ni totalement spontané, il montre les hésitations du réalisateur. Issu d’une famille d’artistes, on le sent hésiter dans ses décisions esthétiques. « Tout semble marcher sur la tête mais s’emboîte parfaitement », et il nous faudra attendre son second film, Les Habitants, mûri pendant six ans, pour asseoir la notoriété d’Alex van Warmerdam. Florian Bezaud.

L’AMÉRICAIN

de Marcel Bozzuffi, 1969, France, 1h20, Couleurs

avec Jean-Louis Trintignant, Bernard Fresson, Simone Signoret


RÉSUMÉ : Après avoir passé de longues années aux États-Unis, Bruno revient à Rouen où il a grandi. Il réunit ses anciens amis pour leur raconter ces années passées et écouter leurs histoires. Mais ils n'ont plus grand-chose en commun et Bruno se sent comme un étranger parmi eux. 


POINTS DE VUE : C'est minimal mais pénétrant. Question de décor urbain, de virée nocturne et de matins blêmes, de moments fugaces. Un homme d'apparence sélecte — il porte un feutre — revient dans sa ville natale de Normandie, après un séjour de onze ans aux Etats-Unis. Rouen a changé, des immeubles modernes ont poussé ici et là. Les amis, eux, ont un peu vieilli. Jacky, footballeur professionnel très prometteur, a arrêté sa carrière. Raymond a monté son entreprise d'artisan, Corbeau s'est marginalisé. L'Américain leur rend visite, écume de nouveau la ville, son quartier historique avec ses maisons à colombages, ses bistrots, ses boîtes de nuit, sa gare maritime. Du temps a passé, la guerre d'Algérie a laissé des cicatrices. A-t-il bien fait de revenir au temps béni de sa jeunesse, ravivée en flash-back ? Il se sent déphasé, étranger. 

La balade est toute simple, mais mélancolique à souhait — on entend les notes bleues d'un saxophone. Le super-comédien Bozzuffi (abonné aux rôles de scélérat, du Deuxième Souffle à French Connection) réussissait en 1969 un joli coup avec ce film très personnel, très atypique pour l'époque, précurseur d'un genre ou d'une catégorie (le film d'acteur). La chronique est en mode mineur, mais elle est servie par un casting de luxe — Trintignant, classieux et silencieux, Bernard Fresson, Rufus, Simone Signoret et même Françoise Fabian, dans un petit rôle, mais magnifiée par le regard amoureux de son mari. Le film s'avère surtout un documentaire très sensible sur Rouen comme sur la France nouvelle qui se profile. Nous reviennent les vers de Baudelaire : « La forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel. » Jacques Morice

Marcel Bozzuffi, acteur habitué aux rôles de durs, réalise ici son unique film et il surprend dans un registre où l’on ne l’attendait pas particulièrement. Il oublie le domaine du polar, pour brosser une chronique douce-amère, plutôt désabusée et nostalgique. Bruno semble avoir réussi aux États-Unis, mais on ne fait que le supposer, car peu d’éléments sont donnés au spectateur. En tout cas, le protagoniste n’a pas fondé de famille et n’évoque pas sa vie américaine avec un enthousiasme débordant. Dès ses premières retrouvailles avec le cafetier (Jean Bouise), on sent que l’énergie de la jeunesse a bel et bien disparu. Là où tous les amis se rencontraient pour de longues soirées gaies et bruyantes, il ne reste qu’un débit de boissons morne, peuplé de piliers de bistrot, qu’il faut mettre dehors à l’heure de la fermeture. Petit à petit, on comprendra que ces amis se sont principalement perdus de vue en raison de la mort de l’un d’entre eux, tué pendant la guerre d’Algérie. 

Le ton triste, emprunt d’un réel pessimisme, est porté par une belle pléiade d’acteurs entourant Jean-Louis Trintignant, qui joue un personnage tout autant prévenant que distant : Jean Bouise est un cafetier fatigué ; Rufus, un révolutionnaire qui a perdu sa bonne humeur ; Bernard Fresson, un artisan talentueux devenu raciste et intolérant, Marcel Bozzuffi lui-même interprète une ancienne gloire du football, dépendante au jeu. De son côté, Françoise Fabian (épouse de Marcel Bozzuffi à la ville) incarne une femme à la fois lumineuse et indépendante ; et Simone Signoret, dans un court rôle, symbolise, mieux que personne, toute la nostalgie d’un temps probablement sublimé et définitivement englouti. 

Non exempt de quelques défauts narratifs, cet unique long métrage de Marcel Bozzuffi est une belle réussite, qui ne démérite pas dans la production française de l’époque. On ne peut que regretter que l’acteur-cinéaste n’ait pas récidivé. Fabrice Prieur.

COMMENTAIRE : Pour son unique passage derrière la caméra, Marcel Bozzuffi a peint les nostalgies du retour au pays. Pour l'« Américain », onze ans après, plus rien n'est comme avant. Dictionnaire des films, Larousse.


DILLINGER EST MORT

Dillinger è morto

de Marco Ferreri, 1969, Italie, 1h35, Couleurs

avec Michel Piccoli, Anita Pallenberg, Annie Girardot


RÉSUMÉ : Alors que sa femme est malade, un dessinateur industriel, Glauco, se prépare à dîner. À la recherche d'ustensiles de cuisine, il trouve un revolver enveloppé dans une feuille de papier journal qui annonce la mort du gangster Dillinger. Il décide alors de supprimer sa femme. 


POINT DE VUE : Ferreri, l’iconoclaste italien, réalise ce Dillinger est mort (1970), bombe à retardement, hommage grinçant et palimpseste du Mépris de Godard

On y voit Piccoli se venger en quelque sorte de Bardot. Celle-ci ne joue pas dans le film mais c’est tout comme : elle est remplacée par une autre égérie blondissime, rock par excellence, Anita Pallenberg, épouse de Keith Richards. Remplacée et reléguée tout en haut d’une maison biscornue, couchée au fond d’un lit dont elle ne sortira jamais. Migraineuse, elle prend un somnifère, regarde ses poissons rouges, susurre quelques mots à son mari qui vient de rentrer du travail. Plus tard, celui-ci écoute un message laissé sur une bande magnétique où elle lui fait bien des reproches. Il écoute cette plainte, comme pour s’occuper. 

Cet indifférent, c’est donc Piccoli, immense acteur, prêt aux expériences les plus dingues comme celle-ci. Dillinger est mort a conservé sa violence sourde, nihiliste. Sur le fond comme sur la forme, qui frise ici le cinéma expérimental à la Warhol. Il ne s’y passe quasiment rien, sans que l’on s’ennuie. On voit Piccoli se mettre à cuisiner. Il écoute la radio, regarde la télévision, se passe des films de vacances. Et ressort d’un placard un vieux revolver, enveloppé dans un papier journal qui relate la mort de Dillinger, le célèbre gangster. Après l’avoir démonté et nettoyé, il le repeint en rouge Alfa Roméo et fait joujou avec. 

À part un intermède érotico-absurde avec une bonne étrange que joue Annie Girardot, point de dialogues. Mais des chansons, des posters, des citations, des évocations de mythes (Fausto Coppi). À la fois reflet de nous-mêmes, monstre de normalité, animal humain encagé, insomniaque aspirant au repos éternel, Piccoli est fascinant. À travers lui, Ferreri finit par flinguer tout ce qui l’environne, surtout ce qu’il aime : la femme blonde, Godard, le cinéma, l’art, la gastronomie, la culture. Radical, on vous dit. Jacques Morice.

Glauco, un dessinateur industriel, rentre de son travail alors que sa femme s’endort et que la bonne monte dans sa chambre. Préparant son dîner, il se met, parallèlement, à nettoyer une arme à feu qui était cachée sous une pile de journaux. 

Dès l’ouverture de ce film au titre énigmatique (en réalité, titre d’un article d’un vieux journal qu’on aperçoit furtivement), un des rares dialogues qu’il comporte précise que la conséquence de la modernité consiste à isoler les individus les uns des autres, pour les protéger de la toxicité du monde, isolation menant en réalité à leur violent déraillement psychologique. 

Le programme est clair et toute la force de Dillinger est mort tient à ce que ce déraillement passe d’abord par le rapport entre les actions étranges et inexpliquées de son personnage principal avec son apparente tranquillité bonhomme. Bizarrerie de l’attitude et ambivalence des actions accentuées par son mutisme, suscitant à la fois une fascination, un suspense et une sensation de malaise, qui ne cessent d’augmenter à mesure qu’il cuisine son repas, tout en nettoyant son arme, et se relaxe épisodiquement en écoutant de la musique, regardant la télévision ou d’étranges films de famille (moments parfois d’apparence cauchemardesque et pourvues d’une sensualité lourde). 

Michel Piccoli est la clef de voûte sur laquelle repose cette asphyxiante soirée, la corpulence de l’acteur couplée à son attitude de plus en plus infantile, à mesure que le temps passe, explicite la sensation d’une mise en cage contre nature de son être, ne pouvant mener qu’à une rupture radicale. 

Pour transcrire formellement ce mal-être, Marco Ferreri a recours à deux outils.
D’une part, sa bande sonore lui permet de jouer d’une forme de dissonance, car alternant entre le silence inquiétant de la maison et la succession de musiques diégétiques gaies et joyeuses, déclenchées sporadiquement par Glauco lui-même. 

D’autre part, il a recours à une scénographie baroque : au travers d’une variété de cadres et de plans longs, lents, transparaît un décor surchargé d’objets et d’images variés, semblant avoir pour fonction unique, à l’image de la musique recouvrant l’inquiétant silence de la maison, de remplir le vide de la résidence et ce faisant, de dissimuler la vacuité existentielle de ses habitants. Couplé à son unité de temps et de lieu, tout le film se déroulant en huis clos, excepté l’ouverture et la conclusion, une véritable sensation d’étouffement claustrophobique se déverse efficacement sur le spectateur. 

Charge politique claire, nette et tranchée contre la société de consommation, qui en fait un film très actuel, Dillinger est mort rompt d’avec l’image d’insouciance que l’on attache trop facilement aux années soixante. Marco Ferreri, de manière raffinée, avec talent, et sans montrer la moindre goutte de sang, parvient à faire surgir l’effroi devant l’inhumaine isolation à laquelle mène la modernité, à mettre en scène la régression infantile des individus y prenant part, et à révéler les pulsions morbides sur lesquelles elles débouchent. Hugo Dervisoglou 

COMMENTAIRES : Glauco, un dessinateur industriel, rentre chez lui à l'heure du dîner et trouve sa femme au lit avec une migraine. Il va à la cuisine, prend un livre de recettes et prépare son repas. En s'affairant dans la pièce, il trouve un paquet : un vieux pistolet enveloppé dans un journal qui raconte l'histoire du gangster Dillinger. Glauco démonte l'arme, regarde la télé, écoute la radio, puis monte coucher avec la femme de chambre. Il retourne chercher le pistolet et abat sa femme avant de se rendre en voiture sur la côte et de s'engager comme cuisinier sur un bateau naviguant vers Tahiti. 

Film marquant de la contre-culture italienne, il fut salué par la critique contestataire et par les cinéastes engagés de l'époque, dont Godard. Malgré les signes programmés à l'œuvre dans cette allégorie sociale (femme de chambre/épouse, col blanc/gangster, foyer/Tahiti...), la mise en scène de Ferreri, qui ne s'éloigne jamais trop du burlesque, arrive à sauver le sujet de la lourdeur. Les trois comédiens y sont pour beaucoup. Stephen Sarrazin.

Chef-d'œuvre incontournable de l'une des décennies les plus agitées du siècle, Dillinger inaugure une autre collaboration faste dans la carrière de Ferreri : l'arrivée de Michel Piccoli dans le sérail de ses acteurs et amis, qui deviendra aussi l'un des producteurs de La Grande Bouffe. Dillinger est mort, devenu culte après sa sortie en France en 1970, est célébré par une bonne partie de la critique internationale. À travers l'histoire quasi muette d'un industriel qui semble imploser en une nuit blanche, l'auteur italien réinvente son époque aliénée par la consommation et, par là, dynamite le cinéma, hanté, électrifié sans doute en profondeur par le contexte de luttes en Italie. L'esthétique de Dillinger, ses images, ses objets, ses musiques, ses silences – tout devient un symptôme de cette fin des années 1960 : l'incommunicabilité entre les êtres, l'absurde de la vie moderne. Gabriela Trujillo

FEUX CROISÉS

Crossfire

d’Edward Dmytryk, 1947, US, 1h26, Noir et Blanc

avec Robert Young, Robert Mitchum, Robert Ryan


RÉSUMÉ : A la fin de la guerre, un soldat juif démobilisé est assassiné. Le capitaine qui mène l'enquête apprend que la victime se trouvait avec trois autres soldats quelques heures avant sa mort. Ses soupçons se portent vite sur l'un d'eux connu pour son antisémitisme.


POINT DE VUE : C’est le capitaine de police Finlay (Robert Young) qui va être chargé de l’enquête. Avec l’aide du sergent Keely (Robert Mitchum) qui connaît bien les militaires suspectés, il va reconstituer la dernière soirée de la victime.
Très vite, il va être clair que le motif du meurtre est l’antisémitisme, ce qui va orienter les soupçons vers trois militaires particuliers : Bowers (
Steve Brodie), Mitchell (George Cooper), et surtout Montgomery (Robert Ryan), le plus virulent d’entre eux. 

Ce film est adapté d’un roman de Richard Brooks, qui deviendra lui-même cinéaste et proposera des œuvres à thème comme ici l’antisémitisme et l’intolérance.
Au-delà de la dénonciation d’une mort gratuite, le long métrage se démarque techniquement par une narration par flash-back tout à fait judicieuse qui accentue le suspense et une utilisation d’un noir et blanc volontairement très peu éclairé dû à
J. Roy Hunt, qui donne un aspect très contrasté, presque inquiétant, à de nombreuses scènes. 

De plus, l’excellente distribution dominée par le trio Robert Young, policier flegmatique ; Robert Mitchum, sergent désabusé ; et Robert Ryan, suspect fébrile et hypernerveux, participe largement à la crédibilité de cette œuvre de dénonciation subtile et pédagogique. 

À noter la présence dans un petit rôle de femme délaissée de Gloria Grahame, qui aura par la suite une carrière intéressante, participant notamment à deux films de Fritz Lang dans lesquels joue aussi Glenn Ford : il s’agira de Règlement de comptes (The Big Heat 1953) et Désirs humains (Human Desire 1954).
Le réalisateur
Edward Dmytryk restera aussi et malheureusement célèbre à l’époque du maccarthysme. Après avoir été inscrit sur la liste des "dix de Hollywood" pour activités anti-américaines, travaillé en Grande- Bretagne, puis purgé quelques mois de prison pour cela, il dénoncera pour se disculper certains de ses collègues. Les films qu’il tournera ensuite seront peuplés de personnages tourmentés. Fabrice Prieur.

COMMENTAIRE : Le soldat juif Joseph Samuels est assassiné. Le capitaine Finlay interroge les trois soldats qui ont passé avec lui ses derniers moments et découvre le coupable en lui tendant un piège. Il s'aperçoit alors que seule sa haine des Juifs l'a poussé à l'irréparable. 

Le premier film consacré à l'antisémitisme. Une réalisation rigoureuse et vigoureuse d'Edward Dmytryk qui mit le film en boîte en vingt-trois jours grâce à l'ingéniosité de son chef-opérateur qui signe des images contrastées, porteuses d'une lourde atmosphère. Il eut cinq nominations aux Oscars et remporta le Prix du film social à Cannes en 1947. Jean-Charles Sabria.

AU HASARD BALTHAZAR

de Robert Bresson, 1966, France, 1h35, Noir et Blanc

avec Anne Wiazemsky, François Lafarge, Philippe Asselin


RÉSUMÉ : La vie de l'âne Balthazar plongé au milieu des drames humains, parallèle à celle de sa première propriétaire, Marie. Une parabole sur le mal, la pureté et la transcendance. 


POINTS DE VUE : Âne au doux regard, Balthazar passe de main en main. D’abord adopté par deux enfants amoureux, Jacques et Marie, il est ensuite légué à Gérard, un loubard livreur de pain, puis marche sous la coupe d’Arnold, un clochard imbibé de vin. 

Cadichon stupide, roi mage, bouc émissaire, figure christique, créature dostoïevskienne... qui est Balthazar ? Chaque vision de ce chef-d’œuvre apporte une nouvelle réponse. Avec son œil scrutateur, dont l’expression change selon les images qui l’encadrent, l’âne représente peut-être tout simplement le cinéma de Bresson. Les inoubliables œillades que l’animal échange avec des animaux de cirque symboliseraient alors le regard plein de compassion et de différence assumée que le cinéaste porte sur les « autres films ». 

Car l’art de Bresson ne ressemble à aucun autre. Comme toujours, il démembre ses « modèles » et donne à leurs gestes une autonomie frénétique qui innerve tout le film. De cette attention caressante aux objets, aux mouvements extirpés de leurs automatismes affleure une extraordinaire sensualité : un collier de fleurs, un pot de confiture, un édredon moite, des doigts qui s’effleurent sur un banc, tout vibre et respire. L’indicible tourmente Bresson, qui exprime toujours sa défiance envers les mots : « Je n’ai plus de tendresse, plus de cœur. Ce que tu dis, ce sont des mots, ils ne me touchent plus », confesse Marie, devenue grande, à son amour d’enfance. 

Le cinéaste sait aussi rire de la concurrence insolente que l’image entretient avec la parole. Son film est truffé de plans calembours (deux poulets picorent du grain sous le nez de deux flics ; Arnold, éméché, traite un poteau télégraphique de vieux pote) qui devraient faire taire les mauvaises langues : non, décidément, Bresson n’a rien d’austère. Marine Landrot.

Bresson fait partie de ces rares cinéastes qui ont inventé un monde en même temps qu’un style, confondus en ce qu’il a appelé le « cinématographe », et qui s’oppose au « cinéma », vulgaire théâtre filmé. Au hasard Balthazar, point d’orgue d’une œuvre exigeante, concentre les caractéristiques de cet art au profit d’une réflexion peu commune sur le Mal. Si la narration observe une stricte chronologie, elle marque surtout par des partis pris, un système pourrait-on dire, qui vise une sorte de quintessence malaisée à décrire, mais facile à comprendre en voyant le film. 

On pourrait commencer par l’opération initiale, celle du retranchement. Depuis Un condamné à mort s’est échappé, Bresson a retranché de son cinéma ce qui lui paraît inutile, voire nuisible : l’acteur et son jeu, évidemment, qu’il a transformés en « modèle », prenant des inconnus ou des débutants (peu de ses interprètes ont fait une carrière), les forçant par d’inlassables répétitions à ignorer l’intonation et les mimiques. Il en ressort des voix blanches, qui ne font que porter le dialogue, rare par ailleurs, au lieu de l’interpréter. Ainsi l’émotion, car émotion il y a, ne vient pas d’autre chose que du dispositif cinématographique : voir la mort de l’instituteur, qui ne repose que sur des signes (les mains, capitales dans toutes l’œuvre) ; on cherchera en vain une facilité, un procédé lacrymal. La musique disparaît quasiment : seule la sonate n° 20 de Schubert, utilisée avec parcimonie, rythme les étapes du martyre. Loin de la paraphrase, elle est un élément du récit et peut céder la place dès le générique, aux cris de l’âne. 

Car Bresson utilise la bande-son à rebours d’une tradition classique : les bruits sont au moins aussi importants que les voix, eux aussi faisant office de signes ; les exemples sont foison, un accident pouvant par exemple être signifié par un fracas. Mais cette utilisation du son, loin d’être gratuite, fait partie d’une cohérence, celle de la métonymie. Le montage et le cadrage s’y associent pour morceler la réalité, la rendant fragmentaire et donc intelligible au prix d’un effort intellectuel : le cinématographe ne se donne pas, il se gagne ; et Bresson compte sur un spectateur intelligent qui va faire la moitié du chemin pour reconstituer à partir de morceaux un puzzle non pas complet, une partie de la réalité échappant toujours, mais un ensemble cohérent. Ainsi de la mort de la sœur de Jacques, qui ne trouve sa confirmation que longtemps après l’image qui la montrait inerte. Là encore les exemples seraient innombrables de ces éléments qui se répondent et gagnent en signification : le rôle de l’eau, qui va du « baptême » de l’âne à la pluie en passant par la cascade, de la purification à la violence, en constitue un exemplaire. 

Dès le titre, d’après l’explication de Bresson lui-même, le film se place sur le registre du spirituel et de religieux : « C’était la devise des anciens comtes des Baux en Provence qui se disaient les descendants du roi mage Balthazar ». Les signes extérieurs du catholicisme (la Bible, la messe) sont relativement peu présents ; c’est que, à l’instar des retranchements stylistiques, le cinéaste enregistre un monde privé de spiritualité, un monde opaque dans lequel le Mal triomphe. On a souvent parlé d’une vision janséniste et la rigueur comme la grâce impossible ajoutent à cette idée. Mais surtout Bresson, ici comme dans Le Diable probablement ou L’Argent, constate, à travers le parcours de l’âne, l’incapacité à supporter l’innocence. Gérard, le jeune voyou à l’origine de la perte de Marie comme de Balthazar, représente ce Mal qui contamine et ne laisse rien derrière lui. C’est un destructeur, d’autant plus effroyable qu’il joue de sa voix angélique (scène de l’église), de son charisme, pour entraîner les autres sur la voie de la perdition. La pureté et l’innocence sont systématiquement ruinées par cette force négative, qui ignore le regret et le remords. Pour le montrer, Bresson utilise des plans de portes, de fenêtres, de grilles récurrents qui forment un univers fermé, déshumanisé, dans lequel la communication est impossible. C’est un monde d’objets, où les hommes mêmes sont réifiés ; de là ces multiples plans de mains, mains qui caressent (rarement), qui brutalisent, fouettent, frappent. L’humain n’est plus une conscience mais une série d’actes sans justifications : on ne saura rien des motivations de Gérard, aucune explication psychologique ; le Mal est présent, irréductible à toute cause. 

Le cinéma de Bresson est un cinéma de la sensation, du concret : il fuit la métaphore, même si le film peut se lire comme une parabole christique, dans laquelle Balthazar est la victime expiatoire. Son film est asphyxiant, privé d’air, un constat terrible de l’état du monde, moral sans être moraliste. Épuré sans être austère, intelligent, poignant, il est d’une richesse inouïe que chaque nouvelle vision revitalise. Un chef-d’œuvre, tout simplement. François Bonini.


COMMENTAIRES : L'ânon Balthazar est le compagnon de jeux de Marie, avant d'être vendu et de passer de maître en maître, bien ou mal traité. Porteur de pain, animal de cirque, compagnon d'un vagabond ou bête de somme d'un vieil avare, il observe le monde d'un œil stoïque et méditatif. De son côté, Marie, incomprise par sa mère, repoussée par son père, brutalisée par un voyou qui l'attire, s'enfuit de chez elle, tandis que Balthazar va mourir dans les montagnes de son enfance. 

Le plus abstrait, le plus allusif, le plus elliptique et le plus dénué de fil dramatique, c'est aussi le plus révélateur des films de Bresson. Balthazar est la victime innocente qui subit et, par contrecoup, révèle les défauts et les vices de l'humanité : orgueil, avidité, sadisme, avarice, ivrognerie, luxure, lâcheté, stupidité... Parabole mystique sur l'innocence humiliée et sacrifiée, Au hasard Balthazar a la beauté tragique d'un constat qui conserve au monde tout son mystère. Joël Magny.

Une nuit d’été où les grillons se répondent. La jeune Marie dresse une couronne de fleurs qu’elle pique une à une, lentement, tendrement, sur la tête de l’âne Balthazar. Sans savoir, ou en pressentant vaguement, qu’elle est observée avec gourmandise et étonnement par Gérard et sa bande. Le film est signé Bresson, porte sa marque, sobriété et rigueur mêlées, mais n’est pas pour autant dépourvu de sensualité. 

Au hasard Balthazar, c’est une parabole pastorale, un chemin de croix arpenté par un âne, où il faut sans cesse chercher le symbole. Derrière l’âne lui-même, derrière une main qui caresse, derrière le doux sourire d’un ivrogne, derrière les fenêtres, et, comme toujours chez Bresson, derrière les portes.
Ce sont surtout deux lignes, telles que l’expliquait
Bresson lui-même, qui s’étirent et qui se rejoignent. La vie d’un âne, qui suit les mêmes étapes que celles d’un homme, des douceurs de l’enfance aux douleurs du travail, jusqu’au mysticisme qui précède la mort. Et la destinée même de l’animal, qui passe de maître en maître, chacun portant un vice de l’humanité – pour ne pas dire un des péchés capitaux. 

Bresson constate, n’explique pas, n’explique rien, et pourtant atteint la clarté la plus parfaite. En filmant avec délicatesse le visage et la grâce d’Anne Wiazemsky, moderne madone de Botticelli, en heurtant les sons les plus sensuels et les silences, il livre une œuvre pleine et lumineuse, forcément et foncièrement bouleversante. Hélène Lacolomberie.

LA BELLE ÉQUIPE

de Julien Duvivier, 1936, France, 1h34, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Charles Vanel, Aimos, Viviane Romance


RÉSUMÉ : Cinq copains au chômage Jean, Charles, Mario, Jacques et Tintin gagnent ensemble à la Loterie nationale. Jean suggère qu'ils restent unis pour retaper une guinguette au bord de l'eau ; ainsi, ils seront tous présidents de leur petite République, « Chez nous ». Le travail commence dans l'enthousiasme et se poursuit malgré les obstacles : Gina, l'ex-femme de Charles, réclame « sa part » ; Jacques, secrètement amoureux de la fiancée de Mario, s'exile au Canada. Mario lui-même est sous le coup d'un arrêté d'expulsion. Tintin glisse du toit et se tue. De la « Belle Équipe » seuls subsistent Jean et Charles, que Gina, coquette et vénale, dresse l'un contre l'autre ; l'amitié l'emporte pourtant, les deux hommes renoncent d'un commun accord à Gina, et la guinguette est inaugurée, le jour de Pâques, dans l'allégresse générale. (Dans la fin originale, Gina, repoussée par Jean, se venge en suscitant la jalousie de Charles ; exaspéré par les accusations injustes de son ami, Jean tue Charles). 


POINTS DE VUE : La Belle Équipe est dans doute – avec le Crime de M. Lange, de Jean Renoir – l'ouvrage qui traduit de la façon la plus fidèle et la plus émouvante les aspirations du Front populaire. La réalisation des rêves individuels est subordonnée à celle du projet collectif. Réconciliant le travail et le plaisir, la guinguette « Chez nous » fonde la liberté, car elle permet d'échapper à un double enfermement : celui de Paris, celui de l'exploitation capitaliste. Ne s'agit-il que d'une « belle idée » illusoire ? La fin originale semble le suggérer, et l'aspect utopique du film est renforcé par la double exclusion de la femme, qu'il s'agisse de la virginale Huguette ou de la garce incarnée avec piquant par Viviane Romance. Pourtant, le style de la Belle Équipe est en parfait accord avec son thème, à la fois pastoral et unanimiste. Dès le générique, la mélodie populaire de l'accordéon se marie aux arbres du bord de l'eau, sensuellement filmés en contre-plongée. L'inauguration de la guinguette a lieu le jour de Pâques, avec toutes les implications symboliques de renaissance que cela suppose. À plusieurs reprises, la fête dilue les barrières sociales, le vin délie les langues et dégourdit les jambes. Une œuvre tout à fait réaliste, qui préfigure le cinéma de Claude Sautet, prend alors des accents mythologiques. D'insignifiants pochards se muent en Puck du Songe d'une nuit d'été ou en Bacchus appariant les danseurs. Au sentiment poignant de vérité concourt l'identification des interprètes à leurs personnages, qui portent les mêmes noms qu'eux (Gabin est « Jeannot » comme Vanel est « Charlot »). Jean-Loup Bourget.


Revoir La Belle Equipe aujourd’hui – dans des conditions optimales – c’est revisiter enfin un classique du cinéma français longtemps invisible pour des raisons juridiques. Si le film avait disparu des écrans, son mythe n’a jamais connu d’éclipse. La Belle Equipe symbolise à jamais, avec Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir, l’esprit du Front Populaire. L’histoire des cinq amis chômeurs qui mettent en commun un pactole gagné à la loterie pour transformer un lavoir en ruine en accueillante guinguette sur les bords de la Marne illustre les vifs espoirs des Français à l’arrivée de la gauche au gouvernement, les rêves collectivistes du peuple, les réformes sociales qui vont améliorer les conditions de vie et de travail. Loin de l’exaltation de la victoire présente et des lendemains qui chantent, Duvivier, avec la complicité de son scénariste Charles Spaak, exprime une nouvelle fois dans La Belle Equipe sa vision pessimiste du monde, qui sera hélas prophétique. « C’était une belle idée » comme le dit le personnage de Jean Gabin à la fin du film, mais ça ne marchera pas. Malgré l’élan d’enthousiasme, l’amitié solide qui soude la petite bande, le groupe va peu à peu se désagréger (départs, accident mortel) jusqu’à la conclusion tragique. Duvivier ne s’intéresse pas à la politique, La Belle Equipe ne propose pas une analyse des espoirs et des déceptions provoqués par la coalition des partis de gauche. Il était d’ailleurs trop tôt, au moment de l’écriture et du tournage de La Belle Equipe pour anticiper les difficultés que le Front Populaire allait rencontrer à l’échelle nationale et internationale. C’est le Destin, forcément funeste, et lui seul qui s’acharne sur les amis, représenté avec une misogynie absolue par un incroyable personnage de garce, Gina, vénale, cruelle et sensuelle, magistralement interprété par Viviane Romance. La Belle Equipe compte parmi les chefs-d’œuvre de Duvivier. Le film impressionne par sa mise en scène, ses mouvements de caméra sophistiqués et lyriques, sa direction artistique, ses acteurs fabuleux. La première apparition de Jean Gabin, vociférant contre un directeur d’hôtel peu scrupuleux, lors d’un très long plan qui circule dans des décors d’escaliers, est inoubliable, au même titre que de nombreuses séquences du film – les amis protégeant de leur corps la toiture de la guinguette une nuit d’orage, la chanson « quand on s’promène au bord de l’eau », la valse de Jean Gabin et Marcelle Géniat... 

Finalement, c’est dans cette noirceur forcée que le film atteint ses limites. Elle est symptomatique du pessimisme radical de Duvivier, qui savait pourtant porter ses acteurs vers les cimes de l’émotion ou de l’humour. On sait que La Belle Equipe eut deux fins, l’une malheureuse imaginée par Duvivier et Spaak, l’autre optimiste substituée à la première par les producteurs pour tenter d’enrayer l’échec public du film au moment de sa sortie. C’est d’ailleurs pour cette raison que La Belle Equipe fut si longtemps difficile à revoir. Les héritiers de Duvivier et Spaak interdirent l’éditeur René Château d’exploiter le film avec la fin optimiste, un procès s’ensuivit. Il est permis de dire qu’aucune des deux fins n’est réellement convaincante, tant la conclusion tragique inventée par le cinéaste et son scénariste paraît artificielle et peu crédible. Elle n’intervient que pour démontrer que tout doit toujours finir très mal, y compris la plus belle des amitiés. C’est le seul bémol à apporter à ce film admirable, qui offre à Jean Gabin, génial en héros prolétaire, séduisant et énergique, l’un de ses premiers grands rôles, un an après La Bandera, autre chef-d’œuvre de Duvivier. Olivier Père.

Pour son allant, son utopie et son vin gai, cette Belle Équipe procure une griserie intacte. Cinq camarades, des ouvriers au chômage et un réfugié espagnol, partagent un pactole gagné à la Loterie nationale pour rénover un lavoir en ruine au bord de la Marne et le transformer en guinguette. Chacun retrousse les manches, tous se serrent les coudes. Belle union, sans défection. 

Le film respire à pleins poumons l’esprit du Front populaire. Rêve collectiviste, solidarité, fraternité, il n’est question que de ça. Dans l’allégresse, puis la désillusion. Il est peu amène avec les femmes – soit garces dangereuses, soit ménagères nourricières. Duvivier n’est pas Grémillon. Mais ce que l’auteur de Panique montre de l’amitié amoureuse a peu d’équivalent. C’est plus qu’une bande de copains, d’abord : une communauté joyeuse et conquérante, batailleuse, presque guerrière – le drapeau planté sur la guinguette l’atteste. Aimos, plus titi que lui tu meurs, cabotine avec génie. Gabin, lui, est immense. Chaleureux, fiévreux, fédérateur. Entraînant comme la valse musette de légende Quand on s’promène au bord de l’eau. Le film est montré, avec deux fins : celle tragique, fataliste, voulue par Duvivier, et celle qui prévalut longtemps, d’un optimisme forcé. Jacques Morice.

COMMENTAIRE : Réalisé lors de l'été 1936, La Belle Équipe coïncide avec l'avènement du Front populaire, et en reflète les enthousiasmes, les espoirs et les désillusions. Les lieux de tournage en extérieurs, à Chennevières, île de la Marne, confèrent au film l'atmosphère de ces endroits de réjouissances populaires du moment, restituée lors d'une séquence chantée par Jean Gabin : Quand on s'promène au bord de l'eau sera un grand succès de l'époque. Écrit par Julien Duvivier et Charles Spaak − le scénariste de Renoir, Marcel L'Herbier, Jean Grémillon... −, le scénario exalte des valeurs d'amitié virile et de solidarité ouvrière incarnées par Jean Gabin. L'acteur, qui doit déjà à Duvivier son rôle dans La Bandera, inaugure un nouveau type d'acteur auquel le public peut s'identifier. Fait rare dans l'industrie du cinéma français, la fin du film a fait l'objet de deux versions, les producteurs ayant exigé de Duvivier une fin plus 

« optimiste » que celle qu'il avait voulue. Si cette fin est celle qui a été exploitée jusqu'ici, la restauration du film présente celle, plus sombre, souhaitée par Duvivier. Élise Girard

UNE ÉTRANGE AFFAIRE

de Pierre Granier-Deferre, 1981, France, 1h41, Couleurs

avec Michel Piccoli, Nathalie Baye, Gérard Lanvin


RÉSUMÉ : Un jeune publicitaire s’attache plus que de raison au nouveau patron du grand magasin où il travaille.

Bertrand Malair reprend en main les destinées des "Magasins". Sa réputation le précède. Maniaque, tyrannique, exigeant tout, n'accordant rien, il effraie le personnel et plus particulièrement Louis Coline, sous-chef du service de publicité, jusqu'ici bien content de la petite vie qu'il s'était créée entre sa femme, Nina, sa mère et sa grand-mère. Une première entrevue tourne au cauchemar. Pourtant, Coline bénéficie d'une promotion. Etroitement associé à la gestion de l'entreprise, il se laisse peu à peu fasciner par la puissante personnalité de son patron, que mettent en relief deux énigmatiques assistants, François Lingre et Paul Belais... 

POINT DE VUE : Il y a plus de trente ans, cet étrange thriller patronal disait déjà beaucoup de la souffrance psychologique au travail. Aujourd'hui, on verrait bien Louis, le personnage subtilement incarné par Gérard Lanvin, témoigner dans un documentaire sur le burn-out ou le harcèlement en entreprise. Car, à la fin de cette affaire de... séduction, Louis Coline est comme mort. Frappé de stupeur parce que son patron, son gourou, celui pour lequel il a tout sacrifié, l'a abandonné. Fidèle à son poste, il attend qu'il revienne... Pourtant, cet employé désinvolte qui végétait au service publicité d'un grand magasin n'avait a priori rien pour se transformer en disciple robotisé. Sauf peut-être un vide à combler, une place à se faire. 

Comment cela a commencé ? Avec l'annonce de l'arrivée de Malair, le nouveau patron. « Il y aura des charrettes, c'est sûr... », chuchotent les cadres dans les couloirs et au bistrot du coin. Voilà Louis le glandeur hanté par le spectre du licenciement. Quand, soudain, Malair est là, énigmatique et charmeur, Louis va tout faire pour lui plaire. 

Dans le décor si platement réaliste du milieu du travail, Pierre Granier-Deferre instille peu à peu une ambiance fantastique. Plus l'étau psychologique se resserre sur cet employé qui se veut modèle, plus une absurdité sourde s'installe. Dans le rôle de Malair, prince de la déstabilisation, Michel Piccoli est au sommet de son art de l'ambiguïté, parfaitement secondé par ses « bras droits », Jean-Pierre Kalfon et Jean-François Balmer. Cette fascinante affaire fait froid dans le dos : un jour, serons-nous tous des Louis Coline ?Guillemette Odicino, 2015. 

FORCE ET BEAUTÉ

Wege zu Kraft und Schönheit

de Nicholas Kaufmann et Wilhelm Prager, 1925, Noir et Blanc


RÉSUMÉ : Ce film culturel (Kuturfilm) est un documentaire éducatif, genre cinématographique à la mode dans les années 20 et qui se perpétua jusque dans les années 60 sous des formes dégradées et moins artistiques.


POINT DE VUE : Force et Beauté remporta un succès commercial important lors de sa sortie malgré des démêlées avec la censure qui exigea plusieurs coupes et des menaces d’interdiction.

Ce documentaire en six chapitres sur la culture corporelle moderne entend montrer l’histoire du culte du corps à travers les âges, et illustrer des pratiques contemporaines permettant de résister à l’avachissement, les maladies et les mauvaises habitudes des habitants des grandes villes ayant perdu les liens vitaux avec la nature et leur propre corps.

Force et Beauté s’avère ainsi un film de propagande destiné à promouvoir la régénération du corps et de l’esprit grâce à l’hygiénisme et les exercices physiques au grand air. Il s’agit d’un néo humanisme fortement imprégné de philosophie grecque hérité du XIXème siècle, très en vogue à l’époque de la république de Weimar.

Le film illustre les préceptes de Friedrich Ludwig Jahn, éducateur allemand du XIXème siècle, promoteur de la gymnastique pratiquée de préférence nu et en plein air. Cette pratique du sport avait pour but de restaurer la fierté, la virilité du peuple allemand et de raffermir son sentiment national. Jahn et son mouvement sportif mais aussi idéologique ont eu une influence intellectuelle sur le nazisme, qui a récupéré ses théories. Réalisé huit ans avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Force et Beauté n’est pas un film nazi, mais certaines de ses idées illustrées avec conviction et talent trouvent un écho avec la propagande du IIIème Reich qui lui aussi revendiquait l’héritage – du moins esthétique – de l’Antiquité grecque et romaine.

Force et Beauté demeure un témoignage étonnant de cette passion pour le sport, qui milite pour l’hygiène et l’exercice physique. Contrairement au nazisme le film ne stigmatise pas les autres peuples et montre les bienfaits du sport dans d’autres pays que l’Allemagne. Il prêche aussi pour la mixité et rappelle que l’éducation physique n’est pas réservée aux hommes. Le film célèbre aussi bien le corps de l’homme que celui de la femme. Sur le plan technique le film a régulièrement recours au ralenti pour décomposer et magnifier les mouvements des muscles des athlètes des deux sexes. La nudité occupe une place importante dans le film, que ce soit dans les séquences de reconstitution de l’Antiquité que les passages documentaires sur la pratique encouragée du nudisme en groupe et en famille. Selon certaines sources, Leni Riefenstahl jouerait une esclave dénudée lors du passage des thermes de Caracalla à la fin du film. Riefenstahl deviendra quelques années plus tard l’une des cinéastes vedettes du IIIème Reich avec notamment Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade, apologies nazies de la force et de la virilité à travers l’esthétisation de corps masculins athlétiques. Olivier Père, 2017.


LE TUNNEL

de Curtis Bernhard, 1933, France/Allemagne, 1h15, Noir et Blanc

avec Madeleine Renaud, Jean Gabin


RÉSUMÉ : En dépit de mille difficultés, un ingénieur parvient à réaliser son rêve, percer un tunnel sous l'Atlantique et relier les Etats-Unis et l'Europe. 


POINT DE VUE : Un gigantesque tunnel ferroviaire sous l’Atlantique, qui relierait la France aux États-Unis ? C’est le pari de l’ingénieur Mac Allan (Jean Gabin) et le sujet de cette fiction, qui mélange fantastique, soap opera et film catastrophe. Elle fait néanmoins le choix d’un certain réalisme. Nous sommes en 1933, l’aviation commerciale est balbutiante et l’ambitieux Mac Allan attire financiers en recherche d’investissement et masses laborieuses en recherche d’emploi. Avec célérité et goût pour l’ellipse, le réalisateur alterne donc — sans égaler Eisenstein — mouvements de foule, qui forent ou luttent pour leurs droits, et — sans égaler Fritz Lang — conspirations de banquiers renégats, qui spéculent sur l’échec de l’entreprise titanesque pour faire remonter le cours des actions des compagnies maritimes. 


Le résultat laisse peu de place à Madeleine Renaud, sous-exploitée en épouse esseulée de l’ingénieur. Dans le rôle de son mari, le très jeune Jean Gabin est encore un peu raide, mais il ne fait qu’un avec son personnage. Ce leader partagé entre capital et prolétariat, cet individualiste forcené qui sait pourtant rassembler autour de lui, c’est déjà Gabin. Julien Welter, 2021.

BABE, LE COCHON DEVENU BERGER

de Chris Noonan, 1995, Australie-USA, 1h36, Couleurs

avec James Cromwell, Magda Szubanski


RÉSUMÉ : Un porcelet assiste au départ de sa famille pour l'abattoir. Lui-même prend le chemin d'une foire agricole et devient la propriété d'un fermier, Hoggett, qui l'emmène dans son exploitation. Le porcelet peine quelque peu à s'adapter. Fly, la chienne, le prend en pitié et lui demande son nom. "Babe", répond le goret, car c'est ainsi que le nommait sa mère. Peu à peu, Babe se familiarise avec son nouvel univers. Il se lie avec Rex, le compagnon bourru et conservateur de Fly, et Ferdinand, le canard qui s'évertue à chanter le matin afin de se faire passer pour un coq et d'éviter de passer à la casserole. Babe finit par concevoir un projet audacieux. Et s'il devenait le premier cochon gardien de troupeau ?... 


POINT DE VUE : Babe, le porcelet au cœur d'artichaut et à la voix d'enrhumé, dont les premières aventures au cinéma ont renvoyé Nif-Nif, Naf-Naf et Nouf-Nouf au vestiaire. Ce conte animalier raconte donc l'histoire d'un cochon nommé Babe. Destiné, comme tous les cochons, à finir en charcuterie, il réchappe à ce sort cruel d'une manière miraculeuse. En effet, un fermier, nommé Hoggett, un peu naïf, le gagne lors d'un jeu de foire. Le porcelet découvre donc la vie à la ferme, et de ses habitants animaux comme humains. Il peine à se faire sa place dans ce monde inconnu, et tente de se rendre indispensable afin de ne pas finir à la casserole. Télérama, 1996.


POT-BOUILLE

de Julien Duvivier, 1957, France, 1h55, Noir et Blanc

avec Gérard Philipe, Danielle Darrieux


RÉSUMÉ : Octave Mouret, don Juan provençal aux dents longues, formé au commerce des nouveautés, arrive à Paris. Il est engagé comme premier commis dans le magasin "Au bonheur des dames", tenu par une femme de tête, Caroline Hédouin. Il loge à l'étage des bonnes, dans un immeuble bourgeois de la rue de Choiseul... 


POINT DE VUE : Pot-bouille, c’est la popote, l’ordinaire du ménage. La marmite dans laquelle on fait bouillir les restes et qui enfume tout l’immeuble des pauvres. Bref, tout ce que hait le jeune héros du film (Gérard Philipe, beau mec comme il n’est pas permis), qui se sert des femmes pour se frayer un chemin dans le monde du négoce. 


Julien Duvivier a gommé le naturalisme du roman de Zola. Avec les dialogues caustiques d’Henri Jeanson, il a tiré ce tableau de mœurs vers le vaudeville sarcastique et noir qu’il affectionnait tant. Jane Marken est saisissante. Danielle Darrieux aussi, cupide et calculatrice, sous ses manières de grande dame irréprochable. Pierre Murat, 2022.

LES VIOLONS DU BAL

de Michel Drach, 1973, France, 1h40, Noir et Blanc, Couleurs

avec Jean-Louis Trintignant, Marie-José Nat


RÉSUMÉ : Depuis 10 ans, Michel Drach tente de réaliser un film. Décidé à passer à l’action, fut-ce avec ses propres deniers, il part en repérage sur la moto de son opérateur. Il revoit les lieux de son enfance. Il tourne quelques bouts d’essai. Le producteur est des plus réticent : « un film sur l’enfance… ça ne paye pas… C’est un film sans érotisme, une histoire qui finit bien ». Ce n’est donc pas un produit de consommation cinématographique.


Pourtant, le film se fait, tel que le veut le réalisateur. Quelques plans en noir et blanc viennent encore confronter le réalisateur, l’adulte Michel au Michel de dix ans, petit bourgeois juif, qui ignorait même ce que c’était qu’être juif et qui, en 40, l’apprenait un jour, durement. Le père parti, le grand frère Jean (16 ans) trop menacé le suivait bientôt. L’errance de la famille commençait, Nathalie, la sœur ainée, déçue dans ses amours avec un jeune hobereau, fuyait vers ce Paris qu’ils avaient quitté et devenait mannequin et jouet de quelques officiers allemands. Michel avait encore une douce et rieuse grand-mère, une mère tendre et courageuse, quelques camarades provinciaux d’un cours catholique pour enfants riches. ce refuge, aussi, était éphémère et Michel partait bientôt à la campagne avec un homme rude. Bien accueilli par la mère, boulangère, Michel s’adapta vite, et connut ses premières amours enfantines. Mais il fallut aussi quitter Marie, rejoindre sa mère et Mélanie la grand-mère, pour un rocambolesque et terrible passage de la frontière suisse - vers une sécurité certaine - difficilement atteinte.


POINT DE VUE : Ça n’est pas, par hasard, que le récit de Michel Drach se raconte au passé. Tout le film est tissé de la douceur d’une enfance heureuse, même si celle-ci se déroule au milieu d’un déchaînement de haine raciale, dans un univers bouleversé.


Enfance privilégiée, pourtant, à plusieurs titres. Michel est d’une famille aisée, heureuse et parfaitement assimilée, où religion, tradition spécifiquement juives sont presque oubliées. Une famille qui ne se sent pas étrangère en France, qui « passe » aisément sans que l’on reconnaisse sa juiverie. Privilégiée aussi par la qualité des êtres qui l’entourent, le petit garçon s’adapte facilement, il a rarement vraiment peur, Michel est très spontanément courageux et digne. Protégé par les siens, certes, mais aussi, à la mesure de sa conscience, allié et protecteur des siens. Seul, peut-être, grossi par l’imagination enfantine le passage de la frontière amène un changement de ton : tension, angoisse naissent, et les personnages des passeurs, odieux exploiteurs, maladroits, seraient invraisemblables s’ils n’étaient recréés à travers la mémoire de l’enfant Michel.


Ce détail, l’aventure de la peur Nathalie, le personnage tracé à très gros traits du producteur, nuisent à la ligne, à la pureté d’un film exceptionnel.


Exceptionnel par la direction d’acteur, l’enfant (David), la grand-mère (Mireille Doulcet), la mère (Marie-José Nat) sont excellents. Exceptionnel parce que le film dans le film, en noir et blanc, s’intègre de manière très proustienne au film couleur de l’odyssée de Michel enfant. Exceptionnel enfin, par la qualité des sentiments. Faire un film sur la persécution raciale, la guerre sans qu’apparaissent rancœur ni haine, où seuls les événements quotidiens témoignent, ainsi que, parfois, la détresse, l’angoisse dominées, c’est faire un film unique en son genre.


C’est encore, sans artifice, une étonnante continuité entre Michel homme et réalisateur, ce Miche enfant disparu et celui qui l’incarne, David fils de Michel. C’est pour cela sans doute que Les Violons du Bal sont une œuvre unique sur des rapports familiaux d’une rare qualité.


Très curieusement, Michel Drach retrouve ici, la tendresse voilée, la douceur mélancolique d’Amélie ou le temps d’aimer et la netteté, un peu anguleuse du récit de Élise ou la vraie vie, mais avec plus de souplesse pour décrire un milieu qui est le sien. Et, il semble bien, que la vraie nature de créateur de Michel Drach soit celle que révélait son premier film Amélie. Les Violons du Bal en témoignent. J.L., Image et Son n°288-289.


LES VALSEUSES

de Bertrand Blier, 1973, France, 2h30, Couleurs

avec Gérard Depardieu, Miou-Miou, Patrick Dewaere


RÉSUMÉ : Jean-Claude et Pierrot, vingt ans, deux loubards blagueurs, mal embouchés et désœuvrés, passent leur temps à bousculer et à chahuter leurs contemporains, en commettant toutes sortes de petits délits. Un soir d’ennui, ils volent une DS pour faire un tour, la ramènent quelques heures plus tard, mais sont surpris par son propriétaire. L’incident tourne mal. Ils fuient avec Marie-Ange, l’amie du propriétaire de l’auto. C’est le début d’une longue cavale, ponctuée de divers incidents et rencontres. La plus marquante, pour les deux garçons, est celle de Jeanne, une femme qui pourrait être leur mère et qui sera leur amante. Jeanne sort de prison. Elle se suicide après ces quelques moments de vrai bonheur. Jean-Claude et Pierrot décident d’aider son fils, Jacques, emprisonné lui aussi, et sur le point d’être libéré. Ils lui « offrent » Marie-Ange, et de concert, tous trois décident de cambrioler un gardien de la prison où Jacques a été incarcéré. Mais Jacques l’abat… Jean-Claude et Pierrot fuient à nouveau, « empruntant » la DS (et la fille) d’un couple de pique-niqueurs… 


POINT DE VUE : D’un gros roman touffu, aux accents céliniens - qu’il publia en 1972 -, Bertrand Blier a tiré une adaptation linéaire mais fidèle, pour l’essentiel, aux personnages set aux situations de l’œuvre littéraire. Le film comme le roman est « centré » sur Jean-Claude et Pierrot, les deux « loulous », dont Bertrand Blier s’attache à donner une image vraie. Portrait sans complaisance, mais portrait fraternel de deux révoltés, partagés entre agressivité et générosité. Leur « cavale » est marquée de rencontres tragiques (celle de Jeanne - très dense dramatiquement) et d’autres, plus banales ou simplement cocasses…


À l’image même de la vie des deux garçons - rejetés par une société qui n’est pas faite pour eux - le roman s’achevait absurdement. La DS de leur dernière fuite était celle-là même - mais ils l’ignoraient - qu’ils avaient volée au début, mais ils l’avaient sabotée entre temps pour provoquer la mort de son propriétaire… On trouve trace dans le film des prémices de cette issue tragique, mais curieusement (correction de dernière heure, sans doute !), cette conclusion a été gommée, et le film s’achève par des points de suspension. De manière plus rassurante… L’œuvre cinématographique, d’ailleurs, malgré sa véhémence apparente, ne possède que peu de l’âpreté et de l’humour corrosif du roman ; il ne s’élève pas toujours au-dessus de l’anecdote. Et la marginalité, le caractère asocial des deux héros des Valseuses reste un phénomène mal lié aux réalités socio-économiques et psycho-sociales dont ils sont pourtant le produit. Les repères fournis - surtout au début du film - n’éclairent que superficiellement leur « situation ». Ils sont trop typés, comme l’étaient, quoique d’une autre manière, les blousons noirs de jadis. Beaucoup plus neufs en revanche sont les personnages féminins, Jeanne et Marie-Ange (Jeanne Moreau et Miou-Miou, toutes deux excellentes). J.CH., Image et Son n°288-289.


LE GOÛT DE LA CERISE

Ta’m e guilass

de Abbas Kiarostami, 1997, France-Iran, 1h39, Couleurs

avec Homayoun Ershadi


RÉSUMÉ : Bien décidé à mettre fin à ses jours, monsieur Badii déambule en voiture dans la banlieue de Téhéran à la recherche de quelqu'un qui acceptera de l'aider à mettre son plan à exécution. Après deux vaines tentatives, il embarque un jeune soldat qui fait du stop, lui dévoilant son funeste projet, et emmène ce dernier devant un trou qu'il a creusé auparavant. Monsieur Badii demande au soldat d'y revenir le lendemain pour y ensevelir son cadavre. Effrayé, l'homme s'enfuit prestement. Déterminé, le quinquagénaire poursuit sa route et tente ensuite de convaincre un séminariste, offusqué de cette demande totalement contraire à sa foi profonde... 


POINT DE VUE : Sur une colline près de Téhéran, Badii, un homme fatigué, conduit sa Range Rover au ralenti en scrutant les passants. Il cherche quelqu'un... Il prend tour à tour comme passager un jeune soldat puis un séminariste... Des hommes qui parlent dans une voiture qui roule. Une pensée qui chemine. En art, on utiliserait le mot installation : ici, c'est un procédé narratif quasi hypnotique. Il faut s'accrocher : mais, à l'arrivée, l'esprit est stimulé. Pas besoin d'être un habitué des films de Kiarostami pour goûter à la richesse de cette fable, Palme d'or 1997. Face à l'embrigadement du soldat et au dogme du religieux, le héros du Goût de la cerise cherche à exercer son libre arbitre. 


Rarement mise en scène aura été aussi évidente. Tout fait sens, ouvre le champ des interprétations. Et il suffit de quelques plans pour composer un magnifique regain, rappeler la beauté du ciel, le chuchotement de la pluie, bref, vanter le « goût de la cerise » qui ramènera, peut-être, le héros vers la vie. Un film qui fait le pari de l'intelligence. Aurélien Ferenczi, 2010.


        Le Goût de la cerise est certainement l’un des chefs-d’œuvre de Abbas Kiarostami, cinéaste qui a dominé le cinéma contemporain en signant plusieurs longs métrages essentiels dans les années 90, décennie où le cinéma s’est renouvelé grâce à l’apparition d’auteurs venus de l’Extrême et du Moyen-Orient, transformant littéralement une carte du monde qui était centrée presque exclusivement sur l’Europe et les Etats-Unis depuis la création du cinéma. Avec Où est la maison de mon ami? puis Close-Up de nombreux cinéphiles ont découvert la beauté du cinéma iranien, et surtout le travail d’un cinéaste, à la fois poète et philosophe, qui allait redéfinir les notions de fiction et de documentaire, en inventant des dispositifs de mise en scène et de narration proprement vertigineux. 

Le Goût de la cerise est ainsi un film charnière dans l’œuvre du cinéaste iranien, qui ouvre sur la dernière partie de sa filmographie, plus conceptuelle et portée sur des dispositifs audiovisuels, tendance qui s’épanouira avec l’arrivée du numérique. Le Goût de la cerise est caractéristique du cinéma de Kiarostami. La voiture, à la fois habitacle intime et ouverture sur le monde, y joue un rôle primordial. Kiarostami invente une voiture cinéma qui est à la fois écran de projection et caméra, permettant littéralement au film d’avancer, de traverser plusieurs phases du récit. Ce dernier est volontairement mystérieux au début : un homme parcourt des paysages urbains dans sa grosse voiture et cherche à entrer en contact avec d’autres hommes, des piétons, en les invitant à monter dans le véhicule. Kiarostami entretient le doute sur les intentions du conducteur. L’hypothèse de la drague homosexuelle surgit dans l’esprit du spectateur, même si elle n’est jamais encouragée par le cinéaste. Une tension – davantage qu’un suspense – s’installe, liée à la quête du personnage et au travail du spectateur qui cherche à comprendre ce qui se passe. Lorsque l’homme dévoile enfin ses intentions – trouver un complice qui puisse lui donner un coup de main pour son projet de suicide, le film se transforme en réflexion sur l’existence. Les interventions de trois passagers – un jeune soldat, un séminariste, un vieux taxidermiste – expriment des points de vue différents sur le projet du conducteur. Celui du vieil homme, qui se lance dans un plaidoyer poétique et hédoniste sur l’amour de la vie, correspond sans doute à celui du cinéaste, mais il n’écrase pas les autres, plus conservateurs et marqués par la religion – le suicide est tabou en Iran. Les paysages changent, nous passons des banlieues pauvres à une campagne désertique. Le voyage n’est pas seulement géographique il est aussi mental, onirique : sensation encouragée par le déroulement hypnotique du film, doux et limpide. Le Goût de la cerise, malgré une trame minimaliste, parvient à accueillir non seulement les multiples facettes de l’Iran – ethniques, sociales, culturelles, religieuses – mais aussi toute l’humanité et même tout le cinéma, serait-on tenter de dire. Le film qui privilégie le plan séquence n’a rien d’un documentaire mais fourmille de détails, d’indices qui renseignent le spectateur sur le monde de son tournage autant que sur son sujet. À l’espace confiné de la voiture succèdent des plans larges sur la campagne iranienne. Les routes en zigzags qu’affectionne le cinéaste symbolisent les mouvements de la vie. L’épilogue énigmatique, geste génial de cinéma, interrompt la fiction avant toute forme de résolution pour dévoiler un au-delà du film, celui de sa préparation, dans une ambiance de joie et de communion. L’image 35mm cède la place à la vidéo, et cette brisure finale annonce d’autres essais cinématographiques à venir de Kiarostami, plus expérimentaux, comme Ten. Olivier Père, 2016.

LA HAINE

de Mathieu Kassovitz, 1995, France, 1h38, Noir et Blanc

avec Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui


RÉSUMÉ : Une émeute éclate dans la cité des Muguets, à la suite d'une bavure policière. Au petit matin, trois copains se retrouvent. Il y a là Vinz, un apôtre de la haine comme méthode de survie, très fier d'avoir récupéré le pistolet perdu par un policier, Saïd, un petit délinquant, et Hubert, un jeune boxeur impliqué dans l'action associative pacifiste, désolé de voir la salle d'entraînement qu'il a créée complètement ravagée par les émeutiers. Pour récupérer 500 francs, le trio arrive à Paris, chez un cocaïnomane. A leur sortie de l'immeuble, ils sont interpellés par des inspecteurs de police. Vinz parvient à prendre la fuite, pendant que ses amis subissent un interrogatoire humiliant dans un commissariat. Un peu plus tard, traînant sur un quai de gare, les trois banlieusards rebroussent chemin et errent dans Paris... 


POINT DE VUE : A la sortie, Mathieu Kassovitz avait voulu faire passer son film pour un brûlot, déclarant avoir réalisé « un film contre les flics », et les médias en avaient fait l'accroche commode de documents sur le mal des banlieues. La vérité se situe entre ces deux pôles, entre les provocations de son auteur et le « suivisme » de ses thuriféraires. Au départ, La Haine fait tout simplement la chronique de deux bavures ordinaires. 


Le film n'incite jamais à la violence : la « haine » passe d'abord par les mots et, si elle se matérialise, c'est à la suite d'un engrenage de circonstances malheureuses, où la bêtise et la peur le disputent à la colère. Kassovitz n'est pas un documentariste, mais un cinéaste maîtrisant son art. Le style, noir et blanc coup de poing et caméra à l'épaule, soigne les effets de surprise et les ruptures de ton. L'odyssée de ses trois zozos prend la forme d'une balade picaresque. C'est presque une suite de sketchs, écrits au scalpel, où le rire surgit des trouvailles langagières. Kassovitz est doté d'un solide sens de l'humour. Il connaît le bon minutage pour faire rire ou émouvoir, et il se plie à des règles de spectacle que le jeune cinéma français a parfois tendance à oublier. Aurélien Ferenczi, 2013.

L’AMOUR L’APRÈS-MIDI

d’Éric Rohmer, 1972, France, 1h37, Couleurs

avec Bernard Verley, Zouzou, Daniel Ceccaldi


RÉSUMÉ : Frédéric, la trentaine séduisante, est un jeune cadre dynamique. Il vit auprès de sa femme Hélène un bonheur tranquille, dans un équilibre parfait. Un jour, Chloé, une amie de longue date, fait irruption dans son bureau et lui demande de l'aider. Il l'accueille froidement. La jeune fille, prétextant une recherche de travail, le relance à plusieurs reprises. Peu à peu, Frédéric s'attache à elle et supporte mal son absence. Un jour, elle lui avoue qu'elle l'aime et qu'elle veut un enfant de lui... 


POINT DE VUE : Passionné d’architecture, Rohmer a toujours ancré son cinéma dans une réalité urbaine et sociologique très forte. Presque tous ses films sont des documentaires sur la ville ou le quartier où ils ont été tournés. Les premières minutes de ce sixième et dernier des « Contes moraux » décrivent ainsi avec une grande précision la vie (de bureau) des grands boulevards parisiens, autour de la gare Saint-Lazare, au début des années 1970. C’est là que travaille Frédéric, associé dans un cabinet d’affaires et adepte du col roulé en polyester. Depuis son mariage et la naissance de son premier enfant, et alors que sa femme, prof d’anglais, attend le deuxième, il s’interroge sur l’absurdité de la vie conjugale, la permanence du désir, ces autres vies à côté desquelles il passe, impuissant. Jusqu’au jour où Chloé, une ancienne connaissance, fait irruption dans sa vie de banlieusard. Et avec elle le spectre de l’adultère. 


De Maud à Claire, toutes les tentatrices des « Contes moraux » n’existent que pour mettre à l’épreuve le mari volage. Chloé incarne pour Frédéric la femme libre et libérée par excellence, la possibilité d’une passion potentiellement destructrice à laquelle il refuse de succomber. Les détracteurs de Rohmer ont tendance à faire passer sa délicatesse pour de la pudibonderie. Ils oublient sans doute que, sans contrainte, il n’y a pas de plaisir. Jérémie Couston, Télérama, 2022.

        Sixième et dernier conte moral, L’Amour l’après-midi (1972) est peut-être le plus beau film de la série initiée par Eric Rohmer en 1962 de manière semi- professionnelle, avec La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne. Dix ans plus tard, L’Amour l’après-midi est la conclusion et l’accomplissement de ce projet admirable. Dans ces six films, Rohmer entend développer des études de mœurs et de caractères, à la manière d’un écrivain comme Balzac. Un père de famille (Bernard Verley), apparemment heureux en couple, commence à ressentir l’angoisse de la fidélité. Il retrouve une amie de jeunesse (Zouzou, égérie des avant-gardes de la fin des années 60) une jeune femme indépendante, impulsive et aventurière. Il la voit plusieurs fois, un nouveau désir nait en lui et il comprend qu’il est sur le point de céder à la tentation. Comme dans les autres contes moraux, Rohmer s’intéresse aux désordres amoureux et au libre-arbitre. Jusqu’à la conclusion abrupte, le héros trop sûr de ses sentiments est confronté aux limites de sa liberté et à la question du choix. Rohmer situe son film dans les milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle parisienne et livre comme à son habitude un instantané juste et précis de son époque, ici le début des années 70 et l’héritage libertaire de Mai 68. L’intelligence du propos, la virtuosité des dialogues, la sensualité de la mise en scène et la beauté de la photographie de Nestor Almendros déclenchent une ivresse vertigineuse. Olivier Père, 2018.

J’EMBRASSE PAS

d’André Téchiné, 1991, France, 1h55, Couleurs

avec Philippe Noiret, Emmanuelle Béart, Manuel Blanc


RÉSUMÉ : Ayant fui son Sud-Ouest natal et sa mère, une femme battue, dominée par un mari tyrannique, le jeune Pierre monte à Paris pour retrouver Evelyne, une femme qu'il a rencontrée à Lourdes et qui devient sa maîtresse. Peu après, il se lie avec Saïd, qui lui présente son oncle homosexuel, Dimitri... 


POINT DE VUE : En quelques mois, Pierre, provincial monté à Paris, rencontre une vieille fille soudain amoureuse, quelques hommes avec qui il couche, mais qu’il n’embrasse pas, et une prostituée, coiffée à la Louise Brooks, dont il s’éprend. À la fin de son périple, Petit Pierre est presque pareil et néanmoins tout autre : il y a, désormais, de la rage dans son regard... 


André Téchiné a réalisé un film « fermé ». Fatal. Nul ne semble devoir échapper à son destin, à commencer par ce « doux oiseau de la jeunesse » que l’on sent condamné dès son envol. Parce qu’il est lisse, Pierre reflète les gens qui croisent sa route. Et s’ils éprouvent, eux, un étrange malaise à son contact, c’est précisément parce qu’ils se découvrent tels qu’ils sont dans le miroir qu’il leur offre. 

Comme dans Rendez-vous ou Le Lieu du crime (ses plus belles réussites avant J’embrasse pas), Téchiné filme une lente progression vers la folie. Mais, cette fois, c’est physiquement que les corps se brisent. Violence ou douceur, tout ici n’est que douleur. La (relative) pacification, ce sera pour plus tard, avec Les Voleurs et Ma saison préférée. Télérama, 2022.

LAMB

de Yared Zeleke, 2015, Éthiopie, 1h34, Couleurs

avec Rediat Amare, Indris Mohamed…


RÉSUMÉ : Confié à des parents éloignés, un garçon éthiopien de 9 ans est prêt à tout pour rentrer chez lui en compagnie de sa seule amie, une jeune brebis. 


POINT DE VUE : La meilleure amie d'Ephraïm, petit Ethiopien des terres volcaniques, est une brebis. Orphelin de mère, séparé de son père parti chercher du travail en ville, Ephraïm n'a plus qu'elle, ou presque. Et un oncle qui veut passer sa copine à la broche... 

Voyage sur des terres verdoyantes et majestueuses, rares au cinéma, ce film délicat s'empare d'un thème classique, l'attachement d'un enfant à un animal, pour aborder des questions moins intemporelles : le quotidien difficile des paysans de ce coin du monde menacé par l'exode rural, mais aussi la condition des femmes, à la fois piliers de la communauté et prisonnières des traditions. — Cécile Mury, Télérama, 2017.

JUSTE LA FIN DU MONDE

de Xavier Dolan, 2016, Canada, 1h37, Couleurs

avec Gaspard Ulliel, Vincent Cassel


RÉSUMÉ : Louis, écrivain à succès, sent que sa fin est très proche. Le jeune homme traverse le monde en avion pour retrouver son pays natal et annoncer la terrible nouvelle à sa famille. Mais, à peine arrivé chez les siens qu'il n'a pas vus depuis douze ans, Louis sent que l'atmosphère est particulièrement électrique. Alors que sa mère tente nerveusement d'organiser une réunion familiale comme dans le passé, Antoine, son frère, se montre très agressif, tandis que Suzanne, sa sœur, semble dépassée par les événements. Seule Catherine, la discrète épouse d'Antoine, donne l'impression de comprendre Louis.. 


POINTS DE VUE : Ce fut le premier film de Xavier Dolan sans accent québécois (les acteurs sont tous français), mais, miracle, le style du cinéaste survit à sa signature sonore la plus évidente. L’équilibre (le déséquilibre, plutôt) entre outrance et acuité, entre drame et comédie, est bien là, mais dans une autre « musique », presque une langue différente. 


D’emblée, il y a la force de la pièce de Jean-Luc Lagarce, dont Xavier Dolan adapte (en la modifiant beaucoup) la pièce Juste la fin du monde. Avec ce texte, reviennent les douleurs d'une époque, déjà lointaine, où il était fréquent de mourir du sida (Lagarce en est mort en 1995). Et où l'homophobie, bien plus virulente encore qu'aujourd'hui, déchirait les familles concernées. 

L’impossibilité de la communication entre ces êtres. C'est dans ce contexte (seulement suggéré par le film) que le héros (Gaspard Ulliel, doux et fantomatique), âgé de 34 ans, revient dans sa modeste famille provinciale, avec le projet d'annoncer sa mort prochaine. Il n'a pas vu sa mère (Nathalie Baye), son frère aîné (Vincent Cassel) et sa petite sœur (Léa Seydoux) depuis douze ans. Il n'a pas jamais rencontré sa belle-sœur (Marion Cotillard), même à l'occasion de la naissance de ses neveux. Il est devenu écrivain, pour le théâtre, dans la capitale. 

Dès le retour du jeune homme à la maison, la modernité du texte réside dans l'impossibilité de la moindre communication entre lui et les siens. Il n'arrive pas à dire. Les autres ne veulent pas, ne peuvent pas entendre. C'est un moment de gêne absolue et d'hystérie impossible à contenir, un moment où toutes les névroses familiales, les jalousies, les frustrations, mais aussi les adorations, encore plus inavouables, se rejouent une dernière fois, dans le chaos. 

Xavier Dolan ne commet pas l’erreur de fuir le théâtre : il le revendique, comme pour Tom à la ferme (2013). Hormis une violente scène en voiture entre les deux frères, le huis clos est assumé. 

Des bouffées de lyrisme impromptues, sans paroles, viennent régulièrement suspendre la dispute. Tout se joue sur les visages en gros plan, dans les échanges de regards, d’une intensité magnifique. À chaque acteur, Dolan réussit à arracher une vulnérabilité inédite. À Vincent Cassel, le grand frère prolo et ordurier dont on aperçoit les fêlures. À Nathalie Baye, en « pot de peinture » dont la nervosité fofolle n'empêche pas une folie plus profonde. À Marion Cotillard, bouleversante en belle-sœur effacée et mal à l'aise au possible... 

Faire jouer à cinq acteurs célèbres et rayonnants une partition aussi noire, radicale et minoritaire, voilà un geste artistique fort. Depuis J'ai tué ma mère,
jusqu'à
Mommy c'est la honte de soi qui sépare les membres d'une famille dans les films de Xavier Dolan. Avec Juste la fin du monde, où la noirceur prend le pas sur l'humour, la séparation est consommée, sans appel. Comme une cérémonie des adieux. Peut-être la fin d'un cycle dans une œuvre déjà riche, d’une cohérence saisissante. Louis Guichard, 2016.

Sachons au moins reconnaître à Xavier Dolan le mérite de ne pas avoir cherché à capitaliser sur le triomphe de Mommy en séduisant à tout prix. Certes, il s'est choisi une pléiade d'acteurs, et pas la moins « bankable » qui soit. Certes, il balance toujours des tubes racoleurs (Moby...) : c'est son péché pas si mignon. Pour le reste, il n'y a pas grand-chose d'aimable dans ce psychodrame familial en huis clos. Où les acteurs sont volontiers disgracieux. Où l'on suffoque très vite, l'asphyxie durant jusqu'au bout et ravivant un vieux concept, qu'on croyait révolu : le théâtre filmé. Quelle mouche a donc piqué le cinéaste pour qu'il aille chercher cette pièce de Jean-Luc Lagarce ? Elle semble bien datée, écrite en réaction au tabou écrasant du sida qui sévissait dans les années 1980. 

Plus embêtant encore : le cinéaste commet une erreur de débutant, en voulant à tout prix, à partir de la pièce, « faire cinéma ». Le recours systématique aux gros plans et le montage syncopé rappellent par moments l'hystérie des moins bons films de Patrice Chéreau (Ceux qui m'aiment prendront le train)... Ça parle beaucoup, ça soliloque, ça tourne méchamment en rond ou ça fait du surplace. Rien ne se dit, au fond. On a compris que c'était là le sujet : la claustration et la frustration de chacun, le déni, l'impuissance. Mais c'est moins cela en vérité qui est ici ausculté que la propre vanité de Dolan, ivre de son cinéma. Typique d'une forme de néo- pompiérisme de cinéma d'auteur, Juste la fin du monde est juste d'un ennui mortel. – Jacques Morice, 2016.

NELLY ET M. ARNAUD

de Claude Sautet, 1995, France, 1h46, Couleurs

avec Emmanuelle Béart, Michel Serrault


RÉSUMÉ : Une jeune femme, Nelly, travaille occasionnellement dans des imprimeries, tandis que Jérôme, son compagnon, ne parvient pas à trouver du travail. Dans un café, Nelly fait la connaissance d'un sexagénaire, monsieur Arnaud, que lui présente son amie Jacqueline, dont il fut autrefois l'amant... 


POINTS DE VUE : A la sortie du film, un curieux air de famille entre M. Arnaud et Claude Sautet contribua à alimenter l'idée qu'il s'agissait d'un autoportrait du réalisateur... De fait, ce quasi-huis clos aux abords sages et lisses, qui fut son dernier film, distille quelque chose de très intime et, pour finir, de profondément dérangeant. 

Il porte aussi à un degré supérieur ce nouveau souffle dont a fait preuve Sautet à partir de Quelques Jours avec moi (1988) : fini les chaleureux portraits de groupe où le cinéaste captait l'esprit d'une époque et d'une catégorie sociale. Place aux vertiges de l'incommunicabilité, sur fond de désenchantement général. Dans Nelly et M. Arnaud, le cœur reste un chasseur solitaire. Les élans de la demoiselle ne coïncident jamais avec ceux du monsieur. La rencontre n'a finalement pour effet que de renvoyer chacun à soi-même. Sidérant par sa cruauté feutrée, le film l'est aussi par la sobriété de son argument, de sa mise en scène et de ses comédiens : Emmanuelle Béart, qui perd à bon escient de sa superbe, et Michel Serrault, savamment insaisissable. — Louis Guichard, Télérama, 2017. 

Premier plan du film : un homme, la soixantaine généreusement entamée, assis seul dans un restaurant où, de toute évidence, il a ses habitudes. Derrière lui, figure récurrente de l’œuvre, un miroir reflète son image. La profondeur de champ, c’est encore le personnage… Dernier plan : une femme, la trentaine fringante, marche seul dans les rues. Entre ces deux images, ouvrant et clôturant Nelly et M. Arnaud, l’histoire de deux solitudes qui confondent leur vie durant un moment incertain. Moment qu’ils savent tous deux voué à l’inachèvement. Refus de la médiocrité, de l’arrangement scabreux.

La sécheresse du trait, l’économie dans le traitement du récit, la précision de la mise en scène… toutes caractéristiques que les critiques clairvoyants avaient su repérer dès les premiers films de Sautet. Les leçons du début, qui portent en germe la plus haute idée d’un classicisme qui n’a nul besoin d’afficher une pseudo-modernité pour inventer des formes, n’ont jamais été démenties. Ni dans les ouvrages « polyphoniques » ni, a fortiori, dans l’ultime trilogie et son austérité maniaque.

Pour autant, au sein de cette épure bouleversante où Sautet dirige un duo dont les relations et les dialogues annihilent une action (ou une « vraie » vie) qui n’a jamais semblé plus discutable (Nelly couche avec l’éditeur après son dîner avec Arnaud dans un grand restaurant, cela s’appelle une substitution ; Arnaud part avec son ex-femme quand il sait qu’il n’a plus d’autre choix que la rupture ou la complicité tiède, cela s’appelle une fuite), au sein de ce chef-d’œuvre, donc, qui ne cesse de faire le vide chez les personnages (l’appartement d’Arnaud) comme dans sa propre scénographie (absence de musique, apparitions fantomatiques des personnages secondaires), Sautet ne se débarrasse point de la toile de fond sociale qu’il n’aura jamais cessé, avec l’œil du moraliste, de scruter depuis ses débuts. Geste de cinéaste qui aura suscité tant de malentendus… Fustigeant les généralités, le metteur en scène observe, pointe. Les petits boulots de Nelly, l’oisiveté démissionnaire de Jérôme, son mari, les conversations avortées avec sa mère… Tout suggère, dixit Arnaud à Nelly « une époque, difficile, comme toutes les époques, mais la vôtre n’était pas supposée l’être ». Les contingences extérieures ne cessent d’imposer leurs interférences, de contraindre Arnaud et surtout Nelly à composer.

L’essentiel demeure pourtant la singularité de leur relation. leur échange qui, un temps, console de la glaçante solitude intérieure. Elle parle peu, mais juste. Souffre de la plus exigeante lucidité. Il parle beaucoup, camoufle son désespoir derrière le masque d’un nihilisme distingué, qu’il sait de convention. « J’étais dans une phase aiguë de ma misogynie ordinaire », confesse-t-il, faussement goguenard, quand il évoque sa séparation avec son épouse. « On ne peut pas toujours se mettre à distance », lancera-t-il plus tard, quand les deux, insensiblement, ne dissimuleront plus (à quoi bon ?) la réalité de leur passion chaste.

Une nuit, Nelly dort chez M. Arnaud. Il vient contempler son sommeil, peut-être factice. Sa main effleure l’épaule de Nelly, sans la caresser. le frôlement de la lumière sur le corps de la jeune femme et le visage du vieil homme révèle, en clair-obscur, l’intensité de leur union si peu paradoxale. Tout un film dans une image. Olivier de Bruyn, Positif, 2001.


CÉSAR ET ROSALIE

de Claude Sautet, 1972, France, 1h41, Couleurs

avec Yves Montand, Romy Schneider


RÉSUMÉ : Après son divorce, la jeune et jolie Rosalie semble à première vue avoir trouvé son bonheur auprès de César, un ferrailleur qui a fait fortune à force d'abnégation et d'huile de coude. En réalité, elle masque sa déception, meurtrie par le comportement de son époux goujat, jaloux et possessif. Quand elle croise par hasard David, un amour de jeunesse, Rosalie est submergée par les émotions. D'une part, elle n'a jamais oublié cette histoire, et d'autre part, cet homme est resté doux et posé, comme dans ses souvenirs. Rapidement, elle trouve en lui ce qui manque à César, et décide de quitter son époux pour son prince charmant... 


POINTS DE VUE : Rosalie, divorcée, vit avec César, un homme riche et beau parleur, qui exerce le métier de ferrailleur. Un jour resurgit dans sa vie David, dessinateur de bande dessinée : Rosalie s’aperçoit qu’elle aime encore ce garçon réservé, l’exact contraire de César. 

On n’est pas très loin de Jules et Jim, mais, comme le note Sautet dans ses Conversations avec Michel Boujut : « Rosalie n’est pas signe de mort. Elle est signe de vie pour David et César. Elle ne leur donne de l’amour que pour qu’ils aient plus de vie. » Le charme du film naît de la magie qui unit les trois interprètes, la séduction de Romy Schneider — « son personnage n’est pas une emmerdeuse, mais une femme emmerdée de ne pas savoir choisir », disait Sautet à son scénariste —, la truculence d’Yves Montand et la classe de Sami Frey. Ils forment un trio magique, amoureux de l’amour, rare dans les annales du cinéma français. Et, pourtant, apprend-on encore dans ce livre déjà cité, c’est à Vittorio Gassman et à Catherine Deneuve qu’avait d’abord pensé Sautet. Le miracle d’un film tient aussi au hasard... César et Rosalie n’en finit pas de séduire. Aurélien Ferenczi, Télérama, 2021.

Sur un scénario proche de Jules et Jim, Claude Sautet tire une œuvre ancrée dans le quotidien de la France des années 70, tout en maintenant, comme dans la plupart de ses films, un constant équilibre entre le collectif et l’individuel. Certes, la dimension collective demeure ici à l’arrière-plan (davantage, par exemple, que dans Max et les ferrailleurs ou Vincent, François…), mais elle constitue la fameuse toile de fond « sociologique » sur laquelle se croisent les destinées humaines. C’est cette délicate alchimie entre les trajectoires d’une poignée de personnages et un contexte social clairement délimité qui rend les protagonistes de Sautet si immédiatement proches de nous et fait tout le prix de son cinéma.

Le cinéaste délaisse assez tôt toute velléité de discours social pour se fixer sur le trio César-Rosalie-David, même si les deux pôles masculins sont emblématiques de milieux diamétralement opposés, et que le comportement de César illustre en tout point celui du petit-bourgeois qui a « réussi » et qui n’a pour les activités artistiques qu’une sorte de condescendance amusée. Dès lors, Sautet s’amuse à construire, puis à déconstruire le personnage de César : hâbleur aussi magnifique qu’irritant, ce dernier abuse de sa faconde pour séduire son entourage et remporter des contrats ; conquérant dans l’âme, il se croit invincible grâce à son argent et à Rosalie ; mais, lorsque celle-ci disparaît la première fois, son visage mangé par l’anxiété trahit sa vulnérabilité et sa fausse assurance. Quand il est malheureux ou impuissant, il se réfugie dans les bistrots - ces lieux où l’on se recueille, s’épanche sur sa détresse ou se mure dans un silence éloquent -, où la caméra pudique du réalisateur le suit à travers les grandes baies vitrées. Tour à tour insupportable et poignant, César est l’un des archétypes du mâle selon Sautet : veule et gonflé de suffisance, souvent lâche, il est surtout d’une incommensurable faiblesse - et c’est cette faiblesse même qui le rend si humain.

David offre, en apparence, un parfait contrepoint au personnage de César : doux et discret, il n’attache guère de valeur à la réussite matérielle. Pourtant, quand il est à peu près certain d’avoir reconquis Rosalie, son attitude présomptueuse n’est pas si éloignée de celle de César : la scène de la séance de travail, où Rosalie en est réduite à servir le café, est le reflet transposé de la partie de poker où cette dernière servait la bière. Étrange paradoxe d’une jeune femme fuyant un rôle qu’elle se refuse à jouer pour s’y glisser de nouveau l’instant d’après…

Pour autant, Claude Sautet ne porte aucun jugement normatif sur ses personnages : il capte de manière fugitive leurs élans du cœur, leurs inflexions amoureuses, le moment où ils sont tout près de vaciller, le moindre changement d’expression sur leur visage signifiant désarroi ou triomphe ; bref, il entre avec retenue dans leur fonctionnement intime tout en conservant une distance respectueuse à leur endroit. c’est cette manière de marcher constamment sur la corde raide qui impose la mise en scène de Sautet, invisible pour qui s’arrête à la surface de son cinéma, comme une totale évidence. Franck Garbarz, Positif n°485-486, 2001.

Après le grand succès des Choses de la vie, Claude Sautet confirme ici qu’il sait admirablement raconter une histoire simple, quotidienne, et diriger de grands comédiens. En même temps, il brosse un tableau de la société française des années 70, qui donne à ses films une valeur sociologique. Yves Montand a trouvé en César un personnage à sa mesure, généreux, truculent et vulnérable, qui a marqué un tournant dans sa carrière. Quant à Romy Schneider, désormais actrice-fétiche de Sautet, elle est au sommet de sa séduction et de son talent. Gérard Lenne, Critique, 1995.


        Très curieusement, ce film qui eut pu être cru, tendre et drôle, et qui, parfois, l’est, semble se dérouler dans une sorte d’espace Cardin. Les objets y sont curieusement valorisés. Des longs plans fixes, les recadrage soulignent lourdement les éléments « psychologiques », la pensée des héros, et contrastent avec les mouvements rapides magistralement exécutés des séquences d’action, particulièrement celles des autos. Le curieux amour de Sautet pour les « choses », pour l’auto surtout, en font des petits chefs-d’œuvre du genre. Là, le comportement des héros joue, librement, naturellement. Ailleurs, il est construit, exécuté par un bon artisan. Tout semble indiqué à gros traits, le personnage truculent, infantile et puissant de César, la liberté secrète, farouche de David. Cet attachement qui lie deux hommes unis et divisés par une même femme. La révolte de Rosalie qui, d’abord, ne peut choisir, puis ne peut plus, soudain, supporter d’être « objet ». Cette histoire, banale et complexe d’un trio, de ceux qui s’aiment et ne peuvent ni vivre ensemble, ni séparés, et sont liés à jamais, méritait mieux que ces esquisses. La psychologie des personnages est bâtie sur des effets faciles. L’œuvre manque d’unité, de finesse et de rythme. J.L. Image et Son, 1972.


UN MAUVAIS FILS

de Claude Sautet, 1980, France, 1h50, Couleurs

avec Patrick Dewaere, Yves Robert


RÉSUMÉ : Bruno Calgagni revient en France après avoir purgé cinq ans de prison dans un pénitencier américain pour trafic et usage de stupéfiants. A Roissy, la police l'informe des contrôles qu'il devra subir. Sans logement, Bruno se rend chez son père, René, ouvrier dans le bâtiment. Les retrouvailles ne sont pas chaleureuses. La mère du jeune homme est morte pendant sa détention et René en rend son fils responsable. Bruno trouve finalement du travail dans la librairie d'Adrien Dussart, un homosexuel qui recueille les anciens toxicomanes, comme cette belle jeune femme qui s'appelle Catherine... 


POINTS DE VUE : De retour des États-Unis, où il a fait de la prison pour usage et trafic de drogue, Bruno retrouve son père — qui l’accuse d’être responsable de la mort de sa mère — et trouve du travail dans une librairie, dont le propriétaire accueille des toxicomanes repentis. 

Après avoir été le peintre de sa génération et de son milieu bourgeois, Claude Sautet voulait, cette fois, représenter une France peu favorisée. Le film porte moins directement sur la drogue que sur les rapports père-fils. Yves Robert (ancien ouvrier typographe) et Patrick Dewaere (choisi, dixit Sautet, pour sa « vulnérabilité populaire ») tissent des liens d’une justesse et d’une émotion constantes. La vérité et la sincérité du propos restent touchantes. Aurélien Ferenczi, Télérama, 2021.


Sans doute, Un mauvais fils rompt avec certaines des habitudes de Sautet : le film n’a pas d’aspect choral, renonce aux apparences de la chronique, s’éloigne de la classe moyenne pour s’intéresser à un ouvrier et à un chômeur, resserre l’intrigue et nomme clairement un antagoniste, la drogue. Mais les thèmes et la manière demeurent : le lieu d’habitation, par exemple, organise toute l’œuvre, détermine ses phases, établit ses textures ; de même, la confrontation formelle entre les acteurs, de style très différent, contribue à la définition musicale de l’œuvre. Yves Robert incarne un ouvrier veuf dont le fils, interprété par Patrick Dewaere, revient des États-Unis où il a purgé sa peine de prison : c’est un drogué.


Le contraste entre le jeu sobre et retenue d’Yves Robert, son « non-jeu », dira-t-il dans Un homme de joie, et la tension expressive de Patrick Dewaere, toujours à la recherche de l’invention inattendue, explique en partie la densité de l’œuvre. Mais il y a plus : c’est le personnage le plus clair, celui qui dispose de l’évidence sociale, qui se trouve ainsi confiné dans le secret, tandis que c’est l’imprévisible marginal, sujet aux plus éphémères des émotions, qui s’expose à la vision.


Renversement paradoxal et pathétique, qui entraîne celui des emplois : le père, autant que le fils, est coupable et blessé ; le fils, autant que le père, est capable de trouver en lui-même la force nécessaire à la compassion. Une gifle du père au fils prélude à ce retournement, qu’il contredit.


Cela confirme les remarques de François Truffaut sur l’universalité de la baffe chez Claude Sautet (Les Films de ma vie), mais cela marque surtout l’instabilité des êtres : errance et déshérence. Devenu victime, l’ouvrier consciencieux recevra le réconfort du délinquant désemparé. La sollicitude, en effet, n’apparaît jamais dans les films de Sautet comme l’effet d’une force généreuse, mais comme l’appel qui crée cette force. Appel ? c’est ainsi qu’on parle d’un appel d’air ou de l’appel du devoir.


Michel Sineux exprimait à l’époque de la sortie du film d’importantes réserves. Faut-il lui accorder que la peinture du monde ouvrier soit « populiste » ? Le portrait des personnages ne concède pourtant rien au détail pittoresque ; leur solitude est également profonde et leur caractère indifférent aux exigences d’un échantillonnage sociologique ; leur mystère se manifeste en quelques traits brefs. Il est même probable que les deux protagonistes reçoivent du cinéaste lui-même quelques éléments de leur vérité intime.


À la vérité, c’est l’antithèse du travailleur sévère et du jeune drogué qui peut paraître convenue. Elle présente pourtant une valeur indéniable de symptôme historique, marquant la frontière entre l’esprit des meurs postérieur à 1968 et le conformisme qui l’a précédé. Plus précisément : on perçoit la crise morale où les valeurs individualistes et les traditions découvrent leurs propres insuffisances et s’accusent mutuellement. Pour maladroit qu’il soit parfois, ce constat contribue à l’intérêt de l’œuvre. Alain Masson, Positif n°485-486, 2001.


LA FILLE SUR LE PONT

de Patrice Leconte, 1999, France, 1h3O, Noir et blanc

avec Vanessa Paradis, Daniel Auteuil


RÉSUMÉ : "Vous avez l'air d'une fille qui va faire une connerie", déclare l'homme qui s'approche d'Adèle, penchée sur le parapet d'un pont avec une grosse envie de noyer ses malheurs dans la Seine. Il s'appelle Gabor, il est lanceur de couteaux et il a besoin d'une cible. Adèle n'a jamais eu de chance mais, quitte à mourir, autant se rendre utile. Ces deux destins félés qui se rencontrent vont devenir les deux morceaux d'un numéro gagnant. Mais la chance c'est fragile, il suffit qu'Adèle et Babor se tournent le dos, fassent un pas l'un sans l'autre, et elle s'envole.


POINT DE VUE : Le mélange d’innocence et de désenchantement sur le visage de Vanessa Paradis dans le beau plan qui interrompt brusquement le générique de début efface le souvenir des aventures méridionales d’Une chance sur deux. Patrice Leconte a repris la comédienne de son précédent film, mais, par un de ces changements de ton dans l’art desquels il est passé maître, il a choisi de faire succéder aux explosions de la comédie à grand spectacle la poésie drolatique de la rencontre de deux solitudes. La musique orientale convoque le souvenir du Mari de la coiffeuse, mais, des amours de Jean Rochefort et Anna Galiena, le cinéaste n’a gardé que la fragile intensité. Passé la très culottée scène d’exposition (un haletant monologue de plus de six minutes qui rassure définitivement sur les talents de Vanessa Paradis), le film s’emballe pour suivre à grand renfort de mouvements d’appareil le rythme trépidant de ses deux héros.

Sur le pont où elle avait choisi d’arrêter d’attendre qu’il lui arrive enfin quelque chose, Adèle (Vanessa Paradis) est interpellée par Gabor (Daniel Auteuil), le lanceur de couteaux. Lui aussi était venu ce soir-là pour en finir avec une existence misérable, mais ça, on ne l’apprendra que plus tard. Sur le moment, avec l’assurance méphistophélique d’un saltimbanque vieillissant, il lui promet gloire et fortune en échange de sa participation à un numéro qui, au pire, lui coûtera cette vie qu’elle voulait sacrifier.

Contre toute attente, la belle saute quand même et son prince plonge la repêcher. Cette superbe scène aquatique illuminée du souvenir de L’Atalante est à l’image du film entier. Elle emprunte les allures du conte (plus tard, Gabor se présentera comme une fée à un passager médusé du TGV) avant de prendre de la distance avec sa propre féérie : le sauveur a été dans sa jeunesse champion de natation, son geste héroïque les conduira tous deux en service de réanimation. À l’hôpital, l’amusante conversation avec un troisième miraculé de la noyade sur les mérites comparés des différents ponts de Paris accentue le refus du réalisme. En se jetant à l’eau (au propre comme au figuré), Adèle et Gabor se sont coupés des contingences matérielles pour recréer leur propre espace, un monde merveilleux dans lequel il suffit de croire pour qu’il advienne.

De Monaco à Istanbul, ils entament une tournée triomphale entrecoupée de raids victorieux sur les tapis verts des casinos. Il leur suffit de se baisser pour trouver un briquet en or ou de sortir d’une cabine téléphonique pour qu’il arrête de pleuvoir. Leur chance insolente ne les quitte plus dès l’instant qu’ils restent ensemble, fut-ce par la pensée. À ce titre, Leconte pousse jusqu’au bout la logique du monde alterné, permettant à ses personnages de se répondre d’un plan à l’autre, malgré la distance géographique qui les sépare. Outre l’évidente nervosité qu’il insuffle au découpage, cette effet très voyant participe à la magie de l’histoire, soulignant l’état de grâce qui protège l’union d’Adèle et de Gabor du reste du monde. Autour d’eux se presse une foule d’anonymes (justement interprétés par des acteurs peu ou pas connus) qui n’existent que pour leur permettre d’accomplir leur singulier destin. Cette volonté d’isoler les deux héros dans leur bulle rend paradoxal l’emploi du scoop. Leconte ouvre le champ pour mieux faire le vide autour d’Adèle et Gabor. Comme pour leur numéro, où la mise en scène des regards oppose en travellings successifs les couteaux, le lanceur et sa cible, reléguant le public dans un hors-champ dont il ne sortira que pour applaudir la performance.

L’érotisation de ces jeux de couteaux, par opposition aux grotesques accouplements mécaniques auxquels se livre Adèle avec ses amants de passage, aboutit à la belle scène d’orgasme derrière la voie ferrée. L’ambiguïté du dialogue annonçait une scène de sexe, et c’est bien de jouissance qu’il s’agit. Sauf que les soupirs et les poses alanguies de Vanessa Paradis répondent aux halètements de Daniel Auteuil qui darde ses lames sur son corps frémissant. Que la scène émeuve alors qu’elle pouvait prêter au ridicule en dit long sur la liberté d’un film qui s’autorise toutes les audaces. À commencer par ce noir et blanc qui, sans jamais verser dans le rétro, sublime les feux de l’amour et du music-hall. La belle lumière de Jean-Marie Dreujou illumine les nuits étoilées du glorieux tandem qui caracole en tenues délirantes sous les plafonds scintillants des salles de spectacle où se presse une faune bigarrée : cracheurs de feu, hommes panthères et naines savantes. Le merveilleux flirte alors avec le fantastique, tandis que de subtils jeux d’ombre rehaussent le regard halluciné de Gabor qui maquille sa trouille derrière ses allures de matamore : « Passé la quarantaine, le lancer de couteaux devient aléatoire. »

Truffés de bons mots, les dialogues pétillants de Serge Frydman jouent la carte de la screwball comedy. Mais, comme toujours, le cinéma de Leconte se laisse difficilement enfermer dans un genre défini. Si on rit beaucoup, le film menace à tout instant de basculer dans la tragédie. Le bruit assourdissant des couteaux qui pleuvent autour d’Adèle, le tourbillon du succès et de la dolce vita dans les palaces rappellent à tout instant les caprices de cette roue de la fortune que les deux héros ne peuvent s’empêcher de relancer. Et si le charme n’opérait plus ? et si le lanceur manquait sa cible ? Ce doute lancinant en plein bonheur (qui renvoie aux angoisses du Mari de la coiffeuse) donne tout son prix à la romance d’Adèle et Gabor. Surtout, il rend inéluctable le faux pas des deux funambules. L’intermède qui s’ensuit explicite sans doute trop lourdement ce que la métaphore du billet déchiré suggérait si bien : l’un sans l’autre, Adèle et Gabor ne sont rien. Jusqu’à ce qu’une seconde rencontre sur un pont, d’où cette fois c’est Gabor qui veut se jeter, parvienne non pas à boucler la boucle, mais à recoller les deux morceaux du ticket gagnant. Avec une probabilité de succès très supérieure à une chance sur deux. Philippe Rouyer, Positif n°459.


ELLE COURT, ELLE COURT, LA BANLIEUE

de Gérard Pirès, 1973, France, 1h40, Couleurs

avec Marthe Keller, Jacques Higelin


RÉSUMÉ : Voulant fuir les contraintes de la ville, les logements étroits et mal entretenus, Marlène et Bernard, un jeune couple (fort sympathique au demeurant !) vient s’établir en banlieue dans un grand ensemble situé au milieu de grands arbres et de pelouses vertes. Malheureusement il est difficile de vivre là et de continuer à travailler à Paris. C’est s’astreindre à une course épuisante de plusieurs heures par jour. Marlène va ainsi connaître le rythme infernal de toutes celles qui doivent rejoindre leur lieu de travail après avoir connu les joies de l’autobus, du train et du métro. Quant à Bernard, il apprécie tous les plaisirs de la circulation dans Paris et sur l’autoroute aux heures de pointe. Malmené ainsi par une vie quotidienne… ahurissante, leur couple se désagrège peu à peu et ce qui aurait pu être leur bonheur, s’effrite lentement sous nos yeux jusqu’au drame final masqué par une grimace…


POINT DE VUE : On peut regretter que les malheurs bien réels de milliers de banlieusards fassent l’objet de cette comédie grinçante où sont tournés en dérision, pêle-mêle : les fonctionnaires, les maris jaloux, les pétitions, les démarcheurs à domicile, les agents de police, les employés de bureau, les ambulanciers, etc… On tire sur tout et dans tous les sens. Le voisin qui supporte toutes les conséquences des humeurs des habitants de la résidence est un C.R.S. au remarquable accent pied-noir (interprété par Robert Castel) qui force les rires des spectateurs, quant au jeune couple représenté par Jacques Higelin et Marthe Keller chacun de ses malheurs nous tire un rire de plus.

Le film (adaptation très libre du livre de Brigitte Gros « 4 heures de transport par jour ») est sorti sur les écrans quelques jours avant le début de sa campagne électorale pour les législatives. Doit-on considérer comme une critique du film le fait que celle-ci se soit soldée par un échec pour l’auteur, malgré une publicité bien orchestrée ? Il faut dire aussi que le film de Gérard Pirès ne reflète que de loin les soucis des banlieusards et ceux-ci ne sont pas prêts à accepter si facilement de se retrouver sur l’écran sous une forme plus ou moins ridicule, plus ou moins critiquable. J-M., Image et Son n°276-277.


LE MONDE ÉTAIT PLEIN DE COULEURS

de Alain Perisson, 1973, France, 1h25, Couleurs

avec Feodor Atkine, Marianne Eggerickx


RÉSUMÉ : Antoine Lousteau a 28 ans : il est mime et vit avec une femme, Catherine, qu’il aime d’amour fou. Sur les conseils d’un professeur qui est bien plus que cela pour Antoine, il abandonne ses maigres travaux alimentaires pour mettre sur pied un spectacle ambitieux de mime et de chorégraphie sur quatre thèmes : Solitude, Rencontre, Amour, Éternité.


Antoine se heurte immédiatement à des problèmes matériels de salle, de subvention ; il doit quémander auprès des Pouvoirs Publics. Alors que le spectacle est sur le point d’être présenté, on apprend à Antoine que Catherine vient d’avoir un accident. Il se précipite à l’hôpital pour y entendre la terrible sentence : décédée. À quoi sert désormais d’exprimer l’amour avec ses mains quand celle-là même qui était l’Amour n’est plus ?…


POINT DE VUE : Il est des films très difficile à résumer, car inévitablement leur richesse déborde et c’est alors passer à côté de nombreuses questions que de les confiner dans de pauvres représentations ; Le Monde était plein de couleurs fait assurément partie de cette catégorie, et, c’est dans le seul but d’esquisser un contexte que le résumé ci-dessus a sa place. Comme Le Grand sabordage, Le Monde était plein de couleurs est avant tout un film d’amour et de mort, qui paradoxalement, envisageant la question sous un aspect totalement opposé, parvient au même résultat.


Le Monde était plein de couleurs met en relief le problème de la communicabilité par l’intermédiaire d’un langage qui est peut-être évidemment complémentaire d’une construction totale de la personne humaine, construction moins souvent saine et solide que factice.


Bien entendu, Le Monde était plein de couleurs est aussi un film mettant en évidence la dualité art-société. Ce n’est peut-être pas nouveau, mais nécessaire alors que celle-ci devient de plus en plus aliénante, égoïste, cruelle, chaque jour étant une lutte, perverse même en suscitant des espérances jamais contentées. C’est alors Antoine, promené de ministère en ministère, de faux mécènes en faux mécènes allant jusqu’à mimer devant son banquier une partie de son spectacle afin d’obtenir un découvert sur son compte… Art et société… Art et capitalisme…


C’est aussi une matérialisation des agressions et des contradictions du monde moderne sur l’individu. Les agressions sont quotidiennes pour Antoine, ce sont aussi bien les notes de gaz ou d’électricité que le loyer ou le téléphone. Les contradictions apparaissent, elles, en diverses occasions : c’est le chômage où Antoine veut s’inscrire sans avoir jamais travaillé auparavant, ce qu’on lui refuse ; ce sont tous les renseignements qu’il est contraint de fournir à l’hôpital, nom, adresse, numéro de Sécurité Sociale, alors que Catherine se meurt ; c’est encore Bastien, le fils de Catherine, presque son fils, que sa belle-famille lui ôte dès qu’il est seul…


Parallèlement à tout cela, Le Monde était plein de couleurs… est enfin un film sur Montmartre, ses petites rues et gens où Antoine et Catherine aiment à faire de longues promenades le soir, seuls, où ils sont à l’aise, tout un quotidien en voie de disparition. D.M. Image et Son n°288-289.


UN HOMME QUI DORT

de Bernard Queysanne, 1974, France, 1h33, Noir et Blanc

avec Jacques Spiesser, la voix de Ludmilla Mikael


RÉSUMÉ : Un étudiant refuse de continuer ses études et choisit de vivre « au point mort ». Un Homme qui dort est le journal strict et précis de cette contestation radicale et existentielle de la société, à la limite de la schizophrénie.


POINT DE VUE : Un Homme qui dort ressemble à une gageure. Ce film à acteur unique et muet, dépouillé de tout événement, commenté par une voix off qui parle à la seconde personne du pluriel, où le scénario ne consiste qu’en une suite de tableaux dont le dynamisme n’apparaît que sur la fin, est-il un film rêvé, un essai avant-gardiste purement formel, un exercice de style ? La froideur apparente et le refus d’une action au sens cinématographique habituel font douter de l’intérêt d’une telle tentative.


Pourtant, le film finit par s’imposer et suscite une émotion (même si l’intellectualité l’emporte sur l’affectivité) grâce à une réalisation en tous points remarquable et une rare cohérence entre les diverses séquences. On y trouve en particulier une intéressante articulation entre un montage de plans fixes (dans les scènes qui se déroulent dans la chambre de l’étudiant) et de longs mouvements d’appareil, dans des scènes d’extérieur (on se souviendra longtemps des dernières minutes du film). Enfin, on y voit un Paris inhabituel, plausible et dépouillé de tout regard anecdotique, exotique, touristique.


Georges Perec a écrit plusieurs ouvrages teintés par une certaine froideur sociologique ou par des jeux intellectuels à la Queneau. Son livre « Un homme qui dort », était déjà un de ces paris sur une forme narrative inhabituelle - mais rigoureusement liée à son sujet. Cette déambulation, cette dérive, cette volonté de s’abstraire de la société et de restreindre ses gestes, ses déplacements, ses loisirs, ses besoins même, au strict minimum (sans que la folie ou la tentation du suicide ne soient un seul instant évoquées) était rendue par une sorte d’ascèse de l’écriture. Le film parvient à un résultat semblable. Il retient du livre des pages entières, mais Perec et Queysanne se sont volontairement débarrassés de quelques éléments anecdotiques et de tout ce qui pouvait, en apportant un éclairage sur la psychologie du personnage, déplacer l’attention du spectateur vers un superflu.


C’est une voix off, féminine, qui fait le récit. Elle œuvre dans la neutralité et établit le double discours nécessaire (texte et image) qui explique que Georges Perec ait été associé, au-delà du travail sur son livre, à la réalisation elle-même. L’articulation entre le parlé et le montré s’opère par de multiples formes : répétition, contrepoint, complémentarité, atténuation ou renforcement de l’un par l’autre, etc… Mais il arrive un moment où la voix l’emporte sur l’image, moment probablement nécessaire à un exposé qui ne peut plus être visuel puisqu’il s’agit des limites de l’expérience du « héros ». C’est une rupture probablement nécessaire et qui, même si les dernières images sont ambiguës (l’étudiant s’en sort-il ?), apporte un certain soulagement au spectateur. Rupture peut-être également nécessaire à la clôture idéologique de l’œuvre, puisqu’en effet le comportement décrit dans ce film et dépouillé de toute explication immédiate, est affirmé  par les auteurs comme un comportement « complètement contemporain ». D.S. Image et Son n°288-289.


LE PASSE-MONTAGNE

de Jean-François Stévenin, 1978, France, 1h50, Couleurs

avec Jacques Villeret, Jean-François Stévenin


RÉSUMÉ : Serge, mécanicien divorcé, vit dans un hameau du Jura. Sur l’autoroute, il rencontre Georges, un architecte parisien en panne. Serge remorque sa voiture et héberge Georges. Celui-ci n’est pas pressé de repartir et Serge lui parle de sa quête : il recherche une vallée inconnue, la « combe magique », et pour l’explorer il a construit un oiseau de bois. Les deux hommes marchent dans la forêt et vivent plusieurs jours avec des villageois une expérience euphorique.


POINTS DE VUE : Œuvre ambitieuse, à contre-courant, le premier film de Jean-François Stévenin (qui poursuit, par ailleurs, sa carrière de comédien) se caractérise par le rejet de la dramaturgie traditionnelle, et même de toute logique apparente de la narration. Ce qui compte ici, ce sont les individus, leur vie au sein de la nature, leurs rêves. C’est le temps qui passe à son rythme, ce sont les temps morts où « il ne se passe rien ». C’est le hasard, enfin, des rencontres et des itinéraires imprévisibles. Stévenin et Jacques Villeret, tous deux d’une présence magistrale, sont les antihéros de cette antihistoire, qui est pourtant un vrai miracle de cinéma ! Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.


Il faut sortir de l'autoroute, rouler un peu, et vous y êtes : au cœur de nulle part, dans le Jura profond, chez les dingos et les boit-sans-soif. Il a fallu une panne de voiture pour que Georges s'écarte des rails. Sur le bord de la route, Stévenin l'attendait pour l'embarquer, pour que le film démarre. Le garagiste dépanne l'architecte infortuné, l'accueille dans sa fermette, ne se presse pas pour réparer la Mercedes. Les deux hommes s'observent, trinquent, se lient. Pour Georges, le dépannage devient voyage au bout de la nuit, rupture avec lui-même. Pour Serge, grand enfant fou, de la matière à rêver encore et à écrire.


Du temps a passé depuis ce premier météore de Stévenin : les fringues, les voitures... même la montagne a dû changer. Le film, lui, est impérissable. A la fois document vif à haute valeur ethnographi­que et série de films virtuels — polar, western, fable burlesque (un réservoir d'onomatopées et de borborygmes pas si éloigné de Tati) —, cette création n'a rien de catholique. Du problème de cardan aux litrons de vin siphonnés, des petits oignons revenus dans la vieille poêle noirâtre au patois jurassien, tout ici vient du cru et du terroir, tout exhale une francité que Stévenin transcende par on ne sait quel miracle, non sans en montrer une face pathétique, voire nauséeuse. Il se goinfre de France autant qu'il la vomit. Jacques Morice, Télérama, 2013.


JUSTICE EST FAITE

Justice Is Done

de André Cayatte, 1950, France, 1h45

avec Claude Nollier, Michel Auclair, Raymond Bussières


RÉSUMÉ : Aux assises de Versailles, comparaît le docteur Elsa Lundenstein, qui a tué son amant atteint d’un cancer incurable. Avant et pendant le procès, nous voyons se dérouler la vie quotidienne des jurés : une antiquaire, un garçon de café, un éleveur de chevaux, un commerçant, un imprimeur, un cultivateur, un officier en retraite. Quand ils auront rendu leur sentence, justice sera faite.


POINT DE VUE : Montrer que les jurés sont dépendants de leur vie personnelle quand se forme leur intime conviction, représentait, en 1950, une certaine audace et rompait avec la dramaturgie traditionnelle du procès au cinéma. Cela valut au film un énorme retentissement. Malheureusement, le peu de nuances des portraits, les stéréotypes dans le choix et le jeu des interprètes, affaiblissent aujourd’hui la portée de l’œuvre. Jean-Pierre Bleyes, Critique, 1995.


NOUS SOMMES TOUS DES ASSASSINS

d’André Cayatte, 1962, France, 1h55

avec Mouloudji, Raymond Pellegrin


RÉSUMÉ : Après avoir été homme de main pendant la guerre, René Le Guen continue à tuer. Arrêté, il est condamné à mort et attend son exécution en compagnie de trois autres assassins. Chacun des cas évoqués met en cause la responsabilité de la société.


POINT DE VUE : À l’heure où la peine de mort était encore loin d’être abolie, André Cayatte, amorçant une série de films dénonciateurs, s’attaquait avec vigueur et générosité à la peine capitale. Comme il ne s’agit pas d’une étude psychologique, l’auteur se soucie assez peu de vraisemblance et de nuance. Il défend une thèse, dresse un échantillonnage de condamnés qui sont, finalement, des victimes d’une société injuste ou absurde. Le public a réagi très favorablement à la démonstration. Béatrice Bottet, Critique, 1995.


JULIA

JULIA

de Fred Zinnemann, 1977, US, 2h05, Couleurs

avec Jane Fonda, Vanessa Redgrave, Jason Robards


RÉSUMÉ : Dans les années 30, l’amitié de l’écrivain et dramaturge Lilian Hellman (compagne du romancier Dashiell Hammett) et de la militante antifasciste Julia. Un jour, un homme, Johann, aborde Lilian à Paris et se réclame de Julia pour lui demander de transporter à Berlin une importante somme d’argent destinée à la lutte contre le nazisme. Au terme d’un voyage éprouvant, Lilian retrouve Julia à Berlin, amputée (à la suite d’une blessure reçue dans une manifestation), mais toujours combattante. Plus tard, elle apprendra la mort de son amie, qui a donné son prénom, Lilian, à sa fille.


POINT DE VUE : D’après un texte autobiographique de Lilian Hellman, une élégie tranquille à la gloire des femmes courageuses et de leur amitié. Jane Fonda et Vanessa Redgrave, militantes progressistes dans la vie, sont émouvantes et lumineuses. Le film marqua en 1977 une redécouverte de Fred Zinnemann, et d’un cinéma à mi-voix franchement émotionnel, préservé de toute surenchère spectaculaire. Michel Chion, 1995.


MONSIEUR RIPOIS

de René Clément, 1954, France, 1h40

avec Gérard Philipe, Natasha Parry


RÉSUMÉ : Le volage André Ripois tente de séduire Patricia en lui racontant sa vie. Il n’a été qu’un homme menteur et intéressé avec l’autoritaire Anne, sa chef de bureau ; la naïve et sentimentale North ; la maternelle prostituée française, Marcelle ; la riche Catherine qu’il a épousée. Patricia est la seule qu’il ait jamais aimée, et il le lui prouvera !


POINTS DE VUE : Un des charmes du film, tourné en partie dans les rues avec une caméra cachée, tient aux notations sur Londres et au jeu sur le bilinguisme des acteurs. Construit en flash-back mis en scène du point de vue de Ripois, il offre, à travers la galerie de ses conquêtes, une féroce satire du conformisme féminin. Mais les cadrages, le montage, la musique indiquent subtilement l’ambiguïté de ce séducteur faible, qui ne ment pas qu’aux femmes, et finit par trouver ce qu’il désire tout en le fuyant : une dépendance totale. Michèle Lagny, 1995.


“Monsieur Ripois”, portrait d’un bel indifférent affreusement séducteur

Pierre Murat, 11/06/22, Télérama


Il est des films qui, à les revoir, rebattent les cartes. Et effacent les idées reçues. C’est le cas de Monsieur Ripois (1954), longtemps invisible, de nouveau en salles depuis le 8 juin. On a longtemps cru – parce que les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague nous l’ont seriné – que les cinéastes des années 1950 étaient des lourdauds hors sol, prisonniers de studios qui asphyxiaient ce qui leur restait de talent.


Pas René Clément, en tout cas : toute sa carrière (même dans les années 1970 où il alignait des polars esthétisants, style Le Passager de la pluie ou La Course du lièvre à travers les champs, il a privilégié les extérieurs. Dans La Bataille du rail (1946), bien sûr, évocation lyrique du combat des cheminots pendant la Résistance. Et aussi dans Au-delà des grilles (1949), l’histoire d’une idylle, menacée par une fillette maladivement jalouse, d’un Français (Jean Gabin) et d’une Italienne (Isa Miranda).


C’est évident dans Monsieur Ripois. Quelques années avant Godard, Truffaut et Rivette, il filme, en caméra cachée, Gérard Philipe déambulant dans les rues de Londres. Personne avant lui n’avait osé le faire. Et peu après lui le réussiront aussi bien. Autre idée forte : dans son film, il associe, comme le feront Louis Malle et Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud, la dérive de son héros avec des stridences de jazz, signées Roman Vlad…


Tiré du roman de Louis Hémon (Monsieur Ripois et la Némésis), le film, que rendent encore plus caustique les dialogues de Raymond Queneau, raconte l’histoire d’un Français égaré dans un Londres hostile. Il y flâne, y travaille, y drague, y râle, y vagabonde, y donne, sous un pseudo ronflant, des cours de littérature française (mais une de ses élèves, vite amoureuse, le piège avec Mallarmé qu’il ne connaît pas…). Bref, c’est un étranger dans tous les sens du terme, y compris dans celui qu’entendait Albert Camus dans son roman. Un insensible. Un presque monstre humain.


Un séducteur, lui ? Oui. Un don Juan ? Non. Car Ripois ne semble s’accrocher aux femmes que parce qu’il les attire. Il est vrai qu’il les attire parce qu’il leur échappe. Dans La Femme et le Pantin, déjà, Pierre Louÿs avait bien montré l’enfermement infernal, l’emprise d’un être sur un autre. Mais, chez lui – classiquement, si l’on ose écrire –, c’était l’homme la victime-jouet dont usait et abusait une femme-bourreau. Clément et Queneau inversent plaisamment les rôles : Ripois devient l’homme de désir. Et celles qui souhaitent le garder – le posséder – deviennent ses victimes. Et des pantins…


C’est un bien étrange personnage que cet homme perpétuellement en fuite : devant celles à qui il plaît, devant lui qui s’aime trop et mal, devant ce que les autres attendent, devant ce qu’il n’obtiendra jamais. Pour reprendre une terminologie à la mode – ce qui prouve à quel point le film reste moderne –, il pourrait être qualifié d’« asexuel » : quelqu’un attiré par un être sur un plan esthétique et pas forcément sensuel. Mais aussi un « aromantique », puisqu’il ressent peu ou pas de préférence sentimentale… À chaque instant – surtout lorsqu’il s’abaisse pour conquérir celle qu’il prend, une fois encore, pour la femme de sa vie –, on ne sait s’il est sincère ou s’il joue. Et ce personnage qui, sans lui, ne serait qu’odieux devient, soudain, un symbole. Un archétype. Une sorte de masque souriant et impénétrable. Presque effrayant.


On fête, cette année, le centenaire de la naissance de Gérard Philipe, ce comédien-météore (il meurt à 36 ans, le 25 novembre 1959). Durant sa courte vie, sa popularité sera mondiale : on le célèbre en Amérique, on l’idolâtre en URSS, où Le Rouge et le Noir, de Claude Autant-Lara, fait un carton… Au théâtre, il est ce « prince en Avignon » qui, sous la direction de Jean Vilar, ressuscite l’enthousiasme : la jeunesse, sous ses traits, redécouvre Rodrigue, Perdican, Lorenzaccio… Au cinéma, il caracole dans Fanfan la Tulipe, bouleverse dans L’Idiot, étincelle dans La Chartreuse de Parme… Avec Monsieur Ripois, René Clément le fait évoluer vers l’équivoque, l’incertain, le clair-obscur… C’est que le réalisateur a toujours aimé les beaux jeunes gens, impérieux et fragiles : des Rastignac nés trop tard, et donc perdus dans un monde sans démesure. Dans son univers tourmenté, l’héritier de Gérard Philipe sera Alain Delon : le Ripley féroce de Plein Soleil (1960). Et son double dérisoire : le petit mec viril, sûr de lui, des Félins (1964), piégé par un duo de femmes (dont Jane Fonda en Lolita amoureuse… ou pas !) et par une villa méditerranéenne noire et blanche, tout en passages secrets et en miroirs sans tain…


LES MAUVAISES FRÉQUENTATIONS

de Jean Eustache, en deux sketches : DU CÔTÉ DE ROBINSON,

avec Aristide, Dominique Jayr ; LE PÈRE NOËL A LES YEUX BLEUS,

avec Jean-Pierre Léaud, René Gilson.

1967, France, 1h28.


Deux petits chefs-d’œuvre de Jean Eustache. Dans le premier épisode, deux « dragueurs » minables séduisent une femme et lui pillent son sac à main ; dans le second, un jeune homme déguisé en père Noël pour se faire de l’argent se permet des libertés auprès des femmes qui se font photographier avec lui. 1995.


ANALYSE ET CRITIQUE

Cinéaste qui toujours voulut parler du peuple de France, au peuple français, Eustache ouvre Le Père Noël a les yeux bleus par une dédicace à Charles Trenet (autre narbonnais fameux). Soucieux de représenter l’irreprésenté du cinéma de son pays, son premier plan va à deux Noirs hyper-stylés. Daniel (Jean-Pierre Léaud) envie son duffle-coat à l’un d’entre eux. Manquant du pécule nécessaire à l’achat de l’accessoire dont l’effet de marquage social fera, il l’espère, tomber les filles, il accepte le petit boulot consistant à se déguiser en Père Noël pour les poses photos durant la période des fêtes à Narbonne. L’habit faisant le moine, il découvre les formidables licences que lui permet son accoutrement à barbe blanche avec les demoiselles. S’enhardissant, il va dans le feu de l’action jusqu’à proposer un rencard à l’une d’entre elles. Las, sans son costume de super-héros du réveillon, Daniel ne fait pas le poids, face aux boloss du coin. Avec sa veste nouvellement acquise et ses potes, ils n’ont plus qu’à aller : « Au bordel ! Au bordel ! Au bordel ! Au bordel !»


Eustache et Jacques Rivette ont collaboré ensemble à l’élaboration d’un Cinéastes de notre temps sur Jean Renoir, le Patron. De cette expérience, ils tireront chacun un modus operandi contradictoire - « Ne rien écrire, ne jamais parler de soi, tout inventer » pour Rivette, « tout écrire, ne parler que de soi, ne rien inventer » pour Eustache (se targuant de n’avoir aucune imagination) - qu’ils se répéteront de façon complice à chacune de leurs rencontres. Le Père Noël a les yeux bleus constitue le premier volet d’une trilogie autobiographique, dont il serait chronologiquement le segment « du milieu », où Eustache ausculte son évolution de l’enfance pessacienne, à l’adolescence narbonnaise, puis l’installation parisienne. Il y reconstitue la période passée à écumer les terrasses dans le Midi, vivoter de divers expédients, nourrissant l’espoir d’emballer les pépées – avec un succès plus que relatif, à ce qu’il nous est permis d’en juger.


A la fois hautement conscient de ne pas être issu du sérail et rétif à la facilité qui consisterait pour se protéger à stylistiquement forcer le trait plouc-popu, Eustache est en quelque sorte l’antithèse du traître à sa classe désireux de montrer comme il sait mieux que les humbles qui l’ont vu grandir. Sous l’œil de sa caméra, la vie provinciale n’apparaît ni pathétiquement dramatique, ni folklorique à l’excès, juste éminemment prévisible et routinière, oscillant entre la facilité des contacts de proximité, sa cartographie impitoyable (« je n’avais jamais osé aller au France ») et la mesquinerie inhérente à un patelin où « tout le monde connaît tout le monde », voire une paranoïa de la malveillance de quartier (« il payait des détectives privés pour donner de mauvais renseignements sur moi »). Désagrément pour un garçon dans la force de l’âge, en matière d’économie sexuelle l’offre et la demande n’y coïncident que rarement.


Le film se fait grâce à l’aide de Jean-Luc Godard, qui détournera la pellicule non-usitée sur Masculin/Féminin (Léaud, encore lui) pour en faire don à son confrère. L’hiver dans le Sud, cet oxymore résume au mieux le ton d’un film où la chaleur des rapports cède vite place à la froideur, où les personnages n’ont droit qu’à une version appauvrie de la grande vie qu’ils entendraient mener.La voix-off y importe plus que le dialogue, en un commentaire aigre-doux sur les déambulations d’une jeunesse quelque peu désœuvrée, flirtant avec la petite délinquance genre vol à l’étalage (on retrouve Jeanne Delos en libraire qui regarde ailleurs). Eustache trouve ici une certaine qualité blanche, faisant la nique à une imagerie dépressive trop attendue - comme si boutiques de centre-ville et trottoirs verglacés ensoleillés étaient suffisamment cafardeux pour eux-mêmes. Le Père Noël a les yeux bleus installe un ton grinçant, amusé, où le désabusement des personnages donne encore lieu à une chute plus comique que tragique (la virée chez les putes). Les séquences où Daniel profite de sa tenue de bon papa noël pour peloter les passantes sont ce qu’Eustache a tourné de plus pur en termes de comédie. Si le fond de son œuvre est d’une tristesse certaine, on oublie trop souvent de souligner à quel point ses films peuvent être d’une extrême drôlerie. Celui-ci, loin d’échapper à la règle, en serait le meilleur exemple.


Commence ici, pour reprendre les mots de Léaud  dans La Maman et la Putain, une exploration des « puissances du faux » (les étranges pouvoirs d’un costume de Père Noël), corrélative d’une déception du réel (la scène profondément mélancolique du chassé-croisé silencieux dans le café où la fille renie Daniel), que le cinéaste relancera de films en films. « Au revoir la ville entière, la visite est finie. » (Trenet, Narbonne, mon amie). De son adolescence narbonnaise, Eustache ne tire un souvenir ni nostalgique, ni traumatisé, simplement d’une affligeante… banalité. Jean-Gavril Sluka - le 25 août 2014


LES MAUVAISES RENCONTRES 

d’Alexandre Astruc, 1955, France, 1h42

avec Anouk Aimée, Jean-Claude Pascal


RÉSUMÉ : Catherine est arrivée de province pour conquérir Paris. Vite découragé, son ami Pierre est parti. Sa liaison avec le cynique Walter permet à Catherine de devenir une journaliste célèbre. Elle lance à son tour son nouvel amant, le photographe Alain Bergère. Une dernière « mauvaise rencontre » avec le Dr Daniely la rend à sa solitude.


POINT DE VUE : Annonciateur de la Nouvelle Vague, ce film dessinait un portrait du désarroi moral de la jeunesse contemporaine et se voulait oeuvre d’un auteur imprimant son style à sa création ; Il reste marqué par un romanesque d’essence littéraire (renforcé par la construction en flash-back) et l’influence d’Orson Welles. Par son audace et sa nouveauté, qui suscitèrent des réactions parfois virulentes, il marque un tournant radical et une étape irréversible dans le cinéma français. Joël Magny, Critique, 1995.


LE MANTEAU

d’Alberto Lattuada, 1952, Italie, 1h25

avec Renato Rascel, Yvonne Sanson


RÉSUMÉ : La vie d’un médiocre employé de mairie, aussi plein de bonne volonté que timide et inefficace, est bouleversé par l’acquisition d’un manteau neuf, puis par le vol de ce manteau. La protestation qu’il esquisse alors lui révèle l’ampleur de la machine dont il n’est qu’un rouage, et aussi son vide (on lance des « travaux publics » uniquement pour la venue d’un ministre).


POINT DE VUE : Plus qu’une satire de la bureaucratie italienne, le film est une parabole universelle, qui annonce Kafka, lorsque le chétif héros affronte des décors gigantesques. Si l’acteur Rascel (rarement mieux employé au demeurant) s’efforce parfois trop d’imiter Chaplin, l’ensemble du film, par la rigueur de sa mise en scène, atteint au réalisme fantastique manifestement visé. Le manteau devient le symbole du rêve (notamment amoureux) qui arracherait le personnage à sa médiocrité. S’il meurt à la tâche, son fantôme tirera vengeance des méticuleux et absurdes « chefs » qui ont détruit sa vie. Gérard Lenne, journaliste et critique, 1995.


HARLAN COUNTY, USA

Harlan County, USA

de Barbara Kopple, 1977, USA, 2h


RÉSUMÉ : En 1973, les mineurs de Brookside, dans le comté de Harlan, adhèrent au syndicat U.M.W.A. Leurs patrons refusent de signer la convention collective. Une grève de treize mois commence. Le conflit s’achève provisoirement sur une victoire incertaine des mineurs.


POINT DE VUE : Pendant toute la durée du conflit, Barbara Kopple a filmé les grévistes, leurs femmes qui entrent dans la lutte, les vieux mineurs atteints de silicose, avec une émotion rare et une générosité dans le regard qui évoquent John Ford. Si la cinéaste est du côté des mineurs dans leur lutte, ce n’est pas par manque d’objectivité, mais de parti-pris. Quel autre choix faire lorsqu’on voit ceux à qui on vole leur vie et leur santé se battre avec désarroi, mais aussi avec humour, contre des nantis véreux qui leur envoient des tueurs pour les briser ? Ce documentaire exceptionnel donne une image de l’Amérique fort différente de celle, médiatisée, mythifiée à laquelle nous sommes habitués. Ici, nous voyons les humbles, les laissés-pour-compte d’un système dont ils sont pourtant la richesse. L’Amérique que chantent Woody Guthrie et Bruce Springsteen. Stéphan Krezinski, 1995.


HARAKIRI

Seppuku

de Masaki Kobayashi, Japon, 1962, 2h15

avec Tatsuya Nakadai, Shima Iwashita


RÉSUMÉ : Un jeune samouraï réduit à la pauvreté ( son seigneur a été destitué) demande au seigneur Lyi la faveur de se faire hara-kiri sur son domaine. Il veut se suicider, explique-t-il, parce qu’il est désespéré, sa femme et ses enfants étant gravement malades. Il espère, en fait, que le seigneur l’accueillera parmi les siens. Il n’en est rien et la cérémonie doit avoir lieu. Comme il avait vendu son sabre pour nourrir sa famille, il traîne un sabre en bambou, avec lequel on le force à s’exécuter. Lorsque son frère, également samouraï, apprend la nouvelle, il tue plusieurs samouraïs de Lyi et meurt fièrement par hara-kiri.


POINT DE VUE : À la fois film de genre, fresque et reportage, Harakiri est un des nombreux succès de l’expérimentation cinématographique au Japon dans les années 60. Kobayashi combine les éléments du film d’action (le héros, la ruse, le suspense, la violence) et ceux du reportage objectif sur les samouraïs (les dates et les faits, les circonstances liées au déclin du code Bushido, et celles qui annoncent l’ouverture du Japon à l’Ouest). La fin fait un usage systématique du flash-back et du récit dans le récit. Stephen Sarrazin, historien.


MARIUS

d’Alexandre Korda et Marcel Pagnol, 1931, France, 2h10

avec Raimu, Pierre Fresnay


RÉSUMÉ : César est patron du « Bar de la Marine » où se retrouvent ses amis les habitués pour bavarder, jouer aux cartes, plaisanter. Marius, fils de César, rêve de quitter Marseille pour partir en mer, loin et longtemps. Un soir, sans rien dire, il le réalisera ce rêve, laissant son père étonné, malheureux et furieux, laissant aussi sa fiancée Fanny à son chagrin.


POINT DE VUE : Il s’agit d’un « drame gai ». Le fond de l’histoire est mélodramatique mais les personnages sont si truculents, les comparses si pittoresques, les réparties si drôles, l’interprétation si brillante, que l’on oublie l’anecdote au profit du détail. La pièce de théâtre de Marcel Pagnol a été filmée avec respect et sans trop de recherche de style. Cette sobriété était un bon calcul. Le film n’a pas vieilli. Il a fait les délices de toutes les générations qui se sont succédé depuis 1931. Gilbert Salachas, 1995.


Premier volet d’une trilogie qui se poursuit avec Fanny et César. Parallèlement Alexandre Korda signe une version allemande, intitulée « ZUM GOLDENEN ANKER », avec Ursula Grabley, Jakob Tiedkte, Lucie Höflich, Mathias Wieman.


FANNY

de Marc Allégret, supervisé par Marcel Pagnol, 1932, France, 2h20

avec Raimu, Orane Demazis


RÉSUMÉ : Fanny, enceinte de Marius, avoue son état à Panisse, qui tient malgré tout à l’épouser. Au retour de Marius, Fanny, qui l’aime toujours, sacrifie son amour à son devoir. (la suite de Marius)


Autres versions : de Mario Almirante, avec Dria Paola, Lamberto Picasso, Alfredo De Sanctis, Italie, 1933, 1h40.

DER SCHWARZE WALFISCH, de Fritz Wendhausen, avec Emil Janinas, Angela Salloker, Max Gülstorf, Allemagne, 1934, 1h50.

Par Joshua Logan, avec Leslie Caron, Charles Boyer, Maurice Chevalier, Horst Buchholz, US, 1960,2h13.

James Whale a signé, avec PORT OF SEVEN SEAS, une adaptation condensée de la trilogie de Pagnol, avec Wallace Berry, Frank Morgan, Maureen O’Sullivan, John Beal.US, 1938, 1h21.


CÉSAR

de Marcel Pagnol, France, 1936, 2h48.

avec Raimu, Pierre Fresnay, Orane Demazis, Charpin, André Fouché


RÉSUMÉ : Panisse se meurt, ses amis sont tristes. En apprenant le décès de celui qu’il croit toujours son père, Césariot, jeune polytechnicien, revient à Marseille. Il découvre le secret de sa naissance et rencontre même Marius sans se faire connaître. À la suite d’un incident idiot, il se fait une opinion très défavorable de son vrai père, mais grâce à un stratagème de César, Marius revient et retrouve Fanny.


POINT DE VUE : Spécialement conçu pour le cinéma, à la différence de Marius et Fanny, le dernier volet de la trilogie marseillaise est le premier réalisé par Pagnol, dont la renommée de cinéaste est grandissante depuis Angèle. Brillamment réussi, le film est dominé par la mort de Panisse dont on peut rappeler deux images marquantes : la dispute avec César qui lui « vole » son agonie (« Qui est-ce qui meurt ici ? C’est toi ou c’est moi ? ») et le plan célèbre de la chaise vide, figure d’une partie de cartes à jamais perdue. Marc Cerisuelo, 1995.


MARQUÉ PAR LA HAINE

Somebody Up There Likes Me

de Robert Wise, 1956, US, 1h53

avec Paul Newman, Pier Angeli


RÉSUMÉ : La vie de Rocco Barbella, plus connu sous le nom de Rocky Graziano, depuis sa jeunesse délinquante dans les bas-fonds de New York. Mobilisé à sa sortie de maison de redressement, il déserte. À la prison, un éducateur découvre ses talents de boxeur.


POINT DE VUE : Le personnage de Rocky Graziano, violent, indiscipliné, tourmenté, devait être tenu à l’origine par James Dean. Paul Newman, alors jeune acteur débutant formé lui aussi à l’Actor’s Studio, reprit le rôle et gagna ses galons de vedette. La qualité et le succès du film permirent aussi à Robert Wise d’entrer dans la catégorie des réalisateurs de grande envergure. Pour l’anecdote, signalons l’apparition éclair au début de film d’un débutant nommé Steve McQueen. Laurent Aknin, 1995.


LES RAISINS DE LA COLÈRE

The Grapes of Wrath

de John Ford, 1940, USA, 2h09

avec Henry Fonda, John Carradine


RÉSUMÉ : La crise économique et financière de 1929 a fait énormément de nouveaux pauvres aux États-Unis. Un à un, les petits fermiers du Middle West sont chassés de leurs métairies qui ne sont plus assez productives. Les propriétaires sont anonymes : de sont des banques. Face à ces fantômes, les paysans sont contraints d’obtempérer. Ils forment des cohortes semi-bohémiennes le long des routes, cherchant du travail. Des tracts publicitaires leur donnent l’espoir d’en trouver en Californie, verger mythique qui accueille les réfugiés de la crise et leur offre des emplois bien rémunérés de cueilleurs de fruits. Comme beaucoup d’autres, la famille Joad prend la route. À bord d’un vieux camion, les enfants, parents et grands-parents traversent l’Amérique d’est en ouest et connaissent toutes sortes d’aventures avant d’atteindre leur but… Déception : la Californie n’est pas la terre d’accueil prévue, mais le lieu d’une autre exploitation. Le chômage fait chuter les salaires des saisonniers. La misère des errants est plus poignante encore, car l’espoir d’un ailleurs s’est évaporé. L’un des fils Joad, Tom, quitte sa famille pour s’engager, aux côtés d’autres réprouvés, dans la lutte sociale.


CONTEMPORAIN ET IMMÉMORIAL : Le fameux roman homonyme de John Steinbeck dont le film est l’adaptation était volumineux, lyrique et contestataire. L’auteur y dénonçait les pratiques capitalistes inhumaines et exaltait la dignité des pauvres gens. La rencontre avec John Ford était presque fatale. Pourtant, ce cinéaste américain par excellence avait la réputation d’être conservateur, pour ne pas dire rétrograde, et Steinbeck était alors « de gauche ». terrain commun, nécessaire et suffisant : la générosité.


John Ford et Nunnaly Johnson ont accompli un formidable et magnifique travail de condensation. Ils ont gardé l’esprit social et mythique du roman en ne conservant que quelques épisodes de son anecdote. Il en résulte une galerie de personnages inoubliables et très typés, un récit d’un rare pouvoir d’émotion (du mélodrame sublimé) et des images composées avec un art consommé de la plastique cinématographique. Comme souvent, Ford nous raconte « l’errance d’une communauté poussée par la nécessité » (de la Chevauchée fantastique aux Cheyennes, ce thème est récurent). Il nous fait passer sans hiatus de la chronique sociale contemporaine aux thèmes immémoriaux de la tragédie. Le destin pèse sur la famille Joad, comme sur l’Amérique, comme sur l’humanité. C’est grandiose. Gilbert Salachas, journaliste, 1995.


RAINING STONES

Comédie dramatique de : Ken Loach, 1993, GB

avec : Bruce Jones et Julie Brown


RÉSUMÉ : Chômeur à Manchester, Bob se fait voler son dernier moyen de subsistance : une vieille camionnette déglinguée. Or, il a besoin d’argent pour célébrer dignement la communion de sa fille ; après des tentatives infructueuses pour trouver des petits boulots, il en vient à emprunter et se trouve entre les mains d’usuriers sans scrupules qui n’hésitent pas à terroriser sa petite famille. Acculé, il se décide à tuer son persécuteur pour sauver les siens mais le destin en décide autrement.


POINT DE VUE : Une vertigineuse plongée dans la société atomique des grandes villes du nord de l’Angleterre. Partout des hommes dans la force de l’âge tournent en rond dans un univers qui ne leur laisse aucune possibilité de gagner honnêtement leur vie. Les institutions agonisent et personne ne peut aider personne car les seuls qui auraient les moyens de le faire sont les trafiquants et les dealers. Inexorablement, la misère détruit tout : famille, amitiés… sauf quand la chance vient au secours de la révolte. Un très beau film dense et poignant. Comité de rédaction du Dictionnaire des films, 1995.


PASSION

France-Suisse  1982  de Jean-Luc Godard

avec Isabelle Huppert, Michel Piccoli…


RÉSUMÉ


Dans un village suisse, plusieurs personnes réunies par l’amour et (ou) le travail se croisent, cohabitent, et tentent de vivre (un peu) ensemble…

Jerzy est un cinéaste polonais qui n’arrive pas à trouver la bonne lumière pour éclairer sa superproduction (de cinéma ou de télévision, on ne sait pas), consacrée aux grands tableaux de la peinture occidentale. Isabelle est une ouvrière insatisfaite à l’usine où l’on ne comprend pas son amour du travail. La femme de son patron tient l’hôtel où est hébergée l’équipe du film. Jerzy oscille entre les deux femmes au beau milieu d’une production chaotique. Le film se termine et chacun rentre chez soi.


POINT DE VUE


Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de peinture dans Passion. Les tableaux, vivants, reconstitutions de Delacroix, Goya, Rembrandt, Ingres, Watteau et le Greco renvoient avant tout au cinéma : que le rapport apparaisse plutôt clairement, comme l’indique la grosse machinerie de l’Entrée des croisés dans Constantinople, ou qu’il soit plus diffus dans le traitement de sujets isolés, c’est toujours le lien entre les pratiques qui importe - et s’exporte - pour un cinéaste avouant vouloir filmer « comme un peintre peint ».


Prime alors un rapport tout métaphorique à haut risque car il exige tant de l’équipe de tournage que du spectateur, d’être ici et ailleurs, d’occuper les intervalles, de toujours faire deux choses à la fois, de se sentir en connaissance de comme. À ce prix, le désir peut éclore dans le transport des sens qui, sans effort, grâce à un élan prodigieux, abolit les distances infinies.


Couple majeur, véritable thèse de l’auteur qui en fait son « ars poetica in vivo », l’union de l’amour et du travail est le but du travail métaphorique. Les gestes d’Isabelle à l’usine ne diffèrent pas de ses postures amoureuses : son amour du travail la rend remarquable à Jerzy qui veut lui adjoindre le travail de l’amour. Un moment, la grâce aidant, il parvient à réunir les deux termes quand Jerzy et Hanna regardent une image façonnée en commun. Cette thèse est une des grandes obsessions de Godard. Arme tranchante, elle permet de stigmatiser le manque d’implication des acteurs et des techniciens et par là d’accabler le grand coupable (d’absence d’amour dans le travail) : la télévision. Dès les premiers plans, la radicalité de l’entreprise est revendiquée. La trainée blanche d’un avion dans l’azur indique d ‘emblée que la peinture est une trace de l’image à trouver avant toute histoire, tandis que la séquence désynchrone de la réunion syndicale dit avec une blanche ferveur la qualité d’écoute et de regard que le cinéma doit exiger.


Le respect de cet impératif fait de Passion le dernier - mais pas l’ultime - chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Marc Cerisuelo, 1995.


OKASAN (LA MÈRE)

OKASAN

Japon  1952  de Mikio Naruse

avec Kinuyo Tanaka, Masao Mishima…


RÉSUMÉ


La vie quotidienne d’une mère de famille dans un quartier ouvrier de Tokyo. Son mari et son fils meurent, elle reste seule avec sa fille, et la compagnie de voisins attentionnés. Un oncle vient leur rendre visite, un groupe de musiciens joue dans la rue, on va passer le dimanche au parc d’attractions… Est-ce le bonheur ?


POINT DE VUE


Le cinéma japonais, encore peu connu en France lorsque ce film y fut présenté dans les années 50, a toujours accordé une importance extrême au personnage de la mère, pôle de la vie familiale et garante de la survie de la communauté, ainsi qu’à la description intimiste des « travaux et des jours ». Le cinéaste qui est allé le plus loin dans ce style unanimiste, où la monotonie finit par ressembler à la sérénité, est sans doute Yasujiro Ozu. Mais Mikio Naruse a aussi sa manière inimitable, plus sentimentale peut-être, moins distanciée, dans des œuvres (inédites en Occident) et cet Okasan qui sécrète une émotion rare. Claude Beylie, 1995.


LETTRE PAYSANNE

Sénégal  1975  de Safi Faye

avec Assane Faye, Maguette Gueye…


RÉSUMÉ


Rien n’a bougé depuis des siècles dans ce petit village du Sénégal. Les femmes cultivent le riz, les hommes s’occupent du mil et de l’arachide qui épuise les terres pour une exportation dont les paysans ne voient guère les « retombées » financières. Un jeune homme, Ngor, las de supporter cet état des choses, et de ne pouvoir se marier avec Coumba parce qu’il est trop pauvre, va tenter sa chance à la ville. Il y acquiert une modeste aisance qui lui permet de revenir en vainqueur au village. Les noces se célèbrent. Ngor se fait peu à peu le catalyseur des mécontentements diffus qui se font jour parmi les gens de son âge.


POINT DE VUE


S’appuyant sur une situation réelle, la réalisatrice réussit à faire passer dans son film l’inquiétude de la paysannerie africaine en même temps que son éveil à la conscience politique. Denis A. Canal, 1995.


LE GRAND CHANTAGE

SWEET SMELL OF SUCCESS

USA  1957  de Alexander Mackendrick

avec Burt Lancaster, Tony Curtis…


RÉSUMÉ


Sidney Falco, imprésario arriviste et sans scrupules, est l’âme damnée de J.J. Hunsecker, le chroniqueur le plus influent et le plus redouté de Broadway. Passionnément attaché à sa sœur Susan, J.J. objecte à ses fiançailles avec le musicien de jazz Steve Dallas. Sidney intervient pour compromettre ce dernier.


POINT DE VUE


Le Grand Chantage est un film réquisitoire qui démonte avec une implacable précision les combines, les servitudes, les ambitions mégalomanes, les alliances douteuses, les intrigues et les pressions insidieuses qui alimentent une certaine presse. Traité dans un style crûment réaliste, quasi documentaire, ce film nocturne accorde son tempo au jeu fébrile de Tony Curtis (son premier et meilleur rôle dramatique) et réunit autour d’un Burt Lancaster glacial à souhait une faune grouillante et inoubliable d’agents véreux, de starlettes, d’entraineuses paumées, de politiciens et de flics corrompus. Olivier Eyquem, 1995.


        Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success, 1957) d’Alexander Mackendrick fut d’abord un désastre commercial et critique avant de s’imposer comme un classique, objet d’admiration de nombreux cinéastes et cinéphiles. Il est aisé de comprendre les raisons du rejet violent dont il fut la victime au moment de sa sortie. Le Grand Chantage emprunte son esthétique au film noir mais se révèle une satire féroce du milieu du journalisme new-yorkais, avec les portraits à charge d’un chroniqueur influent et tyrannique et d’un attaché de presse prêt à toutes les bassesses pour monter en grade dans un monde de requins. Rarement un film est- il allé aussi loin dans la description de l’arrivisme, du cynisme, de la corruption morale et de la prostitution généralisée, accumulant les allusions scabreuses et les situations de malaise. Loin de s’enfoncer avec complaisance dans le sordide, le film est brillamment écrit, réalisé et interprété. 

Burt Lancaster est surprenant dans le rôle de l’éditorialiste J. J. Hunsecker, initialement prévu pour Orson Welles. Il prête son imposante stature à un personnage froid comme la glace, impassible derrière ses grosses lunettes, et dont le moindre pore transpire le mépris et la soif de puissance. Impitoyable en affaires, Hunsecker voue une passion incestueuse à sa jeune sœur, qu’il empêche de le quitter pour un musicien de jazz dont elle est amoureuse. Le publiciste minable Sidney Falco offre à Tony Curtis, alors fort populaire auprès du public féminin pour ses rôles de jolis cœurs dans des comédies légères, un contre-emploi où il se révèle génial, comme onze ans plus tard dans L’Etrangleur de Boston de Richard Fleischer. Le Grand Chantage met en scène une succession de rapports de force, de domination et d’humiliation situés à Broadway et Time Square, dans des restaurants et des clubs où s’agite la faune new-yorkaise, politiciens, avocats, journalistes, flics ripoux et vedettes du showbiz. Mackendrick, dont c’est le premier film américain, privilégie les prises de vue dans les rues et lieux réels, au cœur de la foule, avec des mouvements de caméra sophistiqués. Le grand directeur de la photographie James Wong Howe accomplit des miracles et sculpte un noir et blanc sépulcral, accentuant l’aspect terrifiant de Hunsecker et de son âme damnée Falco. Si Le Grand Chantage est un voyage au bout de la nuit et des turpitudes humaines, sa genèse et sa production furent un long chemin de croix pour ses scénaristes et son réalisateur, plongés dans un panier de serpents peut- être aussi dangereux et vicieux que ceux décrits par le film. 

Le scénario initial de Ernest Lehman fut largement remanié par le dramaturge Clifford Odets qui écrivait les dialogues au jour le jour sur le tournage, apposant sa patte à un matériau d’origine qu’il ne cessait d’améliorer, jusqu’à obtenir un résultat proche de la perfection. Le Grand Chantage est devenu célèbre pour ses répliques trempées dans l’arsenic, et des tournures verbales particulièrement inspirées et originales. Des conditions chaotiques de tournage et une préparation désorganisée entrainèrent d’importants dépassements du budget. Epuisé, Lehman abandonnera le projet en qualifiant ses producteurs (le trio Harold Hecht, James Hill et Burt Lancaster) de monstres, tandis que Mackendrick, éprouvé par cette première expérience loin du confort douillet des studios britanniques Ealing, parlera longtemps de Lancaster comme « le Mal incarné ». Lancaster était parvenu avec la compagnie indépendante Hecht-Hill-Lancaster à exprimer ses velléités de réalisateur et de producteur mais avec ses deux associés il manifesta surtout un comportement brutal, pervers et indécis, compromettant à plusieurs reprises la réussite artistique du film de Mackendrick. Plusieurs chefs-d’œuvre ont connu des gestations violentes et venimeuses, minées par les relations exécrables de leurs principaux protagonistes, en permanence au bord du gouffre. Le Grand Chantage appartient à cette famille maudite. Il compte parmi les films préférés de Martin Scorsese – comme référence absolue de description des rues de New York, bien avant Mean Streets et Taxi Driver ; Brian De Palma – qui essaiera, en vain, de refaire Le Grand Chantage avec Le Bucher des vanités – ou Joe Dante, autre expert en satire des médias, qui l’inclut à sa carte blanche pour le festival de la Cinémathèque française « Toute la mémoire du monde » Olivier Père, 2017.

GRAND CANYON

GRAND CANYON

USA  1991  de Lawrence Kasdan

avec Danny Glover, Steve Martin…


RÉSUMÉ


Un jeune cadre attaqué dans la rue de Los Angeles par des voyous est sauvé par un brave chauffeur noir. Ils deviennent amis. La femme du cadre adopte un enfant abandonné dans la rue. Le Noir trouve une âme sœur. Un cinéaste spécialisé dans la violence, comprend qu’il fait fausse route…


POINT DE VUE


Toutes ces petites histoires fonctionnent simultanément. Kasdan leur attribue une signification unanimiste. Il situe son patchwork dans la ville de Los Angeles qu’il connaît bien : ville opulente, mais ville sinistre, angoissante, en pleine décadence, comme l’ensemble du pays. Comment se satisfaire de ce siècle inhumain, insensé, égoïste ? Le scénario émet de timides hypothèses en s’efforçant de croire que la compréhension, la générosité, l’altruisme, toutes vertus traditionnelles et surannées, pourraient bien faire pièce au désordre établi. Il chante ce couplet d’espérance avec chaleur, conviction et talent. Gilbert Salachas, journaliste, 1995.


LE JUGE ET L’ASSASSIN

France  1976  de Bertrand Tavernier

avec Philippe Noiret, Michel Galabru, Isabelle Huppert…


RÉSUMÉ


En 1893, Joseph Bouvier, qui a dû quitter l’armée à cause de ses crises de violence, tire sur sa fiancée Louise qui le repousse, puis tente de se suicider. Interné à l’asile de Dôle, il s’en évade l’année suivante. Au cours de ses pérégrinations, il commet une douzaine d’agressions en quelques mois, violant et étranglant des jeunes filles. Le juge Rousseau découvre l’identité de l’assassin et le traque pour l’envoyer à la guillotine.


POINT DE VUE


L’assassin en question a réellement existé, il s’appelait Joseph Vacher et son histoire a alimenté la chronique criminelle de la IIIe République. L’opposition entre ce personnage complexe, tourmenté, mystique, victime de ses crises de folie meurtrière, et le juge intransigeant, soutien aveugle de l’ordre social, est parfaitement rendue par le face-à-face entre les deux comédiens. C’est surtout la performance de Michel Galabru qui fut applaudie : pour la première fois, cet habitué des farces et du Boulevard assumait un grand rôle dramatique, où il est d’une émouvante humanité. La réalisation de Tavernier a frappé par son ampleur et son lyrisme maîtrisé : filmés en écran large (Panavision), les paysages traversés par Bouvier sont de toute beauté. Gérard Lenne, journaliste et critique de cinéma.


GERVAISE

France  1956  de René Clément

avec Maria Schell, Suzy Delair, Armand Mestral…


RÉSUMÉ


À Paris, à partir de 1852. La lamentable histoire de Gervaise, blanchisseuse que son amant Lantier abandonne avec deux enfants. Elle épouse un brave ouvrier couvreur, Coupeau, qu’un accident du travail va pousser à l’alcoolisme.


POINT DE VUE


Un film d’une rare perfection technique. Tout un quartier du Paris de l’époque fut reconstitué en studio. Les décors, la musique, la photo accentuent le réalisme de l’ensemble remarquablement joué. Maria Schell obtint le Prix d’interprétation à Venise et le film fut nommé pour les Oscars à Hollywood. Jean-Charles Sabria, critique et historien du cinéma, 1995.


ALERTEZ LES BÉBÉS !

France 1978  de Jean-Michel Carré

avec Philippe Bulté, Bernard Canut…


RÉSUMÉ


Qu’elle soit du type traditionnel ou qu’elle se veuille « moderne », l’école fonctionne à la fois comme système normatif et comme système sélectif. La norme, confortée par les tests, les contrôles psychologiques, les appréciations des enseignants n’existe que par référence aux valeurs explicites ou implicites (au premier rang desquelles, la culture, le langage) de la classe dominante. La notion de handicap socio-culturel, si largement utilisée aujourd’hui, s’y réfère étroitement. Des jugements dévalorisants sont ainsi portés, à l’école, sur des enfants qui, ailleurs - dans leur  groupe, leur quartier - font preuve d’initiative, de « savoir », d’intelligence. Ce qui est différence devient infériorité. Le langage de la psychologie sert à justifier la sélection qui s’opère aujourd’hui plus encore qu’hier ; on voudrait fonder « scientifiquement » la mise à l’écart de millions d’enfants pour la plupart issus de la classe ouvrière.


POINTS DE VUE


(…) « Le film est moins rapide, moins thématique que « L’Enfant prisonnier », moins appuyé sur les effets du burlesque et de la fiction. Celle-ci est encore présente dans « Alertez les bébés », mais si l’on excepte une séquence d’une rare drôlerie où l’on voit une classe choisir « librement » comme thème de travail Napoléon de préférence aux animaux ou à la moto (!), elle ne porte pas le sens du film. Ce sont surtout les interventions de Liliane Lurçat (chercheur au CNRS, auteur de « La Maternelle, une école différente »), de Gérard Chauveau (auteur de travaux sur les tests), de Françoise Villiers (animatrice d’ « École et Famille »), qui sont producteurs de sens ». (…) J.-C., La saison cinématographique, 1979.


(…) « Cette ségrégation sociale à l’école et dès la pouponnière, va se prolonger dans des formes plus sournoises : il importe donc d’alerter les parents, les enseignants, les enfants… et même les bébés. Sur le bidon des « chances égales pour tous ». Sur la malfaisante prétention des tests psychologiques à classer les enfants en des « niveaux » soi-disant intellectuels qui de fait recouvrent, consolident et sacralisent les niveaux sociaux de l’ordre établi. Sur l’illusion d’une « démocratie scolaire » où , par la vitesse acquise des préjugés, le choix parfaitement libre et sans aucun pression du professeur (comme il nous est montré) d’un centre d’intérêt par des gosses de douze ans peut se porter sur… Napoléon (exemple mal choisi cependant : à l’école, aujourd’hui, Napoléon n’a guère le prestige que lui prête, de manière un peu obsessionnelle, Jean-Michel Carré de film en film). Sur la vanité d’un changement des méthodes qui e s’accompagne pas d’un changement dans les contenus de l’enseignement. Sur l’impuissance, le détournement d’intentions - désolantes pour lui-même - de l’éducateur de bonne volonté qui tente d’établir avec les enfants de nouveaux rapports, du prof « sympathique » qui, piégé par le système, peut en devenir involontairement le piégeur. (…)

Déprimante sans doute cette chasse aux faux-semblants, aux illusions idéalistes. Mais c’est bien utile. Une fois achevée sa carrière commerciale, un tel film aura sa place pour provoquer la discussion dans l’enceinte et le cadre même de l’école ». Jean Delmas, Jeune cinéma n°114, novembre 1978.


LE PÉLERIN

THE PILGRIM

USA  1923  de Charlie Chaplin

avec Charlie Chaplin, Edna Purviance…


RÉSUMÉ


Charlot, forçat évadé déguisé en pasteur, est pris pour un vrai clergyman par le bedeau qui l’accueille dans une petite ville où il courtise une mère de famille. Arrêté par le shérif, il est amené à la frontière mexicaine.


POINT DE VUE


Une satire violente et corrosive des milieux bigots et puritains, où Chaplin stigmatise l’hypocrisie de l’Amérique profonde. La force du film vient évidemment du décalage entre les habitudes du vagabond (à l’église, il cherche du pied la barre d’appui d’un bar) et la dignité que réclame son rôle (il vérifie « injurieusement » le poids des pièces après la quête). La scène finale est extraordinaire qui montre Charlot, recherché aux États-Unis et au Mexique, marchant sur la ligne frontière comme sur une corde raide, vivant symbole de la précarité burlesque de toute vie et de l’absurdité de toutes les barrières, symboliques et réelles. Stéphan Krezinski, 1995.


LA PENDAISON

KÖSHIKEI

Japon  1968  de Nagisa Oshima

avec Yundo Yun, Kei Sato…


RÉSUMÉ


Coupable de viol et de meurtre, R. est exécuté. Mais il survit à sa pendaison, ayant perdu le souvenir de son identité. La loi interdisant d’exécuter un individu inconscient, le gardien, l’aumônier, le médecin miment devant lui son enfance et les circonstances de son crime pour agir sur sa mémoire. R. accepte d’assumer son identité et peut donc de nouveau être exécuté.


POINT DE VUE


Un huis clos psychodramatique où les représentants de l’autorité, en mimant hystériquement à R. les moments (l’enfance, le viol, le meurtre) et les personnages (les parents, les éducateurs) importants de sa vie pour lui prouver sa culpabilité (il est coupable parce que meurtrier, Coréen et pauvre), libèrent leurs propres fantasmes et interdits. La peine de mort y devient la caricature grotesque d’une illusoire justice qui a deux poids et deux mesures et que Oshima, dans un style rigoureux et très « café-théâtre », renvoie au néant du non-sens. Stéphan Krezinski, 1995.


LADYBIRD

LADYBIRD

GB  1994 de Ken Loach

avec Crissy Rock, Vladimir Vega…


RÉSUMÉ


Maggie, chanteuse de bar, n’a pas eu de chance dans la vie : ses quatre enfants, nés de quatre frères différents, lui ont été retirés à la suite d’un incendie provoqué par l’un d’eux, un soir où elle était de sortie. Elle trouve enfin un compagnon en la personne de Jorge, pauvre réfugié paraguayen. Il essaie de l’aider à récupérer les enfants. Faute d’y parvenir, ils décident de faire un nouvel enfant, qui leur sera à nouveau retiré par les services sociaux, Maggie étant considérée comme incapable d’élever ses enfants. Ils recommencent et subissent un nouveau retrait.


POINT DE VUE


Si c’était un documentaire, on souhaiterait connaître le point de vue des services sociaux anglais, dont le comportement paraît d’une inhumanité assez invraisemblable. Mais c’est un film et il ne reste qu’à admirer l’efficacité de la mise en scène et la flamboyante interprétation de Crissy Rock, pathétique bête blessée et hurlante qui réclame ses petits face à des fonctionnaires sociaux et des policiers sans âme. Bien sûr, elle n’a pas la manière de s’adresser à l’administration mais est-elle la seule à se trouver dans ce cas-là ? Jean-Claude Lamy, dictionnaire des films, 1995.


LA GARÇONNIÈRE  

THE APARTMENT

USA  1960  de Billy Wilder

avec Jack Lemmon, Shirley MacLaine…


RÉSUMÉ


C.C. Baxter est employé dans une importante compagnie d’assurances new-yorkaise. Ambitionnant un poste de cadre, il met sa garçonnière à la disposition de ses chefs pour leur rendez-vous galants. Le directeur du personnel, J.D. Sheldrake, apprend la combine. Il offre à C.C. l’emploi convoité et devient son « client » le plus assidu. C.C. découvre alors que la jolie et naïve liftière Fran Kubelik, dont il est amoureux, est la maîtresse de Sheldrake…


POINT DE VUE


Écrit sur mesure pour Jack Lemmon, la Garçonnière évoque avec une férocité jubilante le monde des bureaux, avec ses intrigues, ses pièges et ses tentations. Dernier grand film « réaliste » de son auteur, l’œuvre brille par l’acuité d’un regard dénué de complaisance. Moraliste et romantique inavoué, Wilder mêle ici avec une extreme virtuosité satire, comédie urbaine et mélodrame, et dresse le portrait définitif du bureaucrate moderne, servile et anonyme, miraculeusement racheté par l’amour. Olivier Eyquem, Positif, 1995.


LA VILLE GRONDE

(THEY WON’T FORGET)

USA  1937  de Mervyn LeRoy

avec Claude Rains, Glorian Dickson…


RÉSUMÉ


Aux États-Unis, dans une ville du Sade, le meurtre de Mary Clay, étudiante dans une école professionnelle, le jour de la commémoration de la guerre de Sécession, entraîne le lynchage d’un jeune professeur du Nord, Robert Hale.


POINT DE VUE


C’est un film social représentatif de la production de la Warner dans les années 30. Le premier plan cadre la statue de Lincoln puis un texte de lui sur la liberté et l’égalité des hommes. Le style du film est efficace et concis. Dans la scène de l’arrestation de Hale, tous les éléments qui vont le faire condamner sont réunis : le liftier noir le pointe du doigt, Hale tient un télégramme à la main annonçant sa volonté de quitter la ville et son costume revient de chez le teinturier avec une tache de sang indélébile. Au Sud, la guerre de Sécession continue, un homme est coupable parce qu’il est du Nord. Les journalistes sont sans scrupules. Claude Rains joue le rôle d’un politicien véreux, comme dans Mr Smith au Sénat de Capra, mais ici l’innocent est sacrifié. Le film ne se termine pas par le triomphe de la démocratie, mais sur un fait lourd de conséquences : le meurtre d’un homme. Sylvie Pliskin, Cinémathèque universitaire de Paris III, 1995.


SCÈNES DE CHASSE EN BAVIÈRE

(JAGDSZENEN AUS NIEDERBAYERN)

RFA  1968  de Peter Fleischmann

avec Martin Sperr, Angela Winkler…


RÉSUMÉ


Dans un petit village de Bavière, un homme, Abram, est soupçonné d’homosexualité et d’attentat aux mœurs. Le scandale couve. Abram finit par être l’objet d’une chasse à l’homme. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Le sujet du film n’est pas tant l’histoire d’Abram que le village tout entier, comment s’y développent l’intolérance et l’agressivité, dans une ambiance de fête douteuse, abjecte. C’est un film sur la naissance du mal : comment des gens ordinaires deviennent-ils bourreaux ? La fable ramène bien sûr à la naissance de tous les fascismes : la collectivité, au nom de la normalité, rejette avec une totale bonne conscience celui qui est différent. Béatrice Bottet, critique de cinéma, 1995.


GRAINE DE VIOLENCE

(BLACKBOARD JUNGLE)

USA  1955  de Richard Brooks

avec Glenn Ford, Sidney Poitier…


RÉSUMÉ


Richard Dadier, récemment démobilisé de l’armée de l’Air, trouve une place de professeur dans une école professionnelle située à New York, la North Manual Trade High School. Mais l’emploi n’est pas de tout repos : les élèves se comportent comme des têtes brulées sous la houlette d’un Noir insolent, Gregory Miller, et du cynique Artie West. Ils ne respectent rien, et surtout pas leurs professeurs, symbole de l’autorité. Une jeune institutrice l’apprendra à ses dépens. Grâce à Dadier, elle évitera de se faire violer par certains de ses élèves. Furieux, ceux-ci cherchent à prendre leur revanche, envoient des lettres anonymes à la jeune femme de Dadier, Anne, suggérant qu’il existe dans la vie privée de son mari une autre femme. Enceinte, Anne est si bouleversée par cette nouvelle qu’elle accouche prématurément. Pendant plusieurs jours, le jeune couple ne sait si le bébé vivra. Écœuré par de tels agissements, Dadier veut donner sa démission. Les chenapans d’élèves continuent de plus belle, notamment quand ils apprennent qu’ils doivent participer à un spectacle donné à l’occasion de Noël. La tension monte tellement qu’un jour, pendant un cours, Artie West provoque Dadier, et sort un couteau. Dadier, avec sang-froid, réussit à désarmer l’élève. Les autres, sous la conduite de Gregory Miller, qui s’est pris d’affection pour son prof, prennent fait et cause pour l’autorité, et laissent tomber le méchant Artie. Celui-ci se retrouve seul, avec, pour seule compagne, sa haine de toute autorité.


COMMENTAIRE


« One o’clock, two o’clock, three o’clock, rock, rock, rock around the clock. » Qui ne se souvient des premières mesures de « Rock Around the Clock » ? Qui a oublié que cette célèbre chanson de Bill Haley et de ses Comets illustrait musicalement le générique de Blackboard Jungle, un film à bien des égards historique ? D’abord, le titre : Blackboard Jungle - les deux termes sonnent dur et mat. Ensuite, ce film de Richard Brooks se révèlera, de par son immense succès, le premier d’une longue liste de pellicules mettant en scène des adolescents en rébellion, voire des délinquants juvéniles, de ces « adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres des belles femmes mortes depuis peu » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror).


Enfin, pour la première fois, un cinéaste associait cette foisonnante écume libertaire à une musique, le rock and roll, donc à une culture. Dès lors, le rock devenait plus qu’un simple genre musical, fortement emprunté au rythme and blues des Noirs, mais bel et bien une pratique : subversive dans sa démarche, fulgurante dans sa beauté, délibérée dans son affirmation.


Finalement, ce qui frappe encore aujourd’hui dans Graine de violence, c’est la violence et surtout la rapidité avec lesquelles la révolte immature de certains élèves de la North Manual Trade High School touche les centres vitaux de la société américaine, comme l’éducation, la famille, le savoir, la justice, l’autorité, l’assurance des uns et la fragilité des autres, la domination de ceux-là et la dépendance de ceux-ci ; oui, c’est à quelle vitesse de propagation ces choses-là vont faire irruption dans l’ordonnance douillette, plantouflarde de la réalité.


L’espace d’un film, Brooks s’en vient déterrer une crise de civilisation qui grondait avant de s’étendre partout - de l’Atlantique à l’Oural. La jeunesse se révélait un cheval fou. On croyait savoir ce qu’étaient les adolescents parce qu’on avait vu s’agiter Mickey Rooney, Judy Garland ou Shirley Temple dans les films d’autrefois. À vrai dire, on n’en savait rien, on n’avait droit qu’à des chiens savants trop contents de faire le beau. Dans le film de Brooks, changement de décor. Déracinés, sans passé ni avenir, une poignée d’adolescents vont se révolter autant pour se persuader eux-mêmes que pour administrer aux adultes, aux professeurs, la preuve de leur existence. Ces sales garnements subissent, en fait, le poids d’une violence qu’ils ne parviennent pas bien à localiser, sans doute parce qu’elle fait partie de leur univers de prolos, les suit dès la naissance. Il est difficile de respecter la liberté des autres, lorsqu’on est soi-même prisonnier pour la vie entière. Donc, leur idéal est des plus limités. On provoquera les adultes, symboles de l’autorité et du savoir, on s’amusera à déclencher des rixes, et voilà : le reste n’est que littérature. Ces adolescents font peur, parce que ce sont des nihilistes.


On croyait savoir ce qu’était l’école, à quoi cela servait. L’instruction, l’apprentissage de la vie, le développement de l’intelligence. Foutaises. On croyait savoir ce qu’était le civisme - John Wayne et tout le tralala. Eh bien ! on se rend compte qu’il n’en est rien. Au lieu de répondre aux motivations de ces adolescents, ou du moins de comprendre leurs agissements, les professeurs, les adultes, préfèreront s’inscrire aux abonnés absents. On reste sourd et aveugle - et on en est fier. Seul, le personnage de Glenn Ford tentera de calmer les esprits, de ramener les brebis égarées dans le droit chemin, selon le vieux principe du diviser pour régner. Et ainsi de suite.


On voit bien quels échos en son temps Graine de violence avait pu susciter, autant chez les jeunes que chez les adultes. Le dialogue se révélait impossible entre les générations, même entre les révoltés d’aujourd’hui et ceux d’autrefois. le film fit scandale à sa sortie. On ne pouvait supporter que ce « ras-le-bol » généralisé, cette révolte immature, suicidaire, soient décrits avec des images fortes, simples, dépourvues de jugement moral. Aujourd’hui encore, le film conserve intactes sa force de jaillissement, sa puissance dévastatrice. Bien sûr, on est gêné par le « happy end » où tout revient dans l’ordre, grâce à Glenn Ford. Mais c’est oublier qu’à l’époque, pour obtenir le permis d’embraser, il fallait connaître par cœur le code des interdits ; on ne pouvait conclure sans « happy end » - Hollywood veillait au grain.


Curieusement, il semble que le temps ait enrichi ce film au lieu de l’affaiblir, car il nous oblige à changer de perspective. Ainsi le personnage de Glenn Ford, le héros positif de l’histoire ; aujourd’hui, Richard Dadier n’a rien du héros : un homme de bon sens, un père de famille tolérant, un citoyen modèle sûr de lui ; un être qui n’hésite pas à combattre le mal, diront certains élèves. Et tant pis s’il faut passer par un brin de morale, par quelques brimades et un peu de chantage. En face de lui, Artie West n’est qu’un sale morveux tout à fait irrécupérable. À la trappe, et en vitesse ! Le bon héros ne comprend pas que cet Artie West et ses camarades font à vrai dire des efforts considérables, dans leurs exhibitions de mauvais garçons, pour tenter d’accéder à une existence sociale. Moderne, Graine de violence l’est assurément rien que par cette attitude des adolescents, qui préfigure la paranoïa de notre société actuelle où, du fait des média, personne ne supporte plus de passer inaperçu.


« Société, je vous hais » - on n’en est plus là, bien sûr. La rébellion des élèves de la North Manual Trade High School dérivera en indifférence, le « à quoi bon » des protagonistes de Macadam à deux voies et des films de Wim Wenders. Mais une chose est sûre : Richard Brooks aura été celui par qui se produit la déchirure. Jonathan Farren, Ciné-Rock, Albin Michel, 1979.


LE GOSSE

(THE KID)

USA  1921  de Charlie Chaplin

avec Charlie Chaplin, Jackie Coogan…


RÉSUMÉ


Charlot recueille malgré lui un enfant abandonné. Le gosse grandit : c’est maintenant un compagnon aimé et un auxiliaire utile (il casse les vitres que Charlot remplace!). sa mère est devenue une grande cantatrice, qui fait le bien dans les taudis, ce qui la conduit à donner un jouet au gosse, ignorant qu’il est son fils. Mais il tombe malade et le médecin signale aux autorités qu’il s’agit d’un orphelin. On tente de l’arracher à Charlot. Ils réussissent à fuir. Cependant l’enfant a été identifié et sa mère offre une récompense à qui le lui rendra. Le propriétaire d’un asile de nuit profite de l’aubaine. Seul désormais, Charlot est désespéré. Il rêve d’un paradis où il retrouverait le gosse. Un policier le réveille, l’entraîne dans une superbe voiture qui le conduit devant une maison où l’enfant et sa mère l’attendent.


COMMENTAIRE


Dans Réflexions d’un cinéaste, Eisenstein rapporte cette réflexion de Chaplin : « Vous rappelez-vous la scène du Policeman où je lance à des gosses le grain destiné à la volaille ? De ma part, c’était du mépris. Je n’aime pas les enfants ». Chaplin hostile aux enfants, à l’exemple de W.-C. Fields qui déclarait ne les aimer que « cuits »… ? L’affreux dojo du Pèlerin, le surdoué pédant du Roi à New York », témoignent, entres autres, de la méfiance - pour le moins - de Chaplin à l’égard des enfants. Mais il y a le Kid… Le Kid est-il différent parce que Chaplin inscrit/transpose ses souvenirs d’enfant dans ce petit bâtard que Charlot recueille par hasard et éduque à sa manière ? Et n’est-il pas aussi, et surtout, un « double » du personnage même de Charlot ? Jacques Chevallier.


POINTS DE VUE


The Kid est presque du drame pur et Chaplin s’y montre davantage acteur dramatique  et moins clown que dans aucun film précédent. Le rire jaillit le plus souvent de la situation ou de la pantomime, et non d’arquelinades ou de grossières badineries. Le scénario est étudié et les situations dramatiques sont traitées avec réalisme dans un style que laissaient prévoir Une vie de chien et Le vagabond.

Ce qui caractérise  The Kid, c’est son pathétique sincère. Un rien aurait pu le faire tomber dans une sensiblerie outrée, mais ce rien fut évité. Certaines nuances rappellent Griffith, que Chaplin admirait. On y trouve la même simplicité dans l’exposition, la même utilisation du symbolisme. Théodore Huff, 1953.


Dans la scène de séparation du gosse qu’on lui enlève, et qu’on met dans une voiture, Chaplin revécut sa propre enfance et atteignit le plus haut sommet de l’intensité dramatique. L’égarement qui passait alors sur son visage le portait au comble de l’art et de la sincérité. L’optimisme profond de son film fut moins dans une « fin heureuse » que dans son énergie. Charlot ne se laisse pas enlever l’enfant, il court sur les toits, il rattrape, dans une rue voisine, le camion ravisseur… Comme le disait Chaplin devant l’aveugle du pont de Westminster, le pire malheur c’est la résignation. Son idéal est la lutte. Georges Sadoul, 1978.


ALICE DANS LES VILLES

(ALICE IN DEN STÄDTEN)

R.F.A.  1973-74  de Wim Wenders

avec Rüdiger Vogler, Yella Rottender…


RÉSUMÉ


Un journaliste allemand, Philip Winter, venu à New York pour un reportage, n’a rien pu écrire. Au moment de repartir, à l’aéroport, une compatriote, Lisa, lui confie sa fillette de neuf ans, Alice, pour la conduire à Amsterdam, où elle les rejoindra. Mais elle n’est pas au rendez-vous. L’homme et l’enfant errent à travers l’Allemagne du Wuppertal à la Ruhr, à la recherche d’une grand-mère mythique. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Ce film inaugure une série d’œuvres très personnelles de Wenders sur l’errance qui culminera avec Paris, Texas (1984). Quête géographique en même temps qu’intérieure, cette recherche de l’identité allemande à travers les traces de la culture américaine (rock, cinéma, images de polaroïd) repose sur les rapports de complicité et de tendresse qui se tissent entre l’enfant tourné vers l’avenir  et l’adulte bloqué par le passé. À la rigueur de la réalisation répond le charme communicatif de la jeune Yella Rottländer. Joël Magny, critique aux Cahiers du Cinéma.


ALLONSANFAN

(ALLONSANFAN)

Italie  1974  de Paolo et Vittorio Taviani

avec Marcello Mastroianni, Lea Massari…


RÉSUMÉ


En 1816, alors que l’Italie encore inexistante comme entité politique lutte contre la restauration autrichienne, un patriote lombard rentre après des années d’exil et de prison dans la maison familiale. Il y retrouve la douceur de vivre, mais, du coup, devient à la fois incapable de reprendre le combat et incapable de rompre avec ses anciens compagnons. Il finira par les trahir, mais cette trahison s’opère elle-même lors d’un déplacement de la lutte révolutionnaire, en Sicile, où le veule héros (Mastroianni avec sa perfection habituelle) s’est laissé entraîner dans un soulèvement paysan voué à l’échec. Il y rencontre, avant de sombrer dans la folie, un adolescent dont le sobriquet, « Allonsanfan », rappelle phonétiquement l’universalité de la Révolution. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Ce récit un peu désordonné, sans conclusion véritable, fait à ce titre exception dans la filmographie des Taviani, malgré le soin apporté, comme d’ordinaire, au moindre détail et à la composition des images. Gérard Legrand, écrivain et critique de cinéma.


ALICE’S RESTAURANT

(ALICE’S RESTAURANT)

USA  1969  d’Arthur Penn

avec Arlo Guthrie, Pat Quinn…


RÉSUMÉ


Un jeune chanteur de folk, en route vers un collège où il veut compléter son éducation, rencontre une communauté hippie vivant dans une église, et dont l’égérie est Alice. Il vit avec elle des aventures pittoresques, rend visite à son père mourant (le grand chanteur engagé Woody Guthrie), et tente d’échapper à l’enrôlement pour la guerre du Viêt-nam. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Conté sur un rythme de ballade et ponctué par les chansons d’Arlo Guthrie, ce film semi-documentaire tenta de célébrer l’ « épopée » hippie et en même temps d’échapper aux modèles narratifs classiques. On peut le voir aujourd’hui comme une sorte de document, mais aussi comme un « morceau de style » typique de son époque. Michel Chion, essayiste et théoricien du cinéma.


ALEXANDRIE, POURQUOI ?

(ISKANDARIYYA LIH ?)

Égypte  1978  de Youssef Chahine

avec Naglaa Fathi, Farid Chawky…


RÉSUMÉ


1942, Alexandrie. L’Égypte, sous domination britannique, s’attend à la prochaine arrivée de troupes allemandes (la bataille d’El-Alamein est imminente). Yehia, un adolescent, pétri de cinéma américain, veut devenir acteur et prépare un spectacle avec ses camarades du lycée catholique. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Youssef Chahine tisse sur le mode intimiste les souvenirs d’adolescence et la reconstitution historique. Il décrit les grouillements d’une Alexandrie haute en couleurs, la fascination exercée à la fois par l’Amérique et par le cinéma, l’inconscience de la jeunesse, les soubresauts du mouvement nationaliste. La réflexion politique libérale et humaniste, fustigeant l’intolérance, se mêle aux souvenirs de jeunesse. Cela ne plaît pas toujours dans certains pays arabes où le film a été interdit. Béatrice Bottet, critique de cinéma.


L’AFFAIRE MATTEI

(IL CASO MATTEI)

Italie  1972  de Francesco Rosi

avec Gian Maria Volonté, Luigi Squarzina…


RÉSUMÉ


Le film aborde de front, sous la forme d’une enquête, un problème alors tabou : la mort, en 1962, dans un accident d’avion, d’Enrico Mattei, fondateur de l’industrie pétrolière italienne. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINT DE VUE


Le travail de Rosi a collé de si près à la réalité sicilienne qu’un de ses collaborateurs disparut, on le sait, pendant le travail préparatoire. « Je devais garder l’histoire ouverte jusqu’à la fin », dira Rosi : le film brasse et ordonne des documents d’archives, des reportages d’actualités, etc., et bien entendu la biographie reconstituée autour de l’excellente interprétation qu’en donne Volonté. L’arrière-plan historique et politisé, les réalités économiques, la complexité internationale interfèrent constamment avec la progression d’un entrepreneur quelque peu mégalomane, mais possédé par le démon de la création. Gérard Legrand, écrivain et critique de cinéma.


LE MÉPRIS

France  1963  de Jean-Luc Godard

avec Brigitte Bardot, Michel Piccoli


RÉSUMÉ


Camille aime son mari, Paul, écrivain qui vit à Rome. Le scénariste Paul Javal mène une vie heureuse avec sa femme Camille. Un jour, le célèbre producteur américain Jérémy Prokosch demande à Paul de remanier le scénario d'un film que Fritz Lang tourne en Italie. Il remarque que Lang est en désaccord avec Prokosch. Ce dernier voudrait financer un film épique alors que le réalisateur souhaite faire un film psychologique… Paul et Camille se rendent sur les lieux du tournage et rencontre l’équipe. Prokosch fait bientôt des avances à Camille sous les yeux de Paul. Et, subitement, sans raisons flagrantes, mais qui peuvent se deviner, Camille s'aperçoit qu'elle n'aime plus son mari, plus exactement, qu'elle le méprise.


COMMENTAIRES


        Le Mépris est un film parfait, totalement classique, absolument moderne. Son histoire a la simplicité d’une tragédie.

Un homme aime assez une femme pour commettre l’erreur fatale qui la lui fera perdre à jamais : celle de l’offrir, afin de pouvoir la combler et lui prouver ainsi son amour, à un homme riche et puissant dont il est l’employé. Bref, d’avoir cru qu’en vendant cette femme il pouvait acheter son amour.

Une femme aime assez un homme pour se contenter de son amour et rompre instantanément avec lui dès qu’elle saisit sa lâcheté, qu’il n’a pas confiance en lui, donc qu’il n’a pas confiance en son amour à elle. Tout se passe sur un détail, en un instant. Fragment, instant, rupture sont au cœur de l’infortune du couple moderne, au cœur de l’écriture de Godard.

Jusqu’alors la couple avait la durée pour lui (le mariage), et ses crises obéissaient à la dramaturgie théâtrale. Mais la vie moderne dévore le temps et attente à cette ancienne dramaturgie. Celle-ci montait de scène en scène, d’acte en acte, comme on le voit, par exemple, chez Strindberg. Godard, après  Le Voyage en Italie de Rossellini (1954), installe la nouvelle dramaturgie qui refuse la montée de la scène mais, comme aux actualités, constate l’événement, et le regarde se dérouler. Donc un homme désire que sa femme lui fasse une scène mais la femme refuse de lui faire cette scène. Et cette non-scène fera la fameuse scène de trente minutes du Mépris. La première scène de ménage en dramaturgie, désormais cinématographique.

Car le cinéma est le témoin de notre vie, la caméra a remplacé les dieux antiques, comme on le voir dès le plan du générique. Elle scrute l’homme d’aujourd’hui et fixe sur la suite discontinue des hasards, des détails, des images (cette suite qu’on appelle le film) le destin qui jadis déterminait Ulysse.

Jadis? En vérité, Le Mépris propose une réflexion sur ce qui est advenu à Ulysse, à l’homme occidental, non plus après son périple de dix ans mais au bout des trois mille ans de son aventure. De quoi sont faits son esprit de conquête et sa connaissance? Dans quelle douteuse certitude a-t-il sombré? C’est donc bien d’une histoire de temps, une histoire du temps, dont il s’agit. Et le cinéma, cette invention lumineuse du XXe siècle, ne pouvait que, se devait d’en être le témoin et surtout le conteur. Le borgne Fritz Lang succède à Homère l’aveugle. Et Godard est leur scribe. L’espace ici n’a tant d’importance que parce qu’il s’inscrit sur une succession de secondes. La continuité est sur fond de discontinu.

Dans sa frénésie de posséder, de tout avoir (dont le cinéma de Fritz Lang a montré inexorablement la tragique vanité), Paul-Ulysse-Prokosch cherche à s’emparer du temps (Paul veut tout de suite avoir l’appartement pour Camille), un temps qui a perdu valeur et qualité, un temps quantitatif d coupable (comme le corps de Camille), achetable (comme le corps de Camille). La tragédie de l’homme occidental moderne (sa contradiction) naît de ce qu’il veut garder le pur quantitatif - l’amour absolu : « Je t’aime totalement, tendrement, tragiquement » - dans un monde qu’il a réduit au simple quantitatif. Il n’en est que plus désemparé… Le doute, l’anxiété sont devenus son lot quotidien.

Le temps est de l’argent. Paul pense qu’avec cet argent il  possédera Camille éternellement. C’est le contraire qui arrivera. Prokosch, enivré de sa puissance apparente, aimant à exhiber son pouvoir, manifeste sa richesse par ce qui la symbolise de nos jours : la vitesse. Cette accélération du temps le détruira ainsi que Camille. Face à l’immensité cosmique de la mer, le combat incessant d’Ulysse prend l’aspect pathétique, dérisoire d’un péplum italien. L’écran CinémaScope en travelling latéral l’abandonne pour ne conserver que ciel et mer, air-eau-lumière, espace-temps infiniment préservé.

Comme veut se préserver Camille-Pénélope. À la parole analytique qui émiette, atomise le sens du monde, elle oppose l’opacité têtue, le souverain silence de son être. Elle n’a pas un sens. Elle est sens. Son corps n’appartient pas aux autres - elle ne leur en offre que l’image - mais à l’univers. Il se déplace dans l’espace, dans le cadre, comme hors temps. Matériau brut, sculpture mobile, couleur pure, il est traité tel un objet d’art moderne, un objet que l’imprudence d’Ulysse brisera comme un verre de Musset.

Le Mépris est un film parfait : classique, moderne, romantique. Jean Douchet.


        Paul est marié à Camille. Subitement, Camille le méprise, sans donner d’explication. Pendant qu’un producteur exubérant, tournicote autour de sa femme, Paul se plonge dans le travail : le tournage d’une nouvelle version de L’Odyssée...


Godard aurait pu baptiser son film « La Nuit américaine », dix ans avant Truffaut. D’abord parce qu’il précède son confrère dans la dissection du cinéma, un monde parallèle tenté d’en envahir un autre, jaloux et jalousé : la vie. Et surtout parce qu’il affirme que le cœur des hommes peut s’assombrir en plein soleil, comme on peut filmer la nuit en plein jour. Godard contemple le déclin du cinéma et de l’amour, irrémédiablement liés. Une scène mêle à merveille ces chutes abyssales : Prokosch attire Camille vers une minuscule fenêtre, qui ouvre sur la mer, réduite à quelques centimètres carrés. Inconsciemment, le producteur balourd signe l’arrêt de mort du cinéma, remplacé par la télévision, et celui de l’amour de Camille pour son mari, remplacé par le fourvoiement infidèle.


Pourtant, jamais ne pointe l’amertume. Godard est un désespéré optimiste. La magie de ses images, bercées par les plus beaux échos de violon que Delerue ait composés, prouve qu’il ne croit pas à la mort du septième art. Godard a beau cacher ironiquement le visage de B.B. derrière des branchages alors qu’elle lit un ouvrage d’art, son sens du cadrage atteste combien il sut saisir les vertus rayonnantes de l’actrice. Déesse vivante, filmée au côté de statues de l’Antiquité, elle offre son rôle le plus envoûtant, le plus énigmatique. Marine Landrot, 2019.


ZÉRO DE CONDUITE

Fance  1933  de Jean Vigo

avec Jean Dasté, Louis Lefèvre…


RÉSUMÉ


Caussat et son copain Bruel se retrouvent dans le train, au retour des vacances. Plaisanteries et mimiques se succèdent, puis les deux amis allument des cigares dont la fumée donne au compartiment un aspect fantastique… Sur le quai, on fait connaissance du sévère Pète-Sec, du surveillant Huguet, de Colin, le fils de la cuisinière, et du frêle Tabard, accompagné par sa mère. Première nuit dans le dortoir traversé silencieusement par Bec-de-Gaz, le surveillant général.

Dans la cour, le lendemain, Caussat, Colin et Bruel conspirent… L’étude est (mal) surveillée par Huguet qui marche sur les mains et caricature Bec-de-Gaz (caricature qui s’anime et se transforme en… Napoléon). Le dimanche, Caussat passe l’après-midi chez son correspondant à jouer avec une fillette. Bruel fait admettre Tabard dans la conspiration. Le soir, chahut au réfectoire, à propos de haricots. Le lendemain, en classe de chimie, le gros et gras professeur caresse la main de Tabard qui lui dit « merde ». L’élève est convoqué chez le principal. Admonestation, et nouveau « merde » de Tabard. Le soir, révolte dans le dortoir. Les édredons crèvent, les plumes volent. Les enfants se déplacent, aériens, procession au ralenti sur une musique inversée au montage.

Le lendemain, Caussat, Tabard, Bruel et Colin ficèlent Pète-Sec sur son lit. Dans la cour, a lieu la fête du collège… Les officiels sont assis au premier rang de la tribune d’honneur. C’est alors qu’ils sont bombardés depuis le toit par des livres, des vieilles chaussures, des pierres. Le désordre, encouragé par Huguet, s’installe dans la cour. Le drapeau de la révolte est hissé, et Caussat, Bruel, Tabard et Colin s’en vont par les toits en chantant…


COMMENTAIRE


Une œuvre dans laquelle polémique et poésie sont intimement associées : polémique contre les institutions, les hiérarchies, les contraintes, l’hypocrisie, poésie du monde de l’enfance. Le film est le fruit d’une double expérience : celle du collège de Millau (où Jean Vigo passa quatre ans) et du lycée de Chartres, et celle de la prison (à travers son père, l’anarchiste Almereyda, qui fut incarcéré).

« Toutefois, précise P.E. Salès Gomès, le plus important est l’influence sur sa sensibilité de la navrante enfance d’Almereyda, associée aux souffrances qu’il avait personnellement endurées après la mort de son père. Il en était arrivé à identifier les deux enfances. Le résultat a été l’extrême sensibilité de Vigo à tout ce qui touchait la faiblesse de l’enfant dans le monde des adultes. Adulte, ses souvenirs le faisaient encore souffrir, et, depuis longtemps, il voulait s’en libérer par un film ». Jacques Chevallier - 1988


LE VIEIL HOMME ET L’ENFANT

France  1966  de Claude Berri

avec Michel Simon, Alain Cohen, Charles Denner…


RÉSUMÉ


Une famille juive et le petit Claude, huit ans, durant l’Occupation. Menaces d’arrestation, de déportation… : les parents du garçon réussissent à le placer chez un couple de retraités, à la campagne, dans la région de Grenoble. L’enfant s’appellera Longuet. « Pépé » et « Mémé » ne sauront jamais que Claude est juif et ils vont l’aimer comme le petit-fils qu’ils auraient voulu avoir. Admirateur du Maréchal, Pépé multiplie les propos antisémites. L’enfant se méfie d’abord, puis se sentant en sécurité, il comprend la puérilité des radotages des deux vieux et il va bientôt jusqu’à les provoquer pour s’en amuser et les tourner en dérision… Il fréquente l’école où l’on chante en chœur « Maréchale nous voilà », découvre la nature…

Un bel été s’achève. C’est la libération, la persécution d’une femme accusée de collaboration. L’enfant repart, emportant son secret, laissant à Pépé et à Mémé le souvenir d’un grand bonheur.


COMMENTAIRE


Le Vieil homme et l’enfant se présente comme une double chronique : chronique de la vie quotidienne dans la France rurale durant l’Occupation et chronique des relations entre le petit Parisien juif et le Pépé, un Français moyen admirateur de Pétain, raciste parce que le racisme fait partie des idées reçues. Au demeurant, un brave homme prêt à se prendre d’affection pour le garçon (dont il ignore l’identité véritable) et à en faire son confident. D’ailleurs, s’il aime répéter : « Les ennemis de la France sont quatre : les Anglais, les juifs, les franc-maçons et les bolcheviks », le Pépé n’a rien d’un activiste de la collaboration.

Dans ce film intimiste, le monde extérieur, l’Histoire, n’interviennent le plus souvent que sous forme d’échos sonores (la radio), mais de petits faits (la chanson au Maréchal obligatoire à l’école…) rappellent avec pertinence le climat de l’époque.

Le tableau brossé à l’aide de petites touches successives par Claude Berri n’évite pas toujours la convention, mais il s’en écarte tout à fait dès lors que le petit juif est confronté  à « l’idéologie » du Pépé. Son intelligence et son humour font merveille pour mettre en pièces les certitudes du vieil homme. Il ne s’en laisse pas conter et affirme finalement plus de maturité que ce Pépé ronchonnant dont les propos de sont que banalités éculées !

La justesse du ton, la précision de la mise en scène, l’humour associé à la tendresse ont été pour beaucoup dans la réussite du Vieil homme et l’enfant - premier long métrage de Claude Berri - auprès d’un large public. Jacques Chevallier - 1988


POINT DE VUE


(…) « L’enfant, c’est Alain Cohen. En lui Claude Berri a trouvé l’interprète idéal de son personnage : un regard malicieux et un sourire désarmant derrière lequel se cache une pensée impénétrable. (…)

Les liens de cœur qui vont unir « Pépé » et le petit Alain donnent lieu à d’émouvants moment cinématographiques et des scènes d’une franche cocasserie que viennent souligner les interventions d’un acteur comique : Paul Préboist. Le Vieil homme et l’enfant, par sa fraîcheur, son humanité, doit se hisser au rang d’un des « best-sellers » cinématographiques de ces dernières années (…). » Robert Montagne, L’Aurore, 11 mars 1967.


LES PETITS CHATS

France  1959  de Jacques R. Villa

avec Sylviane Margolée, Catherine Deneuve…


RÉSUMÉ


La banlieue de Paris et ses immeubles de béton. Quatre fillettes découvrent un jour une petite île, au milieu de la Marne, avec une vieille maison ayant appartenu à un oiseleur. Elles en font leur domaine, s’y retrouvent tous les soirs, et font le serment de tuer celle qui trahirait leur secret. La mèche est effectivement vendue et Mlle Mairet, l’institutrice, découvre la repaire des gosses. Elle devine qu’elle a détruit un rêve et elle s’attache à la petite Sophie, la plus abandonnée des fillettes. Devant cette amitié à leurs yeux suspecte, les autres croient Sophie coupable. Alors qu’elles se préparaient à la noyer dans un bras d’eau, au milieu de l’île, Michèle, la plus grande, révèle que c’est elle la responsable. Les fillettes se séparent définitivement.


COMMENTAIRE


Les petits Chats est un des rares films sur le thème de l’enfance à mêler aussi étroitement tendresse et cruauté, rêve et réalité. Premier long métrage d’un cinéaste venu de la télévision, réalisé avec des moyens réduits, des acteurs  non professionnels ou peu connus, c’est l’un des regards les plus authentiques portés sur des enfants qui, jetés dans un monde d’indifférence, affamés et privés de tendresse, se créent un « îlot » secret où l’imaginaire éclipse aisément - mais provisoirement - le réel.

Le film fut interdit aux moins de dix-huit ans. Le plaidoyer de Jacques Villa (« Comment peut-on estimer que Les Petits Chats inciterait les jeunes au meurtre alors que le film, puisqu’il exorcise la cruauté, ne peut que déboucher sur l’idée de tendresse? ») ne fut pas entendu.

Diverses protestations, dont celle de la Ligue française de l’enseignement, restèrent vaines. Victime de la censure, Les Petits Chats est devenu un film « maudit », quasiment inconnu - et qui mériterait d’être réhabilité. Jacques Chevallier - 1988


PROPOS DE JACQUES R. VILLA


(…) « J’aime les enfants, et surtout les petites filles que je trouve plus intuitives, moins cabotines, plus évoluées à neuf ans que les garçons. Il ne faut pas traiter les enfants avec la condescendance que d’ordinaire affectent les adultes. Ils ont un sens de l’honneur, ils vont jusqu’au bout de leurs rêves, ils évoluent dans un monde logique, régi par le plus grand sérieux. Je les ai fait agir comme des grandes personnes en respectant leur naïveté d’enfants. » (…) Image et Son, n°134, octobre 1960.


POINTS DE VUE


(…) « Depuis longtemps, Jacques Villa rêvait de son premier long métrage. Il l’avait écrit. Il l’avait découpé. C’était une histoire qui lui tenait à cœur, tendre et cruelle, poétique et amère. Il y avait mis toutes ses admirations : les climats que le grand enfant q’il est resté n’a jamais pu quitter, celui, doucement poétique du « Grand Meaulnes », celui aussi, tragiquement étouffant, des romans de Kafka.

Il s’agit d’une histoire d’enfants, d’enfants qui vivent leur vie propre dans un monde ignoré des adultes, dans le décor insolite des tuyaux de cette usine de Maisons-Alfort et d’une petite île boisée située au milieu de la Marne » (…) Anonyme, Cinémonde, n°1320, 24 novembre 1959.


« Un film étonnant vient de naître, tourné discrètement, sans tapage ni grande vedette, sans label « nouvelle vague garantie d’appellation controlée »… Et c’est un film de jeune, un film qu’un garçon de trente ans a imaginé, écrit, dialogué et fait passer sur l’écran, un film que la vie a confirmé, puisqu’un fait divers identique s’est révélé en Pologne… Ce film s’appelle Les Petits Chats et son auteur Jacques Villa.

C’est, depuis Jean Vigo, le seul cinéaste qui soit entré totalement dans le monde de l’enfance et son film est un constat plein de tendresse et pourtant aussi dénué de pitié que l’enfance même. C’est une œuvre dure, noire même - pour le spectateur adulte - mais c’est une œuvre forte et logique, qui ne présente pas des monstres mais des petites filles.

Des petites filles dont on a tué l’enfance, dont notre monde moderne d’HLM de béton, d’acier, de cours cimentées, notre monde de machines à sous et de métal chromé, a tué le droit au rêve…

Dans ce monde net et géométrique, où tout devient fonctionnel, il n’y a plus de poésie. Mais oui, nous le savons, tout cela : nous sommes adultes et nous nous y accordons, mais ces petites filles qui ont découvert que dans ce monde « il n’y avait plus de petits chats? »… (…)


Elles, c’est-à-dire :

Nicole, 11 ans. C’est la plus décidée, le chef de la bande. Elle donne des ordres. Tout le monde est suspect pour elle, même ses amies. Elle les surveille. Elle est jalouse aussi de l’amitié que peut porter la plus jeune, Sophie, aux autres, aux étrangers. Jalouse de son enthousiasme, de son amour de la vie.


Paule, 11 ans. Toute dévouée à Nicole, qui, incontestablement pour elle, est le « chef ». Paule rêve, elle n’est pas expansive, elle ouvre les yeux et regarde. Elle aime tout le monde et personne à la fois. Elle est timide. Dans le refuge, elle est en sécurité, à l’abri.


Claudine, 11 ans. Toujours en mouvement, tout l’amuse, un rien la fait rire. Pour elle, le refuge est un bon tour qu’elle joue aux grands, à ses parents, à l’école. Tout est follement amusant. Elle se déguise, elle adore les accoutrements, en un mot, c’est un pitre. Elle subit la loi de Nicole, mais demeure libre, indépendante.


Sophie, 8 ans, est la plus jeune. Continuellement émerveillée, par la vie, par l’île surtout, qui a l’effet sur elle d’un amant. Le refuge, l’île sont ses raisons de vivre, un jeu merveilleux et surtout une sorte de compensation de l’autre monde, où elle se sent prisonnière, enfermée, étouffée. Elle aime s’échapper et sentir son cœur battre très fort, lorsqu’à la sortie de l’école, elle court vers l’île, et qu’elle doit franchir les écluses. Là, dans le refuge, l’attendent des choses merveilleuses. D’abord, et surtout, Poussy, le chat, son confident, son ami. Toutes quatre sont incomplète admiration devant Michèle.


Michèle, adolescente secrète de quinze ans, en équilibre entre la jeune fille et la femme, habite l’île. C’est ce qui lui confère cet attrait mystérieux auprès de ses petites amies… » (…) Pierre Brétigny, Le Cinéma chez soi, n°30, septembre 1960.


(…) « J’aime chez Villa la souffrance, la manière dont il est cruel, avec Sophie, avec le monde, la manière qu’il a d’exprimer sa tendresse, sa soif d’aller vers les autres. (…)

Longtemps après la projection, Les Petits Chats exercent toujours leur fascination. C’est un film tout empli de regards, de ces regards d’enfants qui assistent à l’écroulement de leur enfance. Nous découvrons, traqués, fautifs, une métamorphose qu’adultes à notre tour, nous avons oublié de protéger.

Il est écrit dans la notice de présentation du film : Les Petits Chats c’est un cri désespéré. Il veut mettre en garde les adultes contre leur intrusion dans le monde des enfants, contre leur souci d’en vouloir faire des machines à penser, à rire ou à jouer ».

Les Petits Chats, c’est le souvenir d’un monde merveilleux et fragile qui, lui aussi, a ses lois et ses abîmes. » Philippe Durand, Image et Son, n°134, octobre 1960.


LOS OLVIDADOS

(LOS OLVIDADOS)

Mexique  1950  de Luis Bunuel

avec Alfonso Media, Roberto Cobo…


RÉSUMÉ 


Une bande d’enfants et d’adolescents dans la banlieue de Mexico, avec pour chef, El Jaïbo, évadé d’une maison de correction. Pour le voler, ils rossent un mendiant aveugle, puis s’en prennent à un cul-de-jatte. El Jaïbo, en présence du jeune Pedro, tue Julien qui l’avait « donné ». Pedro travaille chez un coutelier. Il laisse El Jaïbo voler un poignard et il est conduit dans un centre de redressement pour jeunes délinquants. El Jaïbo le poursuit et le tue. Mais l’aveugle - qui, par ailleurs, s’est révélé un exploiteur sans scrupule - le dénonce et il est abattu par la police.


COMMENTAIRE


Prix de la mise en scène et de la critique nationale au festival de Cannes, en 1951, Los Olvidados est un témoignage capital sur les bandes d’enfants et d’adolescents livrés à eux-mêmes, dans les banlieues misérables de la capitale du Mexique.

Mais c’est aussi et surtout un admirable chant d’amour et de révolte qui mêle cruauté et tendresse pour évoquer la détresse de ces enfants perdus, victimes d’une société dans laquelle la violence le dispute à l’injustice.

Toute thèse, tout jugement moral en sont exclus. Bunuel « donne à voir » et la vérité de son film tient tout entière dans ses images. Jacques Chevallier - 1988


PROPOS DE LUIS BUNUEL


« Pour moi Los Olvidados est effectivement un film de lutte sociale. Parce que je me crois simplement honnête avec moi-même, je devais faire une oeuvre de type social. Je sais que je vais dans cette direction. À part cela, je n’ai absolument pas voulu faire un film à thèse. J’ai observé des choses qui m’ont ému et j’ai voulu les transposer à l’écran mais toujours avec cette espèce d’amour que j’ai pour l’instinctif et l’irrationnel qui peuvent apparaître dans tout. J’ai toujours été attiré par le côté inconnu ou étrange qui me fascine sans que je sache pourquoi. (…)

Tout ce que j’ai enlevé avait un intérêt uniquement symbolique. Je voulais dans les scènes les plus réalistes introduire des éléments fous, complètement disparates. Par exemple, quand El Jaïbo va se battre et tuer l’autre garçon, dans le mouvement de la caméra on voit au loin la carcasse d’un grand immeuble de onze étages en construction et j’aurai voulu y mettre un grand orchestre de cent musiciens. On l’aurait vu juste en passant, confusément. Je voulais mettre beaucoup d’éléments de ce genre-là, mais on me l’a défendu absolument. » Entretien avec A. Bazin et J. Doniol-Valcroze, Cahiers du Cinéma, n°36, juin 1954.


POINT DE VUE


L’écran a consommé beaucoup d’enfants. Le charmant et presque authentique tique Kid de Chaplin, a hélas enfanté Shirley Temple et l’atroce Margaret O’Brien. En 1945, les « choucas » italiens, lancés par De Sica, redonnèrent à cette vogue la qualité d’un témoignage. Et au bout du chemin, il y a le bambin assez poignant du Voleur de bicyclette. Mais voici soudain Pedro, le Jaïbo et Petit Œil et on oublie tous les autres… (…)

Bunuel dit : « Je regrette, mais ça n’éxiste pas non plus, le respect humain. Si vous voulez aborder le problème, il faut avoir tous les courages, il faut écarteler les impératifs rassurants, violenter les associations d’idées les plus consacrées, il ne faut pas reculer devant des liaison comme « mère-indignité » ou « aveugle-saloperie » ou « drapeau-ignominie » ou « cadavre d’enfant-tas d’ordures ». Jacques Doniol-Valcroze, Cahiers du cinéma, n°7, décembre 1951.


BELLISSIMA

(BELLISSIMA)

Italie  1951  de Luchino Visconti

avec Anna Magnani, Walter Chiari


RÉSUMÉ


Dans le studio d’une station de radio, à Rome, on interprète « L’Élixir d’amour » de Donizetti. Durant l’émission, le speaker annonce que la compagnie cinématographique Bellissima organise un concours pour choisir la plus belle fillette de la ville, futur interprète d’un film de Blasetti. Maddalena, la femme d’un ouvrier, entend l’annonce. Toute à ses rêves, elle imagine en enfant vedette sa petite Maria, six ans, une enfant sans charme et affligée… d’un zézaiement. De nombreuses mères et leurs filles sont sur les rangs… Lors de la projection des bouts d’essai, les assistants de Blasetti s’esclaffent tant Maria est ridicule. Pourtant, le réalisateur la choisit pour son « naturel ». Mais Maddalena et la fillette ont été témoins de la scène et celle-ci pleure. Les larmes provoquent la révolte de Maddalena. Elle revient à son mari - dont elle s’était éloignée -, un brave homme qui, dès le début, avait jugé qu’il était insensé de vouloir faire de Maria une nouvelle Shirley Temple.


COMMENTAIRE


Troisième long métrage de Luchino Visconti - après Ossessione (1942) et La Terra trima (1948) -, Bellissima est né en grande partie de son désir de tourner un film avec Anna Magnani. C’est dans cette perspective que le réalisateur retient le scénario de Cesare Zavattini proposé par le producteur Salvo d’Angelo. Il le modifie pour lui donner une conclusion positive : la fillette n’est plus éliminée après son bout d’essai - comme l’avait prévu Zavattani -, elle est au contraire retenue pour le film en préparation, mais c’est sa mère Maddalena-Magnani qui prend conscience de son erreur et refuse d’en faire une enfant vedette.

Le personnage de Maddalena devient ainsi celui d’une femme ordinaire longtemps aliénée par ses rêves de cinéma et de promotion sociale par enfant interposé mais qui, après une période de crise, retrouve sa lucidité en même temps que son affection pour sa fille. De ce point de vue, la modeste Maddalena appartient à la famille de ces « héros », nombreux dans les films de Visconti, qui se refusent aux compromis, aux faux-semblants, par fidélité à une exigence de liberté et de vérité. La petite Maria, apparemment indifférente, manipulée, ballotée dans cette tragi-comédie à épisodes grotesques ou touchants, est l’enjeu innocent d’une crise qui la dépasse, en même temps que l’élément déterminant du retour à la vérité des sentiments et à la vie réelle de Maddalena. Jacques Chevallier - 1992


POINTS DE VUE


(…) Bellisma fut un magistral essai de réalisme exubérant, dans l’évocation de deux mondes opposés : celui, artificiel, de Cinecittà, et celui, humble, sincère et pur, de certains grands immeubles populaires. Mais le film voulait être surtout un portrait de femme : c’est pourquoi se détachait tellement la figure de cette mère populaire, incarnée par Anna Magnani avec une telle richesse humaine. Cette fois, Visconti avait fait appel à une collaboratrice professionnelle, et même célèbre, mais on discernait bien l’influence du réalisateur : jamais la Magnani ne fut si mesurée, jamais elle ne céda moins aux tentations du monstre sacré. » (…) Giulio Cesare Castello, Premier Plan, 1961.


(…) « Par l’intermédiaire de la prise de conscience de cette femme, assumée dans le cadre de la tangible réalité, Visconti parvient là aussi, comme dans La Terre tremble, à exprimer sur notre temps le jugement de l’Histoire, en élevant au plan de la morale sociale la compréhension atteinte dans le film précédent. Ce n’est pas seulement un problème de justice, de travail affligeant et volé, dit-il, mais une décomposition plus grave des valeurs individuelles, évidente en Sicile comme à Rome, et devant laquelle le repli de Maddalena sur elle-même, pour que au moins l’unité de sa famille ne soit pas détruite, est une défaite et l’ultime moyen de défense qui reste. N’toni aussi se serrait contre Mara dans une douloureuse étreinte fraternelle, tandis que les agents de la banque expertisaient la maison ; N’toni aussi, en présentant ses frères aux marchands de poissons en gros, retournait manœuvrer l’aviron de toujours. L’un et l’autre personnage ont pris conscience du monde, d’eux-mêmes et de leurs propres forces. Mais si dans La Terre tremble ce résultat avait pu être atteint, sur les traces de Verga, en partant d’Aci-Trezza, de la condition de tous les pêcheurs, en considérant particulièrement parmi eux le cas de N’toni, dans Bellissima la démarche est inverse, et aboutit à des solutions plus intérieures, sans diminuer pour autant l’ampleur de la perspective, montrant les dimensions et les possibilités réelles d’une femme italienne dans la société italienne. » Giuseppe Ferrara, Luchino Visconti, Seghers, 1963.


L’ARGENT DE POCHE

France  1975  de François Truffaut

avec Jean-François Stévenin, Virginie Thévenet


RÉSUMÉ SUCCINCT


Une école à Thiers, et ses élèves, durant le dernier mois d’une année scolaire…


COMMENTAIRE


Une nouvelle fois chez François Truffaut, le thème de l’enfance : un regard tendre et précis sur des garçons et des filles apprenant à vivre et inventant leur vie, sur leurs relations avec les adultes et avec l’école. La réalisation a laissé une part importante à l’improvisation.


PROPOS DE FRANÇOIS TRUFFAUT


L’Argent de poche met en présence une dizaine d’enfants, garçons et filles, dont les aventures illustrent - du premier biberon au premier baiser amoureux - les différentes étapes du trajet de la petite enfance à l’adolescence. (…)

Une petite fille est privée de restaurant à la suite d’un caprice, un petit garçon veut garder pour lui l’argent destiné au coiffeur, un bébé refuse de parler et préfère s’exprimer en sifflant, un écolier refuse de réciter « avec les intonations », un bambin fait une chute de plusieurs étages, un écolier devient amoureux de la mère de son copain, un autre est maltraité à la maison, une adolescente vit son premier baiser en colonie de vacances, on voit que les épisodes qui forment la trame de L’Argent de poche sont constitués de petits évènements mais il faut se rappeler que rien n’est petit de ce qui concerne l’enfance. Un petit garçon de cinq ans qui casse une assiette croit avoir commis un crime car il ne fait pas la différence entre un accident et un délit. Nous nous sentons toujours concernés par les choses de l’enfance car elles nous ramènent à nos origines et aux origines de la vie. Tout ce que fait un enfant sur l’écran, il semble le faire pour la première fois et c’est ce qui rend tellement précieuse la pellicule consacrée à filmer de jeunes visages en transformation.

Certains de nos épisodes sont gais, d’autres graves, certains sont de pures fantaisies, d’autres des faits divers cruels, l’ensemble devant illustrer l’idée que l’enfance est souvent en danger mais qu’elle a la grâce et qu’elle a aussi la peau dure ; l’enfant invente la vie, il s’y cogne mais il développe en même temps toutes ses facultés de résistance ». Dossier de presse du film.


Jacques Chevallier - 1986


        François Truffaut a débuté sa carrière en 1959 avec Les Quatre Cents Coups, classique instantané sur l’enfance rebelle et malheureuse. En 1976, il revient sur ce thème fondateur en mettant en scène les histoires, amusantes ou tragiques, de plusieurs enfants dans la ville de Thiers. Truffaut avait pour projet d’évoquer tous les âges de l’enfance, de 0 à 12 ans. Sur le modèle de La Nuit américaine, il procède à un assemblage désordonné de saynètes, de portraits ou de récits croisés, rempli de vie et de spontanéité. Cette mosaïque alerte restitue les différents états de l’enfance, confrontée à la cruauté ou l’indifférence des adultes, ainsi qu’aux premiers émois amoureux. L’Argent de poche est un film accueillant et libre qui n’a rien de mineur dans l’œuvre de Truffaut. Ce mélange de poésie, de drôlerie et de tristesse révèle un cinéaste sensible et en pleine maturité, capable de toucher le grand public avec un sujet qui le passionne. 

Dans le film de Truffaut, Stévenin interprète avec beaucoup de tendresse l’instituteur Richet. Richet est un enseignant compréhensif et peu sévère, jeune père qui prend le parti des enfants et prononce un discours poignant devant sa classe où il exprime des convictions qui sont celles de Truffaut, l’homme et le cinéaste. Selon lui les enfants subissent de nombreuses injustices et ne peuvent que rarement se défendre. Évoquant sa propre enfance difficile, il plaide pour attribuer le droit de vote aux enfants, de manière que ceux-ci puissent faire entendre leur voix et éviter de subir le joug des adultes. 

Acteur chez Truffaut, Rivette, Demy, Mocky, Godard, Rochant et bien d’autres, dans de nombreuses productions au cinéma comme à la télévision, Stévenin avait débuté sa carrière comme assistant avant de devenir un cinéaste aussi rare que talentueux, avec trois films exceptionnels : Passe montagne (1978), Double Messieurs (1986) et Mischka (2008). Olivier Père, 2021.

OÙ EST LA MAISON DE MON AMI ?

(KHANEH-YE DOOST KOJAST?)

Iran  1987  de Abbas Kiarostami

avec Babak Ahmadpoor, Ahmad Ahmadpoor


RÉSUMÉ


Nematadze a oublié son cahier et se fait vertement tancer par le maître d’école : si le fait se reproduit, il sera renvoyé. Or, Ahmad, son voisin de table, se rend compte, une fois rentré chez lui, qu’il a emporté par erreur le cahier de Nematadze. Il lui faut donc retrouver son ami au plus vite, mais où exactement ? Ahmad sait seulement que Nematadze habite le village de Pochté de l’autre côté de la colline. Il s’y précipite après avoir difficilement convaincu sa mère de le laisser partir, mais n’obtient que des renseignements imprécis ou erronés. Seul un vieux menuisier tente de l’aider mais sans résultat. Ahmad rentre chez lui à la nuit tombée. Le lendemain, Nematadze s’attend au pire lorsqu’Ahmad, arrivé en retard à l’école, lui glisse son cahier sur lequel il a fait le devoir demandé. Le maître vérifie les deux cahiers ; il est satisfait.


COMMENTAIRE


Face à l’indifférence d’adultes trop occupés par leurs soucis, leurs besognes ou leurs… parlotes pour s’intéresser à lui, un gamin s’obstine dans ce qui est pour lui essentiel ; rendre un cahier à son copain et lui éviter la sanction promise par le maître d’école. On ne peut imaginer histoire plus simple, plus limpide. Abbas Kiarostami la narre avec habileté : le « suspense » est ménagé jusqu’au bout et l’angoisse diffuse qui gagne le petit Ahmad est discrètement mise en valeur par la mise en scène, par les images nocturnes de son errance dans les ruelles du village. Mais il faut surtout mettre au crédit du réalisateur iranien - et de son interprète - l’étonnant portrait du jeune garçon. Rien n’est dit, rien n’est démontré de son sentiment de culpabilité et de sa fidélité à son copain, mais tout est suggéré à partir de ses allées et venues, de ses questions obstinées pour le retrouver. En regard des silences indifférents des adultes ou de leurs réponses vagues, le harcèlement têtu de l’enfant, ses courses éperdues dans l’entrelacs des ruelles du village ou le long du sentier zigzaguant sur la colline aride qui le domine…


Où est la maison de mon ami ? est un conte, une fable, mais soigneusement ancrés dans la réalité. Maisons, paysage, mode de vie des hommes et des femmes des villages, rapports familiaux ne sont pas simple décor pour l’aventure d’Ahmad. Ce monde lui est familier (il frappe aux portes, questionne sans hésitation) mais il se relève presque hostile : il fait peu de place à l’enfant, à sa spontanéité ; il le veut effacé, obéissant. Seuls sa mère et surtout le menuisier sont proches d’Ahmad. Les autres adultes n’ont pour lui que paroles vaines, quand ils ne sont pas donneurs de leçons comme l’instituteur ou le grand-père, l’un et l’autre soucieux d’une « formation » qui a tout du dressage…


Le regard que porte Ahmad sur cet univers est simplement étonné, mais il en dit long sur le fossé qui sépare l’enfant des adultes. Sa spontanéité est confrontée à leur inertie, l’une et l’autre « naturelles », l’une et l’autre parfaitement suggérées par le récit et les images même du film. Naïf en apparence, Où est la maison de mon ami ? se révèle complexe ; souriant, drôle parfois, il a quelque chose de dramatique et suggère de salutaires réflexions sur l’enfant, si proche et si facilement ignoré.


Jacques Chevallier - 1992


MA VIE DE CHIEN

(MY LIFE AS A DOG)

Suède  1985  de Lasse Hallström

avec Anton Glanzelius, Manfred Serner


RÉSUMÉ


En Suède, durant les années cinquante. Ingemar, dix ans, vit avec sa mère, son frère aîné dont il est le souffre-douleur et sa chienne. La mère est atteinte de tuberculose. Pendant l’été, elle envoie Ingemar chez un oncle, dans le Nord. Il y fait la connaissance de quelques villageois pittoresques et un peu fous, et de la petite Saga, un garçon manqué, qui pratique la boxe. L’été fini, Ingemar regagne la maison familiale. L’état de sa mère s’aggrave. Elle est hospitalisée. À Noël, Ingemar lui offre un grille-pain comme si elle devait  avoir encore l’occasion de s’en servir.


Après sa mort, le jeune garçon est à nouveau accueilli par son oncle. Mais le village, figé par l’hiver, n’est plus le même. On le loge chez une vieille femme et on lui promet de faire revenir sa chienne, enfermée dans un chenil. Avec le printemps, la vie reprend. Ingemar n’est guère heureux, mais il garde le sourire : son sort aurait pu être pire, il y a tellement de plus grands malheurs dans le monde…


COMMENTAIRE


Réalisé en 1985 en Suède, où il fut consacré meilleur film de l’année, accueilli ensuite triomphalement aux États-Unis, Ma vie de chien n’a été distribué en France qu’en janvier 1988. Son succès a été moindre auprès des spectateurs français. Le souvenir toujours vif des films de François Truffaut sur l’enfance, l’émotion soulevée par Au revoir les enfants, sorti quelques mois auparavant, l’ont sans doute desservi. Pourtant cette chronique d’une enfance partagée entre malheurs et joies ne manque ni de sensibilité ni d’acuité et son héros échappe aux stéréotypes et aux banalités qui sont le lot de trop de représentations d’enfants au cinéma.


Chronique douce-amère, toute en demi-teintes, Ma vie de chien conjugue avec aisance l’humour, le burlesque parfois et le drame. Ce qui frappe chez le jeune garçon, c’est sa vitalité, son aptitude à relativiser le malheur, fût-il le plus proche (la maladie de sa mère), et, finalement, son optimisme. Il y a - on l’a souvent dit - du Poil de Carotte dans son personnage. Mais l’humour de Lasse Hallström n’a pas la férocité de celui de Jules Renard. Il joue surtout un rôle de « modérateur » ; il tempère la noirceur de certaines situations vécues par l’enfant ; il permet l’alternance entre le grave et le ludique tout au long de son parcours et de ses découvertes (la sexualité, la mort…). Est-ce là simple et habile « dosage » ? Certainement pas. La sincérité de Lasse Hallström et de son scénariste est évidente. La succession rires-émotions dans le récit est à l’image du vécu d’Ingmar, balloté au gré des circonstances. Il reste que son exubérance, son optimisme à tout crin ont parfois quelque chose d’artificiel. Certes son inébranlable « Ce n’est pas si grave, ça aurait pu être pire » lui permet de survivre et de garder son émerveillement devant la vie, mais ce leitmotiv séduit et fait sourire plus qu’il ne convainc.


Jacques Chevallier - 1992


L’EFFRONTÉE

France 1985 de Claude Miller

Avec Charlotte Gainsbourg, Bernadette Lafont, Jean-Claude Brialy


RÉSUMÉ


Charlotte, treize ans, vit avec son père, son frère et Léone qui s’occupe du ménage. Elle a pour seule amie la petite Lulu qui la vénère et qui l’ennuie. Mais tout ennuie Charlotte, mal dans sa peau, le vague à l’âme. L’émerveillement, c’est la rencontre, due au hasard, de Clara Bauman, une jeune pianiste prodige. Avec l’aide de Jean - un marin qui l’attire et sera tenté d’abuser d’elle -, elle réussit à rencontrer Clara. Celle-ci, amusée, lui laisse croire qu’elle pourra l’accompagner dans ses tournées. Lulu est désespérée, les proches de Charlotte se moquent d’elle, mais la fillette croit à la promesse de Clara. Lors du concert de la jeune pianiste, Lulu fait un scandale et s’effondre nerveusement. Charlotte tente en vain de rejoindre Clara qui l’a oubliée. Elle va rendre visite à l’hopital à sa copine, ravie, et affirme n’avoir jamais eu vraiment l’intention de partir avec Clara.


COMMENTAIRE


Personnage central - elle « mène » le récit et, pour l’essentiel, le film est « vu » à travers elle -, Charlotte est à cheval entre enfance et adolescence. De l’enfance, elle a conservé la naïveté, le goût des contes de fées et l’émerveillement facile : béate d’admiration devant Clara - petite poupée à la Shirley Temple autant que virtuose prodige -, elle prend aussitôt pour argent comptant ce qui n’est vague promesse, boutade même. Mais l’adolescente en elle (et cela explique aussi sa crédulité) trouve là de quoi satisfaire son désir d’évasion et de rupture. Premiers émois sentimentaux et sexuels, refus de la famille, exigence, absence d’indulgence, recherche d’un ailleurs… : toutes les aspirations de Charlotte sont confrontées à une réalité prosaïque qui marque la fin de ses illusions.


Cette chronique d’un échec et d’une désillusion est narrée avec beaucoup de subtilité par Claude Miller et les scénaristes. Elle comporte quelques temps forts, parmi lesquels la crise de Lulu au concert, mais rapidement évoqués dans un ensemble où prévalent les détails et les demi-teintes. L’image, elle aussi, n’est éloquente que dans ce qu’elle suggère en cadrant les visages, les gestes comme les objets et les lieux de vie. L’émotion reste sous-jacente. Claude Miller fait l’ellipse des moments où elle pourrait surgir avec trop de force sans pour autant réduire à un simple « chagrin » le désespoir de Charlotte devant l’effondrement de ses rêves. Tout laisse à penser qu’elle reste marquée par l’amertume de sa déception alors même qu’elle simule l’indifférence.


Le personnage de Lulu permet d’introduire une note humoristique dans le film, mais surtout il complète celui de Charlotte : comme son aînée et amie, cette gamine pot-de-colle connaît elle aussi une « première désillusion » et fait à sa manière l’apprentissage de la vie.


Jacques Chevallier - 1992

PERFORMANCE 

Superstar de la chanson, « Lucifer du rock », ensorcelant les foules par sa sauvagerie, ses obscénités et son charme équivoque autant que par sa voix, Mick Jagger a conduit les Rolling Stones au sommet de la gloire. À l’égal des vedettes hollywoodiennes d’autrefois, lui-même est devenu une sorte de monstre sacré. Son style de vie, ses prises de position politiques, ses démêlés avec la justice pour des affaires de drogue, en ont fait le symbole et l’idole de la génération en révolte contre l’ « establishment ». 

Au cinéma, on a pu voir Mick Jagger (avec les Stones) dans One Plus One de Godard. Plus récemment, il s’est révélé bon acteur dans Ned Kelly, de Tony Richardson. Enfin il incarne à nouveau son propre personnage dans Gimme Shelter, qui vient de sortir à New-York et où se trouve relaté le drame d’Altamont. 

Bien qu’il n’en soit pas à proprement parler le héros, il est évident que Mick Jagger a directement inspiré le film de Donald Cammel : Performance. Il y tient le rôle d’un chanteur passé de mode, qui vit dans un appartement de Londres en compagnie de deux jeunes femmes, dont l’une a plutôt l’air d’un androgyne. Avec son visage maquillé, ses lèvres peintes et ses perruques, Jagger, de son côté, nous apparaît étrangement bisexué. Tout ce petit monde se pique, croque des hallucinogènes et batifole à longueur de journée. 

C’est dans cette intimité que fait irruption un tueur professionnel poursuivi par ses anciens complices. D’une extrême violence, la première partie du film décrit les agissements de ce tueur, qui (autant qu’on peut le comprendre) souffre de complexes homosexuels. Dans la seconde moitié du récit, le fugitif participe aux jeux variés du trio chez qui, désormais, il loge, jusqu’au jour où, sans raison apparente, il estime rendre service au chanteur en l’expédiant dans un monde encore plus paradisiaque que celui de la drogue. 

L’incohérence du scénario, la frénésie de la mise en scène, la monotonie des « performances » accomplies par les personnages sous éclairages psychédéliques, cet étalage de turpitudes présenté comme le fin du fin d’une société « libérée », cette naïveté et cette laideur conjuguées rendent le film particulièrement horripilant. 

Et pourtant, Performance n’est pas un ouvrage à rejeter sans appel. D’abord parce que la personnalité de Donald Cammel, peintre et écrivain de talent, apparaît sous le fatras des images qu’il nous offre. Ensuite parce que les interprètes sont excellents, qu’il s’agisse de Mick Jagger, agressif et inquiétant à souhait ; de James Fox, remarquablement dirigé dans le rôle du tueur ; ou d’Anita Pallenberg, qui a le mérite, entre autres, de nous réconcilier, par sa beauté, avec l’espèce féminine. 

Et puis, surtout, Performance est un document qui, dans son délire et ses outrances, « colle » à une réalité qu’il serait absurde de nier sous prétexte qu’elle nous choque (en ce sens la démarche de Donald Cammel rejoint celle d’Agnès Varda filmant les héros de Lions Love). Le propre du film est d’ailleurs de détruire certains rêves d’innocence que cette réalité avait fait naître. Au-delà des provocations, c’est un désenchantement proche du désespoir qu’exprime finalement cette histoire sordide et sanglante. Sous forme de fiction, le meurtre de Mick Jagger par le tueur annonce le triomphe de la violence et de la force bestiale. Après un bref entracte, le cauchemar recommence. 

JEAN DE BARONCELLI - Le Monde - janvier 1971 

L’HORLOGER DE SAINT-PAUL

France - 1973 - 1h45

de Bertrand TAVERNIER 

RÉSUMÉ 

À Lyon, dans un petit bistrot, un groupe d’amis dîne et commente les derniers évènements ; le défilé des putains contestataires, ce qui permet à l’un des convives de proclamer hautement des opinions de « gauche » que personne ne prend trop au sérieux. Puis on se sépare, Michel Descombes, artisan horloger rentre chez lui. Sa vie paisible, rythmée par le travail, les plaisirs de l’amitié, va être bouleversée par une perquisition de la police. Il s’agit de son fils qu’il a élevé seul, sa femme l’ayant abandonné. Descombes apprend que le jeune homme est en fuite avec une jeune fille, après avoir tué un garde privé de l’usine. Entre le commissaire Guibout et Descombes se nouent des relations ambivalentes, chacun d’eux a des problèmes avec ses enfants. Guibout tente d’obtenir l’appui de Descombes pour que son fils se rende. Descombes réalise que malgré une bonne entente apparente, son fils ne lui parlait jamais. Lorsque le jeune homme est arrêté, il refuse de voir son père. Il refuse aussi de « maquiller » le meurtre en crime passionnel. Petit à petit Descombes, par amour paternel, adopte le point de vue de son fils, fusionne avec sa pensée, devient inconditionnel. Le jeune homme est condamné à vingt ans de réclusion. Lors d’une visite à la prison, pour la première fois sans doute, père et fils sont à l’unisson, courts silences et paroles sonnent justes, vrais. 

ANALYSE 

Le roman de Simenon avait pour cadre une ville américaine, transporter l’action à Lyon change nécessairement l’accent du film, d’autre part, l’écriture de Simenon - avec l’accumulation de détails psychologiques et réels, ces sortes de petits murs de mystère qui s’élèvent devant l’horloger : Qu’a fait ton fils ? Où est-il ? Pourquoi refuse-t-il de te parler ? Qu’étaient, en fait, ces relations apparemment simples, aisées que nous avions ? - entraînaient une progression lente, un bouleversement diffus, difficile à transposer dans le langage cinématographique. Ce qui explique une certaine lenteur, une certaine pesanteur du film et disons-le, certains moments d’ennui. D’autant que le style de Tavernier, très classique, très retenu, ne livre que fugacement ce décor lyonnais qui pouvait être un contrepoint intéressant, la description du cadre étant souvent encombrée de plans inutiles, ou qui semblent tels. Enfin, la pensée politique du meurtrier individualiste, idéaliste, est peu claire et les phrases anti-capitalistes du dialogue s’inscrivent assez peu spontanément dans la continuité. 

Pourtant, le début de l’œuvre, l’exposé de la situation, la mise en place du cadre, des personnages est intéressante, le dernier tiers, lorsque Descombes devient reflet, porte-parole de son fils, entre dans son univers, est émouvant, simplement, avec sobriété. L’angoisse de la paternité, le thème de la quête de la communication, de la compréhension de l’autre, du fils sont profondément ressentis. 

Le film doit beaucoup aux deux acteurs principaux : Philippe Noiret a l’opacité et la transparence, la lourdeur, l’acharnement et l’émotion des héros de Simenon et, en face de lui, Jean Rochefort, manie avec finesse l’ambiguité d’une sympathie mêlée de ruse policière. J. L. (Image et Son n°288- 289) 

LA VIE RÊVÉE DES ANGES 

« Entre ciel et terre »

POSITIF n°451 — septembre 1998 - Claire Vassé 

La fin de LA VIE RÊVÉE DES ANGES, qui se déroule dans une usine où des ouvrières se concentrent sur des fils électriques à brancher, est une véritable bouffée d’émotion.Dans un mouvement horizontal, la caméra les filme l’une après l’autre, s’arrêtant quelques instants sur chacune d’elle. La première, c’est Isa (Élodie Bouchez), que l’on vient de suivre dans ravie de galère et de petites boulots, le temps de sa rencontre avec Marie (Natacha Régnier), une autre jeune paumée. Celles qui suivent sont des anonymes dont les visages défilent à l’écran sur une chanson de Yann Tiersen, à la fois profondément entraînante et mélancolique. La douceur de la voix cristalline qui s’en échappe a quelque chose de céleste et l’on se dit qu’in extremis le film tient les promesses de son titre : un ange passe... 

Mais, si cette scène emporte si évidemment l’adhésion, ce n’est pas dans une sorte de coup de force final. Elle est le point d’orgue d’un film tenu de bout en bout par une tension de sentiments qui finit par troubler notre rapport à l’histoire de ces deux jeunes laissées-pour- compte de la vie, et qui pourraient n’être que les énièmes figures de ces sans-domicile-fixe qui ont trouvé refuge dans un cinéma français dont on ne cesse de souligner l’ouverture aux préoccupations sociales. On pourra reprocher à Érick Zonka de sacrifier à quelques clichés, comme des « signes extérieurs de pauvreté » qui seraient autant de signes d’appartenance à toute une veine du cinéma naturaliste et social, notamment au début du film où ils se donnent à voir dans une sorte d’accumulation qui laisse présager du pire : Isa, sac au dos, blouson usé et pantalon fatigué, déambule dans les rues d’une ville où elle tente d’obtenir quelques francs en abordant des gens pour leur vendre des cartes de Noël. Autre tendance du cinéma hexagonal actuel, et que l’on retrouve un peu comme un tic chez Érick Zonka : jouer sur les frontières du documentaire avec des « acteurs » dont on ne sait pas très bien s’ils jouent leur propre rôle ou non - la femme chez laquelle sonne Isa pour retrouver son ami, les ouvrières qui l’invitent à partager leur repas. Mais ces réticences seront vite dépassées, car le film nous emmène très rapidement ailleurs, à commencer dans l’appartement de Marie, dont Isa a fait la connaissance dans l’atelier de couture où elle vient de se faire embaucher, et qui accepte sans grand enthousiasme de la dépanner pour quelques nuits. Contre toute attente, le logement n’a rien de minable, c’est au contraire un très joli appartement. Et pour cause, ce n’est pas celui de Marie. Elle est simplement chargée de s’en occuper parce que ses propriétaires - une mère et sa fille - ont eu un accident de voiture et sont pour l’instant à l’hôpital, toutes deux dans le coma. Un détail, mais qui suffit à embrayer définitivement la fiction et dégager d’autres horizons, comme si se dessinaient des arcanes jusque-là insoupçonnées. Et l’on commence à chercher les anges... 

Le duo Natacha Régnier / Élodie Bouchez - très justement récompensé à Cannes par un double prix d’interprétation féminine - est sans conteste le pivot de La Vie rêvée des anges. Jouant sur la complémentarité discrète mais bien réelle de ce couple de femmes, le film oscille entre la blondeur apeurée et farouche de Natacha Régnier et la douceur radieuse et enjouée de la brune Élodie Bouchez. L’une couche, l’autre pas. L’une est solitaire, l’autre est «accusée d’être un « boulet » qui s’accroche. Toutes les deux sont portées par la même grâce. On a de prime abord tendance à retenir la prestation de Natacha Régnier, parce que c’est son premier grand rôle, que la fragilité et la détresse de son personnage sont éminemment attachantes. Mais l’on est alors encore plus ému par la fin du film, lorsque la figure d’Isa nous rattrape. Et si le caractère noir et la fêlure de Marie sont sans aucun doute très fascinants, la grande réussite de La Vie rêvée des anges est aussi de nous faire accepter la luminosité d’Isa. 

Ce n’est pas pour autant que l’on oublie la conscience de classe, qui pèse et met sous tension les corps et les visages de Marie et Isa, sorte de vautours en quête de proies sur lesquelles déverser leur mal-être, arpentant le hall d’un centre commercial pour y aborder des hommes et finissant par jeter leur dévolu sur un cadre dynamique, puis sur un jeune fils à papa. Celui-ci se prénomme Chriss, et le moins que l’on puisse dire est qu’il détonne dans l’univers des deux jeunes filles. Un abîme social les sépare, tout entier contenu dans l’opposition des personnages et le jeu des acteurs. Face à la subtilité des sentiments portés par les deux anges aux ailes froissées, le personnage de Chriss, incarné par Grégoire Colin, paraît bien sommaire. Bloc primaire à la démarche lente et assurée, il est comme lourd de trop de certitudes que lui confère sa supériorité sociale. Mais ce que Chriss a de caricatural est justement l’un des atouts du film : barrière contre laquelle se heurtera mortellement Marie, il est l’expression de la lutte des classes dans ce qu’elle a de plus irréductible. On ne joue pas ici sur le terrain de l’individuel et de la psychologie, mais sur celui de la mécanique des forces, dont la violence surgit avec la brutalité un peu grossière de toute situation inexorable. 

L’envol des anges n’aura pas lieu dans ce film néanmoins traversé par la tentation de la transcendance, en particulier avec la figure de Sandrine, qui finira par sortir comme miraculeusement du coma. Mais le sentiment d’élévation va trouver à se nicher dans des moments plus fugaces et inattendus, notamment dans la relation entre Marie et Charly, le videur des boîtes de nuit. Celle-ci s’étonne d’avoir couché avec un garçon si gros, mais lui réplique que tout est question de point de vue et qu’il ne se sent pas si lourd. On ne peut que donner raison à ce personnage que le film a réussi à « tirer vers le haut », préférant lui donner une vraie profondeur et une noblesse plutôt que de sacrifier aux clichés d’usage - le bon gros un peu rustre que l’on exploite. L’exaltation, c’est aussi celle qui ressort du journal de Sandrine - elle emploie d’ailleurs le mot - journal qu’Isa va entreprendre de poursuivre. Après s’être battue avec des fils de couture - et avant d’expérimenter les fils électriques - elle reprend donc celui de l’écriture... Entre la jeune fille promise à l’avenir (Marie) et celle que la vie a désertée (Sandrine), Isa est en quelque sorte un pont de passage, une courroie de transmission. Mais le chemin qui mène de la mort à la vie tournera court. Car, si Sandrine ressurgit des limbes de l’inconscience, Marie s’écrasera au sol, dans un mouvement d’annulation qui trouvera sa conclusion dans l’horizontalité du trajet final de la caméra. 

« On dirait que vous avez fait ça toute votre vie », dit le contremaître à Isa apprenant à brancher des fils électriques. Cette phrase devrait faire retomber la chape sociale sur Isa, mais une poignante et enthousiasmante émotion jaillit pourtant. Car La Vie rêvée des anges est un film entre terre et ciel, parcouru par un frisson de foi qui nous donne des ailes pour croire que Marie n’était peut-être que la part maudite d’Isa, le plan du suicide étant si fugace qu’il trouble bien plus par sa dimension d’irréel et de fantasme que par sa charge dramatique. 

Avec ce premier long métrage, Érick Zonka s’inscrit dans la tradition d’un cinéma classique, fondé sur un scénario solide qui trouve à s’incarner dans un couple d’actrices remarquables. Il marche aussi sur les traces d’autres jeunes réalisateurs français, soucieux de mettre à vif les malaises de leur société tout en laissant apercevoir des échappées plus métaphysiques. La Vie rêvée des anges n’en est pas moins un film précieux - et non simplement un film de plus. Car le cinéma ne se nourrit pas seulement d’oeuvres ouvrant des perspectives radicales et novatrices. Il trouve un regain de vitalité à chaque fois qu’il prouve qu’un regard effarouché ou quelques lots d’adolescente griffonnés dans un journal peuvent être autant de moments de grâce. Les anges ne sont pas toujours aussi haut et inaccessible qu’on le pense. 

LE CHAT

de Pierre Granier-Deferre, 1971, France, 1h26, Couleurs

avec Jean Gabin, Simone Signoret


RÉSUMÉ : Julien Bouin, typographe à la retraite, et sa femme Clémence, une ancienne trapéziste qu'un accident a rendue boiteuse, ont apparemment cessé de s'aimer, et même de se supporter. Leurs relations se sont dégradées lorsque Julien a ramené à la maison un chat errant sur lequel il a reporté son affection...


POINTS DE VUE : Autrefois, il y avait une jolie trapéziste et un avenant typographe, deux jeunes mariés amoureux. Vingt-cinq ans plus tard, le bonheur conjugal s'est dissous dans la gnôle et le vinaigre, Clémence et Julien se sont changés en ennemis jurés. Depuis que Clémence, imbibée et jalouse, a tué le chat bien-aimé de Julien, ils ne se parlent plus. 


Au cœur d'une banlieue jadis riante, une maison sombre lentement, navire à la dérive au milieu du vacarme des chantiers. Dans ce dérisoire camp retranché, les souvenirs se mêlent au présent avec une fétide lenteur. Fidèle à la cruauté poisseuse du roman de Simenon, Pierre Granier-Deferre jette des fragments de récit comme autant de bris de verre sous les pas du spectateur. Une interprétation férocement pessimiste de la passion, dont il ne reste, au crépuscule d'une vie de couple, que la dépouille glacée. Gabin et Signoret s'affrontent magistralement. — Cécile Mury, 2013.

        Dans un pavillon de Courbevoie, un vieux couple se voue une haine féroce et muette. Deux monstres (au sens propre et figuré) du cinéma français et un roman de Simenon accouchent d’un drame psychologique d’une grande noirceur. 

Pierre Granier-Deferre appartient à ce qu’on a appelé la « Nouvelle Qualité Française », terme péjoratif pour désigner les cinéastes français apparus dans les années 70 et rattachés à une certaine tradition du cinéma hexagonal, populaire mais avec des ambitions artistiques, réalisant des films comme si la Nouvelle Vague n’avait jamais existé. Contrairement à leurs aînés Duvivier, Clouzot, Autant-Lara ou Clément cette génération intermédiaire de cinéastes plus ou moins auteurs ou faiseurs n’a jamais vraiment été réhabilitée. Parmi eux, Pierre Granier-Deferre était sans doute l’un des plus intéressants, et il a quelques vraies réussites à son actif comme Adieu poulet, Une étrange affaire ou Le Chat. Granier-Deferre s’inscrit de manière délibérée dans une généalogie patrimoniale, en choisissant d’abord de diriger Jean Gabin dans ses deux premiers longs métrages (La Horse, Le Chat) puis d’autres grands noms du star system tricolore (Delon, Signoret, Romy Schneider) et en adaptant à plusieurs reprises des romans de Georges Simenon, qui lui donnera la matière de quelques-uns de ses meilleurs films : Le Chat, mais aussi La Veuve Couderc et Le Train

Le roman – extraordinaire de cruauté et de réalisme – est fidèlement adapté à l’exception de quelques modifications pas toujours heureuses (les flash-back impressionnistes sur leur jeunesse amoureuse, alors que chez Simenon ils s’étaient mariés passés la soixantaine.) C’est le dernier grand rôle de Jean Gabin, et un retour aux origines prolétaires de son personnage de cinéma, alors que la fin de sa carrière était marquée par l’embourgeoisement et l’auto caricature. Dans Le Chat il joue un typographe à la retraite, ancien syndicaliste, sur un registre sobre et émouvant, loin des cabotinages pénibles et gâtifiants des films dialogués par Audiard. L’extrême minutie de Granier-Deferre est à l’œuvre dans une mise en scène qui combine avec maîtrise décors naturels et studio, une grande partie du film se déroulant à l’intérieur du pavillon du couple, figé dans le temps et les souvenirs. 

L’intérêt du Chat, au-delà d’une description implacable de la vieillesse et de l’approche de la fin, réside aussi dans son traitement, mi sociologique, mi poétique, des transformations du paysage urbain de la banlieue parisienne à l’orée des années 70, avec ses nombreux chantiers d’aménagement. Cela donne lieu à des scènes d’ambiance saisissantes, où l’on voit la destruction des pavillons populaires au profit des grands ensembles, et qui ajoutent au caractère profondément pessimiste, et même dépressif du film : Courbevoie saisi dans sa réalité presque documentaire de métamorphose lugubre devient la projection de ce vieux couple en train de disparaître en même temps que son quartier, ses habitudes, mais aussi toute la classe ouvrière. Olivier Père, 2013.

LE TRIO INFERNAL 

France-Italie-RFA - 1974 - 1h47 de Francis Girod
Sortie à Paris : mai 1974 Interdit aux moins de 18 ans
 

RÉSUMÉ 

Jeune allemande placée au pair, Philomène devient la maîtresse d’un avocat très en vue de Marseille, Sarret. Mais, en cette année 1919, le seul moyen der rester en France pour une allemande est d’épouser un Français : on lui trouve un mari, Villette, qui meurt un mois après de mort naturelle. Sarret pense alors à monter une escroquerie astucieuse à l’assurance vie : il fait venir d’Allemagne la sœur de Philomène, Catherine, et lui fait épouser un vieillard qui est quasiment à l’article de la mort. L’astuce de Sarret : faire passer la visite médicale obligatoire par un autre complice. Mais celui-ci, Chambon et sa maîtresse se livrent à un chantage que Sarret n’apprécie pas ; avec Catherine et Philomène, il assassine le couple. Puis il a une nouvelle idée, une fois les fonds recueillis dilapidés : ce sera Catherine la prochaine « victime ». On lui choisit une remplaçante, Magali, tuberculeuse grave que le trio entraîne dans une vie de débauche pour hâter sa fin, Catherine ayant, bien entendu, passé à sa place la visite médicale de l’assurance. Mais, un soir de fête, alors que Magali a rejoint Catherine dans sa chambre, c’est cette dernière qui tombe de la fenêtre de la chambre de Magali et se tue. On ne saura jamais si ce fut un meurtre, un accident ou un suicide. Les assurances paient encore et Philomène épouse Sarret, Magali leur servant de témoin... 

ANALYSE 

Ce premier film est, sans jeu de mot, un film au vitriol : on a rarement, avec un tel humour noir, présenté une pareille galerie de monstres. Et Francis Girod s’en explique fort clairement : « Le principal du film : je place trois monstres dans un bocal. Et je les observe. À intervalles réguliers, je jette une victime dans le bocal et regarde comment elle se fait dévorer. Mes trois monstres ne peuvent venir à bout de la dernière victime. Elle est indigeste. » 

Sarret, Philomène, Catherine et, sans doute, Magali sont des personnages absolument amoraux : l’idée de départ de Sarret, l’escroquerie à l’assurance- vie, est excellente dans la mesure où rien n’arrête son auteur dans la mise en application. Le meurtre est d’une logique irréfutable et doit être accompli sans scrupule sinon sans précaution, bien sûr. Et le fait « meurtre » lie le trio indissolublement, plus que des liens amoureux et simplement d’intérêt. On peut, en oubliant que le film s’inspire d’un fait-divers et ce que fut, en 1943, le sort de Sarret, imaginer ce qui va se passer entre le « nouveau » trio, car Girod a refusé la trop facile, dans son optique, happy-end avec criminels punis. 

Rigoureusement construit en trois parties bien distinctes sans que le choix ait à voir avec la technique théâtrale, le film ne se départit jamais du ton grinçant voulu et maintenu par l’auteur : on présente les personnages s’exerçant sur des victimes grotesques, puis on passe à la démonstration (horrible) du fait criminel, enfin on achève le portrait par la remarquable réussite de la plus belle escroquerie qu’un incident empêche de se transformer en technique de répétition. La logique est parfaite, comme l’inspiration, la technique et l’exécution : le spectateur, englouti dans cette horreur fabuleuse parce qu’artisanale et considérée comme allant de soi, ne peut plus se défendre qu’en entrant dans le jeu de l’auteur, à peine gardé par l’humour grotesque et dérisoire, mais toujours aussi virulent, qui baigne ce « trio infernal ». En fait, il n’y a aucune complaisance de Girod envers ce spectateur : dans le film, on va toujours trop loin. Les comédiens (Piccoli et Schneider sont fascinants, mais leurs deux complices, Monica Fiorentini et Masha Gomska ne leur sont pas inférieurs, non plus que Andréa Ferreol) donnent à leurs personnages ce ton de détachement ironique qui accentue encore le malaise constant provoqué par un film qu’il est impossible de voir dans l’indifférence du divertissement : cette tranche de mort a des accents bunueliens. 

G.A. Image et Son n°288_289. 

ORANGE MÉCANIQUE 

Résumé : Au XXIème siècle, où règnent la violence et le sexe, Alex, jeune chef de bande, exerce avec sadisme une terreur aveugle. Après son emprisonnement, des psychanalystes l’emploient comme cobaye dans des expériences destinées à juguler la criminalité... 

Notre avis : Adapté du célèbre roman d’Anthony Burgess, récit truffé de phrases argotiques et peut-être encore plus provocant que le long métrage de Kubrick, Orange mécanique a fait date dans ces terribles années 70, qui constituent, par définition, la décennie des films à scandale : Le dernier tango à Paris, La grande bouffe, Salò, pour ne citer qu’eux... et donc Orange mécanique, tournant dans la filmographie du cinéaste démiurge, après le lyrisme spatial de 2001. Retour sur terre, dans une société dystopique, où la violence d’Alex et de sa bande se déchaîne, sur fond de musiques classiques réorchestrées par un des pionniers de l’ère électronique, Walter Carlos. Bien sûr, le grand public a retenu quelques moments emblématiques, souvent choquants : le viol sur fond de mélodie sifflotée (Singing in the rain, quintessence de la comédie musicale insouciante, ici associée à l’horreur absolue), le tabassage d’un clochard aviné sous un tunnel envahi de brume nocturne, le bar psychédélique où s’abreuvent les voyous aux costumes de marionnettes, l’agression à coups de phallus géant d’une dame atrabilaire... 

Curieusement, les moments de la deuxième partie sont moins évoqués. Pourtant, la critique de Kubrick vise d’une manière tout aussi implacable la thérapie de choc imposée par le gouvernement à Alex, le but étant de le neutraliser en lui ôtant tout libre arbitre. La nausée que lui inspire le désir d’une femme -dans une exhibition obscène, orchestrée par l’univers carcéral- devient par capillarité, la nausée que suscitent les réponses d’une société si fière d’elle-même et de sa lutte contre ce qu’elle considère comme une voyoucratie, au nom d’un humanisme qu’elle prétend illustrer. En vérité, la violence répond à une autre violence. Dans une perspective finalement foucaldienne, Kubrick met en scène tous les systèmes de contrôles et de pouvoirs qui permettent à une communauté de juguler une haine qu’elle a elle-même engendrée (les protagonistes ont l’apparence d’automates, ce n’est pas un hasard). On ne s’étonne pas que, dans un tel contexte, les anciens amis du chef de meute, devenu artificiellement inoffensif, aient endossé l’uniforme pour être des policiers sans foi ni loi, comme si les groupes sociaux qui génèrent le pire étaient interchangeables. Certes, le psychédélisme de certains passages a considérablement vieilli. Pour autant, le message politique de cette œuvre radicale n’a rien perdu de son actualité. 

Jérémy Gallet 

LA NUIT DES MORTS-VIVANTS 

« Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs » Charles Baudelaire 

Pour l’amateur de cinéma fantastique, la sortie française de LA NUIT DES MORTS VIVANTS marque la fin d’une époque. Méprisé par la critique et boudé par le grand public, les séries « B » d’horreur avaient leur ghetto. 

À Paris, au printemps 1970, le film de George ROMERO fut d’abord distribué très discrètement. Mais LA NUIT DES MORTS VIVANTS devint très vite le « film à voir », un « cult film » pour reprendre l’expression anglo-saxonne. Sorti miraculeusement indemne des griffes de la censure, cette série « B » ambitieuse comme un film d’auteur proposait une expérience totalement nouvelle : un film de terreur efficace et terrifiant doublé d’une dénonciation de certaines mentalités américaines. En France, l’énorme succès du film marqua la réhabilitation d’un genre maudit et son accession aux grands circuits d’exclusivité. 

Des morts vivants, le cinéma fantastique n’en manque pas ! Aux États-Unis, on les appelle généralement « zombies » : WHITE ZOMBIE, I WALKED WITH A ZOMBIE, ZOMBIES OF MAURA TAU... Romero, lui, a choisi le mot « living dead » pour bien montrer sa volonté de rompre avec la tradition. Et c’est un autre problème si depuis son film tous les « zombies » s’appellent « living dead ». 

En vrai terroriste, George Romero innove, dérange et « terrorise ». Il utilise les structures traditionnelles du film d’épouvante (matérialisation du danger, agression/résistance puis destruction finale) mais leur impose un rythme totalement différent. Il ne laisse pas souffler son spectateur. Dès la première séquence du cimetière, le film entre dans l’action directe, choisit le paroxysme, la frénésie et l’outrance. Le jeu est risqué mais Romero maîtrise son sujet comme un instrument. 

Caméra à l’épaule, pellicule 16mm dans le chargeur, George Romero donne à son film un style « actualités télévisées », documentaire et réaliste. L’adhésion est immédiate, le scepticisme oublié et les certitudes du spectateur sapées à la base. On est en plein fantastique parce que quelques rayons cosmiques réveillent les morts. Mais il n’y a aucune ambiguïté : le surnaturel de Romero se présente comme bien réel. Ses morts vivants ont la raideur des entités crées par le Baron Frankenstein ou quelque autre savant fou qui se prend pour Dieu mais ce sont, avant tout, des agresseurs sauvages et implacables. Par une manière de filmer immédiate, par un dénuement de mise en scène, par une sur dramatisation du jeu des acteurs, par un récit sans temps mort et par l’intégration de la violence au quotidien, George Romero joue avec les peurs les plus primitives de son public. Et ce n’est pas un hasard si les morts vivants de Romero ont vu le jour au cœur de cette psychose de violence qui secoua l’Amérique des années 60 ! 

LA NUIT DES MORTS VIVANTS, sous ses allures de délire terrifiant, se présente comme un psychodrame très conscient, très libérateur et un rien culturel. Menacés dans leur existence même, les vivants s’organisent. Chaque initiative est importante. C’est le bon vieux « struggle for life », combat pour la survie. Dans leur maison, ils sont coupés d’un monde extérieur hostile. Des mains surgissent pour les arracher à ce cocon protecteur. Mais les hommes rassurent les femmes terrifiées jusqu’à l’hystérie. Les mâles luttent aussi entre eux pour le pouvoir : pour savoir qui, du blanc ou du noir, va se dresser face à la barbarie comme ange gardien du monde libre. Mais l’ennemi est aussi à l’intérieur, le plus innocent peut être contaminé... Mise en péril de l’ « american way of life », invasion insidieuse, héros positif, milice vigilante, triomphe de la volonté, racisme... Tous ces archétypes de l’inconscient collectif américain sont depuis longtemps devenus des lieux communs. Ils sont au cœur de LA NUIT DES MORTS VIVANTS, assumés avec une parfaite naïveté. Et ils se doublent, pour la circonstance, d’une dénonciation de l’intolérance raciale et des dangers de confusion entre rétablissement de l’ordre et auto justice. 

Gilles GRESSARD 

SYNOPSIS 

À la suite d’une imprévisible mutation moléculaire due aux radiations atomiques, les morts se sont levés de leurs tombes pour aller dévorer les vivants...
Un petit groupe s’est réfugié dans une maison isolée en pleine campagne, afin de tenter de soutenir un siège en règle de la part des « morts vivants » de plus en plus nombreux. Toute personne blessée ou tuée par l’un de ces monstres devenant à son tour l’un d’entre eux et allant grossir aussitôt leurs rangs. 

FICHE TECHNIQUE 

Réalisation...........................................................................George A. ROMERO Production...........................................................................Russel STEINER Karl HARDMAN 

Scénario...............................................................................John A. RUSSO George A. ROMERO Direction de la photographie.............................................George A. ROMERO 

Montage................................................................................George A. ROMERO Son.........................................................................................Gary STEINER Directeur de production.....................................................Vincent D. SURVINSKI Effets spéciaux.....................................................................Régis SURVINSKI 

Tony PANTANELLO Coordination du scénario et continuité............................Jacqueline STEINER 


Durée : 1h30 Noir et Blanc U.S.A. 1968 

DES ZOMBIES PAR MILLIERS 

Portes barrées, fenêtres clouées, frêle abri pour un petit groupe humain rendu hagard par l’épouvante, une maisonnette isolée de Pennsylvanie est livrée à l’assaut de centaines de Lazare surgis des tombeaux environnants. Ce pourrait être ridicule. C’est un vrai cauchemar où affleurent toutes les angoisses ancestrales, toutes les terreurs nocturnes du subconscient. 

Tourné en noir et blanc, avec de petits moyens, par un réalisateur et des acteurs inconnus « LA NUIT DES MORTS VIVANTS » se situe exactement à l’opposé de l’esthétique anglaise de l’épouvante de la Hammer Films. Ignorant les affèteries victoriennes de Terence Fisher et de son « DRACULA », l’Américain George A. ROMERO a pris le parti du réalisme. Captées par une caméra baladeuse qui semble opérer à l’insu des protagonistes, ses images évoquent parfois un reportage de « Cinq Colonnes à la Une », ce qui les rend d’autant plus épouvantables. 

LES CLAUSTRÉS ET LES PANTINS. Mais que raconte « LA NUIT DES MORTS VIVANTS » ? À la suite d’une imprévisible mutation moléculaire due aux radiations atomiques, les cerveaux des morts ont été réactivés. Marrionnettes irresponsables, pantins sans conscience, les cadavres, par milliers, se répandent sur les routes pour dévorer les vivants. Il faut tuer et remuer sans cesse ces défunts récalcitrants. 

À partir de ce postulat dément, George A. ROMERO développe la situation avec une logique implacable. La pauvreté même de ses moyens le sert. Le monde extérieur n’est perçu qu’à travers des émissions de télévision qui rendent plus effrayantes encore la condition des claustrés. Dans ce huit-clos infernal, tandis que dehors déambulent de hideux zombies anthropophages, trois hommes et trois femmes se heurtent, se haïssent, deviennent fous, s’entraident ou s’entretuent dans un climat d’Apocalypse. Il est des cauchemars dont on parvient à s’arracher. Aucun des protagonistes ne réchappera de celui-là, pas même le héros de l’histoire, un Noir dynamique et courageux que la patrouille du shérif local abattra d’une balle bien placée, l’ayant pris (symbole ?) pour un des monstres. 

LES MINEURS ET LES NAÏFS. Quand l’horreur est littéraire et qu’elle est signée Edgar Poe, Mary Shelley ou Howard Philip Lovecraft, personne n’ose la marquer au fer. Quand elle se fait cinématographique, la censure s’en mêle et décrète : « En raison de son caractère cauchemardesque (sic) excédant les lois du genre, ce film paraît devoir être interdit aux mineurs de moins de 18 ans ». 

Que le censeur se juge qualifié pour définir les lois de quelque genre que ce soit, voilà qui ne surprendra que les naïfs ! Mais si vous avez 18 ans et un jour, vous pouvez aller vérifier cette illustration panique du vers de Baudelaire : »Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs ». 

Claude VEILLOT
L’Express - 26 janvier 1970 

LA NUIT DES MORTS VIVANTS 

Dois-je le dire ? La réussite exceptionnelle du film tient à sa capacité de faire naître et maintenir l’anxiété sans le recours aux décors et machineries compliqués et coûteux, éléments de facilité par lesquels se taillent un succès de pacotille nombre de films d’épouvante. La pauvreté évidente des moyens a déterminé un resserrement au niveau de la structure et de l’action qui lui assure sa plus grande richesse. Pourquoi peut-on parler à propos de LA NUIT DES MORTS VIVANTS d’une œuvre réussie ? Parce qu’il y existe une intensité dramatique exceptionnelle maintenue de bout en bout dans un genre dont la loi et l’essence résident en cette aptitude à jeter le spectateur hors de ses défenses pour le livrer au récit dans l’appartenance incontrôlée à son émotion. 

Mais une telle efficacité s’inscrit dans un registre que porte à son apogée l’assimilation et la reprise à compte de ses lois profondes. En d’autres termes, la perfection émotionnelle et dramatique tient à une mise en jeu rigoureuse de mythes, de lieux et de techniques narratives qui ont fini par se constituer un univers propre - celui du film d’épouvante - et dont les constantes se sont muées en critères. La qualité de maints films de terreur marquants repose sur la transgression de ces lois, la modification de cet univers : Michael Powel dans PEEPING TOM, Polanski avec ROSEMARY’S BABY par exemple, en témoignent. Or ici, rien de tel : la valeur du film se mesure à sa soumission à un genre dont il restera un archétype. 

A) CONSTITUANTS ET REDONDANCES MYTHIQUES DE CET UNIVERS 

L’épouvante naissant de la menace de mort, il faut que tout soit sous l’emprise de cette force. Le décor, dès lors, n’existe que comme métaphore de la mort active, de la mort qui tue : - cimetière dans un cadre sauvage : les tombes mêlées à la nature semblent y puiser une énergie venue du fond des temps. Car d’où provient l’inquiétude que produit immanquablement la simple vision au cinéma de ces croix dispersées dans l’herbe folle sinon de la menace obscure d’un grand Tout dévorateur et mortel ? La première séquence du film prédispose ainsi le spectateur aux agressions qui vont suivre : un vent sinistre, un orage menaçant y créent le lien tellurique sourd de la nature à la mort. 

- maison sinistre, vide et coupée du reste du monde, receleuse de dangers : ses pièces que le héros devra explorer une à une, ses ouvertures qu’il faudra boucher fébrilement et, s’ajoutant au cercle extérieur qui referme son étau, l’inconnu d’une cave insoupçonnée. 

- nuit sans fond et nuit sans fin, plus intolérable que le reste puisqu’introduisant de plain-pied dans le soubassement mythique de l’homme, les grandes peurs venues du bout des âges. 

Car la nuit parle à l’homme, sa voix secrète lui dit les épouvantes archaïques, lui déroule les grandes chroniques de sang, de meurtre et de mal. 

Et la mort elle-même prend le visage des ténèbres. LA NUIT DES MORTS VIVANTS fonde sa puissance émotionnelle sur une seule donnée, mais une donnée capitale : le RETOURNEMENT de l’idée de la mort. La mort devenue une sur-énergie, croissante, envahissante, invincible. 

Dès lors, c’est le règne de l’innombrable : créateurs au visage à demi-rongé, à la démarche fantomatique et grognant comme des bêtes. Puis sa prolifération : toute mort est génératrice de survie, sa vieille image de l’hydre reparaît et s’incarne admirablement dans la marche des morts vivants vers la demeure, avancée, qui se répète inlassablement et place la scène sur le plan des obsessions oniriques (ces cauchemars où l’on tente en vain d’échapper à son poursuivant). Le monde des morts vivants s’oppose radicalement à celui des hommes : c’est le magma, la horde bestiale, indivisible et indestructible parce que plongeant ses racines dans l’immensité de la terre dont il a resurgi, tandis que chez les personnages seule la non-solidarité se manifeste. Nulle chance de compter sur les autres. Son ami raille dès le début l’héroïne et la prédispose à la panique. Le noir, tout seul, doit lutter contre les monstres mais en outre se méfie des dangers que lui font courir une femme devenue folle et un individu lâche et terrorisé. 

Il faudrait s’interroger sur le fonctionnement et la portée de ces mythes : leur mise en œuvre, leur tradition universelle (avec quelles variantes, que la littérature multiplie mais que le cinéma semble estomper ?), leur résurgence (fortuite ou concertée ? significative ou non ?), leur insertion enfin dans une réalité datée, mais une critique du film n’est guère le lieu propice à ces développements. Sur ce dernier point, on ne manquera pourtant pas de relever l’implication sociale du dénouement comme le fait d’avoir choisi un noir pour le héros de l’histoire. Sans y trouver aliment à un délire apologétique de son engagement, il y a là une variante dans le genre qui méritait d’être signalée. 

B) D’UN ART DRAMATIQUE 

Mais tous ces éléments mythiques - et conventionnels - ne valent que par leur insertion dramatique. Et celle-ci est constamment réussie. Alternant les phases de répit (rares) et de terreur, elle prend la teinte et le rythme oppressant de l’enchaînement onirique avec ses accélérations, ses reprises de scènes et se situations sans issue. 

Équivalent dans l’écriture de l’art d’intervention que s’arroge l’écrivain - tantôt masquant le jeu, tantôt se dévoilant, le regard de la caméra ne cesse d’indiquer, recréer ou de traquer l’épouvante. Une telle présence, à tout instant rappelée, n’entre pas pour peu dans l’impact de l’œuvre et, là encore, s’intronise règle du genre. Subjective, elle déforme la vision des scènes dans l’emploi des courtes focales, des cadrages insolites et du mouvement d’appareil violent. Ainsi les premières agressions d’un mort vivant sur la jeune fille est-elle soudainement donnée et brutalement traduite comme elle est vécue par la conscience épouvantée de l’héroïne. Mais le plus souvent la caméra précède le récit, suggère des rapports de menace entre les objets, les lieux et celui qui les approche. Il lui suffit d’être là, la première, et d’attendre l’entrée du personnage dans les pièces de la demeure redoutable, ou encore de se poser avec insistance sur tel ou tel élément qui craquent sous la poussée des ennemis par exemple. Ce ressort essentiel du suspense, Romero a su le tendre à merveille. 

Mais - et par là il élargit son sujet - la séquence finale distancie nettement le regard. Abandonnant un rapport de complicité - complicité par l’angoisse puisque le spectateur est tenu de faire sienne celle du héros tout en gardant avantage sur lui - avec son personnage, elle porte un œil documentaire sur une chasse sans héros : simplement une meute qui en poursuit une autre et l’extermine. D’où une fin sans concession au happy end, et qui, cela va sans dire, inclue une dénonciation de la cruauté et de la bassesse de l’homme livré à ses instincts de carnage (comme dans maintes scènes de lynchage de western, ou, plus récemment, la poursuite finale de SCENE DE CHASSE EN BAVIÈRE). Mais c’est surtout une négation ultime, un grand coup de gomme qui tranche soudain, par son effet de frustration, le cordon ombilical reliant le spectateur à l’intrigue et, par la dédramatisation soudaine de l’action et la froideur du regard, rejette au néant le mythe fondamental de la mort comme suintement proliférant des choses et de la nuit : on meurt dans le claquement bref d’un coup de feu au petit matin quand ces lieux sont redevenus paisibles. 

René GARDIES
La Revue du Cinéma - Avril 1970 

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