BIOPICS, DOCUMENTAIRES, RÉCITS, CRÉATIONS, ESSAIS, CRÉATEURS
THE APPRENTICE
d’Ali Abbasi, US, 2024, Couleurs, 2h
avec Sebastian Stan, Jeremy Strong, Martin Donovan…
RÉSUMÉ : Années 1970, à New York. Un jeune homme d'affaires voit sa carrière prendre son envol après avoir conclu un pacte faustien avec un brillant avocat.
COMMENTAIRES : « Je ne suis pas un escroc », jure Richard Nixon avant le scandale du Watergate. Ce sont les premiers mots du film, récit de l’ascension de Donald J. Trump dans les années 1970-1980, quand il n’était encore qu’un jeune nabab de l’immobilier aux dents longues, fit bâtir la Trump Tower et épousa le mannequin Ivana Zelnickova. Les mots, Trump ne les avaient pas avant que Roy Cohn (Jeremy Strong, rigide et glaçant), avocat véreux aux méthodes de mafieux, homme de l’ombre du maccarthysme et de la campagne présidentielle de Reagan, en fasse son fils spirituel. « Attaquer, tout nier, ne jamais s’avouer vaincu », ses trois règles sont devenues celles de son disciple.
Le scénariste du film, Gabriel Sherman, journaliste spécialiste de l’alt-right, et le réalisateur Ali Abbasi, passionné par les monstres à figure humaine (« les Nuits de Mashhad », « Border »), racontent la naissance d’un animal politique et, à travers lui, une lignée de la droite populiste américaine. Sous une forme singulière. Patine vintage (grain de l’image, tubes disco), caméra portée et format carré de reportage télé : « The Apprentice » semble tiré d’archives secrètes, avec un Trump plus vrai (et beau) que nature, interprété par Sebastian Stan. Du fils à papa soucieux d’échapper au giron familial, plein d’ambition pour New York et pour lui-même, au menteur égocentrique et sans scrupule, dans le déni du réel, la mèche qui se raidit et la bedaine de plus en plus opulente, l’acteur manie les tics trumpiens sans jamais tomber dans la caricature. Au contraire du personnage et de son dessein politique qu’une réplique pointe : « Les gouvernements sont pour les losers... mais j’aimerais me faire sucer sur Air Force One ! » Nicolas Schaller.
Le film d’Ali Abbasi raconte comment le futur président Donald Trump a commencé son ascension, aux côtés d’un avocat bien peu recommandable. Incroyable satire tragicomique... qui fait froid dans le dos.
Écrit par Gabriel Sherman et réalisé par Ali Abbasi (Les Nuits de Mashhad), The Apprentice tire ironiquement son nom d’une émission dont Trump fut notamment l’incarnation. Cette fois, c’est lui l’apprenti. Né dans un clan fortuné, le falot n’a pas complètement reçu l’onction du père, Fred, qui le traite avec dédain. Persuadé d’avoir un sens inné pour la réussite, Donald va aller chercher l’inspiration auprès de l’avocat Roy Cohn dont l’un des faits d’armes est d’avoir été le conseiller du tristement célèbre sénateur McCarthy.
Ce duo constitue la principale qualité du film. Trump va boire les paroles de Cohn. L’élève, marchand de sommeil qui rêve d’une grande tour à son nom, va même dépasser le maître en matière de cynisme et d’immoralité. Le disciple va littéralement vampiriser ce mentor, joué par un stupéfiant Jeremy Strong au regard polaire. Et Trump ? Sebastian Stan, abonné de l’écurie Marvel, livre une performance là aussi assez bluffante.
Ce qui est intéressant avec The Apprentice, c’est qu’il n’a pas besoin de donner dans la farce surjouée, délirante et vulgaire : le personnage réel s’en charge lui-même. Le film utilise bien quelques artifices (un montage nerveux, un grain qui lui donne un côté vintage, la musique qui va avec), mais on suit avec une forme de sidération cette ascension tragicomique décrite avec un parfait premier degré : les psychodrames familiaux, la corruption des élus, les arrangements dignes d’un film de mafia, les relations avec les femmes, même un viol conjugal ! « Je me suis fait tout seul » ne cesse de répéter le nabab. C’est faux, mais qui s’en soucie, dans l’Amérique « qui veut retrouver sa grandeur » ? Christophe Caron.
C'est le film que toute l'équipe de campagne de Donald Trump voulait faire interdire. Raté : malgré les menaces de poursuites et autres aboiements des chiens de garde au printemps dernier. Même l'un des producteurs du film, le milliardaire pro-Trump Dan Snyder, s'est retourné contre ce biopic dévastateur de l'ex-président, actuel candidat à un second mandat, estimant avoir été floué par les auteurs, le réalisateur irano-danois Ali Abbasi et le scénariste-journaliste Gabriel Sherman. Furieux, il a finalement retiré ses parts dans la production de The Apprentice, au nom du sempiternel « conflit créatif ».
Déjà auteur du magnifique thriller Les Nuits de Mashhad (2022), sur la traque d'un serial killer dans les bas-fonds de cette ville sainte, Ali Abbasi observe dans The Apprentice un autre « killer » : Trump, un homme consumé par une soif de pouvoir nourrie par les valeurs d'un système capitaliste sans frein, sous l'ère Reagan.
Dans le rôle de ce succédané moderne de Barry Lyndon (le film de Kubrick est une référence avouée d'Abbasi) : Sebastian Stan, 42 ans, ex-superhéros chez Marvel, ici perruqué, surmaquillé, blond peroxydé, en surpoids de 7 kilos grâce à la consommation répétée de sodas... Et parfaitement crédible en Trump jeune loup de la Grosse Pomme, qui apparaît, au début du film, comme collecteur de loyers impayés dans les taudis érigés par son promoteur immobilier de père, Frederick Trump. Tel un vulgaire marchand de sommeil, Donald fait du porte-à-porte pour intimider les mauvais payeurs, tout en fréquentant, le soir venu, la haute société dans un club privé de Manhattan.
Dans ce lieu sombre filmé comme l'antichambre de Lucifer, Donald fera la connaissance d'une autre âme damnée : l'avocat ultraconservateur Roy Cohn (extraordinaire Jeremy Strong, star de la série Succession), qui prendra le golden boy en devenir sous son aile et lui transmettra ses trois commandements sacrés pour écraser l'ennemi en société : 1) toujours attaquer ; 2) ne jamais admettre la vérité ; 3) ne jamais s'avouer vaincu.
Filmé en format carré, avec une image à l'esthétique vintage évoquant d'abord une pellicule 16 millimètres granuleuse pour évoluer vers une patte vidéo typique des archives d'un JT des eighties, The Apprentice a posé un sérieux cas de conscience à Abbasi. « J'ai longuement hésité avant d'accepter. L'Histoire va nous juger avec ce film : je voulais à la fois me libérer de tout jugement moral grossier sur Trump et veiller quand même à ne pas être complice de sa légende, explique Ali Abbasi au « Point ». Privilégier une image vidéo et carrée plutôt que de filmer The Apprentice en cinémascope – alors que j'adore ce format –, c'est un choix politique : je ne voulais pas faire un film épique, je ne voulais pas risquer d'embellir la réalité. Je voulais une image crue, à l'image de ce monde des affaires. Je ne voulais pas non plus que le film tourne exclusivement autour de Trump. Le sujet, c'était pour moi sa relation de disciple à mentor avec Roy Cohn et le système darwiniste qui a permis à ces deux hommes d'assouvir leurs instincts de tueurs... » En bout de course, le plus cruel des deux fauves finira par dévorer l'autre.
Tourné à Toronto, ville souvent choisie comme doublure de la trop chère New York par les productions au budget modeste, The Apprentice n'épargne certes pas l'ex-président mais ose, comme le souhaitait Abbasi, glisser un peu de nuance dans sa charge. La première partie du film décrit un Trump gauche, timide, presque attachant dans sa maladresse, tout en saluant son incontestable vision de l'avenir touristique de New York, dont il veut faire sortir de terre les plus beaux gratte-ciel en pleins quartiers coupe-gorge de Manhattan. Mais, telle une nuit tombant peu à peu sur son âme, l'acharnement du jeune homme à se hisser toujours plus haut le rend à la fois impitoyable, pathétique et terrifiant.
The Apprentice fonde son récit sur plusieurs sources, dont la sulfureuse biographie non autorisée de Trump : Lost Tycoon. « The Many Lives of Donald
J. Trump », du journaliste Harry Hurt III, publiée en 1993. Quant à la scène choc de l'intrigue – le viol conjugal d'Ivana Trump (incarnée par Maria Bakalova) par un Donald passé pour de bon du côté obscur –, Harry Hurt III l'a décrite dans son livre en s'appuyant sur une déposition sous serment d'Ivana, lors de sa procédure de divorce contre Donald. L'ex-Mme Trump, décédée en 2022, était revenue, depuis, sur ses déclarations au moment où son ex-mari devenait président des États-Unis... mais Sherman et Abbasi ont décidé d'inclure cet épisode.
Cette scène a mis en fureur les proches de Trump. Face aux menaces de procès en diffamation toujours brandies par la garde rapprochée du candidat républicain à la Maison-Blanche, Abbasi rétorque : « Ces faits sont documentés. Les avocats de Trump tirent des conclusions hâtives sur un film qu'ils n'ont pas vu. Je pense pour ma part qu'on a fait une œuvre juste, sur un homme qui a fait évoluer son discours en sachant décoder ce que les gens voulaient entendre. »
En attendant, le 3 septembre dernier, le distributeur américain (la petite société indépendante Briarcliff Entertainment) de cette fresque visuellement composée et baptisée en clin d'œil à la célèbre émission de télé-réalité « The Apprentice » que Donald Trump présenta sur NBC dans les années 2000 et 2010 –, a dû lancer une campagne de financement participatif sur la plateforme Kickstarter pour « permettre au film de rester le plus longtemps possible dans les cinémas ». Un autre bataille... Quant à Ali Abbasi, tout heureux d'avoir relevé le défi avec brio, il jure que, pour sa prochaine réalisation, il retournera aux univers surréalistes de ses débuts. « Je pourrai donner libre cours à mes fantasmes créatifs, confie-t-il. Je crois que je commence à être épuisé de scruter la noirceur humaine ! » Philippe Guedj.
Ali Abbasi ne ménage pas Donald Trump dans sa description de The Apprentice, découvert à Cannes en mai dernier. Il présente l’ex Président des Etats-Unis comme un jeune homme complexé qui va trouver un mentor redoutable en la personne de Roy Cohn. Les deux rôles permettent à Sebastian Stan et Jeremy Strong de livrer des performances brillantes, dignes de se retrouver aux Oscars en 2026.
« Il fallait éviter que leurs performances soient des caricatures vivantes de Trump et Cohn, explique Ali Abbasi à « 20 Minutes ». On a beaucoup travaillé sur les nuances pour ne pas tomber dans un délire satirique à la manière d’une émission comique comme le Saturday Night Live. » Cette approche nuancée donne une force incroyable au film dont le titre fait référence à une émission télévisée célèbre en Amérique. Elle était animée par Donald Trump qui faisait passer des entretiens d’embauche à des candidats qu’il malmenait. Le « You’re fired ! » ( « Tu es viré ! » ) qu’il assénait aux perdants est iconique outre-Atlantique.
La relation entre Donald Trump et son mentor avocat réactionnaire, dépourvu de tout scrupule est au centre du récit jusqu’au moment où l’élève dépasse le maître.
« C’est un peu comme dans Frankenstein où le monstre prend le pas sur son créateur qui ne parvient plus à contrôler sa création. », insiste Ali Abbasi. C’est un véritable film d’horreur pour adultes que propose le réalisateur des Nuits de Mashhad. Le spectateur est sidéré d’assister à la naissance d’un politicien redoutable dont, contrairement aux personnages, il connaît la destinée et le danger qu’il va finir par représenter.
Son coscénariste Gabriel Sherman a pu observer Donald Trump de près et le rencontrer pendant dans la campagne électorale de 2016 qu’il couvrait comme journaliste. « Avec Gabe, on a cherché quel était le point commun entre Trump et Cohn, insiste le réalisateur iranien. On est parvenus à la conclusion que c’était la quête incessante de la perfection. Ils n’ont aucun sens de la décence dans cette recherche permanente car la ligne est fine entre perfectionnisme à outrance et indécence totale. »
Une scène du film où Trump viole son épouse, jouée par Maria Bakalova, est emblématique. « Je n’aime ni tourner, ni montrer ce genre de séquence, insiste le cinéaste, mais elle était indispensable pour comprendre le besoin de pouvoir absolu de Trump comme sa relation aux femmes. Il se conduit comme un souverain qui estime que tout lui appartient et ne supporte pas qu’on lui résiste ». Il n’y a rien de gratuit dans ce passage très dur qui fait passer des frissons dans le dos. La scène devait être pénible à regarder et elle l’est.
Pour Ali Abassi, les électeurs américains savent déjà pour qui ils vont voter et il ne s’agit pas d’une question de politique mais de personnalité. « Peu de votants s’intéressent au programme proposé, analyse-t-il. Ce qui compte, c’est le candidat lui-même et le désir de le voir ou non à la Maison-Blanche. » Pour autant, le cinéaste ne considère pas son film comme militant. « Je ne suis pas américain, je ne vote pas aux Etats-Unis et je ne suis affilié à aucun parti politique, martèle-t-il. Je m’intéresse surtout à la psychologie du personnage. »
Son parti pris est celui d’un observateur assistant à un désastre qu’il ne peut enrayer. « Mon angle est celui d’un anthropologue européen qui essaye de comprendre un système politique complexe, confie-t-il. Je suis cependant conscient que pour les Américains, il s’agit, plus que jamais, d’une question de vie ou de mort. » Son analyse de la personnalité de Donald Trump est aussi aiguë que ce qu’il montre dans son film. « Je crois que la plus grande erreur consiste à le considérer comme un idiot, commente-t-il. Donald Trump a une intuition remarquable de la façon dont fonctionnent les médias. Il est comme un acteur qui a de la bouteille et qui sait instinctivement où se trouve la caméra sans avoir à la regarder. Cela lui confère un avantage unique sur ses adversaires. »
Ali Abbasi rêve de voir son film sortir aux Etats-Unis entre les débats présidentiels et le jour des élections. « Je ne crois pas que The Apprentice puisse influencer les électeurs de quelque façon que ce soit, admet-il. Surtout quand il s’agit de Trump et de cette élection en particulier. C’est l’élection la plus importante que j’ai jamais connue de mon vivant. Et cela pour nous tous. » Drôle parfois, souvent terrifiant, son film donne un éclairage passionnant sur un homme dont la soif de pouvoir peut avoir une influence capitale sur notre monde. Caroline Vié.
CRITIQUES : Une chanson donne le ton, et il fallait la dénicher. « Yes Sir, I Can Boogie », du duo Baccara, tube mondial oublié de l’année 1977, fournit une idéale ponctuation musicale, pleine d’entrain conquérant ; un chœur antique de pacotille pour des personnages aussi offensifs que moralement bas de gamme. En creux, ce morceau renvoie, par son titre, à l’une des influences du film, Boogie Nights, de Paul Thomas Anderson, autre histoire d’arrivisme et de démesure à l’américaine. Et il y en a, ô combien, dans ce double portrait cinglant du jeune Donald Trump et de son mentor de l’époque, l’avocat Roy Cohn.
Le scénario se concentre sur un moment peu connu : la transmission de préceptes ignobles et de tactiques brutales entre l’homme expérimenté, encore puissant, et le novice en politique. Roy Cohn vient des années 1950. Il fut le conseiller juridique du sénateur anticommuniste Joseph McCarthy, et à l’origine d’enquêtes et d’arrestations truquées. Il fut aussi le procureur général envoyant à la chaise électrique, en 1953, les époux Rosenberg, New-Yorkais communistes accusés d’espionnage au profit de l’URSS. Il condamna publiquement l’homosexualité, qu’il vivait pourtant en privé et au sujet de laquelle il resta dans le déni le plus complet. On peut le voir, en version fifties, dans la récente série Fellow Travelers et, pour son avatar de 1985, sous les traits d’Al Pacino dans Angels in America (2003), minisérie adaptée de la pièce de Tony Kushner.
Trump, qui magouille alors dans l’immobilier au service de la firme paternelle, a besoin d’un tel mentor pour acquérir une autre dimension et donner de l’ampleur à ses méthodes au bord de l’illégalité. Un pacte implicite est scellé entre l’avocat et l’entrepreneur junior, ce qui permettra, entre autres, la construction de la tapageuse Trump Tower, à coups de corruption et de chantages. Le scénario (signé Gabriel Sherman, journaliste politique) enchaîne des scènes d’une précision et d’une concision remarquables. Les deux personnages baignent dans une sorte d’ivresse du pouvoir et du mal, fiers de mentir et d’attaquer en toutes circonstances, d’agir en tueurs et de ne jamais reconnaître erreurs ou défaites. D’où l’impression d’assister à l’invention des fake news et des « vérités alternatives ». Trump, spontanément homophobe, ferme les yeux, par opportunisme, sur la sexualité de Roy Cohn.
Inattendu à la réalisation, le Danois d’origine iranienne Ali Abbasi fait parfaitement fructifier son point de vue extérieur sur la politique et le capitalisme américains. Il prolonge aussi son travail autour des êtres en mutation (Border, 2018) et de la monstruosité intégrale (Les Nuits de Mashhad, 2022). Sa mise en scène n’a rien d’ostentatoire, mais, du grain de l’image à l’expressivité des visages, jamais pareils d’une scène à l’autre, elle tape toujours juste et culmine dans la direction exceptionnelle de deux acteurs téméraires. Sebastian Stan, révélé dans des films Marvel, est cet improbable sosie de Robert Redford auquel les médias américains comparaient alors Trump. Jeremy Strong, célèbre pour la série Succession, sidère encore plus en stratège de fer, tel que ces mêmes médias décrivaient Roy Cohn, et que l’on voit peu à peu commencer à rouiller.
Sur quelques années, celles du nettoyage social de New York, de l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de la terrible déferlante du sida, The Apprentice fait apercevoir avec éclat tous les premiers coups bas d’un parcours fameux en la matière. On voit le futur président des États-Unis tourner le dos à son frère dépressif, qui meurt à cette époque ; séduire, épouser puis humilier Ivana, sa première femme (excellente Maria Bakalova) ; et, bien sûr, surpasser finalement en cynisme et en cruauté son maître, aux dépens de ce dernier... Louis Guichard.
Il est des films qui, de par la nature de leur sujet, sont voués à être controversés. The Apprentice, d’Ali Abbasi, est un tel film. Et pour cause : ce drame biographique dévoilé en compétition officielle à Cannes conte l’ascension dans le monde des affaires d’un tout jeune homme du nom de Donald Trump. Spécifiquement, le film se concentre sur la relation de mentorat que le futur président américain entretint avec le défunt avocat Roy Cohn, figure infâme s’il en fut. En contre-emploi, Sebastian Stan s’avère fort persuasif dans le rôle principal, face à un Jeremy Strong hallucinant dans celui de Cohn. Malgré une mise en demeure du camp Trump, The Apprentice doit prendre l’affiche le 11 octobre. En exclusivité, Ali Abbasi nous parle de son brûlot depuis une chambre de... l’emblématique tour Trump à New York.
Il faut préciser que le scénario est signé Gabriel Sherman, journaliste et auteur de « The Loudest Voice in the Room: How the Brilliant, Bombastic Roger Ailes Built Fox News — and Divided a Country », une biographie dévastatrice de Roger Ailes, le président déchu de Fox News. Ayant lu l’ouvrage, Ali Abbasi admet avoir eu certains a priori.
« Je perçois Gab comme un libéral. Une chose est sûre, les conservateurs le considèrent comme libéral. Donc, à ma lecture de son scénario, deux trucs se sont produits. D’abord, à cause du travail de Gab sur Ailes, je m’attendais à un traitement hypernégatif de Trump, mais ça s’est révélé plus nuancé que ça — peut-être même trop pour mon goût personnel. Ensuite, je me suis demandé : pourquoi me propose-t-on, à moi en particulier, de réaliser ce film ? »
Pour mémoire, le long métrage précédent d’Ali Abbasi, Les nuits de Mashhad, brilla lui aussi à Cannes, où Zar Amir Ebrahimi remporta le Prix d’interprétation féminine. Basé sur des faits, le film revient sur l’enquête d’une journaliste iranienne pour démasquer un tueur en série qui commit une série de féminicides facilités par un contexte de fondamentalisme religieux. Bref, entre histoire vraie et sous-texte sociopolitique, on pourrait arguer que le cinéaste d’origine iranienne, basé à Copenhague, constituait un choix tout désigné.
Le principal intéressé a une autre explication : « Je crois que les producteurs voulaient mon point de vue de personne extérieure à la situation, et n’ayant pas d’affiliation avec les franges libérales ou conservatrices [américaines], j’apportais un regard non partisan, ce qui est crucial lorsqu’on s’attaque à une figure aussi polarisante. »
Polarisante, et notoirement belliqueuse, pour ne pas dire revancharde... Ainsi, en mai dernier, les avocats de Donald Trump firent parvenir une mise en demeure aux producteurs du film dans le but d’en empêcher « la promotion, la distribution et la parution ». Le directeur des communications de la campagne présidentielle de Trump y alla également de menaces de poursuites. Inquiet, Ali Abbasi ?
« Je mentirais si je disais que je ne me suis pas inquiété, ou que je ne suis pas inquiet. Mais la vie est trop courte. Combien de fois, dans une vie, peut-on espérer faire un film sur Donald Trump, et ensuite en parler en direct de la tour Trump ? Mais sérieusement, quand vous traitez d’un sujet ou d’une personne aussi controversés, c’est impossible de satisfaire qui que ce soit. Quoi que vous fassiez, on trouvera que vous n’êtes pas allé assez loin, ou alors que vous êtes allé trop loin. On décidera que vous avez été injuste avec la personne, ou au contraire que vous avez été complaisant et l’avez trop humanisée. D’être conscient de ça d’entrée de jeu, c’était libérateur, car je savais que je n’avais pas à faire de compromis, puisque l’accueil serait ce qu’il serait de toute façon. »
Comme indiqué, The Apprentice bénéficie d’une paire de performances assez exceptionnelles de Sebastian Stan et Jeremy Strong. Devenu une star de Hollywood grâce aux superproductions Marvel Captain America, Stan a depuis démontré l’étendue de son registre : voir la satire I, Tonya. Il reste que, sur papier, Stan ne constitue pas un choix évident pour incarner un jeune Donald Trump. Et pourtant...
« Avec Sebastian, on a commencé à discuter du film en 2019, révèle Ali Abbasi. Il faut comprendre qu’on a perdu le financement plusieurs fois. Et donc, Sebastian a eu tout loisir de réfléchir au film et au rôle. Vous savez, c’est un acteur obsédé par les petits détails. Il est très, très méticuleux. Et pour jouer Trump, je pense que ces qualités-là étaient idéales, car avec un tel personnage, il y a toujours un danger de sombrer dans un sketch de SNL. »
Du même souffle, Ali Abbasi explique que Jeremy Strong, inoubliable dans la série Succession, possède lui aussi un côté obsessionnel qui seyait à merveille au rôle de Roy Cohn. Avocat ayant autrefois fait condamner à mort Julius et Ethel Rosenberg pour espionnage, Cohn participa ensuite à la purge anticommuniste du sénateur McCarthy. Homosexuel dans le placard, il mourut de complications liées au sida en 1986, quelques semaines après avoir été radié du barreau.
La composition de Strong est saisissante, entre monstruosité ordinaire et humanité réprimée, laquelle rejaillit à la fin, poignante, à l’heure d’un terrible bilan.
Jeremy Strong n’est en l’occurrence pas le premier à incarner Roy Cohn : James Woods et Al Pacino l’ont fameusement interprété par le passé.
« C’est drôle parce que j’ai récemment croisé Jeremy en plein souper avec Al, et je me suis permis de m’inviter à leur table : c’était juste trop incroyable de voir ces deux Roy Cohn en pleine discussion. Outre son souci du détail, Jeremy a amené une part de naturel au rôle, même s’il s’agit d’une partition plus flamboyante, et qui offre plus de latitude quant à l’ampleur du jeu. Jeremy est un peu devenu un moteur : quand il est à l’écran, on sent l’énergie qui émane de lui, et quand il n’y est pas, on ressent presque un vide. À la caméra, la complicité entre Sebastian et lui est vraiment bonne. »
Alors, lénifiant ou décapant, The Apprentice ? Puisqu’on assiste, en somme, à la fabrication d’un arriviste absolu (c’est le constat ultime du film), sans doute y a-t-il plus du second que du premier.
« Les enjeux sont élevés, note Ali Abbasi. Nous allons être jugés par l’Histoire. Si, comme réalisateur, j’ai été trop doux avec Trump, l’Histoire retiendra que j’ai retouché et adouci son image. Si j’ai été trop dur, l’Histoire retiendra que je n’aurai été qu’un parmi des légions à avoir voulu le descendre en flammes. Avec l’élection présidentielle toute proche, ces enjeux ne sont que plus criants. »
D’ailleurs, Ali Abbasi estime-t-il que son film puisse avoir quelque impact sur ladite élection ? « Je pense que ce surcroît de contexte, de savoir d’où vient Donald Trump, peut donner une meilleure compréhension de l’être humain qu’il est. Maintenant... est-ce que ça peut inciter à voter pour lui, ou contre lui ? Je ne le sais pas. »
Évidemment, tout cela vaut dans la mesure où le film prend bel et bien l’affiche... Compte tenu des tracas juridiques, la sortie pourrait-elle réellement être compromise ?
Haussant les épaules, Ali Abbasi conclut : « L’équipe et moi sommes en présence de forces tellement plus grandes que nous, et sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Pour autant, je refuse de me censurer, et c’est une conversation que j’ai eue avec de nombreux bâilleurs de fonds. Mais... rira bien qui rira le dernier. » François Lévesque.
Au début, le doute nous assaille : derrière cette patine pittoresque empruntée aux 80’s, derrière cette reconstitution bluffante des années fric, derrière cette énergie, notamment musicale, déployée à nous rappeler le bouge total qu’était New York à l’époque, derrière le cool qui dégouline d’abord de l’écran, Ali Abbasi allait-il nous servir un film tiédasse, un portrait gris de Donald Trump qui s’assurerait de ne s’aliéner ni les Républicains, ni les Démocrates ? Un de ces fameux films qui ne prendrait jamais parti comme beaucoup de réalisateurs américains nous en servent, terrifiés à l’idée de faire du « cinéma politique » ? C’est qu’au début, Ali Abbasi attribue au jeune Trump un véritable mérite : avoir une vision. Une vision pour New York : réhabiliter un quartier en perdition à côté du Chrysler Building, lui-même au bord de la banqueroute. Dire de Trump qu’il est un visionnaire, c’est peut-être trop. Disons qu’il a eu une idée. Son autre mérite, c’est d’avoir approché Roy Cohn, avocat en mission pour protéger la grandeur de l’Amérique, en croisade contre les traîtres – Jeremy Strong, magistral. Or les Trump sont accusés de discriminer les populations noires dans leur empire de l’immobilier. L’amende qu’ils risquent pourrait les ruiner. Mais Donald persuade Cohn que sa cause est juste et que la banqueroute des Trump serait un peu celle de l’Amérique. Ni une ni deux, Trump et Cohn deviennent inséparables, le second apprenant au premier, jeune apprenti, tous les rouages du monde des affaires. Parmi eux, deux règles qui présagent de la doctrine trumpiste : « admit nothing, deny everything / n’avoue rien, nie tout », précurseur du règne de la post-vérité, et « claim victory, never admit defeat / revendique la victoire, n’admet jamais la défaite », annonciateur du 6 janvier et de l’attaque du Capitole. Vouloir construire une tour et savoir s’entourer, c’est ce que concède Ali Abbasi à Donald Trump. Une fois cela établi, le portrait du futur président devient radicalement plus noir, il y est décrit comme une sangsue qui se nourrit de la misère et des malheurs de l’Amérique, de ses divisions. Une fois que Trump a pompé à Cohn tout son savoir et qu’il peut s’ériger en self- made man sans jamais créditer ceux qui l’ont créé, son père en tête, Ali Abbasi change de ton et tire à boulets rouges. Sous les traits d’un Sebastian Stan épatant, Trump s’empâte, devient voûté ; sous la méchanceté, ses lèvres se pincent en cul de poule et le monstre Trump, celui qui ruinera moralement l’Amérique, naît sous nos yeux. Pendant un moment, THE APPRENTICE n’est même plus soumis à aucune dramaturgie : Abbasi ne montre que Trump devenir Trump, sortir de voiture sous les flashs, baver sur la poitrine des femmes, rêver à des tours comme autant de symboles phalliques et abreuver la presse de punchlines. Le film devient, sans équivoque, à charge : obnubilé par la réussite et dégoûté par la médiocrité, séparant le monde entre les killers et les losers, Trump tourne le dos à son frère dépressif, viole sa femme et une fois qu’il lui a tout pris, ses relations, sa philosophie, son aide, il renie son mentor, mourant du SIDA, et désinfecte après lui, à chaque passage. Il devient une raclure, un type répugnant. Cette naissance du mal ne ménage aucun suspense et ne souffre aucune nuance, car Ali Abbasi semble également mettre le monde en accusation : déjà à l’époque, c’était un danger public, sans idéologie, sans dieu, ni maître, mais personne n’a cru bon de l’arrêter. THE APPRENTICE s’assume en règlement de comptes, contre un homme qui a terriblement abîmé la démocratie américaine, qui a inspiré les populistes de tout bord et lancé l’ère de l’infox. À mi-chemin entre l’exutoire, l’exorcisme de cinq années de cauchemar et la piqûre de rappel alors que, dans quelques mois à peine, il pourrait être réélu. Ali Abbasi est persona non grata dans son propre pays, l’Iran : ce n’est pas s’en prendre violemment au Président américain qui le ferait trembler. On salue la beauté d’un geste purement militant devenu rare au cinéma. Emmanuelle Spadacenta.
C’EST PAS MOI
de Leos Carax, 2024, France, Oh40, Couleurs
avec Leos Carax, Denis Lavant, Léa Seydoux…
RÉSUMÉ : Pour une exposition qui n’a finalement pas eu lieu, le musée Pompidou avait demandé au cinéaste de répondre en images à la question : Où en êtes vous, Leos Carax ? Il tente une réponse, pleine d’interrogations. Sur lui, "son" monde. Je sais pas. Mais si je savais, je répondrais que...
POINTS DE VUE : Le titre sonne comme une protestation enfantine – dont nous savons, chacun de nous, ce qu’elle vaut. C’est aussi un art fieffé du contre-pied, spécialement quand l’expression intitule un film qui se présente comme autobiographique. Tout Carax, qu’il s’agisse de lui ou de l’autre, tient dans ce titre qui conjoint l’enfance butée, le bras d’honneur dadaïste, le goût rimbaldien de l’incantation et du mystère. Il se trouve, chose assez rare, que le distributeur « Les Films du losange » nous propose d’aller découvrir un film de quarante et une minutes et dix-neuf secondes dans lequel Carax – qui n’a rien fait pour le mettre en conformité avec la durée d’une séance – bricole cette chose à la fois bâtarde et ourlée, ouvertement intime, qui, ordinaire caraxien, saigne et rit en même temps.
Ici, histoire de savoir dans quoi on met les pieds, on tranche au bistouri le curriculum de l’artiste. Né à Suresnes (Hauts-de-Seine), d’une mère américaine et d’un père suisse, sous le nom plus commun d’Alex Dupont, voilà soixante-trois ans. A réalisé six longs-métrages en trente ans d’une carrière inaugurée en 1980 par un court-métrage joyeusement intitulé Strangulation Blues. De Boy Meets Girl en 1984 à Annette en 2021, en passant par Les Amants du Pont-Neuf, qui manque ruiner, en 1991, l’industrie du cinéma français, voilà un réalisateur qui éclaire ses personnages – amants souffrant du mal paroxystique des amants – au soleil noir de la mélancolie, n’en cherchant pas moins dans le cinéma la lumière primitive d’un éternel renouveau.
Le couple Denis Lavant-Juliette Binoche l’accompagne dans cette passion. Elle moins longtemps que lui, qui devient l’alter ego du cinéaste à l’écran. Sinon, l’ombre de Jean-Luc Godard (1930-2022), autre romantique, s’appesantit en pleine conscience sur Leos Carax depuis ses débuts – il en est de pires. Lequel peut prétendre sans rougir avoir relevé le flambeau d’un cinéma saturé d’inquiétudes et de beautés, qui ne se sera, ô grand jamais, couché devant rien ni personne, et dont le pays s’appelle la nuit. Cela à sa manière et selon ses moyens propres, dans une sorte de grand mix remontant aux sortilèges du muet, au rayonnement insurrectionnel de l’enfance, au lyrisme étoilé des corps en mouvement. On pourra se lever de bonne heure pour trouver plus habité. Jacques Mandelbaum
Il faut être un vrai fan de Leos Carax pour aller voir ce drôle d'objet : quarante minutes d'essai filmique ou de collage abstrait – selon l'analogie que l'on préférera – à la façon de Jean-Luc Godard. L'auteur des Amants du Pont-Neuf (1991) y revisite son œuvre et son univers, se cite (avec notamment une scène célèbre de Mauvais Sang), se met en scène. Oui, il faut être un vrai fan de Leos Carax pour apprécier cette juxtaposition foutraque, la présence de l'alter ego Monsieur Merde (joué par Denis Lavant) avec ses fantaisies scatologiques, la vision de Carax lui-même sur son futur lit de mort ou encore la présence à l'écran de la fille du cinéaste.
Que l'on soit ou non friand de cet exercice d'une indéniable radicalité artistique, on ne peut que s'agacer de séquences qui opèrent des raccourcis politiques douteux – ainsi d'un montage clairement destiné à jeter dans le même sac Vladimir Poutine, Donald Trump, Kim Jong-un et Benyamin Netanyahou... Le film comporte bien sûr d'insistantes allusions directes à Hitler et à la Solution finale. Un autoportrait, pourquoi pas ? Un essai politique, non merci ! Florence Colombani, Alice Durand, Yaël Djender, Jean-Luc Wachthausen
On le voit à plat ventre sur son lit, tout habillé, son petit chapeau vissé sur la tête, son fidèle chien à ses côtés. Carax a zébré le plan de couleurs irisées, ça fait plus gai. Pour le reste, l’ambiance est funèbre. Dans le cadre d’une exposition finalement annulée, le Centre Pompidou avait demandé au réalisateur de répondre en images à la question : où en êtes-vous, Leos Carax ? L’ex-enfant terrible du cinéma français ne répond pas « nulle part », mais c’est tout comme. Lui, l’ermite plutôt secret fuyant les médias, voilà qu’il vide son sac. Ou fait semblant : il reste caché, on le voit peu. Mais sa voix caverneuse et pincée nous parvient. Comme d’outre-tombe.
Il tente de faire le point sur lui-même, sur son travail, sur l’époque, se décrit un peu, en faisant un curieux parallèle avec Roman Polanski – petit de taille et juif comme lui. Il remonte à son enfance, à son histoire familiale. Il a sorti de vieilles photos en noir et blanc, évoque ses parents, s’attarde sur son père. Le film est un autoportrait mais où l’intime croise la grande Histoire, l’ombre du mal, les dictateurs, ceux d’hier et d’aujourd’hui – Bachar el-Assad, Poutine, Netanyahou. Denis Lavant, double et diable, ressurgit ici et là, faune à barbiche rouge serpentine, costume vert et ongles crochus, apparu dans Tokyo ! (2008). Leos Carax cite Tintin et mille autres choses, dans un grand magma harmonieux, sans craindre l’autopromotion – des extraits de tous ses films sont montrés. Il fait entendre Barbara, Nina Simone, David Bowie. Il salue Léo Ferré. Et Godard. Lequel plane un peu partout. Entre Histoire(s) du cinéma du visionnaire helvète et C’est pas moi, le parallèle est évident. Même goût de l’emprunt à tout va. Même art foudroyant du montage et du démontage, de la rupture et du collage.
Une telle ressemblance pourrait devenir fâcheuse. Mais Carax assume d’être un disciple, comme il assume de n’avoir jamais filmé que du « déjà-vu ». De là ce sentiment d’imposture, qu’il a toujours éprouvé. Pour se racheter, il lui reste la vérité de ce qu’il a vampirisé et aimé, à travers les autres, les films, les proches, tout ce qui lui a permis de ne pas sombrer. L’autoportrait vaut surtout comme un exercice d’admiration. Sur la magie du cinéma muet (L’Aurore, de Murnau), de la musique et des voix, le film comporte de belles étincelles, provoquées par des télescopages virtuoses. Un souffle lyrique traverse ce maelström d’images. Où l’émotion nous prend à la gorge plusieurs fois, surtout lorsque le marginal capricieux et maudit rend hommage à des proches disparus, comme Katerina Golubeva, son ex-compagne, avec qui il a eu une fille. Un moment, on voit cette dernière enfant, marcher le long d’un quai, sous le soleil parisien... Le film est à la fois un requiem et une ode à la vie. Jacques Morice.
CRITIQUES : Godard parti, Carax éblouit. En digne héritier spirituel du mage de Rolle, le réalisateur d’ « Holy Motors » nous adresse, sans crier gare, un essai de quarante minutes. Work-in-progress ? Film bilan ? Disons un instantané d’inspirations, soit ce que l’on a vu de plus drôle et tragique, libre et joueur, poétique et politique, durant le dernier Festival de Cannes. Leos magique, Carax Majax. Sa vie, son œuvre, leurs fantômes, les ogres du réel et les tyrans modernes, les humiliés magnifiques et les victimes ignorées, les femmes aimées, offensées, sublimées, meurtries par lui, le cinéma, ce qu’il en reste et la profonde vertu des calembours se bousculent dans cet essai aux vingt-quatre idées par minute.
La négritude de Nina Simone y rime avec la bravoure d’Isadore Greenbaum, ce juif ayant défié 20 000 Américains lors d’un rassemblement nazi de 1939 au Madison Square Garden, l’aurore du cinéma avec l’horreur de la Shoah racontée à des enfants pour les endormir (ou pour ne plus qu’ils rêvent), les cadavres d’enfants migrants échoués sur les plages européennes avec l’émigrant Charlot arrivant à New York, la magie de la lanterne avec l’obscur objet des désirs, la folie des hommes avec le « grain de la beauté » de Marilyn, Polanski avec Dupont (le vrai nom de Carax).
Nul racolage, Carax caracole. Transgressif et déchirant. « Y a-t-il rien qui vous élève comme d’avoir été aimé par un mort ou une morte ? » y entend-on entre autres phrases belles et impuissantes. Quand ce n’est pas M. Merde alias Denis Lavant, l’alter ego histrionique du cinéaste, qui y va de ses injonctions « cacaïstes ». Pendant qu’il est trop tard, épargnons-nous la mélancolique (sic). Faut-il connaître et aimer l’œuvre de Carax pour être sensible à ce « livre d’images » jailli d’une époque qui en est gavée mais ne les comprend plus ? Peut-être, pas sûr. Une chose est certaine, ne partez pas avant la fin du générique sous peine de manquer un moment de grâce : une séquence où « Mauvais sang » meets « Annette ». Le « Modern Love » de l’enfance du septième art . Beau, oui, comme Bowie. Nicolas Schaller
EXPRESS : On plonge corps et âme dans ce film-monde aussi émouvant que stimulant. Thomas Baurez.
À la commande d’un film pour une exposition qui n’a jamais eu lieu, Léos Carax a choisi de répondre par un sublime geste cinématographique : la lettre filmée. Dans ce tendre film, le cœur balance entre souvenirs cinéphiles et élégie de la filiation d’un citoyen- filmeur parcouru par l’amour. Nadia Meflah
C’est pas moi documente le vertige d’un cinéaste jouant avec des images qui perdent leur sens, décharnées. On n’en voit plus que l’envers, la fabrication sur fond de ténèbres. Où en est-il, Leos Carax ? Il pleure et rit dans un grand nulle part, là où il fait tout noir. Yal Sadat
En 40 minutes d'une densité époustouflante, Carax nous offre un voyage dans son monde, qu'il déploie dans un mouvement incessant et joyeux, irriguant ce merveilleux petit film qu'on voudrait emporter avec soi en partant. Laurence Houot
L’essai transgressif et déchirant de l’héritier spirituel de Godard. Nicolas Schaller
Avec ce moyen métrage de 41 minutes, Leos Carax rend hommage à l’un de ses maîtres, Jean-Luc Godard, tout en se livrant à un essai introspectif en forme de collage d’images qui balaie sa carrière et ses inspirations. La Croix
Le réalisateur se livre à une émouvante introspection avec cet autoportrait revisitant les temps forts de sa filmographie et de sa vie, compilant les images et les commentaires aussi poétiques que politiques, désespérés que féroces. S.B.
Portrait de l’artiste en Capitaine Nemo génial, hanté et asocial, autant que visite de son Nautilus mental, C’est pas moi est — dans une forme godardienne — un concentré de Carax, drôle, inventif, gonflé, touchant, et par là-même constamment stimulant. Nicolas Marcadé
Surplombé par le fantôme de son idole, Jean-Luc Godard, le moyen métrage du cinéaste est ponctué d’images mélancoliques, de visages familiers et d’extraits de home movies émouvants. Laura Tuillier
Le cinéaste s’émeut que les images, comme nos yeux, ne clignent plus. Son film cligne bien. Poétique et généreux. Et par le jeu d’un montage incroyablement touffu et limpide, s’opère un vertige. C’est pas moi, c’est bien lui. On plonge corps et âme dans ce film-monde aussi émouvant que stimulant. Thomas Baurez
Leos Carax revisite son œuvre sans solennité. Il préfère la légèreté, l’allusion. Par exemple en faisant danser la marionnette de son long métrage Annette sur Modern Love, de David Bowie, musique d’une scène-culte de Mauvais sang. Il parle avec profondeur du cinéma, du pouvoir des images. Attention, nous dit-il, le regard a besoin de se reposer ! Julien Rousset
Si l'exercice se révèle joueur et assez inventif, il n'est pas sans revers : très (trop) inspiré par le Godard dernière manière, Carax s’aventure parfois sur des terrains qui, pour le coup, ne sont pas vraiment les siens. Josué Morel
Carax tente un "autoportrait de dos", "un rêve rêvé", allongé en pyjama sur un lit défait, avec ses chiens. Il allume une cigarette, les yeux entrouverts. On ne retient que ce que l’on veut des images. Regards subjectifs, éducation à l’image, dis-moi comment tu regardes, ce que tu regardes, et je te dirai qui tu es, ou tu n’es pas. Marie-Josée Sirach
Dans ce film peuplé de fantômes, la culpabilité est l’un des ressorts. Culpabilité d’un siècle. Culpabilité de certains hommes. De ces coq-à-l’âne post-godardiens entre l’histoire, les images et l’intime surgit une enfant-marionnette. Annette. Encore. Jean-Marc Lalanne
C'est pas moi mais c'est tout lui. Dans la fiction, Leos Carax a déjà tendance à se regarder le nombril - Holy Motors (2021) pratique l'autocitation. Seulement six longs-métrages en 40 ans mais le cinéaste trouve le temps de répondre à une commande du Centre Pompidou pour une exposition finalement annulée. Il en résulte un autoportrait en forme de pastiche godardien. 40 minutes qui mêlent extraits de ses propres films, histoire intime et grande Histoire (le nazisme en tête), calembour douteux et sentence prétentieuse. C'est pas moi ? Carax n'assume même pas. É.S.
LE DEUXIÈME ACTE
de Quentin Dupieux, 2024, France, 1h25, Couleurs
avec Louis Garrel, Vincent Lindon, Léa Seydoux, Raphaël Quenard…
RÉSUMÉ : Florence veut présenter David, l’homme dont elle est follement amoureuse, à son père Guillaume. Mais David n’est pas attiré par Florence et souhaite s’en débarrasser en la jetant dans les bras de son ami Willy. Les quatre personnages se retrouvent dans un restaurant au milieu de nulle part.
COMMENTAIRES : Sous couvert d’une satire du monde du cinéma, un Dupieux souvent très drôle, parfois vertigineux, et comme toujours teinté d’inquiétude. Thomas Fouet.
Roi des concepts non dénués de fond, Quentin Dupieux livre avec Le Deuxième Acte un absolu de cinéma dont il est difficile de parler sans en dévoiler les surprises. Il y suit Vincent Lindon, Léa Seydoux, Louis Garrel et Raphaël Quenard qui jouent des versions d'eux-mêmes et questionnent le pouvoir du cinéma sur le réel. Doit-il en être le reflet ou, au contraire, y rester imperméable ? C'est théorique peut-être, mais jamais barbant et toujours passionnant. Margot Loisel.
Comme il aime le faire – et y parvient bien souvent – Quentin Dupieux nous emmène sur des rives jusqu'au milieu du quai pour finalement nous emmener ailleurs, sans jamais pour autant nous lâcher. Jacky Bornet.
Une succulente autopsie du cinéma où des acteurs se rebiffent contre un scénario qu’ils jugent médiocre. Cyprien Caddeo.
Les dialogues sont aux petits oignons, les comédiens au diapason, la patte Dupieux – restoroute, extérieurs sans vie et vintage beigeasses – est intacte et le film, métaboulevardier, aussi malin qu’un gant de crin qui, retourné, se fait de velours. Nicolas Schaller.
Une géniale comédie sur les coulisses d'un tournage où la réalité joue au chat et à la souris avec la fiction. Jérôme Vermelin.
La dernière comédie de Quentin Dupieux, réalisateur prolifique, nous plonge avec délice dans le vertige existentiel du métier d’acteur, à travers une mise en abyme virtuose et drôlissime. Céline Rouden.
Cynique et roublard ? Bien sûr ! Mais sans aucune leçon. Les uns piocheront la réplique qui fait mouche tandis que les autres exulteront devant la manière dont le récit retourne cette même réplique comme une crêpe. Christophe Caron.
Dupieux détourne les clichés, balance des coups de pied dans la bien- pensance. Il est doué. Il est malin. Naturel et bouffonnerie lui tiennent lieu de style. Éric Neuhoff.
Bavard, il l’est, c’est certain. Il est aussi malin, pertinent et gentiment impertinent, drôlissime avant tout : là réside sa principale qualité. Baptiste Thion.
"Tu te rends compte de l’image qu’on est en train de donner de nous ? interroge David-Louis Garrel. Déjà que les salles sont à moitié vides... Les gens vont nous détester !" Voir ces acteurs-là faire semblant de s’écharper avec conviction et une formidable autodérision se révèle totalement jouissif. Catherine Balle.
Dans le registre du cinéma miroir : Vincent Lindon, Louis Garrel, Léa Seydoux et Raphaël Quenard sont, eux-mêmes, excellents, cash, servis par un scénario et des dialogues au cordeau. Philippe Guedj et Jean-Luc Wachthausen.
La réalité et la fiction dansent un pogo frénétique dans ce film irrévérencieux sur le petit monde du cinéma qui, jusqu’à son terme, se distingue grâce à son mauvais esprit et à son humour intrépide. Le réalisateur français infatigable met en scène quatre acteurs égarés sur le tournage d'une fiction abracadabrante. Une réussite. Olivier De Bruyn.
Le Deuxième acte est en tout cas l’un de ses meilleurs films, à la forme extrêmement élaborée, entre la direction d’acteur millimétrée et ce long travelling qui pourrait bien entrer dans le livre des records. Yannick Vely.
Dans la veine inventive de ses aînés, cette nouvelle comédie surprenante délaisse rapidement sa prétendue intrigue pour s’imposer comme une mise en abyme aussi drôle que brillante du monde... Cédric Coppola.
Quatre acteurs en tournage en rase campagne, un restoroute et des échanges drôles-amers... Quentin Dupieux maîtrise l’art de la mise en abyme, ici au service d’une satire percutante. Jacques Morice.
Le rire mi-potache mi-grinçant gratte la surface étrangement plane des choses pour en révéler la violence tapie. Le Deuxième Acte fait alors mouche lorsque la satire, sans crier gare, prend des airs de cauchemar éveillé. Mathieu Macheret.
Rarement (jamais ?), un Festival de Cannes n’aura démarré avec un film qui scanne aussi précisément toutes les pensées qui trottent dans la tête de celles et ceux qui le regardent. Le Deuxième Acte offre au festival un premier acte aux airs de miroir sardonique. Jean-Marc Lalanne.
Il s’agit toujours de récits trop brefs pour qu’on ait vraiment le temps de regarder sa montre, mais qui ne peuvent exister et se déployer que dans l’espace contraint qu’ils se donnent, où l’agitation, les gags, les punchlines résonnent comme une chambre de contention sans écho ni perspective. Parfois, c'est dingue, parfois, c'est vain. Sandra Onana et Didier Péron.
Les dialogues et situations sont souvent hilarants. On peut déplorer deux ou trois longueurs sur la fin de ce qui s’apparente un peu à un film à sketchs, mais ce qui est sûr, c’est que l’intelligence de Dupieux n’a rien d’artificielle. Pascale Vergereau.
Quentin Dupieux brouille ici la frontière entre le jeu et la réalité. Il s'amuse avec le spectateur, qui devient le témoin du regard, ludique et effroyablement lucide, qu'il porte sur l'évolution de la société, sur les rapports homme-femme à l'ère du #MeToo, sur les dangers de l'intelligence artificielle, y compris dans la culture. L. Djian.
Sous ses airs de comédie légère et anecdotique, Le Deuxième acte voudrait prendre le pouls de l’époque, sans jamais mettre les pieds dans le plat. Un manque de positionnement lourd de sens pour cette ouverture cannoise. Antoine Desrues.
CRITIQUES : Quentin Dupieux semble de plus en plus fabriquer son cinéma comme un parc d’attractions. Chaque film serait une expérience pour laquelle on prend son ticket sans vraiment savoir ce qui nous attend, avec l’excitation qu’à l’intérieur, les sensations seront plus fortes. Ce nouvel opus, potentiel dernier volet d’un triptyque sur les acteurs entamé avec YANNICK et DAAAAAALI !, réserve pas mal de surprises, de virages incongrus, d’effets déroutants, d’abîmes de malaise et de mélancolie. Un film en forme de palais des miroirs où spectateurs et acteurs se regardent de travers et cherchent ensemble la sortie à tâtons. Jouant avec malice d’abord de ce jeu de reflets trompeurs où film et récit se dévisagent, où personnages et comédiens se confondent, la petite mécanique ironique amusante prend très vite des accents de vérité troublante, opte pour des situations cruelles inattendues et une tonalité sombre qui glacent le spectateur. Ce qui pourrait n’être qu’une petite comédie méta lourdingue sur l’égo des acteurs façon Bertrand Blier mute très vite en un film étrange et inquiet, où le public ne sait plus ce qu’il regarde ni même s’il a vraiment le droit de le regarder. Attrapant comme toujours l’air du temps, l’air de rien, Dupieux met en scène dans ce DEUXIÈME ACTE un cinéma français de synthèse, sûr de lui et pourtant exsangue, fier et pourtant fasciné par Hollywood, terrifié par ses propres démons mais prêt à tout pour les faire taire. Autant dire qu’on attrape au vol chaque tranchant de ce jeu de massacre dont l’on pourrait bien, évidemment, être les dernières victimes. Au centre de ce miroir déformant, Léa Seydoux, Louis Garrel, Raphaël Quenard et Vincent Lindon donnent tout. On ne cesse de se demander comment Dupieux les a convaincus de dire ou de jouer ça, on s’interroge sur leur possible candeur ou leur cynisme fou. C’est toute l’ironie, passionnante d’ailleurs, du dispositif d’inclure le spectateur et ses certitudes dans ce grand dédale entre le vrai et le faux. Mais le réel propos du film, c’est d’avoir ce casting-là, incroyable, et de réussir le tour de passe-passe génial de faire en sorte que le spectateur ne retienne à la fin que le nom de Manuel Guillot, acteur inconnu qui crève l’écran. Tandis qu’il filme l’inexorable mécanisation de l’art, Dupieux nous fait sentir que l’inattendu, l’improbable, le pas-logique sont peut-être le bug qui peut nous sauver de la machine. À moins qu’on se laisse avaler. Comme LE MÉPRIS de Godard (que Dupieux semble citer constamment dans ses longs travelling) racontait la mort d’une certaine idée du cinéma, LE DEUXIÈME ACTE, film lui aussi plein d’effets et de stars, raconte la lassitude d’un art mourant. Faire des films, raconter des histoires. Encore faut-il vouloir y croire. Renan Cros.
Estimant avoir déjà beaucoup parlé de ses films, Quentin Dupieux a souhaité peu commenter Le deuxième acte. Ainsi tient-il à préciser dans le dossier de presse : « J’ai envie de me taire. Non pas par lassitude ou prétention, mais simplement parce que ce film, très bavard, dit avec des mots bien choisis tout ce que j’ai envie de dire et contient déjà de façon extrêmement limpide sa propre analyse. Il serait donc inutile d’après moi d’écouter un metteur en scène et ses comédiens paraphraser un film dans lequel tout est tout le temps dit et commenté en temps réel. » On reconnaîtra très vite la griffe de Dupieux dans cet opus s’inscrivant dans la lignée directe du précédent film, Daaaaaali !, qui abolissait les frontières entre processus créatif et fiction. On peut y voir aussi le prolongement de Yannick au sujet de la réflexion sur les enjeux des métiers d’auteur et d’acteur ; ainsi que cet humour à la fois franc et pince-sans-rire, noir et désabusé, qui était à l’œuvre dans Mandibules et Incroyable mais vrai, sans leur dimension ouvertement fantastique, mais avec un dépouillement et une sobriété visuelle comparables à ceux du Daim.
Il n’est pas aisé de dévoiler les enjeux du scénario, tant ses effets de mise en abyme doivent être découverts par le spectateur-lui-même, à l’instar (toute proportion gardée) d’un Psychose. On peut tout juste préciser que deux potes (Louis Garrel et Raphaël Quenard) tentent de nouer un pacte au sujet d’une jeune femme amoureuse de l’un deux (Léa Seydoux), tandis que cette dernière les rejoint, dans un bistrot, accompagnée de son père (Vincent Lindon). Marivaudage rohmérien ? Comédie campagnarde ? Étude de mœurs ? On évitera de spoiler mais on ajoutera juste que la piste du « film dans le film » est très vite dévoilée. Un sous-genre pas toujours facile à mener, mais qui a été à l’origine de réussites incontestables, de La nuit américaine de Truffaut à Coupez ! de Hazanavicius. Et le projet entrepris par Dupieux ne manque pas de panache. Les dialogues sont vifs, bien ciselés, souvent à double sens, et l’absurdité de certaines situations et de l’ambiance convoquent aussi bien des références internes (Au poste !) qu’externes, du théâtre de Ionesco à Buffet froid de Blier.
Épurée et sans esbroufe (plans fixes, travellings sur des personnages discutant en marchant), la mise en scène de Dupieux séduit, et se met complètement au service de son propos. C’est que le film convoque des thématiques et économiques et sociétales actuelles, de l’intelligence artificielle aux effets #Metoo (libération louable de la parole, mais aussi paranoïa ambiante), de l’avenir du cinéma (un sujet rebattu depuis le passage au parlant !) à la nécessité de trouver un équilibre entre la lutte contre les discriminations et les dérives du wokisme. C’est ce qui fait la richesse du long métrage mais aussi sa limite. On aime davantage le Dupieux qui s’écarte du réalisme et des sujets dans l’air du temps. Cette réserve n’empêche pas de recommander fortement le film, en outre remarquablement servi par ses comédiens. Vincent Lindon est parfait comme à son habitude, et il est heureux de constater que les talents de Léa Seydoux et Louis Garrel se bonifient avec le temps. Quant à Raphaël Quenard, il confirme les espoirs mis en lui depuis Chiens de la casse. Mais la révélation est le moins médiatisé Manuel Guillot, étonnant en serveur (ou figurant ?) gravement perturbé. Présenté hors compétition en ouverture du Festival de Cannes 2024, Le deuxième acte est une réussite qui mérite de trouver un large public. Gérard Crespo.
À quel âge devient-on vieux ? Est-ce une donnée quantifiable ? Ou bien décerne-t-on les rides à l'instant même où l'on cesse de vouloir comprendre le monde qui nous entoure ? Qu'est-ce qui peut faire de nous un “boomer” ? Ce sont, peu ou prou, les questions qui ont tournoyé dans notre esprit après le générique de fin du Deuxième acte, le nouveau film de Quentin Dupieux. Présenté en ouverture du Festival de Cannes 2024, le long-métrage fait suite aux succès en salles de Yannick (quelque 400 000 entrées) et Daaaaaali !, sorti en janvier dernier. Un film tous les six mois : un rythme soutenu auquel le réalisateur a désormais habitué son public. Jusqu'à le dégoûter ?
Il y a bientôt un an, Yannick nous avait enchanté par son ton habile et son idée, aussi simple fut-elle, parfaitement exécutée – un spectateur interrompt une pièce de théâtre jugée médiocre, et décide de reprendre le contrôle de sa soirée. La ligne, souvent fine, entre le génie et la médiocrité s'installe encore davantage dans l'univers de Quentin Dupieux avec Le deuxième acte, qui retrace les méandres d'un tournage où aucun des acteurs présents, de Léa Seydoux à Louis Garrel, en passant par Vincent Lindon, n'a envie d'être. Dès les premières minutes, le quatrième mur est aboli, les protagonistes, à la fois acteurs, personnages et spectateurs, nous parlent, ou plutôt, parlent entre eux du regard posé sur eux. Ainsi, David (Louis Garrel), s'insurge face à la transphobie exprimée par Willy (Raphaël Quenard). Un premier sketch dont la violence surprend, tant les vécus des personnes trans y sont réduits à une blague. De quoi instaurer un premier malaise, reconduit plus tard dans le long-métrage, alors que Willy tente d'embrasser Florence (Léa Seydoux), qui lui assure : “Je pourrais te griller pour ce que tu viens de faire”. On pourrait sourire si cela était vraiment le cas. Plus tôt, David explique à Willy que ses mots “vont [les] faire cancel”. Nous n'avons pas (encore) connaissance de carrières brisées par des propos transphobes. Nous avons en revanche en tête de nombreuses victimes de la transphobie. Réduire de tels vécus à une ligne de dialogue, là est la vraie cancel culture.
Tantôt musicien électronique sous l'alias Mr Oizo, tantôt cinéaste indépendant à l'aube des années 2010, Quentin Dupieux laisse depuis une vingtaine d'années son empreinte à la fois absurde et cynique sur le paysage audiovisuel français. Voir son nouveau film ouvrir la 77ème édition du Festival de Cannes n'est en rien une surprise : il est un habitué du rendez-vous depuis que Rubber, son second long-métrage, est apparu dans la sélection de la Semaine de la critique, en 2010. Deux ans plus tard, Wrong Cops est sélectionné au sein de la Quinzaine des réalisateurs. Puis, en 2019, Dupieux revient sur la Croisette avec Le Daim, comédie portée par le tandem formé par un Jean Dujardin obsessionnel et une Adèle Haenel tordue. De tandems, il est souvent question dans les films du Français : Benoît Poelvoorde et Grégoire Ludig dans Au Poste !, Grégoire Ludig et David Marsais dans Mandibules, Alain Chabat et Léa Drucker dans Incroyable mais vrai… comme la preuve la plus forte que ses films de niche se sont mis à attirer, petit à petit, les plus gros noms de l'humour français. Difficile alors, de croire au pastiche du star-system proposé par celui qui a souvent été présenté comme un trublion du cinéma français, tant il en épouse désormais tous les codes, et a joué avec presque tous ces interprètes les plus populaires.
Des violences sexistes et sexuelles au réchauffement climatique en passant par l'intelligence artificielle et la société du spectacle : plus Le deuxième acte avance, plus son discours se diffuse dans un imbroglio de satires souvent survolées. En voulant s'attaquer à tout, Dupieux semble surtout s'attaquer à n'importe qui, et n'importe quoi. Et malgré sa courte durée (classique chez le cinéaste), le film étonne par sa longueur ressentie, tant les trames narratives s'emmêlent, sans toutefois parvenir à éblouir. Ainsi, jamais le personnage de Louis Garrel ne semble complètement crédible, de la même manière que le rebondissement consacré aux personnages de Raphaël Quenard et Vincent Lindon.
Dans cette nébuleuse, certains éclats de lumière demeurent – à commencer par Stéphane, le personnage incarné par Manuel Guillot. Figurant au trac intempestif et aux tremblements involontaires, il touche dans son désespoir, presque autant qu'il prête à sourire. Oui, il nous est arrivé de sourire devant Le deuxième acte, et même de rire, malgré le malaise instauré tout au long du film. Là où certaines blagues de Dupieux nous font grincer des dents, d'autres font mouche – notamment lorsque le cinéaste se permet d'explorer nos propres paradoxes, à travers le personnage de Vincent Lindon, acteur aigri et révolté, qui succombe bien vite aux sirènes d'Hollywood. Peut-être le réalisateur aurait-il ainsi gagné à tirer le fil de certaines idées, sans se perdre dans un maillage de critiques illisibles. N'en demeure qu'un goût amer, doté d'un soupçon de malaise. Lolita Mang.
Thierry Frémaux a-t-il pressenti qu’il faudrait une comédie sur le cinéma pour entamer, en douceur et dans la bonne humeur, l’une des éditions récentes les plus explosives du Festival de Cannes ? Sur fond de tensions sociales (le collectif de travailleurs du cinéma “Sous les écrans la dèche” a fait un appel à la grève pour tous les salariés du festival) et politiques avec l’ombre persistante du mouvement #MeToo, le plus grand événement mondial du septième art a fait le choix d’entamer sa 77e vie avec une satire sur le monde du cinéma, Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux.
Troisième film en moins d’un an pour le réalisateur de 50 ans, ce long-métrage réunit Vincent Lindon, Léa Seydoux, Louis Garrel et Raphaël Quenard sur le tournage d’un drame sentimental. L’ambiance, profondément morose, se détériore à mesure que les égos des acteurs s’affrontent, chacun venant appuyer sur les fragilités de l’autre pour prendre l’aval. Un figurant, incarné par le moins connu Manuel Guillot, vient contrebalancer cette guerre verbale et narcissique par une forme de tétanie, provoquée par son stress et sa maladresse. La bande d’acteurs se marre avec mépris, lui ne sait plus servir un verre de vin sans trembler furieusement.
Comme pour Yannick, le succès surprise de l'été 2023, Quentin Dupieux se sert d’un personnage de la marge pour jouer de la frontière entre le réel et la fiction. De la même manière que le spectateur de théâtre, qui s’élève contre la pièce qu’il regarde et brise la limite invisible avec les acteurs sur scène, le figurant est ici celui qui amplifie le trouble : appartient-il au même monde que les personnages principaux ? Voit-on dans sa maladresse évidente un geste sincère ou un prolongement du jeu des acteurs qui, eux-mêmes, doivent feindre leur surprise ? Dans Le Deuxième Acte, tout s’entremêle en permanence, donnant à la comédie une énergie stimulante qui fait la réussite du film de Quentin Dupieux.
Les deux plans-séquences inauguraux, façon dialogues sur bord de route de campagne, donnent à voir ce qui stimule profondément le réalisateur : la comédie comme art de l’irruption, l’installation d’un décor fixe et immédiatement compris par le spectateur, où s’immisceraient sans aucune discrétion des thèmes de discussion ou des personnages qui n’ont a priori rien à faire là. Au milieu d’une discussion anodine sur un amour non-partagé, Louis Garrel (définitivement excellent dans le domaine comique) et Raphaël Quenard se retrouvent subitement à parler de transidentité et de la peur de se faire “cancel”. Vincent Lindon, censé interpréter le père de Léa Seydoux, se met à conspuer son métier d’acteur dans un monde qui brûle et dans lequel le cinéma ne trouve plus vraiment sa place. Que peut encore faire l'acteur quand il n'a plus prise sur le récit auquel il est censé participer ?
On imagine sans forcer que ces sujets ne passionnent pas tant que ça Quentin Dupieux, et qu’ils incarnent plutôt une forme d’agacement à l’égard d’un cinéma contemporain qui cherche de plus en plus à plaquer du réel sur de la fiction pour se donner une bonne conscience de façade, mais ils offrent aussi un terreau comique souvent fertile pour un cinéaste qu'on a souvent rêvé en héritier de Bertrand Blier. Bien aidé par une distribution savoureuse, étonnamment agile dans l’auto-dérision, Le Deuxième Acte ne vient pas chambouler l’œuvre très active de Quentin Dupieux mais prolonge une interrogation, teintée d’effronterie et de neurasthénie, sur ce que l’art peut encore donner à voir, si ce n’est le spectacle (souvent) désolant d’un star-system imbu de lui-même, convaincu de sa désirabilité dans un monde qui ne sait plus quoi désirer ou désire plus que les esprits mesquins du Deuxième Acte. Étonnant message pour ouvrir ce 77e Festival de Cannes — mais qui osera s’en plaindre ? Adam Sanchez.
“C’est pour ça que c’est cool, le cinéma : ça sert à rien !” À peine le Festival de cannes ouvert, on tient déjà la phrase de la quinzaine. C’est Léa Seydoux qui la prononce, dans l’une des premières scènes du très plaisant nouveau film de Quentin Dupieux, Le Deuxième acte, présenté ce mardi soir en ouverture. Son sujet ? Les coulisses d’un tournage où la vie et son recadrage par la fiction se mêlent allègrement. Que le plus grand festival de cinéma au monde fasse entendre haut et fort cette formule apparemment ironique se révèle assez réjouissant - ou réaliste, on ne sait pas encore très bien. Si le monde parait palpiter au rythme des films durant le rendez-vous cannois, les dernières années ont renforcé la spécificité et le rôle de Cannes comme rempart, bastion, on l’appellera comme on préfère, en faveur d’une conception artistique du cinéma qui tente justement de dire qu’elle sert à quelque chose. Contre vents et marées.
Cette puissance est mise à mal par la violence du monde – pourquoi s’occuper de beauté alors qu’il y a les guerres ? – mais aussi par des conceptions de plus en plus étroites de la culture, séparant un art élitiste et un autre populaire. Une notion qui s’effondre d’elle-même dans ce festival superbement contradictoire : si beaucoup de films montrés ici ne trouveront pas un large public, la plupart font des peuples et des individus les plus en marges de nos sociétés des héros.
Si le film de Quentin Dupieux - son treizième alors qu’il vient tout juste de fêter ses cinquante ans ! - se révèle un excellent choix pour mettre en appétit, c’est d’abord grâce à la propension du cinéaste de Rubber et Yannick à absorber, avec son style singulier, les sujets du moment. En plus de sa drôle de saillie, presque punk, sur l’inutilité supposée du cinéma, Le Deuxième acte se déploie autour de plusieurs petits twists dont le plus important met en jeu l’intelligence artificielle, ce fameux avenir des images dont Hollywood et la Tech ne cessent de parler. Attention, spoiler ! Le tournage dont il est question dans le film est en fait confié à un avatar de réalisateur, totalement fictif. Cette pure "IA" aux méthodes radicalement étrangères à toute sensibilité artistique donne ses consignes via un ordinateur portable, dans des scènes hilarantes. Il incarne l’inverse de Quentin Dupieux, artiste bricolo devant l’éternel.
Comme souvent chez ce dernier, l’artificiel sera finalement dépassé par une version de la réalité. La violence des affects reprendra même ses droits. On rira bizarrement un peu jaune devant ce film qui a aussi ses limites : un certain systématisme dans les effets, inhérent au cinéma de son auteur, l’empêche parfois de décoller. Mais Quentin Dupieux déjoue aussi ses propres pièges en conservant une légèreté fondamentale. On peut voir Le Deuxième acte comme une relecture fantaisiste et cruelle d’un genre passé de mode : le drame made in France, aux relents années 1970 et années 1980.
Autour de Léa Seydoux, Vincent Lindon et Raphaël Quenard se rentrent gentiment dedans, sous le regard d’un Louis Garrel décidément parfait quand il s’agit de mélanger le comique et l’étrange. Tout cela ne tient qu’à un fil. Dupieux met moins en exergue la puissance du cinéma que sa fragilité, on pourrait dire sa belle faiblesse, pour laquelle il milite. Si le cinéma ne "sert à rien", c’est surtout de cette manière, l’envie d’en découdre avec les enjeux contemporains du cinéma, ce vieux rêve qui bouge. Olivier Joyard.
LITTLE PALESTINE, JOURNAL D’UN SIÈGE
Little Palestine, diary of a siege
de Abdallah Al-Khatib
2022, Liban-Qatar, 1h23, Couleurs, Documentaire
RÉSUMÉ : Le camp syrien de Yarmouk, situé dans un quartier de Damas, abritait entre 2013 et 2015 le plus grand camp de Palestiniens au monde. Il fut assiégé par le régime de Bachar Al-Assad. Isolés et privés de toute liberté, ces hommes et ces femmes luttèrent au quotidien pour conserver un semblant de dignité. Sans nourriture, sans médicaments, les journées de ces réfugiés ressemblent à un véritable cauchemar. Mais, malgré les bombardements de l'armée syrienne, malgré le chaos, ces Palestiniens, jeunes comme plus âgés, refusent la défaite, et continuent de se battre et de vivre malgré tout, démontrant leur courage et leur détermination...
POINTS DE VUE : Yarmouk est un triangle de 2 kilomètres carrés dans la banlieue sud de Damas. Un bout de terre offert aux Palestiniens en 1957 par l’ONU. Un camp de réfugiés qui, au fil des années, a vu pousser des immeubles, des commerces, des écoles ou des centres de santé bâtis par ses habitants. Au point de devenir une petite ville de 160 000 âmes où cohabitent familles syriennes et palestiniennes. Mais, en 2011, la révolution embrase le pays. La majorité des habitants s’enfuient deux ans plus tard, lorsque Bachar el-Assad impose le siège de la ville, privant les citoyens qui sont restés de nourriture, d’eau, d’électricité et de médicaments.
De ces années de souffrances et de résistance, le réalisateur Abdallah Al-Khatib se fait le témoin. Le jeune homme qui, avant la guerre, coordonnait sous l’égide de l’ONU différentes activités bénévoles déambule avec sa caméra dans la ville, rencontre des enfants qui perdent peu à peu le sourire, des adolescents à la peau décolorée par la malnutrition ou des aînés refusant de céder. Les chants de résistance s’effacent pour laisser place à des processions déchirantes où les corps des victimes de la faim (cent quatre-vingt-un au total) sont brandis vers le ciel. Une petite fille trie des brins d’herbe pour dénicher des fleurs qu’elle dit comestibles, indifférente au vacarme des bombes...
On avance dans ce quotidien monstrueux, témoin d’une lutte insoutenable, perdue d’avance. « Le siège est une interminable noyade dans le temps », écrit l’auteur dans « Les Règles d’un siège », son carnet quotidien, qui accompagne les images. Des mots puissants qui cognent, heurtent et alarment. On ne sort pas indemne de Little Palestine. Étienne Labrunie.
Pendant deux ans, Abdallah Al-Khatib a filmé l'asphyxie de son quartier, le camp de Yarmouk à Damas, plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde que Bachar Al-Assad a décidé d'anéantir. Et c'est le courage, la dignité et la résistance d'un peuple qui restera.
Entre 1957 à 2018, le quartier de Yarmouk au sud de la banlieue de Damas en Syrie a abrité le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde. Quand en 2011 éclate la guerre civile syrienne, Bachar Al-Assad y voit un repaire de rebelles. Il décide alors de faire le siège de Yarmouk qui peu à peu et jusqu’en 2015, sera coupé du monde. Aucun Etat ne s’en offusquera, le monde entier regardera ailleurs. Après avoir été repris par Daech, ce quartier sera anéanti par les bombes russes et syriennes en 2018.
De Yarmouk, il ne reste donc plus rien. Mais de la dignité, de la résistance, de l’humanité des réfugiés qui ont vécu ce siège, que le pouvoir syrien a voulu affamer et anéantir, il restera à jamais le film Little Palestine, journal d'un siège, d’Abdallah Al-Khatib.
Pendant deux années, Abdallah Al-Khatib, qui est né dans ce quartier, y a grandi et construit sa vie, a filmé les habitants. Jamais dans l’horreur, dans la souffrance, mais l’asphyxie méthodique d’une ville de 160 000 habitants est jour après jour documentée, les témoins enregistrés.
Abdallah Al-Khatib suit sa mère, infirmière, qui tente de fournir des médicaments aux personnes âgées. Il filme le marché où pour seule nourriture, il reste des cactus à faire bouillir pour la soupe ne soit pas que d’eau chaude. Il croise une petite fille qui au milieu des mauvaises herbes d’un terrain vague cueille celles qu’elle a appris à reconnaitre comme comestibles. Quelques bambins qui malgré la faim, l’épuisement et le deuil arrivent encore à imaginer l’avenir, à s’enthousiasmer lorsqu’ils décrivent ces lendemains qu’ils voient radieux. Il saisit aussi ce moment incroyable où des décombres est extrait un piano devant lequel un jeune homme s’installe et emporte ses amis dans un chœur impensable. Et puis, infiniment, tous ces gens qui marchent parce qu’il n’y a plus que ça à faire, qui marchent vers rien mais pour rester debout.
Réfugié à Berlin en 2019, le réalisateur amateur s’est retrouvé face à quelque 500 heures de rush. Aidé du Syrien Qutaiba Barhamji au montage, Abdallah Al-Khatib en a extrait un film d’une heure et demi en hommage au courage, à la dignité et à la résistance des personnes assiégées. « Une lettre d’amour aux réfugiés et aux habitants de Yarmouk, explique-t-il. Un acte de vengeance aussi contre le régime syrien et le silence du monde. » Sophie Dufau.
Dans l’impressionnant Pour Sama, l’étudiante syrienne Waad al-Kateab avait filmé son quotidien au fil des cinq années du siège d’Alep. Un document autant qu’un documentaire. Abdallah Al-Khatib emprunte la même forme du journal filmé pour raconter un autre siège brutal fomenté par Bachar El- Assad, celui du quartier de Yarmouk à Damas où il vivait, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde. Comment filmer la mort qui peut frapper à tout moment, la privation, l’humiliation, la soumission forcée à la terreur ? Al-Khatib empoigne l’arme de la dignité, célèbre le courage de ces habitants, sans chantage lacrymal. Les sourires et la retranscription des rêves des enfants, figures centrales de son film, emmènent le récit sur le chemin de la résilience C’est après avoir dû fuir cet enfer pour s’exiler en Allemagne que le cinéaste a construit Little Palestine. Et ce recul rend le résultat encore plus puissant. Thierry Chèze.
La cité avait été construite pour accueillir les réfugiés qui avaient fui la Palestine après la création de l’État d’Israël. Aujourd’hui, il n’en reste presque rien. Yarmouk, ville au sud de Damas, a été détruite par les forces gouvernementales syriennes après un siège de deux ans. Le documentaire Little Palestine, journal d’un siège raconte cette période de blocus, pendant laquelle près de 200 Palestiniens ont péri, faute de soins. Abdallah Al-Khatib, né à Yarmouk, faisait partie de ces réfugiés encerclés. Jusqu’à l’expulsion des habitants par Daech en 2015, il a filmé les enfants, les vieillards, les obus, la mort, le rationnement, le désespoir. Près de 10 ans après le début du tournage, tous ces rushs sont devenus un film.
Dans les années 50, de nombreux Palestiniens chassés de leurs terres ou fuyant les combats trouvent refuge en Syrie. En 1957, le camp de Yarmouk est construit près de la capitale. Petit à petit, la vie reprend : on y installe des écoles, des boutiques, des hôpitaux. Le camp devient une ville résidentielle. En 2010, on estime à 160 000 le nombre de réfugiés palestiniens qui vivent à Yarmouk. Mais la guerre en Syrie éclate en 2011, et les rebelles prennent le contrôle de la ville en 2012. Après d’importantes destructions causées par des combats entre les rebelles et les forces gouvernementales, la ville est vidée de ses habitants. Ne restent à Yarmouk que 18 000 Palestiniens, vite assiégés par le régime d’Assad. Dès juillet 2013, les civils sont empêchés de sortir du camp par un barrage tenu par l’armée. Le régime bombarde la ville et prive ses habitants de nourriture, d’eau et d’électricité. L’Office de secours et de travaux des Nations unies, de son côté, ne peut que très rarement ravitailler les Palestiniens encerclés.
Abdallah Al-Khatib, au plus près du désastre humanitaire, filme et commente la catastrophe, mais aussi la résistance. Une heure et demie d’hommage à ces enfants qui n’ont plus peur de la mort, à ces mères de famille qui sacrifient leurs dernières forces, à ces vieillards qui rêvent d’une Palestine qu’ils ne retrouveront jamais, à ces hommes qui chantent en cœur autour d’un piano de fortune pour couvrir le bruit des obus. Et à sa propre mère, médecin sur le camp, qui travaille jour et nuit. L’image est brute, tremblante, elle s’attarde sur des détails. Des sandales déchirées aux pieds d’une petite fille, des mauvaises herbes qu’on cuisine faute de mieux, des cadavres alignés sur le sol, un nourrisson à l’agonie... Rien n’est éludé, et c’est ce qui fait toute la valeur de Little Palestine, journal d’un siège, puisque l’histoire des Palestiniens de Yarmouk a été passée sous silence par les principaux médias occidentaux. Maud Le Rest.
Yarmouk : ce nom résonne parmi les crimes contre l’humanité commis par Bachar Al-Assad – et ceux-ci sont nombreux. Yarmouk est une ville située à quelques kilomètres de Damas, où se concentrent depuis 1957 de nombreux réfugiés palestiniens. À l’été 2013, le dictateur syrien impose un blocus intégral au camp palestinien, qu’il estime arbitrairement trop favorable aux jihadistes. C’est alors qu’un jeune Palestinien, Abdallah El Khatib, qui n’a jamais utilisé une caméra, décide d’enregistrer ce à quoi il assiste. Ce qui donne ce film sidérant, Little Palestine, journal d’un siège, présenté dans la programmation de l’Acid à Cannes. Le siège provoque une terrible famine. Les premiers touchés : les personnes âgées qui, si elles vivent seules, meurent de faim à cause de l’isolement ; et les bébés, les mères n’ayant plus de lait. Le riz a disparu. On mange ce qu’on trouve, c’est-à-dire de l’herbe. Un vieil homme explique comment il parvient à en acheter. Mais la plupart du temps, on la coupe soi-même. Ce sont les enfants qui s’en chargent. Le cinéaste discute longuement avec Tasnim, agenouillée avec son couteau, séparant les herbes des fleurs parce que celles-ci sont toxiques. Soudain, des bombes tombent tout près d’eux. « Je n’ai pas peur », glisse-t-elle à Abdallah El Khatib, qui lui demande : « Est-ce que la vie pourrait être pire qu’ici ? » « Non », répond-elle. Dans le camp de Yarmouk, les enfants rêvent de manger du poulet, ou de revoir leur frère mort. Les gens déambulent sans fin et sans but ; on prépare de l’eau chaude aux épices pour évoquer un goût de soupe ; des hommes chantent accompagnés par un piano dans une rue. Le cinéaste filme sa mère, femme rayonnante qui s’est improvisée infirmière et porte secours à toute personne abandonnée ou lui demandant de l’aide. On aperçoit la brutalité du chacun pour soi mais on assiste à des gestes de solidarité. À bout de force, épuisée, la population tente une sortie, réussit à forcer une barricade, mais doit se replier sous les balles des snipers qui tirent sans faire de distinction entre hommes, femmes ou enfants. Ces images en évoquent d’autres : les immeubles à l’état de ruines, les êtres martyrisés tenus dans un ghetto. En mars 2015, Daech a pris le contrôle du camp, expulsant nombre des Palestiniens qui s’y trouvaient. Abdallah El Khatib fut de ceux-là. En Allemagne, où il s’est réfugié, il a pu récupérer via des amis les disques durs contenant ses enregistrements. Il en a fait un film à la fois sobre (sans musique ni enrobage ajoutant au pathos) et avec un sens du cadre inouï, témoignant de la vitalité et du désespoir des habitants de Yarmouk assiégé. Bref, un très grand film. Christophe Kantcheff.
UNE ÉTOILE EST NÉE
A Star is Born
de William A. Wellman, 1937, US, 1h51, Couleurs
avec Janet Gaynor, Fredric March, Adolphe Menjou…
RÉSUMÉ : Elevée à la campagne, Esther Blodgett rêve de percer à Hollywood. Alors qu'elle est serveuse dans un réception elle croise le regard de l'acteur Norman Maine, qui l'introduit dans le monde du septième art.
POINTS DE VUE : Dès 1932 Selznick avait produit pour la RKO What Price Hollywood? de George Cukor, mélodrame sur les coulisses des studios, dans lequel une jeune serveuse rêvant de devenir une star rencontrait un réalisateur sur le déclin et alcoolique. Cinq ans plus tard le scénario de Dorothy Parker et Alan Campbell reprend certains éléments de What Price Hollywood? pour raconter l’histoire d’amour entre une petite provinciale débarquée à Hollywood dans l’espoir devenir actrice et une vedette de l’écran dont les frasques et la dépendance à l’alcool vont provoquer la chute.
Une étoile est née est un chef-d’œuvre d’émotion et de sensibilité, porté par les merveilleuses interprétations de Janet Gaynor et Fredric March. Il s’ouvre et se conclut sur les pages de son scénario, originale mise en abyme. Le film, comme La Joyeuse Suicidée, a été tourné avec le procédé Technicolor dont les couleurs douces participent à une forme de déréalisation onirique. L’histoire et même plusieurs séquences dramatiques seront reprises à l’identique par Cukor dans son remake de 1954, plus long, flamboyant et cruel que le film de Wellman. Olivier Père.
Financé par David O’Selznick, l’un des plus célèbres producteurs de tous les temps, celui qui sera à l’origine deux ans plus tard d’Autant en emporte le vent ("Gone with the wind") de Victor Fleming (1939), Une étoile est née constitue la première adaptation d’une histoire qui en est aujourd’hui à cinq versions, y compris une Bollywoodienne de Mohit Suri ("Aashiqui 2" 2013).
Le scénario, dû à Dorothy Parker et Alan Campbel, est bâti sur l’ascension d’une jeune actrice poussée par un acteur chevronné, qui, lui, connaît son déclin en raison de son addiction à l’alcool. William A Wellman, grand cinéaste hollywoodien, trop oublié aujourd’hui, en fait un mélodrame qui n’est pas sans égratigner le monde impitoyable de Hollywood.
Norman Maine (Fredric March) est célèbre, mais détesté par la profession. Son drame est qu’il n’est bon que lorsqu’il a bu. Sa rencontre avec Esther Blodgett, qui deviendra la star Vicki Lester, lui fera renoncer à la boisson, sauf qu’il sera mauvais dans les films qu’il tournera et cédera derechef à son mauvais démon, de sorte que le profession lui tombera dessus. Fredric March, toujours très juste, propose une subtile et moderne interprétation. En revanche, le personnage de Vicki Lester est lisse et beaucoup moins complexe. Janet Gaynor, bien que nommée à l’Oscar pour ce rôle, n’est pas non plus inoubliable. Âgée à l’époque de trente-et-un ans, elle joue ici son avant-dernier grand rôle. On ne la verra plus après que dans des emplois anecdotiques.
Les autres personnages sont bien dessinés et interprétés avec subtilité : May Robson est une grand-mère roublarde que tout le monde rêverait d’avoir, Adolphe Menjou se distingue en producteur bienfaiteur et toujours très élégant,
Andy Devine, le première personne du métier que rencontrera Vicki, incarne le fidèle ami, force de la nature et maladroit. Quant à Lionel Stander, agent de vedette, grossier, méchant et revanchard, il compose un beau rôle de salaud ! Fabrice Prieur.
COMMENTAIRE : Esther Blodgett quitte sa ferme natale pour faire carrière à Hollywood. Un jeune premier déchu, Norman Maine, lui obtient un contrat aux Studios Niles. Esther triomphe dès son premier film, éclipsant sans peine son mentor. Elle épouse Norman, et conforte sa popularité, tandis que lui-même poursuit son tragique déclin et sombre dans l'alcoolisme. Lorsque la jeune actrice décide de se retirer pour sauver son mari, celui-ci se sacrifie pour elle.
Nourri de folklore hollywoodien (les comédiens John Gilbert, John Barrymore et John Bowers figurent parmi les modèles de Norman Maine), Une étoile est née se caractérise par un mélange de féerie romanesque, de satire et de pur mélodrame. L'aspect « conte de fées » occulte aisément l'âpreté occasionnelle du propos, et la symétrie des destins de Norman et Esther (une belle idée du producteur David O. Selznick) est quelque peu gâchée par le manque de charisme de Janet Gaynor. Olivier Eyquem.
LE FESTIN NU
The Naked Lunch
de David Cronenberg, 1991, GB/Canada/Japon, 1h55, Couleurs
avec Peter Weller, Ian Holm, Judy Davis…
RÉSUMÉ : 1953, à New York. Un ancien drogué, Bill Lee, devenu exterminateur de cafards, est mis sous les verrous par deux agents de la brigade des stupéfiants. Dans le commissariat, un insecte géant le charge d'une étrange commission à transmettre dans le cadre d'une incompréhensible mission d'espionnage. Tout à sa tâche, Bill Lee découvre que sa femme se drogue avec de la poudre insecticide. Le docteur Benway lui prescrit un puissant narcoleptique mais, à son retour, Bill Lee constate que sa femme le trompe avec deux amis à la fois. Il cause accidentellement sa mort et s'enfuit dans le secteur international de Tanger, Interzone, où un extraterrestre, un Mugwump, le rejoint...
POINTS DE VUE : On l'a dit et répété mille fois : adapter le bouquin mental de William S. Burroughs, idole de l'underground, tenait de la gageure. Mais impossible n'est pas Cronenberg. Porté en lui durant près de trente ans, ce film se révèle une semi-réussite.
Théorique plus qu'abscons, il souffre surtout d'une sorte d'anémie qui empêche de s'immerger totalement dans ce trip permanent où rêve et réalité sont rigoureusement indissociables. Absurde, déroutante et touffue, cette relecture personnelle vaut surtout pour ses métaphores tactiles du processus créatif, de l'écriture littéraire considérée là comme un acte vital, pulsionnel et meurtrier. Ecrire, ici, c'est risquer et heurter sans cesse (quoi ? les tabous, l'ordre rationnel, la morale...), pour jouir du mot juste (figuré par l'éjaculation du mugwump, bestiole spongieuse assez marrante).
À travers les métamorphoses de la machine à écrire, Cronenberg dit le grouillement des mots intérieurs, la torture du trou noir, la dissolution de soi. On savoure les esquisses de quelques VIP (Kerouac, Ginsberg, Paul et Jane Bowles...), le soin extrême de l'image (couleurs et décors dignes de L'Homme qui en savait trop, de Hitchcock) associé à une bande-son dissonante (les riffs d'Ornette Coleman). On se tord aussi de rire plus d'une fois — le trou du cul qui parle reste un moment d'anthologie.
Mais on ne peut s'empêcher d'être frustré, convaincu que cette machine à fantasmes est finalement trop encombrante, trop lourde pour produire de l'aléatoire. En un sens, Cronenberg a été plus proche de l'écrivain et de lui-même ailleurs, dans ses autres films. — Jacques Morice.
William Lee (Peter Weller) est un junky peinant à se lancer pleinement dans l'écriture. Gagnant péniblement sa vie en tant qu'exterminateur de cafards, ce dernier profite de l'occasion pour se shooter avec la poudre insecticide de son travail. Parmi ses nombreuses hallucinations, une blatte géante parlant au travers de son anus lui propose de devenir un agent secret à la solde d'Interzone Inc, une obscure organisation sensée surveiller un curieux quartier de Tanger, théâtre de toutes les débauches. Après un premier refus, Lee s'envole finalement pour la ville marocaine après avoir tué accidentellement sa femme. Notant quotidiennement sous l'emprise de la drogue des « rapports » sur sa vie en Interzone, Lee est finalement en train d'écrire le propre roman de sa dépendance.
« Le Festin Nu » est originellement un roman de William Burroughs, écrivain américain scandaleux dont le moteur d'inspiration fut sa profonde accoutumance aux drogues les plus variées. L'incroyable biographie de Burroughs veut que l'homme, après une soirée copieusement fournie en substances diverses, ait tué sa femme d'une balle dans la nuque alors que le couple jouait à Guillaume Tell un verre sur la tête. Une anecdote aussi horrible qu'absurde, mais qui sera le déclencheur d'une œuvre littéraire qui se fera l'expiation à répétition de cet accident macabre. Cédant à ses pulsions homosexuelles tout en se réfugiant toujours un peu plus dans la drogue, Burroughs rédige « Le Festin Nu » en 1959, de loin son ouvrage le plus (re)connu. Conçu grâce à la technique du « cut up » (l'auteur mélange des mots ou des groupes de mots dans un chapeau pour les tirer ensuite au hasard et ainsi reconstituer un texte avec les fondations de l'aléatoire), le livre est donc un assemblage libre de scènes et de chapitres totalement surréalistes, fait d'hallucinations organiques, de poésies délirantes ainsi que de longues séquences de pornographie gay. Inadaptable au cinéma, cela va sans dire.
Nombreux furent les cinéastes pourtant désireux de porter à l'écran « Le Festin Nu » malgré son absence totale de structure narrative et son côté foncièrement extrémiste. Il fut un temps question qu’Alejandro Jodorowsky adapte l'ouvrage, avant que le projet ne rejoigne la longue liste des films avortés du cinéaste maudit (comme sa version de DUNE avec Salvador Dali). Ce sera finalement David Cronenberg qui héritera de l'Arlésienne en 91, ainsi que du terrible casse-tête de l'adaptation. Une traduction fidèle du roman débouchant inévitablement sur un film d'une dizaine d'heures, au budget de plusieurs centaines de millions de dollars et ce pour un classement X immédiat, le cinéaste va trouver comme solution de se concentrer sur ce qu'il y a entre les lignes du roman tout en fusionnant l'univers de l'écrivain au sien.
Le contenu du roman est à ce point lié à sa propre genèse (l'addiction de son auteur lors de son écriture, la technique du cut up), que Cronenberg va mettre en image le parcours de l'alter ego de Burroughs (William Lee est aussi un pseudonyme de l'écrivain) mené à la rédaction du « Festin Nu ». Comme point de départ, le cinéaste va prendre des éléments dans la nouvelle « L’Exterminateur », où Burroughs raconte l'histoire d'un homme se droguant à l'insecticide, tout en y ajoutant quantité de détails biographiques de l'écrivain. Le plus flagrant étant bien sûr la reconstitution du meurtre accidentel de sa femme lors du tir raté de Guillaume Tell. Burroughs ayant déclaré que cet accident avait fait réellement de lui un écrivain, Cronenberg ne pouvait donc passer à côté. L'exil de l'homme à Tanger, et sa compulsion à écrire malgré l'effet dévastateur des substances consommées, va servir de réel sujet au film bien que le cinéaste canadien ne rechigne pas à faire intervenir tout au long du métrage ses propres visions fantasmagoriques, tirées la plupart du temps de sa fascination pour les insectes (comme cet accouplement homosexuel figuré par des êtres mutants s'entre-dévorant tels des mantes religieuses).
Cet admirable travail d'adaptation fait du FESTIN NU un film extrêmement riche, et ce, grâce à ses multiples niveaux de lecture. Outre son incroyable proximité avec le propre univers (et la propre vie) de Burroughs, LE FESTIN NU est avant tout un film sur l'écriture et le besoin vital de s'y abandonner quel que soit le moteur emprunté par l'inspiration (l'absorption de drogues, l'insoutenable remord). Aidé en cela par ces apparitions grotesques d'insectes / machines à écrire parlant avec leur anus, Cronenberg décortique le mécanisme douloureux de la création littéraire via les abondants dialogues entre William Lee et sa machine, cette dernière lui indiquant la marche à suivre pour mettre au point ses « rapports » (en fait le manuscrit de ce qui deviendra "Le Festin Nu" de papier).
Mais loin de se laisser écraser par la multiplicité des sens instaurés par son film, Cronenberg laisse volontiers son personnage (excellent Peter Weller) errer dans l'univers rétro et ultra organique qu'il a créé pour l'occasion, retrouvant en cela la liberté d'inspiration du roman original. Que ce soit au travers de l'enquête principale tournant autour du mystère qui entoure le trafic de la viande noire (une drogue fabriquée à base de chair de centipède géant), ou encore les nombreuses rencontres de Lee et des originaux sur place (Ian Holm en écrivain paumé, Julian Sands en dandy gay ou encore Roy Scheider en docteur spécialisé en toxicomanie), Cronenberg appose son univers personnel de bout en bout avec une richesse digne du fabuleux VIDEODROME, dont le FESTIN NU se fait le plus proche écho dans la filmographie du réalisateur. Vous aurez donc compris que cet opus est l'un des plus aboutis de l'œuvre du cinéaste. Un film dont la mécanique exceptionnelle d'adaptation risque d'en passionner plus d'un, mais aussi de lasser ceux qui ne feront pas l'effort d'interprétation exigé lors des différentes strates narratives du FESTIN NU.
Tirant sa source d'un roman phare réputé à juste titre totalement inadaptable, David Cronenberg signe avec LE FESTIN NU une œuvre bicéphale fascinante, parfaite fusion de l'univers du cinéaste et de l'écrivain qu'il représente à l'écran. Un film aux multiples références, métaphores et niveaux de lecture, qui a malheureusement payé le prix de sa difficile accessibilité par une confidentialité scandaleuse. Éric Dinkian.
WAITER !
Ober
d’Alex van Warmerdam, 2006, Pays-Bas, 1h37, Couleurs
avec Alex van Warmerdam, Ariane Schluter, Jaap Spijkers…
RÉSUMÉ : Edgar a un job minable de serveur dans un restaurant miteux. Sa femme est malade, ses voisins sont désagréables et sa liaison extraconjugale ne lui offre guère plus qu'une maigre satisfaction sexuelle. A 50 ans, Edgar a beau être un personnage de fiction, il en a ras-le-bol d'une existence aussi misérable. Il décide donc d'aller se plaindre à l'homme qui a crée son personnage. Il fait irruption chez Herman, l'écrivain, et sa femme, Suzie, pour lui expliquer qu'il veut en finir avec son mariage, qu'il désire une nouvelle petite amie, de nouveaux voisins, et qu'il en a assez d'être traité comme un paillasson par les clients du restaurant. Mais il va apprendre à ses dépens que sa vie est au-delà de la fiction...
POINT DE VUE : Cinéaste néerlandais inclassable, toqué de Tati, de Brecht et de Buñuel, Alex Van Warmerdam construit depuis des lustres des fictions décalées et ouatées qui réjouissent les amateurs de cinéma « autre » et ne ressemblent qu’à elles-mêmes. Mais pour peu qu’on ne connaisse pas les clefs de son univers et qu’on ne goûte pas à son humour azimuté, Waiter !, dernier opus en date, risque de paraître agressivement abscons.
Alors que sur le papier le sujet laisse promettre d’authentiques galipettes scénaristiques, le résultat à l’écran donne la fâcheuse impression d’une baisse soudaine d’inspiration du côté de notre ami qui, sur ce coup, s’est visiblement fait plaisir (il se met lui-même en scène) et repose paresseusement sur ses beaux lauriers avec des effets de style désormais connus. D’autant qu’on est à deux doigts du délire mégalo façon Kitano période Takeshis’ et de la remise en question existentielle de l’artiste confronté à ses obsessions démolies ou, pire, à la page blanche suicidaire.
Si la mise en scène se plie à la rigueur lugubre et ne déborde pas d’un cadre minimaliste défini, l’histoire, elle, n’obéit qu’aux desideratas capricieux de rêves cotonneux, extrait tant que possible ses personnages de cases archétypales et, surtout, déconne furieusement en se hasardant dans les interstices d’un récit qui tient de plusieurs registres. Mais, essentiellement, il s’agit d’une réflexion sur les affres de la création, presque fellinienne, qui abuse de mises en abyme écœurantes. La limite réelle de l’objet serait peut-être d’être en surrégime (ce qui peut épuiser) mais surtout de ne parler qu’à un public restreint qui connaît déjà les facéties du cinéaste, adepte des dérives en tout genre et de l’humour pince-sans-rire. On a le droit de passer à côté et de trouver ces gesticulations un peu vaines. En tout cas, Waiter !, n’atteint pas les prestigieux niveaux de La robe et des Habitants, deux de ses meilleurs mets alliant exigence formelle, distance ironique et densité dramatique. Non que le résultat soit irregardable ou que Van Warmerdam n’ait plus rien à nous dire, juste qu’on attendait plus qu’une réflexion un peu passée de mode sur les anicroches fictionnelles. Romain Le Vern.
Peintre, puis membre fondateur de la troupe de théâtre Hauser Orkater, qui produisit des spectacles sans queue ni tête à base d'acrobaties et clowneries surréalistes, Alex Van Warmerdam signe depuis 1985 des films dont il est l'interprète éberlué et dans lesquels il pousse son imaginaire jusqu'à l'absurde.
Avec Waiter !, le voilà dans la peau d'Edgar, un serveur de restaurant miteux qui, lassé d'être malmené par ses clients odieux et prisonnier d'une existence misérable, finit par aller se plaindre à son créateur, un romancier sadique, et exige un changement d'emploi.
La révolte du personnage servile, humilié, condamné à ramper devant tout le monde porte un temps ses fruits : Edgar tombe amoureux de la ravissante femme de son collègue, laquelle lui fait miroiter des délices inespérées. Mais le scénariste lui réserve de nouveaux rebondissements déchirants.
On n'est pas loin de la bande dessinée dans ce film où l'humour côtoie une fatale amertume dans un décor kitsch, et une logique en abîme rappelant, en l'inversant, Le Magnifique, de Philippe de Broca (devant sa machine à écrire, Belmondo s'y inventait une vie fictive héroïque pour oublier la banalité de son quotidien). Cette fable sur le bonheur impossible et la cocasserie des rapports entre l'écrivain et sa créature recèle des dialogues parfois savoureux (à propos du cabillaud), des gags et des délires, sur un rythme inégal.
Histrion triste et dégingandé, sorte de Keaton bunuélien, Alex Van Warmerdam traque une folie ordinaire à peine dissimulée derrière la façade sociale. On retrouve les thèmes d'Abel (Prix de la critique à Venise en 1986) ou des Habitants (qui représenta les Pays-Bas aux Oscars en 1992) : les pulsions amoureuses ou sexuelles de populations étriquées dans des univers claustrophobes et le voyeurisme social ou familial. La hantise de voir son intimité offerte aux regards étrangers s'étend ici à l'impitoyable scénariste. Clin d’œil à l'humour noir. Le Monde.
OUT ONE
de Jacques Rivette, 1970, France, 12h40, Couleurs
avec Michael Lonsdale, Bernadette Lafont, Bulle Ogier…
RÉSUMÉ : À partir du livre de Balzac et d'un poème de Lewis Carroll, Colin essaie de retrouver les treize membres d'un complot. Pendant ce temps, deux troupes de théâtre répètent une tragédie grecque.
Paris, avril 1970. Deux troupes de théâtre d'avant-garde répètent chacune une pièce d'Eschyle. Pendant ce temps, un jeune sourd-muet fait la manche dans les cafés en jouant de l’harmonica, tandis qu'une jeune femme séduit des hommes pour leur soutirer de l'argent. Alors qu'une conspiration se dessine, des liens se tissent entre les différents protagonistes.
POINTS DE VUE : En intitulant Secret compris le livre qu’elle consacrait en 2001 à Jacques Rivette (aux éditions Cahiers du cinéma), Hélène Frappat mettait en avant une notion qui est au coeur de la plupart des films d’un cinéaste chez qui l’évidence est souvent trompeuse. Sa filmographie elle-même est pour ainsi dire à double fond, les titres aisément accessibles en cachant d’autres, rarement montrés ; des versions longues coexistant plus d’une fois avec des versions courtes ; tel film (Noroît, 1975) n’étant jamais sortis en salle (mais en DVD) ; tel autre (Merry go round, 1977) sortant avec beaucoup de retard et dans la plus grande discrétion (en 1983).
Le cas de Out 1 (prononcer Out un), le plus hors normes de tous, est encore plus singulier. Après avoir été projeté une seule fois au Havre en 1971 en copie de travail lors d’une nuit- marathon devenue légendaire il est d’abord sorti sans faire grand bruit en 1974 dans une version courte de 4h20mn intitulée Spectre. Bien des années après, en 1990, il prit la forme d’un feuilleton en huit épisodes qui a fait l’objet d’une édition en VHS. Mais il a été aussi programmé à la télévision allemande et, sur RAI 3 dans le cadre de la fameuse émission nocturne Fuori Orario). Cela explique que, malgré la rareté et le mauvais état des copies officielles en circulation, le film a connu, et continue de connaître, une importante diffusion parallèle qui n’a fait que renforcer son aura culte.
Une part importante des douze heures trente de projection de Noli me tangere est consacrée à la captation de répétitions théâtrales dont une au moins, dans l’épisode 1, pourra paraître aussi fascinante qu’interminable. Il s’agit en quelque sorte d’un test de passage, d’une mise à l’épreuve du spectateur. Il faut passer par là, accepter même, peut-être, de s’ennuyer un moment, car c’est la condition nécessaire pour que se mette en place un temps et un espace distendus, une espèce d’état second,
On voit donc longuement les deux troupes rivales préparer en amont le travail sur le texte proprement dit des pièces d’Eschyle par des exercices d’improvisation (cris, pantomimes) sous forme de jeux susceptibles de prendre des tournures imprévisibles, ou même de déraper dangereusement, mais destinés, comme le formule Thomas (Michael Lonsdale), un des metteurs en scène, à augmenter la disponibilité de tous les participants, leur capacité à jouer ensemble (à ne pas suivre obstinément sa propre idée mais à rebondir à partir des suggestions des autres).
Cette disponibilité et cet aspect ludique sont la raison d’être d’un film sans aucune limitation de durée (Rivette dixit) où le cinéaste a mis en place un cadre (des lieux et une configuration de personnages) mais s’est ingénié à fournir aux acteurs le moins d’informations possibles, les obligeant à improviser sans savoir où ils allaient (par exemple quel rôle jouaient exactement leurs partenaires dans la fiction ni quelle place occuperait la scène dans l’ensemble).
Il en résulte une des expériences de spectateur les plus stimulantes qui soient, un film qui, comme le dit Rivette lui- même, fonctionne comme un mauvais rêve, surchargé d’incidences et de lapsus, un de ces rêves qui semblent d’autant plus interminables que l’on sait plus ou moins qu’il s’agit d’un rêve, et dont on ne croit sortir que pour y retomber (entretien avec Yvonne Baby, Le Monde, 14 octobre 1971, cité dans dans le livre d’Hélène Frappat).
Malicieux faux documentaire ethnologique à la Jean Rouch, jeu de l’oie parisien placé sous le signe de Lewis Caroll et de sa chasse au snark, serial à la Feuillade riche en rebondissements imprévus, hommage à Renoir et à Balzac (avec une apparition savoureuse d’Eric Rohmer en spécialiste de l’auteur de la Comédie Humaine affirmant qu’en 1970 le complot est une notion totalement démodée), Noli me tangere refuse de faire une distinction entre réalité et fiction. Le film, constamment imprévisible et ne cessant de s’inventer au fur et à mesure de son déroulement, est volontiers loufoque mais comme rongé par l’inquiétude, par la menace permanente du surgissement de ce dont on parle sans le voir comme les mystérieux Pierre et Igor ou encore le fantôme du deuxième étage dans la villa au bord de la mer.
Mais ce qu’on voit en plein jour y est encore plus déstabilisant que ce qui reste dans l’ombre ou le hors champ, surtout quand se révèle l’autre face de ce qu’on croit connaître. L’effroi suscité par le regard fixe (reflété dans le miroir) et le calme imperturbable de Sarah (Bernadette Lafont, impressionnante) lorsqu’elle soumet Emilie (Bulle Ogier, merveilleuse d’autorité fébrile) à ce qu’on ne peut qualifier autrement que comme un interrogatoire dépasse celui que provoquent nombre de films d’horreur.
D’une cohérence implacable, langienne, malgré son caractère aléatoire, Out 1 pourrait bifurquer sans cesse vers d’autres films possibles et laisse bien sûr nombre de questions en suspens, ou n’y répond que pour susciter de nouvelles interrogations. Sa fin brutale préparait le terrain pour Out 2, où devaient enfin apparaître Igor et Pierre, rôles prévus pour Sami Frey et Alain Cuny. Rêvons ! Claude Rieffel.
Film invisible, film monstre, film maudit. Les qualificatifs ne manquent pas pour saluer Out 1 : Noli me tangere. Le film de Jacques Rivette fait (faisait) partie de ces œuvres-fantômes, disparues, bloquées, hors d’atteinte, dont la renommée est inversement proportionnelle au nombre de leurs spectateurs, heureux mortels qui ont vu le film en son temps et l’évoquent avec émotion - et la satisfaction d’appartenir au petit clan des élus. Combien étaient-ils, les participants à la première projection intégrale d’octobre 1971, à la Maison de la Culture du Havre ? Quelques centaines, sans doute. Et depuis ? En principe, aucun, puisque la renommée du film s’est bâtie autour de sa disparition.
En réalité, comme nous l’apprend le livret qui accompagne le coffret DVD les présentations ont été plus nombreuses que ne l’assurait la légende. Une projection incomplète (une bobine perdue) au Festival de Rotterdam en 1989, une complète en octobre 1990 au Festival de La Baule, une autre à Paris, à Chaillot, en décembre de la même année, une dernière au Forum du Festival de Berlin en février 1991. Même si, eu égard aux sollicitations d’un festival (il est rare que l’on puisse consacrer treize heures à une seule œuvre), les projections s’effectuaient en petit comité - Jonathan Rosenbaum a le souvenir de cinq autres spectateurs à Rotterdam -, cela fait tout de même, au finale, quelques paires d’yeux supplémentaires. Si l’on ajoute ce que l’on ne savait pas, la diffusion à la télévision allemande (Westdeutscher Rundfunk) en avril et mai 1991, et ce qu’on avait oublié, une autre diffusion en août 1992 sur La Sept / Arte, qui, elles, se chiffrent par milliers de regardeurs, l’invisibilité de Out 1 : Noli me tangere devient moins flagrante. D’autant que, comme nous le précise le dossier de presse, l’éditeur de DVD allemand Absolut Medien a sorti le film, ainsi que sa version courte, Out 1 : Spectre, en mai 2013.
Mais était-ce vraiment le même film ?
Sur le papier, oui : d’un côté, Noli me tangere, 760 minutes découpées en huit épisodes, de l’autre Spectre, 280 minutes en deux parties. En réalité, sans avoir vu l’édition allemande, on sait qu’elle a été faite à partir des copies d’époque, sans restauration. Méfiance : entre une copie éditée en l’état par René Chateau (par exemple) et le même film restauré par le BFI ou Criterion (par exemple également) existe la même distance qu’entre la reproduction des Nymphéas sur un calendrier des Postes et les originaux de l’Orangerie. Et s’il a fallu cinq mois, sous la supervision de Pierre-William Glenn, chef-opérateur du film, pour remettre en état et restaurer numériquement (en 2K) la copie 16 mm, c’est la preuve que le travail était nécessaire.
Travail magnifiquement accompli. Le souvenir que l’on avait de Spectre, était flou et lointain (le film n’est resté que quelques semaines en salles en avril 1974). Ce que l’on voit aujourd’hui - au moins dans la version DVD - est remarquable, tout en gardant bien visibles les traces d’imperfection d’origine : le grain du 16 mm est restitué, quelques « poils-caméra » ont été conservés, tout ce qui aurait pu contribuer à un ravalement trop propre a été écarté. Toutes les caractéristiques d’une bande d’époque sont là, moins les inconvénients.
La durée, qui semblait alors démesurée, n’effraie plus depuis longtemps : dès 1984, Edgar Reitz nous proposait les 960 minutes de son premier cycle de Heimat et les amateurs de séries télévisées en coffrets avalent depuis longtemps sans barguigner des saisons entières en une journée. Jacques Rivette, en découpant Out 1 en huit tranches bien identifiées, ne faisait que prolonger la vogue, reprise du serial muet à épisodes, qui faisait les beaux soirs de la télévision des années 60 - voir, entre dix autres, la série Les Compagnons de Baal de Pierre Prévert, en 1968. Ce qui faisait la singularité du film, bien plus que sa longueur, c’était sa conception et sa mise en place. Sauf erreur, c’était bien la première fois qu’un cinéaste entreprenait une telle expérience, bâtissant un canevas suffisamment lâche pour que chaque acteur vienne y interpréter sa propre partition, chacune étant déterminée par celles de ses partenaires. Mais l’extrême potentialité sur le papier - une structure ouverte à tous les vents de l’imagination, comme les temps le réclamaient - devait se frotter au réel : le génie ni le talent des uns et des autres ne se décrètent et la bride lâchée n’est pas forcément synonyme de réussite.
Il convenait donc pour Jacques Rivette - on persiste à ne citer que lui, mais, comme le précise Pierre-William Glenn, Suzanne Schiffman a joué un rôle déterminant à tous les niveaux, et ce n’est pas par gentillesse qu’elle est créditée au générique comme co-réalisatrice - de choisir les participants à l’aventure. Il fallait des acteurs capables de s’adapter à des conditions aussi particulières, l’improvisation, et pas seulement gestuelle, comme dans les happenings qui faisaient alors florès, mais aussi textuelle. S’il était relativement aisé de pratiquer, à l’intérieur d’un groupe, les techniques d’expression corporelle mises au point par le Living Theatre - celles que l’on voit longuement pratiquées par les deux troupes de Michaël Lonsdale et de Michèle Moretti -, dialoguer du tac au tac avec un partenaire sans s’appuyer sur un texte suppose une capacité rare de réaction immédiate devant une situation imprévue. Depuis, la LIFI (Ligue française d’improvisation) nous a familiarisé avec ses « matchs d’impro », mais en 1970, l’exercice sonnait neuf. Le projet, pour s’accomplir, devait s’appuyer sur des acteurs hors normes, pas encore conditionnés par les règles courantes d’interprétation.
D’où l’appel à des comédiens qui avaient fait leurs premières armes avec la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto et Bernadette Lafont ou déjà familiers de l’univers de Rivette, Michèle Moretti et Bulle Ogier. Plus quelques vieux renards, ayant quinze ou vingt ans de métier sur les planches ou à l’écran et capables de tout jouer, comme Jean Bouise, Michael Lonsdale et Françoise Fabian. Plus un amateur doué, Jacques Doniol-Valcroze, jadis interprète du Coup du berger, premier film de Jacques Rivette en 1956. Plus quelques comédiens débutants, Hermine Karagheuz ou Marcel Bozonnet. Plus quelques comparses, troisièmes couteaux ou simples silhouettes, rédacteurs des Cahiers - Éric Rohmer ou Michel Delahaye -, amis de la famille - Barbet Schroeder, Pierre Cottrell ou Bernard Eisenschitz, qu’on reconnaît malgré leurs chevelures d’époque - ou du producteur - et même le producteur lui-même, Stéphane Tchal Gadjieff, qui apparaît, le temps de prendre un coup de matraque avant de disparaître. On en oublie, dans ce générique qui ressemble à un annuaire de la cinémathèque des belles années.
Une fois toute cette tribu rassemblée, il fallait la mettre sur la voie d’une création collective, choisie en principe par tous, en réalité aiguillée par les deux maîtres d’œuvre. Pierre-William Glenn revient, dans l’entretien, sur la mise en place, et en condition, effectuée par Rivette, inutile donc d’épiloguer. Ce que l’on ne sait pas, ce sont les moyens employés pour que chacun accepte la répartition des personnages - sans doute celle-ci se fit-elle selon le moi profond et l’image mentale des protagonistes : difficile d’imaginer Françoise Fabian ou Jacques Doniol-Valcroze se roulant par terre en poussant le cri primal, ou Juliet Berto en avocate déterminée. En tout cas, la distribution, dans ce jeu de rôles, est parfaite et l’osmose entre l’acteur et sa créature est indéniable.
Quant au schéma organisateur, Jacques Rivette n’a pas eu besoin de le chercher loin, puisque la majeure partie de son œuvre est traversée par l’obsession du théâtre et du complot, parfois mêlés (Paris nous appartient, L’Amour par terre, La Bande des quatre, Va savoir) parfois séparés (L’Amour fou, Céline et Julie vont en bateau, Le Pont du Nord).
Sa fascination pour L’Histoire des Treize de Balzac va le porter à utiliser la trame de Ferragus (le premier roman du cycle balzacien), comme il adaptera (hélas !) trente-sept ans plus tard La Duchesse de Langeais (volume II de la trilogie) dans Ne touchez pas la hache. De toutes façons, n’importe quelle société secrète aurait fait l’affaire, le Conseil des X de la République de Venise, la Rose-Croix ou la Synarchie, l’essentiel résidant dans l’évocation d’une organisation parallèle prête à prendre le pouvoir ou à l’influencer. Alors, les Treize, pourquoi pas, même si la ténébreuse conspiration de Out 1 ressemble plus à un club d’amis bien tempérés qu’à l’association de « démons humains » que décrit Balzac. Et leurs buts demeurent dans le film extrêmement flous - d’ailleurs, les Treize sont en sommeil depuis des années, dans l’attente du retour d’Igor, initiateur disparu et fantomatique. En bref, le complot se situe plus du côté de la franc-maçonnerie vague d’un think tank que d’Action Directe. Et sa découverte progressive, grâce aux messages oulipiens reçus par Léaud ou aux lettres volées par Berto, n’est qu’une tempête dans un verre d’eau tiède - la chasse au snark tournera court avant même que l’on découvre que ce n’était qu’un boojum, il suffira d’un coup de fil de Doniol à un ami directeur de journal pour étouffer le scandale annoncé.
Ce n’est donc pas l’argument qui intéresse ici, mais sa mise en jeu, au sens propre : tout est jeu, déplacements aléatoires (ce n’est pas par accident que la librairie tenue par Bulle Ogier a pour enseigne "L’angle du hasard"), marelle géante à travers Paris (la troupe de Moretti égaillée aux sept portes de Thèbes-Paris pour retrouver son voleur, idée parfaitement farfelue mais pertinente dans l’a-logique générale), rendez-vous furtifs dans des lieux à la charge poétique certifiée (la terrasse des Trois-Satrapes de la cité Véron, l’allée des Cygnes).
Qu’est-ce qui peut donc retenir l’intérêt, douze heures quarante durant, autour de ces personnages sans background entraînés dans des mouvements incessants dont on perçoit mal les enjeux ? Tout simplement cet effet mystérieux, ce nescio quid, qui ne se commande pas et dont parle P.-W. Glenn lorsqu’il évoque l’état de grâce qui régnait sur le film. Cette magie imprévue qui baigne certains films et qui ne peut s’expliquer par l’accumulation des éléments qui les composent, mais par leur liaison, au sens chimico-culinaire - citons, pour rester à peu près dans l’époque, Adieu Philippine ou Hallelujah the Hills. Juliet Berto seule dans sa chambrette alignant des couteaux, Jean-Pierre Léaud arpentant les rues du Marais en hurlant, Michaël Lonsdale pleurant, abandonné sur la plage de Cabourg, Bulle Ogier errant dans la chambre aux miroirs de la villa normande, ce ne sont là que des épiphanies minuscules, qui, assemblées, donnent à Noli me tangere cette dimension sans égale.
Il y aurait bien des façons d’aborder le bloc, en tâchant de dessiner une chronologie, en multipliant les combinaisons, en isolant chaque groupe et chacun de ses composants, en reconstituant les trajets parisiens des deux marcheurs, Léaud et Berto, en ne s’intéressant qu’aux traces du complot ou qu’aux pratiques théâtrales, etc. Travail utile ? Certainement pas, puisqu’il consisterait surtout à casser le jouet pour voir ce qui le faisait fonctionner. La bonne position devant un tel film, c’est de ne pas chercher à en traquer les secrets ou les obscurités - pourquoi les Treize ne sont-ils que neuf, même en comptant les absents, Pierre et Igor ? pourquoi Hermine, qui ne semble pas appartenir au complot, donne-t-elle à Léaud la lettre qui va lancer sa chasse ? - et se laisser glisser dans le flot des images, parfois à la limite du supportable, en savourant les détails d’époque : les quelques numéros des « Cahiers du cinéma » canal historique (période Rivette), manipulé dans un coin par Marcel Bozonnet, la librairie underground où l’on trouve la revue psychédélique « Oz » et les premiers pirates de Dylan, tout ce qui, pour les anciens, permet de vérifier ses souvenirs. Il faut voir Noli me tangere de façon innocente pour goûter pleinement son charme.
Jacques Rivette a sans doute fait « mieux » ensuite (Céline et Julie, La Belle Noiseuse), il n’a jamais atteint ce rare point d’équilibre dans l’imperfection qui fait le prix des grandes œuvres. Pas celles que la Grande Histoire accueillera, heureusement, celles que l’on garde par devers soi et que l’on échange entre membres d’une société secrète. Lucien Logette.
COMMENTAIRE : Avatar extrêmement libre de l'Histoire des Treize de Balzac, Out One suit les jours, les travaux et les sentiments d'un groupe de comédiens.
Retrouvant le thème du complot qui lui est si cher, l'auteur ajoute cette fois la durée, une vraie durée, à son art du récit d'initiés. Aussi Out One est-elle une œuvre inclassable et malheureusement invisible de par cette durée même... Et pourtant, il s'agit d'une très grande réussite, la qualité et l'homogénéité de l'équipe d'acteurs (ce sont tous des fidèles) se nourrissant à merveille de la liberté prise, très sûrement, avec le temps et les normes. Rivette avait imaginé que la télévision pourrait diffuser Out One comme un feuilleton, mais il n'a pu jusqu'à présent que présenter, en 1974, une version cinéma « courte » de 4 h 15 intitulée Out One : Spectre. Jean-Marie Carzou.
INDIA SONG
de Marguerite Duras, 1975, France, 2h, Couleurs
avec Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Mathieu Carrière…
RÉSUMÉ : À Calcutta, en 1937. Anne-Marie Stretter, épouse de l’ambassadeur de France, entretient une relation amoureuse avec Michael Richardson. Un soir, au cours d’une réception donnée à l’ambassade, elle le retrouve et lui accorde quelques pas de danse. Parmi les invités se trouve aussi le vice-consul de France à Lahore, envoyé en disgrâce à Calcutta. Celui-ci, apercevant Anne-Marie, ne tarde pas à lui déclarer son amour passionné, devant l’assemblée des convives scandalisée. Le lendemain, Anne-Marie a mystérieusement disparu...
POINTS DE VUE : Marguerite Duras - la dernière des romantiques - est une exception. Écrivain à part entière lorsqu'elle écrivait, cinéaste à part entière lorsqu'elle filmait. Personne n'a fait mieux, pas même Cocteau. India Song, qu'est-ce ? Un parfum, un songe, une drogue. Impossible de s'en défaire. On regarde, on écoute, on est transporté là-bas, dans les Indes des années 30, dans la propriété d'Anne-Marie Stretter, ambassadrice de France. Torpeur de mousson, Cerrutti 1881 ivoire pour les costumes des hommes. Les personnages, modèles de chic négligé, sont prostrés. Debout ou couchés sur les tapis. Le moindre de leur déplacement ressemble à une caresse (mortelle ?). Tout n'est que beauté et langueur. La musique de Carlos d'Alessio ? Une onde lancinante, un soupir qui étourdit - on défie quiconque de ne pas y être sensible.
Dans ce monde de bruissements, d'échos, de nostalgie, les dialogues n'ont pas leur place. Dominent alors les notes de piano qui tombent comme des fruits trop mûrs, le chant des oiseaux, la mélopée de la mendiante de Savannekht, la sensation des couleurs (le violet, le mordoré). Et le timbre des voix off qui confirment ou infirment ce qu'on voit à l'image, celles qui réveillent le souvenir d'Anne-Marie Stretter et de ses hommes, dont le vice-consul, dévoré par le chagrin (Michael Lonsdale et son cri déchirant). Delphine Seyrig, altière, en robe longue, est souveraine et hautement désirable lorsqu'elle dévoile, au détour d'un gros plan sidérant, un sein d'albâtre où perlent quelques gouttes de sueur. Risible que tout cela ? C'est possible - le film est une mine pour des humoristes en mal de caricature. Maniériste, complaisant, répétitif, durassien à en mourir, oui il est tout cela. Il n'est même que cela : une délectation morose. Télérama.
Marguerite Duras a inventé le cinéma de l’écrit. Les images s’étirent dans une lenteur admirable, pendant que les comédiens ainsi que l’écrivain elle-même racontent le texte et prononcent les dialogues. Duras se plaisait à dire qu’elle pratiquait le cinéma quand son œuvre littéraire s’asséchait, lorsque l’inspiration manquait et que les mots résistaient. C’était une époque peut-être où l’on pouvait fabriquer de l’art en se souciant moins des contingences économiques et de l’industrialisation du cinéma. Marguerite Duras ne bénéficiait pas du succès qu’on lui reconnaîtra à partir des années 80. En quelque sorte, son grand film India Song, montré à Cannes, lui ouvrira les bras de la reconnaissance de la critique et du public.
La puissance du film est liée au travail exceptionnel sur la lumière et la photographie de son chef opérateur, Bruno Nuytten. La plupart des scènes se déroulent dans le salon, où siège le piano, et surtout où la réverbération d’un miroir mural ouvre les perspectives de l’écran. Ce miroir semble à la fois une porte vers l’intériorité des personnages, et une avant-scène d’où les acteurs surviennent. On reconnaît la demeure de l’écriture, celle de Neauphle-le-Château que Michèle Laporte ou Benoît Jacob éterniseront au cinéma et dans les livres. Tout Duras est déjà là dans ces deux heures qui se regardent et s’écoutent comme un poème : l’enfance, la mort, l’impossibilité de l’amour, l’Asie, la mer, la musique, le silence. La parole s’égrène avec précision sur des plans-séquences assez longs, presque immobiles, où les choses prennent la place des comédiens, et les êtres de chair se figent. Les images sont superbes, le travail de restauration et d’étalonnage ré-engagé par Bruno Nuytten lui-même rend compte déjà pour l’époque de l’extrême attention de Duras sur la lumière et le détail. Chaque objet se dégage du décor à la façon d’une pièce de musée, le coucher de soleil et l’évocation de la mer, de la mousson ou de Calcutta racontant les paysages intérieurs d’Anne-Marie Stretter.
Cette femme, interprétée par une Delphine Seyrig d’une très grande élégance, au milieu de ses amants, exhale une impression de grande sensualité. On pressent d’ailleurs une forme de désir inavoué entre ces hommes qui tentent d’attirer à eux Anne-Marie Stretter. La femme centralise les jeux de pouvoir et de séduction et la fameuse valse qu’elle entame au cœur du salon symbolise une sorte de jeu complexe entre les protagonistes, qu’il s’agisse d’attirance sexuelle, intellectuelle ou de rivalité politique. Marguerite Duras offre une œuvre profondément féministe où la mort semble la seule issue, pour échapper à la brutalité et la possessivité masculines. Mais le film répète à l’envi que même cette tentation de la mort lui est interdite, quand bien même elle choisit de s’isoler avec un amant dans un vulgaire bordel, pour y trouver le repos éternel.
On n’est plus habitué à un cinéma bavard qui préfère au rythme les plans fixes. Le récit ne se déroule pas sur l’écran, c’est le texte lu qui prend la place de la mise en scène. Voilà un cinéma qu’il faut appréhender avec patience. Il faut s’abandonner à l’incompréhension et à la perte de repères. Car l’immensité d’India Song se niche dans cet espace infime qui sépare le spectateur de la musique et de la voix de la littérature. Laurent Cambon.
COMMENTAIRE : Au cours d'un bal à l'ambassade de France, l'histoire d'une passion et d'une dépossession. Plusieurs voix commentent des scènes qui se déroulent sur l'écran : elles complètent, interprètent ou contredisent les images que nous voyons. C'est de la parole que surgit la passion : avec Duras, le cinéma devient véritablement parlant. François Jost.
LE MYSTÈRE PICASSO
d’Henri-Georges Clouzot, 1955, France, 1h18, Couleurs, Noir et Blanc
avec Pablo Picasso
RÉSUMÉ : Clouzot filme Picasso en train de peindre sur des surfaces de verre, par des plans-séquences en caméra fixe. Les œuvres présentes dans le film ont été détruites, elles n'existent qu'à travers le film.
POINTS DE VUE : La genèse du film résulte d'un concours de circonstances : Picasso et Clouzot, amis depuis vingt ans, voulaient faire un film ensemble ; c'est lorsque le peintre reçut des "feutres magiques" et des encres spéciales envoyées par des étudiants américains que le projet prit corps. Feutres et encres avaient la curieuse propriété de traverser le papier sans baver et d'inscrire au verso les traits exacts dessinés au recto. Clouzot eut l'idée de filmer le derrière de la toile : on verrait ainsi naître l’œuvre d'art par transparence, comme par magie.
De juillet à septembre 1955, Picasso et Clouzot se retrouvent tous les jours durant huit heures dans les Studios de La Victorine à Nice. Claude Renoir, le petit-fils du grand peintre, dirige les prises de vues. Au début, l'idée du réalisateur est de tourner un court métrage de dix minutes. Mais au bout de huit jours, la matière est tellement riche qu'il songe à une série de courts métrages.
Ensuite, Picasso peint à l'huile : la technique de cinéma doit être modifiée. Clouzot place sa caméra derrière le peintre et filme la toile à intervalles réguliers tandis que Picasso s'écarte. Pour la peinture à l'huile, Clouzot emploie la couleur. De même, pour suivre fidèlement les proportions des toiles, le cinéaste filmera en écran large. Ainsi, son film sera le seul à employer successivement le noir et blanc et la couleur, l'écran normal puis le Cinémascope. Parallèlement, la bande sonore suit la même évolution : on n'entend d'abord que le crissement du fusain sur la toile; puis ce sont des mesures de guitares ou des solos de batterie; pour finir, c'est la totalité de l'orchestre symphonique qui explicite œuvre en gestation.
Au bout des trois mois de tournage, Clouzot se trouve en possession d'une longueur impressionnante de pellicule. Il trouve dommage de fragmenter une matière aussi riche : le film sortira donc sous la forme d'un long métrage. Son genre particulier limitera forcément son audience. Mais les vrais amateurs d'art se réjouiront tous de ce document unique dans les annales du cinéma. Adoptant sans réticence la formule d'un critique de l'époque : LE MYSTÈRE PICASSO, c'est "le plus beau film de suspense Jamais réalisé"... Stéphanie Katz.
Cette élaboration de l'œuvre dans la durée est le sujet et l'objet du film, suspense à l'état pur que ce rapport indéterminable à l'avance entre le temps qui s'écoule et l'événement qui va surgir. L'autre aspect remarquable est le travail sur la couleur. Lorsque Picasso et Clouzot sont dans l'atelier, le film est en noir et blanc (tiré sur pellicule couleurs) et il le reste lorsque l'artiste travaille au crayon, au fusain ou à l'encre, mais lorsqu'il se met à peindre, l'apparition des couleurs sur la toile crée un effet saisissant : rétrogradant celles de la vie au noir et blanc, ce sont les couleurs mêmes de la création. Stéphan Krezinski.
COMMENTAIRES : Le Mystère Picasso, d’Henri-Georges Clouzot, qui montre l’artiste dessinant avec des feutres, caché derrière un écran de papier. L’encre traverse la feuille sans baver et donne à voir le trait se former en direct. Magique ! Frédérique Chapuis.
Le cinéaste a filmé Picasso au travail sur un papier spécialement choisi pour l’occasion dont les spécifités permettent de voir le dessin en train de se faire par la caméra, sans voir Picasso derrière en train de peindre. Henri-Georges Clouzot vient de remporter deux grands succès public (le Salaire de la peur et les Diaboliques) et surprend son monde (notamment le public du Festival de cannes où le film remporte un Prix spécial) avec ce documentaire sur le peintre. Le réalisateur a toujours été attiré par la peinture et a été, dès ses vingt ans, marqué par l’œuvre de Picasso. Il lui montre un jour ses dessins que le peintre juge avec sévérité, lui prodiguant ce conseil : « Ne dessine pas en regardant, regarde après ! ». Le Mystère Picasso est l’occasion pour Clouzot d’essayer de percer le mystère de la création.
PROPOS : Henri-Georges Clouzot est considéré comme l'un des plus grands cinéastes français. Décrit comme un réalisateur extrêmement exigeant avec ses acteurs, comme un misanthrope attiré par les perversions humaines, ses longs-métrages (Le Corbeau, Le Salaire de la peur, ou encore La Vérité) ont pour thématiques récurrentes la manipulation, la duperie et la trahison. Avec Le Mystère Picasso, Clouzot s'éloigne de son registre habituel et réalise son premier – et unique – documentaire. À travers cette œuvre, il cherche à percer le mystère de la création artistique : « Pour savoir ce qu'il se passe dans la tête d'un peintre, il suffit de suivre sa main. »
Clouzot explique dans une interview en 1970 : « Quand la caméra a son mot à dire, je crois qu'il ne faut pas l'alourdir par du dialogue qui ne peut que distraire l'esprit des images ». Cette réflexion est au centre du Mystère Picasso, tourné en 1955, où les rares interventions du réalisateur n'ont jamais pour objectif d'expliquer la démarche de Picasso. Clouzot prend le parti de simplement mettre la caméra devant la toile, réalisant des plans-séquences où les dessins et peintures du maître prennent forme en temps réel. Les images, hypnotisantes, passent avec subtilité du noir et blanc à la couleur, et rendent les mots inutiles.
Le Mystère Picasso est plus qu'un documentaire au sens strict: il traite surtout du rapport que Picasso et Clouzot entretiennent avec la peinture – Clouzot en était amateur et peignait lui-même durant son temps libre – et de la relation qui les unit l'un à l'autre. Jouant sur la mise en abyme, Clouzot se met en scène avec ses techniciens. Lorsqu'il s'adresse à Picasso, il ne lui demande pas de parler de son travail, mais le prévient simplement du temps qu'il lui reste pour finir son dessin.
Le film est réalisé sous nos yeux. Les échanges des deux artistes, sous des apparences banales, révèlent toute l'intimité qu'ils partagent. À sa sortie, Le Mystère Picasso est salué par la critique. Il reçoit en 1956 le Prix spécial du jury au Festival de Cannes à l'unanimité. Le réalisateur confiera qu'Hollywood lui fit beaucoup de propositions tout au long de sa carrière. Des offres qu'il a toujours refusées, estimant qu'il bénéficiait en France d'une liberté créative trop précieuse. L’Institut français.
Nice – Studios de la Victorine. Juillet 1955. Le soleil est brûlant, la mer est bleue. Dans la fraîcheur du plateau D, quelques hommes sont réunis. Le silence règne : Pablo Picasso, torse nu, en short, les jambes incroyablement jeunes et le regard (son regard !) perçant, Pablo Picasso se laisse aller à son imagination devant une toile blanche. Une caméra est braquée sur le châssis qui supporte la toile. Près de l'appareil, Henri-Georges Clouzot, bronzé, attentif, à la fois grave et détendu, serein et soucieux. Clouzot songe depuis longtemps à "faire quelque chose" avec Picasso, auquel le lie une amitié de vingt ans. Mais quoi faire ? Certainement pas un film courant. Certainement pas un film d'art habituel. Non. Aller plus profond, aller au cœur du problème, surprendre l'acte créateur. Mais comment ? » (Henri Colpi)
LA CICATRICE INTÉRIEURE
de Philippe Garrel, 1971, France, 1h, Couleurs
avec Nico et Pierre Clémenti…
RÉSUMÉ : Dans des paysages d'Égypte et d'Islande, d'une étrange beauté, se déplacent d'énigmatiques personnages : un jeune homme, gravure de mode, et une jeune femme qui ne s'exprime qu'en anglais et en allemand. Puis surviennent des épisodes encore plus hermétiques.
POINTS DE VUE : Conçus au départ pour être projetés lors des concerts de Nico, les vingt-trois plan séquences de La cicatrice intérieure, certains longs de plusieurs minutes, d’autres très courts, que Philippe Garrel (Un été brûlant) est allé tourner aux quatre coins du monde forment effectivement, mis bout à bout et simplement séparés par des fondus au noir (ou plutôt au bleu), une espèce de long clip d’une heure dont tout souci de narration est absente.
Travellings accompagnant la chevauchées de Pierre Clémenti, nu sur son cheval, un carquois noir sur le dos ; caméra pivotant lentement sur elle-même pour suivre le déplacement circulaire de Garrel, dandy en rouge, autour de Nico immobile au milieu d’un immense paysage désertique ; brèves vignettes rappelant les plan-icones d’un Paradjanov (Nico dans la grotte, l’enfant sur le glacier, le cercle de feu), étonnante séquence sous-marine : cette enfilade de vignettes énigmatiques se dérobe à l’enchaînement narratif et à l’interprétation pour inviter le spectateur à une contemplation d’ordre quasi hypnotique.
Le cinéaste déclarait d’ailleurs à la sortie du film : Il ne faut pas regarder La Cicatrice Intérieure en se posant des questions, il faut le regarder juste par plaisir, comme l’on peut prendre plaisir à se promener dans le désert..
Le caractère incantatoire et l’espèce de sidération éblouie provoquée par cette mystérieuse déambulation reposent en grande partie sur la splendeur des paysages et, bien sûr, sur la voix grave de Nico déclamant des vers en allemand ou chantant une comptine (Mütterlein) sur un arrangement folk minimaliste. Les textes entendus dans le film sont le plus souvent en anglais ou en allemand, plus rarement en français, l’absence délibérée de sous-titres privilégiant là aussi la musique des sons à la signification des paroles.
Il se peut que le côté arty du film agace certains spectateurs mais la manière brute qu’a Garrel de capter l’air, la lumière aveuglante, le vent, la minéralité de ses stupéfiants paysages, donne un envoûtante puissance magique à ce rêve éveillé aux allures de conte initiatique. Claude Rieffel.
La Cicatrice intérieure est un titre mythique du cinéma underground, fruit de l’aventure artistique menée à l’époque par Garrel et ses amis du groupe Zanzibar. Et pourtant, au-delà du folklore hippie véhiculé par le film, forcément daté, La Cicatrice intérieure, comme les autres films de Garrel des années 70, est un chef-d’œuvre en liberté capable d’envoûter chaque nouvelle génération de cinéphiles, un précurseur en errance et en angoisse des expériences contemporaines de Gerry ou The Brown Bunny. Le cinéma de Garrel, c’est avant tout la modernité au présent, des films voués à une éternelle jeunesse, réfractaires à l’embaumement muséographique, malgré leur proximité revendiquée avec la peinture, et pas n’importe laquelle (Ingres, Titien, Georges de La Tour).
En 1975, Philippe Garrel déclarait, à propos de La Cicatrice intérieure : « Il ne faut pas regarder La Cicatrice intérieure en se posant des questions, il faut le regarder juste par plaisir, comme l’on peut prendre plaisir à se promener dans le désert. Ce sont des traces avec ce qui ce passe dans ma tête au moment ou je tourne, cela ne peut être que des traces ou des jalons. »
La Cicatrice intérieure, tourné entre 1970 et 1972 aux quatre coins du monde, est le premier film de Philippe Garrel où apparaît Nico, la chanteuse du Velvet Underground. Figure centrale de La Cicatrice intérieure, Nico en compose la musique et les chansons, et improvise ses dialogues, en anglais et en allemand, sa langue natale que Garrel ne comprend pas. Au début du film, dans le même désert où Stroheim tourna les derniers plans des Rapaces, Philippe Garrel et Nico, couple à l’étrange accoutrement médiéval, se livrent à une errance immobile. Lors d’un fameux plan séquence, Philippe Garrel tourne en rond autour de Nico tandis qu’elle se tient prostrée, pleurant, criant, étouffant et suppliant.
Si pour Garrel le bonheur est dans la création, ses films ne sont pas dans les années 70 des films sur le bonheur. La Cicatrice intérieure, magnifique film poème, est le film désert par excellence. Dans des paysages arides, brûlants ou glacés, Garrel y soustrait beaucoup pour ne garder que l’essentiel : la beauté, la pureté, mais aussi la souffrance. La Cicatrice intérieure, avec ses faux airs d’Heroic Fantasy sous acide, montre la détresse d’une génération et la vie d’un couple, entre incompréhension, fusion et expérience des limites. C’est aussi un film de bande, de communauté impossible, où Garrel met en scène femme, amis et enfants. Olivier Père.
Dans son premier film, Marie pour mémoire (1967), Philippe Garrel montre des enfants blessés dans une société malade, une blessure est ouverte, un cri constant que rien ne vient apaiser. La sévérité de son style ne fait qu’accentuer cette blessure qui ne se refermera pas. Un couple enlacé en bordure d’une autoroute, au fond, une ligne de HLM hideux dans la grisaille d’une journée morne. La jeune femme ne cesse d’appeler son enfant : enfant qu’elle n’a pas été, qu’elle ne sera plus, et enfin, enfant qu’elle n’aura pas - personnages d’un monde sans vie.
Dans La Cicatrice intérieure, cinq ans plus tard, le couple a quitté l’environnement où il évoluait dans Marie pour mémoire, mais nous le retrouvons avec sa solitude, cette blessure permanente - thème constant de tous les films du réalisateur. Une femme seule sur un rocher près d’un chemin. Du fond de l’écran, un homme arrive en regardant derrière lui. À la hauteur de la jeune femme, il la fait lever, la tient par le corps, il regarde toujours derrière lui. La caméra par un travelling latéral les accompagne, puis s’arrête : le couple disparaît dans un paysage grandiose.
Cette première séquence peut ne pas être la première. Le film est sans chronologie, sans lieu précis. Il est composé d’une vingtaine de séquences comme celle-ci. Ici, il y a utilisation du travelling latéral presque toujours, comme pour mieux nous faire entrer dans l’univers du réalisateur, et aussi, en voyageant avec ses personnages, tenter une communication avec eux. D’habitude, Philippe Garrel utilisait de longs plans fixes.
Le choix des paysages, le cadrage des acteurs sont remarquables. À chaque séquence, la solitude nous est montrée dans une nouveau lieu, d’une rare beauté - beauté qui est un support aux sentiments exprimés - comme pour adoucir cette solitude, cette détresse.
Souvent les acteurs sont placés à gauche de l’écran, ils regardent devant eux découvrant un espace. Peut-être que ces personnages, qui ne combattent pas mais subissent leur souffrance, ont, au fond d’eux-mêmes, une lueur d’espoir. Gérard Lionet.
La Cicatrice intérieure, c’est le timbre de la voix de Nico, le désert blanc, la poussière de sable et la pierre noire des volcans, l’immensité du monde, lieu originel.
Un enfant marche derrière Nico, en robe de bure blanche, Philippe Garrel à ses côtés, dandy du Moyen-Âge moulé dans une peau de cuir brun, leurs pas sont les mêmes. Rien n’a lieu. Dans une nature sauvage et violente, on reconnaît le visage de l’artiste Daniel Pommereulle, celui de Pierre Clémenti, nu sur un cheval. Nico chante, sa voix est lancinante, rocailleuse, répétitive, elle marche et chante.
La Cicatrice intérieure se situe loin de la Nouvelle Vague. La forme libérée du genre, repose sur différentes séquences dont la durée est l’abstraction du temps. C’est un cinéma non narratif, non joué, aux présences figuratives. La perception solitaire des glaciers, des volcans et des déserts, ressemble aux natures extrêmes éloignées des hommes peintes par Caspar David Friedrich. C’est un cinéma figuratif au même titre que la peinture. C’est un poème, une élégie.
J’ai découvert en 1972, le film était présenté par Henri Langlois, à la Cinémathèque. Certaines images se sont ancrées dans ma mémoire, fortes, radicales et belles. Elles indiquaient la proximité rare et sensible du cinéma de Philippe Garrel avec les artistes, peut-être même avec ceux du Land Art attirés dans ces mêmes années, par l’immensité du désert. L’Américain Robert Smithson et son film Spiral Jetty (1970), l’Anglais Richard Long traçant de ses pieds Line Made by Walking (1967), Daniel Pommereulle foulant le sable jaune du Sahara, dans Vite (1968).
Ces images au même titre que celles de Philippe Garrel font partie de mes réminiscences de programmations anciennes, correspondances hasardeuses, désirs de lointains espaces, désirs d’un ailleurs cinématographique, désirs d’autres images. Gisèle Breteau Skira.
NI JUGE, NI SOUMISE
de Jean Libon et Yves Hinant, 2017, France/Belgique, 1h39, Couleurs
avec la juge Anne Gruwez…
RÉSUMÉ : La juge Anne Gruwez tente d’élucider un crime non résolu depuis plus de deux décennies, à savoir l’assassinat de deux prostituées dans le centre de Bruxelles. Est-ce que la technologie contemporaine permettra de trouver un dénouement à cette affaire ?
Rappel : Il y a plus de vingt ans, deux prostituées sont sauvagement assassinées dans les beaux quartiers du centre de Bruxelles. La juge Anne Gruwez reprend l'investigation en en faisant une affaire personnelle. Elle se demande où se trouvent les sacs de préservatifs retrouvés jadis dans les poubelles des deux victimes et ce que sont devenus les quatre suspects de l'époque. Elle espère que les nouvelles méthodes d'enquête et les progrès de la criminologie permettront de dissiper certaines zones d'ombre. Il lui faut également percer le mystère du préservatif aux six ADN différents...
POINTS DE VUE : Au volant de sa 2 CV bleu pervenche, elle sillonne Bruxelles, sa ville, d’une scène de crime à l’autre. « Dans cet immeuble-là, j’ai eu une décapitation... Ici, un triple homicide. » Caustique comme Miss Marple, capable de sortir une blague dans les situations les plus éprouvantes, Anne Gruwez aurait pu être un truculent personnage de fiction. Elle est pourtant une authentique juge d’instruction à la langue bien pendue et au cœur bien accroché, que Jean Libon et Yves Hinant, respectivement le créateur et l’un des réalisateurs du magazine belge Strip-tease, ont suivie pendant trois ans après lui avoir déjà consacré deux fameux épisodes télévisés. Entre les auditions, toutes plus fascinantes les unes que les autres, la magistrate enquête sur une affaire classée depuis vingt ans : deux prostituées assassinées dont il s’agit de retrouver les clients grâce au contenu d’un vieux sac-poubelle plein de préservatifs, conservé comme un Rembrandt dans les sous- sols du palais de justice de Bruxelles.
À chaque instant, le sordide côtoie la misère... « C’est souvent dans l’histoire d’un crime qu’on peut voir à la loupe la société dans laquelle on patauge », tel est le credo de cette variante belge et surréaliste du Délits flagrants de Raymond Depardon. Jérémie Couston.
Dans l’imaginaire collectif, la justice s’apparente plutôt à une vieille dame rigide peu portée sur la plaisanterie. En installant Anne l’insoumise au cœur de leur documentaire directement inspiré de l’émission Strip tease née en Belgique dans les années 80, Jean Libon et son co-réalisateur Yves Hinant nous prouvent le contraire. Durant trois ans, ils ont suivi Anne Gruwez, (à qui avait déjà été consacré un numéro de Strip tease intitulé « Madame la juge ») une juge d’instruction bruxelloise à l’anti-conformisme réjouissant dotée d’un physique de bande dessinée et d’un phrasé malicieux égayé d’une incomparable pointe d’accent belge. Au volant de sa 2CV, elle arpente les rues de la capitale et tel un guide touristique, signale les lieux où se sont déroulés les faits divers tragiques dont elle a eu la charge. Puis, elle nous invite dans son bureau pour un partage sans fard de son quotidien au cœur d’une humanité tour à tour noire, drôle, grinçante ou cruelle.
Si la réouverture d’une enquête non résolue depuis vingt ans tient lieu de fil rouge et présente une occasion rare d’explorer les arcanes d’un monde judiciaire habituellement fermé, ce sont bien les rencontres entre cette représentante de la loi généreuse et au caractère bien trempé et ces cabossés de la vie tantôt terrifiants, tantôt touchants qui créent la dynamique de ce documentaire atypique.
Oreille attentive et compatissante au récit d’une prostituée qui déroule sans sourciller les moindres détails de son métier, elle sait se faire pédagogue à l’écoute d’ une ubuesque histoire de consanguinité mais devient virulente face à celui qui se réfugie derrière ses traditions culturelles pour justifier des violences conjugales. Habituée à voir toutes les turpitudes de l’âme humaine se déverser dans son modeste bureau, elle conserve bon sens et franc-parler même sous l’effet des propos glaçants de la mère infanticide dévorée par la folie.
Partisans de la bonhomie irrévérencieuse, les réalisateurs osent tout et prennent un malin plaisir à mettre le doigt là où ça fait mal. Mêlant l’humour noir, l’absurde et l’humour saupoudrés tantôt de vulgarité, tantôt de poésie, ils font preuve d’ un vrai talent pour dénicher les situations tragi-comiques les plus percutantes et décrypter avec un cynisme bienveillant les méandres de nos sociétés contemporaines. Respectant scrupuleusement le cahier des charges Strip tease, ils excluent tout écrit préalable, tout commentaire, toute interview et toute musique, afin de traquer le réel dans ses moindres recoins. La caméra se fait toute petite pour ne laisser filtrer que la plus pure authenticité si dure soit-elle.
Est-ce un documentaire, ou une fiction ? De l’art ou du cochon ? Ce n’est pas du cinéma....c’est pire affirment les réalisateurs. Il est vrai que cette description sans artifice de la société telle qu’elle est est parfois pire que ce que l’on peut imaginer. Claudine Levanneur.
"Elle est marrante la juge. Elle conduit une vieille 2CV, tance un voyou en lui expliquant que, désolée, mais cette fois-ci elle va être obligée de le foutre en taule parce qu’on ne peut pas agresser les gens à répétition comme ça. Elle s’amuse avec les flics en leur demandant de mettre le pimpom dans les embouteillages bruxellois, questionne une prostituée sur ses meilleures techniques de branlette. La musique fanfare, le générique dessinée, le principe mi-voyeur mi-roublard. Dès le début, on sait où on met les pieds : Ni Juge ni soumise est un épisode de Striptease étendu sur la durée d’un film. Les principes fondateurs de l’émission belge sont tous là : le refus de l’objectivité, le droit pour les auteurs d’imposer leur toute-puissance et de faire de cette juge, de ces flics, de cette prostituée ou de ces familles immigrés disloquées tout ce qu’il veulent. Avec tout ce qui fait qu’on a toujours trouvé cette émission aussi fascinante que malaisante comme le montage arbitraire ou le droit de briser les gens. Et puis, tout à coup, dans la dernière demi-heure, survient un coup de théâtre sidérant. Une séquence atomique. La juge se retrouve face à une jeune femme qui a commis l’irréparable. On bascule en un plan dans la folie et le monstrueux. Et tout s’arrête : les gentilles conneries de la juge comme le regard amusé des documentaristes. Sidérés, aussi stupéfaits que leur héroïne, ils enregistrent sans filtre la parole effroyable de cette mère. En quinze minutes de logorrhée, le réel a repris ses droits. Le cinéma et la morale aussi. Le dispositif est mort, la juge sonnée, le spectateur bouleversé. Tout le monde se retrouve à poil, comme dans un vrai strip-tease." Gaël Golhen.
Pendant trois ans, Jean Libon et Yves Hinant, pour le premier co-créateur, et le second, réalisateur historique de l'émission de documentaires courts culte « Strip Tease », ont pu suivre le quotidien étrange d'Anne Gruwez, juge d'instruction à Bruxelles, connue, reconnue, à la fois crainte et appréciée dans la capitale belge.
On y découvre son travail laborieux, fait de paperasse, d'auditions minutieuses où il faut tenir tête à des accusés énervés, ou au contraire, les caresser dans le sens du poil pour obtenir des aveux.
Rien d'ennuyeux pour le spectateur durant cette heure 40 de documentaire, grâce à la galerie de "personnages" incroyables et divers, tous filmés à visage découvert. De quoi montrer une partie de l'étendue des affaires entre lesquelles Anne Gruwez jongle, du racket d'un monsieur âgé à un homme violent avec sa compagne, en passant par un petit délinquant récidiviste ou un terrible infanticide.
Aucun jugement de la part des réalisateurs envers les personnes montrées. Fidèles à l'esprit Strip Tease, dont il s'agit du premier documentaire projeté au cinéma, Jean Libon et Yves Hinant font le pari de filmer la réalité telle quelle, dans toute son horreur, son absurdité, et ses moments de justice.
Mais le plus incroyable de tous les intervenants reste Anne Gruwez elle-même. Une juge pas comme les autres, qui roule en petite Coccinelle, et ne se laisse pas impressionner, ni par des prévenus menaçants, ni par des photos de cadavres.
Intransigeante, et avec un sens de la répartie déroutant, auquel on s'habitue peu à peu, la juge bruxelloise mène ses équipes tambour battant, avec une poigne qui force le respect. Policier, prévenu, collègue : chacun est logé à la même enseigne, avec un franc-parler qui fait rire le téléspectateur, au point de culpabiliser quand on s'esclaffe dans les moments les plus sombres du documentaire. C'est ce qui en fait tout le sel.
Même si elle est régulièrement confrontée au pire de l'humanité, Anne Gruwez n'en est pas pour autant devenue une machine administrative froide. On la voit ainsi, pendant des années, s'investir corps et âme dans la réouverture d'un dossier qui lui tient à cœur : l'assassinat non-résolu de deux prostituées de l'agglomération bruxelloise. Attention cependant, certains propos et images sont difficiles à entendre et regarder. Morgane Giuliani.
L'émission Strip-Tease s'est arrêtée en 2012 après quelque 400 émissions diffusées en une trentaine d'années, échelonnant sur le long terme une vaste comédie humaine de l'excentricité et de la déglingue. Le parti pris des réalisateurs de ces portraits a toujours consisté en une totale décontextualisation sociale, géographique, un refus du commentaire, de l'interview pour laisser parler la matière «brute» des situations, des dialogues saisis sur le vif, où la réalité avait souvent le don d'outrepasser les limites finalement trop raisonnables de la fiction.
Ni juge, ni soumise est le premier long métrage du co-créateur de Strip-Tease, Jean Libon qui retrouve pour l'occasion un réalisateur régulier de l'émission, Yves Hinant qui avait signé un « Madame la juge » où il suivait la juge d'instruction bruxelloise Anne Gruwez. Il faut croire que cette personne s'est trouvée agréablement dépeinte dans ce premier regard posé sur son travail et ses méthodes pour considérer qu'un film au long cours pouvait mieux encore lui rendre hommage.
Il faut dire qu’Anne Gruwez n’est pas une femme effacée et le film travaille avec un mélange habile de férocité et de tendresse à accentuer si possible les traits saillants d’une personnalité ne répugnant pas à se faire valoir, ni se mettre en scène, voire s’auto- caricaturer.
Elle se donne le beau rôle face à des accusés, majoritairement des hommes issus de l'immigration, chopés pour des actes de violences, de vols, de trafics et qu'elle mitraille de questions et d'admonestations morales (ou moralisantes) émaillées de considérations goguenardes ou épouvantées sur les travers culturels ou les failles de personnalités de tel ou tel de ces «clients» comme elle les nomme. Cette routine de la justice ordinaire est pimentée par un «cold case» ressorti des archives, le meurtre non résolu de deux prostituées vingt ans plus tôt dont Anne Gruwez reprend les éléments d'enquête à partir des nouveaux recoupements que permettent les analyses ADN.
Là encore, le goût de la provocation des réalisateurs et de leur personnage nous conduit à plusieurs profanations : images des mortes en photos et surtout prélèvement en gros plan d’un bout d’os du cadavre en décomposition d’un suspect déterré sous nos yeux. Ni la pute assassinée ni le macchabée finalement blanchi ne peuvent protester, de là où ils sont, du cruel manque d’égard à l’encontre de leur dépouille. Cela témoigne en réalité du seul désir un peu anar, un peu charogne de ne se tenir borduré par aucun tabou, aucune limite.
À force d’être là et de chercher la bonne phrase, le truc cru qui fait mouche, les deux réalisateurs finissent par mettre en boîte la confession saisissante d’une infanticide guidée par la voix de Satan. Plus personne n’a envie de rire et même Anne Gruwez sort alors de son pénible stand-up ambulant et paraît tomber le masque dans le recueillement d’un monologue quasi dostoïevskien. Didier Péron.
IRMA VEP
d’Olivier Assayas, 1996, France, 1h38, Couleurs, Noir et Blanc
avec Jean-Pierre Léaud, Maggie Cheung, Nathalie Richard, Bulle Ogier…
RÉSUMÉ : Maggie Cheung, qui joue son propre rôle, celui d'une des plus grandes vedettes du cinéma asiatique, débarque à Paris, pour interpréter Irma Vep, le personnage qu'avait créé autrefois Musidora, dans un remake des « Vampires », le célèbre serial réalisé par Louis Feuillade entre 1915 et 1916. Bien sûr, elle ne parle pas un mot de français, et chacun autour d'elle sera réduit à un anglais approximatif pour se faire comprendre. En particulier le réalisateur, René Vidal, qui voit en elle l'unique possibilité d'une Irma Vep moderne.
POINTS DE VUE : Une star du cinéma asiatique est à Paris pour le tournage d'un remake des Vampires, de Louis Feuillade. Le metteur en scène rumine son insatisfaction...
Des films qui racontent un tournage, on en a vu beaucoup. Des films qui réfléchissent la magie du cinéma et qui le démystifient dans le même temps, c'est plus rare. Dans une forme désinvolte, satirique et poétique, Assayas convoque le cinéma qu'il aime, le griffe et l'égratigne, pour que l'ancien et le nouveau soient intimement mêlés. La satire, on la trouve dans la peinture du cinéma dit « d’auteur ». Un univers où le manque d'argent, le stress et les mesquineries empoisonnent le travail. Assayas fait prévaloir le rythme, la vitesse, en esquissant aussi le portrait d'une actrice, Maggie Cheung, star de Hongkong. Il n'y a pas vraiment d'histoire. Juste des gens qui se frôlent, se heurtent, se quittent. Des silhouettes plus que des personnages. Le film semble s'inventer à mesure qu'il défile sous nos yeux. Assayas s'amuse à brouiller les pistes. Maggie Cheung, moulée dans sa combinaison de latex noir, est une vamp magnifique, comme on n'en voit plus au cinéma. « Vamp » : un mot qui vient de « vampire ». — Jacques Morice, 2016.
Revoir Irma Vep aujourd’hui permet d’en apprécier les résonnances avec Sils Maria et Personal Shopper. Au milieu des années 90, Olivier Assayas s’affranchit des pesanteurs et des barrières de l’auteurisme français pour expérimenter une pratique nouvelle du cinéma, qui correspond à ses désirs, ses aspirations et sa trajectoire personnelle. Davantage que de fusion il s’agit dans Irma Vep de juxtaposition d’éléments, d’images disparates, hybrides : cinéma muet, cinéma militant, cinéma abstrait, cinéma d’arts martiaux... Le film orchestre la rencontre surréaliste entre l’acteur fétiche de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Léaud – en cinéaste maudit et dépressif – et une superstar du cinéma de Hong Kong, Maggie Cheung. De ce chaos filmique, assemblé avec malice, naît un film sur la grâce, où l’art n’imite plus la vie : c’est la vie qui se transforme en art. Assayas prend comme prétexte l’argument éminemment postmoderne du film dans le film, du récit du tournage d’un remake des Vampires de Louis Feuillade par une petite société de production française pour questionner les processus de création qui débordent du cadre du cinéma, se métamorphosent en performance, en happening privé. Dans une séquence stupéfiante Maggie Cheung s’empare du personnage de Musidora et se livre à un acte gratuit d’une folle audace, un vol de bijoux dans son hôtel, loin des regards et des caméras, pour sa seule jouissance. Elle devient l’auteure d’un geste créatif inouï tandis que le cinéaste en crise entraîne le projet du film dans une impasse, dont il ne parviendra à sortir qu’en griffant ses images, à la manière des lettristes. La mise en scène d’Olivier Assayas, en perpétuel mouvement, parvient à mêler vitesse et réflexion, intuition et théorie. Elle capte avec justesse et élégance l’intrusion de Maggie Cheung, peut-être pas aussi paumée que la petite troupe qui l’entoure, dans le Paris des années 90. C’est moins l’aura de la star que la pure présence de la jeune femme qui l’intéresse, la bonté et l’intelligence qui émanent d’elle, sans parler de sa fulgurante beauté, comme vingt ans plus tard Kristen Stewart dans Sils Maria et Personal Shopper. Olivier Père, 2016.
COMMENTAIRE : L' accent est mis sur l'actrice chinoise qui arrive à Paris au début du film, où elle est censée jouer le rôle principal du film. C’est un remake des « Vampires » de Louis Feuillade, les vampires du titre ne sont pas des morts-vivants suceurs de sang, mais une organisation criminelle parfaitement organisée qui pilote le destin de la ville en secret. L'organisation appartient également à la mystérieuse Irma Vep (un anagramme de vampire). Le réalisateur René Vidal (Jean- Pierre Léaud), au bord d'une dépression nerveuse dès le début du tournage, choisit Maggie pour le rôle principal. Maggie trouve une tenue avec Zoé, la costumière, dans un sex shop. Le tournage est chaotique.
De retour à l'hôtel, Maggie se déplace dans sa chambre en combinaison de latex. Peu de temps après, elle se faufile dans les couloirs de l'hôtel, entre dans une chambre et vole une chaîne. Elle s'enfuit par le toit de l'hôtel, sous la pluie, et jette la chaîne. Le lendemain, René semble avoir disparu. Il s'avère qu’il doit être remplacé par un autre réalisateur. Maggie s'en va. Sous la nouvelle direction, l'équipe de tournage regarde les rushes que René a préparé la nuit précédente.
Le film n'a pas d'histoire au sens conventionnel. La caméra d'Assayas est extrêmement mobile. Le film est un commentaire satirique sur le film français typique ou sur les clichés qui existent à son sujet. La conviction que le cinéma français, subventionné par des fonds publics, sert l'auto-réflexion d'une caste intellectuelle vaine, est exprimée par l’interview de Maggie.
La scène de l'interview a lieu après cette nuit où Maggie « se transforme » en Irma Vep. La scène de la chambre d'hôtel avec Maggie est au cœur du film, à ce moment-là, elle incarne complètement ce que René cherche en vain : la grâce. L' échec de René est principalement dû au fait qu'il est entouré de gens qui ne voient pas cette grâce, même si elle est devant leurs yeux.
Olivier Assayas nous livre ici un petit chef d’œuvre d'intelligence, sous des dehors anecdotiques et distanciés comme si de rien n'était, étonnamment riche et prenant avec des acteurs tout simplement remarquables. L'idée qu'a le réalisateur dans le film ( merveilleux Jean-Pierre Léaud) pour faire vivre son œuvre est géniale et bien loin de ce que pensait son entourage avec sa vision sans surprise. Entre tranches de vie pendant le tournage et documentaire sur le making of d'un film, Irma Vep séduit par sa beauté plastique et sa fin inhabituelle, inattendue, et finalement si évidente. Laissez-vous surprendre.
L’ENFER D’HENRI-GEORGES CLOUZOT
de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea, 2009, France, documentaire, 1h42,
Couleurs et Noir et Blanc
avec Romy Schneider, Serge Reggiani, Jacques Gamblin, Bérénice Bejo…
RÉSUMÉ : En 1964, Henri-Georges Clouzot réunit Romy Schneider et Serge Reggiani pour le tournage de "L'Enfer", qui raconte l'histoire d'un patron d'hôtel maladivement jaloux de sa femme. Mais le cinéaste tombe malade et le tournage est interrompu au bout de trois semaines. En 2005, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea tirent de l'oubli 185 bobines et mettent au jour cette expérience cinématographique. Ce document comprend deux parties. L'une s'articule autour du tournage, avec le témoignage de techniciens et d'acteurs comme Costa-Gavras ou Catherine Allégret. L'autre concerne le film proprement dit. Pour les scènes manquantes, Jacques Gamblin et Bérénice Bejo reprennent les rôles tenus par les acteurs de l'époque...
POINTS DE VUE : Il arrive que des films inachevés trouvent malgré tout leur place dans les filmographies des cinéastes. C'est le cas de L'Enfer, d'Henri-Georges Clouzot, réalisé en 1964. Plus de quarante ans après, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea racontent son tournage délirant et utilisent un matériau qu'on croyait perdu : rushes, essais innombrables. L'histoire est celle de Marcel (Serge Reggiani), dévoré par la jalousie, qui s'épuise à épier son épouse éblouissante (trop ?), Odette (Romy Schneider). Réaliser un film « plastique », tel est le souhait de Clouzot, qui peut tout se permettre : d'ailleurs, son budget est illimité ! Puisant dans l'art optique et cinétique, il sollicite plusieurs opérateurs et ingénieurs du son pour lancer diverses expérimentations. Aujourd'hui, ce qui se dessine, c'est l'histoire d'une greffe difficile, voire impossible, entre cinéma « classique » et cinéma expérimental.
Dans sa folie des grandeurs, Clouzot embarque tout le monde. C'est le fil rouge, captivant, du documentaire : montrer l'enfermement progressif d'un cinéaste à l'intérieur de sa création. Dans cette bérézina reste un trésor : Romy Schneider. L'ex-Sissi se montre ici triomphante et vénéneuse. Lorsqu'elle fixe son regard sur nous, impossible de ne pas devenir à notre tour comme Marcel : raide dingue amoureux. — Jacques Morice, 2014.
Coincé dans un ascenseur, Serge Bromberg fait connaissance avec sa compagne d’infortune qui se révèle être la veuve d’Henri-Georges Clouzot. Deux heures plus tard, le projet de L’enfer d’Henri-Georges Clouzot voyait le jour. En effet, au cours de cette rencontre claustrophobe, Bromberg apprend que la femme du réalisateur de L’assassin habite au 21 a conservé les bobines du film inachevé, L’enfer (1964). Cette production, avec pour tête d’affiche Romy Schneider et Serge Reggiani, s’annonçait comme une œuvre qui allait marquer son temps, à la frontière de la fiction et du cinéma expérimental.
Le documentariste nous raconte ainsi l’aventure qu’a été la réalisation - partielle - de L’enfer. Il nous en donne toutes les clés. Aucun détail n’est omis de la pré-production au tournage. On découvre troublés le casting de Romy Schneider ainsi que ses essayages multiples de vêtements pour créer son personnage. Se superposent en permanence le récit de la création et l’histoire proprement dite du film, le scénario. On comprend ainsi l’ampleur du projet et la fascination qu’il aurait pu produire s’il avait été terminé. Henri-Georges Clouzot avait réussi à monter quelques séquences, ce que nous voyons à l’écran est donc bien le fruit de son travail et de son imagination.
Toutes les scènes n’ont pas pu être tournées. Celles-ci sont jouées par deux acteurs, Jacques Gamblin et Bérénice Bejo, qui reprennent les rôles tenus par Serge Reggiani et Romy Schneider. Tout comme le réalisateur donne une seconde vie à L’enfer, ces comédiens héritent de l’expérience de ces acteurs incontournables du cinéma français. Ces séquences modernes montrent également que L’enfer n’était pas uniquement une expérimentation esthétique et technique incroyable, mais que son scénario et ses dialogues étaient d’une qualité indiscutable. Tout avait été pensé au détail près ; paradoxalement, c’est ce perfectionnisme qui a précipité l’abandon du tournage, chaotique et conflictuel.
Au sortir de L’enfer d’Henri-George Clouzot, la sensation d’avoir assisté à un grand film est tenace. Clouzot n’avait pas réussi à donner forme à L’enfer. Serge Bromberg et Ruxandra Medrea, grâce à un rigoureux travail documentaire et de restauration, ont réussit à le faire exister. Dans cet esprit, les cinéastes participent à la conservation du patrimoine cinématographique français et nous livrent une œuvre empreinte de l’esprit du réalisateur des Diaboliques, enrichie de leur regard passionné sur Henri-Georges Clouzot. Marine Bénézech, 2009.
Serge Bromberg raconte malicieusement les circonstances de sa rencontre avec la veuve de Clouzot, et ses difficultés pour voir les images de L’enfer, film maudit et à jamais inachevé. Endormies depuis plus de quarante ans, 185 boites contenant 13 heures de rushes attendaient une improbable résurrection ; à partir d’elles et de multiples témoignages, Bromberg et sa co-réalisatrice ont tenté de reconstituer les aléas d’un tournage catastrophique, qui a été définitivement abandonné après l’infarctus du cinéaste.
On ne saura évidemment jamais ce qu’aurait été le film : impressionné par 8 1/2 de Fellini, Clouzot voulait révolutionner le cinéma et cherchait une manière inédite de filmer la jalousie. Autrement dit, faire une œuvre qui tienne non par son sujet, mais par sa réalisation expérimentale, une œuvre de pure mise en scène. Pour cela, il avait le projet de montrer en noir et blanc l’histoire réaliste et de réserver la couleur à la vision déformée du jaloux (Serge Reggiani) : effets de lumière, de couleurs, déformations devaient rendre compte de sa maladie, en même temps que le son lui aussi se fût apparenté à des hallucinations auditives. Ce qui reste de ces recherches frappe surtout par une certaine naïveté et fleure bon les années 60 mais au dire de certains intervenants, ce n’était qu’un vivier dans lequel Clouzot aurait puisé, sans qu’on sache bien sûr ce qu’il aurait retenu et comment il l’aurait inséré. Difficile donc de deviner ce à quoi aurait ressemblé L’enfer, mais on frémit en pensant à La prisonnière, qui a utilisé quelques-unes de ces idées (et certains acteurs, comme Dany Carrel et André Luguet) et qui n’a pas laissé un trop bon souvenir.
Mais le plus passionnant dans ce documentaire très précis, c’est l’impression tenace d’un suicide artistique (et presque réel) : tout a concouru à un échec programmé, depuis les délais (le lac au bord duquel Clouzot filmait allait être vidé vingt jours plus tard) jusqu’aux tensions multiples qui aboutirent au départ de Reggiani. Tout semble s’être ligué contre lui, mais lui-même était insupportable et terriblement seul : à la fois producteur et réalisateur, tyrannique sur le plateau (il a fait courir des heures le comédien, s’engueulait avec Romy Schneider), incapable de faire partager sa vision du métrage (mais en avait-il une définitive ?), il s’entêtait à filmer sans cesse des plans, même après la fuite de Reggiani, comme un baroud d’honneur ou un gigantesque pied de nez. A-t-il eu conscience que son travail n’aboutirait jamais ? L’un de ses collaborateurs assure l’avoir vu désemparé ; un autre, parlant de l’infarctus, ajoute : « ça tombait bien, on était trop mal embarqué ». On ne saura jamais la part à quel point Clouzot a joué, volontairement ou pas, contre son film, et sans doute est-ce mieux ainsi.
Restent donc des images, et quelques lignes du scénario jouées par Jacques Gamblin et Bérénice Béjo (qui fait beaucoup penser à ce que fera Emmanuelle Béart dans la version de Chabrol), c’est à dire l’idée d’un film, que chacun peut recomposer ou au moins sur lequel il peut rêver : il faut dire que la beauté de Romy Schneider est renversante, que certaines séquences (le ski nautique, le train fonçant sur elle nue, le retour de Reggiani chez lui ou la filature dans la rue), même muettes, ont quelque chose de fascinant même si l’idée de teindre l’eau en rouge laisse songeur, tout comme les expérimentations qui comportent pourtant leur lot de belles images décontextualisées. À jamais donc, L’enfer (et le titre convient autant au sujet qu’au tournage) demeure un ensemble de traces, un foisonnement désordonné auquel ce beau et sage documentaire rend un hommage attendri. François Bonini, 2018.
TUCKER
Tucker : The Man and His Dream
de Francis Ford Coppola, 1988, US, 1h50, Couleurs
avec Jeff Bridges, Martin Landau, Dean Stockwell…
RÉSUMÉ : Ingénieur visionnaire, Preston Tucker conçoit en 1948 ce qu'il croit être la voiture de l'avenir.
Tout en elle doit se conformer à son credo : rationalité, fiabilité et surtout sécurité. Fermement soutenu par sa petite famille et sa poignée de fidèles collaborateurs, Tucker joue de son charisme pour susciter l'engouement du public. Fort de sa seule renommée, il part à la conquête des trois "géants" de Detroit, Ford, Chrysler et General Motors. Son prototype fait sensation, mais suscite immédiatement la méfiance des concurrents. Il parvient à concrétiser son projet : 51 véhicules voient le jour et signent une révolution dans le monde de l'automobile...
POINTS DE VUE : En 1945, dans le Michigan. Preston Tucker a mis au point une voiture exceptionnelle, la Torpedo. L’homme d’affaires Abe Karatz, d’abord sceptique, finit par se laisser convaincre par son enthousiasme... « J’avais une bonne raison de m’intéresser à Tucker : ma passion pour les machines et les inventeurs, personnages méconnus dont les vies abondent en péripéties dramatiques », avouait Coppola. Il aurait pu ajouter qu’il possédait deux des quarante-six voitures encore en circulation de ce précurseur...
L’histoire de Preston Tucker est une aventure insensée, incroyable et parfaitement réelle. Coppola, qui a vécu avec son studio Zoetrope une aventure du même ordre, pouvait mieux que quiconque recréer la destinée de cet homme de génie. S’inspirant du style de Welles dans Citizen Kane, Coppola trace le portrait d’un être hors du commun, prêt à rivaliser avec les trois grandes compagnies automobiles américaines.
L’une des plus belles scènes du film est d’ailleurs la rencontre de Tucker et de Howard Hughes, dans un hangar gigantesque, près d’un avion géant qui avait coûté une fortune aux contribuables américains et n’a volé qu’une fois, avec Hughes à ses commandes... André Moreau, 2020.
Produite par George Lucas et réalisée par Francis Ford Coppola en 1988, cette biographie filmée retrace le destin de l’ingénieur américain Preston Tucker, qui conçoit en 1948 une automobile révolutionnaire. Se sentant menacés dans leur monopole, les trois grands constructeurs Chrysler, Ford et General Motors (jamais cités dans le film mais souvent évoqués de manière allusive) déclenchent une contre-attaque pour tuer le projet dans l’œuf. Dans la lignée des films de Frank Capra, Tucker glorifie la volonté et le courage d’un homme déterminé à ne pas renoncer à son rêve. Mais la fin des années 80 à Hollywood n’incite pas à l’optimisme béat pour les créateurs en général et pour Coppola en particulier. Le cinéaste ne se contente pas d’exalter un modèle d’individualisme et de liberté typiquement américain. Le film devient un autoportrait déguisé mais transparent de Coppola lui-même, qui s’identifie totalement à son héros. Le cinéaste a en effet lutté pour conserver le symbole de son indépendance à Hollywood, sa société de production American Zoetrope, criblé de dettes après le désastre commercial de Coup de cœur en 1981. En filant la métaphore avec son héros concepteur d’une voiture en avance sur son temps, Coppola, qui avait démontré son génie dans la fabrication de prototypes cinématographiques à l’ambition mégalomane (Apocalypse Now, Coup de cœur), veut désormais prouver qu’il est également capable de s’intégrer dans un système de production plus industriel, en réalisant des commandes ou des films inscrits dans un certain classicisme hollywoodien. Cela n’empêche pas Tucker : l’homme et son rêve de porter du premier au dernier plan la signature stylistique de son auteur. Avec son fidèle directeur de la photographie Vittorio Storaro, véritable peintre de la lumière et maître des couleurs chaudes, Coppola réitère certaines figures de style de Coup de cœur. Il enchaîne plusieurs actions dans le même plan grâce à une astucieuse scénographie, ou juxtapose deux espaces différents par des split-screens sans trucage réalisés directement sur le plateau. Ces discrets morceaux de bravoure ressuscite le rêve d’un film tourné en direct et en plan-séquence – c’est ainsi que fut d’abord envisagé Coup de cœur, sur le modèle des dramatiques télévisées de John Frankenheimer dans les années 60. Au-delà du thème du génie persécuté, l’importance de la famille dans Tucker : l’homme et son rêve vient souligner le parallélisme entre l’ingénieur et le cinéaste, qui dédie son film à son fils Gian-Carlo (« Gio »), décédé à 22 ans dans un accident de bateau en 1986. Olivier Père, 2020.
A.K.
de Chris Marker, 1985, France/Japon, 1h15, Couleurs
avec Akira Kurosawa, Chris Marker, Ishiro Honda…
RÉSUMÉ : En 1985, le grand cinéaste japonais Akira Kurosawa réalise «Ran», une épopée flamboyante qui se déroule dans le Japon médiéval. Chris Marker a suivi le metteur en scène et son équipe sur les pente du Mont Fuji, observant et filmant au quotidien la façon de travailler d'un maître dont on sait l'exigeante rigueur. On y voit comment, par exemple, il choisit avec un soin infini ses objectifs et comment fut dirigée la fameuse scène de la bataille. On y découvre la patience d'un cinéaste qui se définit comme un chasseur à l'affût, prêt à capturer «une beauté qui n'était pas la sienne». Chris Marker fait également parler les plus proches et les plus anciens collaborateurs de Kurosawa...
POINT DE VUE : À l’automne 1984, Akira Kurosawa réalise un vieux rêve : transposer Le Roi Lear dans le Japon médiéval. Sur les pentes du mont Fuji, le plateau de Ran héberge des dizaines de techniciens affairés, des centaines de figurants en armures et... la caméra discrète de Chris Marker, admirateur et ami du cinéaste. Le réalisateur de La Jetée se fait tout petit, respectueux de Kurosawa, qu’il appelle « Sensei » (maître), soucieux de ne pas « s’emparer d’une beauté » qui ne lui appartient pas. Ses plans du décor sous la brume vespérale, sa vision des comédiens en costumes de guerre défilant entre les bulldozers comme des fantômes du Moyen Âge égarés au XXe siècle sont pourtant magnifiques. Et son A.K. constitue l’un des plus beaux documentaires sur le cinéma au travail (au même titre qu’Aux cœurs des ténèbres, de Fax Bahr et George Hickenlooper, consacré à Apocalypse Now). Chris Marker restitue la dimension collective inhérente à un tournage. Il raconte ce qu’il appelle joliment les « démons du cinématographe » : le cheval un peu trop fougueux qui entre dans le champ par le mauvais côté, la star qui bute sur son texte au terme d’une longue prise, le nuage capricieux qui vient ruiner des heures de préparation au moment de tourner une scène complexe...
Au-delà du making of, A.K. est un hommage vibrant à Akira Kurosawa, l’homme aux lunettes noires et aux gants blancs, l’artiste soucieux du moindre détail, le créateur charismatique dont la seule présence suffit à imposer son autorité, l’auteur d’une œuvre immense (dont Chris Marker rappelle avec brio les principales lignes de force) où le talent n’exclut pas l’humilité. Pour preuve, ce bel aveu de Sensei à son ami français : « Ce qu’on ne filme pas, c’est souvent le plus beau. » Samuel Douhaire, 2021.
UN ANGE À MA TABLE
An Angel at my Table
de Jane Campion, 1990, Australie/Nouvelle-Zélande, 2h38, Couleurs
avec Alexia Keogh, Karen Fergusson, Kerry Fox…
RÉSUMÉ : Janet Frame vit en Nouvelle-Zélande dans une famille pauvre et nombreuse. Son enfance est marquée par de tristes événements : sa soeur aînée se noie et son frère est frappé de crises d'épilepsie. Janet a du mal à communiquer avec ses camarades et se réfugie dans la lecture. Lorsqu'elle entre en faculté, elle tombe amoureuse de l'un de ses professeurs. Après une tentative de suicide, elle suit ses conseils et demande à être soignée dans un hôpital psychiatrique. Les médecins diagnostiquent un cas de schizophrénie et la traitent sans ménagement, à coups d'électrochocs et de supputations sur une éventuelle lobotomie expérimentale. Seule l'écriture la sauve de ce funeste destin...
POINTS DE VUE : En évoquant le destin de l'écrivain néo-zélandaise Janet Frame, Jane Campion a renouvelé radicalement l'exercice, souvent académique, qui consiste à illustrer une vie d'artiste. À travers des scènes courtes, elle recompose le milieu modeste où la petite Janet, rousse et boulotte, fait ses débuts dans l'existence, protégée par la complicité qui la lie à ses sœurs et par celle qu'elle se découvre avec les mots.
Cette première partie, parfois déroutante, prend toute sa valeur quand Janet quitte le cocon de l'enfance pour s'affronter à l'âge adulte, avec toute la peine du monde. C'est la reconnaissance de son premier livre qui la tire de l'hôpital psychiatrique où on l'a enfermée. « Mon écriture m'a sauvée », dira-t-elle. Jane Campion réussit à nous faire ressentir cette place vitale de l'écriture et l'attachement à la douceur perdue de l'enfance. Une affinité élective l'attache à Janet Frame, sa compatriote et son âme sœur, femme et artiste comme elle. Un ange à ma table a permis à l'œuvre de la cinéaste de s'affirmer, et à celle de l'écrivain d'avoir un nouveau rayonnement. Le langage des images se veut ici aussi intime et essentiel que celui des mots. — Frédéric Strauss, 2014.
Janet Frame avait écrit trois livres pour dire sa vie (« To the Is-land », « An Angel at My Table » et « The Envoy from Mirror City »). Trois livres dont s’est emparée Jane Campion pour faire ce film fort, qu’elle ouvre sur une petite fille rejetée par ses camarades et qui se réfugie dans la lecture et l’écriture, se créant son propre univers. Comment vivre sa différence ? Comment vivre dans son monde et créer des passerelles avec « l’autre » ? Des questions magnifiquement traitées par la réalisatrice qui, abordant de front le thème de la folie, traite aussi celui de l’art et de son pouvoir. Retrouver cet ange à notre table devrait être toujours aussi frappant. Frédéric Mairy, 2003.
Un ange à ma table est sans doute l’un des films les plus marquants des années 90, deuxième long métrage de Jane Campion cinéaste néo-zélandaise issue de la télévision et révélée sur la scène internationale avec son premier film de cinéma, Sweetie en 1989. Un ange à ma table (qui existe aussi sous la forme d’une mini-série) relate la jeunesse de l’écrivain néo-zélandaise Janet Frame (1924-2004.)
Divisé en trois chapitres, qui portent les titres des trois parties de l’autobiographie de Janet Frame (« To the Is-land », « An Angel at My Table » et « The Envoy from Mirror City ») le film de Jane Campion retrace les débuts difficiles de cette femme, issue d’une famille nombreuse dans un milieu ouvrier, qui se distingue très tôt par ses dons littéraires et son goût pour la poésie. Lorsqu’elle étudiait à l’université avec le rêve de devenir enseignante, elle fut arbitrairement internée en hôpital psychiatrique et diagnostiquée schizophrène. Enfermée pendant huit ans, elle subira deux cents électrochocs et échappera de justesse à une lobotomie. N’ayant jamais cessé d’écrire, c’est sa notoriété grandissante et la chance d’avoir été publiée qui lui permettront enfin de quitter l’asile et de commencer une nouvelle vie, en voyageant en Angleterre et en Espagne.
D’abord marquée par le deuil, la dépression et l’exclusion, Janet Frame va connaître un tardif éveil des sens et une période de bonheur et d’accomplissement artistique, après avoir traversé un véritable enfer aux portes de la folie. Enfant et adolescente boulotte embarrassée par un physique ingrat, coiffée d’une improbable tignasse rousse, les dents gâtées par une consommation abusive de sucreries, Janet Frame se réfugiera dans un monde fantasmatique pour se protéger des vexations et n’abandonnera jamais ses rêves de littérature.
Ce film impressionnant adopte une approche immersive de la vie de Janet Frame, ne quittant jamais son point de vue sur le monde, poétique, parfois cauchemardesque mais toujours d’une grande honnêteté. Victime désignée d’une société qui a décidé de la ranger parmi les malades mentaux, la jeune femme témoigne sous sa fragilité et sa timidité apparentes d’une persévérance, d’un courage exceptionnel qui lui permettront de surmonter de nombreuses épreuves. C’est aussi à un exercice d’admiration totale que se livre Jane Campion, pour l’artiste et aussi la femme. D’admiration et d’identification, et l’on pourrait aisément imaginer Jane Campion déclarer « Janet Frame, c’est moi. » Le film développe une écriture et une esthétique « féminines », autour du refoulement puis de l’épanouissement de la sensualité de Janet Frame, qui souffrira longtemps de se sentir différente et mal aimée, mais dont les émotions exacerbées nourriront l’œuvre.
Janet Frame est interprétée par trois actrices différentes de l’enfance à l’âge adulte (Karen Fergusson, Alexia Keogh, Kerry Fox), toutes trois formidables. Olivier Père, 2014.
MAESTRO
de Léa Fazer, 2014, France, 1h21, Couleurs
avec Pio Marmaï, Michael Lonsdale, Deborah François…
RÉSUMÉ : Henri, un jeune acteur fasciné par les films d'action hollywoodiens, rêve de tourner dans une grosse production. En manque de rôles, il passe un casting avec Cédric Rovere, un vieux réalisateur spécialisé dans les films d'auteur. Henri est engagé, et il s'imagine déjà gagner des millions et vivre comme une star. Mais le tournage à très petit budget commence, ce qui provoque la surprise et la déception du jeune acteur. Heureusement, il a pour partenaire la jolie Gloria, et Cédric Rovere se montre indulgent pour ses débuts approximatifs...
POINT DE VUE : Eté 2006. A 87 ans, Eric Rohmer tourne son dernier film : Les Amours d'Astrée et de Céladon. Jocelyn Quivrin fait partie de la distribution. Plus fan de Fast and furious que du Genou de Claire, le jeune acteur aborde le tournage en ricanant. Mais il comprendra plus tard que cette expérience l'a transformé. De cette révélation, il décide de faire un film, mais, en novembre 2009, il meurt au volant de son bolide de course. Léa Fazer, qui l'avait fait tourner, s'approprie son histoire en la romançant. Et donc, chien fou courant le cachet, Henri (Pio Marmaï, irrésistible comme l'était Jocelyn Quivrin) se retrouve par hasard engagé par un maître du cinéma d'auteur pour l'adaptation d'un roman pastoral du XIIe siècle...
C'est un épatant récit d'apprentissage. La réalisatrice franco-suisse y croque avec brio un certain milieu cinématographique cloisonné : d'un côté, des auteurs qui méprisent tout ce qui est divertissant ; de l'autre, de possibles stars qui, devant des dialogues ultra littéraires, pouffent de rire... Mais ce qu'elle réussit le mieux, c'est la peinture tendre et légèrement acide d'un tournage fauché aux silhouettes croquignolettes. Au fur et à mesure du film, une lumière de fin d'été nimbe les paysages, tandis que la petite troupe, en état de grâce, partage un certain art de vivre. Tel un bon vampire, le vieux maestro amoureux des mots (Michael Lonsdale, aussi massif qu'Eric Rohmer était sec) se nourrit de la vitalité de cette jeunesse à laquelle, à son tour, il transmet sereinement sa passion de la poésie. — Mathilde Blottière, 2017.
I’M NOT THERE
de Todd Haynes, 2007, US, 2h15, Couleurs
avec Cate Blanchett, Christian Bale, Richard Gere…
RÉSUMÉ : Un patchwork d'aspects de la vie de Bob Dylan, une évocation de l'icône américaine à travers différents personnages : Woody, un petit garçon noir de 11 ans qui, pendant la Grande Dépression, erre de train en train, Arthur, un poète à la Rimbaud, interrogé par des policiers, Robbie, comédien à Hollywood, Jude, chanteur célèbre dans les années 60, un autre nommé Billy, comme le Kid, et venu des grands espaces. Toutes les histoires de ces différentes personnalités se croisent, pour former l'histoire d'un seul homme...
POINT DE VUE : Qui n'est pas là (« not there ») dans ce film sur Bob Dylan ? Dylan lui-même. Alors qui est là ? Les six avatars que lui a imaginés Todd Haynes, certifié expert en faux (Velvet Goldmine, Loin du paradis). Chacun des doubles endosse un peu de la réalité du modèle, ou l'un de ses masques : gamin noir et baratineur, chanteur protest, acteur macho, dandy androgyne, ermite usé. Plus un type aux cheveux fous en habit de poète. Pas sûr que la somme des six offre un Dylan global qui passe pour « vrai ». En l'absence du modèle (sinon par ses chansons, semées partout), les acteurs le réinterprètent. Casse-cou ? Plus c'est sur le fil, mieux ça marche. Les deux plus touchants : le gamin noir tapant Tombstone Blues sous un porche avec deux papys. Et Cate Blanchett imitant le phrasé qui tue dans Ballad of a thin man, dont Todd Haynes fait un clip hallucinant. Dylan-enfant, Dylan-femme...
Quand il est moins inspiré, Haynes a recours à des ficelles : le faux documentaire sur Dylan folk avec Julianne Moore en Joan Baez ! De sa folle accumulation de détails, le film tient à la fois sa justesse et ses insuffisances maniéristes. On peut avoir l'impression d'errer dans un musée Dylan dont les salles communiquent. Ceux qui aiment Bob prendront ce train fantôme. — François Gorin, 2017.
AMY
de Asif Kapadia, 2015, GB, 2h02, Couleurs
avec Amy Winehouse, Gilbert Lauren, Mitchell Winehouse…
RÉSUMÉ : Le 23 juillet 2011 disparaissait, à 27 ans, Amy Winehouse, victime de ses addictions à la drogue et l'alcool. Alors que son album "Back to Black" a été couronné par six Grammy Awards, la chanteuse de jazz, artiste exigeante, était programmée pour faire une grande carrière. Originaire du nord de Londres, elle a commencé très jeune dans un orchestre avant de signer un premier album intitulé "Frank". Puis la célébrité lui est tombée dessus, alors qu'elle n'était pas du tout armée pour l'affronter. Mariée à un toxicomane, elle s'est laissée aller, et rares ont été ceux qui ont cherché à la sortir de ce cercle infernal. Elle venait de faire un duo avec Tony Bennett quand est survenue l'issue fatale...
POINT DE VUE : Comme Jimi Hendrix, Jim Morrison et Janis Joplin, Amy Winehouse est morte à 27 ans. Peu de zones d’ombre demeurent autour de sa mort. La caméra suivait déjà la diva soul londonienne quand elle sortait de l’enfance, prenant des poses de princesse sexy pour chanter Happy Birthday à une copine. Et ne l’a plus quittée... Elle est l’une des premières icônes filmées partout et par tout le monde. En piochant dans ce foisonnement de séquences, le cinéaste britannique d’origine indienne Asif Kapadia tisse une chronique dérangeante et triste à pleurer de la foire à la célébrité. Le documentariste a déniché une multitude d’images saisissantes, d’autant plus inédites qu’elles ont été filmées dans l’intimité de la chanteuse. Tous les proches sont de la partie et livrent leur témoignage en voix off.
On se demande quels pactes diaboliques furent scellés pour qu’il nous soit permis de voir la jeune star voguer d’appartement en chambre d’hôtel, de cuite en cuite et d’amoureux en amoureux. Jusqu’au centre de désintoxication, filmé de l’intérieur par un amant particulièrement poison.
Tous ces documents ont pour effet de nous river à l’écran, sans qu’on en soit fier pour autant. Leur vertu est de nous faire communier, comme rarement, avec la musique et ses sources. L’instant poignant où Amy chante le morceau Back to black, qu’elle vient d’écrire sur le coin d’une table, a peu d’équivalents dans l’histoire du documentaire rock. Télérama, 2018.
MANK
de David Fincher, 2020, US, 2h11, Noir et Blanc
avec Gary Oldman, Lily Collins, Tuppence Middleton…
RÉSUMÉ : Dans les années 1930, le scénariste Herman J. Mankiewicz, aussi connu sous le nom de Mank, se remet d'une blessure à la jambe à l'extérieur de Los Angeles, à North Verde Ranch. Lors de son repos, il se voue au manuscrit d'un projet à venir, "Citizen Kane."
POINT DE VUE : Herman Mankiewicz, dit « Mank », fut confiné pendant quelques semaines, en 1940, dans un pavillon isolé en plein désert californien. Non seulement sa jambe plâtrée et ses fractures causées par un accident récent l’empêchaient de se lever, mais il était payé pour écrire tout un film depuis son lit. Scénariste reconnu (pour les Marx Brothers, entre autres), mais dont la personnalité gauchisante et sarcastique et, plus encore, l’alcoolisme entravaient la carrière, l’homme de 43 ans, déjà usé, était, cette fois, aiguillonné par un jeunot. Un certain Orson Welles, venu de New York, déjà entouré d’une réputation de génie, à 24 ans, donnait carte blanche au scénariste pour son premier long métrage, le futur Citizen Kane... Un voyage immobile commençait dans les souvenirs personnels, souvent cuisants, de Mankiewicz, au sein du tout-Hollywood des années 1930, matière première de son écriture.
Attention, le onzième film de l’Américain David Fincher exige une attention spéciale de ses spectateurs. Car le récit s’appuie sur une quantité impressionnante de faits historiques et de personnages réels que chacun n’a pas forcément à l’esprit, et que le réalisateur ne présente guère en pédagogue, plutôt à la volée. Jusqu’ici, de Seven à Gone Girl, en passant par Benjamin Button et The Social Network, le cinéma de Fincher, c’était souvent, déjà, l’enfermement : dans une obsession, un corps, un lieu clos, une solitude, un déshonneur. Et c’était aussi le brio de la mise en scène, mais selon une certaine limpidité — même dans les deux saisons de la série policière torturée et mentale Mindhunter, pilotée par le cinéaste. Il en va autrement de ce film-ci, né d’un script légué à Fincher par son père (journaliste et écrivain, mort en 2003) et dont on se propose ici de récapituler quelques clés.
Mank s’adosse donc à un monument du cinéma, Citizen Kane (1941), longtemps considéré comme le meilleur film de tous les temps. Révolutionnaire par sa narration éclatée entre divers points de vue, il racontait la vie, présentée comme un échec sans appel, d’un richissime homme d’affaires et patron de presse, insaisissable mélange d’opportunisme, de populisme et de rapacité. Le modèle officieux en était le milliardaire William Randolph Hearst, célébrité nationale, notamment pour son portefeuille de journaux et de magazines. Par son implication financière dans la Metro Goldwyn Mayer, grand studio un temps employeur de Mankiewicz, il exerçait aussi une influence redoutable à Hollywood, où il chercha à empêcher le tournage, puis la sortie du film de Welles.
Comme Hearst le savait, tout ou presque, dans Citizen Kane, avait été observé directement par le scénariste au fil des réceptions au château du magnat. En particulier le couple formé par le vieux Hearst avec la jeune actrice Marion Davies, aspirante star, issue d’un milieu pauvre. Mank, qui avance au rythme de réminiscences, incarne donc un beau paradoxe : une version réaliste de Citizen Kane, avec les vrais noms, les vraies personnes, mais forcément romancée elle aussi. Le contexte en est plein de méandres : la Californie subit les conséquences de la Grande Dépression, la pauvreté et le chômage affectent même le monde du cinéma. De fortes tensions politiques agitent Hollywood, dont les puissants, et d’abord Hearst, via la MGM, instrumentalisent les images pour stopper l’ascension d’un candidat socialiste aux élections locales.
Autant Citizen Kane, coup de maître d’un cinéaste débutant, brillait d’un nihilisme radical, juvénile, presque immature, renvoyant toute possession, toute conquête, tout pouvoir à leur vanité, autant le film de David Fincher joue sur la nuance. La férocité du monde, le mercantilisme de Hollywood, l’arrivisme de la plupart des personnages (Orson Welles compris) y sont traités avec une certaine indulgence amusée, un fatalisme dénué de misanthropie. À Herman Mankiewicz, l’acteur anglais Gary Oldman, remarquable, prête un humour noir, une bonhomie, sinon une bonté. Mais on entrevoit aussi les ambiguïtés de cet homme autodestructeur, très à son aise parmi les nantis qu’il s’apprête à fustiger dans son scénario. « Mank » est le grand frère du mythique cinéaste Joseph Mankiewicz, qui n’a pas encore réalisé de film à l’époque et qui apparaît comme un bel ambitieux, désolé de voir son aîné défier William Randolph Hearst et risquer une mise au ban définitive. Mais pour le scénariste alcoolique, traînant un sentiment d’échec et d’inutilité, Citizen Kane laisse entrevoir, enfin, une rédemption artistique, et la chance de laisser une trace honorable...
Avec Mank, David Fincher rejoint un club de cinéastes majeurs dont l’art semblait auparavant indissociable du grand écran et qui s’en remettent à la plateforme Netflix pour la production et la diffusion d’un long métrage au moins. Comme Alfonso Cuarón (Roma, en 2018) et Martin Scorsese (The Irishman, en 2019), il se saisit de l’occasion pour signer une œuvre qui aurait eu des difficultés à exister autrement — longue, dense, complexe. Voilà donc un troc ritualisé : à Netflix, le prestige de ces grands réalisateurs ; à eux, la possibilité de monter leur projet le plus risqué. Comme ses deux prédécesseurs, Fincher opère aussi un saisissant voyage dans le passé, un retour aux origines. Scorsese cherchait à redonner sa jeunesse à Robert De Niro, son acteur fétiche, par les effets spéciaux. Cuarón racontait son enfance au Mexique. En noir et blanc (comme Roma), Mank fait revivre un Hollywood disparu et concrétise le rêve d’un père défunt. La nostalgie imprègne donc tous ces films de l’ère numérique. Et dans le cas de Mank, il est piquant de constater que cette nostalgie ressuscite un âge du cinéma exclusivement dédié aux salles obscures. Louis Guichard, 2020.
AVIATOR
de Martin Scorsese, 2005, US, 2h43, Couleurs
avec Leonardo DiCaprio, Cate Blanchett, Kate Beckinsale…
RÉSUMÉ : À la fin des années 1920, Howard Hughes, jeune héritier d'une famille du Sud possédant de nombreux puits de pétrole, investit une somme considérable dans la production de "Hell's Angels", un film retraçant les exploits d'aviateurs pendant la Première Guerre mondiale. Au cours d'un tournage qui va s'étaler sur trois ans, le producteur-réalisateur rencontre deux de ses fidèles collaborateurs : Noah Dietrich, chargé de s'occuper des finances de l'entreprise, et le professeur Fitz, qui devient son conseiller scientifique. Ce tournage avive également l'intérêt de Howard pour l'aéronautique, l'amenant à concevoir et à tester de nouveaux modèles d'avions rapides. Peu de temps après la sortie en fanfare de "Hell's Angels", Howard fait la connaissance de la comédienne Katharine Hepburn, dont il tombe amoureux...
POINT DE VUE : Pari — réussi — de Scorsese : faire un film luxueux, classique, hollywoodien, tout en l’amenant à lui. D’où cette alternance de scènes grandioses et de moments intimistes où s’épanouit le héros scorsesien, proie fatale de démons intérieurs. Car le monde du cinéma est proche de l’univers mafieux qu’il a peint de film en film.
Qu’importe que Leonardo DiCaprio ne ressemble pas à Howard Hughes, puisque, porté par son metteur en scène, il parvient à le rendre plus vrai que le vrai. Le scénario n’illustre que quelques épisodes de sa vie, de 1927 à 1947, passant sous silence ses fâcheuses opinions politiques. Même s’il fait semblant de le célébrer, Scorsese s’attache essentiellement à miner le rêve américain. Dès la scène d’ouverture, le jeune Howard est lavé par sa maman, jeune, jolie et névrosée. Elle lui égrène les périls qui l’attendent : microbes, miasmes, maladies. Dès cet instant, et pour toute sa vie, il sera « en quarantaine ». À côté du monde et non au-dessus, tel le dieu qu’il croit être. Scorsese peint Hughes comme un colosse aux pieds d’argile : sa force le fascine autant que sa vulnérabilité. Qu’aura-t-il fait de sa vie, Howard Hughes, sinon produire quelques films, imaginer quelques avions et courtiser quelques femmes ? Le voilà condamné, comme tout être humain, à payer le salaire du péché. Pierre Murat, 2018.
GIMME DANGER
de Jim Jarmusch, 2017, US, 1h48, Couleurs
avec Ewan McGregor, Iggy Pop, Ron Asheton…
RÉSUMÉ : Fan de musique depuis son adolescence, le réalisateur Jim Jarmusch revient sur l'histoire des Stooges. Bénéficiant d'images d'archives rares, il a également pu interviewer Iggy Pop et les autres membres de ce groupe de rock mythique, dont la musique marqua son époque et fut un précurseur du mouvement punk. De son vrai nom James Osterberg, Iggy Pop revient ainsi sur son enfance, quand il habitait avec ses parents dans une caravane. C'est à la fin des années 1960 que le groupe se fait remarquer sur scène, où sa musique, mélange de rock, de blues et de free jazz fait rapidement fureur...
POINT DE VUE : Fan depuis toujours des Stooges et de leur leader charismatique, Iggy Pop, Jim Jarmusch leur consacre ce documentaire, parsemé d’images de concerts avec happenings (mutilations, plongeons depuis la scène...), mais aussi de dessins animés et d’interviews. Et d’abord celle du chanteur d’I Wanna Be Your Dog, qui raconte sans misérabilisme son enfance dans une caravane et la création à Ann Arbor (Michigan), en 1967, de son groupe, avec Dave Alexander et les frères Asheton, Ron et Scott. Iggy Pop est aujourd’hui le seul à avoir survécu. C’est lui qui tire les fils de l’histoire, de manière vivante et drôle, sans cacher les pages sombres (la défonce, la galère), sans s’attarder dessus non plus.
Gimme Danger est un exercice d’admiration modeste — on sent que Jarmusch veut s’effacer. Néanmoins, il décrit bien le statut particulier de ce groupe pionnier, à la fois maudit et mythique. Ses influences multiples, américaines et anglaises (avec la découverte des Who au Marquee de Londres), ce dernier les recracha dans un mélange brut de garage, de blues dévastateur et de jazz psychédélique. Outre « l’Iguane » et ses performances épiques, d’autres figures (Nico, Bowie...) sont évoquées. Du feu électrique, du fracas, du sang, le film en montre bien, mais il est aussi posé, sobre, évitant certains clichés du rock. Le mot qu’on entend le plus ne trompe pas : « cool ». Télérama, 2022.
RAGING BULL
de Martin Scorsese, 1980, US, 2h09, Noir et Blanc
avec Robert De Niro, Cathy Moriarty, Joe Pesci…
RÉSUMÉ : En 1941, Jake LaMotta a tout juste 19 ans et une foi absolue en sa bonne étoile. Son frère Joey le persuade qu'il peut prétendre au titre de champion du monde de boxe. Jake s'entraîne sans relâche, mais un combat truqué entraîne sa suspension. Il tient sa revanche le jour où il bat Marcel Cerdan...
POINTS DE VUE : De cette vie mouvementée, le réalisateur Martin Scorsese a fait un itinéraire exemplaire. Jouant simultanément sur le réalisme et le symbolisme, il a porté le débat au niveau d’une problématique mystique, plus précisément chrétienne. Cet aspect n’est pas perçu par tout le monde et, d’ailleurs, il n’est pas nécessaire de suivre le cinéaste dans sa quête métaphysique pour apprécier les grandes qualités de cette biographie qui nous plonge dans le milieu du sport et celui de la crapulerie. L’ouverture est un moment de poésie pure. La cruauté des combats a été filmée sans concession. Robert De Niro, superbe interprète, a remporté l’Oscar du Meilleur acteur 1980 pour ce film. Gilbert Salachas, 1995.
Sommet absolu de la fructueuse collaboration de Scorsese et De Niro, cette biographie métaphysique du boxeur Jake LaMotta, tombeur de Marcel Cerdan en 1949, est la preuve tangible que le cinéma est aussi un art. Fidèles à leur habitude, le cinéaste et sa muse virile se sont jetés corps et âme dans ce projet. Terrassé par une crise conjugale, Scorsese soigne sa dépression le nez dans la cocaïne et se retrouve à l'hôpital. La rédemption de Jake LaMotta, mari jaloux et violent, sera aussi la sienne.
De son côté, De Niro applique sa fameuse méthode Actors Studio. Comme il avait tenu à conduire un taxi de nuit pendant des semaines pour préparer son rôle dans Taxi Driver, il s'entraîne quotidiennement à boxer avec Jake LaMotta. Tant et si bien qu'au bout de six mois De Niro lui brise quatre incisives et lui ouvre le menton. Dix semaines sont prévues, soit la moitié du tournage, rien que pour les scènes de boxe.
À l'arrivée, le film ne comportera que quinze minutes de combat réparties en quatre séquences de plus en plus violentes et stylisées. Le dernier duel sera filmé au grand angle, avec des fumigènes, sur un ring deux fois plus grand que la normale. Le sang gicle par litres et au ralenti pour que l'effet graphique imprime le noir et blanc. Le travail sur la bande-son est aussi considérable. Chaque bruit de coup, unique, est obtenu avec diverses armes à feu, ou en faisant éclater des melons. Sans parler des trente kilos pris par De Niro pour incarner le boxeur déchu, patron de night-club à Miami. Mythique ! Télérama, 2009.
BEETHOVEN
d’Hans Otto Löwenstein, 1927, Autriche, Noir et Blanc
avec Kortner Fritz, Lilian Gray, Ernst Baumeister…
RÉSUMÉ : Malheureux en amour, atteint de sa surdité précoce, le compositeur Ludwig van Beethoven s'inspire de ses déboires pour créer certaines de ses oeuvres les plus remarquables.
POINT DE VUE : Raconter la vie de Beethoven, ses amours et ses symphonies en une succession de tableaux fixes, c’est un contresens ! Le film date de 1927 et ce parti pris le renvoie dix ans en arrière. Car les années 1920 ont été particulièrement riches en innovations et expérimentations cinématographiques, mais Hans Otto Löwenstein ne semble pas s’en être aperçu... Fritz Lang sacre l’expressionnisme avec Metropolis ; Abel Gance fait sensation avec le monumental Napoléon ; Eisenstein magnifie le montage avec Octobre ! Et le premier film parlant sort aux États-Unis, Le Chanteur de jazz... C’est dire si cette vie de Beethoven semble empesée, même dans cette version remarquablement restaurée par Arte et la ZDF, et malgré quelques scènes tragiques — il faut attendre le dernier plan pour trouver, enfin, une belle idée de mise en scène avec le mourant qui se regarde dans le miroir... Si la reconstitution historique datait des années 1910, on aurait été plus indulgent. Anne Dessuant, 2021.
KUNDUN
de Martin Scorsese, 1998, US, 2h14, Couleurs
avec Tenzin Thuthlob Tsarong, Gyurme Tehong…
RÉSUMÉ : Tibet, 1937. Un garçon fait l'objet de toutes les attentions de la part de la délégation chargée de trouver la réincarnation du Bouddha de la compassion. Après quelques discussions, l'enfant est promu chef politique et spirituel du Tibet, 14e dalaï-lama. Commence pour lui un long apprentissage...
POINT DE VUE : En 1937, les lamas tibétains « reconnaissent » dans un enfant de 2 ans et demi la réincarnation de leur défunt leader spirituel. Il sera le quatorzième dalaï-lama. Défilent alors vingt ans de sa vie à Lhassa. Jusqu'à l'invasion du Tibet par l'armée de Mao, en 1950, et l'exil, en 1959, vécu avec une sérénité inentamée.
Ça ne s'explique pas, la sérénité. C'est ce qui a fasciné Martin Scorsese. Kundun est un film singulier, où le cinéaste déploie toutes les apparences — et les fastes — d'une fresque historique, mais traque, en fait, l'invisible : une force spirituelle en action. Le récit est nourri des souvenirs recueillis auprès de Sa Sainteté. C'est une garantie d'authenticité. Pas une assurance contre les pièges d'une histoire sans réelle progression dramatique. Œuvre mineure d'un grand cinéaste, Kundun témoigne néanmoins, sans emphase, d'une civilisation en danger de mort. — Jean-Claude Loiseau, 2015.
CONTROL
d’Anton Corbijn, 2007, GB, 1h59, Noir et Blanc
avec Sam Riley, Samantha Morton…
RÉSUMÉ : Dans les années 70 en Angleterre, l'ascension fulgurante d'un jeune homme talentueux, appelé à devenir le leader d'un groupe de rock mythique, Joy Division.
POINT DE VUE : Ian Curtis s'est pendu le 18 mai 1980, chez lui, à 23 ans, dans un rez-de-jardin anglais où le ciel n'entrait guère, dans les environs de Manchester. Nimbé d'une aura de poète maudit, le chanteur de Joy Division était en passe de devenir le héros d'une génération pour laquelle il s'est aussitôt mué en martyr. Derrière lui, il a laissé l'énigme de sa disparition brutale, et celle d'une trajectoire fulgurante que le photographe rock Anton Corbijn sonde, pour son premier long métrage, avec assurance, émotion et délicatesse. Dans un noir et blanc lumineux qu'il dit être celui de ses souvenirs, le cinéaste hollandais observe la mue du jeune innocent épris d'absolu, qui se sent prêt à tout étreindre mais qui, dans l'intensité de l'aventure, ne trouve que l'accélération folle de tous les drames que l'existence peut lui offrir.
Manifestement galvanisé par la performance exceptionnelle du jeune Sam Riley, rockeur en herbe et acteur débutant, Anton Corbijn filme avec une attention rare l'éclosion d'un phénomène, les éclats de l'inspiration et le poids du quotidien, la légèreté potache des musiciens et leur concentration inouïe. Les scènes de musique, peu nombreuses, figurent parmi les meilleurs instantanés rock au cinéma. De la première à la dernière image, Control est le récit d'une impasse, d'une vie en circuit fermé. En ce mois de mai 1980, Ian Curtis devait prendre l'avion pour l'Amérique, mais il a mis fin à ses jours, et c'est sa légende qui a pris son envol. — Laurent Rigoulet, 2012.
SOGNI D’ORO
de Nanni Moretti, 1981, Italie, Couleurs
RÉSUMÉ : Les affres d'un cinéaste «intello» qui peaufine une oeuvre sur les rapports de Freud avec sa mère, tout en s'interrogeant sur le public auquel il la destine.
POINTS DE VUE : « Tu n'as jamais l'air doux », déplore une femme en s'adressant à Michele Apicella (Nanni Moretti) dans Je suis un autarcique (1976), le premier film de Moretti. Voilà une piste sérieuse pour saisir le drame plus ou moins comique du personnage créé par l'auteur et repris de film en film : son caractère intransigeant, acerbe, éternellement insatisfait. Les tensions si fertiles de son cinéma se nouent entre l'enfant devenu adulte et les parents, entre l'individu et le groupe, entre le cinéphile et le militant de gauche.
Dans Sogni d'oro (1981), on retrouve le même protagoniste en rogne, contre la télévision débilitante, le cinéma commercial et ses suppôts réactionnaires. En conflit avec lui-même, aussi : Michele Apicella/Nanni Moretti est un atrabilaire qui ne supporte pas la futilité du monde. Gauchiste contrarié, il a besoin des autres mais les rejette. Il a mal et fait mal - il cogne, gifle, mord en permanence. Seuls le sport et les pâtisseries peuvent l'apaiser. Mais là encore, ça ne fait pas vraiment bon ménage.
Cinéaste orgueilleux (Sogni d'oro), il est en guerre permanente contre le mal-parler, la vulgarité, le manque de tenue en toute chose. C'est un rigoriste mais qui en souffre. D'où sa propension à se transformer en monstre vociférant - son hurlement d'Ecce Bombo ! est inoubliable. Ces moments de pétage de plomb sont les plus drôles parce qu'ils disent l'angoisse et l'énergie. Ils disent le tour de force de Moretti : inoculer de l'humour dans la peau d'un alter ego aussi écorché vif que lui. Télérama, 2011.
Réalisé en 1981, Sogni d’oro est le deuxième film professionnel de Nanni Moretti, après Ecce Bombo (1978). Auparavant, il avait signé en 1976 un premier long métrage amateur tourné en super 8 et gonflé en 16mm pour son exploitation, Je suis un autarcique, qui lui avait permis d’être remarqué par la critique. Producteur, auteur et acteur principal, il y interprétait déjà Michele Apicella, son alter ego cinématographique.
Avec Sogni d’oro, Nanni Moretti se met une nouvelle fois en scène dans le rôle de Michele Apicella, réalisateur irascible et seul contre tous. Sogni d’oro dresse un tableau apocalyptique de la crise du cinéma italien au début des années 80, en même temps que le bilan des désillusions de la gauche révolutionnaire. Le film emprunte plusieurs voies et parvient à associer à une crise intime le mal-être de tout un pays. Moretti s’inspire de sa propre expérience et montrant des tristes débats promotionnels où Apicella est interpellé par des spectateurs méprisants qui lui reprochent de signer des œuvres incompréhensibles pour le public populaire. Ce sont des individus issus des classes sociales et des milieux intellectuels dominants, tous interprétés par le même acteur, ce qui rend ce running gag encore plus savoureux. Sogni d’oro est aussi une fiction psychanalytique qui malmène violemment le carcan familial – Apicella, qui réalise sur un film sur Freud, en vient aux mains avec sa mère. Enfin, Sogni d’oro use de la satire pour dénoncer la vulgarité de la télévision et ses spectacles avilissants. Apicella participe à un jeu télévisé où il doit affronter un cinéaste rival déguisé en pingouin. Moretti anticipe de quelques années la décadence du paysage audiovisuel italien orchestrée par Berlusconi. Les scènes de rêves, les mises en abime ou les allégories fantastiques révèlent en Nanni Moretti, au-delà de l’observateur social, un digne héritier de Federico Fellini. Olivier Père, Arte.
FALBALAS
de Jacques Becker, 1945, France, 1h35, Noir et Blanc
avec Raymond Rouleau, Micheline Presle…
RÉSUMÉ : Philippe Clarence est un grand couturier parisien qui travaille dans la fièvre et l'excitation. En grand séducteur, sa folle activité ne lui fait pas pour autant oublier les femmes, loin de là, mais il estime qu'en dehors du travail, la passion est plus un handicap qu'un atout. Anne-Marie, la responsable des ventes, qui fut sa maîtresse, accepte de vivre humblement dans son ombre. Elle a été remplacée dans le cœur de Philippe par un mannequin, Lucienne. Un jour, un hasard vicieux met Philippe en présence de Micheline, la fiancée de Daniel, un ami lyonnais. Fidèle à ses habitudes, Philippe entreprend de conquérir la belle. Il ne soupçonne pas encore la profondeur des sentiments qui l'animent...
POINTS DE VUE : Dans l’univers léger de la haute couture, un séducteur volage s’éprend d’une jeune fille qui sera sa fatale inspiratrice. Un des chefs-d’œuvre de Jacques Becker, où il parvient à donner une impression de luxe bien que le film fut tourné au lendemain de la libération de Paris. Dictionnaire des films, 1995.
Un homme est couché sur le pavé, serrant contre lui un mannequin en robe de mariée. Des jeunes femmes le regardent, la mine grave. « Il est mort, il a l'air heureux », déclare l'une d'elles. D'emblée, Jacques Becker place son film dans une atmosphère onirique et un classicisme lumineux qui évoquent Les Visiteurs du soir ou La Belle et la Bête. Qu'est- il arrivé à Philippe Clarence, grand couturier parisien, pour qu'il se jette par la fenêtre ? La question est éludée pendant les premières minutes, légères comme une comédie, avec des portes qui claquent, des dialogues fins et incisifs. Becker trace un portrait moqueur du monde de la mode, où un seul homme régente une centaine de femmes, brutalisant les unes, séduisant les autres, les exploitant toutes.
Et puis, le drame se noue, progressivement. Car Clarence a un besoin éperdu des femmes, dont ses robes doivent révéler la beauté. Son inspiration, il la doit à ses conquêtes : chaque collection est le signe d'un nouvel attachement, en attendant la saison suivante, où cette passion rejoindra les autres, étiquetées dans une armoire. Alors, quand une femme, la première, ose lui résister, elle menace sa création, et sa raison. De cet amour fou, qui n'a de solution que dans la mort, le cinéaste tirera, sept ans plus tard, un autre grand film : Casque d'or. — Ophélie Wiel, 2017.
24 FRAMES
d’Abbas Kiarostami, 2017, France-Iran, 2h, Noir et Blanc, Couleurs
RÉSUMÉ : Maître artisan dans la composition des plans, Abbas Kiarostami, disparu en juillet 2016, fut un grand manipulateur d'images. Sa dernière œuvre s'affirme comme le projet sans doute le plus singulier de sa carrière. Le réalisateur a choisi une vingtaine de photographies de sa collection personnelle qu'il a ensuite animées et mises en scène. En utilisant des outils numériques, de discrets inserts en 3D et des écrans verts, il ressuscite ces fragments du passé pour évoquer les émotions ressenties avant et après le déclenchement de l'obturateur...
POINT DE VUE : Ne regardez pas ce film. Attendez d’avoir plus de temps pour savourer ce bel objet précieux, à la manière d’un vieil alcool. Par petites gorgées, « frame » après « frame », tableau après tableau, au rythme qui vous plaira. Car les vingt-quatre séquences composant la singulière œuvre posthume d’Abbas Kiarostami ne se prêtent pas à la grosse lampée.
Grand amateur de haïkus, le cinéaste iranien du Goût de la cerise (Palme d’or en 1997) était las des histoires et déjà malade lorsqu’il s’est investi dans l’élaboration de ces petits poèmes visuels et sonores, qui font leur miel de ce que la nature peut nous donner à saisir de la vie. Partant de paysages immortalisés par ses soins (ou d’un tableau fameux de Brueghel l’Ancien), il les anime en y injectant différents éléments par la magie du numérique. On y contemple un groupe de moutons massés au pied d’un arbre, sous la neige tombante, cependant que les hurlements d’un loup mettent en alerte le chien du troupeau (« frame 10 ») ; une vache renversée sur une plage que la marée recouvre, et que traversent d’autres vaches, finalement rejointes par la première (« frame 3 ») ; un passereau qui chante sur une montagne de troncs coupés, tandis que résonne le bruit proche des arbres qu’on abat (« frame 23 »)...
24 Frames ne se résume pas plus qu’il ne se décrit : il se voit et s’écoute, suscite l’attention et charme par sa délicatesse. Pour peu qu’on veuille bien s’abandonner à la contemplation proposée par Kiarostami, poète du cinéma, maître des artifices. François Ekchajzer, 2018.
MICHAEL CIMINO, UN MIRAGE AMÉRICAIN
de Jean-Baptiste Thoret, 2021, France, 2h10, Couleurs
RÉSUMÉ : Alors qu'il rend visite à Michael Cimino en 2010, Jean-Baptiste Thoret se retrouve embarqué dans un improbable road-trip, son hôte prétextant une nécessité de lui faire découvrir les lieux de tournage pour comprendre l'essence même de ses films. Dix ans après ce rocambolesque voyage qui a résulté d'un fameux livre, le réalisateur ne fait plus partie de ce monde mais son fantôme plane toujours au dessus du septième art outre-manche. Des grands espaces du Montana jusqu'à Ohio, bourgade où il tourna le mythique «Voyage au bout de l'enfer», cap sur cette Amérique profonde que cet artiste a rendu intemporelle au travers de son œuvre...
POINT DE VUE : Critique et historien du cinéma, désormais réalisateur de documentaires, Jean-Baptiste Thoret est aussi un chasseur de fantômes. Après une enquête, en forme de road movie, sur les laissés-pour-compte de la bannière étoilée, ensorcelés par les promesses d’un prophète réactionnaire à cheveux jaune-orangé (We Blew It, 2017), le revoilà sur la route, à la recherche de l’Amérique fantasmée par le septième art, celui des chimères et des mirages. « Faire du cinéma, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé », a écrit un jour le viscontien Michael Cimino (1939-2016), dont la brève filmographie (sept films, dont deux chefs-d’œuvre) raconte une histoire populaire et légendaire des États-Unis.
Tourné en janvier et février 2020, à l’aube du premier confinement, entre Los Angeles et New York, le film traverse des paysages crépusculaires, magnifiés par l’hiver et le CinémaScope, où Cimino a jadis posé sa caméra. En marchant sur les pas du géant de Voyage au bout de l’enfer ou de La Porte du paradis, en interrogeant les quidams ou les stars présents sur ces tournages, et surtout en laissant aux plans le temps requis pour que les fantômes viennent à notre rencontre, Jean-Baptiste Thoret signe un envoûtant film-poème. Comme surgie des ténèbres, la voix éraillée de Cimino, enregistrée lors d’un précédent voyage, achève de donner à l’ensemble la force d’une élégie. Jérémie Couston, 2022.
LE SEL DE LA TERRE
de Wim Wenders, Juliano Ribeiro Salgado, 2014, France, 1h50, Couleurs, Noir et Blanc
avec Sebastião Salgado, Wim Wenders, Juliano Ribeiro Salgado
RÉSUMÉ : Wim Wenders, admiratif du travail du photographe brésilien Sebastião Salgado, décide de dédier un documentaire à cet observateur de la nature humaine. Inlassablement, depuis plus de quarante ans, Salgado a parcouru le monde et photographié, exclusivement en noir et blanc, les conflits, la famine, l'exode. A la demande de Salgado, Wenders l'accompagne sur "Genesis", un projet pharaonique sous forme d'hommage aux civilisations inconnues, dans lequel le photographe part à la découverte de territoires vierges aux paysages somptueux, du désert algérien à la péninsule du Kamchatka, en pasant par les îles Sandwich du Sud...
POINT DE VUE : C'est une photo du jeune Sebastião Salgado : dans une mine d'or brésilienne, des grappes humaines, comme accrochées au vide, escaladent une longue pente avec, sur le dos, des sacs pleins de terre, ou d'or, qui sait. On dirait une image extraite d'Aguirre, la colère de Dieu, le film de Werner Herzog. Lorsque Wim Wenders découvre ce cliché, il y a de nombreuses années, il l'achète, rencontre son auteur, l'apprivoise, s'en fait un ami. À qui il rend hommage dans ce documentaire. À plusieurs reprises, avec tendresse, il filme le visage de son vieux copain qui se projette sur ses clichés d'autrefois. Pour nous signaler la beauté secrète ou parce qu'il découvre, soudain, devant nous, un détail oublié : que viennent faire, par exemple, ces chaussures dans cette échoppe de cercueils de l'extrême Nord brésilien ?
Aidé par le fils du photographe, Wenders suit la carrière de son ami, de son exil après l'instauration de la dictature dans son pays natal jusqu'à nos jours. Les albums se succèdent, ainsi, fruits de longs efforts : ceux sur l'Amérique latine, le Sahel ou les exodes forcés des populations opprimées... La force de certaines photos saisit : Sebastião Salgado semble constamment opposer la beauté de la nature aux efforts inouïs des hommes pour l'anéantir. Sur l'association délicate qui lie, aujourd'hui, le photographe, devenu spécialiste de la reforestation brésilienne, à un groupe réputé pour ses méthodes anti-écologiques, le film demeure muet. Wim Wenders évite soigneusement tout ce qui pourrait fâcher. Il reste jusqu'au bout admiratif, fraternel. Pierre Murat, 2015.
MEMORY BOX
de Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, 2021, France-Liban-Canada, 1h40, Couleurs
avec Rim Turki, Manal Issa, Paloma Vauthier…
RÉSUMÉ : Alors qu'elle s'apprête à fêter Noël avec Maia, sa mère, Alex est fort surprise de voir débarquer le facteur à sa porte avec un énorme paquet dans les bras. Elle remarque de suite que le colis a été expédié depuis le Liban, pays d'origine de Maia, qu'elle attend pour découvrir le mystérieux contenu. Là, les deux tombent sur des cassettes, des livres, et divers objets ayant appartenu à Maia lors de son enfance à Beyrouth. Malgré l'insistance d'Alex, elle refuse d'en dévoiler plus sur ce passé qui semble quelque peu la mettre mal à l'aise. Au fil de son enquête, la jeune fille met à jour des éléments de plus en plus compromettants...
POINT DE VUE : Un peu de leur vie, beaucoup de leur vision de la création : ils ont mis dans ce film des trésors... Nés l’un et l’autre à Beyrouth, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont devenus un couple de cinéastes et d’artistes contemporains, puis des parents qui, aujourd’hui, dédient ce nouveau long métrage à leurs enfants. La jeunesse est si vivement présente dans Memory Box qu’on peut y reconnaître la nôtre, surtout si on a été adolescent au début des années 80, comme Maia (magnifique Rim Turki). Du passé et de son Liban natal, cette femme pudique, exilée au Canada, ne parle plus. Alors, quand un énorme colis lui arrive, chargé de ses anciens journaux intimes et de lettres écrites à une amie, Maia met cette « memory box » au rancart, avec interdiction d’y toucher. Heureusement, sa fille adolescente, Alex (Paloma Vauthier), ne l’écoute pas et va regarder...
Je veux voir, disait le titre du documentaire que le duo de réalisateurs tourna avec Catherine Deneuve dans le sud du Liban, après le conflit armé de 2006. Ouvrir les yeux est à nouveau essentiel dans ce film original et généreux. La curiosité d’Alex y est largement récompensée : dans les cahiers secrets, elle découvre une adolescente de Beyrouth qui, en 1982, écrit : « Je veux tout voir, tout photographier » — et c’est sa mère. Une Maia expansive, virevoltante (alors interprétée par Manal Issa) qui, à travers des images, des collages, des mots écrits ou enregistrés sur cassette, partage avec sa meilleure amie, partie à Paris, tout ce qui fait son quotidien. Ce sera bientôt un premier grand amour, menacé par la reprise de la guerre au Liban. Mais, même contrainte de vivre recluse dans un abri, pendant les bombardements, Maia s’accroche à ses cahiers, pleins d’idées, de fantaisie, de vie.
Ces journaux intimes et cette correspondance existent, Joana Hadjithomas en est la véritable autrice. Elle y a trouvé, avec Khalil Joreige, un tremplin pour ce film qui célèbre la créativité. On peut y voir un écho à leur passion commune pour la photographie et leur réflexion sur la mémoire, notamment développée dans leurs installations. Avec sa vibrante inventivité visuelle, Memory Box inscrit le rapport au passé dans un élan de jeunesse retrouvée et transmet cette énergie à la génération d’Alex. En découvrant l’histoire de sa mère, l’adolescente se met à écouter, comme celle-ci presque quarante plus tôt, l’entraînant et génial Midnight Summer Dream des Stranglers. Et avec son portable, au lieu de faire un selfie, elle filme la lumière, l’horizon. À son tour, elle s’empare du monde avec des images. Une histoire de transmission exaltante. Frédéric Strauss, Télérama, 2022.
AMADEUS
de Milos Forman, 1984, US, 2h40, Couleurs
avec Tom Hulce, F. Murray Abraham…
RÉSUMÉ : 1823. Se sentant responsable de la mort de Mozart trente ans plus tôt, Antonio Salieri tente de se suicider. Incarcéré, il se confie à un prêtre. Tout débuta lorsque Salieri entendit parler de Mozart pour la première fois. Il était alors compositeur officiel de la cour de Vienne et décida de le rencontrer à Salzbourg. Salieri découvrit ce jeune musicien, adolescent paillard et scatologique, dont le comportement, qu'il jugeait hautement révoltant, tranchait singulièrement avec sa musique et son indéniable talent artistique. Salieri comprit rapidement que ce jeune surdoué arrogant constituait une réelle menace. Bien qu'admiratif du génie de Mozart, il tenta par tous les moyens de l'évincer...
POINTS DE VUE : Partant de la pièce de Peter Shaffer, Forman a mis sa technique et sa sensibilité au service d’une adaptation parfaitement cinématographique. Usant à merveille des décors naturels de Prague, sachant faire vivre la musique au rythme d’une vitalité prodigieuse, il donne un portrait non académique d’un homme certes traversé par la grâce, mais qui n’en reste pas moins d’une folle exubérance, ce que sa Correspondance nous avait appris. Et puis, par une magie supplémentaire, c’est le phénomène de la création qui devient soudain évident, compréhensible et accessible à tous : sur son lit de mort, Mozart dicte ses notes et, plus émerveillés encore que Salieri, nous les entendons, nous les saisissons avec lui dans ces instants uniques où le rêve devient réalité. Jean-Marie Carzou, 1995.
Amadeus vu par Forman est chargé en dorures, candélabres, perruques poudreuses à faire passer la cour de l’empereur pour un troupeau de moutons. Mais ce n’est pas ce qu’on lui a reproché. Ce Mozart-là chamboule la dignité des gravures. Tom Hulce lui donne tout ce qu’il peut et, illustre inconnu en 1984, n’a pas été revu depuis. Il saute, glousse, joue du piano debout, à l’envers... C’est Elton John en brodequins ! Et il y a son rire. Un rire de gosse, de fou. Amadeus est rythmé par la musique de Mozart, mais c’est ce rire obscène qui le ponctue, le griffe, le signe.
Raconter l’histoire d’un génie solaire par le biais de la jalousie d’un rival obscur (Salieri) était une assez riche idée. Ne rien cacher de la « mauvaise vie » qui sous-tendait sa belle musique : pas mal non plus, quitte à choquer. Mais le grand truc d’Amadeus, n’est-ce pas ce rire idiot, la perpétuelle touche de ridicule qui ramène au genre humain ce type habitué depuis des lustres à loger parmi les dieux ? Télérama, 2022.
Miloš Forman connaissait bien la musique. Toutes les musiques. Ragtime, rock hippie (Hair), folk (Taking off regorgeait de superbes ballades), classique, il a brassé large. Avec Amadeus (1984), qui rafla huit oscars (!), il s’attaquait à un monument, le plus illustre des compositeurs : Wolfgang Amadeus Mozart. Tâche périlleuse, dont il s’acquitta avec une maestria reposant sur l’union originale de la farce et du thriller.
Rien de plus agaçant que les génies. Adapté d’une pièce de théâtre de Peter Shaffer, lequel s’était librement inspiré d’une courte pièce de Pouchkine, le film a la malice de raconter une partie de la vie de Mozart depuis le point de vue d’un ennemi juré, craché et caché : Antonio Salieri, compositeur officiel à la cour de Vienne, éclipsé et rendu fade par le gamin surdoué.
Salieri est, de fait, le personnage central, celui qui est rongé par la rancœur et le remords. Après avoir tenté de se tuer, il se confesse à un prêtre, disant tout de sa relation tortueuse faite d’admiration et de haine avec celui dont il est, le premier, conscient du talent écrasant. On est assez loin de la vérité historique, mais cela profite au suspense, à la machination diabolique. Tout de noir vêtu, F. Murray Abraham compose un monstre de jalousie formidable. En un sens, il élève Salieri au rang de génie, mais du mal, lui. La séquence où les doubles inversés composent ensemble le fameux Requiem, devenant in extremis des partenaires privilégiés de création, est de toute beauté.
L’arrivée de Wolfgang à la cour est retentissante. Avant même de le voir, on entend son rire. Délirant, déplacé, obscène. Pied de nez à l’icône gravée dans le marbre du gentil et déférent Mozart juché sur sa banquette de velours, le film montre un grand enfant intenable, vibrionnant, plein d’innocence lubrique, qui joue du piano debout. Malpoli, paillard et scato, il tousse, rote et rit à gorge déployée. Le punk autrichien du XVIIIe siècle ? Pas loin. Disons qu’avec sa perruque rose et son côté glam, il a plus l’air d’un Elton John sous acide. Baroque pour le moins, le Mozart.
Quasi inconnu avant ce film, Tom Hulce (se) donne beaucoup – à tel point que ce rôle le poursuivra et l’encombrera. A travers cette folle dépense, cette énergie déployée, on reconnaît la griffe de Forman et son penchant pour tous les réfractaires irrévérencieux, bouffons, libertins, idiots ou artistes. Tous ceux-là ne formant au fond qu’une seule et même troupe, à l’intérieur du genre humain. Jacques Morice, Télérama, 2018.
Amadeus est d’abord une pièce de Peter Shaffer créée à Londres en 1979, elle-même inspirée d’une courte tragédie de Pouchkine, Mozart et Salieri. Au début des années 80 Roman Polanski interprétera et mettra en scène cette pièce en France et en Pologne, mais c’est Milos Forman qui sera chargé de porter Amadeus à l’écran, avec la complicité de Shaffer qui en écrit l’adaptation cinématographique.
Amadeus n’est en rien une biographie filmée de Mozart. C’est une œuvre de fiction qui prend beaucoup de libertés avec la réalité, notamment en ce qui concerne le cœur du film, la jalousie mêlée de fascination de Salieri (dont le récit adopte le point de vue) envers le plus grand compositeur du siècle, ou comment le talent ne peut rivaliser avec le génie. Impressionnant par le faste de ses décors et de ses costumes, Amadeus ne brille pas seulement par la beauté de ses images et de sa reconstitution historique, et passionne avant tout par son sujet. Plusieurs films de Milos Forman questionnent la place et le rôle de l’artiste dans la société, s’intéressent aux coulisses de la création. La musique de Mozart touche au sublime tandis que le jeune homme, sans grande éducation, plaisantin et volontiers paillard, se fait également remarquer par ses provocations et ses élans vitaux à la Cour de l’Empereur mélomane Joseph II. Amadeus se distingue aussi des autres superproductions américaines de prestige par l’absence de stars à son générique, remplacées avantageusement par d’excellents acteurs, à savoir F. Murray Abraham dans le rôle de Salieri et Tom Hulce dans celui de Mozart, tellement crédibles, justes et émouvants que le public les a à tous jamais identifiés au rôle de leur vie. Olivier Père, 2018.
LE TABLEAU
de Jean-François Laguionie, 2011, France, 1h16.
RÉSUMÉ : Un peintre a commencé un grand tableau figurant un château, des jardins et une forêt. Mais il a laissé son oeuvre inachevée, instituant une inégalité entre les personnages qu'il a représentés : certains, les Toupins, sont achevés et s'estiment supérieurs aux autres, les Pafinis et les Reufs, qui ne sont qu'esquisses ou silhouettes inachevées. Pour restaurer l'harmonie, Ramo, Lola et Plume décident de retrouver le peintre et de lui demander de terminer son tableau. C'est le début d'un étonnant voyage au coeur des toiles de leur créateur...
POINT DE VUE : Le peintre est un dieu cruel. Il n’a pas achevé son tableau. Il a abandonné les créatures qui y résident à leur société hiérarchisée. Éclatants de couleurs, arrogants et rondouillards, les personnages « finis » y forment la caste dirigeante. Dans l’ombre, exploités, il y a les mal peints, les inachevés. Et tout en bas de l’échelle se terrent de pauvres esquisses, dont les lignes noires rappellent Giacometti. Pour rétablir l’égalité, une délégation décide de quitter le tableau et de retrouver le peintre.
L’idée, lumineuse, est le malin prétexte à une rêverie sur l’art. Chaque étape de l’aventure, d’une toile à l’autre, correspond à un hommage à l’univers pictural : de Modigliani et Cézanne à Picasso dans sa période bleue, en passant par une géante alanguie qu’on croirait dessinée par Matisse.
Jean-François Laguionie profite de cette belle odyssée des laissés-pour-compte pour dénoncer le racisme et les inégalités. Quant à l’enquête sur le peintre qui ne cesse de se dérober, elle captive, vertigineuse mise en abyme de la création, où l’artiste lui-même n’est que le rêve de quelqu’un d’autre... Cécile Mury, Télérama, 2020
Jean-François Laguionie commente trois extraits du “Tableau”
Cécile Mury
Publié le 01/12/11 mis à jour le 08/12/20
“Le Tableau”, de Jean-François Laguionie, est sur les écrans depuis le 23 novembre. Le réalisateur et sa scénariste, Anik Le Ray, commentent trois extraits de ce chatoyant bijou d'animation.
Sorti le 23 novembre, Le Tableau, de Jean-François Laguionie, nous fait voyager dans le monde de l'art, au sein d'une peinture inachevée où règne une drôle de lutte des classes entre des personnages plus ou moins terminés. Quittant leur « cadre », certains d'entre eux partent en quête de leur créateur, le peintre...
Jean-François Laguionie : Je crois que les Reufs sont les préférés du peintre. Cette notion de personnage en devenir, c’est le contraire de notre société, et de son système de castes, qui paraissent infranchissables… Ceci dit, j’aime beaucoup le grand Chandelier. C'est toujours plus amusant et plus facile de dessiner des personnages antipathiques ! Mais je voulais aussi qu’il ait de bons côtés. Le grand Chandelier est coloré, assez séduisant. Sa corpulence apporte une sorte de réconfort, comme certains hommes politiques … Il flatte ses auditeurs, il leur dit qu’ils sont les plus beaux du tableau. Et les Toupins se font avoir.
Mais en même temps, dans la salle du château où se déroule le discours, on a créé une certaine anarchie, à l’opposé des grands rassemblements typiques des dictatures, où les gens sont en rang, bien alignés. Certains, ici, sont allongés par terre, d’autre accoudés contre une colonne. Ils sont très décontractés : on peut supposer qu’ils peuvent changer d’avis, et se retourner un jour contre leur leader. Les Toupins sont très coquets, ils s’admirent les uns les autres. Il leur fallait des tenues, des coiffures et des bijoux invraisemblables. Pour rester dans la métaphore, on ne voulait pas leur donner un style trop précis dans l’histoire du costume. Alors on a fait un mélange, avec des éléments piochés un peu partout, un pantalon à la mode du XVIe siècle, un haut 1900…
J’ai aussi essayé de mélanger des costumes : un peu des guerres napoléoniennes, un peu de la guerre de 1870... Une équipe verte et une équipe rouge ! Avec les décorateurs, les dessinateurs, pour exprimer au mieux la bêtise et l'absurdité du conflit, on a bien pris garde de donner à ces soldats une grande rigidité. Beaucoup sont de profil, comme s’ils étaient en papier découpé.
Le moment que je préfère, dans le film, c’est la peinture de la grande femme très sensuelle, très amoureuse. Tandis que l’autoportrait a été fait beaucoup plus tard, peut-être après une rupture. A ce moment-là, le peintre était d’une humeur tellement épouvantable qu’il s’est représenté de cette manière ! Tout cela permet des dialogues rigolos, et des peintures à l’ambiance très différente. L’une est aussi chaleureuse que l’autre est froide ! En ce qui concerne les références à l’histoire de l’art, il ne fallait pas que le style soit trop contemporain, pour ne pas aller vers l’abstrait. J’ai donc placé cet artiste dans un moment où la peinture était très riche, mais encore figurative. Cela me permet de montrer ses influences, ses admirations. Il s’est même permis quelques imitations : Picasso, Matisse, Modigliani, un petit peu de Chagall aussi… Par ailleurs, ces trois portraits ont un statut un peu particulier : ils peuvent bouger, mais ils ne peuvent pas sortir de leur tableau.
Anik Le Ray : C’est qu’ils ne sont pas aussi vivants que les héros de l’histoire. Ils on été peints bien avant. Je pense que, quand il les a créés, le peintre n’était pas encore allé assez loin dans son art !
Jean-François Laguionie : Dans cette séquence, on découvre aussi l’atelier du peintre. C’était le grand pari du film : arriver, avec la même technique numérique, à créer des univers radicalement différents. D’un côté, avec les œuvres, on reste dans quelque chose de complètement pictural, aplati, avec des imitations de coups de pinceau. Et de l’autre, il fallait monter plus de reliefs, un monde plus réaliste… qui est finalement plutôt surréaliste, à la manière d'un décor de théâtre. Il fallait tout de même retrouver, dans tous les univers que les personnages traversent, une sorte d'unité, un même mystère.
POLLOCK
de Ed Harris, 2000, US, 2h03
avec Ed Harris, Robert Knott, Marcia Gay Harden…
RÉSUMÉ : La vie de l'artiste new-yorkais d'après-guerre Jackson Pollock qui s'est fait connaître du grand public par sa peinture abstraite.
POINT DE VUE : Ed Harris a écrit, réalisé et produit ce biopic sans surprise mais de bonne tenue de la star de l’expressionnisme abstrait. Qu’il incarne lui-même en artiste bagarreur et écorché vif, avec un mimétisme plutôt bluffant. Le clou du film ? La danse sauvage de Jackson Pollock au travail autour de ses toiles. Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
CÉZANNE ET MOI
de Danièle Thompson, 2016, France, 1h56
avec Guillaume Canet, Déborah François…
RÉSUMÉ : Ils s’aimaient comme on aime à treize ans : révoltes, curiosité, espoirs, doutes, filles, rêves de gloire, ils partageaient tout. Paul est riche. Emile est pauvre. Ils quittent Aix, « montent » à Paris, pénètrent dans l’intimité de ceux de Montmartre et des Batignolles. Tous hantent les mêmes lieux, dorment avec les mêmes femmes, crachent sur les bourgeois qui leur rendent bien, se baignent nus, crèvent de faim puis mangent trop, boivent de l’absinthe, dessinent le jour des modèles qu’ils caressent la nuit, font trente heures de train pour un coucher de soleil... Aujourd’hui, Paul est peintre, Emile est écrivain. La gloire est passée sans regarder Paul. Emile, lui, a tout : la renommée, l’argent, une femme parfaite que Paul a aimé avant lui. Ils se jugent, s’admirent, s’affrontent. Ils se perdent, se retrouvent comme un couple qui n’arrive pas à cesser de s’aimer.
POINTS DE VUE : Paul Cézanne étant né et ayant vécu à Aix-en-Provence, Danièle Thompson a jugé bon de le doter à l’écran d’un accent provençal très prononcé. Guillaume Gallienne, déjà pas gâté par la barbe et les cheveux en bataille, parle donc comme un personnage de Pagnol, et c’est grotesque. Et la peinture dans tout ça ? Quasiment absente de cette chronique décorative de l’amitié entre Cézanne et Emile Zola. Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
De La bûche au Code a changé, en passant par Fauteuils d’orchestre, Danièle Thompson nous avait jusqu’alors habitués à des réalisations contemporaines enlevées et souvent joyeuses. Décontenancée par le semi échec de sa dernière comédie, Des gens qui s’embrassent, elle décide de changer de registre et se lance dans une aventure artistique à la beauté indéniable tant littéraire que picturale. Grâce aux chromos éclatants du talentueux directeur photo Jean-Marie Dreujou, les couleurs de la Provence sont sublimées comme elles l’ont rarement été. Il ne manque que l’odeur du thym et de la lavande pour que l’on se sente en parfaite osmose avec ce tableau impressionniste.
Pendant plus de dix ans, Danièle Thompson traque le moindre détail sur la brouille de ces deux personnages historiques. Elle prend des tonnes de notes, noircit moult cahiers et nous offre ainsi un récit truffé d’anecdotes inédites et passionnantes, saupoudré de dialogues fins. Le fil rouge du biopic est la dernière rencontre supposée entre Zola et Cézanne en 1888 à Médan, chez l’auteur naturaliste. En choisissant de nous dérouler cette amitié chaotique à coups d’incessants flashback, la réalisatrice évite une chronologie classique souvent ennuyeuse. Et pourtant, c’est là que le rythme se brise, tout comme le destin de ces deux hommes que tout oppose.
Zola est un fils de pauvres qui se transforme en un bourgeois établi, parfaitement installé entre femme et maîtresse, au succès reconnu. Cézanne, issu d’une famille aisée, en conflit permanent avec son père, sans le sou et méprisé par ses contemporains, végète dans la marginalisation. Il vit avec une femme qu’il n’épouse pas et martyrise. Son succès tout comme sa fortune ne viendront que tardivement. La jalousie et la rancœur ne manqueront pas de gangrener cette belle amitié fragile.
En prenant le parti de favoriser le personnage de Cézanne, la réalisatrice déséquilibre le jeu. Bien sûr, Cézanne, porté par un Guillaume Gallienne à la fougue inaltérable et dont on peut juste déplorer l’accent provençal ne sonnant pas toujours juste, apporte l’exacte intensité dramatique dont le film se nourrit grâce à ses excès de colère, son caractère difficile, sa mauvaise foi et sa sensibilité exacerbée d’artiste. Du coup, il éclipse en partie Zola à la personnalité trop lisse, pourtant incarné avec justesse par Guillaume Canet, méconnaissable sous sa barbe drue.
Les ruptures continuelles entre émotion et passivité finissent par avoir raison de l’attention du spectateur. Nos deux artistes ne pouvaient vivre qu’entourés de femmes, ce qui nous permet de nous régaler d’une pléiade de rôles féminins secondaires mais de grande qualité, apportant tendresse et stabilité à cet univers parfois explosif. Au final, on retiendra de ce film légèrement de guingois le bel éclairage qu’il apporte sur l’attachement tourmenté de deux personnages hors du commun de notre patrimoine culturel. Claudine Levanneur, 2021, Avoir à lire.
UN AMÉRICAIN À PARIS
AN AMERICAN IN PARIS
de Vincente Minnelli, 1951, US, 1h53
avec Gene Kelly, Leslie Caron…
RÉSUMÉ : Jerry, jeune peintre américain, vit à Montmartre. Milo, femme fortunée, prend sa carrière en main car elle l’aime, mais il aime Lise qui doit épouser Henry, une grande vedette de music-hall. Lise est séduite, mais n’ose pas l’avouer à Henry. Au Bal des Quat’z’Arts, sur une terrasse, les amoureux se séparent et Jerry revoit sa rencontre avec Lise sous forme de ballet. Henry comprend et ramène Lise auprès de Jerry.
POINT DE VUE : Quintessence de l’art poétique minnellien, la plus célèbre comédie musicale n’a de cesse, à travers les épousailles de la peinture et de la musique, que d’inventer à chaque seconde le cinéma - et seulement lui. La flamboyante dernière séquence l’illustre avec panache, quand par-delà Gershwin et la peinture française, Minnelli donne surtout une leçon de rythme : les tableaux s’enchaînent et, dans cette empilage sans accrocs, la remémoration devient transmutation ; jamais « happy end » n’eut tant de grâce. (Malgré le bonheur de Kelly et Caron, l’amateur préfèrera cependant le désarroi des seconds rôles, Nina Foch et l’épatant Oscar Levant.) Marc Cerisuelo, 1995.
PASOLINI
d’Abel Ferrara, 2014, Bel/Fr/Ita, 1h26
avec Willem Dafoe, Riccardo Scamarcio…
RÉSUMÉ : Le 1er novembre 1975, le réalisateur sulfureux Pier Paolo Pasolini vit la dernière journée de sa vie avant d'être mystérieusement assassiné. Après une matinée de travail consacrée à son nouveau roman, le cinéaste déjeune chez lui avec sa mère, sa secrétaire et deux amis proches, l'actrice Laura Betti et le poète Nico Naldini. Au cours du repas, ses proches le supplient de ne plus publier d'article incendiaire contre le pouvoir, mais en vain. Après avoir accordé une interview à un journaliste de "La Stampa" et dîné avec son ex-amant, Pasolini part, au volant de son Alfa Romeo, en quête d'une aventure. Devant un bar, il fait monter un jeune prostitué dans sa voiture...
POINT DE VUE : Nulle hagiographie — c’eût été un affront à Pier Paolo Pasolini. Pour saisir l’homme, le créateur et le penseur, Abel Ferrara s’en tient donc à raconter le dernier jour de sa vie, le 1er novembre 1975. Pasolini achève le montage de Salo ou les Cent Vingt Journées de Sodome. Il travaille aussi à un livre, autour des turpitudes de la scène politique en Italie, et au scénario d’un film racontant les pérégrinations d’un père et de son fils en quête du paradis. Deux projets que Ferrara illustre à travers des séquences fantasmatiques plutôt confuses. Le cinéaste captive davantage lorsqu’il montre simplement, à travers deux interviews, un Pasolini radical, en guerre contre le libéralisme en train de gangrener le prolétariat comme l’intelligentsia. Une conscience critique en ébullition permanente.
Willem Dafoe, visage émacié d’Amérindien intello, donne à ses moindres paroles et gestes une densité toute prophétique. « Nous sommes en danger », prévient-il. On pressent ce danger tout au long de ce portrait sombre et aux tons fauves, crépusculaire, hormis durant une parenthèse joyeuse de repas avec la fantasque Laura Betti (Maria de Medeiros). Le huis clos se transforme, ensuite, en échappée nocturne : Pasolini lève un ragazzo dans un bar, l’embarque dans son Alfa Romeo. Toute cette dernière partie menant à la fameuse plage d’Ostie constitue le meilleur du film, car s’y jouent bien le désir, le frisson et la mort. Télérama, 2018.
On connait l’admiration de longue date d’Abel Ferrara pour le cinéma de Pier Paolo Pasolini, ce mélange de sacré et de profane, de mystique et de politique irriguant les propres films du cinéaste new yorkais de ses premières séries B frénétiques (L’Ange de la vengeance) jusqu’à ses récents essais introspectifs en quête de spiritualité (Mary, 4h44 Dernier Jour sur Terre). On sait aussi que les derniers films de Ferrara sont des autoportraits plus ou moins déguisés, même lorsqu’il feint de s’intéresser aux déboires new yorkais de l’ancien patron du FMI.
Et des déclarations d’amour à ses acteurs, ici le fidèle complice et double cinématographique Willem Dafoe métamorphosé en Pasolini, absolument crédible et même fascinant sans jamais tomber dans le piège du mimétisme, puisque l’acteur américain conserve sa voix, reconnaissable entre mille.
Le scénario initial de Pasolini cherchait dans la biographie du poète, et dans sa trajectoire d’homme, de citoyen et d’artiste, une explication à sa mise à mort brutale sur la plage d’Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Sacrifice planifié par Pasolini lui-même, en contradiction avec son hyperactivité créatrice, réminiscence de la mort du jeune frère Guido de Pasolini, résistant lui aussi assassiné en 1945 par une milice de partisans pro-communistes, dont le meurtre aurait dû être montré en montage parallèle dans une mise en scène morbide et opératique ? En cours de préparation et au moment du tournage Ferrara a abandonné ces hypothèses de travail pour se concentrer sur la reconstitution de la dernière journée d’un homme filmée du réveil jusqu’à l’ultime soupir, en train d’écrire, de discuter, de déjeuner en famille ou d’aller draguer, sans recourir à des retours en arrière, sauf une courte scène joyeuse où l’on voit Pasolini jouer au foot avec des gamins. Exit aussi les théories conspirationnistes plus ou moins fondées au sujet d’un assassinat planifié par l’extrême droite italienne.
En revanche, l’une des très belles idées de Ferrara est d’insérer à l’intérieur du déroulement de cette journée des passages filmés de deux œuvres sur lesquelles travaillait Pasolini avant de mourir, le roman Petrolio qui évoquait le contexte politique trouble de l’Italie des années 70, sur toile de fond de complot fasciste, et le film Porno-Teo-Kolossal dont le scénario, déjà écrit, racontait « la poursuite de la comète idéologique » par un couple de vagabonds. Dans ce « film dans le film » on retrouve l’ami et acteur fétiche de Pasolini, Ninetto Davoli dans le rôle du vieil homme et Riccardo Scamarcio dans le rôle de Ninetto jeune, cheveux bouclés et sourire enfantin. Le film de Ferrara, aux antipodes des biopics conventionnels, s’intéresse autant à l’homme Pasolini qu’à son œuvre et sa pensée politique sur la société de l’époque. Nous sommes littéralement dans le cerveau de l’artiste, que Ferrara accompagne aussi bien dans ses réflexions intellectuelles que dans sa quête effrénée de plaisirs nocturnes avec les ragazzi romains. Le film de Ferrara s’apparente davantage à un essai cinématographique qu’à une évocation biographique classique, puisque le cinéaste filme autant la figure intellectuelle et le personnage Pasolini que l’acteur Willem Dafoe en train de l’incarner, comme en témoigne le recours décomplexé à l’anglais pour certains dialogues – notamment pour les deux derniers entretiens que Pasolini accorda à la presse, minutieusement retranscrits. Pas une mise en abyme, mais le désir de ne pas cacher les artifices du cinéma, de ne pas opter pour une approche purement réaliste mais au contraire de privilégier la piste onirique et fantasmatique : nous sommes autant dans la tête de Pasolini que dans celle de Ferrara, et cette superposition mentale correspond au style du film, parsemé de fondus enchaînés et d’images aux multiples valeurs et significations. L’élégance et l’inspiration de la mise en scène, comparable à celle de Christmas, montrent un Ferrara en pleine possession de ses moyens, stimulé par un cinéaste auquel il s’identifie et une nouvelle fois, bien au-delà du respect ou de la dévotion, en totale empathie avec la figure de Pasolini, modèle, poète et martyr. Olivier Père, 2018.
LINNEA DANS LE JARDIN DE MONET
de Christina Bjork et Lena Anderson, 1995, Suède, 0h30
RÉSUMÉ : En feuilletant un livre sur le peintre Claude Monet, Linnea rêve de se promener dans la verdure du jardin du peintre, au bord des eaux remplies de nymphéas... Avec son voisin Monsieur Blomkvist, ils décident de faire réellement ce voyage en France pour visiter le jardin à Giverny et voir ses peintures dans les musées.
POINT DE VUE : Tout part d’un album de la bibliothèque de Monsieur Bloom, dans lequel Linnéa découvre une toute petite reproduction d’un tableau de Monet, celui qui représente des nénuphars sur un étang. Elle est fascinée, et cette fascination va la mener jusqu’en France, à la découverte du peintre et de son œuvre... D’abord au Musée Marmottan de Paris, où se trouve la plus importante collection d’œuvres de Monet au monde ! Puis à Giverny, où elle va visiter la maison du peintre et ses incroyables jardins... Ce film nous invite dans une véritable visite des deux musées, en faisant habilement le lien entre la fiction (Linnéa, Mr Bloom et leur voyage) et la réalité (Monet, ses œuvres et les musées), en mélangeant astucieusement dessin animé, prises de vues réelles et images de tableaux. D’une véritable portée initiatique, il a la volonté de sensibiliser les enfants aux tableaux de Monet, mais aussi à la peinture et à l’art, en général en démontrant que la culture est à la portée de tous, même des plus petits, dès l’instant où on y est sensible... Il nous dévoile la richesse qui peut se cacher derrière un simple « tableau » : voyager, aller à la découverte d’un autre pays, d’une autre culture, aller vers l’autre, se créer des souvenirs, s’ouvrir au monde... (Médiathèque La Drome, 2021)
CARAVAGGIO
de Derek Jarman, 1986, GB, 1h33
avec Nigel Terry, Dexter Fletcher…
RÉSUMÉ : Artisan majeur de la Renaissance italienne, Michelangelo da Caravaggio a marqué le 16e siècle et l'histoire artistique du pays.
POINT DE VUE : Derek Jarman, le très provocateur réalisateur anglais, reconstitue la vie dissolue de Michelangelo Merisi, alias Le Caravage, dans une succession de scènes hiératiques – des tableaux vivants, en somme. Où, le plus souvent, des hommes vêtus d’un pagne, posent sous le regard troublé de l’artiste de la Renaissance – et, on le suppose, du réalisateur derrière sa caméra. Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
EGON SCHIELE
de Dieter Berner, 2017, Autriche, 1h50
avec Saavedra Noah, Maresi Riegner…
RÉSUMÉ : En 1918, alors que la fin de la Première Guerre mondiale approche, le peintre Egon Schiele est au chevet de son épouse Edith, gravement malade. Il vit dans des conditions modestes, dans un appartement mal chauffé, qui lui sert également d’atelier. Huit ans plus tôt, sa carrière s'annonçait fracassante. Egon, qui a abandonné ses études aux Beaux-Arts, cherche son style en réalisant des portraits de nus. Après avoir dessiné sa sœur, il est en quête d’un nouveau modèle. Il jette son dévolu sur la danseuse exotique Moa. Puis, il rencontre Wally, lors d’une visite chez son célèbre confrère Klimt, qui devient la femme de sa vie et son plus fidèle soutien...
POINT DE VUE : Est-ce pour corriger l'image du peintre torturé qui colle à la peau d'Egon Schiele ? Le portrait qu'en offre le réalisateur est d'une sagesse navrante. L'artiste viennois est montré comme un garçon inspiré, à peine décadent, qui s'appuie sur sa sœur, Gerti, son modèle principal. Le film raconte bien un procès pour outrage à la morale publique en 1912 mais représente à peine le caractère disloqué, obscène, lumineux et carnavalesque de sa peinture. Noah Saavedra, l'acteur du rôle-titre, est le plus souvent réduit à un mannequin vaguement fiévreux. Schiele doit se retourner dans sa tombe. — Jacques Morice, Télérama, 2017.
ALBERTO GIACOMETTI, THE FINAL PORTRAIT
de Stanley Tucci, 2018, GB, 1h30
avec Armie Hammer, Geoffrey Rush…
RÉSUMÉ : Un écrivain américain, passionné d'art, pose pour son ami, un peintre célèbre connu pour son caractère colérique et son perfectionnisme maladif.
POINT DE VUE : En 1964, Giacometti invite son ami James Lord à prendre la pose. Durant des jours et des jours, l’artiste n’en finit pas de recommencer ce portrait. Blocage ou clairvoyance du génie ? Le réalisateur favorise l’aspect comique, nourri par la répétition des séances de pose, l’excentricité de Geoffrey Rush et la rigueur d’Armie Hammer. Télérama, 2018.
ARTEMISIA
d’Agnès Merlet, 1997, France, 1h38
avec Valentina Cervi, Michel Serrault…
RÉSUMÉ : Italie, 1610. Artemisia Gentileschi, jeune femme de dix-sept ans, fille du peintre Orazio, connait la même passion que son père pour la peinture. Mais une femme ne peut pas entrer à l’Académie et encore moins peindre un modèle masculin nu. Sa rencontre avec Agostino Tassi, artiste rompu aux dernières techniques de l'art de peindre, va déterminer encore plus sa vocation et elle obtient de son père qu'Agostino lui enseigne ce qu'elle ignore encore, l'art de la perspective. Agostino va surtout lui apprendre la passion...
POINT DE VUE : Pendant longtemps, les femmes n’eurent pas le droit d’exercer la peinture. C’est ce que rappelle ce biopic d’Artemisia Gentileschi (1593-1652), la première femme peintre reconnue de l’histoire de l’art. Le film d’Agnès Merlet, trop sage, ne rend pas toujours justice à son parcours follement romanesque. Mais quelle beauté dans les lumières et dans les cadres… Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
MOULIN ROUGE
de John Huston, 1953, GB, 2h
avec José Ferrer, Colette Marchand, Zsa-Zsa Gabor…
RÉSUMÉ : Une évocation de la vie du peintre Toulouse-Lautrec et de Montmartre à la Belle Époque. Le jeune Henri de Toulouse-Lautrec, un noble désespéré par la laideur de son physique, décide de s'installer à Paris, où l'attire sa vocation de peintre. Habitué du Moulin-Rouge, le célèbre cabaret, il aime venir y contempler Jane Avril et ses amies, dont il devient bientôt l'affichiste et
le portraitiste...
POINT DE VUE : John Huston n’est pas parvenu à éviter deux défauts inhérents à ce type de biographie : d’une part, les stéréotypes sur Paris (vu par un Américain) et, d’autre part, l’obligation d’édulcorer sensiblement le personnage de Toulouse-Lautrec qui n’était pas filmable au début des années 50. Le film est néanmoins de très grande qualité. L’interprétation de José Ferrer, au sommet de son art, y est pour beaucoup. Mais Huston a particulièrement soigné l’aspect visuel, effectuant pour la première fois des recherches originales sur la couleur, en utilisant des filtres spéciaux, afin d’être en harmonie avec les toiles du maître. Laurent Aknin, critique, 1995.
Toulouse-Lautrec, aristocrate difforme, vit en marge de la société dans un milieu de débauche et noie son désespoir dans la solitude et l'alcool... D'entrée, nous sommes plongés dans un tourbillon de couleurs, de jupons, de musique, de rires, de chansons et d'altercations. La Goulue, Valentin le Désossé, Jane Avril, le quadrille du french cancan viennent balayer une salle enfumée d'un vent de folie : un chignon jaune paille, une jupe cerise, des bas noirs, des collerettes et des taches safran, indigo, bleues ou vertes évoquent, dans cette première production en Technicolor, les affiches de l'époque 1900. Quand tout s'éteint, que les femmes de ménage se mettent à laver le parquet, le peintre des bals de Montmartre et des filles perdues se lève : c'est un nabot génial, c'est Toulouse- Lautrec.
Ce chahut inaugural est la plus belle scène du film. Le reste tient en quelques thèmes répétés à satiété dans de jolis décors : les jambes, les torses, le cognac, le dessin, l'amour impossible. Et l'on s'enlise parfois, comme dans un roman psychologique. La trame paraît courte, les effets sonores appuyés. A saluer : la performance de José Ferrer qui, tout le film, marche sur les genoux ! — Nagel Miller, Télérama, 2012.
LAUTREC
de Roger Planchon, 1998, France, 2h05
avec Régis Royer, Elsa Zilberstein…
RÉSUMÉ : La vie du peintre Henri de Toulouse-Lautrec, figure tutélaire du Paris de la Belle Epoque, et ses amours tumultueuses avec le peintre Suzanne Valadon.
POINT DE VUE : La vie de Toulouse-Lautrec racontée au cinéma : sa peinture, son goût de la fête, des spectacles, des plaisirs, sa tendresse pour les exclus, les prostituées. Le film est ainsi l’évocation du siècle dernier que Lautrec traversa avec désinvolture et panache… Roger Planchon retrace la vie agitée du peintre. Une fresque Belle Epoque, sans folie. Télérama, 1998.
CAMILLE CLAUDEL
de Bruno Nuytten, 1988, France, 2h38
avec Isabelle Adjani, Gérard Depardieu…
RÉSUMÉ : La jeune Camille Claudel a 20 ans quand elle rencontre Auguste Rodin. Impressionné par son enthousiasme, l'artiste l'engage avec son amie anglaise, Jessie. Mais Camille se lasse bien vite des ingrates besognes. Elle décide de voler de ses propres ailes. Rodin lui propose une nouvelle association...
POINT DE VUE : C'est vraiment le film d'Isabelle Adjani. Elle en a confié la mise en scène au chef opérateur Bruno Nuytten, qui partagea sa vie et la connaît mieux que quiconque. Ces étranges conditions de production pesèrent sur le film, plusieurs fois remonté selon les desiderata de la star, victime de sur-médiatisation. A l'arrivée, Camille Claudel est une grande œuvre malade, qui pèche par ses excès, mais triomphe par son ambition et son intégrité.
Isabelle Adjani s'est identifiée à Camille Claudel jusqu'à habiter son personnage d'une façon troublante, à la fois prodigieuse et outrée. Le film lui-même semble être le fruit d'une conscience à vif, qui amplifie rires et larmes, bruits et cris. Certaines scènes en pâtissent, mais le portrait est si poignant, la réflexion sur la création et la folie si juste qu'on en oublie vite toute maladresse. L'opposition entre Adjani, vibrante, et Depardieu, marmoréen, est magnifique. Et si le film fut un succès populaire, il n'en reste pas moins un film d'auteur, dense et complexe, qui fuit le romanesque. — Aurélien Ferenczi, Télérama, 2017.
Après être restée longtemps dans l’ombre de son maître et amant Rodin, Camille Claudel se lance à corps perdu dans son œuvre de sculpteur. Première réalisation d’un talentueux chef-opérateur, le film est avant tout marqué par la personnalité magnétique d’Isabelle Adjani, qui obtint - ainsi que le film - le César 88. Dictionnaire des films, 1995.
RODIN
de Jacques Doillon, 2017, France/Belgique, 1h59
avec Vincent Lindon, Izïa Higelin…
RÉSUMÉ : Un sculpteur est enfin reconnu par l'Etat français, vit une liaison passionnée avec une sculptrice et fait scandale avec le portrait d'un grand écrivain.
POINT DE VUE : Le premier plan-séquence est splendide : il glisse dans un atelier de sculpteur, entre les rideaux, les ébauches entassées, des employés qui s’affairent et Rodin, lourd, massif, comme fait d’un seul bloc de chair, qui va, vient, étudie, mesure, compare...
À chaque instant le cinéaste insiste sur l’effort, le doute, la peine, le labeur. Pour lui, de toute évidence, le talent naît du travail. Il n’est même que cela. Certes on voit le sculpteur avec sa passion : Camille Claudel. Et avec la femme qu’il épousera : Rose Beuret. Mais l’essentiel, dans ce film qui a déçu parce que éloigné des biographies traditionnelles, c’est de montrer le sculpteur à la tâche. D’en faire un monstre barbu et grommelant (Vincent Lindon) parcourant, à longues enjambées, son univers, toujours en quête d’une idée. On le voit plonger à pleines mains une longue robe de chambre dans du plâtre, l’imprégner, la malaxer et l’envelopper, toute dégoulinante encore, sur les épaules de son Balzac, statue que ses contemporains détesteront. Il l’ajuste tant bien que mal, la regarde comme si sa vie en dépendait. Bref, Doillon s’attarde sur Lindon, son Rodin, qui contemple son - Balzac en train de prendre forme. D’exister... Pierre Murat, Télérama, 2021
BASQUIAT
de Julian Schnabel, 1996, US, 1h47
avec Jeffrey Wright, Michael Wincott, Benicio Del Toro…
RÉSUMÉ : Ce film relate la courte vie de Jean Michel Basquiat, un artiste de rue new-yorkais de renommée mondiale alors qu'il est aux prises avec la célébrité, la drogue et sa propre identité.
POINT DE VUE : Lui-même peintre très coté des années 80, Julian Schnabel est passé à la réalisation pour rendre hommage à son ami Jean-Michel Basquiat, l’étoile filante de l’art underground new-yorkais, mort d’une overdose à 27 ans. Son portrait éclaté de Basquiat doit beaucoup à la performance, à la fois magnétique et cool, de Jeffrey Wright, dans le rôle-titre. Mais aussi aux apparitions savoureuses de David Bowie en... Andy Warhol ! Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
VAN GOGH
de Maurice Pialat, 1991, France, 2h35
avec Jacques Dutronc, Alexandra London, Elsa Zilberstein…
RÉSUMÉ : Quittant l’asile de Saint-Rémy-de-Provence, Vincent Van Gogh se rend à Auvers-sur-Oise pour s’y soigner et pour peindre. Il est accueilli par le docteur Gachet, un amateur d’art éclairé. Malgré la sollicitude d’un entourage chaleureux, les attentions de la fille du docteur Gachet, le peintre ne trouve pas l’équilibre.
POINTS DE VUE : Ce n’est pas une biographie, mais l’évocation des derniers jours de Van Gogh. Le cinéaste ne cherche nullement à glorifier le génie de l’artiste, il raconte les désarrois d’un homme fragile, incompris parce qu’incompréhensible, hésitant constamment. C’est une vision nouvelle du peintre qui nous est proposée ici. Elle a été contestée (par rapport à la vérité historique, d’ailleurs obscure). Mais ce qui est incontestable, c’est la maîtrise, le talent, la hardiesse du cinéaste qui rompt avec les conventions du genre. Certaines scènes sont inoubliables. D’autres, qui relèvent de l’exercice de style, impressionnent. Gilbert Salachas, 1995.
Rien de moins confortable que ce Van Gogh, qui enivre, tourmente, apaise puis vous tombe dessus sans prévenir, telle la trappe qui s’abat lourdement sur le pied de Mme Ravoux, la logeuse de l’artiste. Portrait tumultueux et possible autoportrait de Maurice Pialat (peintre dans sa jeunesse), l’œuvre évite toute vision lyrique et fiévreuse de la création. Seul un plan fugitif enregistre le geste nerveux de l’artiste sur la toile. Pour le reste, ce ne sont que des fragments bruts d’une existence gâchée, où le doute et le remords succèdent violemment aux moments d’enthousiasme.
Aux torsions des toiles, Pialat répond par des blocs de séquences entrechoqués. Une forme qui paraît façonnée à mains nues. Un chaos dompté. À la croisée du naturalisme et de l’impressionnisme, le cinéaste fait la part belle aux paysages, aux corps féminins, aux gens du peuple. Et à Dutronc. Visage émacié, dos courbé, l’acteur porte haut la fatigue de créer. Il fait de Van Gogh un homme brisé, absent, à contretemps toujours. Un être qui meurt sans bruit, étouffé sans doute par un trop-plein de vie insatisfaite. Jacques Morice, Télérama, 2022.
LA VIE PASSIONNÉE DE VINCENT VAN GOGH
Lust for Life
de Vincente Minelli, 1956, US, 2h02
avec Kirk Douglas, Anthony Quinn…
RÉSUMÉ : Fils d'un pasteur hollandais, Vincent Van Gogh s'engage dans une congrégation religieuse pour aider les plus démunis. Envoyé dans le Borinage, une des régions les plus misérables de Belgique, il découvre la détresse des mineurs. Ceux-ci ne prêtent guère attention à ses paroles de réconfort car, de toute évidence, il ne connaît rien à leur vie. Il se met en tête de travailler avec eux et de partager leur misère, mais sa santé fragile ne résiste pas aux épreuves quotidiennes et il doit bientôt rentrer en Hollande. Là, il décide de se consacrer à ses deux passions encore secrètes, le dessin et la peinture. Son art, qui scandalise son entourage, l'isole chaque jour un peu plus. Il s'éprend d'une jeune veuve, qui le repousse. Son deuxième amour sera un peu plus heureux...
POINTS DE VUE : Magnifique reconstitution de la vie du peintre remarquablement personnifié par Kirk Douglas. Anthony Quinn interprète Gauguin. Dictionnaire des films, 1995.
Le passé de peintre et de décorateur du cinéaste, son travail constant sur la couleur s'expriment, ici, dans toute leur plénitude. Minnelli exige une pellicule rare et depuis longtemps inutilisée : il fait spécialement rouvrir un laboratoire pour obtenir exactement les teintes qu'il désire.
Le film évite l'hagiographie et s'attache au quotidien de l'artiste. En filmant le travail du peintre, Minnelli recrée ce jeu de miroirs qu'il affectionne tant. Loin de tous les poncifs et schémas hollywoodiens, il tourne presque un documentaire, sans renoncer à tous les thèmes qui le hantent : le bonheur désiré qui ne peut s'épanouir et, bien sûr, la folie, thème récurrent de ses films. — Christophe Pellet, Télérama, 2015.
LA PASSION VAN GOGH
Animation de Dorota Kobiela, 2017, GB/Pologne, 1h34
avec Douglas Booth, Jerome Flynn…
RÉSUMÉ : Vincent Van Gogh vient de se suicider. Avant de commettre son geste fatal, il a écrit une lettre à son frère Théo qu'il a remise au facteur Joseph Roulin. Celui-ci charge son fils Armand de livrer la missive. Jaloux de la relation entre son père et le peintre, le jeune homme renâcle à accomplir cette mission. A Paris, il ne parvient pas à retrouver Théo, anéanti par la disparition de son frère. Armand se rend à Auvers-sur-Oise, où Van Gogh a passé les derniers mois de sa vie, pour tenter de comprendre les tourments du génial artiste...
POINT DE VUE : Que d’efforts vains ! De vrais acteurs ont tourné une intrigue improbable : une lettre égarée de Vincent Van Gogh, qu’un facteur est chargé de remettre à Théo, son frère... Ensuite les soixante mille plans ont été repeints dans le style du peintre. Travail colossal et fausse bonne idée : on émerge fourbu de cet exercice de style, rendu encore plus vain par le dialogue français neuneu, dit notamment par Pierre Niney. Qu’est-il allé faire dans cette galère ? Pierre Murat, Télérama, 2019.
AT ETERNITY’S GATE
de Julian Schnabel, 2018, GB/Fr, 1h50
avec Willem Dafoe, Rupert Friend…
RÉSUMÉ : Un voyage dans l’esprit et l’univers d’un homme qui, malgré le scepticisme, le ridicule et la maladie, a créé l’une des œuvres les plus incroyables et admirées au monde : «La Nuit étoilée». Sans être une biographie officielle, le film s'inspire des lettres de Vincent van Gogh, d'événements de sa vie, de rumeurs et de moments réels ou purement imaginaires. Une parenthèse sur le temps où l'artiste demeurait à Arles et Auvers-sur-Oise, dans les derniers mois de son existence qui furent sans doute, les plus inspirés.
POINT DE VUE : Depuis le magistral Van Gogh (1991), de Maurice Pialat, aucun réalisateur n’avait osé refaire du peintre torturé un personnage de cinéma. On aborde donc avec une certaine perplexité At Eternity’s Gate, de Julian Schnabel, sur les dernières années de la vie de Van Gogh. Le réalisateur de Basquiat (1996) semble, a priori, cumuler les handicaps, avec le choix, pour le rôle principal, d’un acteur américain, Willem Dafoe, des dialogues tantôt en anglais (souvent) tantôt en français (rarement), et le recours à de nombreuses guest stars, parfois pour de simples apparitions : Mathieu Amalric, Mads Mikkelsen, Emmanuelle Seigner, Amira Casar ou Lolita Chammah.
Mais, avec ses scénaristes érudits (Jean-Claude Carrière et Louise Kugelberg), Julian Schnabel expérimente un cinéma qui échapperait à toutes les formes de biopic. C’est plutôt une rêverie poétique et cosmopolite autour des saisons passés à Arles par Van Gogh. L’amitié avec Paul Gauguin (Oscar Isaac, il fallait y penser), la relation fusionnelle, intermittente, avec le frère, Théo, la malveillance des « braves gens » du coin, la solitude, les parages de la folie et les moments d’éblouissement face à la nature : autant de scènes insolites et, pour certaines, inspirées. Contre toute attente, Willem Dafoe est si évident, si émouvant en Van Gogh qu’on oublierait presque sa prestation, déjà sidérante, en Pier Paolo Pasolini pour Abel Ferrara... Après avoir obtenu le Prix d’interprétation à la dernière Mostra de Venise, l’acteur américain est nommé à l’Oscar du meilleur acteur. Ce qui a décidé Netflix à diffuser en France le film, où il n’avait toujours pas de distributeur, contrairement aux Etats-Unis... At Eternity’s Gate devient ainsi l’un des objets les plus étranges et les plus arty jamais proposés par la plateforme. Louis Guichard, Télérama, 2019.
COPYRIGHT VAN GOGH
de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki, 2021, Chine/Pays-Bas, 1h20
avec Xiaoyong Zhao, Yongjiu Zhou…
RÉSUMÉ : A Da Fen, un village situé en périphérie de Shenzen, les ateliers de peinture se comptent par centaines, et la reproduction d’œuvres célèbres demeure la spécialité de ses habitants. Parmi les artistes favoris qu'ils copient, Vincent Van Gogh se fait une place de choix, et la famille de Xiaoyong peut se targuer à elle seule d'avoir peint plusieurs dizaines de milliers de tableaux du maître hollandais, exportés ensuite à travers le monde. Devenu incollable sur le sujet, Xiaoyong se déplace en Europe, espérant améliorer sa technique en admirant les originaux au musée Van Gogh d'Amsterdam, où se trouve un de ses plus gros clients...
POINT DE VUE : Un Chinois se prend de passion pour Van Gogh... à force de peindre des copies de ses tableaux. À Dafen, dans la province de Shenzhen, les réalisateurs de ce documentaire ont découvert, parmi une armée de spécialistes de la contrefaçon picturale, un copieur à l’âme d’artiste. On voudrait en savoir plus sur ces faussaires, mais il s’agit plutôt de nous raconter une belle histoire. Du geste qui mime le génie naît l’envie de se rapprocher d’un homme, de faire le voyage à Auvers-sur-Oise et à Arles, de toucher du doigt une vérité... De beaux moments sont captés, sur les traces de Vincent, entre mélancolie et griserie alcoolisée, comme une célébration d’un partage authentique, par-delà le temps et les lois du commerce de l’art. Frédéric Strauss, Télérama, 2021.
Mr TURNER
de Mike Leigh, 2014, GB/Fr/All, 2h30
avec Timothy Spall…
RÉSUMÉ : Désespéré depuis la mort de son père, le peintre vieillissant J.M.W. Turner voit sa vie bouleversée quand il rencontre la propriétaire d'une pension de famille.
POINT DE VUE : Du peintre anglais William Turner (1775-1851), l'acteur Timothy Spall fait un presque obèse, visage grimaçant, grognements porcins à gogo. Comment, de tant de laideur, jaillit une beauté sans pareille ? Dans ce récit fragmenté des vingt-cinq dernières années de sa vie, l'art de Turner est d'abord montré comme un métier. Pas sans analogie avec celui de cinéaste. Repérages, croquis comme les esquisses d'un story-board, visite au marchand de couleurs comme on va chez le loueur de caméras : il est vraisemblable que Mike Leigh partage la misanthropie tranquille de son personnage. L'artiste ne trouve son accomplissement que face aux paysages qui l'inspirent. La beauté, la vérité du monde résident dans un ciel changeant. Mais certainement pas en l'homme : ni lui-même, ni ceux qu'il côtoie, dont la hideur morale accompagne parfois les déconfitures implacables du corps.
Par petites touches, Mr. Turner installe un sentiment poignant d'élégie. Cerné par la laideur, le peintre s'est entraîné à ne voir que la beauté. Une scène tire les larmes : il chante, d'une voix mal assurée, « When I am laid in Earth », tirée du Didon et Enée de Purcell. De l'ogre difforme sort la conscience d'un éden perdu. C'est bouleversant. — Aurélien Ferenczi, Télérama, 2017.
« Caravaggio de Jarman est un film que j’aime pour ses qualités esthétiques, expliquait Mike Leigh lors de la sortie de Mr Turner, tous les acteurs sont sublimes et sexy mais il n’y a pas de personnages. Je voulais au contraire montrer un peintre qui se remonte les manches et se salit les mains car la peinture est certes un art, mais aussi un procédé industriel et pragmatique. » Pour le réalisateur anglais, son film consacré au « peintre de la lumière » est un « anti-biopic » qui subvertit le genre: « Un authentique biopic sur Turner aurait bien sûr commencé par sa naissance, puis un garçon obèse (...) aurait été filmé maniant le pinceau, etc… » Mr Turner se concentre sur les vingt-cinq dernières années du précurseur anglais de l’impressionnisme, avec une performance majuscule de Timothy Spall. Qui transforme Turner en une gargouille humaine obsédée par la beauté. Samuel Douhaire, Télérama, 2017.
Un biopic chasse l'autre : après celui, navrant, de Grace de Monaco, voici celui, subtil, enthousiasmant, par moments franchement hilarant, du peintre William Turner (1775 - 1851). Moralité : la qualité des biopics dépend de la qualité de leurs sujets, et aussi de ceux qui les peignent... Au pinceau, large brosse, couleurs en quantité (2h30, quand même), Mike Leigh, chantre d'un naturalisme incisif, souvent aigre, une Palme d'Or pour Secrets et mensonges (et un Grand Prix mystérieusement oublié pour « Another Year »).
Il a surtout filmé l'Angleterre grisailleuse de Thatcher ou Blair, il traque aujourd'hui celle, éclatante (et perdue), du peintre de la lumière. Son film est un portrait de l'artiste en Silène grognant : Timothy Spall, acteur génial, n'est physiquement pas tout à fait Robert Pattinson, et il atteint une maîtrise inégalée dans l'art du grognement : nasal, sonore, vaguement hostile; rempart utilisable à foison contre les agressions du monde. Mais ce corps dont il appuie la lourdeur, ces traits dont il exagère la laideur, renferment une sensibilité exceptionnelle, une aptitude unique à saisir la beauté du monde.
De même que Turner fut considéré comme un précurseur de l'impressionnisme - voire de l'abstraction - Mike Leigh juxtapose des fragments, qui racontent moins un destin (le leurre traditionnel du biopic) qu'une occupation. Turner voyage, observe, peint - on le voit rarement à l’œuvre - expose, aime quelques femmes. Il est le peintre d'un monde qui change : le chemin de fer bouleverse la campagne, le Téméraire, vieux navire à voile, est remorqué vers la casse par un bateau à vapeur (la toile est reproduite dans le film). Il ne faut pas être grand clerc pour voir qu'au-delà de l'admiration légitime que Mike Leigh porte au peintre, trésor national britannique, l'autobiographie masquée est sans cesse présente.
Le cinéaste lui-même a quelque chose du Silène, cette créature mythologique à qui Socrate fut comparé : pas très décoratif d'aspect, mais d'une extrême richesse intéreure... Les scènes d'exposition collective ressemblent à des festivals où les cinéastes, pardon les peintres, s'épieraient. Une discussion hilarante renvoie à sa fatuité le critique John Ruskin - les journalistes cannois apprécieront. Portée par une interprétation époustouflante, le film est un bonheur « d'understatement british » aux dialogues ciselés. C'est aussi une ode élégiaque à la vie qui s'enfuit : Turner tire les larmes quand il entonne une vieille aria de Purcell, une beauté du temps jadis. Mais la casse, on le sait, n'épargnera personne. Aurélien Ferenczi, Télérama, 2020.
SURVIVING PICASSO
de James Ivory, 1996, UK, 2h05
avec Anthony Hopkins, Natascha McElhone…
RÉSUMÉ : Evocation des amours de Francoise Gilot et du peintre Picasso de 1943 à 1953 avec en filigrane la difficulté ou l'impossibilité de vivre avec un génie.
POINT DE VUE : Anthony Hopkins, l’acteur caméléon, dans le costume du peintre de Guernica, version grand séducteur et manipulateur pervers, vous y croyez ? Nous non plus. Difficile alors, d’être séduit par la mise en scène très illustrative de James Ivory dans ce biopic plan-plan (et interminable !) de Picasso. Télérama, 1996.
GAUGUIN - VOYAGE DE TAHITI
d’Édouard Deluc, 2017, France, 1h42
avec Vincent Cassel, Tuheï Adams…
RÉSUMÉ : En 1891, Paul Gauguin n'arrive pas à vendre sa peinture aux couleurs vives. Il veut quitter Paris qui ne l'inspire plus. Quand il songe à s'exiler à Tahiti, son épouse, Mette, refuse de l'accompagner. Il laisse donc femme et enfants à Paris. A Tahiti, malade et sans le sou, il peint sans relâche. Il tombe amoureux de Tehura, une Tahitienne bien plus jeune que lui, qui devient sa compagne et sa muse. Gauguin, qui ne gagne toujours pas d'argent, a du mal à subvenir aux besoins de sa jeune épouse. Son ami Henri Vallin s'inquiète pour sa santé et lui conseille de retourner en France pour se soigner. Mais Gauguin refuse. Sa vie est ici désormais...
POINT DE VUE : Vincent Cassel est barbu et hirsute juste ce qu’il faut. Il incarne Paul Gauguin avec détermination et, par moments, un enthousiasme qui fait plaisir à voir. Il ne tente pas d’imiter un personnage célèbre — comme l’ont fait récemment certains confrères — mais s’efforce de l’adapter, de le retranscrire, de le recréer. On marche, surtout dans la partie parisienne, lorsqu’on le voit errer, de défaite en troquet, toujours déçu par l’incompréhension générale, hormis celle de ses rares amis — belle scène avec Marc Barbé qui réussit à dessiner son personnage en quelques secondes à peine...
Des cinéastes plus expérimentés qu’Edouard Deluc (un seul long métrage, Mariage à Mendoza, road-movie burlesque) se sont plantés en tournant à Tahiti. La beauté des paysages et des autochtones les suffoque : tous semblent saisis par le syndrome de Stendhal. En catalepsie. En extase. Comme les autres, Edouard Deluc s’attarde tant sur les lieux et le visage de son héroïne (l’amour et le modèle du peintre) que son film lui coule entre les doigts, comme du sable. Il croit le booster en prêtant à Gauguin une jalousie féroce vis-à-vis d’un rival plus jeune et plus beau. Prétexte si maladroitement amené qu’il s’auto-détruit en quelques instants. Reste une belle performance d’acteur, noyée, hélas, dans une mollesse qu’on aimerait bien secouer, comme la célèbre boisson orangée, pour lui rendre pétillement et saveur. Télérama, 2017.
RENOIR
de Gilles Bourdos, 2013, France, 1H51
avec Michel Bouquet, Christa Théret…
RÉSUMÉ : En 1915, Jean, blessé au front, se rend chez son père, le peintre Auguste Renoir, sur la Côte d'Azur, le temps de passer sa convalescence. Le fils retrouve un homme usé par l'âge et les épreuves de la vie, mais qui conserve la joie de vivre grâce à Andrée, une jeune femme rayonnante qui lui sert de modèle...
POINT DE VUE : En cette année 1915, la propriété d’Auguste Renoir, cloué sur sa chaise roulante, ressemble à un huis clos à ciel ouvert, destiné à repousser deux dangers : la mort et cette guerre qui, déjà, a éloigné de lui deux de ses fils. Un jour, une jeune femme y pénètre, qui séduit le vieux peintre par « le velouté de sa peau de jeune fille », sa rousseur, ses seins. Il ne peut plus se passer d’elle... Le cinéaste multiplie les mouvements de caméra, que leur élégance et leur fluidité rendent presque invisibles. Le jour, il filme un gynécée lumineux où des femmes de tous âges se dévouent pour permettre à l’artiste de poursuivre son œuvre. La nuit, un lieu de cauchemar où un vieil homme hurle de douleur...
On suit, aussi, les efforts d’Andrée (Christa Théret, érotique, splendide) pour convaincre le fils du peintre, venu soigner une blessure de guerre, de devenir réalisateur. Après la guerre, sous le nom de Catherine Hessling, elle sera l’interprète des premiers films de Jean, d’Une vie sans joie à La Petite Marchande d’allumettes... Pierre Murat, Télérama, 2019.
MONTPARNASSE 19
Les Amants de Montparnasse
de Jacques Becker, 1958, France, 1h48
avec Gérard Philipe, Anouk Aimée…
RÉSUMÉ : En 1919, au lendemain de la Grande Guerre, le peintre italien Modigliani, encore inconnu et atteint de la tuberculose, vit sa dernière année à Paris dans le quartier des artistes : Montparnasse. Pauvre, alcoolique et drogué, il tombe amoureux d'une fille de bonne famille, Jeanne Hebuterne. Ses parents, opposés à leur relation, lui coupe les vivres.
POINT DE VUE : Œuvre ambitieuse dans laquelle Becker fait revivre la visage tourmenté du peintre maudit de Montparnasse : Modigliani, à qui Gérard Philipe, mort comme lui à 37 ans, prête sa fièvre et sa fougue désespérée. Dictionnaire des films, 1995.
Max Ophüls devait réaliser ce film sur les dernières années d’Amedeo Modigliani, mort dans la dèche à 35 ans. Décédé peu avant le tournage, il fut remplacé par Jacques Becker, qui imposa aux producteurs le noir et blanc pour, selon lui, attirer l’attention du spectateur non sur les toiles, mais sur les regards entre Gérard Philipe et Anouk Aimée. La prestation parfois très théâtrale de Gérard Philipe en peintre maudit a vieilli. Pas le film, méditation puissante sur la place de l’artiste dans une société où les marchands ont pris le pouvoir. Télérama, 2017.
MODIGLIANI
de Mick Davis, 2003, UK, 1h54
avec Andy Garcia, Elsa Zylberstein…
RÉSUMÉ : Paris, 1919, la capitale déborde d'envie de vivre et pulse au rythme de passions tumultueuses. Au café La Rotonde, rendez- vous de l'art et de la littérature, Modigliani et Picasso se côtoient et rivalisent d'intelligence, d'arrogance, de talent...
La belle Jeanne Hébuterne est amoureuse de Modigliani. Le père de Jeanne, fervent catholique, condamne la liaison de sa fille avec le peintre juif.
Au même moment, Paris se prépare pour le grand concours artistique de l'année. Ni Picasso, ni Modigliani n'ont jamais accepté d'y concourir...
Coup de coeur artistique : Le réalisateur explique avoir découvert l’œuvre de l'artiste il y a dix ans environ : "Mon coup de cœur a été immédiat et je me suis plongé dans son univers dévorant toutes les archives que je pouvais trouver. Dès lors, j'ai commencé à construire les premières bases du film. J'ai découvert, le Montparnasse des années 1910-1920 et la formidable créativité qu'on y trouvait en particulier au sortir de la Grande Guerre; une incroyable rivalité régnait entre les artistes, entretenue par des marchands d'art installés ou opportunistes."
L'action du film se déroule au coeur du Paris d'après-guerre, dans le Montparnasse des années 1910-1920. Mick Davis commente :" J'avais envie de montrer le monde des artistes tel qu'il a pu l'être à cette époque en montrant l'environnement et l'univers de vie dans son cadre historique. Au cœur du Paris d'après guerre, c'était principalement à la Rotonde que tout se jouait, avec des artistes et écrivains comme Modigliani, Picasso, Cocteau, Utrillo, Apollinaire (...) C'est vraiment là qu'était concentré l'esprit créatif de l'époque.
Dans la vie de Modigliani, tout n'était que passion. Sa peinture se nourrissait de ses relations passionnelles avec ses amis, ses ennemies ou ses amours. Sa liaison avec Jeanne Hebuterne fut elle aussi enflammée. Lorsqu'il décéda à l'âge de 36 ans, elle se suicida le jour suivant.
La majeure partie du film a été tournée en décors réels. Seuls les décors du studio de Modigliani et la rue de Montparnasse avec la cité La Rotonde ont été reconstruits. Plus de 50 lieux de tournage différents ont été nécessaires pour le film.
Le directeur de la photo Emmanuel Kadosh a choisi de donner au film un style très simple, dépouillé. Le réalisateur commente : "On dirait une peinture ...même si nous n'avons pas d'emblée décidé de tourner un film sur un peintre qui évoque une de ses peintures ! (...) Je voulais saisir l'immédiateté et l'émotion des scènes, la puissance et la violence des sentiments. Je voulais que le public ressente la vie, qu'il ait l'impression de se trouver dans la rue, marchant dans la nuit aux côtés des personnages. Nous désirions un style d'image réaliste, contrasté, avec des noirs profonds et des blancs éclatants. " AlloCiné
LA BELLE NOISEUSE
de Jacques Rivette, 1991, France, 4h
avec Michel Piccoli, Emmanuelle Béart, Jane Birkin…
RÉSUMÉ : Un grand peintre a cessé de créer depuis dix ans. Il avait laissé inachevé un tableau dont sa femme était le modèle : la Belle Noiseuse. Un jeune artiste rend visite au vieux maître. Il est accompagné d’une très belle femme. Elle sera la nouvelle Belle Noiseuse. Elle pose, nue. Le vieil artiste peint, fasciné, farouche, quasiment sadique.
POINT DE VUE : C’est l’affrontement de l’artiste et de sa création, c’est tout le problème de l’inspiration et du travail précis et douloureux qui doit capter et endiguer cette inspiration. Jacques Rivette prend son temps pour développer ce thème qui est l’essence de son propre travail : l’artiste qui se sert des autres, au risque de se blesser et de les blesser. Gilbert Salachas, 1995.
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