FANTASTIQUE, SURRÉALISME, POÉSIE, CONTE, IMAGINAIRE, LÉGENDE Tome 1
ERASERHEAD
Labyrinth Man
de David Lynch, 1977, US, 1h29, Noir et Blanc
avec Jack Nance, Charlotte Stewart, Allen Joseph…
RÉSUMÉ : Henry Spencer, ayant traversé de sinistres terrains vagues, rentre chez lui et échange quelques propos avec la « belle fille de l’autre côté du couloir ». Puis il va dîner chez les parents de son amie Mary X, où il apprend que celle-ci, enceinte de lui, a donné naissance à un étrange bébé prématuré. Mary s’installe chez lui, mais s’en va très vite : le « bébé » ne cesse de couiner, puis il tombe malade. Henry passe son temps à contempler la « Dame dans le radiateur », puis il est séduit par sa voisine. Il rêve que sa tête, tombée dans la rue, est récupérée par un ouvrier qui fabrique de la gomme à effacer avec son cerveau. Excédé, Henry démaillote le « bébé » et le tue (?) déclenchant une délirante apothéose.
POINTS DE VUE : Métaphore caricaturale du mariage et de la procréation ? Satire sarcastique des classes moyennes ? Eraserhead est tout cela et beaucoup plus encore. Ce film inclassable, héritier du surréalisme, regorge d’images oniriques ou hallucinatoires, de bestioles improbables, de phantasmes, au premier rang desquels l’extraordinaire « bébé », fœtus cauchemardesque qui suscite un indicible malaise.
Premier délire sur pellicule de David Lynch, Eraserhead est un pur bijou visuel et sonore qui défie les lois de l’entendement pour livrer un cauchemar horrifique touché par la grâce.
Synopsis : Un homme est abandonné par son amie qui lui laisse la charge d’un enfant prématuré, fruit de leur union. Il s’enfonce dans un univers fantasmatique pour fuir cette cruelle réalité.
Critique : Tout a été écrit sur la gestation complexe de ce premier long-métrage de David Lynch, tourné pour 20 000 dollars avec une équipe réduite uniquement lorsque l’argent permettait d’effectuer les prises de vues. Réalisé durant près de cinq ans, avec de longues interruptions, le film a ainsi vu se succéder deux chefs opérateurs et a bien failli ne jamais voir le jour à de nombreuses reprises, ce qui n’a jamais entamé la détermination de son auteur.
Sorti aux Etats-Unis en toute discrétion en mars 1977, Eraserhead a tenu l’affiche de quelques cinémas durant plusieurs années grâce à sa programmation au sein des Midnight Movies (séances spéciales de nuit réservées à un public averti), gagnant peu à peu le statut tant envié de film culte grâce à un bouche à oreille très favorable. À terme, le métrage a fini par rapporter la coquette somme de sept millions de billets verts, entamant en même temps une belle carrière internationale, favorisée ensuite par la sortie et le triomphe d’Elephant Man (1980).
Il faut dire que tout David Lynch est déjà compris dans ce film séminal. On trouve déjà cette appétence pour les univers mentaux torturés, pour l’interpénétration entre rêve, réalité et cauchemar, ainsi que ce goût pour les textures visuelles et sonores. Marqué par un noir et blanc expressionniste qui renvoie directement aux films muets de Fritz Lang, Eraserhead évacue quasiment toute notion de dialogue au profit d’une ambiance sonore assourdissante, faite de bruits de machines vrombissantes, d’orages et de pluie diluvienne, ainsi que d’interférences électriques. On peut d’ailleurs parler de symphonie bruitiste tant le travail sur le son opéré par David Lynch et son complice Alan Splet est essentiel à l’immersion du spectateur dans le film.
Cette capacité à créer le malaise uniquement par la bande sonore se retrouvera par la suite dans toute la filmographie d’un cinéaste toujours tenté par l’horreur. Le malaise est ici également palpable par la présence d’éléments visuels décalés provoquant le dégoût : on pense notamment au repas avec les beaux-parents qui tourne au cauchemar avec ces petits poulets cuits qui dégagent un jus noir lorsqu’on les découpe, mais aussi à la présence de ce bébé monstrueux – et magnifiquement crédible – qui suscite l’aversion.
Si le cinéaste crée le trouble par la présence d’éléments grotesques, il ne lui faut pas plus qu’une parfaite gestion de la temporalité des plans pour provoquer l’étrangeté : un ascenseur met trop longtemps pour se fermer, les personnages restent avec des expressions de visage figées comme si le temps lui-même était suspendu et la plupart des plans s’éternisent apparemment inutilement, suscitant l’interrogation du spectateur. Sans cesse déstabilisant, Eraserhead est également rétif à toute forme d’explication rationnelle, telle une œuvre surréaliste.
Tout juste peut-on évoquer quelques pistes thématiques comme la déshumanisation dans un univers industriel aliénant, la peur suscitée par la filiation, l’opposition entre le devoir et le désir, mais aussi l’infanticide – thème fétiche repris plus tard dans Twin Peaks – Fire Walk With Me – ainsi que la volonté de s’évader vers un monde fantasmatique, loin de toute réalité triviale. Certains éléments peuvent également être rattachés à une forme de religiosité, comme ce personnage qui semble tirer les ficelles du monde tel un Dieu difforme ou encore la figure angélique de la femme du radiateur.
Toutefois, ce qui marque véritablement le spectateur, c’est l’incroyable capacité de Lynch à susciter la peur avec bien peu de choses. Eraserhead est certes un film complexe, mais il peut avant toute chose se ressentir physiquement comme on le ferait la nuit face à un cauchemar semblant bien réel. Tous ceux qui adorent les délires incompréhensibles de Lynch dans Twin Peaks, Lost Highway ou encore Mulholland Drive doivent donc impérativement voir et revoir ce premier chef d’œuvre qui mérite amplement son statut de film culte.
Présenté pour la première fois en France au Festival américain de Deauville en septembre 1977, Eraserhead a ensuite été sélectionné au Festival d’Avoriaz en janvier 1978. Le film fait forte impression et obtient un prix spécial (Antenne d’or). Il est d’ailleurs programmé la même année que d’autres outsiders comme La dernière vague (Peter Weir) qui reçoit le Prix spécial du jury et Le cercle infernal (Richard Loncraine) qui est consacré par un Grand Prix fort mérité. On notera d’ailleurs que ces trois films ont eu des difficultés à trouver des distributeurs français, malgré les récompenses obtenues.
Pour Eraserhead, le chemin de croix fut long puisque le long-métrage ne débarque dans les salles que le 17 décembre 1980, et seulement dans deux salles parisiennes (La Clef et l’Olympic). Lors de sa première semaine, le chef d’œuvre de l’étrange regroupe 1 570 curieux dans ses deux salles. La semaine suivante, le film conserve ses deux cinémas et se maintient avec 1 112 adeptes d’un cinéma expérimental, puis 1 336 en 3e semaine.
Par la suite, le métrage reste à La Clef, mais migre à L’Entrepôt, gardant ainsi des entrées stables en quatrième semaine, autour des 1 140 spectateurs. C’est en cinquième semaine que le film chute en-deçà des 1 000 spectateurs (860 pour être précis), toujours exposé dans les mêmes salles. Mais, preuve d’un réel bouche-à-oreille, le long remonte la pente en 6e semaine en étant exposé à La Clef et au Hautefeuille (1 051 entrées). Au final, cette première exploitation se solde par 7 079 tickets vendus. Un résultat honorable pour un film sorti de nulle part.
Par la suite, le film est à nouveau exploité, mais cette fois-ci sous le titre Labyrinth Man, afin de profiter de la soudaine popularité de David Lynch lié au triomphe d’Elephant Man, sorti au printemps 1981.
On retrouve d’ailleurs ce titre associé à Eraserhead sur les VHS qui commencent à circuler à partir de 1982 par les bons soins de VIP. L’histoire d’Eraserhead ne s’arrête toutefois pas là puisque le long-métrage a été repris en 1994 par le distributeur Diaphana, bénéficiant cette fois-ci d’une restauration sonore Dolby Stéréo, générant encore 36 702 entrées sur toute la France et 14 736 tickets à Paris et sa périphérie. Enfin, signalons que le métrage a fait l’objet d’une superbe restauration 4K qui a été exposée par le distributeur Potemkine Films en mai 2017 ( 2 916 spectateurs).
Sorti en même temps que la reprise de Twin Peaks – Fire Walk With Me (présent dans 36 cinémas de l’Hexagone), Eraserhead était programmé quant à lui sur 11 écrans (dont 2 à Paris) et a débuté sa carrière avec 682 retardataires sur la France pour son premier jour. Au total, cette reprise a encore attiré 2 916 spectateurs supplémentaires sur la France en sept semaines d’exploitation. Désormais, le film est disponible dans une superbe copie en blu-ray. Aucune hésitation à avoir puisque le visionnage multiple est recommandé pour tenter de percer les innombrables mystères de cette œuvre cryptique. Virgile Dumez.
Dans une ville industrielle, Henry Spencer mène une vie sans histoires, jusqu'au jour où sa fiancée, Mary, lui dit qu'elle a eu un bébé de lui et qu’il s’agit d’un monstre. Il se marie donc avec elle, mais ne supportant pas les hurlements incessants du bébé, Mary s'en va et laisse Henry seul avec l'enfant. Pendant les moments de répit que lui laisse son fils, Henry se met à rêver, notamment d'une dame cachée derrière le radiateur chantant une mélancolique rengaine...
Il est courant de parler d'OVNI cinématographique pour chaque film de David Lynch. Pourtant, le désastreux Dune mis à part, un seul répond vraiment à cette qualification : Eraserhead.
Eraserhead entre dans la famille restreinte des films expérimentaux aboutis, aux côtés de, par exemple, 2001 : l’Odyssée de l’espace, la Nuit du chasseur ou Persona. Et curieusement, bien qu'étant le premier film de son auteur, il s'agit du plus définitif de sa carrière. En effet, jamais Lynch ne sera aussi radical, jamais il n'expérimentera autant du point de vue des effets spéciaux (qui n'ont pas pris une ride) et de la bande-son, et jamais il n'atteindra encore un tel degré de perfection. Mais maintenant, en tant que spectateur, que penser de cette œuvre ?
En effet, ce film venu d'ailleurs est bien difficile à aborder. D'ailleurs, qu'est-ce que Eraserhead ? Un film d'horreur ? Une comédie noire ? Une fable surréaliste ? Un peu tout cela à la fois, mais pas seulement. Le premier film du grand cinéaste qu'est aujourd'hui David Lynch n'est pas du genre à se révéler à la première vision. La première fois, on est un peu dérouté par cet univers absurde, pervers et quelque peu repoussant. Et l'histoire, y en a-t-il une ? Bref, on ne sait qu'en penser... Lynch voit son film comme le bilan des années passées à Philadelphie. Et bien figurez-vous qu'en y regardant de plus près, c'est peut-être l'interprétation la plus juste. À la seconde vision, fait étrange, le film devient merveilleux. Ce qui nous paraissait repoussant la première fois dégage à présent une grande poésie et une douce mélancolie. Et cette fois, on pense à un film précis : 2001 de Stanley Kubrick. En effet, sur plusieurs points, les deux films se font écho, notamment sur leur premier et dernier plan (pour l'anecdote, Kubrick affirmera que Eraserhead est le seul film qu'il aurait aimé réaliser). 2001 s'ouvrait sur une spectaculaire levée de planètes dans un ciel en Cinérama sur le grandiloquent « Ainsi parlait Zarathoustra » de Richard Strauss. Cette ouverture nous indiquait que nous allions assister à un voyage à travers l'infiniment grand.
Eraserhead a lui aussi droit à une ouverture cosmique, sauf qu'ici le ciel est en 4/3, nous n'avons droit qu'à une unique et minuscule planète, et qu'un visage, celui du personnage principal, apparaît en surimpression pour remplir tout l'écran. Ce plan nous dit que nous allons voyager à l'intérieur de l'esprit du personnage, à travers l'infiniment petit, soit une odyssée intérieure, jusque dans les tréfonds de son âme. Et ce voyage, comme celui de Dave Bowman, le héros de 2001, aboutira à une sorte de pureté astrale.
Donc après une seconde vision, on est enfin capable de voir en Eraserhead une autre histoire que celle "marquée au dos de la jaquette". Eraserhead, c'est le récit d'un homme prisonnier de son quotidien morne et sans issue, qui dans son appartement délabré trouvera un échappatoire temporaire par le rêve. En rêvant d'une voisine affriolante, d'une dame dans un radiateur, sorte de grand-mère fantasmée, qui lui sourit et lui chante dans sa rengaine, "In heaven, everything is fine...", un paradis qui n'existe certainement pas dans ce monde, et dont il ne peut que rêver. C'est l'une des bases du cauchemar lynchien, qu'on retrouvera dans presque tous ses films futurs : l'être humain est prisonnier de sa condition et cherche en vain une porte de sortie. Cette porte de sortie, cela peut être la mort (Twin Peaks, Mulholland Drive...), une route (Sailor et Lula) ou la folie (Lost Highway, Mulholland Drive). Mais la plupart du temps, les personnages sont rattrapés par leur cauchemar. Finalement, le cauchemar lynchien, ce n'est rien d'autre que la condition humaine.
Pour conclure, Eraserhead est loin d'être ce petit film méchant et bêtement provocateur dont on l'a trop souvent qualifié. Il s'agit en fait d'une oeuvre intime, tragique et désespérée, d'un poème cosmique aux multiples facettes. Tout simplement, un beau film. Philip Marlowe.
Henry Spencer s’enfonce dans un cauchemar éveillé après que sa compagne l’ait abandonné, lui laissant la charge d’un enfant prématuré aux allures de monstre. Eraserhead est une expérience physique et mentale dont on ne ressort pas indemne. David Lynch frappait très fort avec ce film de fin d’études immédiatement culte (les rares premiers spectateurs arboraient un badge "I saw it !")
"Film intuitif plutôt que réfléchi, Eraserhead broie le noir de quelques angoisses très humaines : peur de la paternité non désirée, phobie du corps et de ses sécrétions, trouille de la prison familiale, sexe flippant… Mais sans doute ne faut-il pas trop chercher la signification profonde de cet objet monstrueux : plus qu’au sens, c’est aux sens que s’adresse Eraserhead. Et il le fait d’abord en foutant les jetons, grâce aux effets spéciaux les plus réalistes, les plus inquiétants, les plus mystérieux et les plus bricolés de l’histoire du cinéma, et à une bande-son saturée de bruits divers. Eraserhead est le film qui synthétise toutes les aspirations artistiques du cinéaste, celui qui ressemble le mieux à son idée du rôle, du statut et de la nature d’une œuvre d’art." Serge Kaganski.
"Contrairement à beaucoup de films d'horreur, ce conte métaphysique ne permet aucune distanciation salvatrice, aucun second degré protecteur. Délaissant le folklore traditionnel du cinéma fantastique, David Lynch kidnappe le spectateur sans défense pour une expédition nauséeuse dans les régions les plus intimes de l'inconscient humain. Avec ses bruits corporels inouïs et ses insoutenables images paranormales, il nous plonge dans l'asphyxie la plus totale, nous obligeant à reconsidérer les idées de naissance et de mort." Marine Landrot.
Un homme est abandonné par son amie qui lui laisse la charge d’un enfant prématuré, fruit de leur union. Il s’enfonce dans un univers fantasmatique pour fuir cette cruelle réalité.
Voici un film à ne pas mettre entre toutes les mains, car la noirceur qui l’imprègne -quelque part entre Kafka et Bunuel- le rend parfois difficile à regarder. Mais les replis de l’inconscient humain sont pleins de ces vérités que l’on n’ose pas ou que l’on ne veut pas savoir. L’abîme n’est pas loin, Lynch se place au bord, et filme le vide à ses pieds... à nos pieds. Car toute la force d’Eraserhead réside dans l’impossibilité qu’a le spectateur de se mettre à distance par rapport à ce qu’il voit. Le réalisateur nous oblige à subir cette réalité invivable, et les scènes oniriques, qui interrompent fréquemment l’histoire, ne fonctionnent pas comme échappatoires, car elles virent toutes au cauchemar, attestant, si besoin était de le préciser, d’un regard profondément pessimiste. En fait, ce long métrage est une voiture qu’on aurait démontée, une horloge dont on aurait dévoilé le mécanisme sur un vieux chiffon sale. Pour son premier film, le grand David Lynch met en scène des monstres qu’on croirait échappés du mythique Freaks de Tod Browning. Et l’histoire ? C’est celle d’un étrange personnage au regard triste et aux cheveux ébouriffés : Henry Spencer, sorte de citoyen lambda, de Joseph K. taciturne, perdu dans une Metropolis oppressante, dont les bruits inquiétants vont jusqu’à s’immiscer dans l’espace d’une chambre sordide (superbe travail sur la bande-son). Ce "nowhere man" a conçu un enfant avec sa femme Mary. Le bébé est monstrueux et ses pleurs incessants poussent à bout la jeune femme qui le laisse à la charge de son époux. Comment échapper à ce quotidien épouvantable ? Par le songe. Mais les visions que Lynch nous impose sont cauchemardesques. L’imaginaire est une gigantesque anamorphose où les personnages sont broyés, mutilés. Dans une scène d’épouvante, la tête de Spencer se détache du corps, roule à terre, et finit par se vider de son sang. Puis elle est placidement recueillie par un gamin des rues, qui l’amène à un savant fou.
La seule "lueur" viendrait de cette femme blonde, dont les apparitions récurrentes esquissent un ailleurs, à défaut d’un meilleur. Mais il n’en reste pas moins que la difformité de cette figure est là pour nous rappeler la fatalité d’une horreur à laquelle les protagonistes doivent se soumettre... jusqu’à la provoquer. Et au bout, la nausée, puisque Spencer tue son enfant-monstre.
Dans ce premier film dérangeant, Lynch montre qu’il est déjà un grand cinéaste de l’inconscient. Jérémy Gallet.
Henry Spencer travaille dans une imprimerie et loge dans une sombre zone industrielle. Un soir, il est invité à dîner chez les parents de Mary, une jeune femme qu'il n'a pas revue depuis des mois...
Si ERASERHEAD de 1977 est le premier long-métrage de David Lynch, celui-ci s'est déjà fait remarquer avant avec des films courts : THE ALPHABET de 1968 (une minute) et THE GRANDMOTHER de 1970 (trente-quatre minutes). Ce dernier est financé par l'American Film Institute et reçoit un bon accueil dans des festivals. L'AFI accepte alors de soutenir le court-métrage suivant de Lynch, GARDENBACK, auquel le réalisateur renonce pour plutôt tourner ERASERHEAD.
Il bénéficie ainsi d'un soutien technique important en matériel et en frais de laboratoire. Il s'installe dans des locaux désaffectés de l'AFI et y élabore un petit studio. Le tournage se rallonge tandis que le film devient clairement un long-métrage, ce que refuse l'AFI qui finit par ne plus aider Lynch. Commencé en 1972 comme un court-métrage, ERASERHEAD n'est terminé qu'en 1977.
Jack Nance, acteur professionnel qui a fait des apparitions au cinéma, tient le rôle principal. Il participe ensuite à presque tous les projets de Lynch, jusqu'à sa mort en 1996. Charlotte Stewart a aussi tourné pour le cinéma et la télévision (on la trouve dans le série TV «LA PETITE MAISON DANS LA PRAIRIE» ou dans TREMORS), mais le reste du casting vient surtout du théâtre.
Le récit d’ERASERHEAD est simple et assez traditionnel. Henry met enceinte Mary, qui accouche d'un enfant déformé. Monsieur et madame X, les parents de la jeune femme, forcent Henry à récupérer la mère et le bébé. Mary fuit rapidement, laissant le père seul avec son bébé. Ce dernier tombe malade et Henry, obsédé par sa belle voisine, se met à haïr l'enfant monstrueux... Nous ne sommes pas si loin d'un mélodrame de mœurs !
Les difficultés de Henry à accepter sa paternité fortuite rappelle fort LES VITELLONI, un film de Fellini que Lynch admire et dans lequel un jeune homme irresponsable peine à accepter ses responsabilités après avoir mis une jeune femme enceinte. Le passage de l'adolescence à l'âge adulte est un thème qui reviendra souvent chez Lynch, que ce soit avec le personnage de Paul dans DUNE ; Laura Palmer et ses amis dans la série TV «TWIN PEAKS» ; Sailor qui doit lui aussi assumer sa paternité dans SAILOR ET LULA. D'autres de ses films confrontent l'innocence de la jeunesse à l'absurdité et la laideur d'un monde extérieur adulte (ELEPHANT MAN, BLUE VELVET).
Si le récit d'ERASERHEAD n'est pas d'une grande originalité, le traitement de son atmosphère lui donne sa singularité. Comme chez Polanski, avec lequel Lynch partage un goût pour les univers kafkaïens, un sujet appelant a priori un traitement réaliste se trouve abordé par des moyens issus du fantastique.
Le noir et blanc (imposé par l'AFI pour des raisons financières) est employé de manière expressionniste, à la façon du cinéma allemand de l'entre-deux guerres (LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI), mais aussi comme dans le cinéma fantastique classique hollywoodien (FRANKENSTEIN) ou les Films Noirs américains (LES MAINS QUI TUENT de Robert Siodmak).
Nous relevons déjà ces clignotements et grésillements de la lumière électrique qui deviendront une marque de fabrique chez Lynch. Accompagnant toujours l'intrusion d'un élément mystérieux, ils évoquent même par moment (vers la fin du métrage) les laboratoires des savants fous de METROPOLIS ou de LA FIANCÉE DE FRANKENSTEIN.
Lynch emploie des moyens issus du film d'horreur traditionnel pour susciter des chocs émotionnels puissants chez le spectateur, que ce soit en concoctant des effets de surprise très forts (en jouant sur la bande-son et le montage) ou en recourant à une violence graphique répugnante.
Enfin, il distord de façon irréaliste tous les éléments de son film, que ce soit les décors, les sons, les costumes, le rythme des séquences... Et ce en s'inspirant de l'art contemporain de son temps. C'est encore là un héritage du cinéma expressionniste allemand.
Dans ce travail de distorsion du réel, Lynch s'investit énormément. Il conçoit lui-même les éléments de son décor, ses meubles et ses bibelots fantastiques (on parle d'objets Lynchiens comme on parlerait d'objets surréalistes), tels : ces lampes étranges ; cette plante placée sur la table de nuit, mais sans son pot de fleur ; ces poulets bizarres qui, cuits, se dodelinent encore de façon dégoûtante dans les assiettes ; ces carrelages et ces papiers peints aux motifs répétitifs et obsédants.
Ce sens du détail bizarre est poussé jusque dans les derniers retranchements. La célèbre coiffure de Jack Nance rappelle celle d’Elsa Lanchester électrifiée dans LA FIANCÉE DE FRANKENSTEIN. À partir de bruits réels enregistrés sur magnétophone, Lynch conçoit une sonothèque originale de bruitages inidentifiables qui participent de l'atmosphère étrange d'ERASERHEAD. Ce travail sur le son implique émotionnellement le spectateur, en allant le chercher "physiquement" (basse fréquence appuyant sur le plexus, bruits répétitifs irritants, changement brutal de niveau sonore, vacarme assourdissant).
L'élaboration de cet univers étrange, interpellant le spectateur avant tout par les sens, est exécuté par Lynch avec perfectionnisme. Ce soin maniaque du détail et de la maîtrise technique lui permet de proposer un univers fantastique homogène et convaincant, ce qui n'est pas sans rappeler le travail d'un Kubrick, d'un Polanski ou d'un Argento - celui-là même qui la même année 1977 réveille aussi les souvenirs de l'expressionnisme allemand dans SUSPIRIA.
Au-delà d'une simple distorsion incongrue de la réalité, permettant à Lynch de concevoir un univers bizarre, mais cohérent et tout de même relativement ancré dans la réel, ERASERHEAD propose des séquences purement fantastiques, apparemment dénuées de toute logique narrative. L'irruption de ces séquences est toujours justifiée par le script, à l'exception peut-être du prologue. Crises de folie et autres rêves déclenchent ces hallucinations. Lynch s'y laisse aller à un goût pour des assemblages intuitifs et illogiques, toujours émotionnellement puissants.
Il est tentant de les rapprocher de films surréalistes, et notamment d’UN CHIEN ANDALOU de 1929 et L'ÂGE D'OR de Bunuel. Bunuel dont l'influence est revendiquée par un autre nouveau réalisateur marquant d'alors, le Tobe Hooper de MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE.
Pourtant, Lynch dit n'avoir pas vu ces films de Bunuel avant de tourner ERASERHEAD. De plus, il a maintes fois exprimé sa méfiance envers la psychanalyse comme moyen d'interprétation des visions fantastiques, contrairement aux Surréalistes auxquels se rattachait le réalisateur espagnol.
ERASERHEAD surprend par l'excellence de sa direction d'acteur. Nous admirons l'interprétation nuancée, souvent teintée d'une certaine ironie, que propose Jack Nance. Il apporte à Henry un caractère lunaire, burlesque par moment, qui inaugure l'aspect humoristique si caractéristique des meilleurs films de Lynch. Cet humour propre à ce réalisateur reflète un goût pour les bizarreries légères du quotidien et les personnages excentriques qu'il regarde toujours avec tendresse et complicité (dans la série TV «TWIN PEAKS», où cet humour s'épanouit tout à son aise, ce sont les personnages a priori les plus normaux qui s'avèrent les plus dangereux).
Si la réalisation d'ERASERHEAD s'est faite dans des conditions douloureuses, Lynch reconnaît que ces circonstances lui ont laissé une liberté totale qu'il n'a jamais retrouvé ensuite. Tout son univers et ses préoccupations s'y retrouvent dans un tout d'une parfaite homogénéité.
ERASERHEAD sort dans des grandes villes américaines où, après un démarrage laborieux, il acquiert une réputation enviable. Il attire l'attention du réalisateur Mel Brooks, producteur du film suivant de David Lynch : ELEPHANT MAN de 1980, qui reçoit un excellent accueil public et critique. Mais il faut attendre BLUE VELVET en 1987 pour qu'il renoue avec son style le plus personnel, et TWIN PEAKS : LES 7 DERNIERS JOURS DE LAURA PALMER en 1992 pour qu'il revienne à un cinéma horrifique. Emmanuel Denis.
Un terrain vague, un appartement confiné et oppressant, « une dame dans le radiateur », un poulet mort qui revit, un foetus monstrueux emmailloté... On n'avait jamais vu, auparavant, un tel cauchemar, gluant et charbonneux. Ce premier film fou, sorti en 1977, David Lynch met cinq ans à le réaliser, en épuisant beaucoup de collaborateurs. D'emblée, le futur auteur de Blue Velvet et Mulholland Drive frappe fort, en greffant à l'épouvante une extraordinaire force plastique et métaphysique. Sauve-qui-peut à la Kafka, Eraserhead nous plonge dans le quotidien plus que bizarre de Henry, imprimeur inquiet, qui apprend lors d'un dîner chez les parents de sa copine qu'il est le père d'un prématuré. Obligé de se marier, il emménage avec le bébé et sa mère. Mais, ne supportant plus les couinements anormaux de l'enfant, celle-ci quitte le foyer...
Phobie du sexe, panique devant la paternité, obsession de la malformation : le film est une mine d'or pour psychanalystes. Décor, sons industriels, noir et blanc granuleux, tout obéit à une esthétique malsaine. Cheveux dressés, look pré-eighties, Jack Nance (disparu en 1993 dans des circonstances troubles), ami proche du cinéaste, est inoubliable en père qui perd la tête. Télérama.
BELLADONNA
de Eiichi Yamamoto
Animation couleurs, 1973, Japon, 1h27
RÉSUMÉ : Au XIVe siècle, en France, Jeanne, une jolie paysanne, est violée par son seigneur le soir même de ses noces avec celui qu’elle aime, Jean. C’est le début d’une longue suite d’avanies, qui vont la pousser à devenir sorcière sous le nom de Belladonne, avant de tomber dans les griffes de l’Inquisition...
POINTS DE VUE : Ce film d’animation a été exhumé des limbes de l’oubli à la faveur d’une restauration miraculeuse. Invisible sur grand écran depuis près de quarante ans, il avait bénéficié d’une sortie française confidentielle en 1976, sous les titres « La Belladonne de la tristesse » ou « La Sorcière ». Et diffusé en catimini sur ARTE une nuit de 2012... la Cinémathèque française en détient une copie dans ses archives mais elle était rarement projetée. Malgré une sélection officielle en compétition au Festival de Berlin – on félicite au passage le culot des sélectionneurs de l’époque – puis au Festival d’Avoriaz – la même année que Phantom of the Paradise ! – Belladonna passa inaperçu ou suscita l’incompréhension. Le film fut un échec commercial qui entraina la faillite de la société Mushi Production, fondée en 1962 par Osamu Tezuka, maître du manga et de l’animation japonaise (c’est le père d’Astro Boy). Avec Mushi Production, Tezuka voulait expérimenter en toute indépendance des nouvelles approches de l’animation, plus adultes, et des créations originales. C’est au sein de Mushi Production que fut produite la trilogie érotique « Animerama » dont Belladonna est le troisième opus. Cette trilogie marque une date dans l’animation japonaise puisqu’il s’agit des premiers longs métrages d’animation érotiques produits dans ce pays. Ils sont tous les trois signés Eiichi Yamamoto : Les Mille et Une Nuits (1969), Cléopâtre (1970) et enfin Belladonna qui est une adaptation libre de « La Sorcière » de Jules Michelet. Difficile de comparer les films puisque nous n’avons vu que le troisième mais il semblerait que Belladonna soit le plus expérimental et radical de la trilogie, dans sa forme comme dans son propos. Belladonna tient à la fois de l’opéra rock, du manifeste féministe et du film d’horreur psychédélique. La technique d’animation est surprenante puisqu’elle est essentiellement constituée de planches dessinées fixes. Ce sont le montage, des zooms ou des déplacements latéraux dans l’image qui créent le mouvement. Ce partis-pris esthétique accentue la dimension picturale du film, et aussi les effets hypnotiques qu’il provoque, renforcés par une bande son lancinante et une musique rock sous acide. Belladonna est un objet cinématographique hybride qui défie les règles établies de l’animation mais aussi du cinéma en général. On y passe de la figuration à l’abstraction. Des allégories visuelles se substituent soudain aux personnages, par exemple lors de la fameuse et très choquante séquence de viol symbolisée par la pénétration d’une forme palpitante. Les références à l’Art nouveau abondent, en particulier Klimt, Odilon Redon, Egon Schiele et Rops. De manière étonnante, la vision du Moyen-Age français par Yamamoto rejoint parfois celle de Jacques Demy et son Peau d’âne, avec des allusions picturales communes, entre pop art et contre-culture des années 70. De même qu’il a existé au XXème siècle une mode orientaliste en Europe, le Japon a souvent développé une fascination pour l’histoire et la littérature occidentales. Cet intérêt s’exprime dans de nombreux domaines, et ni le manga, ni l’anime n’échapperont à ce goût des artistes japonais pour la culture et les idées venues d’Europe. Si Yamamoto adapte Michelet, c’est certes avec une grande liberté, mais surtout beaucoup d’intelligence par rapport aux thèses de l’essai de l’écrivain français, sa vision romantique et aussi politique de la sorcière. La sorcellerie y est perçue comme une libération non seulement de la femme mais aussi du peuple tout entier, une amorce aux révoltes contre les oppressions terribles des seigneurs médiévaux, comme l’explicite le carton final, une reproduction de « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix. Yamamoto ne s’embarrasse pas de correction politique en montrant que l’émancipation de l’héroïne passe par un second viol, commis cette fois-ci par le diable en personne, incarné en phallus. Il aura fallu attendre 2016 pour assister à la redécouverte, et même la résurrection de cet étrange chef-d’œuvre, cette expérience hallucinogène qui aura vécu un long purgatoire. Olivier Père.
Jeanne, dans l'espoir d'obtenir vengeance, pactise avec le Diable après avoir été violée par le seigneur de son village. « Influencés par l'Art nouveau, les plans évoquent Alfons Mucha, Aubrey Beardsley, Gustav Klimt, Egon Schiele. La conclusion du film, marquée par l'idéologie d'une époque hyper-libertaire, rappelle l'apport des femmes dans la Révolution française. » (Jean-Marie Lanlo)
Belladonna des tristesses d'Eiichi Yamamoto, adaptation de « La Sorcière » de Michelet, est une aventure graphique alors inédite dans le cinéma d'animation japonais, empruntant à l'Art nouveau, à Gustav Klimt et Aubrey Beardsley mais aussi au Yellow Submarine de George Dunning. Ce véritable opéra-rock à la folle imagination s'inscrit dans la culture underground de l'époque, proche autant du baroque de Shuji Terayama que du cinéma pink de Koji Wakamatsu, qu'il rejoint par sa virulence révolutionnaire. Comme chez l'auteur de La Vierge violente, les tortures dont est l'objet la sorcière ne servent pas une apologie de la soumission féminine mais au contraire de sa libération. Inoubliable est ainsi la jouissance éperdue de la sorcière, engloutie dans l'ombre gigantesque du prince des ténèbres (auquel le mythique Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui se dilate et se contracte autour de son corps blanc. Avec sa cohorte de femmes brûlées, torturées ou crucifiées de peur que leur puissance ne renverse la domination masculine, Belladonna respecte à la lettre le caractère visionnaire et féministe du livre de Michelet. Stéphane du Mesnildot
Dans un cadre médiéval, l’histoire de Jeanne et de Jean, deux serfs épris l’un de l’autre. Le jour de leur mariage, leur seigneur use de son droit de cuissage et arrache la virginité de Jeanne. Violée, mal-aimée par un époux symboliquement castré par l’événement, la belle sombre dans un sommeil troublé par l’apparition d’un incube à l’aspect phallique, qui en fera une puissante sorcière en échange de ses faveurs sexuelles. Revigorée, Jeanne ne tardera pas à s’attirer la suspicion des petites gens et les foudres des puissants...
Critique : Les racines de Belladonna s’inscrivent au Japon, au crépuscule des années 60. À cette époque, la télévision commence à s’imposer dans les foyers, si bien que la fréquentation des salles obscures décroît considérablement. L’industrie cinématographique, soucieuse de proposer au spectateur nippon un divertimento que son modeste tube cathodique ne peut lui offrir, trouve une nouvelle manne dans l’érotisme. Ce sont, après l’émergence du pinku eiga, les prémisses du roman porno, portées aux nues par l’ancestrale Nikkatsu. Le secteur de d’animation, également meurtri par l’emprise tentaculaire du petit écran, se met à son tour à exploiter la fascination générée par autant de dépictions sensuelles et charnelles. Osamu Tezuka, figure de proue de la japanimation à la tête de la société Mushi Production, entreprend dès 1969 de superviser la création de contes érotiques... En résultera la trilogie des Animerama. Si le premier film, Les Mille et une nuits, jouit d’une bonne réception, Cléopâtre, reine du sexe est un échec désastreux. Monstrueusement mal distribué, pâtissant de la déliquescence des studios d’animation et nimbé d’une aura expérimentale difficilement exploitable, La Belladone de la Tristesse marquera la fin de la Mushi, ponctuée par le départ de Tezuka. Une œuvre catastrophique, in fine... mais pétrie d’ardeur, d’influences picturales, et d’inventivité.
Belladonna, réalisé par Eiichi Yamamoto, est librement inspiré d’un essai de Jean Michelet, « La Sorcière », sorte de conte libertaire parcourant les thèmes de la féminité et de la sorcellerie au Moyen Âge. Drastiquement heurtée par des restrictions techniques, l’œuvre est essentiellement composée de panoramiques sur de longues frises ou de travellings optiques sur des aquarelles à l’expressivité viscérale, aux courbes évocatrices de l’Art nouveau. L’animation minimaliste du film laisse place à une prolificité créatrice débridée, apte à transcender les aspects fantasmatiques du récit en exploitant l’intensité d’images souvent statiques. L’emploi d’une myriade de codes esthétiques distincts, unis par la vision artistique radicale de Kuni Fukai (et impérialement structurés par un montage d’une efficience rare), subliment du reste les impacts émotionnels provoqués par la kyrielle de ruptures de ton rythmant le métrage. Oscillant entre volutes klimtiesques et monstruosités quasi cubiques, Belladonna est hypnotique, violent et plein de volupté... D’aucuns pourraient l’ériger en acte artistique absolu (presque anti-cinématographique au sens littéral du terme, si l’on exclut la virtuosité d’un montage générateur de mouvement), passant outre les limitations imposées par sa forme pour rendre princièrement grâce à son fond. Jeanne, jeune vierge violée par son seigneur, est magnifiée par la découverte et l’assouvissement progressif de sa sexualité. À mesure qu’elle offre son corps au démon, l’obsession nourrie par les modestes gens à son égard croît - et les couleurs de se succéder, et les traits de s’affirmer, et la profusion stylistique de s’épanouir... La substance épouse le propos à la manière d’un orgasme.
Comment ne pas admirer la force sensitive de Belladonna ?
Dans une série d’éclats oniriques, articulés – à l’instar de l’hétérogénéité de l’ensemble - par une bande originale grevée de leitmotivs déchirants et de morceaux allant de l’acid jazz au rock psychédélique (et par les voix des illustres Aiko Nagayama et de Tatsuya Nakadai, rompant avec la rigidité de l’animation), Belladonna propose au spectateur un torrent de passion. Dans un Moyen Âge régi par la mort, où tout ne semble être que violence, famine et maladie, l’émancipation graduelle d’une femme entraînant dans son sillage un petit peuple tyrannisé et rongé par l’obscurantisme enfante une œuvre d’une beauté prodigieuse, dans laquelle l’ignominie du viol et les bacchanales orgastiques parviennent à être retranscrites avec lyrisme... Si la singularité du film risque d’en révulser certains, l’indifférence ne sera jamais de mise devant cette belladone si pleine de vie... et la place qu’elle ravit dans un ultime tableau.
Entre Orient et Occident. Sublime à jamais. Avoir à lire.
Violent, sexuel et psychédélique, un vrai chef-d’œuvre méconnu de l’animation japonaise seventies
Inspiré par ‘La Sorcière’ de Jules Michelet et produit en 1973 par l’immense maître du manga Osamu Tezuka, le surréaliste et charnel ‘Belladonna’ réalisé par Eiichi Yamamoto suit l’histoire d’une jeune femme du Moyen-Age, Jeanne, violée par un effroyable baron local la nuit de son mariage, et sa vengeance après avoir pactisé avec le Diable et acquis de fantastiques pouvoirs.
Conflits sociaux, poésie cruelle, démonologie, féminisme, religion et peinture... 'Belladonna’ brille autant par son atmosphère et sa narration en voix-off que par son aspect graphique inédit. Réalisé avec un budget minimal, le film se trouve en effet constitué de panneaux peints à l’aquarelle, généralement fixes et souvent sublimes – qui rappellent d’ailleurs assez largement les toiles de Gustav Klimt –, le long desquels la caméra se promène, scrutant tel ou tel détail et instaurant un rythme singulier, entre conte et cauchemar.
Fleur extrêmement toxique, la Belladone fut jadis utilisée par les femmes pour dilater leurs pupilles (d’où le nom de la plante, « la belle dame »), et comme puissant hallucinogène – aujourd’hui, elle peut encore tenir lieu d’anesthésiant. Autant dire que le film d’Eiichi Yamamoto porte bien son titre ! Et son accompagnement musical, alternant musique classique, bruitisme et rock psyché, n’est pas en reste... Un film d’animation comme vous n’en avez certainement jamais vu, étrange et dérangeant, à la fois avant-gardiste et médiéval, dont la résurrection et la restauration 4K sonnent aujourd’hui comme une excellente nouvelle. Celle d’un trésor oublié à ne surtout pas laisser passer. Alexandre Prouvèze.
Au diable les conventions de la critique cinématographique qui imposent l'emploi de la troisième personne du singulier : Belladonna demeure l'une de mes expériences cinématographiques les plus marquantes de ces dix dernières années. La raison en est simple : j'ai eu la chance de découvrir ce film d'animation en 2008 à la Cinémathèque dans le cadre de leur « Histoire permanente du cinéma » (aujourd'hui tristement abandonnée) sans rien en connaître si ce n'est son année et son pays de réalisation. J'en sortis totalement hébété et chancelant sans forcément comprendre ce que je venais de voir mais avec un sentiment de transe et d’exultation. Belladonna fait en effet partie de ces œuvres qui fonctionnent peut-être mieux si l'on se garde le plus vierge possible de son contenu. Film underground culte par excellence, il risque en effet de perdre un peu de son originalité et de son impact à force de décryptages, de ré-contextualisation et des incontournables séries de superlatifs agrémentant toujours ce genre d'exhumation, par ailleurs mérités dans le cas présent. Si Belladonna vous est inconnu, le mieux est donc d'arrêter la lecture à ce paragraphe et de le découvrir tel quel... En précisant tout de même que tout film d'animation qu'il est, il ne s'adresse absolument pas aux enfants ni aux yeux chastes.
Passé ce préambule, revenons à la fin des années 1960. Le cinéma érotique japonais (appelé pinku eiga) envahissait alors les écrans et il était logique que le cinéma d'animation prenne le relais à son tour. L'impulsion vint d'Osamu Tezuka lui-même que l'on a parfois tendance à réduire à ses mangas pour enfants : Astroboy, Le Roi Léo ou Princesse Saphire. C'est pourtant oublier que l'homme aimait les défis. Quand il ne lançait pas les modes qui allaient envahir les rayons des magasins, il les suivait avec passion et avidité dans la volonté de se dépasser et ne pas rester à retrait. Ainsi l'évolution des mangas vers un style plus adulte (le gekiga) fut pour lui un exercice stimulant qu'il releva haut la main. Suivant cette logique, il profite d'une proposition externe pour lancer l'éclosion du film d'animation érotique (bien avant Fritz le chat) avec une trilogie appelé Animerama constitué des Milles et une nuits (1969), de Cléopatre (1970) et enfin de Belladonna en 1973. Conçu au sein de sa société Mushi Production, Tezuka écrivit et supervisa de très près les deux premiers épisodes tout en partageant la réalisation avec Eiichi Yamamoto, un fidèle de son studio.
Se recentrant sur ses activités de mangaka et délaissant son studio d'animation, Tezuka donne les coudées franches à son protégé pour le dernier opus, Belladonna. Libéré du style graphique et de la sensibilité de son mentor, Yamamoto s'inspire de « La Sorcière » de Jules Michelet pour imaginer une histoire dans laquelle il prône la libéralisation sexuelle et l'émancipation du plaisir féminin comme étant les meilleurs remparts face à un pouvoir politique répressif, notamment lors d'une conclusion qu'on ne soupçonnait pas de pouvoir être si sincère. La fin de son scénario est en effet pour le mois audacieux puisqu'il associe le martyr de son héroïne au point de départ de la Révolution française de 1789, associant ainsi Belladonna à notre Marianne, là où le roman se déroulait au 14ème siècle.
Mais au lieu de se livrer à un reconstitution historique, le cinéaste développe un univers visuel expérimental difficilement descriptible. À défaut, on utilisera le terme "psychédélique" avec un croisement improbable de Moebius, du Yellow Submarine, de la peinture flamande, de gravures grotesques (dans son sens premier), de Klimt, de Redon ou encore d'Aubrey Beardsley. On pourrait rapprocher les noms de Dali, Ken Russell, Jodorowsky et Mucha qu'on serait encore loin du produit fini d'autant que le film propose différentes approches esthétiques, à priori antinomiques, avec pour volonté de créer une œuvre déconcertante à la force viscérale et hypnotique. L'influence de la peinture est telle que de véritables aquarelles furent conçues pour le film, permettant d'obtenir à la fois une palette de couleurs uniques et aussi de faire des économies, la production ayant rencontré de graves difficultés financières. Belladonna n'est donc pas un dessin animé traditionnel car l'animation y est parfois longuement délaissée au profit de simples panoramiques parcourant les aquarelles. Le résultat à l'image est forcément déstabilisant, particulièrement au début, et peut freiner l'immersion dans cette œuvre avant-gardiste pas toujours facile d'accès par ses nombreux partis pris visuels et narratifs.
Belladonna est un donc "trip" dont chaque image est plus surprenante que la précédente, porté par une imagination débordante dans la conception d'une succession de plans au symbolisme sexuel très explicite, voire dérangeante tel le viol que subit Jeanne dans l'introduction. Certains passages sont de véritables œuvres d'art en mouvement, d'une beauté surréaliste et vertigineuse, quand d'autres moments jouent sur l'épure de l'animation jusqu'à en devenir malsains. On a parfois l'impression de voir des tableaux - plus ou moins abstraits - évoluer, prendre vie, comme portés par la volonté même de son iconisme coloré.
Il faut donc un moment pour apprécier ce "melting-pop" stupéfiant, au sens propre comme figuré. La narration n'évite cependant pas certains défauts avec notamment des touches d'humour maladroites et une approche parfois contradictoire de la sexualité durant sa première moitié. C'est grâce à sa véritable première séquence psychédélique et onirique que Belladonna déclenche son pouvoir de fascination dont il ne se déparera plus, enchaînant les séquences hallucinatoires portées par une musique tout autant acide, entre Pink Floyd et Frank Zappa, signée par Masahiko Satoh, précurseur de l'utilisation du synthétiseur au Japon.
Incroyable mélange pop-art, déformation visuelle où les organes sexuels se muent en visage, symboles phalliques à profusion, taches de peintures évoluant au gré d'un formidable élan poétique d'une pureté absolue, orgie décadente et surréaliste, fusion charnelle entre l'homme et l'animal, ballet abstrait et sordide pour représenter un épidémie de peste... : rarement une œuvre, quelle que soit sa nature, aura poussé aussi loin sa radicalité et sa beauté graphique. Belladonna tient plus au final de 2001 : l'Odyssée de l'espace revu et corrigé par Andy Warhol que d'un conte de fées façon Walt Disney.
Au final, le terme si galvaudé de "culte" n'est pas usurpé : comme beaucoup d’œuvres véritablement cultes, Belladonna ne peut laisser insensible et risque de provoquer tout autant des vocations enthousiastes, d'admirations dithyrambiques que des rejets violents ou d'incompréhension frustrée. On ne peut donc qu'être ravi que le classique d'Eiichi Yamamoto soit désormais redécouvert et offert à de nouvelles générations de spectateurs après tant d'années passé dans l'obscurité, d'autant que la présente restauration lui redonne toute sa splendeur d'origine. Anthony Plu.
JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES
de Marcel Carné, 1950, France, 1h40, Noir et Blanc
avec Gérard Philipe, Jean-Roger Caussimon, Suzanne Cloutier…
RÉSUMÉ : Michel (Gérard Philipe) a volé dans la caisse du grand magasin où il travaille. Il a besoin de l'argent pour réaliser son projet : faire un voyage avec Juliette (Suzanne Cloutier), dont il est très amoureux. Mais il se retrouve en prison. Ses rêves l'emmènent dans un village provençal dont personne ne sait le nom et où personne ne se souvient de rien. Il ne tarde pas à y retrouver Juliette, qui elle, est courtisée par un châtelain mystérieux et inquiétant qui s'avèrera être Barbe-Bleue (Jean-Roger Caussimon). Juliette s'apprête à épouser le châtelain lorsque la sonnerie de la prison retentit, tirant Michel de ses rêves. Une fois éveillé, Michel apprend que la plainte déposée contre lui a été annulée par son patron, Monsieur Bellanger, qui a les traits du châtelain/Barbe-Bleue. Il apprend aussi que c'est Juliette qui a insisté pour que Michel soit libéré et que cette même juliette s'apprête à donner sa main à Monsieur Bellanger. Désespéré, Michel décide de retourner dans le pays de l'oubli dont le réveil l'avait extrait.
CRITIQUES : Une œuvre de classe tout à fait exceptionnelle, d’une beauté formelle que justifie la nature du thème choisi, d’une poésie aussi pure et vraie que l’était celles des Visiteurs du soir, du même Carné. Le Monde, mai 1951.
La sortie à Paris du dernier film de Carné, sous les auspices de sainte Juliette, prend un peu figure de procès en appel, après l’accueil désastreux qui lui fut fait au Festival de Cannes. Mon intention n’est pas de déjuger la quasi-unanimité de mes confrères et j’aurais peut-être partagé, dans l’ambiance de Cannes, une déception à la mesure de l’estime qu’on porte naturellement à Carné. Mais je crois tout de même que cette condamnation est partiellement injuste et qu’il y a lieu d’en réviser les attendus, car il s’agit incontestablement d’un grand film.
Sans doute l’erreur de Carné réside-t-elle d’abord sinon dans le choix, du moins dans le traitement de scénario. L’ironie, la légèreté, les nuances de pastel de la poésie de Georges Neveux sont rigoureusement à l’opposé du symbolisme dramatique et plastique par quoi Carné a voulu les traduire. certes, l’adaptation de Jacques Viot est très libre, mais l’essentiel demeure et les dialogues sont de Georges Neveux. Leur qualité intrinsèque n’est pas en cause, mais ils ne s’accordent pas à l’expressionnisme de l’image, ce que faisaient parfaitement ceux de Prévert pour le meilleur et pour le pire. Leurs défauts même s’entendaient avec ceux de Carné.
Mais je crois que le mal est plus lointain et qu’il faut mettre en cause l’évolution de Carné depuis Les Visiteurs du soir. Elle peut se définir par une dissociation de la réalité et du symbolisme dont Le Jour se lève réalisait une synthèse merveilleusement stable. Le secret de ce qu’on peut appeler le réalisme poétique de Carné était dans cet équilibre. Toute chose était pleinement elle-même et le signe d’un destin. Le mal a commencé quand les choses (et les êtres) ont cessé d’être une réalité qui signifie pour devenir des symboles, des entités, des mythes déguisés en réalités. Il suffit de songer au rôle de Jules Berry dans Le Jour se lève et dans Les Visiteurs du soir, le premier nous cache le diable, dans le second le diable s’y cache. La sonnerie d’un réveil-matin nous paraît une figure plus impérieuse du destin que le clochard des Portes de la nuit. Il serait aisé, si la place ne nous manquait, de montrer tout à la fois l’admirable continuité des thèmes dans toute l’œuvre de Carné (et sans doute l’œuvre de Neveux l’a-t-elle séduit parce qu’elle traite une obsession majeure de Carné : l’oubli et l’évasion ; qu’elle est une tragédie de la mémoire). Mais aussi leur parasitisme croissant aux dépens de la réalité qui les garantissait.
Ceci posé, Juliette ou la Clef des songes reste, à mon sens, comme Les Portes de la nuit, un grand film parce que l’erreur esthétique qu’elle illustre conserve la beauté de l’hérésie, la splendeur de la décadence. Elle est aux parfaites réussites passées ce que le baroque flamboyant est à l’équilibre classique qu’il détruit en le continuant. À combien de réalisateurs est-il donné de se tromper ainsi ?
Aussi me paraît-il injuste de ne relever dans la mise en scène de Juliette ou la Clef des songes qu’une beauté formelle. Si cet univers cinématographique ne nous touche que rarement, il reste un Univers, un monde esthétique cohérent et quelquefois grandiose.
Mais n’irait-on voir le film que pour la prouesse technique qu’il représente, on n’y perdrait certes pas son temps. Le travail de l’opérateur Alekan est un des sommets de l’art cinématographique et dépasse de beaucoup ce qu’on aurait tort de prendre pour une simple réussite plastique. Quant aux décors de Trauner, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer de leur intelligence, de la perfection de leur exécution ou de leur splendeur artistique.
Il n’est pas besoin d’être grand prophète pour prédire que Juliette ou la Clef des songes, au fur et à mesure que les années atténueront les dissonances du film avec la sensibilité contemporaine, révélera plus librement ses beautés. Ce qui ne vous dispense pas, au contraire, d’aller le découvrir tout de suite. André Bazin, Radio-Cinéma-Télévision, juin 1951.
COMMENTAIRES : Juliette ou La Clef des Songes a été jouée il y a plus de vingt ans, et, depuis lors je crois bien n’avoir jamais relu cette pièce.
Il a bien fallu que je la relise pourtant, cet hiver, quand il s’est agi d’en tirer un film, un film que Carné avait décidé de faire et dont il me proposait d’écrire les dialogues.
L’action de « Juliette » se passe dans un pays imaginaire dont les habitants ont perdu la mémoire.
Et j’ai brusquement eu l’impression de leur ressembler. J’avais presqu’entièrement oublié ma pièce.
Je me suis donc comporté devant elle comme devant l’ouvrage d’un autre. Avec cet avantage (ou cet inconvénient) que cet autre n’était plus là pour me donner son avis.
L’adaptation a été écrite par Jacques Viot et Marcel Carné. Adaptation très libre. Le même thème avec un personnage nouveau, la même atmosphère avec des scènes nouvelles. Et l’ensemble me donne une impression bizarre : c’est la même chose, et c’est très différent.
Nous avons travaillé en nous donnant rendez-vous tous les après-midi, et en nous lisant, à mesure, tout ce que nous écrivions. On se disputait parfois un peu, mais amicalement, et chaque dispute nous amenait à trouver quelque chose de nouveau sur quoi nous tombions d’accord.
Je m’étais ingénié, en écrivant la pièce, à dissimuler l’affreuse cruauté du thème. À cacher les griffes et à montrer patte de velours. Viot et Carné ont poussé l’histoire vers une cruauté plus apparente, et je crois qu’ils ont eu raison.
L’auteur de la pièce at-il été trahi ? Je n’en sais rien. J’ai beau chercher, je ne peux même pas imaginer quelle aurait été, devant ce scénario et devant ces dialogues, la réaction du très jeune homme que j’étais il y a vingt-trois ans. je ne peux vous donner que l’impression du signataire de ces lignes qui se sent fort attaché à cette nouvelle « Clé des songes ». Georges Neveux, Cinémonde, octobre 1950.
Il y a un « monde à la Carné », une certaine manière de voir les choses comme ça et pas autrement, de regarder la vie en face et en rêve sans que ça grince, mais de façon que s’ouvrent « les portes de la nuit » sur des histoires où le désespoir a quelquefois la dernière bobine, mais jamais le dernier mot, car au passage ceux qui s’aimaient ont entrevu le bonheur.
Ainsi pense-t-on d’abord pour Marcel Carné au monde qu’ilc rée plutôt qu’au petit homme élégant, vif, précis qui sait où il va et va partout à la fois, tout contrôler, tout régler. En ce moment il est assis à la pointe d’une grue avec Alekan, le directeur de la photographie dont l’œil ne quitte pas la caméra. Pendant qu’Alekan met la dernière main aux éclairages pour un « travelling en plongée » particulièrement délicat, Carné donne des conseils à Gérard Philipe.
Le film qu’on tourne actuellement est tiré d’une pièce de Georges Neveux qui porte le même titre : Juliette ou La Clef des Songes. Envoûtante histoire, qu’en dire sans en déflorer le charme ?
Juliette, c’est Suzanne Cloutier. Elle est belle et blonde. « Une merveilleuse partenaire », assure Gérard Philipe qui… comme je lui demande ce qu’il pense de ce rôle et de ce film, ajoute :
- Dans les extérieurs, Carné a cherché à rendre le ciel d’été noir. Toute la chaleur, toute la lumière vient du sol. cela est significatif. Il n’est même pas besoin d’ajouter que, comme le sujet, je trouve mon rôle merveilleux et merveilleux aussi de travailler sous la direction d’un tel réalisateur.
Je laisse Gérard Philipe pour m’enfoncer dans le sous-bois où les fils électriques glissent comme des petits serpents noirs sur la mousse artificielle, tandis que les chênes et les ormes en « staff » attendent un vent qui ne viendra pas.
Ce bois est près du village sans mémoire. C’est un bois où l’on vient boire à la guinguette du « Père La Jeunesse » que joue René Génin paré d’une barbe blanche qui lui donne une tête de Père Noël, un Père Noël qui apporte à ses clients des poignées de souvenirs frais comme les fleurs qui, dans cette forêt, poussent partout entre les branches.
- On peut se demander pourquoi j’ai pris un studio pour tourner cette scène de forêt alors qu’il y a partout tant d’arbres. Eh ! bien, j’ai cherché en vain un sous-bois où les éclairages puissent convenir . Je ne vous parle pas de ce qu’aurait été l’entretien de 200 figurants en plein bois pendant vingt jours de tournage. Cela vous donne mon opinion sur la question studio ou extérieur. Je ne suis aveuglément ni pour l’un, ni pour l’autre.
Marcel Carné s’est animé en parlant. Je lui demande alors si, malgré tout, il a des projets :
- Bah ! Quelques idées dont Germinal de Zola. Mais on ne peut actuellement montrer la police en train de tirer sur les ouvriers. J’ai aussi depuis longtemps l’envie de réaliser le Léviathan de Julien Green et un film d’anticipation : Les Évadés de l’an 4000, quelque chose qui ne soit pas dans le style des anticipations scientifiques allemandes, mais ait un côté souriant. Enfin je songe à un film en couleurs.
Marcel Carné a dit tout cela très vite. Déjà-à il est auprès de la caméra, auprès des acteurs, auprès du grand rêve de bonté qu’il porte dans la tête.
Un légionnaire me salue comme je sors du studio. C’est Roland Lesaffre, un jeune débutant de talent. Mais qui sur ce plateau n’a pas de talent ? On se le demande… Alain Guerin, Ce soir, septembre 1950.
MARÉE NOCTURNE
NIGHT TIDE
de Curtis Harrington, 1961, US, 1h24, Noir et Blanc
avec Dennis Hopper, Linda Lawson, Gavin Muir…
RÉSUMÉ : Un marin en permission est fasciné par une femme jouant la sirène dans un carnaval en bord de mer. Tandis que leur relation s’épanouit, Johnny réalise que Mora est davantage qu’une illusionniste de foire.
POINTS DE VUE : Marée nocturne constitue le sommet de l'œuvre de Curtis Harrington, à deux titres. C'est sans doute son meilleur film, et c'est aussi une parfaite synthèse des deux phases de sa carrière. Auparavant, le cinéaste avait signé de nombreux courts métrages d'avant-garde. Ensuite, il réalisera des séries B de science- fiction pour Roger Corman (qui avait permis la distribution de Marée nocturne, bloqué pendant deux ans à cause de factures de laboratoire impayées), puis d'autres films de cinéma ou de télévision où, avec de plus en plus de difficultés, il glissera ses obsessions. Mais c'est dans Marée nocturne que ces obsessions apparaissent à l'état pur. Certes, le thème est emprunté à La Féline de Jacques Tourneur : une jeune femme est persuadée d'appartenir à une race animale qui réclame son retour. Néanmoins, Harrington se l'approprie totalement pour verser dans un fantastique allusif se réclamant d'Edgar Poe – le film se clôt sur des vers du poème « Annabel Lee ». Pour cela, trois coups de génie : une conclusion qui, tout en faisant mine de dissiper le mystère, l'approfondit encore ; l'étonnante interprétation de Dennis Hopper en marin naïf et romantique ; enfin, l'incroyable décor d'un front de mer dédié aux attractions foraines. Nicolas Winding Refn déclarera s'être inspiré de cette façon de filmer Los Angeles pour son Neon Demon. Ami personnel d'Harrington à la fin de sa vie, le Danois a récemment racheté le négatif original de Marée nocturne, le sauvant ainsi de la disparition. Gilles Esposito.
Night Tide (1961), production indépendante connue aussi sous le titre de Marée nocturne, est un grand petit film magique. Son auteur, Curtis Harrington, était un ancien collaborateur de Kenneth Anger. Il apparait dans Inauguration of the Pleasure Dome. Harrington a d’abord gravité dans le milieu underground californien. Il réalisa des essais expérimentaux (The Fall of the House of Usher, Picnic, Dangerous Houses, The Wormwood Star) influencé à la fois par l’âge d’or de Hollywood et le célèbre occultiste anglais Alleister Crowley, fondateur d’une « magie sexuelle » qui enchanta aussi Anger.
Night Tide, premier long métrage de Curtis Harrington, connut une distribution commerciale chaotique. La société de production fit faillite et le film ne put sortir que grâce à l’intervention de Roger Corman. Night Tide ne tarda pas à obtenir une réputation flatteuse, grâce aux cinéphiles qui l’avaient vu lors de ses rares projections. Il fut enfin restauré par l’Academy Film Archive en 2007, entrant au panthéon des œuvres secrètes du cinéma américain. Night Tide raconte l’histoire d’un marin en permission, qui rencontre une jeune femme dans un vieux Luna Park de Santa Monica au bord de l’océan Pacifique. Le jeune homme tombe amoureux de la mystérieuse inconnue qui travaille dans une attraction foraine où elle joue une sirène. Il va bientôt douter de sa véritable identité et craindre qu’elle ne soit une véritable créature marine, obligée de tuer les nuits de pleine lune. Night Tide est un poème cinématographique bricolé avec des bouts de ficelle, le film d’un esthète qui transforme la réalité avec quelques éléments de décoration ou des angles de caméra surprenants. Harrington parvient avec un budget de misère à créer une ambiance onirique, exprimant dans chaque plan son admiration pour Sternberg, Cocteau, l’expressionnisme et les productions Val Lewton. Hanté par son goût du bizarre, Harrington ne renouvèlera pas cette réussite inaugurale et continuera à travailler de manière sporadique dans les circuits bis du cinéma. Night Tide offre au jeune Dennis Hopper son premier grand rôle. Il y est très beau en marin amoureux, presque un personnage de Jean Genet perdu dans un épisode de La Quatrième Dimension. Olivier Père.
LA GORGONE
The Gorgon
de Terence Fisher, 1964, GB, 1h23, Couleurs
avec Christopher Lee, Peter Cushing, Barbara Shelley…
RÉSUMÉ : Médusa est une gorgone qui pétrifie quiconque ose croiser son visage. Des experts se rendent dans la contrée où elle fait des ravages pour tenter de l'arrêter.
POINT DE VUE : Europe centrale, début du siècle : une jeune femme meurt dans des conditions étranges. Son corps est changé en pierre ! L'étrange Dr Namarov semble vouloir étouffer l'affaire, mais le bouillant Pr Meister prend les choses en main, persuadé que l'esprit de la mythologique Gorgone souffle sur ces contrées...
Voilà un Terence Fisher bien insolite. Les effets horrifiques y sont réduits au minimum — et ils ne sont pas très heureux, la vision finale d'une tête de Gorgone caoutchouteuse avec permanente de faux serpents n'apportant pas grand-chose au film. Mais avant cet épilogue s'est déroulée une très troublante histoire d'amour fou : l'excellent Peter Cushing, dans un rôle inhabituel, s'acharne à protéger contre un rival la belle Barbara Shelley, sujette à d'étranges crises de « gorgonisme ». L'atmosphère très « austro-hongroise », assurée par une magnifique photo, quasi expressionniste, de Michael Reed, induit un curieux sous-texte psychanalytique rarement présent dans les films de la Hammer. La prestation de Christopher Lee, en scientifique volontaire, cheveux longs et grosse moustache, est un autre motif d'étonnement ! — Aurélien Ferenczi.
Cette production Hammer transpose un personnage emprunté à la mythologie grecque dans la campagne allemande du début du XXème siècle, reconstituée dans des studios britanniques. Après Dracula, Frankenstein, Jekyll and Hyde, le chien des Baskerville, le loup-garou, la momie et le fantôme de l’opéra, la célèbre firme spécialisée dans le fantastique a ressuscité la plupart de monstres du patrimoine et doit puiser son inspiration ailleurs que dans la littérature anglaise et les remakes des films de la Universal des années 30. Ainsi La Gorgone (The Gorgon, 1964) marque un pas de côté, avec le recyclage d’une créature de l’Antiquité, une des trois Gorgones baptisée par erreur Mégère au lieu de Méduse dans la version originale – Mégère est en effet l’une des trois Érinyes, déesses infernales grecques. Le scénario de La Gorgone est signé par John Gilling, qui se plaindra que son traitement ait été dénaturé par les producteurs du film. Gilling se souviendra de plusieurs éléments de cette histoire lorsqu’il réalisera pour la Hammer deux ans plus tard La Femme Reptile, autre récit d’une malédiction et d’une transformation centré autour d’un monstre féminin, de loin son meilleur long métrage. Si La Gorgone n’a pas rencontré à sa sortie le succès escompté, jugé insuffisamment spectaculaire et divertissant, il figure désormais au panthéon des classiques de la Hammer. La beauté du film réside justement dans l’austérité presque janséniste de la mise en scène de Terence Fisher, qui préfigure l’épure de son dernier long métrage Frankenstein et le monstre de l’enfer. Le film de Fisher est empreint d’une profonde mélancolie, et conte l’impossible amour, timide ou inavoué, de deux hommes pour une même femme, qui dissimule une double identité. Au-delà de l’atmosphère poétique et stylisée propre aux grandes réussites de la Hammer, La Gorgone surprend par sa tristesse. Les passions sont vouées à l’échec, la seule délivrance possible est la mort. Olivier Père.
En 1964, cela fait déjà plusieurs années que la firme britannique Hammer exploite le catalogue des monstres de la Universal en les remettant au goût du jour et en couleurs. Ils ont ainsi exhumé Dracula, Frankenstein, le loup-garou ou encore la momie à travers une série de films inégaux, dont certains sont devenus de vrais classiques au fil du temps. Toutefois, les producteurs et réalisateurs britanniques se sentent à bout d’inspiration et cherchent à proposer du neuf. Cette décision n’enchante guère le distributeur Columbia qui demande surtout des produits calibrés pour son réseau de salles américaines.
Toutefois, la Hammer décide de faire confiance à un sujet proposé par un inconnu (J. Llewellyn Devine) fondé sur la mythologie grecque des gorgones transposée dans l’Allemagne du début du 20e siècle. Le développement du script est confié à John Gilling qui doit officiellement le réaliser. Toutefois, le studio préfère limiter les risques en confiant le tout à son trio vedette : Terence Fisher à la réalisation et Peter Cushing / Christopher Lee en haut de l’affiche.
Pour une fois, Terence Fisher se plie à cette commande avec intérêt tant il souhaite réorienter son cinéma vers une horreur moins viscérale et plus psychologique. Il cherche ainsi à créer une ambiance anxiogène, mais davantage portée par l’ambiguïté des personnages que par l’horreur graphique. Ainsi, La gorgone ne possède quasiment aucune effusion de sang et l’ambiance se rapproche davantage de celle plus suggestive des films de Jacques Tourneur que des habituelles productions Hammer.
Le cinéaste soigne particulièrement sa mise en scène, parmi ses plus abouties, ainsi que les décors, les éclairages (magnifique travail de Michael Reed), tandis que la musique de James Bernard souligne l’ensemble avec magnificence. Malheureusement, à cause d’un budget très restreint de 150 000 £, tout n’est pas réussi dans La gorgone. Tout d’abord, il faut signaler des effets spéciaux un peu à la peine, notamment lors de la décapitation finale, vraiment peu convaincante. On peut également regretter l’emploi de postiches ridicules dont est affublé Christopher Lee, pourtant très bon dans un contre-emploi total.
D’autres problèmes s’ajoutent à ces scories, notamment au niveau du scénario. Ainsi, les auteurs se sont perdus dans la mythologie et l’antagoniste du film est nommée Mégère en VO, alors qu’il s’agit d’une furie et non d’une gorgone. La faute a d’ailleurs été corrigée dans la version française où elle est appelée Méduse. Plus prosaïquement, on peut également signaler l’absence de réel suspense par rapport à l’incarnation humaine de la gorgone puisqu’il n’y a qu’un seul vrai personnage féminin dans le film. Pas difficile d’identifier qui est coupable dans ces conditions.
Toutefois, cela n’empêche nullement La gorgone d’être une œuvre intéressante puisqu’elle fournit l’occasion à Terence Fisher de sortir des sentiers battus et de proposer une poignante histoire d’amour qui se termine d’ailleurs très mal pour tous les protagonistes. Le réalisateur en profite pour évoquer la notion de sacrifice d’un être humain pour un autre. Il rejoint ainsi des thématiques qui ont déjà été développées dans les grandes tragédies antiques.
On apprécie également le portrait de cette femme marquée par une dualité dont elle ignore tout. Jouée avec sensibilité par l’excellente Barbara Shelley, celle-ci est à coup sûr le personnage le plus intéressant du film, d’autant que ce thème de la femme double nous rappelle un autre excellent film Hammer, à savoir La femme reptile (1966), cette fois-ci tourné par John Gilling en personne.
Malheureusement pour Terence Fisher et le studio Hammer, cette tentative de renouveler le catalogue de la firme a connu un échec cinglant qui a d’ailleurs stoppé net sa sortie française.
Le long-métrage n’a été exploité sur notre territoire que lors de festivals, le premier étant celui organisé en 1967 par la revue Midi-Minuit Fantastique. La gorgone a été projeté le 19 avril 1967 au cinéma Le Racine dans le Quartier Latin, puis a disparu des radars pendant de nombreuses années, alors même que sa réputation grandissait.
Terence Fisher le considérait comme l’un de ses meilleurs films. Si nous ne souscrivons pas entièrement à ce point de vue, La gorgone fait tout de même partie des belles réussites artistiques de la Hammer. Virgile Dumez.
INCUBUS
de Leslie Stevens, 1965, US, 1h25, Noir et Blanc
avec Alison Ames, William Shatner, Ann Atmar…
RÉSUMÉ : Sur une île, dans le village de Nomen Tuum, des succubes pervertissent les hommes avant de les tuer et les donner en pâture au dieu des ténèbres. L'une d'elles, Kia, voulant se lancer un défi plus difficile que de séduire les hommes trop facilement corruptibles, part à la rencontre de Marko, un jeune soldat blessé au front et revenu auprès de sa soeur Arndis.
Kia ne peut s'empêcher de tomber amoureuse de cet homme qui lui voue un amour pur. Souillée par ces sentiments, elle fait appel à son frère, le maître des ténèbres : Incubus. Il s'engage alors une lutte primitive entre le bien et le mal, les croyants et les démons.
POINT DE VUE : Prolifique scénariste pour le grand et le petit écran, Leslie Stevens a notamment participé à la création de la série Au-delà du réel en 1963. Avec Incubus, il se lançait un défi pour le moins inattendu : mettre en scène des créatures diaboliques dans un film dont tous les dialogues seraient prononcés en esperanto ! Ce choix linguistique inédit lui permettait de construire un récit universel ancré dans une tradition latine. Le prologue nous montre un malade étanchant sa soif à l’eau de la « source aux cerfs », censée selon la légende guérir tous les maux. L’homme se laisse attirer par une séduisante jeune fille (Allyson Ames) qui l’entraîne jusque sur une plage, l’incite à se baigner et le noie finalement sous sa sandale... Cette femme fatale dont la beauté glaciale n’aurait pas dépareillé dans un film d’Alfred Hitchcock est une succube nommée Kia. Sa mission consiste à attirer des âmes perverties et à les livrer au Seigneur des Ténèbres. Mais elle est lassée de cette routine. Pour devenir la préférée de son maître, elle décide de corrompre une âme pure et jette son dévolu sur Marco (William Shatner), un soldat blessé qui vit dans une ferme avec sa sœur Arndis (Ann Atmar).
Lorsque Kia lui rend visite, feignant s’être égarée, une éclipse survient, chacun étant libre d’interpréter ce présage à sa guise. « Certains disent que c’est un dragon qui avale le soleil » lance Shatner dans un étrange espéranto prononcé avec l’accent canadien. Kia n’a aucun mal à le séduire, mais Marco lui voue aussitôt un amour d’une grande pureté et a même l’impudence de la mener jusqu’à l’autel d’une église. Paniquée, la tentatrice prend la fuite et écoute les conseils de son aînée qui prône la vengeance : « Fends la surface de la terre, ouvre l’abîme, lâche Incubus ! » Étonnante, la scène où toutes deux invoquent le diable laisse apparaître la silhouette d’un démon ailé tandis que retentit un cri d’animal. Puis un homme surgit de terre, en une vision sinistre digne du Masque du démon : c’est Incubus (Milos Milos), le frère de Kia. Dès lors, la lutte sera rude entre les forces du bien et du mal...
Incubus traîne depuis de longues années la réputation de chef d’œuvre maudit, réputation qui sied fort bien, il faut l’avouer, à un long-métrage mettant en présence des serviteurs de Satan. Jamais sorti en salles aux Etats-Unis malgré son accueil enthousiaste dans de nombreux festivals à travers le monde, le film sembla perdu à tout jamais lorsqu’un incendie réduisit en cendres l’original et la plupart de ses copies. Un drame n’arrivant généralement pas seul, deux des acteurs, Milos Milos et Ann Atmar, se donnèrent la mort un an après le tournage. Finalement, William Shatner fut l’un des seuls à ressortir grandi d’Incubus, puisqu’il triomphait dès l’année suivante avec la série Star Trek. S’achevant sur la séquence hallucinante d’un affrontement entre Kia et son frère soudain transformé en bouc (sans trucage, par la seule magie du montage), Incubus ressortit des limbes en 1998, lorsqu’une copie miraculée fut découverte à la Cinémathèque Française. Désormais visible en DVD, il saute aux yeux par ses qualités formelles et son atmosphère insolite voisine de certaines œuvres d’Ingmar Bergman. Gilles Penso.
COMMENTAIRES : Deux incubes rôdent dans une région côtière à la recherche d'âmes damnées. Ce film présente la particularité d'être le seul parlé en espéranto. L'emploi de cette langue artificielle, à la fois étrangère et familière, renforce l'aspect fantastique de l'œuvre. Dictionnaire des films, Larousse.
Le film est souvent considéré comme un film culte ; ceci vient du fait qu'il soit en espéranto et qu'il ait été perdu pendant de nombreuses années. La bande originale avait brûlé lors d'un incendie et toutes les copies étaient également brûlées, détruites ou perdues. Une dernière copie, avec des sous-titres français a cependant été retrouvée à la cinémathèque française.
Puisque le film met en scène des créatures démoniaques, telles que des succubes et le diable, le réalisateur ne souhaitait pas tourner en anglais. Le choix fut pris d'utiliser une langue artificielle. Tout d'abord l'intérêt se porte sur le volapük, mais il est phonétiquement trop ardu. Au final, c'est l'espéranto qui est retenu, car ses racines latines se prêtent bien à l'atmosphère féerique du film. Le réalisateur a interdit tout doublage de son film. Le choix de l'espéranto était donc tout à fait contingent et artistique. Il n'y avait aucun souci de propager la langue. On remarque d'ailleurs que les acteurs ont un accent prononcé lorsqu'ils parlent espéranto. Eux-mêmes devaient s'aider de traductions en anglais des dialogues. William Shatner, étant né au Québec, a une prononciation nasale des [ã] et des [õ] (soit "an" et "on"). Le film est d'ailleurs rarement diffusé sans sous-titres.
Sci Fi Channel a financé la restauration du film. et a édité un DVD en 2001 avec des sous-titres anglais et français. Comme la copie retrouvée contenait des sous-titres français, il a été nécessaire de placer des caches noirs au-dessus pour les sous-titres anglais. Ainsi dans la version sous-titrée en anglais, des parties de l'écran sont obscurcies. D.R.
LES PRÉDATEURS
The Hunger
de Tony Scott, 1983, GB, 1h37, Couleurs
avec Catherine Deneuve, David Bowie, Susan Sarandon…
RÉSUMÉ : Une spécialiste du vieillissement est abordée par un couple de vampires. De nos jours (de 1983) à New York, la belle et élégante Miriam Blaylock (Catherine Deneuve) mène une vie luxueuse et oisive au côté de son mari John (David Bowie). En réalité âgée de plus de 3000 ans, elle doit, tous les 7 jours, boire du sang humain pour se préserver des atteintes du temps. Elle utilise, pour ce faire, un petit pendentif en forme de clé d'Ânkh qu'elle porte autour du cou et qui dissimule une lame acérée qui lui permet de trancher la gorge de ses victimes. Elle a offert, il y a trois cents ans, l'immortalité à son mari. Cependant, si elle peut donner l'immortalité à ceux et celles qu'elle a choisis, elle ne peut leur garantir de les aimer toujours, alors que l'amour est l'ultime ingrédient de l'alchimie subtile qui leur assure de ne pas vieillir. En cette fin de XXe siècle, après trois siècles de vie commune et heureuse, John Blaylock commence à ressentir la réalité d'un vieillissement accéléré qui ne s'arrêtera plus, sans pour autant entraîner sa mort. En effet, Miriam est tombée sous le charme de la séduisante Sarah Roberts (Susan Sarandon), médecin spécialiste du vieillissement, laquelle accède à une notoriété nouvelle grâce à son dernier ouvrage. John tente de la contacter pour essayer d'échapper à l'inéluctable.
POINTS DE VUE : Dans les années 1980, les vampires n'étaient plus à la mode. « Bela Lugosi's dead », scande une chanson de ce film new wave et aujourd'hui complètement culte, où boire le sang de l'autre a bien plus qu'une fonction alimentaire. L'amour « pour toujours et toujours », voilà le coeur des Prédateurs. Etre mordu de l'autre pour l'éternité, c'est ce que Catherine Deneuve, belle (si belle) de nuit, 4 000 ans et fraîche comme la rosée, promet à ses partenaires dans des plans très léchés... Pourtant, Bowie (de plus en plus décomposé) ne sera pour elle qu'un amant de passage (à peine 300 ans). Elle tentera de le remplacer par la sensuelle Susan Sarandon. Des amours saphiques violentes, car la rousse hématologue est bien trop sanguine...
Aujourd'hui, dans Twilight, les vampires font des manières, refusent leur état, sont devenus chastes et anorexiques. Pour ces petits-fils et petites-filles de la Deneuve des Prédateurs, il faut retenir sa faim. Pas de passage à l'acte. La chair de l'autre, quelle horreur...
Grâce à Tony Scott, ces jeunes blancs-becs conviendront sans doute que leur troublante grand-mère avait raison : l'amour est une question de prédation, pour toujours et jours. Guillemette Odicino.
Si Les Prédateurs n'était pas un film de vampires, ça serait tout simplement un film d'amour fou. Les époux Blaylock, liés pour l'éternité, « forever and ever », traversent les espaces-temps avec une grâce érotico-macabre. Tony Scott signe un film légendaire sur la puissance absolue du désir, dont il révèle l'envers morbide et moite (pluies diluviennes, douches érotiques et piscines post-La Féline). À la beauté fatale et narcissique du couple Baylock répond le bain de sang qu'il répand, sur les visages expressément filmés en gros plan, de ceux qu'ils tuent pour se nourrir, et de ceux qu'ils dévorent pour les convertir. Film-microscope, Les Prédateurs scrute au plus près la mécanique organique de la passion, l'emballement des cellules. Tout dans la mise en scène converge pour créer une temporalité où passé/présent/futur se superposent. Les Prédateurs est un film de montage, où les coupes brutales sculptent un objet tranchant, à l'image du New York des années 80. L'époque est à la peur de l'épidémie dont on ne donne pas le nom. Mais tout est là pour la désigner en creux : le punk, l'underground, la drogue, jusqu'aux singes en laboratoire qui rappellent les origines simiennes de la maladie. C'est l'époque du sida et de la multiplication des écrans : écran de surveillance ou de télévision. Le sida détruit les corps. Les écrans détruisent le cinéma. Le film lui-même finit par détruire les codes qu'il s'était fixés. Et si l'amour fou avait une fin ? Scott va plus loin : l'éternité aussi. Matthieu Orléan.
Les Prédateurs (The Hunger, 1983) c’est une madeleine de Proust pour de nombreux adolescents qui ont découvert le cinéma dans les années 80, et quelques autres trop jeunes à l’époque mais qui délirent aujourd’hui sur cette décennie vulgaire, excessive et flamboyante. Détesté par la critique et bide commercial malgré une sélection officielle au Festival de Cannes (hors compétition) le film gagna rapidement un statut de « film culte » bien mérité d’abord auprès des amateurs de rock, puis d’une certaine frange déviante de la cinéphilie (dont nous faisons partie.) Ce film fantastique ultra esthétisant, énième variation autour du mythe de la comtesse Bathory, évoque l’univers éthéré de vampires intemporels, réfractaires à la laideur du monde moderne. Sa séquence générique se déroule dans une boîte de nuit au son de « Bela Lugosi’s Dead » du groupe new wave Bauhaus, ce qui en fit une référence pour les branchés de l’époque et un film emblématique pour le mouvement « goth » (vampirisme + rock + histoire d’amour éternelle.) Erotisme chic de papier glacé, imagerie publicitaire, décadentisme british, Les Prédateurs offrait le flanc pour se faire battre, mais il transcende à la revoyure tous ses effets visuels tapageurs grâce à la sensualité et au pouvoir de fascination de ses interprètes (Catherine Deneuve sublime, David Bowie, Susan Sarandon) et de son romantisme dark, pour qui aime les femmes vampires bisexuelles calfeutrées dans des luxueux immeubles new yorkais et avoue un plaisir coupable devant Les Lèvres rouges et Spermula. Nous sommes finalement plus proches d’Helmut Newton et Nicolas Roeg première période que d’Alan Parker, et l’on peut imaginer que Tony Scott n’aurait jamais accepté de tourner Top Gun trois ans après Les Prédateurs si son premier film avait été un succès...
Quoi qu’il en soit, on est prêt à échanger ces prédateurs de la nuit et quelques réussites du regretté Tony Scott contre l’œuvre complète et le pompiérisme de son frère Sir Ridley (mis à part Alien, le huitième passager.) Olivier Père.
Miriam et John Blaylock forment un couple de vampires vivant à New York. John voit son corps, en principe immortel, se couvrir soudain de rides. Il consulte une spécialiste des maladies du vieillissement accéléré...
LES PRÉDATEURS est la première réalisation du britannique Tony Scott, lequel est alors influencé par la publicité ainsi que le cinéma expérimental et audacieux de son compatriote John Boorman (DÉLIVRANCE, EXCALIBUR).
LES PRÉDATEURS est adapté d'un roman de Whitley Strieber, déjà auteur du livre transposé par WOLFEN peu avant. LES PRÉDATEURS rassemble une distribution de vedettes, faisant la force du métrage, à commencer par Catherine Deneuve. Star du cinéma français, elle est peu habituée à tourner des films d'horreur ou hors de son pays, à part pour des exceptions comme REPULSION de Roman Polanski.
Son compagnon est incarné par le chanteur David Bowie, alors au sommet de sa popularité mondiale avec son disque «Let's Dance». Il se montre aussi actif au cinéma, jouant dans deux films mémorables la même année : LES PRÉDATEURS, et aussi FURYO de Nagisa Oshima. À leurs côtés, nous trouvons Susan Sarandon, qui revient au fantastique huit ans après THE ROCKY HORROR PICTURE SHOW.
Le groupe de New Wave Bauhaus interprète au générique sa chanson-culte «Bela Lugosi's Dead». Une façon de dire : «le Roi Vampire est mort, vive le Roi Vampire !». Puisque LES PRÉDATEURS est une relecture ambitieuse et contemporaine du mythe du vampire, genre rendu moribond dans les années soixante-dix par sa surexploitation ainsi que par des pastiches et parodies en tous genres. Cette décennie a en effet mis à mal la veine gothique, ringardisée par les succès de films plus contemporains comme L’EXORCISTE.
Les années quatre-vingts marquent une résurgence et une modernisation de cette inspiration, avec des films comme LE LOUP-GAROU DE LONDRES ou LES PRÉDATEURS. Ce dernier amorce un retour du vampirisme au cinéma, et sera suivi par des titres marquants comme VAMPIRE… VOUS AVEZ DIT VAMPIRE ?, AUX FRONTIÈRES DE L’AUBE ou GÉNÉRATION PERDUE.
LES PRÉDATEURS porte un regard nouveau sur la mythologie des vampires et l'adapte à sa décennie. Les buveurs de sang interprétés par Deneuve et Bowie se présentent comme deux riches oisifs, vivant à New York tels des aristocrates modernes. Certains traits classiques du non-mort sont abandonnés. Ici, ils se promènent en plein jour et ne dorment pas dans des cercueils.
Une distinction forte existe entre les vampires de naissance (Miriam) et les vampires "convertis" (John). En effet, après quelques centaines d'années de vie vampirique, les corps des convertis vieillissent et pourrissent, condamnant leurs âmes immortelles à une captivité misérable dans des macchabées décomposés.
La description de cette nouvelle génération de créatures de la nuit, ainsi que les trouvailles ingénieuses apportées à cette mythologie, font de ce film un précurseur de la culture Gothique des années 1990 (mais il ne faut pas oublier l'influence déterminante des romans d’Anne Rice, parmi lesquels «Entretien avec un vampire» est publié dès 1976).
Pour les personnages des PRÉDATEURS, l'enjeu principal est l'accession à un amour éternel, rendu possible par l'immortalité inhérente au statut de vampire. Une éternité de solitude n'a aucun sens et Miriam doit trouver des compagnons, hommes et femmes, à travers les siècles. Elle convertit des mortels au vampirisme en leur faisant miroiter une passion éternelle, alors qu'elle sait que leur "immortalité" dégénérera tragiquement au bout de quelques siècles.
John (impeccablement interprété par Bowie) est un de ceux-là. Nous assistons à sa décrépitude physique accélérée grâce aux extraordinaires maquillages de Dick Smith (LITTLE BIG MAN, L’EXORCISTE). L'angoisse de mourir étreint John profondément. Miriam tente alors de conquérir une jeune scientifique interprétée par Susan Sarandon, ce qui vaut une séance de saphisme raffinée.
Malgré ses qualités, LES PRÉDATEURS souffre d'une narration parfois lente, particulièrement vers la fin. Quant à la réalisation de Tony Scott, si elle est d'une élégance au diapason de ses vampires séduisants et cultivés, elle tombe parfois dans des excès de préciosité. Ainsi, les envols de colombes, les éclairages diffus à travers une atmosphère trouble et les rideaux agités par le vent sont autant d'effets répétitifs. Certaines séquences (comme un ballet en rollers sur la chanson «Funtime» d’Iggy Pop) paraissent gratuites et démodées.
Pourtant, grâce à son excellent casting, à ses étonnants effets spéciaux et à sa démarche originale et ambitieuse, LES PRÉDATEURS reste un film à part et une œuvre importante dans l'histoire de la mythologie des vampires au cinéma.
Après ce titre, Tony Scott se tourne vers Hollywood pour des œuvres plus conventionnelles et commerciales, à commencer par TOP GUN en 1986. Il ne reviendra au fantastique qu'une fois dans sa carrière, avec DÉJÀ VU en 2006, thriller jouant avec l'idée du voyage temporel. Emmanuel Denis.
COMMENTAIRES : Présenté hors compétition au Festival de Cannes en 1983, Les Prédateurs se distingue par un casting d’acteurs stars, dont l’alchimie doit être pour le film un atout majeur : Catherine Deneuve, auréolée du César de la meilleure actrice pour son rôle dans Le Dernier métro de François Truffaut en 1980 ; le chanteur David Bowie, devenu à cette époque une icône pop mondiale avec son album Let’s Dance sorti en 1983 ; et enfin l’actrice américaine Susan Sarandon, moins connue mais déjà remarquée dans le film musical culte de Jim Sharman, The Rocky Horror Picture Show (1975). Les Prédateurs renouvelle un genre cinématographique un peu essoufflé, le film de vampires, et situe l’action dans la ville de New York à l’époque contemporaine. Malgré son modernisme affirmé, le film sera lors de sa sortie un échec à la fois critique et commercial.
La critique reproche principalement aux Prédateurs son maniérisme excessif. Tony Scott a débuté comme réalisateur de films publicitaires et forgé son style dans l’esthétique pop rock des années 1980. Pour de nombreux critiques, il n’est guère plus qu’un talentueux technicien faisant feu de tout bois et substituant à une véritable mise en scène un déluge d’effets spéciaux et de procédés visuels à la mode. Pour « Libération », le film se résume à « une titanesque partouze technologique pour un public nourri au lait télévisuel ». « Prenez une cartouche de cigarettes, des colombes apprivoisées, du fumigène, un costumier branché, une horreur vieille comme le cinéma (les vampires et leur immortalité), David Hamilton pour l’esthétique et Helmut Newton pour les idées, secouez, ça donne Les Prédateurs » ironise Gérard Lefort dans les colonnes du journal. Avis partagé par « Le Monde », sous la plume de Jacques Siclier : « Il y a des brumes ondoyantes, des décors somptueux, des voiles qui flottent, des lâchers de pigeons, et, pour finir, tout un fantastique en toc. Tony Scott aurait pu nous emmener, à la fois éblouis et horrifiés, dans un superbe conte de vampirisme, s’il ne s’était pas lancé dans une frénésie d’images allant de l’esthétique façon David Hamilton au style syncopé, accrocheur et superchic des spots publicitaires pour parfums et bijoux ». « Le Figaro » renchérit : « probable variation symbolique sur le problème de l’immortalité, le film est plein d’énigmes dont le réalisateur n’a pas le temps de nous tendre les clés, occupé qu’il est à faire virevolter sa caméra pour nous étourdir d’images fugitives, nous éclabousser la rétine de couleurs, nous dérouter avec mille plans enchaînés à toute vitesse, et qui juxtaposent réalité, imaginaires, rêves, présents, passés ou futurs ».
Pour une majorité de critiques, Tony Scott, s’est fourvoyé en voulant réaliser un long métrage. « Condensé en quelques minutes, le film aurait peut-être donné un excellent vidéo clip pour un hit de David Bowie. Malheureusement, le scopitone a des prétentions de film et ça dure 1h30 », écrit « Libération ». « Les Cahiers du cinéma » partage cette opinion : « Toute une école semble surgir du cinéma publicitaire. Tony Scott en est un nouveau représentant. Ces cinéastes ont tous plus ou moins appris à penser en termes d’effets visuels de quelques secondes, d’illustration commerciale. En passant au long métrage, il leur reste à envisager le contenu. Et c’est là leur problème. Les Prédateurs est un excellent vidéo-clip, un très bon selon des critères publicitaires, mais, par ailleurs, conçu comme un tout cinématographique, il est interminable et vide de sens ».
La question du fond et de la forme est bien au centre des débats. Pour certains critiques, la forme, fâcheusement, envahit tout : « Tony Scott ignore la sobriété et étale au grand jour sa science de l’image, desservant par contrecoup son sujet », écrit « Les Cahiers du cinéma », regrettant que le thème central du film, celui du vieillissement, inhérent à la condition humaine, soit traité « comme une maladie tragique, et non comme une question philosophique ». Mais pour d’autres, c’est précisément cette préciosité qui fait tout le charme des Prédateurs. Robert Chazal dans « France-Soir » souligne la beauté formelle du film : « les effets spéciaux ne sont pas virtuosité gratuite. Ils servent la psychologie et éclairent le drame des personnages. Ainsi, le vieillissement de David Bowie, l’amant de la déesse, n’est pas seulement spectaculaire : il est l’aspect visible de la ruine et de la détresse d’un immortel qui ne va plus l’être ». Jacqueline Nacache écrit dans la revue « Cinéma » : « sous un look hyper-moderne conféré par le montage, la musique, la lumière, Tony Scott sait préserver un classicisme très pur qui contribue largement à la réussite du film ». Rejoignant toutefois « Les Cahiers du cinéma », la critique nuance son propos : « les limites du film, malheureusement, sont aussi dans ses perfections : victime de sa plastique superbe, il reste un peu à la surface de son sujet, et ne remet pas en question cette angoisse de la mort autant que de l’immortalité, qui est l’essence même du cinéma et de la littérature fantastiques ».
Comment s’inscrit le film de Tony Scott dans l’histoire du « film de vampire » ? La controverse est vive parmi les critiques. L’histoire contée par Tony Scott est celle d’une malédiction : Miriam Blaylock (Catherine Deneuve), immortelle prêtresse venue de l’Égypte antique, possède le pouvoir de donner la vie éternelle à ses amants. Ce don a pourtant un prix : l’amour de Miriam doit demeurer intact, sans quoi le compagnon verra son vieillissement reprendre et s’accélérer jusqu’à la mort. C’est ce qui arrive à son mari, John, (David Bowie), et donne l’occasion d’admirer, selon « Libération », « l’excellent travail de maquilleur de Dick Smith (déjà remarqué dans L’Exorciste de William Friedkin (1972), qui fait vieillir l’acteur de quelques cinquante années au cours d’une seule scène avec une extraordinaire vraisemblance ». Tony Scott débarrasse en grande partie l’intrigue de tout le folklore vampirique, aussi « les amateurs d’histoires de vampires ne retrouveront rien de la poésie et des grands thèmes de cette mythologie, qui a imposé un genre classique même à la grande littérature avec le « Dracula » de Bram Stoker ou « Le Horla » de Maupassant » déplore « Le Parisien libéré ». « Catherine Deneuve essaye tant bien que mal de maintenir le flambeau, d’entretenir une tradition des Carpates au cœur de New York, de suçoter les veines frelatées qui lui tombent sous les canines », ironise « Le Quotidien de Paris ».
À contrario, Jacqueline Nacache défend « cette très belle variation sur le vampirisme qui s’efforce de remonter aux origines du genre, à une époque où le film d’épouvante était avant tout suggestion, menace, angoisse, et non, comme dans la plupart des films américains d’aujourd’hui, la représentation la plus réaliste possible de l’objet terrifiant. Non que les maquillages sophistiqués et les effets spéciaux soient absents, mais ils servent à émouvoir plus qu’à terrifier, à pénétrer dans le drame intime des personnages ». Pour les partisans du film, Les Prédateurs est aussi une œuvre pleinement en phase avec son époque : beaucoup de critiques y voient une allégorie de la maladie mortelle qui, en 1983, venait d’être officiellement baptisée sida. Le dépérissement subit du personnage incarné par David Bowie, l’incompréhension des médecins, l’obsession du sang qui apparaît en insert lors de la scène d’amour entre Deneuve et Sarandon exprimeraient ce sens souterrain du film.
Le rejet par la critique des Prédateurs à sa sortie et son fiasco commercial changeront la trajectoire de Tony Scott. Dans la deuxième moitié des années 1980, délaissant le raffinement de ce premier essai, il réalisera quelques blockbusters parfois contestés, comme Top Gun (1985) ou Jours de tonnerre (1989). Cependant, avec le temps, Les Prédateurs accèdera pour certains cinéphiles au statut de film culte. Véronique Doduik.
Ultra esthétisant, ce tout premier long-métrage du cinéaste n’est sans doute pas un chef d’œuvre, mais il laisse une impression durable au point d’avoir acquis une réputation de film culte au fil du temps. La présence d’un casting hétéroclite (David Bowie, Catherine Deneuve et Susan Sarandon) confirme l’étrangeté manifeste d’un film hors norme qui a déstabilisé le public de l’époque. D.R.
DARK CRYSTAL
The Dark Crystal
de Frank Oz et Jim Henson, 1982, US, 1h35, animation, Couleurs
RÉSUMÉ : Un autre monde, un autre temps, à l'âge des miracles... Jen et Kira, seuls survivants de la race des Gelfings, partent à la recherche d'un éclat de cristal gigantesque, abîmé dans une commotion planétaire, qui donne force et puissance aux Mystiques, un peuple sage et pacifique. Ils doivent affronter les terribles et cruels Skekses qui tiennent ces derniers en esclavage.
POINTS DE VUE : Culte depuis sa sortie, en 1983, Dark Crystal est un étonnant croisement entre Le Seigneur des anneaux et Les Muppets, création du même réalisateur, Jim Henson. Délaissant le rire et le second degré, il peaufinait ici avec tendresse la mise en scène d'un monde de marionnettes où les méchants Skeksis (rats déplumés) veulent écraser les gentils Mystics (taupes au long nez). Heureusement, un Gelfling (genre de Hobbit) part courageusement en quête du cristal sauveur, tel Frodon défiant les ténèbres.
Quoique le nom de Tolkien ne soit pas prononcé, il résonne sans cesse. Cette entreprise, qui mélange technologie et bricolage de génie, possède un charme défiant les modes et le temps. — Frédéric Strauss.
Avec Tron, sortie la même année, Dark Crystal fut un petit pavé dans la mare, alors un peu croupissante, du cinéma d’animation des années 80. Si le premier film est pionnier en terme d’innovations numériques, celui-ci se caractérise par un sens du décor baroque mais qui exclut toute surcharge au niveau des effets spéciaux. les nouvelles générations pourront ainsi sourire, mais force est de reconnaître que la sobriété du récit n’en est que plus saisissante. Né de l’imagination foisonnante des auteurs du célèbre Muppet Show, le film se savoure comme un songe naïf et fabuleux qui oscille entre Alice au pays des merveilles et Le Seigneur des anneaux. D’aucuns déploreront l’absence d’humour et une atmosphère "mystico-baba" dans la lignée des Star Wars. De même, une lueur baignant les chromos léchés du Cinémascope pourra paraitre bien pâlotte, surtout en comparant rétrospectivement avec l’esthétique d’un Miyazaki ou d’un Ocelot. Mais l’univers créatif délirant finit par emporter définitivement l’adhésion. On pourra aussi s’amuser de la teneur graphique de certains personnages, à commencer par Aughra, gardienne des secrets, dont le visage offre de faux airs d’Edward G. Robinson. Gérard Crespo.
COMMENTAIRE : Jen, le dernier survivant du gentil peuple Gelfling, part quérir le fragment du Cristal magique, seul capable de vaincre la tyrannie Skeksès. Un petit chef-d'œuvre des créateurs du Muppet Show. Dictionnaire des films, Larousse.
FOG
The Fog
de John Carpenter, 1979, US, 1h30, Couleurs
avec Adrienne Barbeau, Jamie Lee Curtis, Janet Leigh…
RÉSUMÉ : Un bateau de lépreux est coulé par les habitants d'une petite ville côtière des États-Unis. Il réapparaît cent ans plus tard pour que justice soit faite...
POINTS DE VUE : Une légende persiste dans une petite ville du Pacifique, Antonio Bay. On raconte aux enfants qu'un naufrage a eu lieu il y a une centaine d'années, que tous les passagers sont morts et que, à chaque fois que le brouillard se lève, les victimes surgissent des flots pour se montrer aux vivants.
Dans un petit port de Californie, un étrange brouillard phosphorescent envahit la côte, des objets s'animent, des marins disparaissent. Ce sont les fantômes des lépreux dont le navire a été volontairement naufragé cent ans plus tôt qui crient vengeance...
John Carpenter développe le thème qui traversera désormais son œuvre : comment toute société se constitue en éliminant par la force d'autres communautés. Savoir-faire pour créer l'angoisse, élégance visuelle : le talent du cinéaste compense amplement la faiblesse des personnages. — Aurélien Ferenczi.
À Antonio Bay, une petite ville portuaire de Californie du Nord, un vieux loup de mer raconte à des enfants une légende. Il y a tout juste cent ans, un navire s'est échoué sur des récifs au large de la ville. Les marins noyés reviendront hanter les habitants un siècle après leur disparition.
La même nuit, des incidents curieux ont lieu. Des habitations tremblent, des objets tombent, des vitres se cassent, une étrange nappe de brouillard avance contre le vent... Perdu dans cette brume, un navire de pêche est accosté par un mystérieux voilier...
Avec LA NUIT DES MASQUES en 1978, son troisième long-métrage pour le cinéma, John Carpenter décroche le succès commercial et critique qui lance sa carrière pour de bon. Juste après, il tourne le téléfilm ELVIS, dédié à Elvis Presley. Le rôle-titre est tenu par Kurt Russell, ex-acteur enfant de productions Disney comme L’ORDINATEUR EN FOLIE ou L’HOMME LE PLUS FORT DU MONDE. Le comédien et le réalisateur vont devenir indissociables durant la décennie suivante.
John Carpenter doit maintenant se remettre au cinéma. Il a l'opportunité de travailler pour la première fois pour un studio, à savoir l'indépendant Avco-Embassy, avec lequel il signe un contrat pour deux films. Ce seront FOG puis NEW YORK 1997.
John Carpenter écrit donc FOG, encore un film d'épouvante, en collaboration avec Debra Hill comme LA NUIT DES MASQUES. Il fait revenir des acteurs de ce dernier métrage, comme Jamie Lee Curtis dans le rôle d'une jeune fille moins coincée que Laurie Strode. Carpenter emploie aussi la mère de cette comédienne, Janet Leigh, Star MGM dans les années cinquante et célèbre pour son rôle dans PSYCHOSE.
C'est la première fois que John Carpenter tourne avec Tom Atkins (NEW YORK 1997, HALLOWEEN III : LE SANG DU SORCIER) et il offre à Adrienne Barbeau (rencontrée sur le téléfilm intéressant MEURTRE AU 43ÈME ÉTAGE) son premier rôle au cinéma. Dean Cundey (LA NUIT DES MASQUES, THE THING) signe à nouveau la photographie et John Carpenter compose la musique du métrage, comme pour ses précédents films.
C'est aussi la première collaboration entre le maquilleur Rob Bottin et John Carpenter. Rob Bottin n'a alors à son actif que les maquillages du PIRANHAS de Joe Dante. Dans FOG, il prête aussi sa silhouette massive au spectre du capitaine Blake. Il collaborera encore avec Carpenter pour les prodigieux effets spéciaux de THE THING en 1982, et deviendra une star du maquillage avec ses travaux sur HURLEMENTS et L’AVENTURE INTÉRIEURE de Joe Dante, ou encore LEGEND de Ridley Scott.
John Carpenter met en place une ambiance angoissante dès le début de FOG. Jouant pour cela sur l'accumulation d'incidents étranges, sur un son soigné et une musique aussi sobre qu'efficace, laquelle mélange, comme dans LA NUIT DES MASQUES, accords répétitifs au piano et rythmes électroniques.
Surtout, la photographie bleue-nuit est particulièrement réussie. John Carpenter utilise aussi, pour donner une impression écrasante, les vastes paysages côtiers de Californie du Nord, avec ses grandes landes et ses longues plages. Cette ambiance d'épouvante maritime, baignée de légendes effrayantes, rappelle certainement Lovecraft. Mais ce n'est pas la seule référence de Carpenter qui pour ce métrage s'éloigne des atmosphères urbaines et contemporaines de ASSAUT et LA NUIT DES MASQUES.
Ici, il s'inspire en effet du cinéma gothique des années soixante pour créer ses nuits embrumées très évocatrices, tandis que son histoire de naufrageurs et de vieux loups de mer évoque des souvenirs du FASCINANT CAPITAINE CLEGG ou des CONTREBANDIERS DE MOONFLEET. Il pioche aussi dans des légendes de fantômes typiquement américaines, rappelant Edgar Poe ou « La légende de Sleepy Hollow ».
FOG a aussi la particularité de fonctionner comme un film-catastrophe, presque comme un film chorale. L'action se situe à l'échelle d'une petite ville et nous suivons les aventures de personnages variés qui ne se croisent parfois qu'assez peu. Comme dans LES DENTS DE LA MER, nous trouvons une ville maritime sur le point d'organiser une grande fête, sous la férule d'une maire énergique. Mais cet événement va être perturbé par l'irruption de spectres accompagnés d'un brouillard surnaturel, incarnations de la culpabilité des fondateurs d'Antonio Bay, du péché originel sur lequel s'est construite la fortune de la ville.
Les manifestations des fantômes sont rares. La plupart du temps, elles se limitent à des silhouettes dans le brouillard ou à une main armée d'un crochet ou d'un sabre. Leur aspect énigmatique ne les rend que plus mystérieux et terrifiants. La vraie star, le vrai monstre du film est le brouillard qui s'infiltre partout et accompagne les apparitions des revenants. Dans des plans hallucinants, du brouillard rampe sur une route, avance dans les rues d'une ville ou encercle une maison. Autre image saisissante : l'apparition des spectres aux yeux luisants en plein cœur d'une église.
Enfin, Carpenter nous sert quelques scènes d'action dont il a le secret, avec son habituel sens du tempo et du suspense. Nous avons ainsi le siège de l'église ou du phare par les spectres. Ces séquences à l'efficacité imparable nous rappellent que le réalisateur d’ASSAUT ou de VAMPIRES est un grand fan des westerns classiques américains.
La genèse de FOG est néanmoins compliquée. John Carpenter, très insatisfait du premier montage, retourne en grande partie le métrage pour un meilleur résultat. Il en ressort l'impression d'un film inégal, son deuxième tiers se traînant un peu par exemple. Le métrage est moins tenu et rigoureux qu’ASSAUT ou LA NUIT DES MASQUES. Mais cela n'empêche pas FOG de trôner aux côtés de THE THING ou LA NUIT DES MASQUES parmi les meilleurs Carpenter, de rester un très bon film, un classique de son metteur en scène et de son époque. Emmanuel Denis.
Tourné après les téléflms Le Roman d’Elvis et Meurtre au 43ème étage, Fog marque le retour de John Carpenter dans les salles obscures en 1980, moins de deux ans après la sortie de Halloween, La nuit des masques. Avec ce long-métrage, le Maître de l’horreur clame pour la première fois haut et fort son amour pour les écrits d’Edgar Allan Poe et Howard Phillips Lovecraft, plusieurs années avant Prince des Ténèbres (1987) et L’Antre de la Folie (1995).
Le long-métrage s’ouvre d’ailleurs sur le tic-tac d’une montre à gousset d’un vieux de loup de mer qui s’apprête à raconter une histoire à des enfants au coin du feu. L’heure se rapproche de minuit et le petit groupe écoute le récit funeste de l’équipage de l’Elizabeth Dane, décimé cent ans plus tôt à cause d’un brouillard meurtrier aux abords de la ville d’Antonio Bay. Alors que la paisible commune s’apprête à fêter son centenaire, la brume fait son retour dans la ville, emportant de nouvelles victimes avec elle...
On ne change pas une équipe qui gagne ! Et en 1980, John Carpenter l’avait parfaitement compris. Pour Fog, le cinéaste travaille de nouveau avec Debra Hill, son ex-femme avec laquelle il avait co-écrit Halloween. Comme pour ce précédent long-métrage, le duo concocte un script épuré qui va à l’essentiel. Après la mise en contexte particulièrement rapide qui nous plonge immédiatement dans l’atmosphère d’une légende urbaine inquiétante, la météo se dégrade au large d’Antonio Bay, comme l’annonce l’animatrice radio de la station locale interprétée par Adrienne Barbeau, à l’époque compagne de Big John avec lequel elle collabore pour la deuxième fois après Meurtre au 43ème étage.
Très rapidement, le brouillard se répand et les premiers meurtres arrivent.
Particulièrement brutaux, ces derniers convoquent habilement l’imagerie des
pirates et des fantômes, bien des années avant que Johnny Depp vienne s’en
mêler. Au cours de ces séquences, le pouvoir de suggestion de Carpenter s’allie une nouvelle fois à une partition oppressante et parfois stridente composée par ses soins, comme c’était le cas pour Halloween.
En parallèle de ces morts qui surviennent en mer, d’étranges phénomènes se produisent dans la ville d’Antonio Bay. Les fenêtres explosent et ce brouillard pas comme les autres se met à scintiller au loin. Plusieurs personnages comprennent rapidement que quelque chose ne tourne pas rond et se mettent à mener leur enquête chacun de leur côté. Parmi eux se trouve notamment une voyageuse incarnée par Jamie Lee Curtis, impliquée malgré elle dans les sombres événements d’une commune aux nombreux secrets. Dans le film, John Carpenter retrouve également d’autres de ses comédiens fétiches comme Nancy Loomis, Tom Atkins et Charles Cyphers.
Il fait par ailleurs appel à Janet Leigh, la mère de Jamie Lee Curtis. Face à Michael Myers, cette dernière échappait au triste sort qu’avait réservé Alfred Hitchcock à Leigh dans Psychose, auquel Halloween rendait hommage. Avec Fog, Big John continue de marcher sur les traces du Maître du suspense en plantant sa caméra à Bodega Bay, où Les Oiseaux avait été tourné. Comme dans ce dernier, les protagonistes complémentaires, dont les personnalités sont brillamment développées en quelques répliques, n’ont d’autre choix que de s’allier pour contrer un mal inexplicable.
Néanmoins, contrairement au long-métrage d’Hitchcock, le rythme est beaucoup plus enlevé et cette efficacité est l’une des marques de l’identité de Carpenter en tant que cinéaste. Si Fog n’est pas son film le plus abouti, il témoigne quoi qu’il en soit de sa volonté de travailler avec ses proches avec un budget limité – ici 1 million de dollars – pour rendre hommage à ses inspirations tout en ouvrant le sillon d’un pan moderne du cinéma d’horreur.
Parmi les autres fidèles compères de John Carpenter, on retrouve notamment le roi du maquillage Rob Bottin dans la peau d’un fantôme, Tommy Lee Wallace au poste de chef décorateur et surtout Dean Cundey à la photographie, qui remet lui aussi le couvert après Halloween. Si certains plans ont subi le poids des années, le spectateur reste soufflé par l’utilisation du CinemaScope, qui permet de retranscrire à merveille la manière dont l’ombre envahit la paisible Antonio Bay.
L’équipage de l’Elizabeth Dane n’a d’ailleurs pas spécialement besoin d’apparaître pour que le spectateur soit accroché à son fauteuil. En témoigne une poursuite nocturne dans les rues vides de la ville, où deux voitures tentent d’échapper à l’arrivée inéluctable du brouillard, qui n’est pas sans rappeler celle du démon dans Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur.
Dans la première partie de l’œuvre, John Carpenter utilise bon nombre de jump- scares particulièrement efficaces pour faire surgir les fantômes du brouillard, qui s’en prennent à leurs victimes dès qu’elles ont le malheur d’avoir le dos tourné. Si cette technique est davantage utilisée que dans la plupart des films de Big John, à commencer par The Thing, jamais elle ne fait l’effet d’un pétard mouillé, étant donné que la mise en scène du cinéaste ne se résume jamais à ces procédés. Que ce soit en filmant l’intérieur d’une voiture en panne et encerclée par la brume, un mort se redressant lentement à l’hôpital ou un simple poste de radio en feu, le réalisateur ne cesse de jouer avec son cadre, les objets qui s’y trouvent et les situations pour provoquer la tension et la peur.
Carpenter parvient même à éveiller l’empathie pour des fantômes victimes d’une communauté qui n’a pas hésité à construire sa ville dans le sang. La vengeance prend donc rapidement le pas sur la simple malédiction, ce qui donne une véritable consistance à un récit pourtant épuré. Si Fog est loin d’être l’œuvre la plus politique dans son auteur, elle n’en demeure pas moins passionnante dans sa façon de démystifier une ville américaine idyllique au passé douloureux. En seulement 86 minutes, le cinéaste parvient donc à traiter l’histoire d’une commune par le prisme du conte se transformant peu à peu en récit cauchemardesque, ce qui en fait un film idéal pour la période d’Halloween. Kevin Romanet.
VAMPYR
L’Étrange aventure de David Gray
de Carl Theodor Dreyer, 1932, Allemagne/France, 1h23, Noir et Blanc
avec Julian West, Maurice Schutz, Sybille Schmitz…
RÉSUMÉ : Un vieil homme offre a David un livre sur les vampires. Or, dans le chateau du vieillard vivent deux femmes dont l'une, gravement malade, porte d'etranges blessures au cou.
POINT DE VUE : Adaptation libre de deux nouvelles, « Carmilla » et « L’auberge du dragon volant », contenues dans le recueil « Les créatures du miroir » (In a glass darkly) de l'écrivain irlandais Sheridan Le Fanu. « Carmilla » sera ensuite adaptée par Vadim dans Et mourir de plaisir. Nicolas de Gunzburg, producteur de Vampyr et interprète de David Gray sous le pseudonyme de Julian West, Dreyer et son scénariste Svend Rindom connaissaient la « Dracula » de Bram Stocker mais ont préféré adapter les nouvelles de Le Fanu écrites vingt-six ans avant. Ils ont préféré la tonalité subtile et inquiétante de l'étrange à celles plus tranchées de l'horreur et de l'épouvante.
Après Jeanne d’Arc, Dreyer voulait élargir le champ de sa réflexion sur la problématique chrétienne jusqu'au surnaturel. Le thème du vampire, païen, comporte des thématiques chrétiennes : résurrection, affrontement du bien et mal et notion de salut. Il permet un travail tranché avec une opposition entre les bons (David Gray, le châtelain et ses deux filles, leur couple de domestiques) et les mauvais (Marguerite Chopin, le docteur et Justin le garde-chasse).
L'approche poétique du surnaturel choisie est loin de l'expressionnisme allemand ou du fantastique gothique qui sera celui de la Hammer. Le climat d'étrangeté surgit dès le titre, Vampyr, qui, ainsi orthographié, n'existe dans aucune langue. C'est une négligence imputée au distributeur. Dreyer et son directeur de la photographie Rodolf Maté souhaitaient une image très contrastée pour souligner, dans la dialectique ombre contre lumière, la lutte entre les forces du bien et du mal. De retour du laboratoire, ils eurent la mauvaise surprise de visionner une image surexposée et voilée. Ils décidèrent de garder cette lumière diffuse qui renforce l'atmosphère d'irréalité du film.
Le film est tourné en trois versions simultanées, française, allemande et anglaise. Dreyer a pu ainsi resserrer et réduire le texte comme il aimait à le faire car aucun des acteurs ne maîtrisaient les trois langues. Cette réduction des dialogues favorise la parenté avec le rêve où souvent ne se prononce aucune parole. Dreyer aimait utiliser des acteurs non professionnels car leur jeu renforce la bizarrerie de leurs personnages. Ici, seuls le châtelain et Leone sont interprétés par des professionnels.
On retrouve dans le film les grands moments du déroulement classique des histoires du vampire. La halte dans une auberge inquiétante, le héros voyageur, les deux filles victimes idéales, le vampire et ses comparses diaboliques (le médecin et le garde-chasse), le rituel de la mise à mort du vampire (le pieu dans le cœur), le livre ancien écrit par un religieux qui explique la réalité vampirique et comment y mettre fin, et même le fiacre dans la forêt et la transfusion sanguine.
Manque l'amour passion qui, dans « Carmilla », est vécu sous la forme saphique dans la relation entre la vampire et sa victime. Dreyer transforme Carmilla en une Marguerite Chopin, vieille femme laide et ridée, sans doute par refus de la psychologie pour renforcer le caractère onirique et hypnotique. Sheridan Le Fanu était un admirateur de Swedenborg, théosophe suédois, pour qui tout objet réel possède son double spirituel et cet objet réel n'est que le reflet du monde immatériel qui, seul, existe. Dreyer souhaite nous conduire dans ce monde parallèle au notre et possédant sa propre logique. D'où des symboles marquants : le faucheur, image archetypale de la mort, le passeur symbole du rêve, la blancheur purificatrice de la farine qui engloutit le médecin, la roue dentelée du moulin qui incarne le destin et s'arrête lorsque le sort est joué.
Cette impression de deux mondes parallèles est renforcée par le physique bizarre de la servante, par l'homme défiguré à l'étage, le tableau macabre, ou l'incantation derrière la porte. Mais surtout par le travail sur les ombres, celle dédoublée de Justin ou des danseurs que fait stopper Marguerite Chopin et, bien sûr, le dédoublement final de David Gray dans l'usine désaffectée qui lui permet de comprendre le sort qui lui est réservé en assistant à son propre enterrement.
Dreyer y excelle là dans la capacité à filmer l'invisible. À l'image de David Gray, qui traverse le film dans un état ahuri, le film se situe dans la zone incertaine du demi-sommeil, celle du rêve ou plutôt un cauchemar dans lequel vient s'égarer un voyageur imprudent et distrait.
Les audaces visuelles sont nombreuses. Dans la scène d'enterrement, le point de vu est celui de David Gray, allongé dans son cercueil et qui voit défiler en contre plongée, par l'ouverture vitrée, le paysage extérieur qui mène au cimetière. Les jeux avec les ombres va jusqu'à celles des farfadets qui dansent sur l'herbe. La caméra, toujours en mouvement dessine des cadres toujours très précis et travaillés. Le film, défendu dès sa sortie par Marcel Carné et Lotte Eisner, sera un échec public. Patrick Zeyen.
COMMENTAIRE : David Gray rentre à son auberge où un vieil homme lui confie un paquet à n'ouvrir qu'en cas de décès. La vie déjà somnambulique de Gray bascule alors. Il va dans un château étrange, noyé dans la brume, où la fille du châtelain, Léone, semble possédée. Le livre contenu dans le paquet révèle qu'en fait elle est vampirisée par une certaine Marguerite Chopin avec la complicité du médecin qui la soigne.
Dreyer, qui admirait le Nosferatu de Murnau, voulait en reprendre les principes formels et notamment le style d'éclairage où l'opposition des blancs et des noirs était une métaphore visuelle de la lutte du bien et du mal. À la suite d'une erreur technique, la pellicule fut voilée et tout apparaissait dans un univers indistinct et blanchâtre. Il décida d'utiliser cette erreur pour en faire le principe émotionnel du film. Stéphan Krezinski.
LE MANOIR DE LA PEUR
d’Alfred Machin, 1927, Belgique, 1h10, Noir et Blanc
avec Gabriel de Gravone, Arlette Marchal, Georges Térof…
RÉSUMÉ : Près d’un village de Provence, un inconnu mystérieux - accompagné de son domestique - s’est installé dans un vieux manoir. Depuis leur arrivée, une série de crimes épouvante les habitants. Seul le jeune Jean Lormeau refuse de céder à la peur…
POINT DE VUE : Des éclairages expressionnistes et des décors caligaristes : le film fantastique français oublié. Un film détonnant dans la production française, par Alfred Machin, pionnier du cinéma. Archives françaises du film CNC.
COMMENTAIRE : Un vrai bonheur que ce film d'épouvante qui sait mêler Edgar Poe aux inspirations expressionnistes, et qui montre un savoir-faire indéniable à tous les postes. Le Manoir de la Peur représente tout ce qui faisait peur à l'époque, avec en plus ce petit quelque chose issu de la passion d'Alfred Machin pour les animaux. Car la vraie star du film, plus que le funeste et mystérieux personnage tout de noir vêtu qui vient s'installer dans le paisible village, plus que le brave jeune premier n'écoutant que son courage pour percer le mystère des épouvantables agissements d'un voleur anonyme, plus que la jeune fille qui tord ses mains de frayeur aux moments qu’il faut, c'est un chimpanzé, qui joue plus juste que tous les personnages cités. Le primate va accomplir plusieurs cambriolages dans la ville, se faufilant partout tel un félin pour piquer colliers et espèces, terrorisant les petites vieilles réveillées en pleine nuit, et plongeant la communauté dans une angoisse superstitieuse qui ne va cesser de gonfler. À l'écran, le singe brise à peu près tout sur son passage, et la discrétion n'est pas son fort. Mais le charisme de ce chimpanzé dressé à la perfection (il faut le voir verser du poison dans un verre), est tellement émouvant à errer dans la nuit et à saccager les armoires et les horloges, qu'on ne peut qu'applaudir à l'exploit d'avoir su aussi bien le faire imiter les comportements humains. Toutes ces scènes sont formidables, on le regarde bouche bée semer la panique dans la ville, et rapporter humblement le fruit de ses délits au méchant.
Le film offre une splendide mise en scène tout en jeux d'ombres, en contrastes entre scènes violemment éclairées et sombres séquences nocturnes. Machin et Wurchleger connaissent leur sujet, de scène en ombres chinoises, de grandes silhouettes se découpant sur les murs, des plans de coupe sur les horloges indiquant minuit… Le moment de bravoure est le final : une scène ferroviaire impressionnante, qu’ils filment dans un montage serré. Un petit film oublié et pourtant très agréable.
LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN
The Revenge of Frankenstein
de Terence Fisher, 1958, GB, 1h31, Couleurs
avec Peter Cushing, Francis Matthews, Eunice Gayson…
RÉSUMÉ : Après avoir échappé de justesse à la guillotine, le baron de Frankenstein, en fuite, élit domicile dans la ville de Carlsbruck. Sous le nom de Victor Stein, il démarre une activité de médecin, tout en poursuivant ses sombres recherches. Hans Kleve, un collègue de passage, le reconnaît. Les deux hommes décident de travailler ensemble sur le nouveau cobaye de Frankenstein, un "corps parfait" dans lequel il a implanté le cerveau de son assistant. La créature échappe bientôt à son infernal créateur, montrant un penchant prononcé pour le cannibalisme...
POINTS DE VUE : À la fin des années 50, la modeste société de production britannique Hammer fondée par James Carreras et Anthony Hinds accède à la gloire en réactivant les monstres du patrimoine de l’âge d’or du fantastique américain des années 30. Dracula, Frankenstein, le loup-garou et la momie recouvrent ainsi une seconde jeunesse, grâce à la couleur, une escalade dans la violence, l’érotisme et le sadisme, de nouvelles stars du genre (Peter Cushing, Christopher Lee), et le talent du metteur en scène Terence Fisher.
Signés Terence Fisher, assisté d’une immuable et remarquable équipe artistique, Frankenstein s’est échappé (The Curse of Frankenstein, 1957) et Le Cauchemar de Dracula (Horror of Dracula, 1958) constituent deux dates essentielles dans l’histoire du cinéma fantastique et aussi de la production britannique, même si leur statut de films d’horreur de série B leur a longtemps interdit les lauriers de la reconnaissance critique et patrimoniale. Aujourd’hui, la réputation de ces films n’est plus à faire. Hissés au rang de classiques par des admirateurs de plus en plus nombreux, ils sont devenus une référence incontournable pour plusieurs générations de cinéastes et de cinéphiles. Le personnage blasphématoire du baron Frankenstein (l’excellent Peter Cushing) a visiblement passionné et effrayé le puritain Fisher et son scénariste Jimmy Sangster. Les deux hommes déplacent l’attention du spectateur du monstre vers son créateur, présenté comme un personnage antipathique et amoral, au fil de ses aventures macabres et des cinq films que le cinéaste consacrera à l’anti-héros de Mary Shelley. Ainsi, La Revanche de Frankenstein (The Revenge of Frankenstein, 1958) est-il la suite directe du premier film. Condamné à l’échafaud, Frankenstein parvient à s’évader avec la complicité du bourreau, en faisant guillotiner un prêtre à sa place. Il s’installe dans une ville en Allemagne et exerce ses activités de médecin sous le nom de Stein. Ce n’est qu’une couverture pour poursuivre ses expériences de démiurge et se fournir en parties du corps humain qu’il prélève sur ses malades. Jamais le baron n’aura autant éclipsé sa créature dans un film de Terence Fisher. Les auteurs le débarrassent ici de sa cruauté gratuite pour en faire un être génial qui se situe au-delà du bien et du mal. Frankenstein est un scientifique à la personnalité complexe. Mu par une obsession démente, il n’en représente pas moins les lumières du progrès en face d’une bourgeoisie ignare et rétrograde. Le savant se transforme ainsi en libertaire assoiffé de connaissance et d’absolu, dans une société intolérante et rigide. Les personnages secondaires et les intrigues annexes permettent d’introduire une critique féroce du mépris de classe et des inégalités sociales qui définissent l’Angleterre victorienne. Le fantastique selon Fisher s’inscrit dans un cadre réaliste, religieux et politique. La Revanche de Frankenstein, l’un de ses meilleurs films, en offre une brillante démonstration. Olivier Père.
Si le vampirisme inspire à Terence Fisher un cycle du bien et du mal, les cinq films qu'il consacre aux expériences du baron Frankenstein — celui-ci est l'opus numéro deux — livrent une réflexion sur la science face à l'obscurantisme, la raison contre les préjugés.
Loin d'être un film d'horreur traditionnel — la « créature » en est quasiment absente —, cette Revanche de Frankenstein bénéficie d'un scénario complexe de Jimmy Sangster : le savant est au centre du récit, il n'est pas fou, et ses expériences prodigieuses ne sont pas condamnées par une sorte de fatalité morale mais bien par la bêtise crasse de la bourgeoisie dominante.
Peter Cushing trouve ici l'un de ses meilleurs rôles : il passe de la morgue agacée de celui qui se sait supérieur et incompris à la froide certitude du logicien. Il fait du baron une sorte de génie libertaire qui finit — étonnante trouvaille du script — par devenir son propre cobaye, acquérant, de corps en corps, l'immortalité. Ancien monteur, Fisher utilise dans son récit un principe de scansion permanent, qui nous trimbale de l'hypocrisie des beaux quartiers à la cruauté du peuple ignorant, de l'ombre à la lumière, du progrès à la stagnation. De la belle ouvrage ! — Aurélien Ferenczi.
COMMENTAIRE : Après avoir échappé à la guillotine, le Baron Frankenstein disparaît dans la nature. On le retrouve, trois ans plus tard, installé comme praticien dans une nouvelle ville, sous un faux nom. Et son affaire marche tellement bien qu'elle génère la jalousie d'un groupe de ses confrères, qui voient d'un mauvais il sa présence sur leur « territoire ». Néanmoins, un des plus jeunes d'entre eux, qui a reconnu le Baron, semble désireux de rejoindre Frankenstein afin d'étancher sa soif de savoir. Le Baron, ravi de rencontrer un esprit qui partage son approche de la science, l'enrôle dans son équipe et lui révèle son projet secret...
On prend (presque) les mêmes et on recommence ! Et oui, à l'exception de Christopher Lee, le générique présente les mêmes noms que les deux précédents succès de la Hammer, FRANKENSTEIN S’EST ÉCHAPPÉ et LE CAUCHEMAR DE DRACULA. On y retrouve donc Terence Fisher aux commandes, Jimmy Sangster à l'écriture et Peter Cushing dans le rôle principal. Mais l'absence de Christopher Lee ou, du moins, l'absence d'une réelle Créature, aura une influence défavorable sur le succès populaire du film...
Pourtant la Créature de Frankenstein et Dracula étaient loin de monopoliser les projecteurs et la caméra, dans les deux premiers films... En effet, Christopher Lee y est très peu visible. Même dans LE CAUCHEMAR DE DRACULA, dans lequel il interprète le rôle-titre, on le voit très peu à l'écran. Il reste cependant omniprésent grâce à la mise en scène de Fisher. Le climat créé par le réalisateur est tellement oppressant que l'on peut ressentir, en permanence, l'ombre du Comte Dracula qui enveloppe les protagonistes de l'histoire.
Dans FRANKENSTEIN S’EST ÉCHAPPÉ, Fisher et Sangster se sont volontairement démarqués de l'histoire originale pour recentrer leur film sur le personnage du Baron. C'est donc tout naturellement que la Créature apparaît peu à l'écran. Mais là encore, le récit de Sangster et la mise en scène de Fisher rendent la Créature quasi-omniprésente. La terreur s'immisce d'ailleurs d'autant mieux que le vrai monstre, c'est le Baron. Fisher alterne d'ailleurs habilement les séquences nous présentant le Baron en société, toujours très respectable, et le Baron chez lui, dans son laboratoire, où seule la réussite de son projet importe, quel qu'en soit le prix...
Et c'est cette orientation qui a été conservée, dans LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN. Le film commence là où FRANKENSTEIN S’EST ÉCHAPPÉ s'est arrêté. Le Baron est emmené de son cachot jusqu'à l'échafaud. Là, Terence Fisher ne s'amuse pas à générer un pseudo-suspense stérile et nous révèle très rapidement que, lorsque le couperet est tombé, ce n'est pas la tête de Frankenstein qui a été tranchée
Puis il accélère encore un peu l'écoulement du temps et nous projette trois ans en avant, dans une autre cité.
Manifestement, le Baron a adopté un profil bas. Il exerce à nouveau la médecine, sous une autre identité. Il semble par contre s'être un peu éloigné de cette bourgeoisie (ridicule, comme toujours chez Fisher) dont il faisait partie jadis. La majeure partie de son temps, il la passe à soigner des nécessiteux et on pourrait presque croire que Frankenstein a retrouvé le droit chemin... Cependant une note d'humour noir à propos du bras d'un pickpocket nous confirme rapidement que la nature de ses projets reste probablement inchangée...
Un des intérêts du film réside d'ailleurs dans cette évolution du Baron. Sa dualité est tellement moins évidente qu'on peut (presque) se demander si la part monstrueuse de Frankenstein ne s'est pas dissipée. Mais le récit s'applique discrètement à nous " rassurer "... Tout au long du film, des informations sont distillées et nous permettent de mesurer l'horreur des expériences menées par le Baron depuis trois ans. Et de son côté, Frankenstein s'amuse régulièrement à lâcher quelques petites phrases remplies de sous-entendus... Par ailleurs, ses colères sont beaucoup plus rares et plus brèves. Loin des pertes de sang froid de FRANKENSTEIN S’EST ÉCHAPPÉ, le Baron apparaît beaucoup plus sensé et plus scientifique.
Ainsi, lorsqu'il présente ses projets à Hans, son assistant, on est partagé entre deux sentiments opposés. Car l'acte du Baron semble noble au premier abord, mais qu'en est-il de ses motivations ? Et c'est toute la subtilité du personnage de Frankenstein qui parvient à dissimuler ces expériences de dément à son entourage, en les présentant comme des actes humanitaires. La mise en scène de Fisher met d'ailleurs merveilleusement en valeur l'ambiguïté de la situation. LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN est en effet enrichi d'une charge dramatique qui prend presque le pas sur l'horreur pure. En effet, même si elle est toujours présente, l'horreur est très peu montrée : elle est souvent évoquée, racontée, dite, mais ne perd jamais de son impact
Ainsi, LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN soulève deux interrogations concernant, d'une part, le prix du progrès et, d'autre part, la place de l'éthique dans la recherche médicale. Ces deux thèmes sont d'ailleurs abordés bien plus ouvertement que dans le premier film ou dans le roman de Mary Shelley. Terence Fisher ira encore plus loin dans cette direction pour LE RETOUR DE FRANKENSTEIN. Dans cet avant-dernier film, le plus gore de la série, la plupart des protagonistes sont des médecins, qu'ils soient victimes ou alliés (contraints) du Baron, et aucun n'est présenté de façon avantageuse...
LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN est une digne suite à FRANKENSTEIN S’EST ÉCHAPPÉ. Même si le film a été boudé par le public, il a d'énormes qualités. L'absence de réelle Créature n'enlève rien à son impact, au contraire ! En effet, toute l'histoire est ainsi recentrée sur le véritable monstre : le Baron Victor Frankenstein. Peter Cushing apporte d'ailleurs une nouvelle dimension à ce personnage, qui en devient encore plus terrifiant. En outre, le rôle de Karl, qui se substitue à la Créature, donne une perspective dramatique inédite au film et permet de soulever plus ouvertement des questions de fond. Moins spectaculaire et moins envoûtant que son prédécesseur, LA REVANCHE DE FRANKENSTEIN est peut-être au final un film plus intéressant... Francis Trento.
LA MOMIE
The Mummy
de Karl Freund, 1932, US, 1h12, Noir et Blanc
avec Boris Karloff, Zita Johann, Davis Manners…
RÉSUMÉ : En 1921, sur le site de Thèbes, des archéologues du British Museum découvrent un sarcophage contenant la momie d'Imhotep, prêtre de l'ancienne Égypte embaumé vivant pour être tombé amoureux de la princesse Ank-Souh- Namun, en dépit de l'interdit. Ramené à la vie par accident, Imhotep s'enfuit en emportant le parchemin de Thot, qui permet de ressusciter les morts. Onze années plus tard, Imhotep, sous le nom de Ardath Bey, indique aux membres d'une nouvelle expédition l'emplacement de la tombe d'Ank-Souh-Namun. Persuadé qu' Helen Grosvenor, fille du gouverneur du Soudan, est la réincarnation de la princesse, prêt à tout pour conquérir le cœur de celle qu'il aime, il terrorise les membres de l'expédition.
POINTS DE VUE : Au début des années 30, la civilisation égyptienne antique fascine, avec ses nombreux mystères, notamment suite à la « malédiction » qui suivit la découverte du tombeau de Toutankhamon en 1922. Dans le même ordre d’idées, LA MOMIE débute avec la découverte d’un nouveau tombeau, renfermant notamment un sarcophage et une momie. Un étrange coffre indique bien qu’il ne doit pas être ouvert, mais la curiosité est trop grande, et voilà que la momie, inanimée depuis des millénaires, se réveille, terrorisant à vie un explorateur curieux, et s’évanouissant dans la nature.
Retrouvant des traits plus humains, celui qui fut autrefois un grand prêtre se lance dans une quête personnelle, sans éveiller les soupçons. LA MOMIE va alors confronter la réalité et le surnaturel, faisant d’Imhotep une figure inquiétante, capable de contrôler les autres à l’envi pour atteindre son but. S’il se déroule dans un contexte très différent, LA MOMIE fait grandement penser à DRACULA, que ce soit dans la structure de son récit, que dans les agissements de son personnage principal. À l’instar du vampire, Imhotep maîtrise l’hypnose, représentée, ici, par un plan répété plusieurs fois, où les yeux d’Imhotep sont éclairés, de la même manière que ceux de Béla Lugosi l’étaient dans DRACULA.
On retrouve aussi la femme au centre du récit, partiellement sous l’emprise de la créature, mais qui ne doit pas sombrer définitivement. Ici, cela donne lieu à un triangle amoureux avec, d’un côté, Frank Whemple, et, de l’autre, Imhotep. La romance entre Frank et Helen n’est pas amenée de la manière la plus subtile qui soit, servant surtout de prétexte pour freiner Imhotep dans la réalisation de son plan, pendant que celle qui le lie à la princesse Ank-Souh-Namun permet d’effectuer des retours dans le passé et de renouer avec l’Egypte antique pour apporter au film une touche supplémentaire de mysticisme.
Le film de Karl Freund parvient, cependant, à mieux gérer son rythme que le film de Tod Browning, capitalisant sur la fascination de l’époque envers l’Egypte antique pour cultiver le mystère et offrir au spectateur un voyage dans le temps. Relativement court, comme la plupart des films de la série des Universal Monsters, LA MOMIE va souvent à l’essentiel, ne s’attardant pas trop sur certains éléments (comme la soudaine romance entre Frank et Helen), capitalisant davantage sur le magnétisme de Boris Karloff, acteur-caméléon par excellence. Un film tout à fait plaisant et divertissant, à l’atmosphère réussie. Quentin Coray.
En 1921, des égyptologues découvrent une étrange momie. Elle disparaît mystérieusement... Dix ans plus tard, un homme étrange appelé Ardeth Bey signale à des archéologues la sépulture cachée d'une princesse ensevelie 1600 ans avant notre ère...
LA MOMIE s'inscrit dans la lignée des grands films de monstres produits pendant l'âge d'or du cinéma fantastique hollywoodien. Après les succès phénoménaux de ses DRACULA et FRANKENSTEIN, Universal remet vite le couvert de l'horreur avec, entre autres, cette nouvelle œuvre. Ce studio s'empresse d'autant plus que la concurrence fait rage : la Paramount propose DOCTEUR JEKYLL ET MISTER HYDE et L’ÎLE DU DOCTEUR MOREAU ; la MGM emploie le terrible professeur Fu Manchu avec LE MASQUE D’OR ou met en boîte le controversé LA MONSTRUEUSE PARADE ; la RKO produit LES CHASSES DU COMTE ZAROFF…
LA MOMIE est la première œuvre réalisée par Karl Freund (appelé à tourner plus tard LES MAINS D’ORLAC avec Peter Lorre). D'origine austro-hongroise, il est célèbre en Allemagne en tant que chef-opérateur de films ambitieux et innovants comme LE GOLEM, LE DERNIER DES HOMMES de Murnau, BERLIN : SYMPHONIE D'UNE GRANDE VILLE de Walter Ruttman et surtout METROPOLIS. Mais, à la fin des années 20, la situation économique et politique de l'Allemagne dégénère et Freund part travailler à Hollywood : directeur de la photographie sur DRACULA et DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE, il apporte les acquis du cinéma fantastique allemand en matière d'ambiance fantastique.
Le rôle de la momie est tenu par Boris Karloff, devenu en une année une énorme vedette du cinéma d'épouvante grâce à FRANKENSTEIN. Il est accompagné par David Manners, jeune premier hollywoodien des années 30 (vu dans DRACULA et LE CHAT NOIR) et Zita Johann, comédienne qui ne connaîtra qu'une courte carrière.
Au cours du XIXème siècle, le développement de l'archéologie et des grands musées occidentaux attire l'attention du public sur les mystères de l'antiquité. Les momies et monuments égyptiens deviennent sujets d'engouement avec par exemple «Le roman de la momie» de Théophile Gautier ou les photographies réalisées par Ducamp le long du Nil. En 1922, la découverte de la tombe de Toutankhamon par Randolph Carter fait sensation. Cinq mois plus tard, le décès pour cause de maladie de Lord Carnavon, mécène de l'expédition, lance la rumeur d'une malédiction s'abattant sur les profanateurs de sépultures royales. La légende de la malédiction de Toutankhamon est née !
LA MOMIE exploite astucieusement cette fascination pour la religion, les rites funéraires et la magie de l'Égypte antique, ainsi que l'engouement pour l'archéologie qui l'accompagne. Le prologue (situé en 1921, clin d'œil à la découverte du tombeau de Toutankhamon) nous présente des archéologues sur un chantier de fouilles. Ils viennent de découvrir la momie d'un personnage enterré vivant avec le papyrus de Toth, lequel est censé contenir la formule magique employée par la déesse Isis pour faire renaître Osiris. Imprudent, un jeune archéologue lit ce sort à haute voix devant la momie, la ramenant ainsi à la vie.
Nous retrouvons ce goût pour l'exotisme oriental et l'antiquité au sein d'un véritable petit film dans le film : lorsque Imhotep raconte son histoire, il l'illustre par des images se matérialisant dans un bassin fumant (E.P. Jacobs s'en rappellera pour sa BD «Le mystère de la grande pyramide»). Nous assistons alors à un génial petit péplum, narré en voix off par la voix caverneuse de Boris Karloff, plein de pharaons, de statues animées, de papyrus maudits et de funérailles grandioses en pleine Vallée des Rois. Nous assistons au terrible embaumement d'Imhotep, puni pour avoir défié les dieux. Encore une fois, l'atmosphère inimitable des films Universal et le savoir-faire des décorateurs hollywoodiens font merveille.
LA MOMIE est aussi fidèle à l'aspect pathétique des films de monstres de la Universal tels LE FANTÔME DE L’OPÉRA ou FRANKENSTEIN. Imhotep est un être tragique : la jeune princesse dont il est intensément épris est emportée dans le royaume des morts par la maladie. Refusant d'accepter la volonté des dieux, l'amoureux contrit subtilise le papyrus sacré de Toth afin de ramener la jeune fille d'entre les morts. Il est pris en flagrant délit et condamné à l'enterrement vif. Lorsqu'il revient à la vie en 1921, il met tout en œuvre pour retrouver la momie de la princesse et la ressusciter. Imhotep est expert dans le domaine des maléfices antiques. Il les met en œuvre afin de réaliser ses plans. Son regard est porteur d'un implacable pouvoir hypnotique qui, comme dans DRACULA, rappelle les malfaisants hypnotiseurs du cinéma allemand, croisés dans LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI ou MABUSE LE JOUEUR.
Imhotep est donc un personnage double : il est à la fois un amoureux touchant et une créature malfaisante. Il retrouve l'âme de sa maîtresse antique réincarnée dans le corps de Helen, la fille métisse d'un diplomate anglais. Elle aussi se caractérise par la dualité de son personnage : en elle cohabitent la femme occidentale, rationaliste et moderne d'une part, et d'autre part l'aristocrate de l'Égypte antique, impatiente de rejoindre son amant momifié dans une passion immortelle. C'est la confrontation de ces personnages complexes qui apporte à LA MOMIE sa profondeur dramatique et humaine.
Imhotep, cet homme passionné, porteur d'un amour plusieurs fois millénaire, ce mortel qui refuse de se plier aux lois des dieux, est formidablement interprété par Boris Karloff qui, dans un registre opposé au monstre frustre de FRANKENSTEIN, donne une silhouette aristocratique et voûtée, une voix d'outre-tombe, une diction traînante et un visage inerte inoubliable à ce monstre voué à devenir une légende du grand écran. Il est assisté par le génial maquilleur Jack Pierce, visionnaire qui impose LE look de la momie égyptienne au cinéma. Encore une fois, le talent des costumiers, décorateurs et autres techniciens de la Universal permet de créer une ambiance fantastique et exotique très hollywoodienne et réussie. On apprécie encore la réalisation rigoureuse, la photographie raffinée et l'interprétation homogène et talentueuse. On regrette seulement que l'histoire se traîne un peu en milieu de film.
Avec LA MOMIE, Karl Freund et son équipe parviennent encore à lancer une mythologie fantastique vouée à une grande longévité et à une enviable popularité. La Universal lui donne quelques suites à partir de LA MAIN DE LA MOMIE, et les anglais de la Hammer exploiteront aussi ce personnage (avec, entre autres, LA MALÉDICTION DES PHARAONS de Terence Fisher). À la fin des années 90, avec le film d'aventures LA MOMIE de Stephen Sommers, Imhotep s'offre une nouvelle ballade au sommet du box-office mondial, pour le plus grand plaisir des amateurs de cinéma fantastique... Emmanuel Denis.
COMMENTAIRES : Ramenée à l'air libre par un archéologue, une momie égyptienne de plus de trois mille ans renaît à la vie et convoite une jolie fille. Une œuvre très proche du courant expressionniste allemand. Dictionnaire des films, Larousse.
1921, en Egypte, une petite troupe d'archéologues déterre un coffret et un sarcophage contenant la momie d'un certain Imhotep. Cette dernière disparaît emportant du même coup le contenu du coffre. Le seul témoin de la scène sombre dans la folie et une dizaine d'années s'écoulent… Une autre expédition qui s'ennuie ferme reçoit la visite d'un mystérieux Ardath Bey. Après leur avoir indiqué où creuser, il disparaît, laissant les archéologues face à un tombeau inviolé depuis des millénaires.
Dans les années 20, le tombeau de Toutankhamon est découvert intact. Une importante découverte archéologique qui se verra auréolée d'une macabre légende. En effet, une inscription d'avertissement se trouvait à l'entrée, ce qui n'arrêta pas les chercheurs. Par la suite, plusieurs personnes ayant participé aux fouilles ou aux recherches sur les découvertes décèdent les unes après les autres. Une bonne quinzaine de personnes liées d'une manière ou d'une autre au tombeau du pharaon succombent ainsi en plusieurs mois. Il n'en faut pas plus pour obtenir une malédiction des pharaons reléguée par la presse. Une légende qui croît au long des années et toujours aussi tenace lorsque l'idée de produire un film sur le sujet germe dans les esprits. D'ailleurs, le scénario contient quelques points communs par rapport à l'histoire originale comme le début du film dans les années 20, avec la découverte d'une momie ou la fameuse mise en garde sur l'entrée du tombeau de la princesse.
LA MOMIE, version Karl Freund, n'est pas pour autant le premier film à s'inspirer des divers mystères de l'Egypte ancienne. Mais il sera celui qui lancera la momie comme un personnage à part entière du cinéma fantastique. Ne serait-ce qu'à la Universal, plusieurs suites seront données avec LA MAIN DE LA MOMIE, LA TOMBE DE LA MOMIE, LE FANTÔME DE LA MOMIE, LA MALÉDICTION DE LA MOMIE, DEUX NIGAUDS ET LA MOMIE. Et, plus de soixante ans plus tard, LA MOMIE de Stephen Sommers ainsi que LE RETOUR DE LA MOMIE. Entre les deux, les revenants égyptiens momifiés se sont promenés en grand nombre sur les écrans dans diverses adaptations plus ou moins réussies dont quelques-unes produites par la Hammer (LA MALÉDICTION DES PHARAONS, LES MALÉFICES DE LA MOMIE, DANS LES GRIFFES DE LA MOMIE et BLOOD FROM THE MUMMY’S TOMB).
Pourtant, la momie interprétée par Boris Karloff est assez différente du folklore habituel. Ce n'est pas la méthode d'embaumement qui est mise en cause, les égyptiens du film seront tellement zélés qu'ils appliqueront le processus à Imhotep alors que celui-ci est encore vivant ! Bel et bien recouvert de bandelettes, Boris Karloff traverse les âges. Mais une fois la résurrection accomplie, il se débarrasse bien vite de cet accoutrement pour incarner un personnage tour à tour maléfique et dramatique. Impossible de ne pas penser au personnage de DRACULA qui, après avoir traversé les âges, cherche à retrouver sa bien aimée. L'un des scénaristes de LA MOMIE a d'ailleurs travaillé sur l'adaptation théâtrale de DRACULA qui inspira le film du même nom avec Bela Lugosi. Dans LA MOMIE, contrairement aux autres films de la Universal, le personnage ne se promène donc pas enrubanné de bandelettes. Dans le remake de Stephen Sommers, cette idée est plus ou moins reprise tout comme une partie de l'intrigue mais dans une version remplie d'effets spéciaux de toutes sortes !
Avant de devenir réalisateur, Karl Freund travaillait en tant que chef opérateur pour les plus grands noms du cinéma allemand. Avant de s'envoler pour les Etats-Unis où la Universal lui propose un contrat, il assiste donc F.W. Murnau sur plusieurs films, œuvre à la mise en image du METROPOLIS de Fritz Lang ou met au point une drôle de caméra camouflée dans une valise pour les besoins de prises de vue discrètes de Berlin. Toujours chef opérateur, il est rapidement mis à contribution sur le DRACULA de Tod Browning ou DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE de Robert Florey. C'est alors qu'il a l'opportunité de diriger Boris Karloff dans LA MOMIE.
Si le remake utilisait l'intrigue comme prétexte à de nombreuses séquences spectaculaires, l'original tend plutôt vers un récit romantique et dramatique. Le personnage de la momie est dévoré par l'amour infini qu'il porte à une femme et il est prêt à abattre tous les obstacles qui l'en séparent. Pour cela, il use de différents pouvoirs plutôt sobres. Avant les effets spéciaux, ce sont avant tout Boris Karloff ainsi que la mise en image de Karl Freund qui assurent le spectacle tel que les plans sur le visage de l'acteur donnant l'impression que ses yeux s'illuminent de façon inquiétante. Christophe Lemonnier.
LA MARQUE DU VAMPIRE
Mark of the Vampire
de Tod Browning, 1935, US, 1h01, Noir et Blanc
avec Lionel Barrymore, Elizabeth Allan, Bela Lugosi…
RÉSUMÉ : Dans la région de Prague, Sir Karell Borotyn est retrouvé mort dans son château, le corps vidé de son sang et le cou marqué d'une morsure. Son ami le baron Otto et son médecin attribuent la mort à un vampire, accréditant la croyance locale selon laquelle le Comte Mora et sa fille Luna, morts depuis longtemps, errent dans la campagne les nuits de pleine lune. Cependant l'inspecteur Neumann, assisté du professeur Zelen, tente d'élucider le mystère...
POINT DE VUE : Sir Karell, un aristocrate, est retrouvé assassiné dans son château Tchécoslovaque. Tout indique que ce crime a été commis par des vampires ! Le professeur Zelen, spécialiste de l'occulte, mène l'enquête...
Après son prodigieux LA MONSTRUEUSE PARADE, Tod Browning réalise FAST WORKERS, un drame romantique de 1933, toujours pour la compagnie MGM. Pour cette firme, il retourne à l'insolite avec LA MARQUE DU VAMPIRE, réalisé en plein âge d'or du cinéma américain fantastique, en 1935. Il s'agit du remake parlant du LONDRES APRÈS MINUIT, une des fameuses collaboration entre le studio, Tod Browning et Lon Chaney au temps du muet.
Tod Browning retrouve Bela Lugosi, la Star de son DRACULA, qui enchaîne alors les productions fantastiques : LES MORTS-VIVANTS, DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE, LE CHAT NOIR... À ses côtés, dans le rôle de sa fille spectrale, nous découvrons Carroll Borland, à la fois écrivain et actrice de théâtre, très peu apparue au cinéma. Pourtant, ses quelques apparitions poétiques dans LA MARQUE DU VAMPIRE ont suffi à en faire une figure marquante du cinéma d'épouvante. Elle influencera aussi bien Mario Bava pour son emploi de Barbara Steele dans LE MASQUE DU DÉMON que l'actrice Maila Nurma (alias «Vampira») ou les personnages de Morticia et Mercredi dans LA FAMILLE ADDAMS. L'inspecteur de police est incarné par Lionel Atwill, grand comédien de l'insolite qui interprète, entre autres, les rôles principaux de DOCTEUR X et MASQUE DE CIRE.
Dans LA MARQUE DU VAMPIRE, nous apprécions l'atmosphère fantastique des séquences au cours desquelles se manifeste l'irrationnel. Ainsi, les apparitions magnétiques du comte Mora et de sa fille Luna au milieu d'un cimetière en ruines, parmi les toiles d'araignée d'un vieil escalier ou dans une crypte sinistre, sont des joyaux noirs du cinéma envoûtant. Quand le récit l'exige, Browning imprime à son film une bonne dose de nervosité, de fluidité et d'humour. Nous apprécions encore l'homogénéité et le talent d'un casting remarquablement choisi et dirigé : Lionel Barrymore, Jean Hersholt, Donald Meek...
L'intrigue, touffue et astucieuse, repose sur une habile imbrication de la réalité et de l'imaginaire, entre le vrai et le faux. Dans cette construction, nous suivons des déplacements surprenants du fantastique et de l'étrange, lesquels, en fin de compte, ne se trouvent pas toujours là où on les attend. Ainsi, la séquence finale tourne malicieusement en dérision les conventions et les artifices du cinéma fantastique, et ce une bonne soixantaine d'années avant SCREAM de Wes Craven !
Plusieurs intrigues compliquées se mêlent, au sein desquelles la simulation, le déguisement et la manipulation des apparences tiennent un rôle clé. Cela n'étonne pas dans la filmographie de Browning. Dans L'INCONNU, Alonzo se fait passer pour un manchot, ce qu'il n'est pas. Dans L'OISEAU NOIR, Lon Chaney, incarne deux personnages aux caractères opposés, liés par un terrible secret. Dans LE CLUB DES TROIS, des cambrioleurs se déguisent pour faire des mauvais coup (un nain se fait passer pour un nourrisson et un ventriloque pour sa grand-mère !). LA MONSTRUEUSE PARADE renverse la donne puisque c'est le fait que les « monstres » NE soient PAS déguisés qui provoque l'horreur et l'étrangeté !
LA MARQUE DU VAMPIRE souffre certes d'une narration inégale, par moment confuse. Le spectateur peut alors avoir du mal à suivre qui a fait quoi, où et quand... Nous apprécions néanmoins l'originalité du scénario de LA MARQUE DU VAMPIRE, son atmosphère étrange convaincante ainsi que la qualité irréprochable de son interprétation, qui en font un solide jalon de l'âge d'or du cinéma fantastique hollywoodien. Emmanuel Denis.
ORPHÉE
de Jean Cocteau, 1949, France, 1h52, Noir et Blanc
avec Jean Marais, Maria Casarès, François Périer…
RÉSUMÉ : Orphée, époux d'Eurydice, suit volontairement la Princesse, après un accident où meurt Cégeste, entrainé dans sa voiture pilotée par Heurtebise, vers un domaine mystérieux. Là, elle ranime Cégeste et disparait avec lui à travers un miroir. Orphée ne peut franchir l'obstacle. Accompagné d'Heurtebise, il revient chez lui, et doit, sur les accusations des Bacchantes, répondre de la disparition de Cégeste. L'image de la Princesse obsède Orphée qui ne vit que pour écouter ses messages radiophoniques, délaissant Eurydice. À son tour, elle est amenée dans le mystérieux au-delà où Heurtebise aide Orphée à la rejoindre. Les juges du Tribunal Suprême la lui rendent à condition qu'il ne la regarde jamais. Eurydice comprenant qu'Orphée n'a plus d'amour que pour la Princesse, parvient à lui faire violer son serment et disparait pour toujours. À ce moment, les Bacchantes font irruption chez Orphée qui est tué net au cours d'une bagarre....
POINTS DE VUE : Jean Cocteau reprend et développe ici les thèmes esquissés dans son premier film, le Sang d’un poète (1930), et que l’on retrouve aussi dans nombre de ses poèmes, romans ou pièces (dont la version théâtrale d’Orphée, 1925, différente de levure cinématographique) : la solitude de l’artiste, les « morts » - ou mortifications - successives qui jalonnent son destin, les incertitudes de l’inspiration, la recherche d’un ailleurs qui transcende la promiscuité des relations humaines, la traversée du miroir symbolisant le passage d’un monde à l’autre. Tous ces thèmes seront encore repris dans son dernier film, le Testament d’Orphée (1960), où reparaissent, entre autres, la Princesse et Heurtebise, exactement tels qu’on les a laissés ici, Cocteau lui-même succédant à Jean Marais dans le rôle, quasi autobiographique, d’Orphée. Ces trois films - les plus personnels de sa carrière de cinéaste - forment une sorte de trilogie de la création poétique, conçue comme un vagabondage organisé, au carrefour du mythe, du conte fantastique et du subconscient.
Orphée est en outre un film riche en trucages : effet de travelling mate lors de la marche tâtonnante dans la « zone » intermédiaire entre la vie et la mort, faux yeux peints sur les paupières de la Princesse, utilisation de bacs à mercure filmés à l’horizontale pour suggérer l’entrée dans le miroir, etc. Des détails curieusement réalistes viennent la traverser : sifflets de train, évocation de la faune de Saint-Germain-des-Prés, décor des ruines de Saint-Cyr. Il est possible que l’auteur ait été influencé par l’expressionnisme allemand (Nosferatu le vampire, notamment), le « Livre des Morts » tibétain ou des cauchemars consécutifs à l’usage de l’insuline. Reste une œuvre pleine d’énigmes, qui nous transporte, selon Chris Marker, dans « le territoire le plus avancé de la démiurgie ». Claude Beylie, 1995.
Orphée marque l’apogée de la collaboration de Cocteau avec Jean Marais, qui avait été révélé dans L’éternel retour (J. Delannoy, 1943), dont le poète avait écrit le scénario et les dialogues. C’est aussi, avec La Belle et la bête (1946), le film le plus connu des deux artistes. Orphée retranscrit le célèbre mythe dans le décor du Paris des années 50, avec ses cafés littéraires et sa jeunesse dorée de Saint-Germain-des-Près. Un parfum d’existentialisme imprègne du coup le récit, accentué par le présence de Juliette Gréco (Aglaonice) et le thème de l’au-delà qui n’est pas sans rappeler Les jeux sont faits (J. Delannoy, 1947), écrit par Sartre. Mais c’est bien l’univers symboliste de Cocteau qui est ici prépondérant, l’œuvre se voulant parabole et réflexion sur le devenir de l’artiste parmi les hommes. Les poètes naviguent ainsi entre la réalité et un autre monde. Cégeste (Edouard Dhermitte) bascule de l’autre côté du miroir dès l’ouverture, quand le poète revendicatif (Roger Blin) n’a pas encore franchi le pas. Heurtebise (François Périer) fait « la navette » entre les deux sphères au gré de ses missions célestes. Quant à Orphée (Jean Marais), il semble partagé entre les deux mondes. À son existence bourgeoise et convenue avec Eurydice (Marie Déa, rescapée des Visiteurs du soir), la tentation des amours sombres avec une belle princesse incarnant la mort (Maria Casarès) finira par être plus forte.
Cinq ans après Les dames du bois de Boulogne, l’actrice apporte à nouveau sa gravité et son magnétisme en incarnant une destinée fatale. Si l’étrangeté caractérise la plupart des personnages, on notera des figures plus conventionnelles : le commissaire de police (Pierre Bertin) incarne la logique terrestre quand le procureur de l’autre monde (Jacques Varennes) applique la même rationalité froide. Orphée est, avec Les yeux sans visage, la plus belle incursion du fantastique en France, même si l’on est ici plus près de la poésie d’un univers d’auteur que des conventions d’un cinéma de genre. On notera la beauté des trucages artisanaux et de ce que l’on ne nommait pas encore les « effets spéciaux », à l’image des séquences tournées à l’envers pour l’enfilage des gants et la levée des corps, ou du plan tourné à la verticale d’un plateau au sol, quand Orphée et Heurtebise traversent le miroir. Échec commercial à sa sortie (le grand public n’était visiblement pas préparé pour apprécier un tel film), Orphée devint rapidement un classique de ciné-club et assoira la renommée de Cocteau en tant que réalisateur majeur. Il restera pourtant sans tourner pendant dix ans et il faudra attendre Le testament d’Orphée (1960) pour apprécier le nouveau (et dernier) jalon de son œuvre de cinéma. Gérard Crespo, 2013.
Orphée : tout Cocteau y est condensé, le rare, le systématique et le prenant. Jeux de miroirs, jeux de glace et jeux de mots : attirail de formules imagées ; réalisme poétique ; entraînement au rêve par l’entremise de cette jeune et belle madame la Mort au visage aigu, qui emprunte la vois fêlée et impérieuse de Maria Casarès ; science des effets et des truquages que recèle le cinéma : ralenti, accélération soudaine, mouvements enchaînés, fondus, brisés, décomposés, inversés ; art du choix : choix des images qui frappent l’œil et demeurent devant lui, en lui ; choix des interprètes, choix des paysages, où situer l’histoire, choix des accessoires eux-mêmes, qui, dans un tel ouvrage, prennent une si grande importance… Cocteau sait exactement « jusqu’où il peut aller trop loin » et il a écrit là, avec une caméra, celle de ses œuvres qui le reflètera avec la plus immuable fidélité : celle où se meut librement l’ange du bizarre qui est en lui.
Je voudrais avoir la place de rappeler certains morceaux choisis de cette œuvre singulière : la somptueuse Rolls-Royce noire et nickelée de la Mort ; l’allure impressionnante de ses « motards » casqués, bottés, gantés de cuir, qui fait que, à la sortie du film et longtemps après, l’on évite les motocyclistes de la police routière avec effroi ; le passage du paysage normal de la vie au paysage fantastique de l’au-delà où toutes les silhouettes d’arbres et la route nous apparaissent, soudain, comme un cliché au négatif, et, surtout, la marche hallucinante de Jean Marais et François Périer vers le domaine où la Mort les attend : à ce moment, je vous recommande l’étrange et bouleversant sourire de Périer… Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, 1950.
Il y a, dans Orphée, bien plus qu’une adaptation cinématographique de sa pièce de 1927, une véritable biographie intérieure de l’auteur. À plusieurs reprises tel personnage, tel fait, tel mot, nous font penser à des événements marquants de l’existence de Cocteau, à l’un ou l’autre de ses amis ayant eu sur lui une influence profonde. le récit nous devient dès lors une sorte de confession pudique, à l’adresse non pas d’initiés mais plutôt d’amis lointains qui peuvent y reconnaître des échos de toute une existence, de toute une œuvre fortement liée à cette existence même.
Plus en profondeur, nous trouvons les constances de cette œuvre, les préoccupations de Jean Cocteau, ses thèmes personnels toujours repris et jamais épuisés. Chaque élément du film - chaque image - peut être séparé du déroulement logique du récit et vient nous frapper comme tel poème de Plain Chant, comme telle phrase de la Difficulté d’Être, nous invitant ainsi à rechercher sa signification profonde, son attache avec l’être de chair et de sang qu’est notre « grand amuseur » (sic).
Le film tout entier nous paraît être la pénible marche d’un poète - et de Cocteau lui-même - vers l’authenticité, vers la pureté ; l’histoire de ses mues successives qui le conduisent douloureusement à être « tel qu’en lui-même enfin »… un homme - et une œuvre - unique, irremplaçable.
L’Orphée du début, adulé et célèbre, pourrait fort bien être une image du Cocteau d’avant le Potomak, faiseur de vers plutôt que poète. Il lui manque encore l’essentiel : le choc qui le rendra à lui-même. Ce sera d’abord l’expérience de la mort. Ce sera aussi le contact avec ce qu’on appelle l’avant-garde. Et les réticences d’Orphée devant les outrances des jeunes poètes du Café nous rappellent ces déclarations : « C’est surtout aux jeunes gens qu’il faut déplaire, si l’on est vraiment neuf. Les jeunes gens sont presque toujours les champions d’une jeune anarchie qui leur bouche les yeux et les oreilles. Les modes d’avant-garde sont pires que les modes officielles ; il ne faut céder ni aux unes ni aux autres et savoir vivre en quarantaine. » Jean-Paul Marquet, Positif, 1952.
Cocteau a dit de son œuvre : « Orphée est un film qui ne peut exister que sur l’écran. J’ai essayé d’y employer le cinématographe non comme un stylographe mais comme de l’encre. J’y mène plusieurs mythes de front et je les contre-croise. Drame du visible et de l’invisible. La Mort d’Orphée se trouve dans la situation d’une espionne qui tombe amoureuse de celui qu’elle espionne. Elle se condamne elle-même au bénéfice de l’homme qu’elle doit perdre. L’homme est sauvé. La Mort meurt, c’est le mythe de l’immortalité. » Truquages poétiques, thème des miroirs, messagers de la mort en motocyclette vêtus de noir et, surtout, remarquable création d’une ville imaginaire en partant de Paris, Orphée descendant d’auto à Grenelle pour monter aux Buttes-Chaumont, arriver place des Vosges et déboucher à Boulogne. Georges Sadoul.
Technique plus assurée encore de la part du réalisateur, thème enfin en aucune sorte artificiel sous les jaillissants artifices de son expression, mais humain, au contraire, et particulièrement propice à devenir un piège à poésie. Poésie telle que la sent, telle que l’a imposée Jean Cocteau : quelque peu équivoque, fondamentalement ambiguë, à quadruple fond avec des épaisseurs de signification superposées, ce qui fait que, du spectateur le plus fruste au philosophe, chacun y trouvera son compte ». Claude Mauriac, Le Figaro littéraire, 1950.
Orphée est l’une des œuvres-clé de Jean Cocteau. Par le truchement de la poésie - car Orphée est un poème cinématographique - Cocteau exprime sa conception du monde. « La scène finale, dit Jean Cocteau, où la princesse, Heurtebise et Céleste se livrent sur Orphée au travail par lequel on endort les néophytes du Tibet afin de les faire voyager dans le temps, peut être prise pour la mort infligée à un mort, donc qui le fait revivre ».
Ce rappel de la mystique tibétaine n’est sûrement pas fortuit. Il rejoint le thème des « morts successives du poète », qui n’est qu’une façon déguisée d’évoquer la réincarnation (croyance hindoue et tibétaine). Télérama.
« L’importance d’Orphée me paraît faire éclater les cadres du cinéma (…) La beauté des images composées à partir des éléments les plus simples, et nous sommes bien obligés de nous rendre (…) Orphée est à Jean Cocteau ce que Faust fut à Gœthe. Bien plus qu’un film, bien plus qu’une tragédie, c’est un témoignage intellectuel. Voilà quelque chose que nous n’avions pas encore vu. La réalisation concrète d’un tel témoignage nous prouve, une fois de plus, que le cinéma est le langage le plus complet. Félicitations à Jean Cocteau d’avoir fait faire à la syntaxe de ce langage un pas en avant ». Jacques Bourgeois, Ciné Digest, 1950.
PETER PAN
d’Hamilton Luske, Clyde Geronimi et Wilfred Jackson, 1953, US, 1h16, animation couleurs
RÉSUMÉ : Peter Pan est un enfant joyeux, surdoué, et toujours prêt à aider les autres. Il a un don particulier : celui de se mettre à voler lorsqu'il pense à une chose agréable. Un jour, une fée appelée "Clochette" se tourne vers lui car elle a besoin d'aide. Il est urgent de retrouver la trace de plusieurs enfants, tous retenus prisonniers sur une île au nom infâme : l'Ile des enfants perdus. Peter accepte sans hésiter, même s'il doit en outre leur trouver une maman. Maintes aventures l'amènent à croiser le chemin de la jeune Wendy. Wendy devient une grande fille. Aussi passe-t-elle sa dernière nuit dans la nursery avec ses jeunes frères. C'est cette nuit-la que Peter Pan choisit pour les entrainer dans un grand voyage au pays imaginaire. C'est la panique lorsque Peter doit combattre le terrible capitaine Crochet...
POINTS DE VUE : En transformant le héros androgyne de James M. Barrie en adolescent « standard », Walt Disney fit perdre une partie de son charme au fragile récit du conteur (c’est Betty Bronson qui incarnait Peter Pan dans la plus célèbre des adaptations antérieures, en 1924, par Herbert Brennan). Mais, comme souvent, c’est par les personnages secondaires que le film se rattrape, notamment le capitaine Crochet, son mousse, et le crocodile affamé qui fait « tic-tac ». Sur le plan de l’animation, l’envol des enfants au-dessus de Londres et la bataille finale sont de jolis morceaux de bravoure. N.T. Binh, critique et producteur, 1995.
Ce diable d’enfant prit son envol en 1904 des pages d’un étrange et beau livre. En 1953, Walt Disney l’attrape dans son épuisette à contes de fées, gomme tous les angles aigus, tous les aspects sombres du célèbre jouvenceau qui refuse désespérément et joyeusement de grandir. Résultat : une part du mystère s’est évaporée, au profit d’un dessin animé rond, drôle et doux comme une peluche à câliner mille fois, pouce à volonté et pyjama en pilou.
Avec ses inventions malicieuses, ses tendres vagabondages en apesanteur dans un ciel étoilé, le Peter Pan des studios Disney a gagné le pari de son modèle : il ne vieillit pas. Petit prince en collants verts, Nijinski prépubère, mi-faune mi-Robin des bois, il entraîne trois gamins éblouis à la nage dans l’air pur, avec toute la grâce et la malice du monde.
Chaque personnage de ce film fluide et somptueux semble avoir bénéficié des mêmes soins attentifs : Clochette, petite fée sauvageonne et jalouse aux rondeurs sexy, pourvoyeuse de poudre dorée, sel des rêves et de l’innocence. Le capitaine Crochet, croque-mitaine pour rire, grand méchant pétri de peurs enfantines. Les garçons perdus, garnements en quête d’une maman, et la gentille Wendy. Les Indiens rigolos et les sirènes coquettes... Pour les rejoindre, pas besoin d’avoir encore ses dents de lait. Prenez à gauche après la troisième étoile, et laissez-vous guider... Cécile Mury, 2020.
LITAN
La cité des serpents verts
de Jean-Pierre Mocky, 1981, France, 1h28, Couleurs
avec Marie-José Nat, Jean-Pierre Mocky, Nino Ferrer…
RÉSUMÉ : Alors que la petite cité de Litan s’apprête à fêter le carnaval, d’étranges phénomènes s’y produisent, conduisant peu à peu la communauté entière à la folie et à l’anéantissement…
Parmi les brumes de la cité montagneuse de Litan, peuplée de personnages singuliers, en une seule journée, de l’hôpital à la tannerie, et du cimetière aux grottes souterraines, l’amour le disputera à la mort, et l’insolite à la terreur... En ce jour de fête, un couple, Jock (Jean-Pierre Mocky) et Nora (Marie-José Nat) va se trouver soudain précipité dans une délirante cascade d’aventures surprenantes où le cauchemar se substitue inexorablement à la réalité... Où est passé l’assistant de Jock ? Quel est ce mystérieux médecin ? Pourquoi une étrange folie semble-t-elle s’emparer de tous les habitants ? Mais que fait donc la police ? Jock et Nora seront-ils à nouveau réunis ? Peut-on réellement franchir toutes les barrières ?
POINT DE VUE : Cinéaste définitivement fâché avec les conventions, Jean-Pierre Mocky s’est également montré très enthousiaste avec le fantastique. En 1981, il quitte les brûlots anticléricaux, satiriques et véhéments et met en scène Litan, une sorte de Dead can dance fascinant, montrant un couple de passage dans une ville étrange où l’on célèbre les morts. Sorti en même temps que son Y a-t-il un français dans la salle ?, fable politique qui prenait (déjà) la forme d’un film choral pour révéler les névroses secrètes de monstres ordinaires, ce beau petit film fantastique ne semble pas prendre au sérieux le bazar de la série B et préfère s’amuser avec ses personnages complètement fous. On est constamment au bord du Grand-Guignol, mais l’honnêteté de l’ensemble et la puissance atmosphérique sont des atouts de poids. Romain Le Vern, 2004.
Dans les superbes décors naturels d'Annonay, la course-poursuite du couple Nora/Jock face à l'irrationnel ne manque ni de panache ni d'attrait... Et pourtant, malgré certaines scènes remarquables, il manque ce déclic vers le rêve, la folie et l'imaginaire .... Une bonne surprise, toutefois ... Cinefiches
Poème glauque et grotesque, constamment sur le fil du risible ou du sublime, avec cette notion de risque à chaque instant, Litan est une œuvre de funambule. Un voyage au pays des limbes et des songes avec ce qu’il faut comme effets visuels et de personnages bizarres pour susciter un sentiment d’insécurité.
Certes, l’atmosphère prime régulièrement sur l’intrigue plutôt ténue, mais cette réserve accessoire n’altère que partiellement une œuvre d’artiste résolument hors des normes et plutôt gonflée pour l’époque. Romain Le Vern - Dvdrama.com
Ce film de Jean-Pierre Mocky, tourné en 1981, est une des rares tentatives réussies de faire du fantastique dans le cinéma français. Une galerie de personnages tétanisés hantent cet univers montagnard brumeux, une folie inexpliquée s'emparant des villageois (Jean-Claude Rémoleux immobile, Roger Lumont en commissaire borné, Dominique Zardi en chef des fous...).
Mocky a toujours un sens des décors hallucinants, ou du contre-emploi (Nino Ferrer en scientifique fou). Il faut saluer ce climat d'angoisse (les cercueils flottants, le carnaval des fous) accompagnant les deux fugitifs joués par Marie-José Nat et Mocky en personne. Une réussite du genre. Coinducinephage
La science-fiction américaine, le gothique anglo-belge et l'épouvante des Carpathes rassemblés au cœur de la France profonde par le plus casse-cou des cinéastes. Bilan: un film d'atmosphère à rêver debout, un canular logique, magique et fou. Il faut voir Litan...même pour ne pas y croire. Philippe Colin (Elle).
LE SOUPIR DES VAGUES
de Kôji Fukada, 2018, Japon, 1h29, Couleurs
avec Mayu Tsuruta, Nakano Taiga, Dean Fujioka…
RÉSUMÉ : En quête de ses racines, Sachiko rend visite à sa famille japonaise installée à Sumatra. Tout le monde ici essaye de se reconstruire après le tsunami qui a ravagé l’île il y a dix ans. À son arrivée, Sachiko apprend qu’un homme mystérieux a été retrouvé sur la plage, vivant. Le village est à la fois inquiet et fasciné par le comportement de cet étranger rejeté par les vagues. Le beau naufragé, dont on ignore l'origine et le passé, semblant ne comprendre que le japonais, accomplit des miracles, généralement bienfaisants. Il rencontre Sachiko, venue en Indonésie dans le but de disperser les cendres de son père. Elle doit trouver une baie qu'il lui faut identifier et retrouver à l'aide d'une simple photographie ancienne. La jeune femme, qui porte un petit sac à dos rouge, où elle transporte l'urne funéraire, fait le voyage avec Laut, qui veut dire "la mer", le nom que les habitants ont donné à cet homme mystérieux...
POINTS DE VUE : Kôji Fukada n’a pas fini de nous surprendre par sa capacité à aborder tous les genres avec une réussite constante, ou presque. Après le mélo familial angoissant d’Harmonium, la science-fiction poétique de Sayonora ou la farce satirique d’Hospitalité, place à la fable fantastique dans Le Soupir des vagues, tourné en 2018. Touche-à-tout de talent, le cinéaste japonais n’en reste pas moins fidèle à ses motifs narratifs de prédilection : les événements traumatiques qui hantent durablement les personnages (le deuil, la guerre et le tsunami de décembre 2004 dans l’océan Indien) et l’intrusion d’un élément étranger plus ou moins perturbateur au sein d’une communauté. Dans Le Soupir des vagues, un beau jeune homme amnésique, mystérieusement sorti des eaux, va susciter la curiosité, puis le trouble chez les habitants de Sumatra.
On comprend vite que l’inconnu, baptisé Laut (« la mer », en indonésien) par ses nouveaux amis, est l’incarnation placide mais implacable d’une nature qui peut autant sauver l’espèce humaine que la détruire. Mais le message écologique sur fond de tragédie est délivré en douceur, sinon en sourdine, à travers une mise en scène d’une grande délicatesse. Fukada renoue même avec le charme solaire de son merveilleux marivaudage Au revoir l’été à travers un délicieux chassé-croisé amoureux aux quiproquos dignes de son maître Éric Rohmer. Samuel Douhaire, 2022.
À la façon de Moïse sauvé des eaux, un jeune homme surgit de la mer. Il ne parle pas et fascine immédiatement toute la ville indonésienne où se passe le film. Le mystère enveloppe les paysages qui font entendre encore l’inquiétant soupir de la mer, à l’aune du tsunami qui a défiguré les côtes et leurs habitants il y a dix ans. Le soupir des vagues joue avec le multiculturalisme. Le Japon côtoie l’Indonésie à travers les jeunes gens qui peuplent le récit. Shakiro arrive sur Sumatra, remplie de toute sa jeunesse et de son esprit voyageur. Elle intègre une famille qui se débat entre ses racines japonaises et la terre d’accueil où ils vivent.
Voilà un film troublant. Troublant car il traite de sujets très différents, qu’il s’agisse des enjeux interculturels entre Japonais et Indonésiens sans doute encore hantés par le souvenir de la guerre, du tsunami, du mysticisme à travers les traits de ce garçon étrange surgi des eaux, et de l’amour. Le talent incontestable de Kôji Fukada permet de donner de la cohérence à ce qui aurait pu se résumer à un treillis de problématiques très différentes. Le spectateur se laisse ainsi embarquer dans cette sorte d’éducation sentimentale et spirituelle des jeunes gens mis en scène avec ravissement. Pour autant, la mer, les sons, les couleurs n’offrent pas l’écrin poétique et sensible attendu. En même temps, le cinéma de Fukada prend souvent le parti pris d’un cinéma du pas de côté, hésitant entre les genres, la critique sociale et la férocité narrative. Le soupir des vagues est peut-être l’une des œuvres les plus poétiques du réalisateur. Mais hélas, il ne va pas au bout d’un projet tout entier construit sur le mystère et l’ailleurs.
En réalité, le film souffre d’un problème de longueur. Le traitement du récit aurait mérité une bonne demi-heure supplémentaire, afin de ne pas laisser le spectateur sur sa faim. Le scénario ouvre de nombreuses questions, mais finalement n’apporte pas les réponses. Il est vrai que beaucoup de films se plaisent à perdre le spectateur dans un jeu d’énigmes. Pour autant, ici, celles-ci s’opposent au lieu de se compléter, et la réalisation, peut-être faute de moyens, fait le pari de l’ellipse, au risque d’égarer les spectateurs. Incontestablement, l’épure de la mise en scène et des effets cinématographiques produit de très jolis moments de grâce. On finit par mesurer que ce jeune homme qui renaît des vagues est une métaphore de la mort et de la vie qui constituent le drame d’un tsunami où les familles sont confrontées à la brutalité du deuil et à la nécessité de se reconstruire. Mais si l’hypothèse est bonne, peut-être que le film aurait gagné à plus de complexité. Laurent Cambon, 2021.
CORALINE
d’Henry Selick, 2009, US, 1h40, Couleurs, Animation
RÉSUMÉ : Coraline Jones est une fillette intrépide et douée d'une curiosité sans limites. Ses parents, qui ont tout juste emménagé avec elle dans une étrange maison, n'ont guère de temps à lui consacrer. Pour tromper son ennui, Coraline décide donc de jouer les exploratrices. Ouvrant une porte condamnée, elle pénètre dans un appartement identique au sien... mais où tout est différent. Dans cet Autre Monde, chaque chose lui paraît plus belle, plus colorée et plus attrayante. Son Autre Mère est pleinement disponible, son Autre Père prend la peine de lui mitonner des plats exquis, et même le Chat, si hautain dans la Vraie vie, daigne s'entretenir avec elle. Coraline est bien tentée d'élire domicile dans ce Monde merveilleux, qui répond à toutes ses attentes. Mais le rêve va très vite tourner au cauchemar. Prisonnière de l'Autre Mère, Coraline va devoir déployer des trésors de bravoure, d'imagination et de ténacité pour rentrer chez elle et sauver sa Vraie famille...
POINT DE VUE : Il aura donc fallu attendre près de 13 ans pour découvrir enfin le véritable troisième long-métrage d’animation d’Henry Selick, après L’étrange Noël de Monsieur Jack et James et la pêche géante. Une éternité, le prix à payer pour ce genre de films dont la production s’étale sur des années. Mais l’attente est amplement récompensée lorsque l’on découvre ce petit bijou, fruit d’un travail remarquable qui laisse pantois d’admiration.
L’amour du bricolage et du fait main se ressent dans chaque plan d’une œuvre qui débute d’ailleurs par la confection d’une poupée durant le générique. Selick nous montre d’emblée les « coutures » d’un monde réalisé en stop motion (animation en volume image par image) puis poncé en 3D. Cette méthode de travail laisse transparaître de temps à autre quelques infimes imperfections, notamment dans la fluidité des mouvements lorsque l’action s’emballe, qui humanisent l’entreprise et accroissent notre adhésion et notre respect, celui du petit gamin pris dans le récit d’un spectacle de marionnettes tout en sachant bien au fond de lui qu’un homme caché derrière le décor anime les personnages et leur prête sa voix. Ainsi Selick fait ressurgir notre âme d’enfant, selon l’expression souvent galvaudée mais ici totalement justifiée. Il le fait de la manière la plus simple et la plus efficace : en jouant sur nos peurs infantiles. La peur du noir, bien entendu, du vide, des vieux voisins excentriques, des animaux, d’un puits sans fond au bout du jardin, etc. Les thématiques du miroir, du double, de l’opposé et du monde parallèle ne cesseront jamais de fasciner les grands enfants que nous sommes devenus et restent des sources intarissables pour l’imaginaire nourri aux réflexions conditionnelles (« et si...? »).
Mais même si le film fait parfois très peur et même s’il semble s’adresser à un public adulte en proie à la nostalgie, il serait dommage de ne pas en faire profiter les « vrais » enfants, ne serait-ce que pour le discours pertinent qu’il délivre en filigrane. En effet, bien que l’astuce principale du métrage, à savoir le passage du monde réel à un univers parallèle (la « doublure » d’une maison réversible pour prolonger la métaphore couturière), ne soit pas inédite et puise ses références, peut-être inconsciemment, dans une histoire comme Alice au pays des merveilles par exemple, son traitement n’en demeure pas moins original dans son aspect anti-utopique, ce qui peut paraître paradoxal dans le contexte d’un film d’animation. Coraline, petite fille délaissée par des parents très occupés, trouve le passage vers un monde dans lequel ses parents ont tout le temps de s’occuper d’elle et de la choyer. Elle est aux anges, à peine remarque-t-elle leurs étranges boutons cousus à la place des yeux. Boutons qu’elle doit elle-même se coudre sur ses yeux si elle veut vivre pour de bon dans cet autre monde, au risque de perdre son âme. Ce monde qui gomme les aspérités au point d’éradiquer la pensée et la création (très belle scène du décor qui disparaît et laisse place à une page blanche), Selick ne veut pas l’offrir aux enfants. Il préfère s’adresser à leur intelligence en leur rappelant que « se coudre les yeux » pour éviter la réalité n’est pas une solution, qu’il est très important de rêver mais en sachant affronter les difficultés qui construiront petit à petit leur personnalité d’adulte. De là à dire qu’Henry Selick prépare nos chérubins à affronter la crise, n’exagérons rien ! Il s’agit juste d’une très belle leçon, fine et pas moralisatrice pour un sou, enrobée dans une friandise à la féérie vénéneuse. Sébastien Mauge, 2013.
L’ÉTRANGE NOËL DE MONSIEUR JACK
The Nightmare before Christmas
d’Henry Selick, 1994, US, 1h16, Couleurs, animation
RÉSUMÉ : Tandis qu'Halloween, la fête gentiment macabre qu'affectionnent les Américains, se termine, les étranges habitants de la ville du même nom honorent Jack Skellington, le "Roi des citrouilles", grand ordonnateur de la cérémonie. Mais les diablotins et autres monstres grotesques n'amusent plus Jack, qui en a bien assez de cette fête. Il décide alors de s'éloigner de la ville, histoire de changer d'air. Le hasard lui permet d'entrer dans la ville de Noël, dont les couleurs et la gaieté l'émerveillent et le conquièrent totalement. Plus de doute : Jack va tenter d'inoculer l'esprit de Noël à ses concitoyens d'Halloween. Mais c'est compter sans le sinistre et étrange docteur Finklestein, dont les projets sont tout autres...
POINT DE VUE : Né à deux pas des studios Disney, gorgé de films d'horreur à petit budget, Tim Burton n'en finit pas de revenir sur l'enfance, le conte de fées, la créature mal-aimée... Qu'ils soient bons, comme Edward, l'homme aux mains d'argent, ou hargneux, comme le Pingouin dans Batman, le défi, les éclopés de la vie, chez Burton, sont pathétiques. Et c'est en toute innocence que monsieur Jack provoque la pagaille...
Tournée de Noël sur un cercueil volant, bacchanale de gnomes, grand show dans un casino rutilant de néons : avec une imagination débordante, le futur réalisateur des Noces funèbres (qui emprunte beaucoup à l'esthétisme de cet Etrange Noël) détourne les mythes d'une Amérique qui ne lui convient pas. Jack chante et danse avec la grâce d'un Fred Astaire qui aurait atterri chez Edgar Poe. Costumes et décors sont superbes, et on oublie les prouesses techniques qu'il a fallu accomplir pour faire vivre autant de personnages. Un des plus beaux films de l'histoire de l'animation. Télérama, 2009.
INCIDENTS DE PARCOURS
Monkey Shines
de George A. Romero, 1988, US, 1h44, Couleurs
avec Jason Beghe, John Pankow, Kate McNeil…
RÉSUMÉ : Allan, jeune homme à l’avenir brillant, est un jour victime d’un accident qui le paralyse totalement. Grâce à Ella, une petite guenon que lui a donnée son ami Geoffrey, Allan reprend goût à la vie. Seulement Geoffrey est un génie de la recherche scientifique. Sa dernière trouvaille : augmenter l’intelligence des primates en leur injectant un sérum constitué de tissus du cerveau humain. Bien entendu, la petite guenon d’Allan n’a pas échappé à ses expériences. Geoffrey « traite » Ella avec le produit spécial : les cerveaux de l’homme et du singe vont alors se substituer…
POINT DE VUE : Incidents de parcours (Monkey Shines, 1988) compte parmi les films les moins connus de Romero. C’est pourtant l’un de ses meilleurs. Incidents de parcours prolonge la réflexion sur l’humanité et l’animalité de Day of the Dead, dans lequel un zombie parvenait à retrouver des bribes d’un comportement humain. Allan, un jeune sportif, étudiant en droit, voit son avenir brisé par un accident de la circulation qui le laisse tétraplégique. Il sombre alors dans la dépression et fait une tentative de suicide. Un ami scientifique lui offre un singe capucin prénommé Ella, pour l’aider et lui tenir compagnie dans sa vie quotidienne. Avec ce singe, le jeune homme reprend goût à la vie, mais l’animal domestique développe bientôt un comportement agressif envers tous ceux qui s’approchent de lui. Ella est un singe de laboratoire et a reçu plusieurs injections d’un sérum expérimental supposé développer les capacités intellectuelles des animaux. Allan entre en communication télépathique avec Ella qui accomplit ses désirs de vengeance et exprime la colère qu’il ressent depuis son accident. Ce thriller est riche en émotion fortes et se révèle le film le plus hitchcockien de Romero, avec plusieurs scènes de suspense et d’angoisse magistrales. Romero décrit de manière oppressante les relations familiales. Le personnage grotesque de la mère du héros, intrusive, névrosée et d’une jalousie maladive, renvoie au souvenir de Psychose. L’influence d’Hitchcock est également prégnante dans la manière dont Romero transforme des espaces domestiques triviaux (salle de bain, chambre à coucher) en théâtres de l’horreur. Comme à son habitude Romero ne se contente pas de faire frissonner le spectateur, et l’invite à réfléchir sur les sentiments de dépendance et de possessivité, et sur l’intelligence animale. Cette relation d’amour et de mort inter-espèces délivre un malaise profond et durable, et se termine sur une note bouleversante, malgré une séquence finale ajoutée après un projection-test négative. Olivier Père, 2018.
LA JEUNE FILLE SANS MAINS
de Sébastien Laudenbach, 2016, France, 1h16, Animation, Couleurs
RÉSUMÉ : Une fille de meunier, dont on a coupé les mains avant de la donner au diable, s'échappe et rencontre en chemin un prince qui tombe éperdument amoureux d'elle.
POINTS DE VUE : Au commencement, il y a ce conte des frères Grimm, d'une cruauté inouïe. Où un meunier à bout de force, affamé et ruiné, vend sa fille au diable, contre une rivière d'or et l'illusion du bonheur. Puis coupe les mains de la belle innocente pour mieux la livrer, souillée et mutilée, à son tourmenteur. Et ce n'est que le début d'une longue litanie de malheurs, noyades, trahisons, traques et tentatives d'infanticide... De cet implacable récit métaphorique sur la noirceur de la nature humaine, Sébastien Laudenbach tire un film d'animation lumineux, une oeuvre qui ne cesse de se réinventer sous nos yeux. Les silhouettes, suggérées en quelques traits sûrs et gracieux, dont la pureté rappelle le travail de Matisse, se forment et se défont : le mouvement des corps est aussi celui du dessin en train de naître, de s'élancer sur le papier. Dans ce tableau si vivant, aéré par un vaste fond blanc, les couleurs surgissent en léger décalage, en transparence, en superposition. Elles animent de bleu profond le feuillage d'un arbre, le rouge alarmant d'une traînée de sang... On retrouve aussi un peu de Raoul Dufy dans cette vibration, cette drôle de chorégraphie à contre-temps entre les lignes claires et les divagations du pinceau.
Au-delà de sa beauté méditative, à couper le souffle, le film s'empare de l'histoire originelle avec une liberté et une poésie étonnantes. Il développe les thèmes les plus sombres — la toxicité possible des rapports parents-enfants, la vénalité, la lâcheté, la violence —, mais aussi les plus simples — la sexualité, l'amour, l'enfantement, la jouissance d'être vivant — avec la même la même sincérité délicate. Pas de fausse pudeur à la Disney, dans ces scènes où le lait jaillit joyeusement d'un sein, où le diable est nu. Ce n'est pourtant pas qu'un film « pour adultes ». Il invite simplement, autrement, tous les publics, enfants compris, à contempler sans ciller la danse de l'art et de la vie. — Cécile Mury, 2016.
À l’approche des vacances de Noël, les films d’animation, à destination tant des enfants que des adultes, foisonnent, y compris en provenance de France (Ma vie de courgette et Louise en hiver).
La Jeune fille sans mains est le dernier exemple en date. Son réalisateur, Sébastien Laudenbach, n’ayant pu trouver le financement nécessaire, profite d’une résidence d’artistes pour se lancer seul dans la fabrication de La jeune fille sans mains, adaptation moderne d’un conte méconnu de Grimm. Utilisant tous les ingrédients nécessaires à ce type de récit (la force, la cruauté, un temps lointain imaginaire, une fin heureuse), le résultat est exaltant. Il signe un film lumineux et poétique bien éloigné des dessins animés remplis de personnages aux formes définies et aux couleurs pétantes auxquels nos regards de spectateurs sont la plupart du temps soumis.
Le déroulement de l’histoire (en gros la vente de son enfant au Malin) trouve son juste équilibre entre cruauté crasse et grandeur d’âme. Le diable évolue dans des tableaux sombres et tourmentés dignes des peintres du 18ème siècle alors que la jeune fille, à qui Anaïs Demoutiers prête la douce musique de sa voix, rend hommage à la nature aux couleurs chaudes et ensoleillées. Bénéficiant d’une totale liberté, le récit s’attache avant tout à nous décrire la trajectoire d’une jeune femme qui tourne le dos à la mainmise des hommes pour assumer son destin. Il en profite pour aborder des thèmes universels allant de la liberté de la femme à la violence des rapports humains en passant par l’amour et la beauté des choses de la vie. Sans aucune gêne, on se baigne nus dans la rivière, on défèque en toute tranquillité dans la nature, on laisse le lait s’échapper d’un sein, on ne tait pas les gémissements de plaisir. Sans compassion, on se prend en pleine face les scènes de dévastation, on est plongés dans le sang et la douleur.
À l’aide de quelques coups de crayons à peine esquissés, le réalisateur nous restitue avec la même vivacité violence et douceur. Car si le rythme lent freine quelque peu le propos, c’est bien la magie picturale, évocatrice de la calligraphie asiatique qui retient toute l’attention. Jetés sur le papier, quelques traits furtifs se précisent pour délicatement se transformer en personnages, animateurs colorés du récit. Les couleurs éclatent sur l’écran et remplissent les formes nous plongeant dans un univers métaphorique de toute beauté. Des points verts disséminés dessinent les feuilles dans les arbres, un trait bleu sera une rivière fougueuse. Des détails d’animation inédits nous précipitent dans une expérience merveilleuse et inoubliable de pureté.
À l’instar de cette jeune fille qui, privée de ses mains, se voit dans l’obligation de s’inventer sans cesse une autre vie, ce long-métrage d’animation, aux images en éternelle mutation et à l’abstraction totale, devrait ravir tous ceux qui, lassés des histoires préétablies, auront cette fois le plaisir de laisser toute latitude à leur soif d’imagination. Claudine Levanneur, 2016.
J’AI PERDU MON CORPS
de Jérémy Clapin, 2019, France, 1h21, Animation, Couleurs
RÉSUMÉ : Une main, détachée de son poignet, s'échappe d'un laboratoire pour entamer un voyage à travers la ville plein d'embûches (pigeons, rats, éboueurs, chiens et chutes). Elle veut retrouver son "propriétaire", Naoufel, qui grandi au Maroc puis s'est installé à Paris après qu'il est devenu orphelin. Vivotant péniblement en faisant le coursier, le jeune homme à lunettes, passionné par la musique et les sons, assoiffé de liberté et d'indépendance, fait la connaissance de Gabrielle une jeune femme au travers d'un interphone. Bibliothécaire, la jeune fille aime à contempler, de ses yeux profonds, les paysages déserts de l'Antarctique. Plus tard, il se fait embaucher comme apprenti menuisier chez l'oncle malade de la jeune femme...
POINTS DE VUE : D’abord une question. L’adorable petit Naoufel demande à son père comment attraper une mouche. « Il faut viser à côté, là où elle ne s’y attend pas. » La réponse paternelle annonce à sa façon comment ce premier long métrage d’animation, constamment étonnant et bouleversant, va raconter une histoire apparemment toute simple : la vie, empêchée, mais portée par l’espoir, d’un jeune homme d’aujourd’hui. Et si l’art de Jérémy Clapin de jouer entre présent et passé plus ou moins lointain est d’une totale lisibilité, il complique l’exercice critique, tant il serait dommage de trop déflorer ce tendre thriller.
Après, donc, ce court prologue enfantin, J’ai perdu mon corps, Grand Prix du festival d’Annecy, démarre sur une main... coupée, entreposée dans un laboratoire, et qui décide de s’échapper. Séquence d’évasion digne des meilleurs films noirs, qui mélange caméra subjective (ce que « voit » la main) et suspense fou quand elle s’élance, se rattrape ou dégringole d’un toit. L’angoisse atteint son comble au moment où, dans la quête de son propriétaire, elle échoue dans le métro, cachée sous les rames et attaquée par des rats. Grâce à un hallucinant sens du cadre et du montage, on retient son souffle. Et, parallèlement, la main, celle de ce même Naoufel devenu jeune homme, se souvient de son enfance. Quand elle était, justement, celle d’un petit garçon qui rêvait encore d’être à la fois cosmonaute et concertiste, qui jouait du piano avec sa maman ou laissait glisser du sable entre ses doigts. Autant de merveilleuses sensations tactiles rendues par un dessin d’une poésie fluide.
Cette main tenait aussi le micro d’un magnétophone avec lequel le garçonnet enregistrait les bruits du monde, et l’amour de ses parents : la puissance de cette animation réside, également, dans sa célébration du son, organique et mélancolique. Et puis ce fut le drame, et les années passèrent pour Naoufel, l’orphelin. Devenu livreur de pizzas, il croit pouvoir « dribbler le destin » grâce à sa rencontre avec la jolie Gabrielle. Leur conversation par interphone rendrait jaloux tout scénariste de comédie romantique, et fait obliquer le film vers la plus belle des histoires sentimentales. Mais, dans un éternel écho entre hier et aujourd’hui, le destin, telle une mouche, peut revenir se poser sur votre vie, sur votre main...
Quel est l’horizon possible pour un jeune homme arraché à ses origines, à ses rêves, maladroit en amour, maladroit tout court ? Avec son dessin si pur, tout en perspectives, ses décors de banlieues et de chantiers comme tendus vers le ciel, mais aussi son écriture aussi précise que drôle, Jérémy Clapin répond en fusionnant tous les genres de cinéma. Pour former un superbe mélo. J’ai perdu mon corps pourrait bien offrir la main qu’on attendait : celle à mettre une bonne fois pour toutes dans la figure de ceux qui osent encore prétendre que l’animation n’est pas du cinéma. Guillemette Odicino, 2019.
J’ai perdu mon corps, premier long métrage d’animation de Jérémy Clapin, semble assez simple à résumer : échappée d’un laboratoire où elle attendait d’être disséquée, une main humaine cherche son corps. L’héroïne de ce film est pour le moins surprenante. Pourtant, elle parvient à susciter une profonde et sincère empathie chez les spectateurs, tentant de traverser les rues encombrées de voitures, obligée de se battre contre des rats voraces dans les égouts de la ville. Le récit est cependant plus complexe, car il joue sur deux temporalités qui se font écho : l’avant et l’après main coupée. Mais passé et présent sont toujours teintés d’une superbe sensualité.
Avant, il y avait Naoufel, jeune homme à lunettes issu d’une famille maghrébine, passionné par la musique et les sons, assoiffé de liberté et d’indépendance. Après la mort de ses parents, Naoufel fait fortuitement la connaissance d’une jeune femme au travers d’un interphone. Une rencontre des plus surprenantes où, alors que nous sommes au cinéma, le regard ne joue aucun rôle, puisque tout se passe grâce la voix. À l’ouïe. Un jeu de séduction qui, par son anticonformisme, fait naître une jolie émotion.
La jeune femme en question s’appelle Gabrielle, qui compense son introversion en usant d’un sens de la répartie et d’un franc-parler à toute épreuve. Bibliothécaire, elle aime à contempler, de ses yeux profonds, les paysages déserts de l’Antarctique, rêvant, comme Naoufel, d’indépendance et de liberté. Ou quand l’oreille et l’œil apprennent à s’aimer.
Par l’introduction de la pizza, au début et à la fin de l’intrigue, c’est l’odorat et le goût qui se trouvent manifestés à l’écran, d’une manière moins importante, mais tout aussi remarquable que la vue et l’ouïe.
C’est surtout le sens du toucher qui occupe une place de choix, par la mise en scène de cette main en mouvement. La main, c’est le toucher, le contact de la paume et des doigts de Naoufel sur le bois qu’il travaille. La main, c’est aussi le prolongement du bras, et donc, c’est le mouvement, comme les images du cinématographe.
C’est un double hommage que Jérémy Clapin rend au septième art : non seulement la main coupée célèbre l’image-mouvement, le mouvement filmé, mais elle célèbre aussi l’animation comme art cinématographique par excellence. En effet, contrairement à la prise de vue réelle, le cinéma d’animation ne se contente pas de saisir et restituer le mouvement. Il fabrique un mouvement et une temporalité uniques, propres au récit et au film.
Par ailleurs, le réalisateur pose un regard sombre mais optimiste sur une société déchirée, culturellement divisée et qu’il faut raccommoder, à l’image de la main orpheline partie à la recherche de son corps.
Singulier, sensible et émotionnellement puissant, J’ai perdu mon corps est bien parti pour être l’un des meilleurs films d’animation de 2019. Arthur Champilou, 2022.
FAUST
Faust (Eine deutsche Volkssage)
de Friedrich Wilhelm Murnau, 1926, Allemagne, 1h25, Noir et Blanc, muet
avec Gösta Ekman, Emil Jannings, Camilla Horn…
RÉSUMÉ : L’archange de Lumière promet la Terre à Méphisto s’il réussit à étouffer l’étincelle divine dans l’âme de Faust. Devant l’épidémie de peste déclenchée par Méphisto, le Dr Faust se sent impuissant et conclut un pacte diabolique. Mais lorsque la jeune fille qu’il a séduite est sur le point de brûler vive pour infanticide, Faust la rejoint sur le bûcher, renonçant à son éternelle jeunesse…
POINTS DE VUE : Dernier film allemand de Murnau, Faust mêle des influences picturales précises, les grands thèmes du romantisme allemand et de l’expressionnisme et les préoccupations tant thématiques qu’esthétiques de l’auteur. Rarement film aura laissé si peu de place au hasard. Tout y est subordonné à la volonté d’expression métaphysique du cinéaste : jeu des acteurs, costumes, décors et surtout lumière, cette « Stimmung » qui unit êtres, âmes et objets dans une unité mystique. Joël Magny, 1995.
Faust est un nom connu de beaucoup. C’est l’histoire d’un vieil homme dont le village est ravagé par la peste, qui s’abat à cause des pouvoirs de Mephisto. Ce dernier a parié, avec l’archange, que l’homme est mauvais et peut être facilement soumis à ses tentations, et que s’il parvient à prouver qu’il a raison, alors il dominera le monde. Sur la base de ce pari entre forces divines et diaboliques se joue alors le destin de l’humanité, qui repose sur les vieilles épaules de Faust. Et sur cette base va également se construire une œuvre marquant un nouveau tournant chez Murnau. Celui qui avait fait de l’expressionnisme un mouvement aux fortes influences sur ses premières œuvres, et qui s’en était, petit à petit, détourné, y revient pour transcender ses codes. Ici, l’art du cinéaste allemand prend une nouvelle dimension, de par ses choix esthétiques, et par ses choix thématiques, également.
Faust s’inscrit dans la lignée de ses précédents films, utilisant la vanité, la fragilité et les envies du personnage principal qui, s’il est un guide pour le peuple, est soumis à ses propres tentations, qui vont devenir ses principales préoccupations. Comme les héros de La Terre qui flambe (1922) ou de Fantôme (1922), il a un idéal, mais son atteinte exige sacrifices et trahisons, et elle n’octroie que déception et désolation. De la volonté de réaliser le bien surgit le Mal, opportuniste, aux nombreuses promesses, rendant presque protectrice et avenante la figure diabolique, ce compagnon de route étrange et imprévisible. C’est un monde où la foi s’effrite, écrasé par la peur de pouvoirs qui le dépassent. La seule porte de sortie pour Faust est le repli sur lui-même, fuir le regard de ceux qui l’ont banni car il a pactisé avec le malin, et délaisser la foi pour des envies égoïstes quand aider les autres est devenu vain et impossible. Et, comme souvent chez Murnau, la femme sera à l’origine du bouleversement et de la révélation cruciale. Dans un immense tableau gothique aux accents expressionnistes, Murnau associe les puissances universelles aux forces de l’intime et de la conscience et imprime sur pellicule certaines des plus belles images qu’ait connu le septième art.
Car, au-delà de l’adaptation de l’histoire (notamment popularisée par l’œuvre de Goethe), ici proposée par Murnau, on ne peut qu’admirer le travail effectué sur l’esthétique de ce Faust. Murnau n’en est, certes, pas à son premier coup d’éclat, ayant déjà, certainement, atteint un sommet en termes de prouesses visuelles avec Le Dernier des hommes (1924). Ici, les lumières ont un rôle prépondérant dans la communication entre l’œuvre et le spectateur, faisant baigner le film dans un clair-obscur d’une beauté rare, s’inspirant de l’expressionnisme, mais créant une frontière moins marquée entre ombres et lumière que dans les premiers films expressionnistes, que l’on qualifie de « caligariens ». Cette ambiguïté matérialise cet équilibre précaire entre forces du Bien et du Mal, cette indécision chez Faust, qui voulait faire le bien, mais qui a trouvé une source de prospérité intérieur grâce aux forces du Mal. L’errance solitaire de Faust au clair de lune, l’invocation de Mephisto, les scènes de désolation, le vol au-dessus du monde sur la cape de Mephisto, ou encore la fameuse scène où ce dernier cache le soleil… Les images s’impriment dans notre conscience, déployant leur force évocatrice pour conférer au film une puissance impressionnante.
C’est ainsi que Murnau, parti de l’expressionnisme pour, ensuite, s’intéresser à des thématiques plus terre-à-terre comme le rapport à l’argent et au statut social, synthétise et transcende ces thématiques en mettant en lumière l’élément essentiel et incontrôlable qui peut tout changer : l’amour. Une force irrésistible, implacable, qui façonne et détruit les êtres humains, mais qui est surtout essentielle, permettant de garder la foi en la nature humaine, qui finit toujours par se transcender par l’amour. C’est ce dernier qui continuera, d’ailleurs, à agir en silence dans les prochains films du cinéaste allemand. Avec Faust, nul doute que Murnau atteint un véritable sommet, réalisant un film à la beauté incroyable, invoquant toute la force d’un art encore jeune mais ayant acquis une maturité certaine. Une œuvre immense et merveilleuse. Quentin Coray, 2020.
Murnau compte parmi les rares purs génies du cinéma et a réalisé quelques-uns des plus beaux films du monde. Faust, une légende populaire allemande (Faust – Eine deutsche Volkssage, 1926) est un monument qu’il ne faut pas avoir peur de visiter. C’est sublime.
Murnau a réalisé Faust en Allemagne avant sa carrière américaine et son exil pour les îles. Mort dans un accident de voiture sans avoir connu l’avènement du film sonore et parlant, Murnau est sans doute le premier grand génie du cinématographe et le dernier grand artiste romantique de la culture allemande. Dans cette optique, son adaptation du Faust de Goethe témoigne d’une maîtrise extraordinaire et demeure l’un des chefs-d’œuvre les plus ambitieux de l’histoire du cinéma. Avec l’histoire de Faust et de son pacte avec Mephisto, Murnau embrasse rien de moins que les thèmes du Bien et du Mal, de Dieu et du Diable, des Lumières contre les Ténèbres. Pour cela, il cherche et trouve une forme de cinéma total et nouveau. L’étendue des connaissances de l’auteur en peinture, en théâtre, en architecture et en philosophie lui permet de mettre en scène une œuvre parfaite et complète à chaque niveau de son exécution formelle et de ses thématiques, tout en donnant naissance à une création cinématographique affranchie de la moindre dépendance aux arts préexistants. Murnau est ainsi le cinéaste qui a intégré l’idée de mouvement cinématographique à celle de picturalité avec l’intelligence et les résultats les plus incontestables. Il transcende les jeux manichéens de l’expressionnisme par une fluidité magique de la lumière. Le jeu théâtral de l’époque est également dépassé : le grand Emil Jannings compose un Mephisto truculent et inoubliable. Olivier Père, 2012.
DANSE MACABRE
Danza macabra
d’Anthony Dawson (Antonio Margheriti), 1963, Italie, 1h30, Noir et Blanc
avec Barbara Steele, Georges Rivière, Margaret Robsahm…
RÉSUMÉ : De sombres esprits hanteraient le Château de Providence et, selon la légende, quiconque y passerait la nuit trépasserait. Pour le journaliste Alan Foster, tout cela n'est que balivernes et il décide de s'y installer au coucher du soleil. Dès lors, le cauchemar commence...
POINTS DE VUE : Un journaliste accepte un pari proposé par Lord Blackwood et Edgar Poe : passer une nuit dans une maison hantée. Il y rencontre des fantômes qui rejouent pour lui un drame passé. Une des grandes réussites du cinéma fantastique italien. Dictionnaire des films, 1995.
Danza macabra (Danse macabre, 1964) fut dès sa sortie en France (dans une version censurée) considérée comme un des sommets du cinéma fantastique italien, à égalité avec Le Masque du démon de Mario Bava et L’Effroyable Secret du prof. Hichcock de Riccardo Freda. Le critique Jean-Pierre Bouyxou a écrit à propos de Danse macabre « un film démentiellement onirique, érotique et beau, un film qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de génial ». Olivier Père, 2011.
Journaliste anglais, Alan Foster retrouve Edgar Allan Poe dans une taverne. Devant le scepticisme du reporter face aux histoires macabres, un aristocrate le défie de passer la nuit dans son château réputé hanté. Il accepte et les trois hommes partent séance tenante vers la lugubre demeure…
Au début des années 60, l'Italie se met à produire avec un certain succès des films d'épouvante très inspirés par les productions anglo-saxonnes. Alors que IL MONACO DI MONZA est en train de se tourner sous la direction de Sergio Corbucci, le réalisateur du film et le scénariste Giovanni Grimaldi, pensent exploiter le filon de l'horreur gothique. Pour cela, ils écrivent un scénario qui prend place dans les décors de IL MONACO DI MONZA, une comédie en costumes. Une astuce de façon à produire rapidement un film tout en opérant une économie substantielle pour la production. Logiquement, le film aurait dû être réalisé par Sergio Corbucci mais cela ne va pas se dérouler exactement comme prévu. Engagé dans un autre projet, Sergio Corbucci ne peut assumer la réalisation de DANSE MACABRE. Il n'est alors pas possible d'attendre que le cinéaste italien se libère car les décors du film précédent doivent être démontés. Sergio Corbucci suggère alors d'en proposer la réalisation à Antonio Margheriti.
Le réalisateur italien va alors utiliser son pseudonyme habituel, Anthony Dawson, et prendre les rênes d'une production qui doit se boucler dans l'urgence. La distribution est d'ailleurs déjà faite, le rôle principal reviendra à Barbara Steele. L'actrice est alors très en vue dans le domaine de l'épouvante suite au succès du MASQUE DU DÉMON de Mario Bava. Dans l'intervalle, elle sera ainsi apparue devant la caméra de Riccardo Freda pour L’EFFROYABLE SECRET DU DR. HITCHCOCK et LE SPECTRE DU DOCTEUR HITCHCOCK mais aura aussi tourné pour Roger Corman dans LA CHAMBRE DES TORTURES. Si l'épouvante italienne est surtout influencé par les productions britanniques de la Hammer Films, DANSE MACABRE lorgne justement du côté du cycle de films inspirés des écrits d’Edgar Allan Poe et réalisés par Roger Corman pour le compte de l'A.I.P. Dans le métrage réalisé par Antonio Margheriti, le fameux écrivain apparaît dans le prologue et l'épilogue de l'histoire. Toutefois, en dehors de cette «présence» prestigieuse et le fait qu'il soit crédité au générique, DANSE MACABRE n'est pas vraiment une adaptation d'une œuvre existante de l'auteur. Par contre, le scénario s'amuse à nous présenter un Edgar Allan Poe affirmant que ces œuvres ne sont pas de la fiction mais seulement la retranscription de faits divers réels. L'aventure d'Alan Foster sera ainsi, pour l'écrivain, une nouvelle histoire vraie a relater.
Petite coproduction entre l'Italie et la France, DANSE MACABRE va être tourné par Antonio Margheriti en deux petites semaines de tournage. Mais, même s'il doit travailler rapidement, Antonio Margheriti ne bâcle pas pour autant son film. Tournant efficacement, il se permet de soigner ses cadres et donne une véritable ambiance au film. À vrai dire, le scénario n'est pas d'une grande densité et une partie importante du récit met en scène des personnages errant dans des couloirs. L'ambiance s'avère dès lors plus que primordiale. Sans elle, le film deviendrait résolument ennuyeux. Soyons honnête, tout de même, DANSE MACABRE connaît des baisses de régime où les promenades nocturnes dans le château peuvent paraître plus ou moins longue en fonction de l'implication du spectateur face au cauchemar éveillé que traverse le personnage principal.
L'aspect «horreur» paraît très anodin aujourd'hui et il en va de même en ce qui concerne le léger érotisme devenu tout mignon avec le recul. Mais si l'on se replace dans le contexte de l'époque, DANSE MACABRE livre un contenu pour le moins sulfureux. Centre de toutes les convoitises et jalousies, le personnage interprété par Barbara Steele irradie le film d'une lourde charge sexuelle. Dans l'intrigue, la jeune femme au destin tragique subit les avances de plusieurs protagonistes dont le héros mais aussi une autre femme. Sujet plutôt scabreux pour l'époque et traité ici sans véritable détour. L'érotisme et le désir sont d'ailleurs plus proéminents dans le film que l'épouvante. Il faudra attendre la dernière partie du film pour que des événements macabres se déchaînent. À ce niveau là, quelques séquences sortent véritablement du lot à l'image de ce corps momifié qui reprend vie assez discrètement. Une respiration qui se fait de plus en plus appuyé donne ainsi un léger mouvement inquiétant et troublant au cadavre. Mais, comme nous l'avons déjà dit, le film connaît des hauts et des bas. S'il contient d'évidentes qualités, son rythme inégal, surtout quarante ans plus tard, risque de désarçonner des spectateurs plus habitués aux films affichant des démembrements frénétiques en gros plan. Pour peu que l'on apprécie les ambiances, le film ressemblant beaucoup dans son genre à LA CHUTE DE LA MAISON USHER ou LE MASQUE DE LA MORT ROUGE, cet essai gothique de Antonio Margheriti s'avère fort sympathique bien qu'un peu surestimé !
Au moment de la distribution du film, DANSE MACABRE va être proposé en plusieurs montages différents en fonction des pays. En France, par exemple, on pourra découvrir sans fard la poitrine dévêtue de l'une des actrices. La séquence d'effeuillage devant la cheminée est d'ailleurs bien plus brute et vulgaire dans cette version. Le montage italien se fait, à ce niveau, bien plus subtil mais ne montre pas durant plusieurs seconde les seins de l'actrice s'avançant nue devant la caméra. On peut difficilement parler de coupes car il s'agit vraiment d'un choix totalement différent de montage. D'autres petites modifications ont été apportées ici ou là. Par exemple, la séquence dans la grange avec Barbara Steele est curieusement plus courte dans la version française. Sur la copie italienne, la séquence se teinte d'un érotisme un peu plus appuyé sans pour autant dévoiler réellement l'anatomie de l'actrice. Difficile, à partir de là, de définir quel est le montage le plus long et il apparaît évident, en ayant vu les deux versions, de considérer la version italienne comme celle la plus valide !
Quelques années après DANSE MACABRE, Antonio Margheriti va réaliser le remake de son propre film. À l'époque, si les nouvelles adaptations de films sont déjà monnaie courante, il n'est carrément pas banal de voir un cinéaste refaire son propre film. Antonio Margheriti rejoint ainsi Cecil B. De Mille dans le groupe fermé des réalisateurs reprenant une même histoire pour la retourner avec des techniques un peu différentes. Dans le cas des FANTÔMES DE HURLEVENT, le film ne sera plus en noir et blanc mais va bénéficier de la couleur. Quant au rôle de Barbara Steele, il échouera à Michèle Mercier alors que Anthony Franciosa interprètera le journaliste et Klaus Kinski deviendra à l'écran Edgar Allan Poe. En dehors de ce film, Antonio Margheriti tournera d'autres films d'épouvante gothique. Il signera ainsi LA VIERGE DE NUREMBERG, ou encore LA SORCIÈRE SANGLANTE avec une nouvelle fois Barbara Steele dans l'un des rôles principaux ! Antoine Rigaud.
DANSE MACABRE de 1964 est le premier film d'horreur réalisé par Antonio Margheriti. Celui-ci commence à travailler pour le cinéma italien dans les années 1950 à divers postes (assistant, scénariste, trucages). Le producteur Goffredo Lombardo de la grande firme Titanus lui propose alors de réaliser LE VAINQUEUR DE L’ESPACE en 1960, un des premiers films italiens de science-fiction, pour lequel Margheriti prend le pseudonyme d'Anthony Daisies. Il apprend rapidement que le terme "Daisies" implique une connotation équivoque aux USA et change son pseudo anglicisant en Anthony M. Dawson à partir de 1962 !
Il travaille sur diverses productions d'aventures (science-fiction pour LA PLANÈTE DES HOMMES PERDUS, « 1001 nuits » avec LA FLÈCHE D’OR), puis il s'attaque à DANSE MACABRE, initialement prévu pour le réalisateur Sergio Corbucci, alors en pleine période péplum avec MACISTE CONTRE LE FANTÔME ou LE FILS DE SPARTACUS. Pris ailleurs sur le moment, Corbucci ne tourne que quelques plans de DANSE MACABRE qui reste avant tout l’œuvre de Margheriti.
DANSE MACABRE surfe sur les succès des premiers films d'horreur gothique italiens, à savoir LE MOULIN DES SUPPLICES de Giorgio Ferroni et LE MASQUE DU DÉMON de Mario Bava, ce dernier ayant rencontré un bon succès aux USA. L'Italie s'éveille alors à l'épouvante et propose de nombreux titres concurrençant les Anglais de la Hammer et les Américains de l'AIP sur leurs propres terres.
Parmi les plus fameux titres de cette vague latine, citons le remarquable L’EFFROYABLE SECRET DU DR. HITCHCOCK de Riccardo Freda, LA CRYPTE DU VAMPIRE de Camillo Mastrocinque ou le réussi LES AMANTS D’OUTRE-TOMBE de Mario Calano.
DANSE MACABRE met en scène Barbara Steele, actrice anglaise devenue Star de l'épouvante latine depuis LE MASQUE DU DÉMON. Elle multiplie les rôles de victime, de sorcière ou de fantôme. Son renom traverse l'Atlantique et nous la retrouvons dans LA CHAMBRE DES TORTURES de Roger Corman d'après Edgar Poe. Plus inattendu, elle apparaît aussi dans 8 ET DEMI, le chef-d’œuvre de Federico Fellini. Dans DANSE MACABRE, elle est accompagnée par le français George Rivière. Edgar Allan Poe lui-même apparaît sous les traits de Silvano Tranquilli, figure récurrente dans le cinéma Bis italien des années soixante et soixante-dix.
Alan Foster, jeune journaliste vivant à Londres, rencontre un soir l'écrivain Edgar Allan Poe dans une auberge. Le poète récite alors sa nouvelle « Bérénice » à son ami Lord Blackwood. Ce dernier explique ensuite à Alan qu'il est propriétaire d'un château familial réputé hanté et qu'il est prêt à parier cent livres avec Alan qu'il n'osera pas y passer la funeste nuit de la Toussaint. Foster accepte le macabre défi. Poe et Blackwood l'accompagnent en pleine nuit jusqu'aux grilles de la demeure. Le jeune homme y rentre et se voit accueilli par Elizabeth, qui se dit la sœur de Lord Blackwood. Elle lui explique que son frère organise de tels paris tous les ans. Alan et Elizabeth tombent amoureux... Et une nuit de terreur commence alors !
Dans DANSE MACABRE, la présence à l'écran d’Edgar Allan Poe, remarquablement campé par Silvano Tranquilli, est relativement courte (au début et à la fin du métrage). Mais elle situe le récit dans un contexte fantastique précis, dans la lignée des contes noirs du maître de Baltimore. Ce n'est pas la première fois que Poe apparaît sur un écran de cinéma. Il a déjà été incarné par des acteurs, notamment dans des œuvres retraçant sa biographie comme EDGAR ALLAN POE de D. W. Griffith en 1909 ou THE RAVEN de Charles Brabin en 1915.
DANSE MACABRE brasse plusieurs mythes fantastiques. La simple lecture du sujet renvoie aux maisons hantées et particulièrement à LA NUIT DE TOUS LES MYSTÈRES de l'américain William Castle, dans lequel Vincent Price invite cinq personnes à passer la nuit dans une demeure réputée hantée en échange de 10.000 dollars. Nous n'échappons donc pas aux errances, chandelier au poing, parmi les salons décrépis, les escaliers couverts de toiles d'araignées et autres cryptes sinistres. Nous retrouvons des éléments des films de fantômes romantiques comme L’AVENTURE DE MADAME MUIR ou PANDORA, qui mettent en scène une passion contre-nature entre un spectre et un vivant. Plus surprenant, des éléments renvoient à des films de zombies, voire carrément au vampirisme. Il se dégage de DANSE MACABRE une impression de richesse thématique surprenante, mais aussi de fouillis.
Le cœur de DANSE MACABRE, c'est Elisabeth Blackwood, recluse dans son château par la volonté de son frère. Passionnée, d'une sensualité et d'une liberté en porte-à-faux avec son origine aristocratique et britannique, elle provoque le désir et se voit sollicitée autant par les hommes (son mari, son mystérieux amant que nous devinons roturier) que par les femmes (la jalouse Julia, qui donne lieu à une scène de saphisme considérée en son temps comme d'une grande audace).
Ce personnage d'Elisabeth, formidablement interprété par Barbara Steele, ici dans un de ses plus fameux rôles, imprime à DANSE MACABRE un lyrisme funeste, un romantisme noir et une sensualité réelle.
Au-delà de son romantisme d'outre-tombe, DANSE MACABRE fascine par son goût pour la confusion. Au fur et à mesure de sa progression, le film ménage des rebondissements parfois prévisibles, parfois surprenants, que subissent à la fois le spectateur et Alan. Dans cette maison où le passé et le présent, l'au-delà et le monde des mortels se mêlent, il devient difficile de distinguer ce qui appartient à la réalité de ce qui relève du surnaturel.
Ce jeu ambigu, cet art de faire surgir le fantastique de derrière la normalité dégagent une poésie étrange et envoûtante que nous ne rencontrons pas dans les films d'épouvante gothique anglais ou américains de la même période. DANSE MACABRE nous évoque plutôt certains films de Mario Bava, et particulièrement LISA ET LE DIABLE de 1972 qui partagera bien des points communs avec DANSE MACABRE (ambiguïté de la chronologie, maison mystérieuse, refus du happy end).
DANSE MACABRE nous semble une source de ces films fantastiques italiens qui sacrifient parfois la cohérence et la rigueur narrative au profit de la poésie et de l'insolite, tel INFERNO de Dario Argento, L’AU-DELÀ de Lucio Fulci ou DELLAMORTE DELLAMORE de Michele Soavi.
DANSE MACABRE présente certaines inégalités. Les moments très forts (le massacre autour du lit, le final) alternent avec quelques passages ennuyeux et répétitifs, comme ces longues errances dans la demeure hantée. Certaines scènes paraissent plaquées, comme l'arrivée du jeune couple presque à la fin du film.
Néanmoins, DANSE MACABRE reste une bonne réussite de l'épouvante gothique italienne, riche en intenses moments de romantisme et de poésie funèbre. Margheriti persévère dans l'épouvante avec l'intéressant LA VIERGE DE NUREMBERG (tourné après DANSE MACABRE, mais sorti avant), puis LA SORCIÈRE SANGLANTE, toujours avec Barbara Steele et à nouveau réussi.
Margheriti alterne ensuite, au gré des modes et des commandes, films de science-fiction, d'espionnage, Giallos, westerns... Surtout, il réalise LES FANTÔMES DE HURLEVENT en 1970, remake en couleurs de DANSE MACABRE dans lequel Anthony Franciosa reprend le rôle d'Alan Foster, Michèle Mercier remplace Barbara Steele et Klaus Kinski interprète Edgar Poe ! Emmanuel Denis.
L’HOPITAL DE LA TERREUR
The Ward
de John Carpenter, 2010, US, 1h38, Couleurs
avec Amber Heard, Mamie Gummer, Danielle Panabaker…
RÉSUMÉ : En 1966, Kristen, une jeune fille accusée d’avoir mis le feu à une ferme, est internée dans un hopital psychiatrique. Elle y trouve un groupe de patientes qui se disent victimes d’un fantôme apparaissant la nuit. Kristen qui n’aspire qu’à s’enfuir de cet endroit va se retrouver prise au piège par cet esprit maléfique…
POINT DE VUE : Rongé par la maladie, affaibli par plusieurs échecs commerciaux consécutifs à partir de son magnifique The Thing, déconsidéré aux Etats-Unis par l’industrie et la critique, après une reconnaissance tardive venue d’Europe, John Carpenter a vu son étoile pâlir puis disparaître. Portant ses plus grands films sont toujours l’objet d’un culte inamovible, guère inquiété par des nouvelles versions nullissimes et aussitôt oubliés de ses classiques (The Fog, The Thing) ou par la reprise en main de la franchise Halloween par le turbulent Rob Zombie. Carpenter, metteur en scène maniériste héritier d’Howard Hawks et des cinéastes de série B de science-fiction et d’épouvante comme Jacques Tourneur ou Jack Arnold, n’était plus parvenu à maintenir le niveau d’excellence de sa mise en scène, contraint à se caricaturer lui-même de manière pathétique, puis à sombrer dans le silence et l’oubli. Manque de moyens, mais surtout manque d’inspiration et d’énergie. Celui qui était capable de transcender des sujets banals ou déjà filmés par d’autres (ses différents remakes officiels ou non de classiques comme The Thing ou Le Village des damnés), avait pris la mauvaise habitude de se répéter ad nauseam. John Carpenter a sans doute accepté le projet The Ward pour retrouver coûte que coûte les plateaux de cinéma, une question de survie pour un cinéaste déchu. John Carpenter s’en tire avec les honneurs. The Ward est loin de renouer avec le faste de ses meilleurs films des années 80, mais il évite le ridicule de l’autoparodie. Sans en dévoiler la surprise finale, The Ward entretient des points communs troublants avec Shutter Island de Martin Scorsese. The Ward se situe dans les années 60 dans l’Oregon. C’est l’histoire d’une jeune fille, Kristen (interprété par Amber Heard, l’héroïne de All the Boys Love Mandy Lane) internée dans un asile de fous après avoir incendié une ferme et été retrouvée hagarde par la police. Elle a le sentiment d’être déjà venue dans l’hôpital, cherche à s’en échapper par tous les moyens, entourée par quatre autre jeunes filles patientes de l’établissement et un personnel psychiatrique plutôt inquiétant. Kristen ne tarde pas à être terrorisée par un fantôme à l’apparence d’une ancienne patiente en décomposition, qui va tuer une à une les petites malades. On est d’abord frappé par la banalité du sujet et de la mise en scène, correcte mais fonctionnelle, et par l’absence des effets de style très reconnaissables du cinéaste ; pas de musique au synthétiseur composée par le maestro lui- même, pas d’utilisation spectaculaire de la Panavision, violence très timide si l’on considère les récents excès des « torture porn » du genre Saw. Carpenter signe toujours présomptueusement son film de son nom placé avant le titre au générique, mais cela ne fait que renforcer l’anonymat de la mise en scène. Cependant, cette banalité est relative. The Ward ressemble exactement à un film de maison hanté ou à un thriller anglo-saxon horrifique des années 60, lorsque les productions Hammer imitaient les succès d’Alfred Hitchcock (Psychose) ou Robert Aldrich (Qu’est-il arrivé à Baby Jane) avec des séries B, généralement en scope noir et blanc, où le huis clos et le nombre réduit de personnages permettaient de construire des suspense autour d’histoires de machinations ou de dédoublements de personnalité. Même si le film est en couleur, le côté rétro de The Ward fait irrémédiablement penser à ces films d’une autre époque (souvent écrits par Jimmy Sangster, récemment disparu), et l’on aurait du mal à imaginer comment Carpenter compte reconquérir le jeune public amateur de cinéma horrifique avec un film aussi désuet. C’est la beauté du film, son aspect résistant (aller à l’encontre de ce qu’est devenu le cinéma de genre aujourd’hui), mais c’est aussi sa limite. Le film n’est ni suffisamment beau, ni suffisamment radical, pour être considéré comme un grand retour, mais sa modestie, sans excès mais sincère, est assez émouvante.
Carpenter se transforme en héraut d’une cause perdue, le cinéma fantastique classique, et il a même le panache de s’effacer derrière la commande, comme le modeste artisan qu’il est devenu, après avoir usé et abusé de son nom comme signature auteuriste. Un auteur est mort, mais un bon cinéaste continue de travailler, indifférent aux modes et aux attentes du public, c’est tout de même une bonne nouvelle. Depuis The Ward, John Carpenter a annoncé un nouveau projet, un western. C’est peut-être trop beau pour être vrai, mais on a toujours le droit de croire à un sursaut génial et à un testament artistique – hawksien bien sûr – à la hauteur de cet ex-grand cinéaste. Olivier Père, 2011.
L’HOMME AU MASQUE DE CIRE
House of Wax
d’André De Toth, 1953, US, 1h28, Couleurs 3D
avec Vincent Price, Frank Lovejoy, Phyllis Kirk…
RÉSUMÉ : New York, au début du XXe siècle. Le professeur Henry Jarrod est conservateur d'un musée de cire dont les deux plus belles pièces représentent Marie-Antoinette et Jeanne d'Arc, qu'il a lui- même modelées avec amour. Davantage esthète que commerçant, Jarrod ne vise pas une clientèle grand public, mais les véritables amateurs, capables d'apprécier son art. Dépité par la maigreur de ses gains, Matthew Burke, l'associé de Jarrod, met le feu à l'établissement afin de toucher la prime d'assurance. Jarrod échappe de peu à la mort. Défiguré par les brûlures et fou de rage, il étrangle Burke, puis Cathy Gray, la maîtresse de celui-ci...
POINT DE VUE : L’Homme au masque de cire (House of Wax, 1953) est devenu un classique du fantastique. Le film lança surtout la seconde carrière de Vincent Price, qui d’acteur de second plan sérieux chez Preminger ou Mankiewicz devint une star de l’horreur grâce aux films de Roger Corman et aux productions AIP. Il interprète ici un sculpteur de génie, qui excelle dans la création de mannequins de cire à la ressemblance humaine parfaite. À la veille de l’aboutissement d’un grand projet de musée dédié à son art, un associé cupide provoque l’incendie de son atelier, détruisant ses œuvres et le laissant pour mort. Mais le sculpteur, ou plutôt son fantôme, revient d’entre les flammes. Horriblement défiguré, il accomplit sa vengeance, et ouvre enfin un musée de cire, mais dont les orientations esthétiques ont été bouleversée par l’accident du malheureux. Au lieu de célébrer la beauté, l’artiste fou va désormais se consacrer à des représentations macabres, en reconstituant des crimes historiques célèbres ou des affaires d’actualités, poussant le vice jusqu’à faire figurer dan son musée les meurtres qu’il a lui-même commis, en utilisant les cadavres de ses victimes pour créer les mannequins.
Nous sommes dans les années 50 à Hollywood, lors du premier âge d’or du « cinéma en relief » avant la nouvelle vague actuelle (depuis La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis et Avatar de James Cameron) et une brève et médiocre mode dans les années 80. Rarement dans l’histoire du relief – et avant les efforts les plus récents convaincants de Cameron et Scorsese dans Hugo – le procédé a-t-il été employé de façon aussi pertinente (dans la plupart des films en 3D, le relief est uniquement utilisé à des fins spectaculaires – jet de flèches dans les westerns, apparitions ectoplasmiques dans les films d’épouvante). Le musé de cire et ses mannequins hétérogènes, où les vrais cadavres se cachent parmi les reproductions humaines, Vincent Price lui-même, dissimulant sous un masque de cire ses horribles brûlures, déclinent un univers en trompe-l’œil où le spectateur est sans cesse berné. Pourtant, malgré la splendeur du relief – notamment dans les scènes de poursuite nocturnes dans les ruelles brumeuses, ou l’amplification de la profondeur de champ accentue l’angoisse du spectateur – c’est une légitimation un peu superficielle et somme toute peu convaincante de l’emploi de la 3D que de renforcer une atmosphère fantastique. Il suffit pour cela d’évoquer tous les cinéastes qui sont parvenus à créer un univers factice et déstabilisant (du Cabinet du docteur Caligari aux films de Mario Bava) sans avoir recours à la 3D. Par contre, les auteurs ont compris que la 3D, ontologiquement, renvoyait le cinéma non pas à un avenir technologique (l’échec du procédé allait leur donner raison) mais à ses origines foraines. De Toth expliqua dans ses mémoires que son désir de réaliser un film en 3D fut appuyé par Brynie Foy, un responsable de la Warner, contre l’avis de Jack Warner lui-même. Ce n’est que grâce à la persévérance des deux hommes que Jack Warner céda enfin, avec raison : le film fut tourné à peu de frais et dans un temps record, et remporta à sa sortie un succès exceptionnel. Car le dénommé Brynie Foy était un ancien artiste de music-hall, ce qui explique sans doute à la fois son obsession du relief et la multiplication dans le films d’intrusions de numéros de cabaret ou de saltimbanque, occasions d’effets de relief saisissants (bateleur haranguant la foule avec un yoyo, spectacle de French cancan dans une taverne). À ce titre House of Wax sera pris constamment comme modèle dans la suite des incursions cinématographiques du relief. Dans The Mad Magician, John Brahm réutilisera Vincent Price plongé cette fois-ci dans le monde de la magie; la scène du french cancan inaugure quant à elle les potentialités érotiques de la 3D exploitées dans les porno soft des années 60 et 70 tandis que le célèbre du plan final (la tête de Charles Bronson brandie à la face du spectateur) sera explicitement cité vingt ans plus tard dans l’iconoclaste Chair pour Frankenstein de Paul Morrissey, qui renvoyait le relief à ce qu’il avait toujours été (avant de redevenir un gadget technologique et un atout commercial dans les années 2010) : du Grand-Guignol. Olivier Père, 2012.
LE LABYRINTHE DE PAN
de Guillermo Del Toro, 2006, Espagne, 2h05, Couleurs
avec Ivana Baquero, Ariadna Gil, Sergi López …
RÉSUMÉ : En 1944, en Espagne, alors que la répression franquiste bat son plein. Carmen, une jeune veuve, s'est récemment remariée avec Vidal, un capitaine de l'armée franquiste froid et autoritaire. Elle le rejoint dans sa maison avec Ofelia, sa fille. Mais l'enfant se fait difficilement à sa nouvelle vie. Tandis que sa mère, affaiblie par sa deuxième grossesse, garde le lit, la petite explore les environs. Dès la première nuit, une fée lui apparaît et la guide jusqu'à un labyrinthe, derrière la maison. Là, Ofelia rencontre un faune. La créature lui révèle qu'elle est peut-être la princesse disparue d'un royaume magique. Mais pour s'en assurer, la fillette devra s'acquitter de trois épreuves...
POINTS DE VUE : Réalisateur inspiré de Hellboy, Guillermo Del Toro renouait ici avec la veine de L'Echine du diable, thriller fantastique sur fond de guerre d'Espagne. Cette fois, l'action se déroule en 1944 et les républicains ne sont plus qu'une poignée de résistants maquisards. Obligée de suivre sa mère, remariée avec un cruel capitaine franquiste, la petite Ofelia n'aime ni sa nouvelle vie ni sa nouvelle demeure, un vieux moulin aux allures de chambre de torture. Dans la forêt alentour, elle découvre un ancien labyrinthe où un faune aux membres boisés, Pan, lui révèle ses origines enchantées et la soumet à trois épreuves...
Grâce à de remarquables effets spéciaux, le film mixe avec fluidité la fiction historique et le conte chimérique, multipliant les passerelles entre réel et merveilleux, les créatures magiques et les monstres humains. Dans ce monde cauchemardesque et féerique à la fois, les sons aussi prennent une résonance singulière.
Cette envoûtante fable horrifique est aussi une parabole sur le fascisme. Droit dans ses bottes, Sergi López (étonnant) incarne un militaire fétichiste qui voit dans la souffrance, infligée et subie, un gage de virilité. Plus sombre que le voyage de l'Alice de Lewis Carroll, personnage auquel les souliers vernis et la robe bouffante de la fillette font référence, le parcours initiatique d'Ofelia passera peut-être par le deuil. Mais pas celui du merveilleux. — Mathilde Blottière, 2016.
Le meilleur film fantastique espagnol moderne, et par extension du cinéma européen contemporain, a donc été mis en scène par un cinéaste mexicain installé à Hollywood. Guillermo Del Toro avait déjà réalisé en Espagne en 2001 L’Echine du diable. Cinq ans plus tard, Le Labyrinthe de Pan s’inscrit dans le prolongement direct de ce long métrage, et le surpasse à tous points de vue. L’Echine du diable prenait lui aussi pour cadre la guerre civile, et mêlait à l’horreur et la violence de l’Histoire, bien réelles, des apparitions spectrales et les tourments de l’enfance. Dans Le Labyrinthe de Pan, une petite fille à l’imagination fertile, passionnée par les contes de fées, fuit une condition peu enviable – sa mère s’est remariée avec un officier cruel de l’armée franquiste – et se réfugie dans le monde fantastique des créatures de la forêt, accueillie par un vieux faune qui la prend pour une princesse. Del Toro combine avec beaucoup d’habileté les deux dimensions du film, celle de la guerre acharnée entre les résistants républicains et les fascistes, et les trois épreuves que doit réussir la petite fille pour retrouver son royaume. Del Toro présente le capitaine Vidal comme un monstre bien plus terrifiant et dangereux que ceux que Ofelia va croiser dans ses escapades nocturnes – un crapaud géant, un ogre aveugle sorti d’une gravure de Goya. Malgré son esthétisme néo-gothique, son inspiration visuelle flamboyante, Le Labyrinthe de Pan n’est pas un simple livre d’images rempli de références littéraires, picturales ou cinématographiques. Del Toro traite avec intelligence de la corruption absolue, d’un monde infernal où le rêve – et la mort – sont les seules échappatoires à l’horreur. Il s’intéresse aussi à la façon dont une enfant se soustrait à l’emprise négative des adultes et invente ses propres moyens de défense et de résistance, jusqu’à une forme d’héroïsme. Ainsi, Le Labyrinthe de Pan est-il finalement plus proche de Jeux interdits, L’Esprit de la ruche ou Cria Cuervos que des derniers films de Tim Burton où la surcharge décorative, les effets numériques dissimulent mal la vacuité de l’ensemble. Dommage que Del Toro ait abandonné la gravité et la profondeur du Labyrinthe de Pan dans ses films suivants, sympathiques mais saturés d’effets spéciaux ou privilégiant le décorum à la puissance de l’intrigue et des personnages. Olivier Père, 2016.
COLOSSAL
de Nacho Vigalondo, 2016, USA/Espagne, 1h49, Couleurs
avec Anne Hathaway, Jason Sudeikis, Dan Stevens…
RÉSUMÉ : Gloria, jeune new-yorkaise sans histoires, perd son travail et son fiancé. Elle est alors contrainte de retourner dans sa ville natale où elle retrouve Oscar, un ami d'enfance. Au même moment, à Séoul, une créature gigantesque détruit la ville. Gloria découvre que ses actes sont étrangement connectés à cette créature...
POINT DE VUE : L’argument est délirant. Aux États-Unis, une jeune femme en pleine crise existentielle (son compagnon l’a virée, lassé de la voir rentrer ivre tous les soirs) découvre qu’elle a un avatar en Corée du Sud : un monstre géant dont elle parvient à guider les faits et gestes à des milliers de kilomètres de distance. Gloria marche, et l’iguane géant écrase tout sur son passage ; elle danse le disco, et le clone de Godzilla se prend pour John Travolta...
Dingo, non ? Et vous n’avez encore rien vu...
L’Espagnol Nacho Vigalondo (dont les films sont sortis en France uniquement en DVD ou VOD) est l’auteur de ce mélange, improbable sur le papier mais parfaitement convaincant à l’écran, entre le cinéma indépendant américain et le film de monstres japonais revu par Hollywood. Comme s’il avait fusionné Rachel se marie, de Jonathan Demme, et Pacific Rim, de Guillermo Del Toro. Colossal parvient donc à être à la fois très drôle, angoissant quand il faut et, grâce à une excellente Anne Hathaway, souvent touchant.
Dernière qualité, et elle est de plus en plus rare, le scénario reste imprévisible jusqu’au bout. Télérama, 2021.
PSYCHOKINESIS
de Yeon Sang-ho, 2018, Corée du Sud, 1h41, Couleurs
avec Jeong Yu-mi, Kim Yeong-Seon, Ryu Seung-Ryong…
RÉSUMÉ : Après avoir bu de l'eau de source d'une montagne, un agent de sécurité gagne des pouvoirs de télékinésie et tente de sauver sa fille qui s'est mise en danger.
POINT DE VUE : Après le film de zombies survitaminé Dernier Train pour Busan (2016), le très doué Yeon Sang-ho change radicalement de registre avec ce divertissement ludique de haute volée, où un père découvre qu’il peut déplacer à distance les objets alors que dans le même temps sa fille est menacée d’expulsion par un gang. Une nouvelle preuve du talent des cinéastes sud-coréens à mélanger les genres avec maîtrise. Psychokinesis est en effet tout à la fois un film de superhéros, une fable politique, une comédie et un mélo... Samuel Douhaire, 2021.
L’ÉCHINE DU DIABLE
de Guillermo Del Toro, 2001, Espagne/Mexique, 1h46, Couleurs
avec Federico Luppi, Marisa Paredes, Eduardo Noriega…
RÉSUMÉ : Alors que la guerre civile fait rage, un jeune orphelin de 12 ans, Carlos, est placé par son tuteur républicain dans un orphelinat catholique, Santa Lucia, perdu dans la campagne. L'autoritaire Carmen et le professeur Casarès dirigent l'établissement. Le jeune garçon doit faire face à l'hostilité de ses camarades et de l'homme à tout faire, Jacinto. De plus, Carlos entend des soupirs qui semblent hanter l'imposante bâtisse. Un soir, une voix l'attire au sous-sol, où il découvre un fantôme.
POINTS DE VUE : En Espagne, pendant la guerre civile, un garçon de douze ans est admis dans un orphelinat perdu en rase campagne. L’établissement, dirigé par une femme infirme et son amant, un vieux professeur, est menacé par les pénuries et le chaos qui règne à ses portes, mais aussi par des dangers internes. L’enfant se retrouve vite en proie à l’hostilité de ses camarades, subit les violences d’un jeune surveillant sadique, et découvre enfin la présence d’un fantôme dans les sous-sols de la résidence. Coproduit par Pedro Almodóvar et son frère Agustín via leur société El Deseo, L’Échine du diable (El espinazo del diablo, 2001) est le troisième long métrage du Mexicain Guillermo Del Toro, après Cronos réalisé dans son pays et Mimic réalisé aux Etats-Unis pour Dimension, la filliale cinéma de genre de Miramax – une expérience douloureuse mais un film honorable. En 2006, Del Toro retournera en Espagne pour mettre en scène Le Labyrinthe de Pan, un autre conte très sombre partageant des thèmes comparables à ceux de L’Échine du diable et le même cadre, la guerre civile, mais avec davantage de moyens et une imagination visuelle plus foisonnante. Ces deux films demeurent encore aujourd’hui ses meilleurs. L’Échine du diable parvient à évoquer les horreurs de la guerre et le martyr de jeunes enfants par le prisme du fantastique. Le film déploie une esthétique à la limite de l’imagerie (travers dans lequel finira par tomber Del Toro à Hollywood) mais recèle de beaux moments de cinéma dignes d’une tendance maniériste européenne illustrée par Mario Bava ou Sergio Leone.
L’Échine du diable apparut au moment de sa sortie, avec Les Autres d’Alejandro Amenábar, comme un représentant exemplaire du nouveau cinéma de genre ibérique, entre une tradition latine de fantastique rural et la chronique rétro, parsemé de références au surréalisme et à Bunuel. La rencontre des peurs collectives d’un pays et celle d’un jeune garçon, l’opposition entre l’innocence de l’enfance et la cupidité des hommes, les allusions à l’alchimie donne naissance à une fable allégorique, cruelle et mystérieuse. Olivier Père, 2021.
En pleine guerre civile espagnole, Carlos, un jeune garçon de 12 ans, est abandonné, à la mort de son père, dans un orphelinat perdu au milieu de nulle part et dirigé par des républicains espagnols. L’enfant sera bientôt témoin de phénomènes étranges. En effet, il fait rapidement la connaissance du fantôme d’un pensionnaire décédé dans des conditions mystérieuses.
Au-delà des événements curieux et des apparitions du fantôme, un peu caricatural, le réalisateur dresse une peinture subtile et terrible de la guerre civile espagnole.
De plus, bien que le sujet central du film semble être le surnaturel et la perception enfantine de tels phénomènes (on retrouve ce schéma dans Sixième sens et plus récemment dans Les autres), la scène la plus insoutenable reste l’exécution en pleine rue de volontaires des Brigades internationales. De là à en conclure que del Toro a pris comme prétexte l’horreur et le paranormal pour dénoncer les atrocités de la guerre il n’y a qu’un pas... d’ailleurs son action devait initialement se situer pendant la révolution mexicaine.
Avec une façon de filmer fluide, des couleurs ambrées et des personnages contrastés, Guillermo del Toro arrive à introduire dans L’échine du diable une vraie dimension dramatique.
Les enfants sont criants de vérité, touchants et parfaitement dirigés. Quant aux adultes, Marisa Paredes (l’une des actrices fétiches de Pedro Almodovar, par ailleurs productrice du film avec son frère Augustin) campe à la perfection une directrice d’orphelinat unijambiste tiraillée entre luxure et rigidité. Eduardo Noriega revêt une fois de plus le costume du "méchant" au charme venimeux - il tenait un rôle approchant dans Tesis de Amenabar - mais à qui l’on finit pourtant par s’attacher. Et Federico Luppi joue le brave docteur transi d’amour et étrange qui améliore le quotidien de l’établissement en vendant aux villageois des bouteilles d’alcool de "fœtus".
Guillermo del Toro s’est, pour construire son scénario, beaucoup inspiré des terrifiants contes gothiques anglo-saxons comme ceux de M.R. James, Sheridan Le Fanu, Machen etc.
Histoire du passé refoulé, L’échine du diable s’achève sur une vengeance apocalyptique. Les scènes de feu sont fascinantes et les effets spéciaux parfaitement maîtrisés.
En revanche, le côté un peu gore de certains passages n’apporte rien au film...
On ne peut pas toujours faire un sans faute. Laurence Seguy, 2017.
EDWARD AUX MAINS D’ARGENT
de Tim Burton, 1991, US, 1h45, Couleurs
avec Johnny Depp, Winona Ryder, Dianne Wiest…
RÉSUMÉ : Après la mort de son créateur, un génial inventeur, le jeune Edward, un garçon aux bras terminés par des cisailles, se retrouve seul. Il vit comme un pauvre diable, dans un immense château. C'est là que Peg Boggs, une représentante en cosmétiques, le découvre. Elle l'invite à venir s'installer chez elle...
POINTS DE VUE : Une représentante en produits de beauté, la souriante Peg, découvre dans un vieux manoir un garçon laissé inachevé par l'inventeur qui lui a donné la vie. À la place des mains, Edward n'a que des ciseaux. Derrière cette apparence monstrueuse, Peg reconnaît un être qui a besoin de l'affection d'une famille. Elle lui offre la sienne. Mais dans le monde rose bonbon des gens normaux, Edward trouvera-t-il sa place ?
C'est le plus beau film de Tim Burton, qui donne toute la mesure de son goût du merveilleux, nourri par les belles images comme par les images qui font peur. Le cinéaste réalise aussi son ambition de raconter une histoire par le jeu des couleurs. Pastel de l'Amérique heureuse des années 1950 où vit Peg, sombres ombres du monde d'Edward : les contrastes sont forts, mais la palette, subtile. Dans cette fable, qui s'appuie sur un décor naïf, classique (le manoir) ou kitsch (les bungalows du quartier de Peg), Burton nous parle, brillamment, à travers Edward de tolérance et de peur de l'autre. Télérama, 2011.
L’intérêt du cinéma de Burton, hormis talent pour l’invention d’univers gothiques et de bestiaires fantastiques, réside dans cette sensibilité juvénile et rebelle, cette phobie du conformisme et de la « normalité » qui en ont fait le cinéaste élu des adolescents du monde entier, le poète des « freaks », marginaux, parias. Un des plus beaux films de Burton, Edward aux mains d’argent, organise ainsi la rencontre fortuite du cinéma de Nicholas Ray et de Jean Cocteau. Le personnage d’Edward, créature inachevée et orpheline, se situe entre la figure du rebelle malgré lui (Johnny Depp en néo James Dean) et de l’innocent aux ailes coupées blessé par la dureté du monde. Le thème coctaldien de l’angélisme traverse l’œuvre de Burton, au même titre que ceux de la fuite vers le rêve, de la défiance envers toute forme d’organisation sociale, et de la filiation problématique. Burton est un ciné fils, qui s’est choisi des maîtres hors normes, petits papes de la contre-culture et de la série B (Mario Bava, Roger Corman, Russ Meyer, Nathan Juran, Terence Fisher, etc.). Il s’était aussi trouvé un père de substitution, l’acteur Vincent Price auquel il dédia un superbe court métrage d’animation (Vincent) et offrit le dernier rôle, ô combien symbolique, du savant qui crée Edward avant de mourir dès la fin du générique. Vincent Price était un prince du film d’horreur, un acteur excentrique, cultivé et délicieux, dont la diction onctueuse et la silhouette inquiétante ont traversé l’histoire du cinéma américain, de Mankiewicz et Preminger aux films d’exploitation des années 70. Avec Edward aux mains d’argent, Tim Burton permet à Vincent Price de quitter en beauté les plateaux de Hollywood, en même temps qu’il propulse Johnny Depp vers le statut d’icône du cinéma contemporain, figure masculine à la fois déviante et romantique. Olivier Père, 2018.
Dans son conte fantastique, Tim Burton aborde plusieurs thèmes, et nous propose pour les relayer, le personnage d’Edward, créature candide et balafrée, ayant pour mains de nombreuses paires de lames et autres ciseaux. À travers ce personnage fantoche et peu bavard, Burton s’intéresse principalement au regard d’autrui, dans un village habité par une classe moyenne américaine stéréotypée et puritaine.
Il existe en ce village une unité de regard si prononcée qu’elle en devient effrayante. Cela commence par une curiosité face à l’inconnu fraîchement débarqué, puis se poursuit par la recherche du moyen d’en tirer profit. Suite aux premiers doutes, aux premières erreurs, ce regard se transformera en celui du rejet, de la haine.
Sous les traits du sarcasme et de la caricature d’une société américaine intolérante et facilement épouvantable, Burton touche. Son arme principale pour y parvenir c’est la candeur de sa victime, Edward, incarnée ici par un Johnny Depp empreint de finesse et de poésie. Il nous livre un jeune homme grammaticalement « aculte », puisque tenu à l’écart de toute forme de civilisation, et qui la découvrant, s’éprendra rapidement de la jeune Kim, seule capable de le regarder sans préjuger de sa personne.
Depp trouve un parfait écho en l’onirisme de Burton, qui émerveille par son style fantastique unique. Si le réalisateur a par le passé œuvré pour Walt Disney, il a su s’en détacher et créer son propre univers, identifiable aujourd’hui avec autant de clarté que celui de ses anciens maîtres. Gardant tout de même un point de départ similaire : une volonté de traduire par le conte une morale et une critique sociale.
Edward aux mains d’argent marque la première étape d’une complicité mais aussi d’une amitié, à la ville comme à l’écran, entre ces deux monuments du cinéma que sont Burton et Depp. De leur collaboration naîtront Ed Wood en 1995, suivi de Sleepy Hollow, Charlie et la chocolaterie, mais aussi Sweeney Todd. Anthony Normand, 2013.
LA FORME DE L’EAU
The Shape of Water
de Guillermo Del Toro, 2017, US, 1h58, Couleurs
avec Sally Hawkins, Michael Shannon, Octavia Spencer…
RÉSUMÉ : En pleine guerre froide, Elisa Esposito travaille comme femme de ménage dans un laboratoire secret où est retenue prisonnière une créature amphibie sur laquelle sont menées des expériences. Le scientifique Hoffstetler est fasciné par ce monstre tandis que son chef Strickland n'y voit qu'une aberration de la nature. Une relation étrange se noue entre Elisa, qui est muette, et ce mystérieux spécimen batracien. Ce qui commence par une relation d'amitié et d'empathie va tourner à l'aventure amoureuse. Avec l'aide de son voisin, Elisa décide de libérer la créature. Elle ignore l'ampleur des conséquences de cette évasion...
POINTS DE VUE : Fin des années 1950, en pleine guerre froide. Muette, Elisa est une jeune femme rêveuse, qui travaille comme femme de ménage dans un laboratoire gouvernemental tenu secret. Un agent à l’allure de milicien sadique y débarque un soir, accompagné d’une mystérieuse cargaison : une créature capturée dans un fleuve d’Amérique du Sud. La douce et téméraire Elisa entre vite en contact avec la créature. Laquelle s’exhibe sans gêne : il s’agit d’un homme-poisson, certes visqueux, pourvu de branchies, mais aussi joliment fuselé et musclé, à l’épiderme luminescent.
Vert d’eau, céladon, avec variantes de bleu, de kaki : le réalisateur, magicien baroque ami des monstres (Hellboy, Le Labyrinthe de Pan), se plaît à composer un camaïeu, autant qu’il s’amuse à multiplier les emprunts (de Jules Verne à Jean-Pierre Jeunet), à pasticher les films sur la guerre froide, à rendre hommage au cinéma fantastique de série B. Son film enveloppant déborde d’idées et de métaphores. Au risque parfois de la surcharge — musicale surtout. On reste néanmoins captivé par ce récit jonglant avec les genres, d’où émergent une histoire d’amour insolite et une ode à la différence, où l’union des bannis et des humiliés fait la force. Le monde décrit est sombre. On n’y voit quasiment jamais la lumière du jour. C’est pourtant un conte enchanteur. Jacques Morice, 2021.
Un amour au premier regard. Le motif romantique par excellence. Personne n’est dupe, mais peu importe, on a tous été bercés par divers histoires de coup de foudre et autres contes romanesques, alors pourquoi se braquer au prétexte que l’un des deux amoureux est une étrange créature couverte d’écailles ? Cette question, puisqu’elle revient à interroger les critères qui distinguent « humains » et « monstres », incorpore parfaitement cette passion dans la filmographie de Guillermo del Toro dont on connaît, depuis maintenant un quart de siècle, le goût pour cette thématique philosophique, dans la droite lignée de l’empreinte qu’a su laisser Tim Burton sur le cinéma fantastique.
Après deux films qui sont loin d’avoir fait l’unanimité (Pacific Rim et Crimson Peaks), del Toro semble avoir entendu le reproche qui leur fut fait, celui de quelque peu délaisser ses personnages au profit d’une recherche esthétique et technique, puisqu’il a fait le choix de revenir à la quintessence de son cinéma, tel qu’il l’avait atteint dans son Labyrinthe de Pan. Le dispositif est d’ailleurs relativement similaire : celui de placer dans un contexte historique tendu (en l’occurrence, les Etats-Unis du début des années 60, alors que la guerre froide était à son paroxysme) un élément fantastique qui va exacerber les pires comme les meilleures attitudes humaines. Dans le Labyrinthe de Pan, c’était l’émancipation de la jeune Ofelia qui naissait de sa rencontre avec le faune, ici ce sont les sentiments amoureux d’Elisa qui forment la finalité de cette fable.
Plutôt qu’un conte de fées enfantin, c’est le classique du film de monstre L’Etrange Créature du Lac Noir qui sert cette fois de catalyseur à l’imaginaire de Guillermo del Toro. À la différence du chef-d’œuvre de Jack Arnold, dans lequel l’expédition américaine rencontre la créature en Amazonie, le scénario de del Toro imagine le retour de ces militaires avec « l’actif », comme ils l’appellent, dans leur cargaison. Cette différence de contexte est l’occasion pour le cinéaste mexicain de dépeindre une Amérique faussement idyllique, comme un miroir de ce qu’elle est aujourd’hui. Autour de l’histoire qui va naître, la direction artistique est minutieusement travaillée pour alimenter les nombreuses thématiques présentes dans le scénario, à commencer par une dénonciation frontale de la société de consommation, présentée comme antagoniste de l’amour.
Mais là où son long-métrage parvient à créer une intensité émotionnelle à l’état pur, c’est assurément dans l’alchimie que la mise en scène parvient à faire naître entre ses deux personnages principaux. Les prestations des acteurs n’y sont évidemment pas non plus pour rien. Face à Doug Jones, qui a déjà interprété presque toutes les créatures du bestiaire de del Toro, Sally Hawkins fait preuve d’un charme magnétique irrésistible. En plus de se donner le défi d’exprimer son amour sans mot dire (ce qui, déjà, est une performance comme les aime beaucoup l’Académie), elle parvient à exprimer une candeur et une sensibilité qui la rendent bouleversante.
En plus de ces deux êtres marginaux qui apprendront à communiquer à la seule force de leur amour, del Toro imagine un colocataire gay et fantasque (qui lui sert par ailleurs de narrateur), un scientifique russe pris entre deux feux, ainsi qu’une collègue afro-américaine. Autant dire que l’Amérique, telle qu’elle apparaît ici, est composée de minorités, toutes désocialisées à leur façon. Le discours politique de cette version moderne de La Belle et la Bête, est donc avant tout une dénonciation de la discrimination et du communautarisme qui gangrènent les Etats-Unis de l’ère Trump. Et pourtant, le grand méchant n’est pas alimenté par cette haine de l’autre. Le personnage de Michael Shannon est un être certes détestable, mais la façon dont ses motivations sont purement professionnelles, alors qu’il apparaît à coté comme un bon père de famille, voire même comme étant celui auquel il est le plus facile de s’identifier, nuance habilement le caractère manichéen propre au cabotinage de l’acteur.
Ce général antipathique est-il l’individu le plus humain, victime des normes sociales qui lui sont imposées, ou au contraire le plus monstrueux du film ? Ce doute moral plane sur la fin ouverte, qui elle-même rend discutable l’affirmation selon laquelle une histoire d’amour mène automatiquement vers un happy end romanesque. Guillermo del Toro nous laisse face à toutes ces questions insolubles – comme le faisait Burton avant lui – qui ne cesseront de nous hanter, au même titre que la beauté des images, tant en terme de photographie que de cadrage, avec laquelle il a filmé cette histoire d’amour brute comme un diamant. Julien Dugois, 2022.
POLTERGEIST
de Tobe Hooper, 1982, US, 1h54, Couleurs
avec Craig T. Nelson, Jobeth Williams, Heather O’Rourke…
RÉSUMÉ : La paisible existence d’une famille d’Américains moyens est bouleversée par les dons de communication avec l’au-delà que révèle leur petite fille.
POINTS DE VUE : Dans leur nouvelle maison située dans un quartier résidentiel, Steve et Diane Freeling vivent un bonheur sans nuages. Jusqu'au jour où une étrange relation semble unir leur petite fille, Carol Anne, au... poste de télévision. D'inquiétants phénomènes se produisent alors, et Carol Anne disparaît. Elle réapparaît... sur le petit écran !
L'alliance était prometteuse : celle de Tobe Hooper, le réalisateur sulfureux et marginal de Massacre à la tronçonneuse, et de Steven Spielberg, amateur — et auteur — d'un cinéma fantastique plus familial. Le résultat est décevant : bien sûr, les effets spéciaux — objets qui s'animent, ondes et tempêtes diverses — sont excellemment réalisés, et quelques scènes distillent un joli frisson. Mais le récit suit son cours sans originalité. On y verra, si l'on est bien luné, une critique implicite du rôle de la télévision dans la middle class urbaine américaine ; on constatera surtout que les deux « grands » noms du générique se sont annihilés pour accoucher d'une œuvrette juste très professionnelle. — Aurélien Ferenczi, 2014.
L’heureuse famille Freeling mène une vie tranquille et prospère dans un lotissement pavillonnaire de Californie. Cependant, leur maison devient le théâtre d’étranges phénomènes quand des objets commencent à se déplacer et que le sol se met à trembler. Une nuit, la petite Carol Anne disparaît et se met à communiquer avec ses parents à travers la télévision. Les Freeling font alors appel à un parapsychologue.
Poltergeist est un film au statut particulier puisqu’il devait être réalisé par Steven Spielberg, qui en a écrit le scénario et assuré la production exécutive. Spielberg dut renoncer à le mettre en scène pour se concentrer sur une autre histoire fantastique située dans le même décor (banlieue américaine et famille typique, soit le décor de son enfance) mais bien plus gentille et universelle, et précieuse à ses yeux : E.T. l’extraterrestre tourné la même année. Il est facile de voir les deux facettes du cinéaste dans Poltergeist et E.T. l’extraterrestre : le côté sombre et horrifique contre le côté humaniste et sentimental. Spielberg choisira de privilégier la seconde option contre la première, en confiant la mise en scène de Poltergeist à un jeune réalisateur dont il avait apprécié le premier film, le célèbre et traumatisant Massacre à la tronçonneuse (1974) : Tobe Hooper. Hooper avait l’habitude de faire des films d’horreur indépendants sans grands moyens et dans les marges du système. Il avait travaillé en 1981 pour un studio (Universal avec Massacres dans le train fantôme) mais Poltergeist est son premier gros budget. Malheureusement pour Hooper, Spielberg sera omniprésent sur le tournage (absent seulement trois jours), supervisant lui-même de nombreux aspects artistiques et techniques. Il est difficile de savoir précisément si cela correspond à son incapacité à déléguer – Spielberg n’avait encore jamais produit le film d’un autre – ou aux difficultés de Tobe Hooper à mener à bien un projet cher et compliqué (Tobe Hooper venait de se faire virer de deux tournages, The Dark aux Etats-Unis et Venin en Angleterre.)
Le triomphe commercial planétaire de Poltergeist ne profitera guère à Hooper puisque tout le monde en attribuera la véritable paternité à son puissant producteur. Des rumeurs de plateaux relayées par la presse américaine accableront le pauvre cinéaste texan et les portes d’Hollywood se fermeront pour lui. Il ne tournera rien pendant trois ans, avant de signer un contrat de plusieurs films avec la société de production Cannon. Trois seront réalisés et se solderont par des désastres critiques et financiers qui achèveront d’enterrer la carrière du cinéaste : Lifeforce, Massacre à la tronçonneuse 2 et L’invasion vient de Mars.
Poltergeist est spielbergien par ses thèmes et son esthétique mais il comprend aussi de nombreux détails macabres et choquants (squelettes, chair en décomposition) qui portent la marque de Tobe Hooper. Les deux hommes visent sans aucun doute à moderniser le classique absolu du film de maison hantée, La Maison du diable de Robert Wise. À revoir Poltergeist, sorte de train fantôme cinématographique comme pouvait en faire William Castle avec moins d’argent, son apport le plus novateur concerne l’importance de la télévision, avec un poste allumé nuit en jour dans chaque pièce, membre à part entière de la famille, seul lien social avec les voisins. La « neige » de l’écran de télévision offre à Poltergeist ses scènes les plus réussies. C’est l’étrangeté du quotidien, le fantastique dans votre salon ou votre cuisine. Une forme d’horreur domestique où la télévision diffuse en permanence des images du monde et de l’histoire (informations, vieux films) mais peut aussi aspirer et dévorer vos enfants, inscrivant à l’intérieur de Poltergeist la propre boulimie télévisuelle de Spielberg et la menace des nouvelles pratiques de consommation des images des (télé)spectateurs américains. Deux réalisateurs japonais se souviendront de Poltergeist en réalisant une dizaine d’années plus tard des films où les fantômes communiquent avec les vivants grâce à la télévision, les vidéocassettes ou internet : Hideo Nakata et la série des « Ring » et Kiyoshi Kurosawa qui n’a jamais caché son admiration et sa dette envers Tobe Hooper. Olivier Père, 2014.
CRIMSON PEAK
de Guillermo Del Toro, 2015, US, 1h59, Couleurs
avec Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, Jessica Chastain…
RÉSUMÉ : Au XIXe siècle, Edith Cushing, une jeune et intrépide romancière américaine hantée par le fantôme de sa défunte mère, vit avec son père, un industriel de la haute société de l'Etat de New York. Elle succombe au charme de Sir Thomas Sharpe, un bel inconnu tout juste débarqué d'Angleterre avec sa soeur Lucille. Il est à la recherche de financements pour construire sa machine à extraire l'argile du sol. Après la mort tragique de son père, Edith épouse Thomas et le suit avec Lucille dans leur immense manoir gothique au cœur de la campagne anglaise. Mais dans cette sombre demeure, Edith est très vite en proie à des visions horrifiques et fantomatiques. La jeune femme découvre un endroit empli de secrets...
POINT DE VUE : Dans le cinéma fantastique qui flirte avec l'horreur, le réalisateur du Labyrinthe de Pan (2006) a toujours préféré les atmosphères recherchées aux effets sanglants. Son goût de la beauté échevelée s'épanouit cette fois dans un drame en costumes victoriens qui mêle avec faste un univers à la Edith Wharton et des histoires d'esprits vengeurs...
L'héroïne est une jeune femme fragile et passionnée, qui vient d'écrire un roman où elle donne un grand rôle aux fantômes. Le spectre de sa mère défunte la hante. Et l'orpheline en robes romantiques de se réfugier non dans les bras du sage fiancé qui lui est promis, mais dans ceux d'un aventurier troublant. Il l'épouse et l'installe dans un manoir immense et délabré où il vit avec sa soeur, qui garde toutes les clés...
Les motifs de contes traditionnels rendent cet univers presque familier. Mais la mise en scène s'emploie, au contraire, à en exacerber l'étrangeté. Le manoir hanté est un chef-d'oeuvre aux dimensions d'une attraction de Disneyland gothique. Le jeu avec les couleurs, annoncé par le titre (« l'apogée pourpre »), se dévoile en un crescendo brillamment théâtralisé.
En dépit de cette fièvre visuelle, ou peut-être à cause d'elle, Crimson Peak n'a pas beaucoup attiré le public en salles. Le style du film a pu sembler flottant : classique et novateur, enfantin et troublant, chatoyant et effrayant, le spectacle se joue des genres jusqu'à l'inclassable. Guillermo Del Toro fait du baroque mexicain en version hollywoodienne. Son audace vaut infiniment le coup d'oeil. — Frédéric Strauss, 2017.
PONYO SUR LA FALAISE
d’Hayao Miyazaki, 2008, Japon, 1h41, animation, Couleurs
RÉSUMÉ : Le petit Sosuke habite au sommet d'une falaise qui surplombe la mer Intérieure. Il vit avec sa mère, Lisa, pendant que son père fait naviguer son cargo. Un matin, il découvre une petite fille poisson rouge piégée dans un pot de confiture. Sosuke la sauve et la nomme Ponyo. Il lui promet de la protéger et de s'occuper d'elle. Le père de Ponyo, Fujimoto, un sorcier autrefois humain qui pense que l'humanité doit choisir de vivre dans la mer, la force à revenir avec lui dans les profondeurs. Mais Ponyo est bien décidée à devenir humaine et à rester avec Sosuke. La mère de Sosuke, qui ne se doute pas de l'amitié entretenue par son fils avec le petit être, s'inquiète de son comportement...
POINT DE VUE : Oubliez les pin-up aquatiques de chez Disney. Ponyo, la « sirène » de Miyazaki, est un minuscule alevin aux rondeurs naïves, qui rêve d'humanité. Au lieu d'un prince naufragé, l'enfant-poisson rencontre sur le rivage un garçonnet de 5 ans nommé Sosuke... Grand poète de l'animation japonaise, Hayao Miyazaki continue d'éblouir. Son univers merveilleusement peint à la main (pas de 3D ici !) ressemble à l'océan qu'il magnifie, homogène en surface, fertile et mystérieux en profondeur, « habité », comme l'étaient les forêts de Princesse Mononoké ou de Mon voisin Totoro. Chaque goutte d'eau, chaque brin de plancton recèle une présence magique. L'influence du shintoïsme irradie tous les contes du cinéaste. Qui est Ponyo ? Un petit kami (« dieu ») de la mer ? Une gamine en continuelle transformation ? L'instabilité biologique de l'héroïne est l'idée la plus poétique du film : perpétuelle mutation du corps et de l'esprit d'un enfant. Avec elle, Miyazaki revisite son thème favori : le rapport des hommes à la nature. Un lien viscéral, qui s'incarne dans les stupéfiantes métamorphoses de Ponyo, allégorie extravagante de l'évolution darwinienne, de l'alevin à la fillette. Sa transformation dérange l'écosystème : elle entraîne un terrible tsunami.
Chez Miyazaki, le rapport entre les humains et la nature prend souvent des dimensions de conflit cosmique. Ici, par la grâce d'une rencontre entre deux petits rêveurs, il évolue au contraire vers la plus belle, la plus apaisante des réconciliations. — Cécile Mury, 2014.
HELLBOY II : LES LÉGIONS D’OR MAUDITES
Hellboy II : The golden army
de Guillermo Del Toro, 2008, US/Allemagne, 2h, Couleurs
avec Ron Perlman, Doug Jones, Jeffrey Tambor…
RÉSUMÉ : À l'aube des temps, les hommes et les créatures du monde magique étaient en guerre. Lorsque les invincibles légions d'or furent construites et menacèrent de détruire le monde, une trêve fut conclue et, d'un commun accord, tous décidèrent de les cacher dans les tréfonds de la Terre. Au XXIe siècle, Nuada, prince du royaume caché, entreprend de rassembler les trois morceaux de la couronne donnant à son possesseur le contrôle des légions d'or. Il obtient le premier en le volant lors d'une vente aux enchères. L'incident provoque l'intervention du B.P.R.D. et de son agent vedette, Hellboy. Avec ses collègues Abe Sapiens et Liz Sherman, le démon part à la recherche des autres morceaux de la couronne...
POINTS DE VUE : L’histoire ? Ailleurs, on la jugerait risible. Il est question d’une armée mécanique indestructible, construite à l’aube des temps par des gobelins pour aider les créatures fantastiques — elfes, trolls... — à triompher des humains. Pour les en empêcher, des superhéros pas comme les autres : Hellboy, le bon petit diable devenu grand, avec queue pointue et cornes, et ses acolytes (homme amphibie érudit, femme pyromane) appartiennent désormais à un service américain super secret, et ils interviennent contre le Mal et les bébêtes excentriques qui le servent.
Le plus surprenant est qu’on y croit : Guillermo Del Toro trouve la bonne distance pour raconter ces histoires abracadabrantes. Ludique mais jamais parodique, convaincu mais jamais sentencieux, il éprouve un tel amour pour les univers fantastiques qu’il imagine que sa joie est communicative. Comme dans Le Labyrinthe de Pan, le film s’enrichit d’une galerie de créatures poétiques qui réjouira les tératophiles. Télérama, 2017.
Depuis ses débuts, Guillermo Del Toro mène une carrière presque schizophrène en réalisant d’une part des films fantastiques intimistes (L’échine du diable et dernièrement Le Labyrinthe de Pan) où l’horreur du réel devient plus cruelle que celle des contes ; et de l’autre, des gros projets décomplexés (Mimic, Blade 2). Bonne surprise : Hellboy 2 ressemble à une somme cohérente de ces deux styles. Les scènes d’action, situées à des intervalles réguliers, alternent avec des parenthèses plus intimes (le couple Hellboy/Liz). Le traitement qu’il tire du prince elfe Nuada bénéficie de nuances (il est assoiffé de pouvoir mais assène quelques vérités sur la domestication des créatures assimilées aux marginaux) même s’il manque de subtilité. Au-delà du divertissement idéalement proportionné, Del Toro dévoile ses influences personnelles qu’elles soient picturales ou cinématographiques. Ça s’étend de l’héritage Miyazaki (Le Labyrinthe de Pan évoquait déjà Le voyage de Chihiro), les yokai japonais ou même une référence - un peu voyante - à La fiancée de Frankenstein). Del Toro s’identifie à son « super-héros nerd » en mettant en avant son incapacité à mûrir (le réal mexicain assumant de plus en plus la dimension romantique et sentimentale à peine esquissée dans Blade 2 ou le premier Hellboy)
Le point positif, c’est qu’il est ici autant question d’opposer les humains aux superhéros (la population est moyennement encline à les accepter, à l’image de n’importe quelle minorité) que de proposer un défilé de monstres qui mettent leur savoir et leur pouvoir en commun. En changeant de producteur (Universal après Revolution studio), Del Toro qui connaît plus que quiconque cette mythologie bénéficie d’un budget plus confortable (85 millions de dollars) pour expérimenter d’un point de vue technique. Le cinéaste agit autant comme illustrateur que conteur d’histoires et fait mieux que dans le premier Hellboy qui ressemblait à une longue introduction bavarde où l’on désespérait un vrai climax (finalement logique avec l’évolution d’un super-héros qui ne pouvait pas sortir de sa tanière).
Le point faible, c’est que Del Toro rumine un sens de l’humour lourdingue pour donner l’illusion à ses fans hystero-geek qu’il n’a pas changé, qu’il a su conserver son intégrité et son humilité. Si, d’un volet à l’autre, les progrès sont manifestes, pas la peine de s’enflammer non plus : Del Toro ne réussit pas à emporter l’adhésion ailleurs que chez ses fans les plus transis qui s’extasient béatement et sans nuance devant chacune de ses productions. La faute à la mécanique répétitive du scénario, aux dialogues infantiles calibrés pour les moins de 12 ans et surtout à cette propension à ne pas exprimer une poésie autrement que par des trouvailles visuelles (on attend plus de fluidité dans la narration et encore plus de folie à tous les points de vue). Moralité : Del Toro doit évoluer en même temps que Hellboy. Faire des films pour les geeks, c’est bien. Faire des films pour les autres aussi, ce serait mieux. Des faiblesses qu’il faudra corriger si ce cinéaste veut atteindre une cible plus large avec le troisième volet. Heureusement, d’un bout à l’autre, Hellboy traîne une vraie mélancolie de bougon asocial et Ron Perlman s’affirme comme l’incarnation rêvée du démon rouge. Romain Le Vern, 2014.
LA FILLE DE DRACULA
Dracula’s Daughter
de Lambert Hillyer, 1936, US, 1h11, Noir et Blanc
avec Otto Kruger, Gloria Holden, Marguerite Churchill…
RÉSUMÉ : Après qu'il ait été tué par le professeur Van Helsing, le corps de Dracula est volé par une mystérieuse jeune femme.
POINTS DE VUE : Au début des années 30 le succès de Dracula de Tod Browning (1931) incite la Universal à produire des séquelles de catégorie B mettant en scène la progéniture du vampire, comme La Fille de Dracula (Dracula’s Daughter, 1936) de Lambert Hillyer avec Gloria Holden. Ce film étrange modernise le mythe du vampire et met en scène un psychiatre misogyne, affublé d’une séduisante assistante, dont l’ami Von (Van) Helsing est arrêté pour avoir tué Dracula. Pendant ce temps une comtesse hongroise prétend être possédée par l’esprit du vampire. Retiré des mains de James Whale dont les intentions furent jugées trop provocatrices, vaguement inspiré par une nouvelle de Stoker et le fameux Carmilla de Sheridan Le Fanu, cette Fille de Dracula se révèle, même sous la houlette d’un simple tâcheron, un manifeste « queer » pré code, dans lequel une aristocrate androgyne lève des femmes de petite vertu avec la complicité d’un domestique au maquillage outrancier, prétextant des « services artistiques » et les vide de leur sang. De telles allusions explicites à la prostitution et à l’homosexualité n’allaient pas être tolérées longtemps à Hollywood. L’alibi fantastique n’empêche pas de considérer La Fille de Dracula pour ce qu’il est vraiment, un des rares films traitant ouvertement du lesbianisme dans les années 30 aux Etats-Unis. Cela achève d’en faire une véritable curiosité, un objet vénéneux à l’ambiance décadente. Olivier Père, 2016.
Si le personnage de Dracula est probablement la figure la plus emblématique de l’horreur littéraire et cinématographique, le chemin emprunté par la série Universal sur le comte Vlad Tepes est assez unique et dispose d’une tonalité opposée aux autres franchises du studio spécialiste de l’horreur dans les années 30 et 40. Pas de destinée tragique au programme pour le prince des ténèbres, car contrairement à la créature de Frankenstein et au Loup-Garou, les vampires ne sont pas des incompris mais des entités volontairement maléfiques. L’héroïne de La Fille de Dracula, la comtesse Zeleska, superbement campée par Gloria Holden, cherche certes à se débarrasser de sa malédiction mais cette quête est de courte durée. La vampiresse ne parvient pas à résister bien longtemps à son envie de peindre des jeunes demoiselles dénudées et de les croquer juste après, on la comprend. La Fille de Dracula se réapproprie complètement le ton de la série entamée par le classique de Tod Browning (bien qu’il s’agisse d’une œuvre assez mineure dans la filmographie du réalisateur de Freaks et de L’inconnu) et passe de l’épouvante au thriller quasi-érotique, avec des connotations lesbiennes assez évidentes. Forcément, pour cause de censure, tout est suggéré, mais le film va néanmoins assez loin considérant les standards de l’époque. Le ton est donné, à partir de maintenant, les films de Dracula n’appartiennent plus au domaine de l’horreur mais à celui de la manipulation et de la séduction. Et pour séduire, il faut de l’humour et le long-métrage ne manque pas de céder brièvement aux sirènes de la screwball comedy, très en vogue à l’époque.
Techniquement, La Fille de Dracula n’est pas le plus remarquable des films de monstres Universal et le réalisateur Lambert Hillyer multiplie les faux raccords. Issu de l’usine du sérial, il est le premier cinéaste à avoir adapté Batman au cinéma en 1943 dans une série en 15 chapitres peu recommandable bien qu’amusante. On retiendra néanmoins de très beaux décors et une bande son de Heinz Roemheld franchement inspirée et qui aura certainement marquée Danny Elfman, tant les similarités sont évidentes. Le retour du Von Helsing (non, il n’y a pas erreur) campé par Edward Van Sloan, figure récurrente de la série, procure un lien léger avec le premier opus et l’acteur exécute sa tâche avec sa prestance habituelle. Quant à Gloria Holden, cette vétérante du théâtre dispose d’une meilleure diction que Bela Lugosi et d’une présence vénéneuse qui en fait une créature obsédante et bien plus magnétique que son cher papa. Malgré un rythme en dents de scie et une fin expédiée en Transylvanie, La Fille de Dracula reste un drame baroque et unique dans l’histoire du cinéma d’horreur, ne serait-ce que pour ses transgressions de certains tabous hollywoodiens. Jean Demblant, 2016.
LE FILS DE DRACULA
Dracula’s Son
de Robert Siodmak, 1943, US, 1h20, Noir et Blanc
avec Lon Chaney Jr, Robert Paige, Louise Allbritton…
RÉSUMÉ : Un mystérieux personnage nommé Alucard débarque dans une petite ville des États-Unis...
POINTS DE VUE : En 1943 Curt Siodmak, frère de Robert, également cinéaste excentrique (Esclave des amazones) et romancier efficace (Le Cerveau du nabab) imagine Le Fils de Dracula, sans aucun rapport avec le roman de Bram Stoker, dont l’action se déroule à l’époque contemporaine en Louisiane, dans la haute société de Dark Oaks, non loin des marécages du bayou. Robert, mécontent du travail de son frère, trouva cette histoire totalement bâclée et la fit réécrire par un nouveau scénariste, Eric Taylor. Quant au choix de Lon Chaney Jr dans le rôle de Dracula (qui se fait appeler Alucard, soit Dracula à l’envers), il est plutôt hasardeux, le fils du grand acteur transformiste ne possédant ni la prestance aristocratique, ni l’aura érotique habituellement associée au Prince des Ténèbres. Mais tout peut se perdre de père en fils... Son interprétation cabotine ajoute à l’étrangeté de cette œuvre rare (inédite en France, jusqu’ici appréciée par les rats de cinémathèques et les collectionneurs), somptueusement photographiée, joliment atmosphérique, et accidentelle dans la carrière d’un des maîtres du film noir (Deux mains, la nuit ; Les Tueurs ; Pour toi, j’ai tué). C’est le sixième film à Hollywood de Robert Siodmak qui a commencé sa carrière américaine avec des petits films produits par le département B de la Fox, de la Universal ou de la Paramount, ou pour Republic Pictures avant de pouvoir accéder à des projets plus ambitieux avec des stars comme Burt Lancaster, Victor Mature ou Ava Gardner.
Il est amusant de croiser Lon Chaney Jr au gré des films fantastiques de la Universal, invité à endosser la défroque de la momie, de la créature de Frankenstein ou de Dracula, dans des performances contestables. Il était l’homme à tout faire du studio, même si l’idée de lui confier épisodiquement l’interprétation de tous les monstres du répertoire gothique peut surprendre. Olivier Père, 2016.
Notre pauvre comte Dracula continue de se faire voler la vedette par ses rejetons. Ce troisième opus de la série Universal, tout comme son prédécesseur La Fille de Dracula, tourne autour d’une demoiselle vénéneuse et fatale, qui souhaite embobiner l’héritier du seigneur des Carpates pour obtenir la vie éternelle. La belle Louise Allbriton n’égale pas Gloria Holden, dernière vampiresse en date, mais offre néanmoins une performance efficace dans ce curieux mélanger d’horreur (un très léger soupçon, histoire de ne pas décevoir le public), de film noir et d’expressionnisme allemand. Pas surprenant, étant donné que Le Fils de Dracula est le fruit d’une collaboration entre les prestigieux Robert et Curt Siodmak, respectivement à la réalisation et au scénario. Allemands expatriés, Robert Siodmak a réalisé le chef-d’œuvre Les Tueurs, d’après Hemingway, tandis que son frère Curt a signé l’excellent scénario du Loup-Garou. Dans le rôle du vampire, l’homme à tout faire d’Universal : Lon Chaney Jr, qui s’en tire mieux que prévu. Connu pour son rôle inoubliable derrière le maquillage du Loup-Garou, il a également campé la créature de Frankenstein avant de prendre les traits du fils de Dracula. Si son physique imposant n’en faisait pas un candidat idéal pour un vampire, il se révèle excellent. Pas aussi connu qu’un Lugosi ou un Karlofff et moins célébré que son paternel, icône du muet, Lon Chaney Jr est peut-être le plus grand pilier de cette époque horrifique bénie.
Visuellement, le film emprunte beaucoup à l’expressionnisme allemand pour un résultat fascinant. Angles cassés, profondeur de champ poussée, superbes éclairages et une composition des plans unique, Siodmak dispose d’une patte inimitable dans la production hollywoodienne de l’époque. Au niveau du scénario, le détournement des codes est assez amusant, car la proie féminine du vampire se révèle être la réelle manipulatrice des événements. D’autres touches d’humour subtil parsèment le récit, comme par exemple la mise en abyme du personnage de Dracula, lorsqu’un personnage du film lit une des lettres de Jonathan Harker qui composait le roman épistolaire de Bram Stoker. Seul regret, tout comme dans La Fille de Dracula, l’aspect horrifique du film est assez anodin et malgré quelques belles ombres portées, les Siodmak ne capturent pas les ténèbres aussi bien que leur collègue James Whale. Le Fils de Dracula reste cependant un joli petit bijou de noirceur, qui a également le privilège d’avoir introduit le personnage d’Alucard dans la mythologie vampirique. Une création originale qui deviendra une star de jeu vidéo au Japon dans « Castlevania » quarante ans plus tard, une série de jeux qui se revendique en tant qu’hommage aux productions Universal. Une destinée que les frères Siodmak n’imaginaient probablement pas. Jean Demblant, 2016.
LA MAISON DE DRACULA
House of Dracula
de Erie C. Kenton, 1945, US, 1h07, Noir et Blanc
avec Onslow Stevens, John Carradine, Lon Chaney Jr…
RÉSUMÉ : Le conte Dracula se rapproche du Dr Edelman afin de se débarrasser des effets du vampirisme. Mais ce n'est qu'une ruse pour se rapprocher de la belle assistante du docteur et la convertir en vampire. Pendant ce temps, Larry Talbot cherche à rencontrer ce docteur, lui qui souhaite sincèrement guérir de sa lycanthropie...
POINTS DE VUE : Lon Chaney Jr ne fut vraiment à sa place que dans le rôle de l’infortuné Lawrence Talbot, condamné à se transformer en loup-garou les nuits de pleine lune, dans cinq films. C’est donc en lycanthrope qu’on le retrouve dans La Maison de Dracula (House of Dracula, 1945), film patchwork conçu selon le même principe que La Maison de Frankenstein réalisé un an plus tôt par Erle C. Kenton, avec une équipe commune. Glenn Strange incarne le monstre de Frankenstein et John Carradine le comte Dracula. L’histoire ne raccorde pas avec les films précédents et tente de mêler dans une intrigue prétexte les tourments des trois monstres, réunis arbitrairement dans un château pour une sorte de thérapie de groupe involontaire. Dracula et le loup- garou voudraient vaincre la malédiction qui pèse sur eux en s’offrant les services du docteur Edelman, lui-même assez bizarre. Il y a une assistante au beau visage mais bossue. On se demande comment le scénariste a pu inventer tout ça. C’est une histoire de fous, avec encore quelques instants fugaces de poésie surréaliste, et de chouettes décors et maquettes. Olivier Père, 2016.
Second crossover global des créatures Universal après le jubilatoire La Maison de Frankenstein un an plus tôt, La Maison de Dracula, bien que toujours réalisé par l’artisan Erle C. Kenton, est néanmoins en deçà de son prédécesseur. L’intrigue inaboutie échoue à accomplir sa tache principale : se faire affronter les monstres mythiques que sont Dracula, la créature de Frankenstein et le Loup-Garou, qui se croisent à peine. Si l’opus précédent commettait le même péché, il disposait d’une ambiance de série B réussie et d’un rythme carré. Ici, malgré la présence d’acteurs inoubliables (John Carradine en vampire, Lon Chaney Jr en Loup-Garou et Glenn Strange en Frankenstein), l’ennui pointe le bout de son nez assez rapidement. Le patriarche du clan Carradine reste néanmoins l’un des meilleurs Dracula à être apparu sur grand écran, son visage et ses traits racés étant parfaits pour le comte séducteur.
Abouti visuellement, le film multiplie les décors amples, gothiques et ténébreux, qui sont le théâtre de quelques jolis morceaux de bravoure, telle qu’une entrée musicale du vampire à la moitié du film particulièrement enivrante. Une séquence de rêve assez imaginative rehausse également le niveau du récit. Pourtant, le dénouement se révèle décevant. La créature de Frankenstein se réveille trois minutes à peine avant la fin du film et les monstres font de la figuration dans ce long-métrage ennuyeux qui dispose de peu d’atouts. La série des Dracula d’Universal se clôt ainsi avec un murmure, les mésaventures du comte n’ayant jamais atteint les sommets de Frankenstein, du Loup-Garou et de l’homme invisible. C’est bien dommage, mais Vlad Tepes s’en remettra, il a encore une longue filmographie devant lui. Jean Demblant, 2016.
SLEEPY HOLLOW
de Tim Burton, 1999, US, 1h51, Couleurs
avec Johnny Depp, Christina Ricci, Christopher Walken…
RÉSUMÉ : En Nouvelle-Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle. Tel Sherlock Holmes, le jeune inspecteur de police Ichabod Crane ne jure que par la science et la logique et ne rate jamais une occasion de le faire savoir. Pour le mettre à l'épreuve, ses supérieurs l'envoient à Sleepy Hollow, un petit village de fermiers hollandais, théâtre de plusieurs meurtres étranges. Toutes les victimes ont été découvertes décapitées et leurs têtes n'ont jamais été retrouvées. Crédule, la population locale attribue ces crimes au mystérieux "cavalier sans tête", un soldat cruel dont le corps serait enterré dans la forêt toute proche. La nuit, son fantôme reviendrait des Enfers afin d'assouvir sa soif de sang...
POINTS DE VUE : Un cavalier sans tête sème la terreur dans une bourgade de la Nouvelle-Angleterre, en l’an 1799. Dépêché de New York, un jeune inspecteur adepte d’une approche scientifique du crime n’y croit pas...
Tim Burton joue de toutes les ressources de l’artificiel, des fausses perspectives, des toiles peintes, des extérieurs reconstitués en studio. Le cinéaste illusionniste Burton ne se contente pas de flatter l’œil, il stimule l’imagination. Avec cet arbre de tous les maléfices, ce tronc torturé qui palpite et qui saigne. Avec les apparitions éclairs du fantôme sanguinaire, l’épée brandie pour trancher net une tête qu’il emporte aussitôt comme un trophée. Son autre atout maître, c’est Johnny Depp. Avec son teint blême de star du muet et ses postures en porte à faux, il incarne magnifiquement cet Ichabod taraudé par l’angoisse. Peu importe que le secret de l’énigme soit levé en un résumé vaseux. On ne retient que les fulgurances de style. Télérama, 2017.
Adaptant un récit extrêmement populaire aux États-Unis, véritable classique du patrimoine littéraire et culturel américain, peu connu en Europe avant la sortie du film (« La légende de Sleepy Hollow » de Washington Irvin, écrit en 1819-1820), Tim Burton retrouve son acteur fétiche Johnny Depp et assouvit son goût pour les univers fantastiques recréés de toutes pièces. En 1799, une communauté de la Nouvelle-Angleterre vit dans la terreur depuis que plusieurs de ses membres sont retrouvés décapités, et leurs têtes volées. Un jeune policier new-yorkais qui ne croît ni aux légendes ni aux fantômes mène l’enquête et tente d’apporter à ces mystérieux meurtres une explication rationnelle. Le film illustre le combat entre les lumières de la raison et les ténèbres des superstitions, et montre les balbutiements de la police scientifique, annonciateurs du monde moderne. Il raconte aussi comment la civilisation américaine fut fondée sur des exactions violentes.
Tim Burton signe un beau livre d’images. L’atmosphère visuelle est composée de citations du cinéma fantastique gothique de la Hammer et des films d’épouvante de Mario Bava. Il n’y a pas un plan dans Sleepy Hollow, ni même un acteur ou un décor qui ne porte l’empreinte fétichiste du cinéaste, cinéphile nostalgique du cinéma d’horreur des années 60. Pourtant Sleepy Hollow n’est pas le film d’un simple illustrateur. L’humour macabre ne sombre jamais dans la parodie et Burton parvient à maintenir l’équilibre entre le divertissement et la cruauté surprenante de certaines scènes. La caractérisation de l’enquêteur Ichabod Crane, interprété par son double à l’écran Johnny Depp, échappe aux conventions hollywoodiennes. Il est antihéroïque, névrosé, en proie à une peur panique à chaque apparition du cavalier sans tête. Sa recherche de la vérité, entravée par des certitudes pseudo scientifiques, lui permettra de guérir un traumatisme œdipien lui aussi lié au surnaturel et à la sorcellerie. La part secrète de l’enfance occupe une place importante dans l’œuvre de Burton et dans ce film en particulier. Avec son acolyte Johnny Depp, le réalisateur a mis en scène des hommes enfants inadaptés au monde terrifiant des adultes, qu’ils traversent comme dans un cauchemar éveillé. Olivier Père, 2017.
RING
de Hideo Nakata, 1998, Japon, 1h36, Couleurs
avec Nanako Matsushima, Miki Nakatani…
RÉSUMÉ : Huit jours après avoir visionné une cassette vidéo en compagnie de quelques copains, Tomoko, une lycéenne, trouve la mort dans d'étranges circonstances, qui laissent l'unique témoin au bord de la folie. Le même soir, les amis de la jeune fille meurent les uns après les autres, comme foudroyés, un rictus d'horreur gravé sur le visage. Une curieuse rumeur attire l'attention de Reiko, la cousine de Tomoko, jounaliste pour un quotidien de Tokyo : la vidéo serait maudite. Ses investigations conduisent la jeune femme dans une auberge de montagne. Là, elle découvre la mystérieuse vidéo, qu'elle entreprend de visionner sans plus tarder...
POINTS DE VUE : Tout japonais qu'il est, Ring se rattache à un courant du film d'horreur dont le maître fut sans doute Jacques Tourneur : faire monter l'angoisse en montrant peu, suggérer pour mieux inquiéter. De vraies scènes d'épouvante avec effets spéciaux (minimaux), il n'y en a, en fait, qu'une vers la fin, et pas délayée le moins du monde dans l'hémoglobine. On est ici au pays où la mort est un masque, masque d'effroi mais masque tout de même. Où la figure classique du fantôme mêle hybride marin de légende et mutation post-atomique. Où le profil du serial killer est on ne peut plus techno : un parallélépipède de plastique noir, une vidéocassette. Magnétoscope et écran télé sont le nouveau nid du paranormal. Vous l'avez cauchemardé, Panasonic l'a fait.
Tout commence par une rumeur entre ados : Untel et Untel ont regardé une cassette bizarre, une femme à l'image les a montrés du doigt, le téléphone a sonné, personne au bout du fil... et ils sont morts une semaine après. Hideo Nakata a particulièrement soigné la confection du fatal bout de bande muet, tremblé, granuleux tel un incunable surréaliste. Il en a fait l'énigme et le refrain du film, et son intensité diffuse une étrangeté captivante. Le cinéaste parvient à donner au compte à rebours qui menace Reiko, Ryuji et leur enfant — tous ayant visionné la cassette maudite — un faux rythme émaillé d'attentes et d'alertes. Cette qualité poisseuse, atmosphérique, rachète quelques traits appuyés (ou allusifs) du scénario et hisse Ring au-dessus de l'honnête film de genre. — François Gorin, 2015.
Hideo Nakata a fait une entrée remarquée dans le cinéma d’horreur, avec Ring (Ringu, 1998), film d’angoisse au succès mondial qui ne repose pas sur les effets spéciaux et le sang, mais sur la suggestion. Dans Ring, une femme maléfique enterrée vivante dans un puits se venge par l’intermédiaire d’une cassette vidéo qui fait mourir d’effroi ou rend fou quiconque la visionne. On reconnaît dans Ring les motifs des contes de fantômes classiques souvent adaptés par cinéma japonais (Kwaidan de Kobayashi, les films de Kenji Misumi et Nobuo Nakagawa dans les années 60), transposés dans un univers technologique moderne. Le talent du cinéaste est de faire tenir debout cette mixture improbable entre Videodrome et La Maison du diable, sans jamais se perdre dans la surenchère ou la dérision. Avec un minimum d’effets visuels (compensés par une bande son incroyable), Nakata a réussi un film terrifiant, capable d’arracher des cris aux plus endurcis des spectateurs, en partant de notations anodines pour culminer avec un final proprement insoutenable. Le triomphe de Ring va engendrer plusieurs suites au Japon et des remakes américains, parfois réalisés par Nakata lui-même, ainsi que des copies et imitations dans toute l’Asie. Olivier Père, 2022.
N’y allons pas par quatre chemins : Ring reste sans conteste un événement dans le cinéma fantastique et le cinéma tout court. En adaptant le roman homonyme de Koji Suzuki, Hideo Nakata (à qui on devait déjà un beau Chaos) a signé un exceptionnel film d’atmosphère où l’angoisse monte crescendo pour atteindre son point culminant dans un final terrible où le monstre sort littéralement de l’écran. Une formidable atmosphère glauque qui joue sur une peur implicite (impression d’être surveillé), dont les effets se situent à la périphérie des cadres ou hors champ. Techniquement, c’est virtuose et novateur. Par l’intermédiaire de comédiens chevronnés, il y a une identification parfaite avec le personnage principal qui comme le spectateur ignore tout de la légende, apprend à la connaître tout en essayant de neutraliser le mal (la malédiction Sadako) et décide de faire ce qu’il y a de mieux pour survivre. Si ce film est aussi efficace - outre ses impressionnants effets - c’est essentiellement parce qu’il joue sur un registre émotionnel et humain. Ce subtil amalgame atteindra son sommet dans le formidable Dark water qui peut être vu comme un authentique film d’épouvante en même temps qu’un mélo déchirant. On n’avait pas fait mieux depuis La Féline de Jacques Tourneur (1942). Romain Le Vern, 2022.
PIQUE-NIQUE À HANGING ROCK
Picnic at Hanging Rock
de Peter Weir, 1975, Australie, 1h55, Couleurs
avec Rachel Roberts, Dominic Guard, Helen Morse…
RÉSUMÉ : Toutes les recherches effectuées afin de retrouver trois jeunes filles et une de leurs enseignantes, disparues dans une sinistre montagne, restent vaines.
POINTS DE VUE : Ce chef-d’œuvre du fantastique australien est aussi le premier film où s’exprime la poétique de la dissolution chère à Peter Weir, et sa sensibilité particulière aux éléments naturels. Le soleil, la roche, l’eau, le vent composent ici un univers de tentations insidieuses, où s’abolissent tous les repères traditionnels de la rationalité. À l’instant où elles y pénètrent, Miranda, Irma et Marion subissent une étrange métamorphose, libérant es forces, des désirs qui les détruiront et bouleverseront à ont terme leur entourage… Pique-nique à Hanging Rock est un parcours initiatique, un film envoûtant, sensuel et lyrique dont l’écho se fera entendre à travers toute l’œuvre de Peter Weir. Olivier Eyquem, 1995.
En 1900, jour de la Saint-Valentin : les jeunes filles d’un pensionnat australien huppé partent en pique-nique. Miranda, Marion et leur gouvernante ne reviendront pas de Hanging Rock...
À partir d’un fait divers resté inexpliqué, Peter Weir réalisait ce film envoûtant, où l’étrangeté naissait d’une beauté bien trop virginale. Ces jeunes filles étaient-elles des Ève que l’éveil à la sensualité, hors de leur éducation corsetée, avait condamnées ? Des Alice de Lewis Carroll qui, leurs bas et bottillons ôtés, sont passées de l’autre côté du rocher ? Pour Weir, elles étaient sûrement les fruits sacrifiés d’un système victorien impuissant à contenir ses monstres. S’il prend le parti risqué d’une photo à la David Hamilton, c’est pour nimber de fantastique la gracilité des jeunes filles. Le drame n’est plus dans le mystère de la disparition (l’évasion ?), mais dans l’avenir de celles qui sont revenues « saines et sauves »... Guillemette Odicino, 2020.
Il s’agit du second long métrage de Peter Weir, à une époque où le cinéma australien est quasiment inexistant. Au tout début des années 70 deux films remarquables tournés en Australie ont fait parler d’eux et de ce pays lointain, mais ils sont réalisés par un Canadien (Réveil dans la terreur de Ted Kotcheff) et un Anglais (La Randonnée de Nicolas Roeg). Les productions locales se limitent à des comédies ou des drames sociaux inexportables. Peter Weir qui n’a mis en scène que des courts métrages pour la télévision et un premier film fantastique original Les Voitures qui ont mangé Paris doit lutter contre de nombreux préjugés et la méfiance des institutions étatiques chargées de soutenir le cinéma national : les films à costumes sont bannis et personne ne comprend un scénario dans lequel quatre femmes disparaissent mystérieusement et où l’énigme demeure irrésolue jusqu’à la fin. Le retentissement de L’avventura quinze ans plus tôt ne semble pas être arrivé jusqu’aux rivages de l’Océanie...
Le film de Peter Weir est l’adaptation d’un roman de Joan Lindsay qui, contrairement à une idée reçue, ne s’inspire pas d’un fait-divers réel. En 1900, lors d’une excursion au volcan de Hanging Rock, trois pensionnaires d’un collège de jeunes filles et une enseignante se volatilisent après être montées sur le rocher. Une élève sera retrouvée plusieurs jours plus tard avec seulement quelques égratignures, amnésique et incapable de s’exprimer sur le drame. Une autre se suicidera, maladivement et amoureusement attachée à l’une des disparues. Weir, comme l’auteure du roman, ne donne bien sûr aucune explication, car il n’y en a pas, mais sa mise en scène, d’une richesse et d’une beauté époustouflantes, suggère plusieurs pistes aux spectateurs.
Pique-nique à Hanging Rock est une fiction du dérèglement. La disparition soudaine et inexplicable de quatre membres d’une micro société féminine en vase clos, obéissant à des règles strictes, bouleverse l’organisation sans faille du pensionnat, fait vaciller l’autorité de la directrice de l’établissement, l’austère Mrs Appleyard, lesbienne refoulée qui perd le contrôle et sombre dans l’alcoolisme et la folie. L’incident coïncide également avec l’éveil des sens des adolescentes, la sensualité contrariée par le puritanisme qui surveille et punit d’inévitables amitiés saphiques, et le passage de l’état d’enfant à celui de femme basculent dans le continent noir de la sexualité féminine, abyme ou faille qui trouvent ici une représentation géologique. De nombreux films racontent des phénomènes surnaturels ou paranormaux déclenchés ou amplifiés par les névroses sexuelles ou la puberté contrariée de ses protagonistes, et il serait tentant de définir Pique-nique à Hanging Rock comme un film fantastique dans lequel la volatilisation de jeunes filles remplace les apparitions de fantômes, et le rapprocher de La Maison du diable de Robert Wise, Les Innocents de Jack Clayton ou Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg.
Le film illustre aussi et avant tout le choc des cultures : les anglo-saxons ont colonisé une terre sauvage et asservi le peuple aborigène qui entretenait une relation mystique avec la nature. Puissants en apparence, ils sont pourtant à peine tolérés lorsqu’ils s’aventurent trop loin des villes et de la civilisation. Ces femmes blanches, blondes et virginales ont été « absorbées » par la nature, offrandes volontaires à des dieux inconnus comme le laisse suggérer le relief de Hanging Rock, qui évoque des statues géantes dans de nombreux plans.
Ce n’est pas seulement la nature qui est désignée comme responsable de la disparition des jeunes filles, mais le cosmos tout entier, dans une appréhension de l’univers propre à l’Australie, pays insulaire et désertique où le ciel et la terre, la préhistoire et le futur se rencontrent et se confondent (idée également exprimée dans une très belle scène de L’Etoffe des héros de Philip Kaufman. L’ambiance si particulière du film a d’ailleurs permis l’hypothèse d’un enlèvement extra-terrestre, transformant Pique-nique à Hanging Rock, malgré son esthétisme rétro, en œuvre de science-fiction. Cette interprétation n’est pas si farfelue. Le film de Peter Weir se rapproche, par bien des aspects, de 2001: l’odyssée de l’espace, autre grande énigme de l’histoire du cinéma. Weir emprunte avec talent plusieurs figures kubrickiennes : travellings arrières, beauté hypnotique et picturale des plans, surcadrages symétriques, direction d’acteurs très stylisée avec la rétention des émotions et l’exacerbation du masque social qui provoquent des irruptions incontrôlées de violence. Sans oublier un recours à la musique classique : Beethoven, Mozart, Bach dans Pique-nique à Hanging Rock. Mais c’est surtout le fameux morceau à la flûte de pan de Gheorghe Zamfir (artiste roumain dont se souviendra Ennio Morricone pour interpréter le thème de Il était une fois en Amérique) que l’on retient, ainsi que l’obsédante « Ascent Music » composée par Bruce Smeaton, sorte de rock progressif planant assez proche du travail effectué par Keith Emerson pour Inferno de Dario Argento, en moins grandiloquent.
Peter Weir, cinéaste passionné par le thème de l’intrus dans une société hostile et étrangère, a signé de très bons films et d’autres assez mauvais, mais Pique- nique à Hanging Rock, par son exceptionnelle réussite et son atmosphère unique (la citation de Poe « Is all that we see or seem But a dream within a dream? » en donne une parfaite définition) demeure un titre à part dans sa filmographie, et dans tout le cinéma contemporain. Olivier Père, 2013.
The Truman Show, Le cercle des poètes disparus, Witness, Master and Commander... Des pointures qui ne portent qu’un nom : celui de Peter Weir, cinéaste discret construisant, à un rythme de sage (un film tous les trois, quatre ans), une œuvre puissante et cohérente. Pique-nique à Hanging rock demeure cependant l’un des phares les plus emblématiques de sa filmographie, dégageant toujours un âcre et doux parfum de culte. Âcreté, douceur, un antagonisme qui résume bien le charme vénéneux de Pique-Nique à Hanging Rock, puisque le film débute sur un ton élégiaque, dans l’ambiance feutrée (mais corsetée) d’une école privée pour jeunes filles de début de siècle, avant de glisser petit à petit vers l’ambivalence et l’inquiétude. Adapté d’un roman de Joan Lindsey, le long-métrage doit beaucoup à son décor de nature sauvage, que Weir filme à la fois comme un danger et comme un refuge. Les montagnes de Hanging Rock sont ramenées à une sorte d’Eden perdu, à un monde d’avant l’Homme où les passions trop longtemps refoulées peuvent s’exacerber, où les jeunes déesses peuvent vivre une extase sensuelle (jamais explicite) interdite par leurs codes moraux. Le nœud dramatique du film (la disparition inexpliquée de quatre écolières dans les bois) reste pourtant nimbé dans ce même cocon de délicatesse et d’étrangeté : temps suspendu poétique, montage "lynchien" traversé de visions mystiques, références graphiques (Boticelli entre autres) magnifiées par la photographie splendide de Russel Boyd, entêtante partition à la flûte de Bruce Smeaton. Une mise en scène gracieuse et onirique qui s’accorde au credo de l’ouverture, tiré d’un poème d’Edgar Allan Poe : "tout ce que nous voyons ou croyons voir, tout ceci n’est qu’un rêve dans un rêve".
Dans la deuxième partie du métrage, le fait divers un peu sordide se transforme en véritable quête obsessionnelle, voire existentielle, où les personnages se débattent en vain face à l’inexplicable. Tandis que l’enquête piétine, Pique-nique à Hanging Rock revêt un caractère quasiment surnaturel (comment les jeunes filles ont-elles disparu ? par quelle puissance occulte ?), confrontant une société cadenassée par ses valeurs morales à des forces qu’elle ne peut comprendre ni circonscrire : celles de l’irrationnel. Société incarnée toute entière par la directrice de l’institut pour jeunes filles (la glaçante Rachel Roberts), société qui se ment (l’aristocrate pudibond, qui penserait tout bas les insanités que son ami palefrenier dit tout haut), qui se craquelle et découvre progressivement ses failles. Enigmatique et un peu longuette (Peter Weir en a d’ailleurs sabré dix minutes dans son "director’s cut", édité dix ans après la première sortie du film), cette seconde partie n’a pas le charme raffiné des premières minutes, mais communique un malaise prégnant qui, à l’écran, pousse ses personnages de catastrophe en catastrophe (sévices et brimades de plus en plus cruels, interrogatoire agressif de l’unique survivante par des écolières déchaînées, tragédie finale). Quelques scènes ont un peu vieilli, mais qu’importe : Sofia Coppola a beau lui avoir tout pompé pour son Virgin Suicides, Peter Weir reste le maître inconditionnel de ce film d’atmosphère et de mystère, ne nous délivrant aucune de ses clés pour nous laisser sur le même sentiment de frustration "rationnelle" que ses protagonistes impuissants. Le plaisir esthétique et troublant qu’il provoque n’en est que plus (im)pur. Frédéric de Vençay, 2021.
NE VOUS RETOURNEZ PAS
Don’t Look Now
de Nicolas Roeg, 1973, GB/Italie, 1h52, Couleurs
avec Julie Christie, Donald Sutherland, Hilary Mason…
RÉSUMÉ : John et Laura Baxter viennent de perdre leur fillette, Christine, victime d'une noyade accidentelle. Ils se rendent à Venise, où John doit travailler à la restauration d'une église et où Laura espère oublier son chagrin. Au cours d'une promenade, Laura est abordée par deux vieilles femmes, dont l'une, aveugle et dotée de pouvoirs occultes, lui a#irme avoir vu son enfant défunte et lui annonce que John court un grave danger à Venise. Ebranlée par cet avertissement, Laura s'évanouit. Peu après, elle retourne quelques jours en Angleterre. John, pourtant, croit l'apercevoir dans une embarcation en compagnie des deux femmes. Puis c'est Christine qu'il pense reconnaître...
POINTS DE VUE : L’extreme virtuosité de la prise de vue et du montage est le principal atout de Nicolas Roeg, qui réussit à rendre crédible les phénomènes paranormaux de ce récit fantastique sans jamais tomber dans le ridicule. La ville de Venise, admirablement filmée, exhale un mystère inquiétant, une angoisse indicible… Le jeu concentré de Donald Sutherland et la sensibilité de Julie Christie contribuent à cette dissection psychologique d’un couple, où les scènes érotiques ont frappé, à l’époque, par leur audace inédite. Gérard Lenne, 1995.
Don’t Look Now (« Ne regardez pas maintenant »), dit le titre original : étrange injonction du réalisateur à son public ! Il nous aura prévenus : sans doute n’aurait-on pas dû regarder... Son film reste, près d’un demi-siècle plus tard, toujours aussi dérangeant. Ne regardez pas cette petite fille se noyer dans l’étang de son jardin anglais, ces parents endeuillés qui vont se perdre dans une Venise ténébreuse où sévit un tueur en série. La brume semble y venir d’un cimetière, comme dans un film de Roger Corman – avec qui Nicolas Roeg, ancien chef opérateur, a travaillé...
Mais, une fois que l’on a commencé à regarder, on est pris au piège de cette ville labyrinthique qui n’avait jamais été aussi étrangement filmée, ville troublante où chaque rue débouche sur un cauchemar. Nicolas Roeg, le maître du montage syncopé et du récit déstructuré, inspiré par le giallo italien (le thriller horrifique des années 1970), construit son film comme un kaléidoscope de visions envoûtantes.
Les yeux blancs d’une vieille femme médium, une scène de sexe hachée par les souvenirs des amants, un cercueil sur une gondole, une silhouette furtive et enfantine au ciré rouge sang... : maintenant que vous avez regardé, surtout ne vous retournez pas ! Anne Dessuant, 2022.
Adapté d’une nouvelle de Daphné du Maurier, Ne vous retournez pas (Don’t Look Now, 1973) peut être considéré sans hésitation comme le chef-d’œuvre de Nicolas Roeg, directeur de la photographie britannique, spécialiste des couleurs violentes (Fahrenheit 451, Le Masque de la mort rouge, Petulia...) passé à la mise en scène en 1968 avec Performance (co-réal. : Donald Cammell). La carrière de Roeg s’est hélas enlisée dans les années 80, victime de ses excès esthétisants, à l’instar de celle de son collègue Ken Russell. On lui doit au moins deux autres titres formidables, L’homme qui venait d’ailleurs avec David Bowie et Enquête sur une passion avec Theresa Russell et Art Garfunkel. Ne vous retournez pas est un très beau film, car la coïncidence entre le maniérisme de la mise en scène de Roeg, le caractère morbide de l’histoire et la beauté croupissante de Venise donne naissance à un magnifique thriller psychologique aux frontières du fantastique et de l’occulte. En Angleterre, une fillette se noie dans un lac, et ses parents interviennent trop tard pour la sauver. Peu de temps après le drame, le jeune couple arrive à Venise où l’homme (Donald Sutherland), architecte, est chargé de restaurer une église. Son épouse (Julie Christie) fait la connaissance de deux étranges sœurs dont l’une, aveugle, est médium. Tandis qu’une série de crimes sadiques ensanglante Venise, l’architecte aperçoit une silhouette de petite fille dans les dédales de la ville et croit reconnaître son enfant décédée. À l’époque de sa sortie, Ne vous retournez pas retint surtout l’attention en raison d’une scène d’amour jugée particulièrement réaliste. Entièrement construite sur des effets de montage, qui mélangent les étapes successives d’une relation sexuelle banale, c’est aujourd’hui l’élément le plus daté du film. En revanche, Ne vous retournez pas est passionnant parce qu’il mêle des influences d’horizons divers, sorte de synthèse entre un cinéma intellectuel et un autre plus trivial. Il apparaît clairement que Roeg, petit héritier de la modernité des années 60, voudrait être comparé à Alain Resnais dans son approche cinématographique du temps, du deuil et de la mémoire. D’un autre côté, le cinéaste britannique débarqué en Italie pour y réaliser un « giallo », sous-genre typiquement transalpin mêlant sadisme, fantastique et enquête policière, a sans doute vu les films de Mario Bava et quelques autres avant de commencer le sien. L’excellent film d’Aldo Lado « Chi l’ha vista morire? » tourné à Venise un an auparavant, présente ainsi de nombreuses similitudes avec Ne vous retournez pas. Pour rétablir l’équilibre, ou pour venger son collègue, Dario Argento ne se privera pas de piquer l’idée la plus tordue du film de Roeg, reproduite telle quelle dans Phenomena, en 1986. Olivier Père, 2012.
GREMLINS
de Joe Dante, 1984, US, 1h45, Couleurs
avec Hurt Axon, Zach Galligan, Phoebe Cates…
RÉSUMÉ : Un jeune garçon reçoit pour Noël un étrange petit animal qui possède le don de se métamorphoser en redoutable monstre et de se reproduire à une vitesse fulgurante.
POINTS DE VUE : D’un côté, la douce bébête, prototype spielbergien, de l’autre, le gnome punkoïde. Franc-tireur ingénieux du cinéma fantastique, Joe Dante pervertit l’univers de Spielberg (producteur du film...) en pulvérisant gentiment le mode de vie américain. Voyous hilarants, dangereux parce que reproductibles à l’infini, les Gremlins convoquent le cinéma et son processus de développement — eau du bain chimique et peur de la surexposition... Truffé de clins d’œil cinéphiliques, ce conte carnassier de Noël fait de nous des mordus. Télérama, 2021.
Divertir (en effrayant) et critiquer (en s’amusant) : Cette dualité constante traverse l’œuvre de Joe Dante, dont la fidélité à une certaine idée du cinéma et à une certaine idée du monde a fini par le transformer en franc-tireur du cinéma américain. Comme pour Frank Tashlin jadis, l’Amérique n’a pas apprécié trop longtemps de voir des impulsions satiriques (et sadiques) parasiter le divertissement attendu. Joe Dante persiste à faire un cinéma référentiel presque trop culturel pour le public du samedi soir, trop personnel pour les studios, et pas assez sérieux pour la critique. Ses films sont toujours subversifs, irrévérencieux, échappent au formatage. Ils ne sacrifient jamais à la séduction du spectateur et à sa satisfaction immédiate : un film comme Gremlins ne racole pas, et dissimule sous les couleurs acidulées et criardes du dessin animé, du conte de Noël et du récit d’épouvante un projet satirique, une vision caustique de la société du spectacle que Dante est parvenu à critiquer de l’intérieur. Gremlins, son seul véritable triomphe commercial, est aussi une des réussites les plus éclatantes du système Dante : un récit à plusieurs niveaux de lecture, une déclaration d’amour à la série B et au fantastique, une parabole sur la place du spectateur et le rapport au cinéma dans notre inconscient et notre vie quotidienne.
Dans Gremlins, Dante traite à égalité ses deux thèmes de prédilection : la cinéphilie et la politique. Que serait le cinéma de Dante sans cette moquerie du délire paranoïaque et de la peur de l’autre qui alimente la menace anarchique des Gremlins sur une petite ville modèle de la province américaine ?
« Créatures fantastiques et imaginaire cinéphilique », tels pourraient être le sous-titre (et le programme) de Gremlins, qui pratique un véritable art de la citation, décliné sous différentes formes à l’intérieur du film et de son récit : L’Invasion de profanateurs de sépultures, Dracula, Blanche-Neige et les sept nains, Le Magicien d’Oz mais surtout La vie est belle, le chef-d’œuvre de Frank Capra, dont Dante reproduit plusieurs scènes et s’inspire pour la description d’une petite communauté provinciale. La crise économique et la malfaisance d’un riche industriel qui dévastent le paysage urbain et la douceur de vivre de la bourgade sont remplacées par la méchanceté et la violence des bestioles, mais les effets (et la structure « avant/après ») sont les mêmes. Un an plus tard une structure et un décor quasiment identiques serviront de bases à une autre production Spielberg, beaucoup moins subversive que Gremlins mais également vouée à un succès planétaire, Retour vers le futur de Robert Zemeckis.
Dans La vie est belle, le personnage interprété par James Stewart, le soir de Noël, songe à se suicider. Dans Gremlins, des petits monstres sèment la pagaille et agressent plusieurs personnes durant les fêtes de Noël, parmi lesquelles une vieille propriétaire acariâtre – mixte de la Miss Gulch du Magicien d’Oz et du Mr Potter de La vie est belle – et un Américain xénophobe obsédé par l’invasion des marques étrangères, le premier à prononcer le mot « Gremlins » – qui désignait les avaries techniques des avions de chasse pendant la Guerre du Pacifique dans le jargon des mécaniciens – avant l’apparition des horribles bestioles. Noël, symbole à la fois des valeurs traditionnelles américaines et du consumérisme moderne est bousculé par une fiction du dérèglement dans laquelle se propage une onde de chaos et d’anarchie dans un environnement domestique (la scène de carnage dans la cuisine), où de nombreuses épreuves sont nécessaires pour un retour provisoire à la tranquillité.
La noirceur du scénario original – encore plus violent et sarcastique que le résultat à l’écran – fut tempérée lors de la production de Gremlins afin de ne pas trop déstabiliser le public familial et adolescent ciblé par Steven Spielberg. Il n’empêche que le résultat compte parmi les plus grandes réussites – tant commerciales qu’artistiques – de Joe Dante qui réalise l’exploit de nous en mettre plein les yeux avec un déluge d’effets spéciaux et de signer un véritable film d’auteur. Olivier Père, 2016.
Plus de trois décennies après sa sortie, la comédie fantastique de Joe Dante demeure une référence du genre, à la fois absurde, joyeuse, subversive, armée des plus mauvaises intentions contre un certain ethos du conservatisme yankee. Véritable succès du box-office, en 1984, Gremlins a rassemblé 3.500.000 entrées et engendré des avatars monstrueux loin d’être réussis, comme le passable Critters, un petit succès à son époque.
Produit par Steven Spielberg, ce divertissement acide ne devait pas, au départ, bénéficier de la présence de Gizmo, charmante boîte de Pandore sous la forme d’une peluche, qui génère des créatures beaucoup moins attrayantes lorsqu’on l’expose à l’eau. Il était prévu, au contraire, que le petit génie de la série B, Joe Dante, dont le parodique Piranhas (1978) avait déjà proposé une divertissante relecture des Dents de la mer, mette en scène un pur film d’horreur.
Finalement, l’hybridation entre comédie et angoisse permit à cette production de creuser un sillon original, en organisant des scènes mémorables, où le suspense côtoie souvent le grotesque : on pense en particulier à cette chasse aux Gremlins, qui mobilise certains objets issus de l’innovation technologique (tel le micro-ondes où explose l’un des monstres), le réalisateur mettant en boîte la société de consommation, à travers un saccage orchestré par ces êtres intenables.
Les gags s’accumulent, dans une bourgade habillée à la fois aux couleurs de Noël et de Disney, comme pour opposer la furie dévastatrice des affreuses bestioles au conservatisme risible d’une certaine Amérique. Les Gremlins, sans foi ni loi, trafiquent le système électrique d’un monte-escalier, fument plusieurs cigarettes en même temps, boivent plus que de raison, se projettent un vieux Blanche-Neige en jetant des pop-corns partout, s’adonnent à l’exhibitionnisme. Bref, le politiquement correct, empreint de valeurs familialistes, est joyeusement torpillé par ces créatures pandémiques et gluantes. Les véritables stars de ce film, ce sont elles, bien plus que les deux héros, de jeunes gens très bien mis qui, bien sûr, rétabliront l’ordre, avant de restituer Gizmo à son propriétaire, puisque le mal est arrivé par lui.
Passons sur cette fin larmoyante et retenons ce qui précède : un pur ball-trap joyeux sans temps mort. Si la suite de ce grand succès, cinq ans plus tard, vira au grand n’importe quoi, on imagine aujourd’hui quel sort des Gremlins ressuscités pourraient réserver aux rednecks de l’Amérique trumpienne. Et on se plaît à rêver d’une suite sarcastique. Jérémy Gallet, 2022.
ONLY LOVERS LEFT ALIVE
de Jim Jarmush, 2014, US, 2h03, Couleurs
avec Tilda Swinton, Tom Hiddleston, John Hurt…
RÉSUMÉ : Adam et Eve forment un couple de vampires cultivés et fragiles. Leur idylle dure depuis plusieurs siècles. Dans le port marocain de Tanger, Eve compte sur Christopher Marlowe, le concurrent malheureux de Shakespeare, pour l'approvisionner en poches de sang sain. De loin, elle reste en contact avec son compagnon Adam, qui vit à Detroit. Punk aristo lassé par la médiocrité des humains, Adam a des idées suicidaires. Animée d'un obscur pressentiment, Eve prend l'avion pour Detroit. Mais les retrouvailles du couple sont perturbées par l'arrivée d'Ava, la jeune soeur d'Eve, une éternelle adolescente, incontrôlable, qui préfère encore s'abreuver à la source...
POINTS DE VUE : À travers le mythe du vampire, Jim Jarmusch peut projeter sa solitude noctambule et dandy, mais aussi jouer le suspense : ses héros sont assoiffés de sang, selon les codes du genre. Elle, c’est Tilda Swinton, plus égérie que jamais. Lui (Tom Hiddleston) vit reclus au milieu de ses guitares de collection. Ils sont tellement civilisés qu’ils se fournissent en hémoglobine dans les stocks hospitaliers, autant que possible...
Ces personnages, fatalement vieux comme le monde, ont croisé Shakespeare, Schubert, Einstein... Comment vivre quand on a déjà eu plusieurs vies ? Telle est l’interrogation qui hante leurs voyages immobiles ou transatlantiques — Jarmusch, ex-prince de l’avant-garde new-yorkaise, se posait déjà la question dans Broken Flowers. Mais les balades du duo dans Tanger et Detroit, ville fantôme, célèbrent aussi la transformation inéluctable des choses. Et disent la beauté des ruines, viviers de nouveauté en sommeil.
L’autre antidote au désenchantement, c’est l’idéal du couple. Regarder passer les époques à deux, depuis le balcon de leur bizarrerie, voilà le hobby préféré des « seuls amants restés en vie », comme dit le titre. Mais attention, le grand amour selon Jim, vécu en partie à distance, est anticonformiste. Il peut et doit se régénérer par l’accident, la transgression. À cet égard, Jarmusch, qui prend toujours son temps, nous réserve le plus saignant pour la fin. Louis Guichard, 2022.
Après ses relectures inspirées du western (Dead Man) et du film noir (Ghost Dog : la voie de samouraï) Jim Jarmusch propose dans Only Lovers Left Alive une vision postmoderne du mythe du vampire. Adam et Eve sont des noctambules qui ont traversé les siècles, témoins désolés du déclin de notre civilisation. Vivants reclus dans les ténèbres, ils se nourrissent de sang humain en attendant la fin du monde. Le thème de la drogue traverse Only Lovers Left Alive, et Jarmusch n’est pas le premier à avoir tisser la métaphore entre vampirisme et addiction. Les créatures de la nuit sont des junkies en quête de leur dose de sang, établissant un réseau d’intermédiaires humains qui leur fournissent le précieux fluide sans qu’ils soient obligés de nécessairement tuer d’innocentes victimes. Jarmusch n’en fait pourtant pas le principal moteur de son film, qui carbure plutôt au spleen, à la musique – écoutée de préférence sur des vinyles de collection et à l’amour inconditionnel des deux amants à travers les âges et les continents. Jarmusch tempère la mélancolie de son film, son pessimisme foncier par de nombreuses touches d’humour noir et d’ironie.
Only Lovers Left Alive se déroule entre Detroit et Tanger, deux villes fantômes où le temps s’est arrêté. La première, en ruines, est devenu le symbole de la crise économique mondiale, tandis que la seconde charrie les souvenirs d’écrivains et de voyageurs célèbres. John Hurt incarne le dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe, contemporain de Shakespeare, mais le personnage évoque surtout Paul Bowles et William S. Burroughs. Le film capte magnifiquement l’atmosphère de ces paysages urbains lors de déambulations nocturnes.
Tom Hiddleston et Tilda Swinton campent d’inoubliables vampires androgynes aux allures de rock stars. Ils forment un couple de dandys romantiques à la classe folle, dans ce film hypnotique qui compte parmi les plus beaux de Jim Jarmusch. Olivier Père, 2018.
À la lumière de millénaires imparfaits, Adam et Eve froissent leur ennui dans le limon de l’inspiration humaine. Ils arpentent le Monde, comme les âmes grises sillonnent la Plaine des Asphodèles. Cercueil à ciel ouvert, la Terre n’exhale plus que les effluves d’existences menées hors du jardin d’Eden. Les anges déchus endurent le passage du temps avec une douce indifférence. Ni le pacte profane consommé par Eros et Thanatos, ni la belligérance de gouvernements aveugles, ni l’irrationalité d’esprits vulgaires ne sauraient troubler leur impavidité.
Des ruelles moites de Tanger aux fantomatiques boulevards de Detroit, les amants noient leurs solitudes dans un crépuscule éternel. Les vampires recouvrent leurs souffrances d’un masque de chair. Fantasmées par Jim Jarmusch, les créatures de la nuit se meuvent dans la noirceur d’angoisses intimes. Plus humaines que l’Homme à bien des égards, les goules se distancient de ceux qu’elles surnomment les « zombies ». Les morts-vivants seraient-ils ceux ayant oublié d’aimer ? Figure de style sarcastique, Only lovers left alive.
Tandis qu’aux suppliques de l’humanité se mêlent d’insipides vœux de mort, les vampires puisent leur désir de rédemption dans l’impulsion créative de notre espèce. L’Homme, fruste et vulgaire, célèbre la médiocrité. Aveugle à la beauté, il souille de son ignorance le vêtement du génie. Confronté à la verve de Marlowe ou aux sortilèges lascifs d’une Vénus de lumière, il ne manifeste qu’une indifférence animale. À l’inverse, les enfants des ténèbres se repaissent d’Art autant que de sang. Les œuvres et sciences humaines cessent d’être appréhendées comme de communes distractions. La connaissance éclipse tout autre finalité intellectuelle.
Au son d’irréels battements de cœurs, Adam et Eve arpentent les sentiers de l’éternité. Tilda Swinton, succube altière née coiffée, envoûte les reliquats putréfiés d’une race maudite. Tom Hiddelston, génie saturnien, accueille en son sein les chagrins du Monde. Elle va de blanc vêtue et Lui porte la couleur de l’affliction. Sur les ruines de monuments oubliés, les amants scellent leur amour immuable de silences. Etoiles décadentes, silhouettes atemporelles, ils ancrent leur réalité tant dans les millénaires enfuis que dans la substantifique moelle de notre époque. Only lovers left alive.
Sous le faisceau de néons cobalts, les époux initient un indolent ballet de références pop et de traits d’esprits baroques. Ils se délectent de sorbets sanglants, chaloupent au rythme de sonorités mystiques, admonestent les créatures moins pondérées qu’eux. Les vampires peignent un conte noir aux couleurs de fugues et de contretemps. Adam et Eve s’entretiennent de littérature, d’astrophysique, de mécanique analytique, de musique, de botanique... Empruntant les traits de ces présumés suppôts de Satan, Jim Jarmusch s’incline devant le legs de George Gordon Byron, Chet Atkins, Galileo Galilei, Charles Darwin, Edgar Allan Poe, Neil Young, Denise LaSalle et celui de tant d’autres âmes fertiles.
Le mythe vampirique perdure à travers les siècles et les civilisations. L’Homme, rongé par le désir d’embrasser le chaos, est coupable de croire que le temps vient à manquer. Or, le supplice de Tantale n’admet aucun exutoire et l’insatisfaction des êtres ayant éprouvé l’humanité ne s’étiole pas avec les années. Adam et Eve ont étreint cette soif inextinguible. La saveur d’inachevé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal atténue cette souffrance immémoriale. « Il y a un diamant là-haut de la taille d’une planète. Elle émet la musique d’un gigantesque gong » susurre Eve. Emma Martin, 2014.
PERSONAL SHOPPER
d’Olivier Assayas, 2016, France, 1h45, Couleurs
avec Kristen Stewart, Lars Eldinger, Bouaziz Sigrid…
RÉSUMÉ : Maureen ne se remet pas de la perte de Lewis, son frère jumeau mort à Paris. Pour se rapprocher de lui, la jeune Américaine travaille dans la Ville Lumière en tant "personal shopper", un métier futile qu'elle déteste. Médium, Maureen attend une manifestation de l'esprit de Lewis et reçoit d'étranges SMS...
POINTS DE VUE : La fascination de la mode et son rejet, le deuil, le spiritisme... Sur le papier, Personal Shopper est un film ambitieux autant que périlleux. A l'arrivée, rien ne marche vraiment. Comment Olivier Assayas, cinéaste de talent, a-t-il pu à ce point se fourvoyer ? Commençons par la mode. Maureen est donc « personal shopper », autrement dit une servante postmoderne chargée d'acheter des fringues hors de prix à une célébrité qu'on ne voit quasiment pas. Elle passe comme un éclair dans les boutiques de luxe, choisit, paye et repart aussi vite qu'elle est venue. Maureen dit détester ce qu'elle fait. Elle a pourtant un goût et des compétences (sinon, pourquoi aurait-elle été choisie ?), et a elle- même un look super étudié. Ce double discours permet à Assayas de jouer sur les deux tableaux : se draper dans le luxe (avec placements de marque !), tout en arguant que la mode est un monde artificiel. Reconnaissons néanmoins qu'il filme bien la volupté suprême de passer son pied, telle Cendrillon, dans une chaussure exceptionnelle ou de se glisser dans des habits soyeux. Mais ces moments sont fugitifs.
Le deuil, ensuite. Kristen Stewart promène une mine abattue durant tout le film. Et pour cause : elle a perdu son frère jumeau. Comme elle est médium, elle attend un signe de lui. À cela s'ajoute un soupçon de film d'angoisse : Maureen reçoit des SMS d'un inconnu qui semble tout connaître d'elle et la suivre comme son ombre... Le rythme frénétique est censé masquer le vide. Le mieux tient au fantastique pur, où le personnage enfin ne bouge plus, scrute. Ces moments dominés par le fantôme sont les plus expressifs : ils rappellent la poésie gothique de Jean Epstein.
Hors ces parenthèses de magie, le film paraît affecté, à l'image de son héroïne, garçonne chic. Kristen Stewart est belle, mais son manque criant de naturel la dessert : à la moindre réplique, elle se trouble, fronce les sourcils, fait une grimace, cherche ses mots, comme une Narcisse doloriste. Assayas, lui aussi, se regarde beaucoup filmer, sans sentir, hélas, qu'il s'enferme dans un sérieux papal. — Jacques Morice, 2016.
Personal shopper est un film qui fait appel aux forces de l’inconscient, aussi bien dans sa conception que dans les thèmes qu’il aborde. La vitesse à laquelle Olivier Assayas nous avait habitué dans son style se retrouve aussi dans l’exécution, qui possède la fulgurance mais aussi la précision de l’esquisse, du trait orgueilleux jeté sur la feuille, la toile ou l’écran. Personal Shopper est un peu la face B de Sils Maria : plus resserré, plus sombre, plus vertigineux, Personal Shopper sous ses faux airs de thriller surnaturel est une nouvelle exploration de différents mondes disjoints. Assayas semble rechercher toujours plus d’hybridation, maître d’un mouvement interne capable d’intégrer des éléments disparates, triviaux, déconnectés dans une mise en scène à l’élégance époustouflante. L’électron libre qui assure le lien entre le luxe du milieu de la mode et le Paris de tous les jours s’appelle Maureen, jeune Américaine, conseillère de vente d’une célébrité qui n’a pas le temps de faire elle-même ses courses, trop occupée à être en représentation permanente sur les tapis rouges, les réseaux sociaux ou dans les médias. Un boulot particulièrement ingrat que Maureen subit comme une humiliation quotidienne, mais qui génère aussi en elle une forme de trouble identitaire. Suffisamment intelligente pour analyser le cynisme et l’hyper matérialisme de la mode et du luxe, elle peut aussi s’enivrer en cachette de la beauté des matières et des tissus qu’elle achemine vers sa patronne.
Maureen circule aussi entre d’autres mondes encore plus mystérieux : ceux des morts et des vivants, du visible et de l’invisible. Douée de dons médiumniques elle cherche à entrer en contact avec son frère jumeau décédé, porteur de la même malformation cardiaque qu’elle... Personal Shopper dresse le portrait d’une jeune femme moderne mêlée à une triple enquête. Celle de la recherche de son frère et celle d’un meurtre qui survient de manière totalement inattendue dans le récit. Mais c’est avant tout à la recherche d’elle-même qu’elle se lance, perdue dans un monde de faux-semblant et d’exploitation. Dans la lignée de Blow Up, Olivier Assayas prend certains codes du thriller et du fantastique spirite comme prétexte pour établir des correspondances entre le cinéma, les autres arts (intrusions et surtout les autres images, triviales et dénuées de qualité, qui ont envahi nos vies). Grand film de mise en scène, grand film moral et politique, Personal Shopper fétichise son actrice principale, la géniale Kristen Stewart qui dévoile de nouvelles facettes de son talent dans le rôle de Maureen. Elle s’est visiblement emparée du personnage pour en faire une création personnelle. D’égérie elle devient sous nos yeux co-auteure du film, pour le plus grand plaisir de son cinéaste et des spectateurs, plongés dans l’intimité d’une jeune femme en même temps que dans les tourments de notre époque. Olivier Père, 2016.
Le titre du nouveau Olivier Assayas induit en erreur : il suggère un film au bord de la comédie, un peu riche voire parvenu, ce qu’il n’est pas du tout, au contraire. Ce qui est exact, en revanche, c’est qu’il est urbain et qu’il décrit le métier qu’endosse Kristen Stewart pour les besoins de l’histoire. Déjà de SILS MARIA, l’actrice rempile chez le réalisateur français pour notre plus grande satisfaction car elle est rarement mieux dirigée que par Assayas. Grosse démonstration de sa palette de jeu ici encore alors qu’elle vous joue le trouble, l’inquiétude et la terreur sans une fois recycler ses interprétations benêtes de la saga TWILIGHT. Elle joue Maureen, une jeune femme embauchée pour fournir la garde robe d’une star, qu’elle se fasse prêter des colliers chez Cartier ou des fringues par des créateurs londoniens. Maureen a en effet été obligée de trouver une activité lucrative dans la capitale pour subvenir à ses besoins du moment : en effet, la jeune femme squatte Paris en attendant que son jumeau, mort d’un arrêt cardiaque peu de temps auparavant, se manifeste depuis l’au-delà. Maureen est médium et elle se rend dans l’ancienne maison de son frère pour convoquer son esprit. Mais le spectre qui apparaît n’a pas l’air d’être très bienveillant. Le film va dérouler le rapport violent que cette « présence » va nouer avec Maureen.
PERSONAL SHOPPER, film de deuil difficile, bien sûr. Film de fantômes évidemment. Mais surtout film d’horreur parisien. Il joue la carte du réalisme et du contemporain, refuse la patine du film d’horreur habituel qui garde l’action à bonne distance du spectateur, via une image ultrasophistiquée. Non. Assayas, lui, filme Paris comme il sait si bien le faire depuis ses débuts : avec vérité, la caméra rivée aux transports en commun ou au PMU du coin. Quartiers riches, quartiers popu : le regard que porte le metteur en scène sur la capitale n’a pas perdu de sa sincérité depuis PARIS S’ÉVEILLE. Ses personnages vont sur Youtube, communiquent par texto, sans que cette modernité ne soit jamais un frein à l’ésotérisme ambiant. L’intrusion de l’horreur est si crédible, si palpable, que la terreur est immédiate – d’ailleurs Assayas invente un compte à rebours par texto que n’auraient renié ni le ricaneur Wes Craven ni le terroriste de l’image Kiyoshi Kurosawa. Au fil du film, il enferme et corsette Kristen Stewart dans une peur bleue et pour autant libère un peu de sa dualité. Dans PERSONAL SHOPPER, on parle beaucoup d’altérité, de désincarnations, de dissociations. Alors qu’on redoutait qu’il évite soigneusement d’assumer son postulat de départ, pour opter pour la métaphore et l’atermoiement psycho-spirituel franchouillard et bourgeois, on est surpris, agréablement, de voir qu’Assayas se roule dans le film de genre sans complexe, avec ses effets visuels efficaces et un design sonore tonitruant, ses incartades sexe et sang, ses présences invisibles, ses parquets qui grincent et ses portent qui claquent. Production lo-fi, refus du spectaculaire, surnaturel du quotidien : PERSONAL SHOPPER fait aussi voler les verres et parle même de guéridons qui tournoient. De la mediumnité à l’ancienne pour un film pourtant très moderne, portée par une comédienne qui l’est tout autant. Kristen Stewart, dans ce rôle triste, apeuré et quasi-mystique, montre qu’elle peut porter un film entier avec une force et une présence admirables. Le visage, d’une beauté irréelle, de ce personnage entre-deux-mondes s’illumine au final dans un fondu au blanc énigmatique et gracieux. Le film emporte avec lui de très jolis mystères. Emmanuelle Spadacenta, 2016.
Après le beau Sils Maria, grand coup d’oxygénation dans la filmo d’Assayas, Personal Shopper fait l’effet d’un flop. Un raté d’autant plus embarrassant que le film figure en compétition officielle du Festival de Cannes - de quoi rappeler le soufflet La forêt des songes. Cette nouvelle histoire de dépersonnalisation - Sils Maria s’inspirait aussi de Persona -, cette fois saupoudrée d’épouvante, explore plus ou moins tous les possibles en matière de mauvais goût. Outre une mise en scène faiblarde et ampoulée, c’est dans les ressorts qu’Assayas pêche le plus : la crise existentielle de Maureen est poussive, les interminables séquences d’échanges SMS - dont une vaguement inspirée de la conversation téléphonique culte de Scream - suscitent dans le meilleur des cas l’hilarité. Kristen Stewart, dont on ne remet pas en question le talent, campe un personnage dépressif parfois risible : voir ces scènes surréalistes de niaiserie où Maureen, fatiguée de n’avoir retrouvé son âme perdue - Jung, encore et toujours -, finit par désespoir par revêtir les vêtements de sa patronne en son absence. Transgression sans ampleur qui se clôture par une scène d’onanisme si peu spontanée qu’on la dirait là par hasard, comme jetée par dépit.
L’idée d’une trame scénaristique axée sur la trajectoire d’une jeune femme incapable de faire le deuil de son frère jumeau n’avait sur le papier rien d’inquiétant. L’on s’attendait même à ce qu’Olivier Assayas tire son épingle du jeu. Mais même là où le cinéaste s’avère le plus crédible, soit dans ces apparitions spectrales en clair-obscur à la Johann Heinrich Füssli dans une vieille demeure, la direction artistique finit par s’enrayer. D’abord évanescents et abstraits, les fantômes brillent par leur banalité une fois révélés. C’est sans doute l’écueil le plus dommageable d’Olivier Assayas : n’avoir su doser son film que par à-coups grossiers. Résultat, ses velléités oniriques s’en trouvent aussi touchantes qu’un mauvais téléfilm. Difficile aussi de pardonner au réalisateur ce recours perpétuel de fondu au noir, qui loin de donner un rythme au métrage ou de le nimber de mystère, ne fait que révéler un manque alarmant d’inspiration. Au bout du compte, et aussi lénifiant soit ce simulacre de cinéma fantastique, peut-on au moins admettre que si Olivier Assayas fait bien montre d’une seule qualité ici, c’est celle de ne jamais craindre du ridicule. Mention spéciale à ce titre pour l’apparition de Benjamin Biolay, acteur d’un pénible feuilleton des années 60 incarnant Victor Hugo en pleine séance de spiritisme. L’on songe alors à une mise en abyme incontrôlée tant l’auto-parodie affleure. Alexandre Jourdain, 2016.
KAÏRO
de Kiyoshi Kurosawa, 2001, Japon, Couleurs
avec Haruhiko Kato, Kumiko Aso, Koyuki…
RÉSUMÉ : Taguchi, un jeune informaticien, est retrouvé pendu dans son appartement. Sous le choc, ses collègues cherchent à en savoir plus sur ce suicide inexplicable.La victime a laissé un mystérieux message contenu dans une simple disquette. De toute évidence, celle-ci recèle un virus qui contamine ses utilisateurs et a de graves répercussions sur leur comportement.A Tokyo, l'inquiétude grandit au fur et à mesure que le virus se propage à travers les réseaux informatiques. Des petits groupes de jeunes gens tentent de résister, tandis que les disparitions se multiplient.
POINTS DE VUE : Réalisé en 2001, Kaïro participe à la nouvelle génération des films de fantômes japonais, mais demeure un grand film sur la solitude, davantage que sur l’effroi. C’est d’ailleurs toute la beauté d’un film fragile sous sa perfection formelle, que de susciter la peur mais aussi la tristesse. Kaïro débute comme une variation autour de Ring de Hideo Nakata (film séminal de la nouvelle vague horrifique sur le continent asiatique), où internet remplacerait les magnétoscopes, pour déboucher sur un constat apocalyptique, qui n’est pas sans rappeler la conclusion de Charisma (1999). Dès son générique, où le son désormais familier d’une connexion électronique raccorde avec le bruit des vagues et du vent (le film est raconté en flash-back depuis un bateau en partance pour l’Amérique du sud), Kaïro installe un système de réseaux de parasitage et d’altération du réel, jusqu’à la catastrophe finale. Tout commence par le suicide inexplicable d’un jeune informaticien et l’enquête de ses collègues. Ils découvrent bientôt que des fantômes hantent internet, et cherchent à entrer en contact avec les vivants. Malgré sa dimension ésotérique, le film ne renonce pas à expliciter son postulat fantastique, dans des scènes dialoguées inquiètes : il n’y a plus de place dans l’au-delà. Les morts avaient bien trouvé une antichambre pour rejoindre notre monde, mais elle a été détruite. Depuis, ils ont envahi Internet, enclenchant la contamination irréversible des vivants via les ordinateurs. Kaïro traite avec sérieux une idée délirante, et c’est le propre des grands films fantastiques. Il inverse dans le même mouvement les clichés sur son sujet (« la menace fantôme »), et c’est le propre des chefs-d’œuvre. Ici les fantômes appellent les vivants à l’aide. Car la mort est la solitude ultime, raconte le film. Cela veut aussi dire que la frontière est mince entre les limbes et l’environnement virtuel et aliénant des jeunes Japonais formatés et informatisés, en devenir spectral, et que la mort n’est plus en mesure d’apporter la moindre délivrance. Dans Kaïro, les fantômes, cruels, ne tuent pas les hommes, ils voudraient au contraire les rendre immortels, pour les enfermer à jamais dans leur solitude et les associer dans leur souffrance. Visuellement splendide, le film fait très peur (chaque apparition fantomatique est géniale, palpable, à glacer le sang) et impressionne surtout par une mise en scène d’une grande sophistication, qui confirme que Kiyoshi Kurosawa est à ce jour le meilleur héritier d’Antonioni. Kaïro est son Blow Up et la désertification progressive des espaces urbains, les paysages d’usines et de banlieues évoquent bien sûr Le Désert rouge et L’Éclipse. Terrifiant (vraiment!), théorique (peut-être), hermétique (pas tant que ça), Kaïro offre une expérience rare.
Charisma et Kaïro comptent parmi les titres les plus réussis du réalisateur de Cure, et apparaissent comme un diptyque sur le chaos. Sous ses apparences de conte fantastique, avec une atmosphère et des scènes terrifiantes, Kaïro prophétise un devenir fantomatique de l’humanité. Évoluant du polar à la fable, Charisma propose une vision cauchemardesque et allégorique du Japon moderne en lutte avec son passé, évoque le problème des sectes et des fanatiques écolos, avec une nouvelle fois une conclusion apocalyptique. Olivier Père, 2012.
Ce film de commande est sorti au début des années 2000 en pleine vague du cinéma horrifique japonais (Ring notamment.) À la vision de Kaïro, on comprend très vite que Kiyoshi Kurosawa souhaitait se démarquer de ses confrères, son projet étant surtout d’analyser la jeunesse de son pays.
Le réalisateur nippon réalise ainsi une véritable oeuvre métaphorique comprenant de nombreuses références artistiques et philosophiques. Il établit une analogie entre les vivants et les fantômes, ces derniers symbolisant les jeunes Japonais qui vivent dans l’errance et dans l’incommunicabilité. Pour signifier cet état spectral, l’auteur filme ses personnages dans des espaces vides rappelant l’œuvre d’Antonioni. Le cinéaste italien a montré l’absence de rapports humains liée à la société de consommation en faisant de ses personnages des figures fantomatiques se mouvant dans de lieux déserts (L’éclipse ou le Désert rouge). Cette déshumanisation est le sujet de Kaïro.
Kurosawa baigne alors son métrage dans un ensemble de couleurs ternes : de la disparition de la teinte découle la disparition de l’humain. Cette atmosphère "délavée", renforcée par le clair-obscur de la photographie, crée un aspect virtuel qui est en corrélation avec la thématique du scénario : Tokyo et le Japon sont irréels et artificiels, alors que les irruptions fantomatiques projettent une réalité douloureuse qui frappe tout l’archipel. La déshumanisation est également signifiée par les références explicites à Francis Bacon pour l’esthétique des fantômes. Ces derniers ont le visage flou et une démarche saccadée, ce qui fait écho aux peintures torturées de l’artiste irlandais. Il peignait des métamorphoses qui préludaient à l’apparition du monstrueux, tels les protagonistes du récit qui se transforment en quelque chose d’inhumain.
Enfin, le réalisateur japonais semble faire appel à la théorie de la simulation et des simulacres de Baudrillard, les personnages de Kaïro vivant dans un univers dénué de contenu ; les vivants se transforment en taches qui se désintègrent par la force d’un vent de réalité. On est en présence d’une jeunesse sans passé et sans référence, le Japon décrit n’étant qu’un système informatique entièrement composé de simulacres. Très pessimiste sur l’avenir du pays, Kairo est certainement le plus beau film de son auteur grâce à la puissance de ses images métaphoriques.
En 2003, Kurosawa réalisa Jellyfish, un second opus beaucoup moins réussi sur la jeunesse nippone et en 2006, Kaïro donna lieu à un remake américain sans génie (Pulse). Stéphane Caillet, 2013.
VERS L’AUTRE RIVE
de Kiyoshi Kurosawa, 2015, Japon, 2h07, Couleurs
avec Eri Fukatsu, Tadanobu Asano, Yu Aoi…
RÉSUMÉ : Au cœur du Japon, Yusuke convie sa compagne Mizuki à un périple à travers les villages et les rizières. À la rencontre de ceux qu’il a croisés sur sa route depuis ces trois dernières années, depuis ce moment où il s’est noyé en mer, depuis ce jour où il est mort. Pourquoi être revenu ?
POINTS DE VUE : Un homme mort rentre chez lui. L’apparition, bien que surnaturelle, impose vite son évidence. Le mot « fantôme » n’a-t-il pas la même étymologie que « fantasme », autant dire « désir » ? A l’initiative du revenant, les époux partent pour un curieux périple, entre lune de miel et tournée d’adieux... À chaque étape, c’est une ancienne possibilité d’avenir qui resurgit, mais aussi des fautes à réparer. Et une douceur de vivre insoupçonnée. La logique des rêves est superbement restituée par cette alternance de moments suaves et de brusques accès de noirceur. La précipitation soudaine des événements ajoute au trouble : il faut se dépêcher d’attraper tel train ou tel car qui mène à la prochaine halte de cette vie en condensé, en accéléré...
Si le film brille dans la zone frontalière entre la réalité et l’inconscient, le cinéaste donne aussi sa vision du couple : une entité en proie aux non-dits, mais soudée par un lien irrévocable, quasi transcendant, dont l’origine est pourtant une attraction charnelle. Une des scènes les plus surprenantes montre, ainsi, parmi les joies rendues à la veuve, le corps soudain désirant de son époux, jusque-là évanescent... Louis Guichard, 2018.
Après une longue accalmie causée par l’échec au Japon de son pourtant superbe Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa a repris depuis sa mini-série exploitée en salles en France Shokuzai son trépidant rythme de travail, avec des résultats artistiques admirables. Alors que le tournage de son film français La Femme de la plaque argentique s’est achevé il y a quelques semaines, Kurosawa présente à Cannes un film réalisé au Japon l’été dernier, Vers l’autre rive (Kishibe No Tabi) traversé par l’un de ses thèmes de prédilection, la relation entre le monde des morts et celui des vivants. Succédant aux inquiétants ectoplasmes de Kaïro ou de Séance, porteurs d’angoisse et de culpabilité, le fantôme de Vers l’autre rive propose une nouvelle déclinaison du revenant, non plus sur le mode de l’inquiétude ou de l’effroi mais au contraire de l’harmonie retrouvée. Yusuke (Tadanobu Asano), le mari de Mizuki (Eri Fukatsu) s’est noyé il y a trois ans. Un beau jour, il fait sa réapparition dans la vie de Mizuki, sans que cette dernière ne s’en étonne outre mesure. Ensemble, ils vont entreprendre un voyage à travers le Japon, afin de conduire Yusuke vers la mort définitive.
Histoire d’amour en forme de road movie adaptée d’un roman de Kazumi Yumoto, Vers l’autre rive délaisse le fantastique pur pour le mélodrame, avec un ton plus apaisé que d’habitude de la part de Kurosawa. Le cinéaste raconte comment les liens amoureux entre une femme et son mari perdurent au-delà de la vie, dans des espaces qui délaissent l’architecture urbaine au profit de paysages bucoliques. C’est une véritable géographie intime et mentale, à l’échelle d’un pays insulaire et brumeux, que le cinéaste perce à jour. La réduction d’une vie et d’une relation conjugale au temps d’un voyage, avec ses ralentissements, accélérations et retours en arrière permet d’évoquer, sur un autre registre, Voyage à deux de Stanley Donen. Là aussi l’apparent classicisme de la mise en scène de Kurosawa, majestueuse et tranquille, dissimule une sismographie émotionnelle dont on ressort bouleversé. Olivier Père, 2015.
De Kiyoshi Kurosawa, on admire le goût pour la diversité. Capable de se fondre dans à peu près tous les genres, il est parvenu à briller dans le thriller policier poisseux (CURE), la fable écolo mystérieuse (CHARISMA), l’horreur flippante (KAIRO, SÉANCE), le fantastique (REAL) ou le drame pur et dur (TOKYO SONATA) – entre autres. Un de ses travaux récents les plus marquants, la série télé SHOKUZAI (sortie au cinéma chez nous sous forme de diptyque), avait même servi de quasi œuvre-somme en piochant dans tous les styles que le cinéaste nippon avait pu aborder par le passé. Son nouveau long-métrage, VERS L’AUTRE RIVE, affiche le même attirail méta, le même type de commentaire sur son cinéma. En effet, à bien des égards, VERS L’AUTRE RIVE lorgne vers les histoires de fantômes comme KAIRO, SÉANCE ou LOFT à la différence qu’il les déroule dans un contexte non pas horrifique mais dramatique et contemplatif. Ici, tout est ainsi affaire de subtils décalages. On retrouve les célèbres ‘apparitions’ soudaines de fantômes ou des cadrages de films d’horreur méticuleusement composés – une courte séquence d’un fantôme marchant dans les couloirs de sa maison. On assiste à des situations profondément bizarres, on entend des répliques étranges. Mais tout ceci dans un contexte les ramenant à une certaine réalité : ici, interagir avec son mari mort fait sens, n’a rien de fantastique. Jamais le surgissement de l’extraordinaire ne bouscule l’ordinaire. En un sens, en appliquant une esthétique et un storytelling de drame classique à des thèmes fantastiques voire horrifiques, Kurosawa crée un décalage captivant. Il livre un exercice de style passionnant prouvant une fois de plus qu’au cinéma, tout est question de mise en scène et de traitement : de KAIRO à VERS L’AUTRE RIVE, il n’y a qu’un pas, en somme. Malheureusement, VERS L’AUTRE RIVE ne propose pas beaucoup plus que cet aspect théorique. Les trois premiers quarts d’heure s’avèrent pourtant riches en émotions. L’étrangeté poétique emballe – on pense à une superbe séquence où le domicile d’un fantôme récemment passé de l’autre côté apparaît subitement dévasté, rongé par le temps. L’étude du spectre comme allégorie du souvenir et des regrets qui rongent les vivants interpelle. La dynamique du couple formé par Eri Fukatsu et Asano Tadanobu, qui parcourt les routes pour mener les fantômes à la paix éternelle, fonctionne. Sauf qu’un certain systématisme s’installe et VERS L’AUTRE RIVE, dont la durée du récit est étirée artificiellement, devient trop mécanique, incapable de renouveler ses enjeux, qu’il répète inlassablement jusqu’à l’ennui épuisé du spectateur. Tout le charme des prémices s’effrite alors et l’on n’attend plus qu’une chose : que Kurosawa aille enfin droit au but et conclue sa fable. Aurélien Allin, 2015.
L’ÎLE DU DOCTEUR MOREAU
Island of Lost Souls
de Erle C. Kenton, 1932, US, 1h15, Noir et Blanc
avec Charles Laughton, Kathleen Burke, Bela Lugosi…
RÉSUMÉ : Un jeune homme aborde malgré lui sur une île où un savant fou se livre à de terribles expériences pour transformer les animaux en simili-humains.
POINTS DE VUE : Ce film avec Laughton et Lugosi est un classique du genre, qui n’a rien perdu de son étrange poésie. Le noir et blanc ajoute encore à « l’exotisme » de l’histoire. Dictionnaire des films, 1995.
C’est un chef-d’œuvre du cinéma fantastique américain, au même titre que Freaks, King Kong, La Fiancée de Frankenstein et quelques autres, qui doit en partie sa réussite à la permissivité de la censure au début du parlant entre 1929 et 1934, dans cette période pré Code où tous les excès étaient encore possibles. Le très strict code de censure Hays fut appliqué à partir du 1er juillet 1934, et la législation en matière de sexe et de violence devint beaucoup plus contraignante pour les studios hollywoodiens. Ce sera la fin, pendant plusieurs décennies, d’une représentation très crue de la réalité sociale et de certaines mœurs dans l’Amérique des années 20 et 30, mais aussi de l’évocation d’un imaginaire sadique et érotique qui réjouissait tant les surréalistes, lorsque ces films d’épouvante trouvaient le chemin des salles françaises. Cette première – et meilleure – adaptation officielle du roman de H.G. Wells recèle en effet des moments de terreur, de malaise et de trouble sexuel qui provoquent encore aujourd’hui un sentiment d’effroi, associés à un humour très noir. Le docteur Moreau est un émule de Frankenstein, psychopathe mégalomane rêvant de se substituer à Dieu en créant des humains hybrides à partir d’animaux sauvages, dans un micro monde insulaire dont il a dicté les lois et les interdits. Il est interprété par un Charles Laughton particulièrement inquiétant et pervers, qui joue avec délectation sur le dégoût que son apparence physique pouvait inspirer. Le film comme le roman illustre le tabou de ce mariage contre nature entre la race humaine et les espèces animales, dans un mélange de blasphème et d’hérésie scientifique. Les créatures du docteur Moreau, à la fois grotesques et effrayantes, composent un bestiaire cauchemardesque, une parodie d’humanité qui bouleverse et scandalise. Les horreurs médicales de Moreau culminent dans une courte mais traumatisante scène de vivisection, dans la « maison de la douleur » où le savant fou se livre à ses interventions malsaines. Ces mutations violentes annoncent les altérations et modifications physiques expérimentées par les artistes corporels au moyen de la chirurgie. La femme panthère, jeune sauvageonne tombée amoureuse du héros naufragé, au corps gracile mais aux griffes félines, apporte au film une extraordinaire charge érotique. Jim Jarmusch s’en souviendra en choisissant l’extrait de son apparition dans Paterson, lorsque le couple formé par Adam Driver et Golshifteh Farahani va voir au cinéma L’Ile du docteur Moreau, et note la petite ressemblance entre la brune Kathleen Burke et la belle actrice iranienne. Après les surréalistes, le film de Erle C. Kenton n’a cessé de fasciner les cinéphiles, mais aussi les artistes rock, punk et transgenres qui en ont souvent réutilisé, dans des chansons ou des performances, les images ou les personnages, puisant dans cette merveilleuse et vénéneuse matière transgressive. Olivier Père, 2017.
LE JOUEUR DE FLÛTE (DE HAMELIN)
The Pied Piper
de Jacques Demy, 1971, GB, 1h30, Couleurs
avec Donovan, Donald Pleasence, John Hurt…
RÉSUMÉ : Au XIVe siècle, un mystérieux joueur de flûte charme les rats, porteurs de la peste, et les fait se noyer. Mais on ne lui paie pas son dû et, pour se venger, il emmènera tous les enfants de la ville au Pays des Chansons.
POINT DE VUE : Un mystérieux joueur de flûte se joint à une troupe de comédiens, dans l'Allemagne ravagée par la peste de l'année 1349. Les baladins entrent dans la ville de Hamelin, encore épargnée par l'épidémie. Franz, le fils du puissant baron, s'apprête à y épouser la toute jeune Lisa, fille du bourgmestre. Ni l'un ni l'autre ne s'aiment, Franz ne songeant qu'à obtenir les moyens financiers de guerroyer, Lisa réservant sa tendresse à un estropié, Gavin. Lors de la fête nuptiale, des rats s'échappent du gâteau. Épouvantés, les habitants se terrent chez eux, dans l'attente des premières victimes de la peste noire...
Demy avait du mal à tourner en France, après le succès relatif de Peau d'Ane (c'est bien après qu'il est devenu un classique). Il réalise donc en Angleterre l'adaptation de cette légende médiévale. Sur une musique de Donovan, qui interprète le rôle principal, il en fait un hymne aux artistes, aux baladins, les seuls, comme chez Renoir, à apporter de la cohésion au monde. Un monde par ailleurs féroce dominé par des bourgeois imbéciles (« qui croupissent avec leurs biens », chantera dix ans plus tard Danielle Darrieux dans Une chambre en ville). Et par des nobles corrompus.
Le conte devient alors très noir : le héros n'étant plus un vengeur mais un sauveur, emmenant les enfants loin de la corruption, de la bêtise et de la cupidité. — Pierre Murat, 2015.
L’ANGE EXTERMINATEUR
El Angel exterminator
de Luis Buñuel, 1962, Mexique, 1h30, Noir et Blanc
avec Silvia Pinal, Jaqueline Andere…
RÉSUMÉ : Au cours de la soirée donnée par un riche bourgeois, les domestiques abandonnent leur poste et lorsque les invités veulent partir, il leur est impossible, sans raison apparente, de quitter les lieux. Ils vont rester des semaines à souffrir de la faim et de la promiscuité jusqu’à ce qu’ils réitèrent les gestes qu’ils avaient fait au moment du départ. L’envoutement est exorcisé. Ils sont libres. Pour peu de temps…
POINTS DE VUE : On peut justement considérer ce film comme l’aboutissement de l’art de Buñuel. Sur un scénario mélangeant le boulevard et l’étrange, il met en scène de manière réaliste et sobre, créant de formidables effets de fantastique, par exemple par le simple redoublement de la scène de l’arrivée des invités, filmée une fois en plongée, une autre en contre-plongée. Des détails incongrus ou symboliques comme l’ours qui garde l’entrée ou les moutons qui envahissent l’église minent ce pseudo-réalisme. Ce film de 62, époque de totale dépression morale, offrait le portrait dune société en effritement, sans valeurs nouvelles à l’horizon. Stéphan Krezinski, 1995.
Attablés dans le confort d’un dîner bourgeois, les hôtes et leurs invités réalisent qu’ils sont en fait sur une scène de théâtre et qu’ils se donnent en spectacle... Ce fameux moment d’étrangeté du Charme discret de la bourgeoisie (1972) semble avoir été fomenté par Buñuel, dix ans plus tôt, dans ce film tourné au Mexique. Du beau monde s’y met à table et profite d’une soirée si exquise que plus personne ne repart. Quand vient le petit matin, ces messieurs et ces dames en tenues de gala s’affalent sur les canapés, se couchent par terre. Les portes du grand salon sont ouvertes mais il n’est plus possible d’en sortir...
La progression vers cette situation surnaturelle est assurée par des éléments surréalistes qui mettent plaisamment de la folie dans l’air. Mais l’atmosphère qui s’installe devient celle d’un cauchemar d’une noirceur catégorique et audacieuse. Buñuel montre le monde des privilégiés comme un bateau fantôme, un Titanic qui entre en collision avec le vide... et coule. Dans une absurdité cruelle, les personnages sont dépouillés de leurs atours et révèlent ce qu’ils sont : des prisonniers condamnés à la répétition de rituels sociaux ou de rites religieux sans lesquels ils ne sont plus rien, mais qui sont tous dénués de sens aux yeux du réalisateur. Qui signe un film catastrophe unique en son genre, philosophique et anarchiste en diable ! Frédéric Strauss, 2021.
À Mexico, rue de la Providence, un couple de la bourgeoisie libérale, les Nobile, a organisé une grande réception mondaine à la sortie de l’opéra. Sont invités une dizaine de représentants de la haute société, parmi lesquels de nombreux artistes et intellectuels. Les Nobile s’étonnent de l’absence de leurs domestiques, mais sont encore plus surpris de constater que leurs invités, pris d’une soudaine torpeur, sont incapables de quitter la maison, même si la porte est restée ouverte. Cette situation va durer quatre jours et quatre nuits au cours desquels les séquestrés imaginaires vont devoir subir les affres de la promiscuité, le manque d’hygiène, la faim et l’épuisement. Lorsque les comparses parviendront enfin à s’extraire de leur cage invisible, ce sera pour échouer dans un nouveau piège, cette fois-ci une église. Réalisé entre une production espagnole (Viridiana) et une autre française (Le Journal d’une femme de chambre), L’Ange exterminateur (El ángel exterminador, 1962) est l’avant-dernier film mexicain de Luis Buñuel. Les chefs-d’œuvre de la période mexicaine du cinéaste dressaient les portraits d’obsessionnels névrotiques (le mari jaloux de El, l’assassin frustré de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz). L’Ange exterminateur dessine l’état des lieux de la bourgeoisie, et filme la catastrophe de la dégradation d’une classe qui perd en quelques heures tout son vernis pour laisser réapparaître la pourriture et la barbarie. D’une structure d’enfermement l’autre (culturelle, sociale, religieuse), la bourgeoisie n’en finit plus d’étouffer sous ses propres mythologies. Le film se prête, bien entendu, à une lecture marxiste : la bourgeoisie, immobiliste et repliée sur elle-même, se laisse mourir, privée de moteur créatif et d’énergie. Mais Buñuel, comme à son habitude, met dans son film des éléments oniriques ou des détails personnels qui se dérobent à l’analyse. Encadré par des œuvres plus romanesques, L’Ange exterminateur appartient à la veine iconoclaste du cinéaste. On retrouve dans les malheurs de ce groupe de bourgeois à la fois le souvenir de L’Age d’or et l’ébauche du grand film de la dernière période de la carrière (française) de Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie, où un groupe d’amis se révèlent incapables de mener à bien un projet de dîner. Surréaliste par ses « grands symboles de rien », L’Ange exterminateur utilise des techniques d’expérimentation douces que l’on retrouve dans les meilleurs Buñuel. Ainsi, pour accentuer l’idée d’enfermement, le cinéaste redouble certaines scènes et fait dire à ses protagonistes plusieurs fois les mêmes choses, le plus discrètement possible. Comme il utilisera dans son dernier film Cet Obscur Objet du désir deux actrices différentes pour jouer le même personnage féminin, l’air de rien. Olivier Père, 2012.
VIDEODROME
de David Cronenberg, 1983, US, 1h28, Couleurs
avec James Woods, Debbie Harry…
RÉSUMÉ : Le patron d'une petite chaîne érotique sur le câble capte par hasard un mystérieux programme-pirate dénommé Vidéodrome, qui met en scène tortures et sévices sexuels. Son visionnage provoque peu à peu des hallucinations et autres altérations physiques. La frontière entre réalité et univers télévisuel devient bien mince, et la folie guette...
POINTS DE VUE : Le directeur d’une station de TV érotique est victime d’hallucinations causées par un mystérieux programme cité par satellite. Œuvre fascinante et troublante. Dictionnaire des films, 1995.
Mal reçu à sa sortie et considéré comme une petite production horrifique malade et malsaine (ce fut un échec cinglant, classé X, censuré voire banni dans de nombreux pays comme le Royaume-Uni pour ses excès « gore » et SM), Vidéodrome (Videodrome, 1983) est le grand film prophétique des années 80, un manifeste sur les nouvelles images, nocives et cannibales. On se souvient de la découverte de ce chef-d’œuvre adolescent en mai 1984, soit après le film suivant de Cronenberg Dead Zone. Le film était sorti en catimini pendant le festival de Cannes où il n’était bien sûr pas invité, défendu seulement par une poignée de critiques cinéphiles, avec l’accroche publicitaire élogieuse de Andy Warhol qui le désignait comme « le Orange mécanique des années 80. » Sans parler de l’érotisme insensé du personnage interprété par Deborah Harry, égérie rock du groupe « Blondie » dans le plus grand rôle de sa maigre carrière au cinéma. Un choc inoubliable qui sera suivi par de nombreuses autres visions, sur différents supports, même si après le film et ses fameuses séquences de VHS organiques vous ne pouviez plus regarder votre matériel « home vidéo » du même œil.
Max (génial James Woods), le directeur cynique d’une petite chaîne de télévision câblée spécialisée dans le sexe et la violence, en quête perpétuelle de sensations fortes à offrir à ses abonnés, découvre le programme pirate « Vidéodrome », qui montre des images de jeunes femmes ligotées et fouettées. Apparemment, ces scènes de tortures sont non simulées et provoquent chez Max de dangereuses hallucinations (qui n’en sont peut-être pas) et son enveloppe charnelle subit d’atroces métamorphoses. Son estomac se transforme en magnétoscope, sa main en arme à feu, et il devient peu à peu l’instrument d’une machination qui le dépasse.
Vidéodrome délaisse très vite l’idée des « snuff movies » qui fait surtout fantasmer les imbéciles pour proposer une réflexion philosophique sur l’altération de la réalité, déclinant avec une incroyable intelligence visionnaire les transformations chimiques du corps et autres complots politico-médiatiques chers à Cronenberg. Bien avant la vulgarisation de la cyberculture, du tout à l’image et du virtuel, Cronenberg prophétise un monde menacé par le totalitarisme des images dépouillées du moindre référent réel, utilisées comme des drogues aliénantes. Les forces de résistance prônent l’avènement d’un messianisme new age et d’un homme nouveau, fruit d’une mutation organique, chimique et électronique (« Mort à Vidéodrome, longue vie à la nouvelle chair »). Vidéodrome aborde la dictature des images dans les années 80 sur un mode sexuel et violent, eXistenZ déclinera dix ans plus tard les mêmes thèmes sur un mode ludique en prenant comme prétexte l’univers des jeux virtuels. Olivier Père, 2014.
En 1983, le réalisateur canadien David Cronenberg est déjà une valeur sûre du cinéma fantastique à la personnalité affirmée.
Il a commencé par des métrages expérimentaux (STEREO et CRIMES OF THE FUTURE) avant de se tourner vers des séries B commerciales (FRISSONS et RAGE). Avec CHROMOSOME 3 en 1979, il s'associe au producteur canadien Claude Héroux avec lequel il amorce une trilogie constituant une pierre angulaire de sa filmographie Elle synthétise son cinéma de science-fiction expérimental et ses œuvres d'horreur.
Après CHROMOSOME 3 vient SCANNERS, affrontement entre mutants aux effets spéciaux mémorables, supervisés par le grand Dick Smith. SCANNERS connaît un joli succès et David Cronenberg accède à des moyens plus importants. Il songe un temps à une nouvelle version de « Frankenstein », puis renonce et s'oriente vers le projet VIDEODROME, troisième et dernière de ses coopérations avec Claude Héroux. Il bénéficie pour la première fois du soutien d'une Major, Universal qui co-produit le métrage.
Pour tenir la vedette du film, Cronenberg choisit James Woods, révélé par Elia Kazan pour LES VISITEURS de 1972, film où l'acteur incarne un vétéran du Vietnam harcelé par d'anciens compagnons d'armes. Après ce rôle de gentil, James Woods se spécialise dans des rôles plus ambiguës, dans BANDE DE FLICS de Robert Aldrich ou TUEUR DE FLICS de Harold Becker. On note aussi dans VIDEODROME la présence de Debbie Harry, chanteuse du groupe Blondie, très populaire au début des années quatre-vingts.
VIDEODROME conclut la première période de la filmographie de David Cronenberg. Ses métrages mettent en scène les résultats d'expérimentations scientifiques, généralement sur l'homme. Les corps humains, notamment les cerveaux, y subissent des mutations mal maîtrisées. Ces expériences entraînent des métamorphoses gore et Cronenberg ne rechigne pas sur les images violentes.
VIDEODROME suit Max Renn, responsable d'une chaîne diffusant des programmes violents ou pornographiques. Pour lui, il s'agit de business et il ne se soucie pas de philosophie ou de responsabilité. En cherchant des nouveautés, il tombe sur un étrange programme émis par satellite : Vidéodrome. Cette émission diffuse des meurtres et des tortures ritualisées dans un décor abstrait.
Fasciné, mais convaincu qu'il s'agit de reconstitutions, il enquête sur cette émission mystérieuse. Il devient alors victime d'hallucinations. C'est là la première intrigue qui est proposée au spectateur, qui peut alors croire qu'il s'agit d'une quelconque histoire de snuff movie (comme HARDCORE de Paul Schrader).
VIDEODROME glisse lentement vers une science-fiction rehaussée d'une réflexion politique. En effet, Vidéodrome n'est pas un programme télévisé : il s'agit d'une onde transmissible à travers n'importe quel signal vidéo diffusé sur une télévision (par le câble ou sur une cassette). Cette onde peut faire muter le cerveau des personnes exposées. On peut alors leur envoyer à volonté des ordres et en faire des soldats obéissants.
Max Renn devient un de ses hommes sans volonté, enjeu d'un conflit entre deux puissantes sociétés secrètes : la Nouvelle Chair, qui veut libérer les hommes de l'influence des machines d'une part ; Vidéodrome, financée par de puissants groupes industriels et prônant des valeurs d'extrême-droite d'autre part. Une guerre souterraine (qui n'est pas sans rappeler SCANNERS) se déclenche pour la détention des chaînes de télévision et des moyens d'information.
Au-delà du remarquable scénario, nous retrouvons le style maîtrisé et efficace de Cronenberg. Mécanique et organique se mélangent avec délectation (la télévision, Max Renn se transformant en magnétoscope). Certaines hallucinations sont des moments très gores et très graphiques, dans lesquels les corps humains sont soumis à des torsions et des pressions dévastatrices, comme les têtes de SCANNERS.
Ces visions construisent le récit selon une structure originale. Plus le film avance, plus il est difficile de savoir quand Max Renn est soumis à des hallucinations, ou quand celles-ci sont le produit de son cerveau ou de Vidéodrome. La fin est à ce titre énigmatique.
Doté d'une réalisation rigoureuse, parfaitement interprété, VIDEODROME impressionne encore aujourd'hui par la qualité et l'originalité de son récit. Il aura une influence déterminante sur la littérature et le cinéma de science-fiction à venir. Synthèse et conclusion de la première période de la carrière de David Cronenberg, il s'agit d'une de ses œuvres les plus réussies.
Pourtant, le métrage connaît un accueil public mitigé, en dépit de bonnes critiques. Cronenberg rebondit rapidement en tournant DEAD ZONE, remarquable adaptation de Stephen King affichant un tournant hollywoodien dans la filmographie du réalisateur. Emmanuel Denis.
DEAD ZONE
The Dead Zone
de David Cronenberg, 1983, US, 1h43, Couleurs
avec Christopher Walken, Brooke Adams, Martin Sheen…
RÉSUMÉ : Après avoir raccompagné Sarah, sa petite amie, Johnny, un jeune professeur de littérature, est victime d'un grave accident de la route. Il reprend conscience dans une clinique et apprend par ses parents qu'il est resté plongé dans le coma durant cinq longues années. Sarah ne l'a pas attendu et s'est mariée. Quelques jours après son réveil, alors qu'il serre la main d'une infirmière, Johnny est victime d'une étrange vision. L'incident se répète et il s'aperçoit avec stupeur que le simple fait d'entrer en contact avec une personne lui permet de prévoir ses faits et gestes futurs ou de voyager dans son passé. C'est ainsi qu'en rencontrant un candidat à l'élection présidentielle, il a la vision de la destruction de l'humanité...
POINTS DE VUE : Un grave accident de voiture plonge Johnny Smith dans le coma pour cinq ans. À son réveil, il a acquis un spectaculaire don de voyance... Presque tous les romans de Stephen King, pape de la littérature d’épouvante, connaissent le même destin : ils se transforment en films, plus ou moins sanguinolents, plus ou moins réussis. Avec Dead Zone, le malaise prend corps, le suspense monte d’un cran : images glaciales, interprétation blême — Christopher Walken est parfait, comme toujours.
Cette adaptation est mieux que fidèle : David Cronenberg déborde le cadre du récit et l’enrichit. Il s’impose une partition classique du cinéma fantastique (le don de double vue) et improvise peu à peu du côté de la politique-fiction et de la réflexion artistique. Comme dans Scanners, et plus tard dans La Mouche, le cinéaste s’appuie sur le paranormal pour développer des thèmes personnels : interpénétration cruelle de l’esprit et du corps, isolement de l’artiste, celui qui crée, « voit » et vit douloureusement sa différence. Cécile Mury, 2020.
Après le grave échec commercial et critique de son chef-d’œuvre Videodrome, Cronenberg adapte un best seller de Stephen King, pour ce qui constitue sa première véritable incursion dans le cinéma américain, même si Dead Zone est tourné au Canada pour un producteur indépendant, le grand Dino De Laurentiis. En effet, au début des années 80, les romans de Stephen King, très populaires et gros succès de libraire, ont souvent servi de joker à des cinéastes spécialisés dans le fantastique (John Carpenter, George A. Romero), marginalisés à cause de leurs ambitions, ou inquiétés par de sérieux revers commerciaux. Ainsi Carpenter va-t-il réaliser Christine après l’échec de The Thing et Romero, Creepshow après celui de Knightriders. Dead Zone est donc un film de commande qui se signale par une mise en scène moins radicale qu’à l’accoutumée chez le cinéaste canadien, et une narration beaucoup plus classique. Toutefois, Cronenberg excelle dans ce premier film « grand public » dans le mélange des genres : le paranormal, le thriller paranoïaque, la science-fiction, la romance. Un jeune professeur est victime d’un grave accident de voiture qui le plonge dans cinq ans de coma. À son réveil, il découvre qu’il a développé un pouvoir exceptionnel de voyance. Est-ce un don divin ou une malédiction ? Habitué aux mystères de la chair, Cronenberg explore ici ceux de l’esprit ; son héros (Christopher Walken, angélique et bouleversant) se sacrifiera tel un nouveau Christ pour sauver l’humanité. Dead Zone dépasse les frontières du fantastique et rejoint une forme discrète de mélodrame : il est un chemin de croix doublé d’une très belle histoire d’amour. Olivier Père, Arte.
Septième film de David Cronenberg, Dead Zone est une saisissante adaptation d’un célèbre roman de Stephen King, qui constitue une transition passionnante dans la production du cinéaste, déjà culte chez les amateurs de fantastique, mais à l’époque pas si connu du grand public (la renommée internationale ne viendra qu’avec La Mouche, en 1986). Toutes les thématiques chères à Cronenberg sont présentes dans ce qui constitue une des meilleures traductions en images du terrifiant récit de King : le rapport de l’être à la chair, la mutation des corps, la pensée relative à l’éthique médicale, le thème du dédoublement à travers les pouvoirs de vision que développe Johnny Smith, suite à son terrible accident de voiture, qui marque une rupture radicale dans la vie du protagoniste : en effet, après cinq ans de coma, le professeur se réveille en apprenant que celle qu’il aimait a refait sa vie et a eu un enfant. En même temps, il se découvre des pouvoirs de vision, qui en font d’abord une curiosité monstrueuse pour des médias en quête de sensationnel, puis un auxiliaire très utile pour la police à la recherche d’un mystérieux tueur.
Du premier vrai best-seller du célèbre romancier américain (numéro un des ventes aux Etats-Unis, en 1979), Cronenberg tire un film sombre qui, comme ses autres longs métrages, ne délie jamais le fantastique d’une multiplicité d’interprétations, au carrefour de réflexions sociales, politiques, ontologiques, qui concernent à la fois l’exclusion d’un être par une société individualiste, la mégalomanie furieuse d’un candidat au Sénat (prêt à brandir un bébé en guise de protection), la menace d’une guerre nucléaire, une histoire d’amour brisée par un accident. Cronenberg annonce clairement son intention de s’extraire du carcan purement horrifique, ce qu’il confirmera brillamment par la suite, pour devenir l’un des plus grands cinéastes de son temps.
Dans le rôle-titre, qui était normalement prévu pour Bill Murray, Christopher Walken est impressionant, comme glacé par une implacable fatalité, le regard souvent noyé. Jérémy Gallet, 2021.
ROSEMARY’S BABY
de Roman Polanski, 1968, US, 2h17, Couleurs
avec Mia Farrow, John Cassavetes…
RÉSUMÉ : Rosemary et Guy Woodhouse s'installent dans un vieil immeuble de New York. Ils font rapidement la connaissance de leurs voisins, Roman et Minnie Castevet, qui se révèlent d'une gentillesse et d'une serviabilité extrêmes. Pourtant, Rosemary se méfie. Un soir, Minnie apporte au jeune couple un dessert dont le goût déplaît à Rosemary. Soudain, tout se met à tourner autour de la jeune femme, qui sombre dans un monde d'abominables cauchemars. Le lendemain, elle se réveille couverte d'horribles égratignures. Lorsqu'elle tombe enceinte, Minnie lui donne à boire d'étranges potions, qui déclenchent chez elle de violentes douleurs. Elle se met à maigrir à vue d'oeil. Son ami Hutch la met en garde contre les Castevet. Guy, au contraire, semble subjugué par le couple...
POINTS DE VUE : C’est une perle du cinéma fantastique et l’un des meilleurs films de Roman Polanski. L’angoisse y est distillée très progressivement et d’une façon… diabolique. Au début, on s’étonne des craintes diffuses qu’éprouve la jeune femme. Elle entend des bruits, ouvre un placard : rien. Ce placard sans mystère va pourtant s’imposer à notre imagination comme un lieu étrange, menaçant. Les faits ordinaires s’accumulent, certains moins ordinaires que d’autres, mais tous vraisemblables. Il n’y a pas lieu de les interpréter. Nous pensons que Rosemary perd un peu son sang-froid (et la raison) à cause de son « état ». Et puis, nous doutons. La fin est une vraie surprise. Pour installer ce climat de tension et de peur, Polanski n’a recours à aucun « effet spécial ». C’est le triomphe de la suggestion. Un éclairage, un craquement de meuble imperceptible, un regard ambigu, un sourire suffisent à nous troubler. Le suspense va crescendo, en un spectaculaire tour de force.
Il faut ajouter que cette histoire de diable n’est pas innocente. Bien qu’agnostique, Polanski aime jouer avec le surnaturel. Il l’utilise comme symbole de la malédiction des « damnés de la terre ». Ce film est une stupéfiante allégorie sur le Mal. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
Rosemary et Guy emménagent dans un appartement. Leurs voisins retraités, Minnie et Roman, sont très prévenants. Lorsque Minnie apprend que Rosemary est enceinte, sa sollicitude n'a plus de limite. Elle conseille à la future maman un gynécologue, le Dr Sapirstein, qui lui offre un pendentif nauséabond, censé lui porter bonheur. Rosemary ne se méfie pas...
Roman Polanski prend le soin d'installer son film dans un contexte très réel, s'attardant sur le prix d'un fauteuil dernier cri, un reportage télévisé sur le pape, ou la couverture du Time (« Dieu est-il mort ? »). Puis, lentement, il plonge le nez dans un monde en putréfaction, où les anciens font payer leurs échecs aux plus jeunes. Du bijou incrusté de racines malfaisantes au fond de teint crémeux de Minnie, en passant par une répugnante mousse au chocolat gris et d'atroces breuvages laiteux, rarement un film aura été aussi gustatif. Faute de pouvoir faire sentir cette grossesse mouvementée de l'intérieur, Polanski donne à goûter tout ce qui envahit le corps de Rosemary. Mia Farrow sortait, à l'époque, du feuilleton Peyton Place. Sa composition de victime cadavérique justifie le succès du film : jamais le spectateur ne sait si la malédiction dont elle est victime est réelle ou imaginaire. Ames sensibles et femmes enceintes, s'abstenir. Télérama, 2009.
Rosemary et son mari Guy, jeune acteur à la carrière démarrant laborieusement, s'installent dans leur nouvel appartement à New York. Ils décident d'avoir leur premier enfant. Mais une fois Rosemary enceinte, sa grossesse se passe anormalement...
En Grande-Bretagne, Roman Polanski réalise successivement RÉPULSION, CUL-DE-SAC et LE BAL DES VAMPIRES avec l'aide du producteur indépendant Gene Gutowski. Les deux derniers, bien que remarqués par la presse, ont des succès commerciaux insuffisants. Polanski se retrouve dans une position économiquement difficile. Il accepte alors l'invitation de Robert Evans, un chargé de production à la Paramount qui lui propose de tourner aux USA un film sur le ski, grande passion du réalisateur polonais.
Finalement, Evans lui demande d'adapter le roman « Rosemary's Baby » d’Ira Levin. Polanski est séduit par le livre et accepte avec enthousiasme. Les droits d'adaptation appartiennent au réalisateur / producteur de films d'horreur William Castle, qui se retrouve donc producteur de ROSEMARY’S BABY. Le réalisateur de LA NUIT DE TOUS LES MYSTÈRES apparaît même un court moment dans le métrage, lorsque Rosemary téléphone d'une cabine dans la rue.
Pour le rôle de Rosemary, Paramount impose Mia Farrow à Polanski. Elle est alors une vedette de la séries TV «PEYTON PLACE», fameuse aux États Unis, aux côtés d'autres jeunes acteurs comme Ryan O'Neal ou Christopher Connelly. Polanski choisit lui-même John Cassavetes pour interpréter Guy. À leurs côtés, nous trouvons plusieurs acteurs âgés, vétérans du cinéma d'Hollywood : Ruth Gordon, Sidney Blackmer, Ralph Bellamy, Elisha Cook Jr…
Si RÉPULSION se déroule à Londres et LE LOCATAIRE à Paris, ROSEMARY’S BABY a pour cadre la ville de New York, et plus précisément le Dakota Building. Immeuble très proche de Central Park, son décor hétéroclite mélange ornements gothiques et motifs Art Nouveau, lui donnant l'allure d'un croisement entre un immeuble urbain et un château néo-médiéval.
C'est le directeur artistique Richard Sylbert qui indique ce bâtiment à Polanski, et il se charge aussi des splendides décors intérieurs des appartements (celui de Rosemary, aux douces dominantes jaune et blanche ; et celui des Castevet, plus gothique avec ses pourpres, ses rouges et ses bruns). En ajoutant à cela la présence de voisins insolites au comportement à la fois amusants et inquiétants, Polanski obtient un New York étrange, original, dans lequel l'urbanisme contemporain et réaliste se trouve rehaussé d'éléments poétiques et fantastiques. Dario Argento s'en souviendra pour concevoir la maison new-yorkaise de la sorcière Mater Tenebrarum dans INFERNO.
Une des grandes originalités de ROSEMARY’S BABY est de situer son récit horrifique dans un cadre réaliste. Le film commence non pas à la manière d'un métrage d'horreur gothique dans la tradition de la Universal ou de la Hammer, mais à la façon d'une gentille comédie sentimentale, nous montrant deux jeunes mariés s'installer dans l'appartement de leurs rêves. Les personnages sont eux aussi réalistes. Ils ont des problèmes quotidiens d'argent ou de travail, font leur lessive, collent du papier peint. Ils sont rendus très crédibles par les interprétations excellentes de Mia Farrow et John Cassavetes.
La mise en place du récit se fait très habillement, le fantastique n'apparaît au départ qu'à travers des détails insolites du décor, le comportement légèrement curieux de certains personnages, quelques plans inattendus (la fumée venant du salon des Castevet qu'aperçoit Rosemary à travers l'embrasure de la porte de la cuisine).
Une première rupture arrive avec une éprouvante scène de cauchemar. Puis, après l'annonce de la grossesse, accueillie avec joie par le couple, Rosemary sombre dans la folie progressivement, entraînant avec elle le spectateur dans une lente plongée au bout de la terreur. Polanski se montre alors aussi brillant scénariste que réalisateur.
Nous relevons de nombreux seconds rôles pittoresques, notamment le vieux couple Castevet et leurs inénarrables voisins. À travers le personnage de Minnie Castevet, toujours vêtue de couleurs bariolées, commère et sociable comme il n'est pas permis de l'être, très intéressée par les questions d'argent ou les nouveaux meubles de l'appartement de Rosemary, Polanski se livre à une satire discrète, mais amusante, du mode de vie américain.
Le personnage de Guy, son idée matérialiste du bonheur et le prix qu'il est prêt à payer pour réussir dans la vie sont aussi une critique dure du rêve américain et des sacrifices que certains acceptent pour sa concrétisation. L'humour apparemment anodin du début du métrage bascule vers un absurde inquiétant, culminant avec la réunion terrifiante des sectateurs à la fois pittoresques et angoissants, autour du singulier berceau du bébé de Rosemary.
ROSEMARY’S BABY entretient de nombreux points communs avec RÉPULSION et LE LOCATAIRE, deux autres films de Polanski mettant en scène un personnage isolé au cœur d'une grande ville, personnage sombrant dans la folie et la paranoïa. Comme RÉPULSION, cette chute dans le délire de persécution est mise en rapport avec l'identité féminine. Mais dans ROSEMARY’S BABY, c'est la grossesse, et non la frustration sexuelle, qui est vécue à la manière d'un cauchemar. Rosemary, confinée dans un appartement clos et laissée seule durant la journée par son mari, sombre dans une angoisse inextricable. Elle interprète des événements qui pourraient n'être que des coïncidences comme les preuves d'un complot contre elle et son enfant.
Comme dans RÉPULSION, Polanski rend habilement l'atmosphère étouffante d'un appartement urbain, apte à déclencher la claustrophobie. Comme dans RÉPULSION et LE LOCATAIRE, il travaille la description de la folie du point de vue de la malade, laissant planer l'ambiguïté quant à la nature réelle ou imaginaire des événements qui traumatisent Rosemary.
Grâce à la fameuse musique enfantine et mélancolique de Christopher Komeda, chantée par Mia Farrow, et grâce aussi à l'interprétation impeccable de cette dernière, le spectateur compatit aux souffrances de Rosemary. Il ne la considère jamais comme un personnage laid ou répugnant durant ses crises d'hystérie, mais bien comme une victime à plaindre.
Mais il y a une grande différence entre ROSEMARY’S BABY et RÉPULSION ou LE LOCATAIRE. Polanski respecte fidèlement le roman de Ira Levin. Il explique les événements suivis par le spectateur non pas par la folie de Rosemary, mais par l'existence réelle d'un complot satanique ourdi contre elle. Rosemary est bien la victime d'une secte de sorciers vivant en plein New York !
Cette manière extrêmement originale de mêler réalisme contemporain, social et psychologique aux éléments traditionnels d'un film d'horreur gothique (le Diable, les sorcières, mais aussi le vampirisme avec la maigreur maladive de Rosemary aux forces vitales dévorées par son enfant) donne un gros coup de vieux au cinéma d'épouvante tel que le représente la vague gothique britannique dominante au cours des années 1960. La même année, George Romero, avec LA NUIT DES MORTS-VIVANTS, suit une démarche très semblable à celle de Polanski, filmant de manière crue les méfaits répugnants de zombies dans l'Amérique des années 1960.
Cette manière d'introduire l'horreur dans un cadre contemporain et réaliste fait de ROSEMARY’S BABY un point de rupture fondamental dans l'histoire du cinéma d'épouvante. Il annonce à l'avance le déclin de l'horreur gothique dans le style des films Hammer (en effet, DRACULA ET LES FEMMES avec Christopher Lee est encore un succès cette même année).
Et il annonce aussi le début d'un cinéma d'épouvante nouveau, ancré dans la réalité contemporaine, souvent urbaine, qui se déploiera tout au long des années 1970, et dont nous ne citerons ici que quelques exemples célèbres : L’EXORCISTE de William Friedkin, NE VOUS RETOURNEZ PAS de Nicolas Roeg, CARRIE de Brian De Palma, HALLOWEEN de John Carpenter, SHINING de Stanley Kubrick, LES FRISSONS DE L’ANGOISSE de Dario Argento…
Pour générer la peur, Polanski reprend habilement les idées de mise en scène utilisées par Jacques Tourneur dans ses classiques LA FÉLINE ou VAUDOU. Il emploie la bande-son de manière virtuose, en jouant sur la suggestion, les bruits inquiétants, et utilise une mise en scène déstabilisante (caméra portée à l'épaule, placée au ras du sol) afin d'inquiéter progressivement le spectateur. Ce dernier se trouve de plus en plus dans l'attente d'une révélation, ou de l'apparition d'un monstre, qui ferait enfin éclater cette bulle d'angoisse de plus en plus oppressante au cours des deux heures du métrage. Cette inquiétude culmine dans la séquence finale, mais Polanski ne montrera jamais le bébé au spectateur, tout en lui suggérant son allure physique contre-nature par les remarques des personnages. La réaction finale de Rosemary met alors d'autant plus mal à l'aise, laissant le film se terminer sur une touche ambiguë, comme plus tard LA NEUVIÈME PORTE.
ROSEMARY’S BABY connaît un énorme succès international à sa sortie. Il prouve qu'une compagnie aussi prestigieuse que la Paramount peut faire des films d'épouvante crédibles, alors que ce genre, encore assez mal vu à l'époque, se voit plutôt réservé à des petites compagnies spécialisées telles que la Hammer ou AIP. Mine de rien, cela annonce que l'horreur devient un genre plus respectable, plus « digne d'intérêt ».
D'autre part, ROSEMARY’S BABY lance une véritable mode du film d'horreur sataniste, qui se perpétue encore aujourd'hui. De nombreux titres n'auraient jamais vu le jour sans le succès de ROSEMARY’S BABY, comme L’EXORCISTE de William Friedkin ou LA MALÉDICTION de Richard Donner. Ainsi, alors que culmine cette mode satanique, Paramount sort même une suite à ROSEMARY’S BABY avec QU’EST-IL ARRIVÉ AU BÉBÉ DE ROSEMARY ?, téléfilm toutefois vite oublié.
Les affaires cinématographiques du Diable périclitent dans les années quatre-vingts, mais il revient à la mode au tournant du millénaire, avec des films comme L’ASSOCIÉ DU DIABLE ou LA FIN DES TEMPS. Encore aujourd'hui, les œuvres horrifiques de James Wan (INSIDIOUS, THE CONJURING) le remettent en avant sur les écrans du monde entier ! D'ailleurs, un an après THE CONJURING, la télévision propose une nouvelle adaptation du roman d’Ira Levin, avec la mini-série en deux volets ROSEMARY’S BABY de 2014...
Avec le succès de son ROSEMARY’S BABY de 1968, Polanski devient un jeune réalisateur prometteur, réputé et admiré, considéré comme l'égal d'un Kubrick (qui vient de réaliser 2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE). Toutefois, en 1969, Sharon Tate, sa jeune épouse et vedette du BAL DES VAMPIRES, est assassinée par la violente communauté hippie de Charles Manson, et Polanski subit des attaques ignobles de la part de la presse à scandale américaine. Une fois innocenté, Polanski quitte les USA et tourne MACBETH en Grande-Bretagne. Emmanuel Denis.
LA FÉLINE
Cat People
de Jacques Tourneur, 1942, US, 1h13, Noir et Blanc
avec Simone Simon, Kent Smith…
RÉSUMÉ : New York. L'architecte Oliver Reed s'éprend d'Irina Dubrovna, une jeune modéliste rencontrée au zoo de Central Park. Celle-ci se croit la descendante d'une race de femmes qui auraient existé jadis dans sa Serbie natale et qui, dit-on, se transformaient en panthères le jour où elles perdaient leur virginité. Oliver tente de la raisonner et, dans la foulée, l'épouse. Le temps passe et leur union n'est toujours pas consommée, car la jeune épouse craint de se métamorphoser si elle franchit ce pas. Irina est en effet hantée par la vision d'une femme-fauve. L'intervention d'un psychanalyste n'y change rien. Oliver se confie alors à Alice, une collègue, qui est bientôt agressée par un étrange animal...
POINTS DE VUE : Le producteur Val Lewton inaugurait avec La Féline une brève et mémorable série de films fantastiques, alternativement réalisés par Jacques Tourneur, Mark Robson et Robert Wise. D’une écriture et d’une facture très sophistiquée, La Féline est un film d’ambiance, insidieux et crépusculaire, qui joue magistralement sur la suggestion (le hors-champ et le clair-obscur y ont un rôle fondamental), l’angoisse, l’ambiguïté, la frustration sexuelle, la fascination et la peur de l’animalité. Le film fut l’objet d’une suite : La Malédiction des hommes-chats. Olivier Eyquem, 1995.
Irena, une jeune dessinatrice, fait la connaissance d'Oliver au zoo de Central Park. Ils se marient, mais une malédiction la terrorise : sur le coup du désir ou de l'émotion, les femmes de sa lignée se transformeraient en panthère...
En 1942, Val Lewton, producteur de films fantastiques chez RKO, confie à Jacques Tourneur une étrange histoire de désir et d'horreur. La Féline se tourne en vingt et un jours, et Simone Simon, la petite Française, lui prête son minois énigmatique. A cause d'un manque de moyens, mais surtout d'une volonté délibérée, le réalisateur innove. Jamais la chair n'apparaît, ni dénudée ni torturée. Tout est suggéré. Le film peaufine une subtile métaphore de la sexualité, vécue comme un dangereux mystère, mélange de fascination et de culpabilité. Reflet, aussi, d'une société : de sa patte griffue, La Féline égratigne une Amérique qui venait d'entrer en guerre après des années d'isolationnisme, effrayée et enivrée par sa puissance et son inexorable évolution. Discours insolite sur les méandres de l'inconscient, l’œuvre connut un succès considérable, et suscita en 1982 un remake racoleur avec Nastassja Kinski. — Cécile Mury, 2012.
Parmi tous les films d’horreur que Tourneur a réalisé pour la RKO (alors dans le rouge à cause de l’échec d’un certain Citizen Kane...), La féline est certainement celui qui reste le plus emblématique. Cette œuvre au parfum suranné instille une atmosphère oppressante et divise son scénario en deux parties égales. La première consiste à montrer le déroulement d’une romance anodine entre deux individus (de la première drague dans un zoo au mariage) ; la seconde inverse ce cliché rassurant et propose un retournement de situation qui bouleverse la psychologie a priori lisse des personnages.
L’intrigue s’appuie sur la description d’une jeune femme (Simone Simon, superbe), secrète et sombre, séduisante et énigmatique, qui semble avoir été marquée à vie par les traditions de son village serbe (on n’en dira pas plus) et qui tente de fuir un passé lourd et traumatisant... Dépassant le cadre du simple suspense, le film délaisse progressivement un script a priori classique pour errer dans les zones d’ombre et titiller une thématique sur la schizophrénie, l’interdit, la transgression et la sexualité...
On ne voit pratiquement jamais le monstre mais on l’imagine beaucoup. Et c’est dans cette suggestion que réside la grande réussite de ce film qui va à la quintessence de l’angoisse. Ce climat mystérieux est rendu par une réalisation suprêmement élégante, toute en clair-obscur (ombres et reflets) et usant magistralement du hors champ (illusion, impression, simulacre, non-dit). Réalisé en seulement vingt et un jours, ce drame humain troublant sur la complexité de la nature humaine exploite le caractère potentiellement effrayant de tous les endroits possibles (piscine, cage d’oiseau, rue déserte...) pour jouer sur l’attente, le frisson, la frustration... Aujourd’hui, des générations entières de cinéastes, de Nicholas Roeg à Robert Wise en passant par Hideo Nakata et M. Night Shyamalan, peuvent lui dire merci. Romain Le Vern, 2009.
UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT
A Matter of Life and Death
de Michael Powell, Emeric Pressburger, 1946, GB, 1h44, Couleurs
avec David Niven, Kim Hunter…
RÉSUMÉ : Pendant la Seconde Guerre mondiale, Peter Carter, un pilote britannique, est touché en plein vol par un tir ennemi. Avant de descendre en flammes au-dessus de l'océan, il a le temps de crier ses dernières pensées, dans le micro, à la voix féminine dont il vient juste de tomber amoureux. Réchappé miraculeusement de la chute, Peter ne sait trop s'il est mort ou vivant. Un envoyé de l'au-delà lui révèle que son amour soudain pour June lui a valu un sursis et qu'il va lui falloir comparaître devant un tribunal céleste pour que son cas soit tranché. Devra-t-il définitivement mourir ou sera-t-il rendu à la vie ?...
POINTS DE VUE : Mai 1945 : dans son avion en flammes, Peter Carter, chef d'escadrille de la Royal Air Force, entre en contact avec June, une jeune opératrice radio américaine. Flegmatique et charmant, il la bouleverse en lui confiant ses dernières pensées. Après un saut dans le vide sans parachute, il reprend conscience, flottant à la surface de la mer. Un miracle ? Non, une erreur d'« aiguillage », comme le lui explique le messager céleste qui vient le récupérer pour de bon un peu plus tard. Mais, pendant ses heures de sursis, Peter a retrouvé June et refuse de la quitter. Il décide de « faire appel »...
D'une commande passée par le gouvernement britannique pour exalter la fraternité anglo-américaine, Michael Powell et Emeric Pressburger firent une ode à l'amour, la meilleure des pièces à conviction, même dans un procès contre le Ciel. On pense à Lubitsch qui, trois ans auparavant, prétendait déjà que Le ciel peut attendre. Et leur description de l'« administration » céleste est tout aussi irrésistible. Surtout, ils font un usage de la couleur inédit et merveilleux : si leur au-delà est monochrome, leur ici-bas au Technicolor flamboyant donne à la vie des contours fantastiques. Atteint d'une grave affection du cerveau, Carter n'est-il pas simplement victime d'hallucinations ? En entretenant sa confusion, Powell et Pressburger posent, en filigrane, la question du réel. Et pour eux la vie tient autant à la science d'un bistouri qu'à la magie d'une larme. — Guillemette Odicino, 2015.
Dans le cockpit de son avion en flammes, un pilote anglais sur le point de sauter dans le vide déclare son amour à une jeune opératrice radio américaine. Une question de vie ou de mort débute ainsi par l’une des plus belles rencontres romantiques de l’histoire du cinéma. Mais la suite du film n’est pas avare en surprises et moments inoubliables.
A l’origine, Une question de vie ou de mort est une commande du Ministère de l’Information britannique, destinée à apaiser les querelles entre soldats anglais et américains en cette fin de Seconde Guerre mondiale. Mais les réalisateurs transforment ces intentions propagandistes en prodigieux mélodrame fantastique truffé d’inventions, d’effets spéciaux et d’une folle audace visuelle. A l’arrivée, Une question de vie ou de mort est un chef-d’œuvre du cinéma britannique, une sorte de conte philosophique inclassable dans la carrière de Powell et Pressburger, pourtant riche en excentricités et en longs métrages poétiques, baroques et expérimentaux.
Une question de vie ou de mort est une histoire d’amour qui défie la mort et se déroule à la fois sur terre et dans l’au-delà. Contre toute attente, notre monde est filmé dans un somptueux Technicolor, et le paradis en noir et blanc. Le film marque le début de la collaboration entre Powell/Pressburger et le directeur de la photographie Jack Cardiff, génial magicien de la couleur qui éclaira une longue série de classiques signés Hitchcock, Mankiewicz ou Fleischer. Mais c’est sans doute avec Powell et Pressburger que Cardiff a créé ses images les plus flamboyantes. Olivier Père, 2017.
LE FANTÔME DE CANTERVILLE
The Canterville Ghost
de Jules Dassin, 1944, US, 1h36, Noir et Blanc
avec Charles Laughton, Robert Young…
RÉSUMÉ : Convaincu de lâcheté pour avoir fui lors d'un duel, sir Simon de Canterville est condamné à hanter éternellement son château de la campagne anglaise. A moins que la malédiction ne soit levée par l'un de ses héritiers, qui rachèterait la faute de son ancêtre en faisant preuve de courage. Les siècles s'écoulent et sir Simon erre toujours comme une âme en peine. Le château de Canterville est abandonné par la dernière porteuse du titre, lady Jessica, âgée de 6 ans, qui vit dans un cottage voisin. En 1943, la vieille bâtisse est réquisitionnée par une unité de l'armée américaine qui s'y installe avant une dangereuse opération en France occupée. Parmi les yankees se trouve le jeune et charmant Cuffy Williams...
POINT DE VUE : Un fantôme attend que l'un de ses descendants commette un acte de bravoure pour le sauver de sa condition de revenant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des GI s'installent dans son château...
De cette drolatique histoire née sous la plume d'Oscar Wilde, Jules Dassin a tiré un joyeux feu d'artifice sur le choc des cultures. « Aux Etats-Unis, on ne s'intéresse pas beaucoup aux ancêtres ! » claironnent les soldats américains à un fantôme ultra british qui lutte contre la démocratie... Tous finiront pourtant par se mettre d'accord en dansant le boogie-woogie sur les tapis ancestraux, et le spectateur déroulera un large sourire. Car le cinéaste est plus loufoque que didactique. Affublé d'incroyables moustaches de lapin, Charles Laughton multiplie les exploits potaches. Sibyllin, il nous offre même un clin d'œil à sa plus grande comédie en faisant allusion à un mystérieux Marmaduke qui n'est autre que le valet de chambre qu'il interprétait dans L'Extravagant Mr Ruggles... À ses côtés brille la formidable Margaret O'Brien, petite star qui détrôna Shirley Temple et prouva que les enfants pouvaient avoir un registre autre que celui du chien savant. — Marine Landrot, 2013.
VAUDOU
I Walked with a Zombie
de Jacques Tourneur, 1943, US, 1h09, Noir et Blanc
avec Frances Dee, James Ellison…
RÉSUMÉ : Betsy Connell, une jeune infirmière, se rend sur une île perdue au large d'Haïti pour y soigner Jessica, la femme du planteur Paul Holland. Jessica semble souffrir d'un mal étrange qui nécessite des soins constants. Betsy ne tarde pas à découvrir que la jeune femme a été ensorcelée. La mère du planteur semble responsable de l'envoûtement. Elle aurait même un excellent motif. Elle n'aurait pas supporté que son autre fils, Wesley, se soit épris de Jessica. Betsy ne tarde pas à comprendre que la vie de sa patiente est en jeu et qu'il faut qu'elle tente le tout pour le tout pour sauver la malheureuse...
POINTS DE VUE : Jeune infirmière, Betsy quitte le Canada pour les Caraïbes, où elle doit s'occuper de la femme d'un planteur atteinte d'un mal mystérieux. Elle découvre une personne aphasique, qui se révèle être un zombie... Cadrages à forte densité expressive, jeux d'ombres raffinés, atmosphère envoûtante entretenue par le son des tambours : on est bien chez Jacques Tourneur, styliste hors pair et pionnier du cinéma fantastique, qui signait là un film dont la modernité, tant sonore que visuelle, saute encore aux yeux en 2016.
En misant sur l'attente et le climat surréel de nuit tropicale, il crée une tension singulière, où le beau se mêle à la putréfaction. Difficile de distinguer ici les gens sains d'esprit des zombies, de démêler l'amour de la haine. Très librement inspiré de Jane Eyre, de Charlotte Brontë, ce lent ballet de personnages médusés surprend au fond par son romantisme mélancolique. — Jacques Morice, 2016.
Ce film a une densité narrative que pourraient lui envier blen des films de deux heures. Librement inspiré de Jane Eyre, il a été transposé dans les îles haïtiennes (reconstitution en studio) sans doute parce que le thème de la femme morte-vivante s’adaptait parfaitement au mythe du zombie, lié aux pratiques vaudou. Les qualités les plus évidentes du film tiennent à la précision des cadrages au service du langage des lumières de Tourneur, le maître des noirs et blancs évocateurs. La latence de l’horreur y est maintenue jusqu’au bout, créant une attente fiévreuse de quelque chose d’irrémédiable qui se résout dans une mort apaisante et mystérieuse. L’égalité de rythme du film créé un envoutement d’autant plus subtil que rien ne vient le concrétiser explicitement. Par sa constante qualité d’émotions, Vaudou est le chef-d’œuvre de Tourneur, ses vertus secrètes continuant de nous hanter bien après la fin de la projection. Stéphan Krezinski, 1995.
En 1943, forts du succès de La féline (Cat people), Jacques Tourneur et son producteur Val Lewton sont invités par la RKO à tourner un nouveau film fantastique.
Ils vont s’inspirer pour ce deuxième opus des univers de Charlotte Brontë et d’Edgar Allan Poe, pour développer une histoire de malédiction liée aux croyances vaudou.
Betsy, l’infirmière, semble être la seule de la communauté blanche a se comporter normalement. Le planteur ne cesse de dire que tout est pourri et son frère noie son ennui dans l’alcool. Quant à leur mère, médecin, elle semble cacher un lourd secret. La malade ne semble souffrir de rien, mais vit comme en état de catalepsie. Betsy va tout faire pour découvrir les mystères de cette île où les autochtones sont totalement dévoués au culte du Vaudou.
Comme dans son film précédent, Jacques Tourneur ne montrera rien. Tout sera suggéré par la musique, les ambiances, en plaçant la plupart les scènes importantes de nuit. Le seul personnage montré qui s’avère inquiétant par son aspect, est un natif insulaire qui sert de guide entre les deux communautés, et se comporte comme un somnambule avec de grands yeux hagards.
Avec cette économie de moyens, le cinéaste réussit à mettre en place une superbe ambiance mystérieuse et inquiétante, navigant entre sciences et croyances, qui débouche sur une œuvre unique demeurant un grand classique du cinéma fantastique.
Tout de suite après, les deux hommes proposeront le dernier opus de ce qui deviendra leur célèbre triptyque avec L’homme léopard (The Leopard Man). Fabrice Prieur, 2021.
Film de Jacques Tourneur produits par Val Lewton. L’année précédente, les deux hommes avaient signé La Féline, leur premier film fantastique en commun, chef-d’œuvre poétique qui reposait sur un art subtil de la suggestion, et un mélange de vieilles légendes et superstitions associées à une angoisse diffuse et une étude psychologique d’un personnage féminin sensuel et névrosé dans un environnement urbain et moderne. Ce titre fondateur allait donc être immédiatement suivi par deux films qui n’ont rien à lui envier.
Vaudou explore le thème du zombie en lui confère une valeur romantique, permettant à Jacques Tourneur d’exprimer son intérêt personnel pour les sciences occultes. Le scénario, écrit par Curt Siodmak, Val Lewton et Ardel Wray, s’inspire librement du roman « Jane Eyre » de Charlotte Brontë. Betsy est engagée comme infirmière aux Antilles par le planteur Paul Holland, pour s’occuper de sa femme Jessica, qui respire et marche mais refuse de parler. Au cœur de la nuit tropicale, Betsy va rapidement découvrir la vérité : sa patiente est un zombie, sous l’emprise maléfique du vaudou…
Plus encore que les autres films fantastiques de Tourneur, Vaudou évacue les scènes chocs obligatoires pour se laisser submerger par une atmosphère particulière de pourrissement et de décomposition, si bien décrite par Paul Holland sur le bateau lors du voyage d’arrivée de l’héroïne, et qui lui confère sa poésie unique. La beauté des îles n’est pas contaminée par la mort et la maladie, elle émane de la mort elle même. Vaudou est la plus belle illustration du cinéma selon Tourneur, cet art qui permet d’évoluer entre le rêve et la réalité, l’ombre et la lumière, l’humanité et la monstruosité, la magie et la science, comme les zombies errent entre la vie et la mort, dans un état intermédiaire et végétatif. Aucun effet facile ni même spécial dans Vaudou mais au contraire des dialogues superbes et une histoire centrée autour de secrets familiaux et de liaisons amoureuses interdites. L’incipit du film « I Walked with a Zombie » murmurée par l’héroïne en voix off, est une invitation à l’un des récits les plus étranges et envoûtants du cinéma américain. Olivier Père, 2013.
LA MOUCHE
The Fly
de David Cronenberg, 1986, US, 1h36, Couleurs
avec Jeff Goldblum, Geena Davis, John Getz…
RÉSUMÉ : Lors d'un congrès scientifique, Seth Brundle, un séduisant chercheur en biologie, rencontre Veronica, une journaliste, et l'invite à venir admirer chez lui l'invention qu'il a mise au point : un téléporteur, une machine qui a la faculté de décomposer la matière puis de la reconstituer molécule par molécule. Toute l'opération est commandée par ordinateur. Seth, après avoir réussi un certain nombre d'essais, dont un sur un singe, décide d'être le prochain cobaye. Il entre dans le premier "télépôle" et commande la manœuvre. Il n'a malheureusement pas vu qu'une mouche s'est glissée avec lui dans l'habitacle. La téléportation est tellement réussie que Seth et l'insecte sont synthétisés en un seul être. Pour Seth commence alors une douloureuse mutation et pour Veronica, devenue entretemps sa compagne, un cauchemar sans fin...
POINTS DE VUE : La force du film de Cronenberg et sa supériorité sur la première mouture (la Mouche Noire) tiennent certes à sa simplicité narrative préservée ou à sa perfection plastique, mais surtout à la hauteur philosophique du propos qu’il manifeste. La Mouche est en effet une sorte de parabole qui évoque irrésistiblement Kafka de la Métamorphose. Préoccupé de longue date par les dérèglements du corps humain, l’auteur délaisse ici son attitude habituelle d’entomologiste distant pour nous livrer un hymne bouleversant à la tolérance et à l’amour vis-à-vis de ceux qu’isole la maladie. Œuvre humaniste à dimension métaphysique et sur laquelle plane l’ombre du Sida, La Mouche s’installe sans coup férir dans le Panthéon des chefs-d’œuvre du fantastique. Bertrand Rocher, 1995.
Comme toute tragédie, ce remake de La Mouche noire de Kurt Neumann (1958) — nettement distinct mais lui aussi intéressant —, raconte un destin exceptionnel qui questionne l'humain. C'est aussi une histoire d'amour bouleversante. La Mouche fait irrémédiablement penser à La Métamorphose, de Kafka. Mais à la différence du livre, fondé sur l'intériorité, on suit ici un lent processus de transformation physique. Après avoir goûté au vertige de la légèreté — séquence somptueuse que celle, silencieuse, des exercices de gym improvisés — et de la toute-puissance sexuelle, Seth Brundle assiste, effrayé, à la dégénérescence de son corps, à la chute de ses organes (conservés en reliques).
L'animalité contamine ensuite son esprit. Moment terrible où Seth doit résister jusqu'au bout pour montrer à la femme aimée un semblant d'humanité. Cette fable noire — médicale, entomologique, poétique et, osons-le, métaphysique — touche nos points les plus sensibles, explore nos angoisses en créant des cauchemars pénétrants parce que éminemment concrets. Pas de doute : Cronenberg, cinéaste visionnaire de la matière organique, fait mouche une fois de plus en offrant au cinéma fantastique toutes ses lettres de noblesse. — Jacques Morice, 2015.
Il faudra attendre La Mouche (The Fly, 1986) pour que la rencontre entre un sujet universel (rien de moins que la peur de la mort) et un grand cinéaste aux obsessions très personnelles débouche sur un véritable chef-d’œuvre. Pourtant La Mouche est le remake d’une série B des années 50 entrepris par Mel Brooks, producteur inspiré (Elephant Man de David Lynch.) C’est Brooks qui a l’idée de confier le film à Cronenberg, à l’époque incapable de monter sa version de Total Recall d’après Philip K. Dick, en conflit plusieurs années avec les patrons de studios hollywoodiens. La Mouche transcende son matériau de base pour devenir une allégorie sur la maladie et la mort (le film raconte une lente agonie et l’altération d’un corps qui permit d’évoquer le sida à l’époque de sa sortie). C’est aussi une bouleversante histoire d’amour qui convoque un imaginaire gothique (La Belle et la Bête, Le Fantôme de l’opéra) accouplé à la recherche scientifique et rivalise avec les mélodrames noirs de Tod Browning, eux aussi des récits de corps mutants et de monstres humains. Les effets spéciaux et les maquillages spectaculaires n’occultent en rien la qualité de l’interprétation et la beauté de la mise en scène. Presque tout le film se déroule en huis clos, dans un laboratoire, comme plus tard A Dangerous Method et Cosmopolis, Cronenberg devenant dans la seconde moitié de sa carrière un cinéaste de l’enfermement, et même de l’intériorisation. Olivier Père, 2012.
LA MOUCHE NOIRE
The Fly
de Kurt Neumann, 1958, US, 1h34, Couleurs
avec Al Hedison, Vincent Price, Herbert Marshall…
RÉSUMÉ : Suite à une négligence, un savant se retrouve, le temps d'une expérience, enfermé dans une machine à désintégrer en compagnie d'une mouche. Le résultat de l'expérience qu'il effectuait sur lui-même est qu'il se retrouve moitié homme, moitié mouche.
POINTS DE VUE : Après avoir traumatisé plusieurs générations de spectateurs, La Mouche noire (The Fly, 1958) de Kurt Neumann (seul film notable d’un tâcheron notoire) est célèbre aujourd’hui pour avoir engendré le magnifique remake de 1986 signé David Cronenberg, tout aussi inoubliable mais chargé d’une dimension émotionnelle insurpassable. Mais le film original ne manque pas de qualités et constitue lui aussi un jalon important dans le cinéma fantastique et de science-fiction, par ses audaces et ses innovations. Le charme suranné de la science-fiction hollywoodienne n’est pas incompatible avec un traitement adulte du sujet. Loin de l’esthétisme surchargé des contes gothiques et des histoires de savants fous émules du baron Frankenstein, le scientifique de La Mouche noire est un honnête père de famille et le film se déroule dans le cadre paisible de la ville de Montréal. Un savant génial qui se livre à des travaux révolutionnaires sur la téléportation de la matière est la victime d’un accident. Au cours d’une expérience dont il était le cobaye, ses molécules se mélangent avec celles d’une mouche. L’infortuné chercheur se retrouve avec une tête et un membre monstrueux, tandis que l’insecte vole dans la maison avec sa tête et sa main. Il commence par cacher l’effroyable situation à sa femme, reclus dans son laboratoire, puis finit par lui révéler le drame. Bénéficiant d’un budget confortable et d’excellents quoique discrets effets spéciaux, tourné en Cinémascope couleur, La Mouche noire est encore capable d’effrayer les spectateurs les plus blasés, par la cruauté de son histoire et quelques scènes chocs, comme la vision de la mouche à tête humaine captive d’une toile d’araignée. En revanche, le scénariste n’a pas osé aller jusqu’au bout de l’horreur – contrairement à Cronenberg – en préférant à une narration subjective un récit en flash-back raconté par l’épouse du savant. Le véritable héros du film n’est pas l’homme mouche mais son frère incrédule, interprété par un ténor du macabre, Vincent Price pour une fois dans un rôle « normal ».
Le succès du film engendrera deux suites inférieures à l’original et tournées en noir et blanc : Return of the Fly d’Edward Bernds (1959) toujours avec Vincent Price et Curse of the Fly de Don Sharp (1965) produit et tourné en Angleterre avec une équipe différente des deux premiers films. Olivier Père, 2012.
Madame Delambre téléphone à son beau-frère pour lui annoncer qu'elle vient de tuer son mari. Un meurtre étonnant puisque la victime s'est retrouvée écrasée sous une presse hydraulique. Aux yeux de la police et de François Delambre, tout cela ne tient pas debout et il leur est évident qu'on leur cache la vérité…
À priori, tout le monde connaît la trame de LA MOUCHE NOIRE. Un scientifique met au point une machine permettant de téléporter la matière d'un endroit vers un autre. Avant d'obtenir un résultat parfait, les expériences ne sont pas toujours probantes. Comme tout scientifique, son invention lui brûle les doigts. En fait, c'est un peu la même chose avec tous les savants au cinéma. Emportés par leur ambition et leur prétention, ils en oublient d'être prudents. Pas étonnant que des "cobayes" en fassent les frais. Et encore, on ne parle pas de savants fous… Bien sûr, celui de LA MOUCHE NOIRE se brûlera les ailes prouvant, s'il était besoin de le rappeler, que l'homme n'est rien de plus qu'un insecte dans l'univers, alors de là à toucher à ses secrets…
Aujourd'hui, quand on parle de la MOUCHE, la plupart des gens pensent au film de David Cronenberg. On ne les en blâmera pas tant son remake est une adaptation intelligente de l'histoire originale. Pourtant, il serait triste de passer à côté du film original : LA MOUCHE NOIRE. Réalisé à la fin des années 50, il n'est pas question ici de rivaliser avec les prouesses techniques des effets spéciaux d'aujourd'hui ni même de proposer un développement de l'histoire en adéquation avec notre société actuelle. Par exemple, le couple principal, un savant et sa femme, sont des personnages bien propres sur eux et soucieux des convenances. Il y a bien une séquence pleine de sous-entendues grivois mais à aucun moment on ne ternira le portrait de la famille modèle. Tout comme le thème principal n'est pas de parler des états d'âme du scientifique. Non, la ligne directrice est la même mais pas le traitement. Ainsi, le personne principal n'est pas vraiment le scientifique mais sa femme. Dès le début de l'histoire, elle détient les clefs du mystère de la mort de son mari et elle finira par nous les donner jusqu'à un dénouement particulièrement horrible que ne laissait pas présager l'introduction du film. À moins de l'avoir déjà vu auparavant… Le plaisir que l'on peut prendre à la vision de LA MOUCHE NOIRE ne provient donc pas des mêmes éléments que ceux de son remake. On appréciera ainsi la théorie logique qui mène à appréhender la possibilité de la téléportation. Car le film est bien plus porté sur l'aspect technique de l'histoire que son remake. Un peu trop parfois, la répétition des expériences étant souvent redondantes dans la manière de les filmer. Mais est-ce vraiment étonnant ? À l'heure actuelle, les prouesses scientifiques n'ont plus rien d'extraordinaire. À l'époque où fut réalisé le film, ces mêmes savants étaient des personnages d'exception et leurs expériences faisaient partie du domaine du spectaculaire. Ce qui avait une tendance à diaboliser leurs personnages d'où les histoires de savants, fous ou sains d'esprit, qui plantent magistralement leur boulot. La fin de LA MOUCHE NOIRE étant particulièrement... noire (fatalement).
Ultra simpliste, l'histoire est des plus linéaires. Sa construction donne quand même du dynamisme par l'utilisation d'un flashback. Simpliste ne veut pourtant pas dire que ce soit mauvais. Au contraire, il est rare de rencontrer des films aussi simples qui soient en même temps captivants. À moins d'être réfractaire aux charmes des anciens films, il est difficile de ne pas regarder LA MOUCHE NOIRE avec un certain plaisir. De plus, en tête du casting, on retrouve l'irremplaçable Vincent Price. Sans forcer le trait ni même déballer son incroyable talent, il domine le film de sa présence raffinée alors qu'il n'est, à vrai dire, qu'un second rôle. Christophe Lemonnier.
L’AVENTURE DE MADAME MUIR
The Ghost and Mrs. Muir
de Joseph L. Mankiewicz, 1947, US, 1h44, Noir et Blanc
avec Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders…
RÉSUMÉ : Faisant fi de l'opinion de sa belle-famille, Lucy Muir décide, peu après la mort de son époux, d'aller s'installer sur la côte anglaise. Elle découvre un cottage isolé et l'achète, sans se soucier de sa réputation de maison hantée. La jeune femme ne tarde pas à recevoir la visite de l'ancien propriétaire, un fantôme du capitaine Daniel Gregg, un vieux loup de mer bourru et maladroit, dont elle occupe l'ancienne chambre à coucher. Le capitaine s'est mis en tête de chasser Lucy de ce qu'il considère encore comme sa maison. Lucy s'obstine et résiste. Petit à petit, une étrange complicité naît entre le marin et la jeune veuve. Pour l’aider financièrement, le capitaine Gregg lui dicte ses « Mémoires », publiées avec succès. Peu après, Lucy tombe sous le charme de Miles Fairley, un séducteur sans scrupules que le capitaine perce à jour aisément...
POINTS DE VUE : Enchantement, charme et séduction sont les atouts de cette comédie brillante et onirique. La maitrise absolue de la mise en scène, la fluidité de la caméra et du montage, le charme des acteurs font passer l’arbitraire du point de départ. Romanesque et lyrique (le fantôme), romantique et rusé (Lucy) ou cyniquement trompeur (Miles), le verbe manipule les êtres à leur entière satisfaction. Rarement un film nous a entrainés avec une telle facilité sur le fil tendu entre onirisme et réalité, dans une pure création que l’on ne quitte, comme les personnages, qu’à regret. Joël Magny, Critique, 1995.
Une jeune veuve (Gene Tierney) s’installe dans une maison au bord de la mer avec sa petite fille (la future star Natalie Wood, alors âgée de 9 ans). Le fantôme du propriétaire, un vieux loup de mer pas commode, veut la faire déguerpir : il ne réussit qu’à la séduire – et pour cause, c’est Rex Harrison.
C’est le point de départ de ce classique de l’âge d’or hollywoodien. D’une forme très classique, le premier chef-d’œuvre de Mankiewicz n’a certes pas la virtuosité narrative de Chaînes conjugales ou de La Comtesse aux pieds nus, ni l’acuité psychologique d’Eve. Mais les dialogues sont déjà d’un très haut niveau – qui d’autre que Mankiewicz aurait pu faire dire à George Sanders, trempé par la pluie londonienne : « Il est facile de comprendre pourquoi les plus beaux poèmes sur l’Angleterre au printemps ont été écrits en Italie pendant l’été » ? Et au niveau de l’émotion, le cinéaste n’a jamais fait plus intense.
Avec sa maison hantée au bord de la mer et son spectre, L’Aventure de Mme Muir est un fleuron du cinéma fantastique hollywoodien. Sans effets spéciaux ou presque : la puissance du récit, l’incarnation des personnages par des acteurs au sommet de leur art suffisent. Comme le dit joliment l’esprit du capitaine à Lucy : « Je suis ici parce que vous croyez en moi. Continuez à le croire, et je serai toujours là pour vous. » Mais c’est aussi, et surtout, sublimée par la musique de Bernard Herrmann, une magnifique histoire d’amour. De celles qui font verser des torrents de larmes, vision après vision. Samuel Douhaire, 2022.
LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY
The Picture of Dorian Gray
d’Albert Lewin, 1944, US, 1h50, Noir et Blanc, quelques plans en couleurs
avec Hurd Hatfield, George Sanders, Donna Reed, Angela Lansbury…
RÉSUMÉ : Dans l'Angleterre victorienne, Dorian Gray, un jeune et séduisant aristocrate, se laisse corrompre par le cynique lord Wotton. C'est ainsi que Gray, épris d'une petite chanteuse de cabaret, Sybil Vane, ne tarde pas à l'abandonner, tant par respect des conventions sociales que pour démontrer son impudence. Désespérée, Sybil se suicide. Dorian Gray constate alors que son portrait, qui trône dans le salon, s'est transformé et qu'il a pris une expression dure et brutale. Commence alors pour lui une longue descente aux enfers. Plus il tombe dans l'avilissement, plus son portrait devient hideux, alors que lui-même conserve ses traits purs et distingués...
POINT DE VUE : Tout en alertant le jeune Dorian Gray sur le caractère éphémère – et dangereux – de la jeunesse et de la beauté, le cynique lord Wotton capture machinalement un papillon, le tue avec de l’alcool, l’épingle sur une planche et offre le trophée au bel innocent, dont un peintre vient de finir le portrait. La maîtrise d’Albert Lewin est tout entière dans cette scène d’exposition très chorégraphiée : mouvement sophistiqué de la caméra, dialogues et action qui se complètent en illustrant chacun à sa manière la théorie désabusée du vieux dandy. Dans quelques instants, Dorian Gray sera immortalisé en pleine jeunesse, prisonnier de son image. Quand il exprime tout haut le souhait de rester jeune à jamais et de laisser le tableau porter la marque des années et de ses péchés, Dorian, au visage aussi impavide qu’un masque, ne sait pas qu’il scelle un pacte avec le diable.
Lewin intègre intelligemment aux luxueux décors hollywoodiens les influences expressionnistes et psychanalytiques venues d’Europe. Dorian Gray commet son premier crime – filmé à grand renfort d’ombres portées – dans la pièce secrète qui renferme tous ses jouets d’enfant, reliques d’une innocence perdue, et face à son portrait devenu méconnaissable, seul plan en couleurs de ce film au noir et blanc soyeux, preuve que la vraie vie est bien là, prisonnière de la toile.
Albert Lewin, l’intellectuel esthète, est à l’aise dans l’univers sulfureux d’Oscar Wilde, qui lui permet de poursuivre ses réflexions sur les rapports ambigus entre l’art et la réalité, la beauté et le mal... Malgré une voix off sentencieuse, Le Portrait de Dorian Gray restera à jamais un grand film classique. Télérama, 2022.
Unique roman d’Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray a été porté plusieurs fois à l’écran mais l’adaptation d’Albert Lewin, produite par la MGM, est de loin la meilleure. Le film est fidèle aux éléments narratifs et à la portée du livre, si ce n’est que deux personnages ont été ajoutés, Gladys Hayward (Donna Reed) et David Stone (Peter Lawford). Sans doute cet apport a-t-il été imposé par les producteurs, pour donner un cadre sentimental traditionnel plus rassurant au sein d’un récit d’une noirceur totale. On a souvent comparé le roman à La Peau de Chagrin de Balzac ou au mythe de Faust, de par l’idée de pacte maléfique et sa réflexion sur le temps qui passe. Wilde, accusé en son temps de débauche et de perversion, a créé ses doubles avec les figures de Lord Henry et Dorian, interprétés à l’écran par George Sanders et Hurd Hatfield. La censure que dut affronter Wilde à l’époque victorienne trouve ici un écho avec les rigidités du code Hays hollywoodien. On ne trouvera allusion ni au recours à l’opium (évoqué dans le roman), ni encore moins à l’homosexualité, et les « bas-fonds de Londres » sont filmés de manière elliptique ; seules quelques brèves scènes de beuverie montrent la vie cachée de Gray, et nous ne connaissons sa cruauté morale qu’au vu de ses rapports avec la chanteuse Sybil Vane (Angela Lansbury), le peintre Basil Hallward (Lowell Gilmore) et le chimiste Allen Campbell (Douglas Walton).
Mais comme souvent dans le cinéma de l’époque, cette (auto) censure s’accorde avec un art de la suggestion rendant encore plus trouble le comportement de Dorian. Le visage angélique de l’acteur, dont on connaît la dualité sans en cerner la réelle ampleur, est ici à rapprocher du joli minois de Simone Simon, femme-panthère dans La Féline, réalisé trois ans plus tôt par Jacques Tourneur pour la RKO. Cette version du roman de Wilde, outre le dense matériau littéraire dont elle est tirée, vaut également et surtout pour sa splendeur visuelle et son épure. Albert Lewin, esthète de Hollywood, se montre réalisateur inventif et inspiré dans son traitement de l’onirisme, comme il le sera dans Pandora (1951), son film le plus célèbre, avec Ava Gardner. On louera particulièrement la beauté du noir et blanc de Harry Stradling (récompensé aux Oscars), avec quelques incursions en couleur quand la caméra s’approche du tableau. Ce procédé, novateur pour l’époque, n’est pas la moindre des surprises visuelles de ce poème cinématographique. Gérard Crespo, 2022.
FRANKENSTEIN
de James Whale, 1931, US, 1h21, Noir et Blanc
avec Boris Karloff, Colin Clive…
RÉSUMÉ : Le baron Frankenstein, qui vient d’achever de brillantes études de médecine, veut créer un être artificiel en assemblant des morceaux de cadavres. Son serviteur bossu, Fritz, lui procure par erreur le cerveau d’un criminel. Grâce à l’énergie de la foudre, la Créature prend vie…
POINTS DE VUE : En tournant cette première adaptation sonore de Frankenstein, James Whale signait l’acte de naissance du cinéma fantastique moderne. L’énorme succès commercial du film entraîna en effet l’éclosion de l’ « âge d’or » hollywoodien de l’épouvante des années 30 et révéla l’une de ses stars, Boris Karloff (pourtant absent du générique, où il est remplacé par un « ? »). Son maquillage horrifique, signé Jack Pierce, est resté un des emblèmes favoris du genre. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.
Frankenstein, matrice du film de monstre ? Non et oui. Historiquement, il arrive après Le Cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene (1920), à qui James Whale emprunte ses décors expressionnistes et son docteur fou ; après Nosferatu, de Murnau (1922), et sa créature à peine humaine, ses clairs-obscurs ; aussi après Notre-Dame de Paris (1923), avec Lon Chaney, dont il s'inspire pour rendre son monstre tragiquement humain...
En revanche, son rayonnement fut immédiat et mondial. Et il a su condenser, en à peine plus d'une heure, tous les aspects visuels qui deviendront les clichés surexploités par les Roger Corman, Mel Brooks, Terence Fisher ou John Landis : tour lugubre, brume inquiétante, laboratoire insensé, couloirs biscornus, assistant bossu et jeune femme effarouchée. Revu aujourd'hui, le film déçoit un peu par les faiblesses de son scénario (La Fiancée de Frankenstein, réalisé quatre ans plus tard, est beaucoup plus écrit). Mais les - fulgurances visuelles sont intactes. Quand Boris Karloff, méconnaissable sous les tonnes de maquillage, arrive à reculons dans le laboratoire et se retourne lentement pour enfin présenter son visage sinistre et pathétique (quatre plans, de plus en plus resserrés), on ressent toujours un petit frisson jubilatoire ! — Anne Dessuant, 2016.
Avec Dracula de Tod Browning, Frankenstein est le titre inaugural d’un âge d’or du fantastique américain, sous l’égide du producteur Carl Laemmle Jr, fils de Carl Laemmle, fondateur de Universal Pictures. Il allait succéder à son père en 1928 à la tête du studio et lancer la mode des films d’horreur avec une série de longs métrages centrés autour de figures monstrueuses, destinées à devenir patrimoniales.
Inspiré du roman de la jeune Anglaise Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, publié en 1818, déjà adapté de nombreuses fois au théâtre et dans des bandes muettes, Frankenstein se démarque de son origine littéraire pour inventer un fantastique nouveau, entre expressionnisme et modernité. La mise en scène échappa à Robert Florey et ce fut finalement James Whale, metteur en scène britannique installé à Hollywood, qui s’empara du mythe et lui conféra une certaine sophistication. D’abord pressenti pour le rôle de la créature, Bela Lugosi, réticent à l’idée d’être cantonné dans des personnages monstrueux – il venait d’interpréter Dracula – déclina l’offre et c’est un excellent acteur de complément, Boris Karloff, qui hérita du rôle. Karloff, par sa composition inoubliable, va donner ses premières lettres de noblesse cinématographiques à la créature de Frankenstein, aidé par le maquillage génial de Jack Pierce, destiné à entrer dans la légende. C’est la naissance d’une icône. Le film frappe encore par sa cruauté, sa violence. Le monstre y apparaît comme une figure pathétique, plus tragique qu’effrayante, enfantée par un savant mégalomane toujours au bord de la crise de nerfs – le docteur Frankenstein dans un élan blasphématoire se met à hurler « maintenant je sais ce que peux ressentir Dieu » lorsque les bouts de cadavres qu’il a réanimé grâce à la foudre se mettent à remuer.
Frankenstein est sans doute l’un des films les plus cités, parodiés et plagiés de l’histoire du cinéma. D’abord à la Universal avec une série de films prolongeant le classique de Whale puis un peu partout dans le monde, aux Etats-Unis, en Europe et en Asie, jusqu’à nos jours, pour le meilleur et surtout le pire.
Frankenstein rencontrera un immense succès à sa sortie, effrayant et sidérant des spectateurs guère habitués à de tels déchainements macabres sur un écran de cinéma. Une suite directe sera réalisée en 1935 avec les principaux responsables du premier film devant et derrière la caméra : La Fiancée de Frankenstein, de l’avis général supérieur à son modèle, un pur chef-d’œuvre à la folie et à la poésie inaltérables. Olivier Père, 2016.
LA FIANCÉE DE FRANKENSTEIN
The Bride of Frankenstein
de James Whale, 1935, US, 1h18, Noir et Blanc
avec Boris Karloff, Elsa Lanchester…
RÉSUMÉ : La Créature qui a survécu à l’incendie du moulin (Frankenstein), est capturée par les paysans, mais réussit à s’évader. Après avoir trouvé un asile provisoire chez un vieil ermite aveugle, elle est recueillie par le savant Pretorius, qui propose à Frankenstein de créer une « femelle » qui sera la fiancée de la Créature afin qu’il se sente moins seul…
POINTS DE VUE : « Suite » du premier Frankenstein de James Whale, tourné par la même équipe, La Fiancée le surpasse en qualité artistique et en poésie… Le scénario est moins schématique, insistant davantage sur l’ambivalence morale de la Créature, tributaire des rencontres qui l’influencent : le bon ermite (sublime morceau d’anthologie !) et le méchant Proterius. La mise en scène est somptueuse, bénéficiant de moyens accrus (décors, musique, éclairages…) et la rencontre finale de Boris Karloff et de sa « fiancée », Elsa Lanchester, reste un grand moment, entré dans la légende du fantastique et du cinéma tout court. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.
Corrigeons d'abord une erreur qui perdure : Frankenstein ne désigne pas la créature, mais son créateur. Le monstre n'a pas de nom, il ne sait pas parler ; de là sa souffrance. Aux yeux d'autrui, il n'est qu'un monstre. Dans ce second volet de James Whale, le plus poétique sans doute, la créature acquiert justement quelques rudiments de langage auprès d'un ermite aveugle, le seul homme doux qui l'ait jamais comprise.
Monstre d'humanité en quête d'amour, effrayant malgré lui, le personnage est interprété par le grand Boris Karloff, indissociable du mythe qu'il a incarné. Outre son humour exquis et sa manière de lier la solitude à l'imperfection des hommes, le film séduit par son élégance plastique. Le maquillage discret de Jack Pierce, la coiffure extravagante de la « fiancée », les accessoires bizarroïdes du labo et la composition graphique des plans — les dernières minutes ressemblent à un tableau abstrait — font de cette œuvre un modèle de (haute) couture cinématographique. — Jacques Morice, 2015.
LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE
de Kenji Mizoguchi, 1953, Japon,1h29, Noir et Blanc
avec Machiko Kyo, Masayuki Mori…
RÉSUMÉ : Au XVIe siècle, deux villageois quittent leur famille pour accomplir leurs destins.
POINTS DE VUE : Les Contes de la Lune vague sont un des premiers films japonais marquants que les festivals européens ont découvert à partir des années 50. En 1953, Kenji Mizoguchi n’a plus que trois ans à vivre et, derrière lui, une œuvre considérable. Mais au Japon, sa réputation de grand professionnel, adaptateur de classiques et surtout peintre passionné des femmes et de leurs valeurs, est grande.
Les Contes de la lune vague est sans doute le film où l’on pénètre le mieux dans l’univers de Mizoguchi, à la fois extrêmement violent et fondamentalement contemplatif. Il place toujours sa caméra au lieu exact où l’on assiste, impuissant, à l’irréparable en train d’arriver. La mort de Miyagi, tué presque par inadvertance d’un coup de lance par un soldat affamé, donne toute la mesure de cet art où la cruauté se double immédiatement de compassion. Mizoguchi est l’un des plus grands virtuoses du mouvement de caméra du cinéma et Les Contes sont pleins de mouvements d’approche et de recul qui sont comme l’écho dans l’espace de ce qui se passe dans l’âme des personnages.
Ce film est souvent vu comme un autoportrait du cinéaste. car à travers l’aventure de Genjuro (l’artiste) et de Wakasa (le fantôme), Mizoguchi a réussi une peinture à la fois radieuse et sensuelle d’une passion « trop belle pour être vraie ». (Serge Daney)
Peut-être le plus beau film du monde, tout simplement. Un chef-d’œuvre de concision, puisque l’envoûtement dure seulement une heure et trente-trois minutes. En noir et gris. Le titre est déjà un poème en soi. Ugetsu Monogatari en japonais, soit littéralement « Contes de pluie et de lune ». C’est d’abord le titre du recueil d’Ueda Akinari dont sont extraits deux des trois contes fantastiques qui ont inspiré le scénario. Le troisième vient d’une nouvelle de Maupassant. Entremêlés, ces récits déroulent le destin, dans un Japon rural et médiéval, en proie à la guerre des clans, de deux frères, l’un potier, l’autre paysan, dont la cupidité et l’orgueil vont précipiter la déchéance.
Par son réalisme féerique, le film répond parfaitement à la définition de la mise en scène par le réalisateur, scénariste et écrivain français Alexandre Astruc : « Prolonger les élans de l’âme dans les mouvements du corps. » La fuite des deux couples sur un lac embrumé en donne la splendide illustration. Mizoguchi semble avoir inventé pour ce film le travelling latéral.
Éric Rohmer en était dingue : « C’est à la fois le mythe grec de l’Odyssée et la légende celtique de Lancelot, un des plus beaux poèmes d’aventures et d’amour fou, un des chants les plus fervents qui aient été composés en l’honneur du renoncement et de la fidélité, un hymne à l’Unité, en même temps qu’à la diversité des apparences. » - Jérémie Couston, 2021.
Deux couples vivotent dans un village misérable du Japon, au XVIème siècle, en vendant les poteries qu’ils façonnent. Dès les premières séquences, les enjeux qui vont animer le film sont présentés : Genjuro veut gagner de l’argent, sa femme souhaite une vie paisible ; Tobei aspire à devenir samouraï, et sa femme le méprise. Les conflits ainsi ramassés en une splendide économie de moyens passent par les dialogues mais aussi par la scénographie toujours signifiante : si Mizoguchi cadre très peu en gros plans, ce n’est pas par vaine coquetterie, mais parce que les corps et leurs positions, les mouvements dans le champ révèlent les luttes de pouvoir et la domination. Ohama est forte, debout, droite, alors que son mari est courbé ; un peu plus tard il se cachera, honteux, derrière une fenêtre, relégué dans la profondeur de champ dont on sait le rôle chez le cinéaste et d’où sa femme le tirera. Pareillement en ce début les positions de Genjuro, sa femme et son fils créent des axes qui séparent ou unissent selon l’évolution de leurs rapports.
La vente des poteries provoque l’illusion de la richesse, matérialisée par des achats d’esbroufe, et conduit Genjuro à l’avidité : travailler plus, gagner plus, dans l’oubli et de sa famille et du danger. Car la guerre, qui rôde dès les premières minutes, contrarie les rêves de grandeur. Il faut fuir : c’est l’admirable scène du lac qui, comme le pont chez Murnau, introduit le monde des fantômes. Le brouillard, l’artifice du décor, soulignent un basculement qui va devenir fondamental quand Genjuro sera envoûté par Wakasa. Mais si le basculement n’est encore que figuré, puisque la rencontre avec une autre barque ne débouche que sur une menace, il sert de prélude à toute la suite en imprimant durablement l’image du danger, de la violence et de la mort. C’est qu’ici la guerre n’a rien de glorieux : les soldats sont des pillards, des violeurs, et le fameux sens de l’honneur japonais n’apparaît que fugacement, chez un général.
Les deux couples faisaient encore face ensemble, mais le scénario, dû au fidèle Yoshikata Yoda, organise la séparation qui va causer leur perte. Privés de ce qui les ancre dans la réalité, c’est à dire leurs femmes, les protagonistes sombrent dans des rêves de grandeur : Genjuro succombe aux charmes trompeurs de Wakasa, Tobei profite traîtreusement de la mort d’un général vaincu pour se l’approprier et triompher. Mizoguchi n’est pas tendre avec les hommes : l’un s’oublie dans des plaisirs érotiques, l’autre se pavane et s’invente des actes de bravoure. Mais dans les deux cas, la critique des fausses valeurs se fait acerbe. Genjuro n’est que le jouet d’un fantôme : manipulé, aveuglé, il tombe sans cesse, en une chute aussi réelle que symbolique, alors que les signes de son égarement se multiplient : témoin ce travelling irréel qui conduit de la source d’eau chaude voluptueuse à un pique-nique dans une nature domestiquée, de la nuit au jour, d’un fantasme à l’autre. Là encore les positions des personnages jouent un rôle fondamental pour figurer la réalité des enjeux. Mais il faut tenir compte également de la musique, ces percussions redoublant le danger ou l’annonçant, et de la représentation des arbres : dénudés dans la réalité, opulents dans l’illusion. Mizoguchi semble mettre en garde contre la beauté trompeuse, que ce soit à travers Wakasa, blanche et figée, la céramique devenue ornement et fierté, ou ces plaines dégagées, trop étales, trop parfaites. Le diable se niche dans le faste.
On s’en doute, le parcours des héros est initiatique, mais qui ne peut conduire qu’à l’échec. La leçon est rude et se clôt sur le point de départ, et, malgré l’apaisement, la dissipation des illusions, c’est l’amertume qui prédomine quand, dans un travelling inverse du travelling initial, le film se boucle sur l’enfermement des survivants et la voix d’outre-tombe sujette aux regrets.
Il faudrait tout citer, tant le film, dans son impeccable rigueur, est d’une intelligence de chaque image. On remarquerait la beauté du plan-séquence qui voit en un seul mouvement Tobei entrer dans la maison d’un samouraï, lui demander de l’accepter, et se faire rejeter : la vigueur de cette scène reproduit en miniature le destin du personnage. Il faudrait montrer le rôle de la lumière, associée au mal (voir la somptueuse séquence dans laquelle des servantes de Wakasa allument des bougies), la science des éclairages dans les décors qui dévoilent et dissimulent tour à tour en un jeu complexe de significations. Mais l’œuvre est inépuisable. À la fois d’un abord facile et d’une invention constante, elle se prête à la fascination comme à l’analyse. Elle peut même se concevoir comme un mélodrame moral sur l’après-guerre, le consumérisme, la bestialité et l’absurdité de la guerre. Mais elle est d’abord une leçon de cinéma, sans doute inégalée. François Bonini, 2018.
Le Japon à la fin du XVIème siècle. Deux couples de villageois sont pris dans la guerre civile. Kenjuro le potier ne pense qu’à faire fortune, mettant sa femme et son enfant en danger pour protéger ses marchandises contre les pillages des soldats et des pirates qui terrorisent la région. Tobeï le paysan rêve de devenir samouraï et néglige le travail aux champs, au grand désarroi de sa femme qui doit s’acquitter de toutes les tâches. Chassés de leur village les protagonistes partent se réfugier à la ville, mais maris et femmes sont séparés en cours de route. Kenjuro qui a abandonné sa famille durant la débâcle rencontre la princesse Wakasa au marché en vendant ses poteries. Fasciné par la jeune femme il la rejoint dans son manoir. Quant à Tobeï il se ridiculise dans ses efforts pour devenir samouraï et dilapide l’argent du foyer tandis que sa femme est réduite à la prostitution…
À travers plusieurs histoires dramatiques ou fantastiques dans la société féodale nippone (empruntées au recueil de nouvelles de Akinari Ueda, auteur contemporain de l’action mais aussi à Maupassant), Les Contes de la lune vague après la pluie est un film sur la condition humaine, d’une puissance et d’une justesse incomparables, fréquemment cité à juste titre parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Mizoguchi dans ce qui demeure l’un des ses films les plus ambitieux aborde ses thèmes de prédilection : la violence sociale et naturelle, la prostitution, la condition féminine, la lutte de l’homme contre ses propres démons et les obstacles extérieurs. Le cinéaste fustige la course effrénée au profit, la folie guerrière, les rêves de gloire factice. Même s’il n’entre dans aucun genre et propose une forme narrative et visuelle profondément nouvelle, le film intègre des éléments de drame historique et de récit onirique. À deux reprises Kenjuro entre en contact avec des fantômes : une princesse amoureuse qui l’ensorcelle et sa propre femme, qui continue de veiller sur lui et son enfant d’entre les morts, preuve de son indéfectible dévotion. Mizoguchi, grand cinéaste féministe, sublime le courage, l’abnégation et la sagesse de ses personnages féminins soumis à l’égoïsme, la vanité et la faiblesse morale des hommes.
Les Contes de la lune vague après la pluie se termine sur une note d’espoir, avec le retour d’une paix fragile, de l’harmonie entre l’homme et l’univers, le temps de la reconstruction et la promesse d’un bonheur rendu possible par le sacrifice des femmes et la rédemption de leurs époux.
La mise en scène de Mizoguchi, d’une poésie et d’une subtilité infinies exprime à la perfection les sentiments et les tourments des personnages, ainsi que les intentions de l’auteur, par un génie de la composition et des mouvements de caméra. Le propos du cinéaste tend à l’universalité – c’est la dimension spiritualiste de son cinéma – d’un art qui puise pourtant ses racines dans la culture et l’histoire de son pays. Ce film situé dans le Japon féodal nous parle surtout des catastrophes du XXème siècle. Réalisée dans la période de l’après-guerre le film peut se voir comme une condamnation sans appel de l’esprit belliciste nippon qui amena le pays au désastre, mais aussi comme une mise en garde contre un enrichissement et un commerce sans âme ni conscience, nouvelle forme d’impérialisme guerrier. Olivier Père, 2014.
KING KONG
de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933, US, 1h40, Noir et Blanc
avec Fay Wray, Bruce Cabot…
RÉSUMÉ : Le metteur en scène Carl Denham se rend en Malaisie avec sa vedette, Ann Darrow, et son équipe technique. Sur une île mystérieuse, Skull Island, ils découvrent une gigantesque muraille. Les indigènes enlèvent Ann pour l'offrir en sacrifice à King Kong, un monstrueux gorille, qui l'emporte dans la forêt mais ne lui fait aucun mal. Après les avoir retrouvés dans la jungle, Denham parvient à étourdir le singe géant à l'aide d'une bombe. Capturé, King Kong est transporté jusqu'à New York. Mais le gorille réussit très rapidement à se libérer et cause d'innombrables dégâts dans la cité, non sans s'être emparé d'Ann, dont il est éperdument épris...
POINTS DE VUE : King Kong est assurément un des films qui ont marqué le cinéma, en tant qu’il est un art de la mise en résonance de l’imaginaire avec les sentiments les plus profonds de l’humanité. Un succès total et jamais démenti, dont témoignent aussi les multiples suites, remakes et imitations qu’il connut, vint d’ailleurs récompenser tout de suite un travail énorme - un an de tournage, des maquettes exceptionnelles, un très gros budget. Ainsi arrivait à son apogée la collaboration de Cooper et Schoedsack, qui, fait particulièrement intéressant, avait commencé par des documentaires à la fois très réalistes et très travaillés en Asie.
Très allégoriquement, la mise en situation de l’histoire s’appuie sur des éléments absolument contemporains : la capitale du progrès technique, le plus récent et le plus haut de ses gratte-ciel, le tournage d’un film. Mais ce n’est que pour mieux retrouver dans toute leur puissance les grands thèmes mythiques de la Belle et la Bête et du monde primitif de la jungle. C’est en effet ce double croisement qui a donné au film son impact indélébile par une série d’images définitivement inscrites dans la mémoire collective - et ce, que l’on ait ou non vu le film lui-même. De la fragile créature féminine perdue dans la paume du monstre au déchaînement de sa force aussi bien face aux bêtes de la préhistoire que parmi les constructions de l’homme, la liste est longue de ces images auxquelles il faut bien sûr associer, aux côtés de Cooper et Schoedsack, O’Brien qui en fut, au sens propre, le génial animateur. J.C., 1995.
Aujourd'hui, on sait presque tout du premier King Kong. La sortie du remake de Peter Jackson a suscité dans les pays anglophones analyses et célébrations de l'original. On sait ainsi que King Kong est l'un des rares films d'aventures réalisés par des aventuriers : Cooper et Schoedsack avaient écumé l'Afrique et l'Asie et ont inspiré les personnages principaux.
Le tournage constitua une prouesse technologique : non seulement l'animation image par image du singe (et de quelques sympathiques dinosaures) par Willis O'Brien, mais aussi tout un système de rétro-projection, pour incorporer les créatures miniatures aux prises de vues réelles, et de plaques de verre peintes, pour densifier le décor de la jungle. C'est ce curieux mélange qui fait la force du film : une certaine authenticité sociale, le suspense d'un récit mené tambour battant — à la vitesse d'un serial —, la désuétude des effets spéciaux, qui rendent encore plus singulières, et vivantes, les bébêtes en action. C'est aussi la sauvagerie poétique du film qui est stupéfiante : d'une scène à l'autre, Kong « déshabille » délicatement Fay Wray — la Belle dans la paume de la Bête —, puis piétine allègrement indigènes ou New-Yorkais. Un classique à la hauteur de sa légende. — Aurélien Ferenczi, 2013.
Si King Kong repose au panthéon des monstres du patrimoine fantastique, c’est aussi parce que King Kong, le film, est un chef-d’œuvre absolu, qui a gardé intact depuis sa lointaine sortie son pouvoir de sidération, son érotisme et sa cruauté. King Kong marque l’accomplissement artistique de la rencontre entre les cinéastes Schoedsack et Cooper, spécialistes du documentaire épique et animalier, véritables aventuriers qui avaient sillonné ensemble les contrées les plus lointaines. De son côté, Willis O’Brien, pionnier des effets spéciaux, va inventer pour ce film des nouvelles techniques et pousser les trucages à un degré inégalable de perfection et de poésie. La contribution du romancier Edgar Wallace, décédé avant le tournage du film, reste beaucoup plus floue et controversée. Le passé des deux cinéastes leur a sans doute donné l’idée pirandelliènne du film dans le film, puisque le début de King Kong présente une équipe de cinéma souhaitant ramener d’une île mystérieuse des prises de vue sensationnelles, et qui embarque avec elle une jeune chômeuse en guise d’actrice débutante. Après avoir exploré le monde sauvage, Cooper veut avec King Kong s’attaquer à l’exploration des fantasmes humains : « Si j’ai rêvé King Kong, c’est pour m’exciter. Pour plaire au public aussi, bien sûr, mais je voulais surtout me faire plaisir. » On ne peut pas si bien dire. King Kong reste la plus belle illustration cinématographique du mythe de la bestialité. Les images troublantes de la peau laiteuse de la douce et sexy Fay Wray caressée par les doigts gigantesques du gorille amoureux sont à ranger en bonne place dans la volumineuse encyclopédie des pathologies sexuelles à l’écran. Réalisé au début des années 30, King Kong est un film déchaîné, parce que les foudres de la censure (le fameux et grotesque code Hays) ne s’étaient pas encore abattues pour toujours sur Hollywood. Les producteurs, scénaristes et cinéastes pouvaient encore assouvir leur férocité et leurs fantasmes sexuels dans leurs films (Stroheim, Walsh et Sternberg ne s’en sont pas privés) ou y déverser des flots de violence et de folie (comme le Scarface d’Howard Hawks et Ben Hecht). Dans des conditions de créativité et de liberté exceptionnelles, avec un budget colossal pour l’époque, les auteurs de King Kong ont pu donner libre cours à leur imagination délirante et sadique. King Kong est un poème fantastique qui a fasciné les spectateurs du monde entier, du public populaire aux surréalistes français. Jusqu’aux nouvelles générations, qui continuent de préférer l’original aux nouvelles versions et aux contrefaçons. Nous avouons une faiblesse coupable pour le remake de John Guillermin produit par Dino De Laurentiis réalisé en 1976. Les effets spéciaux sont inférieurs à ceux de Willis O’Brien mais ne manquent pas de charme car ils sont tombés en désuétude beaucoup plus vite que ceux de la version de 1933. Le film bénéficie d’une très belle musique de John Barry et d’une mise en scène spectaculaire. Le remake de Peter Jackson (2005) se distingue par des effets numériques exténuants et une absence totale d’érotisme malgré la belle Naomi Watts. Olivier Père, Arte.
LAMB
de Valdimar Johannsson, 2021, Islande-Suède-Pologne, 1h46, Couleurs
avec Noomi Rapace, Hilmir Snær…
RÉSUMÉ : Après la perte d'un être cher, Maria et Ingvar, un couple d'éleveurs de moutons islandais trouve du réconfort en prenant soin d'un nouveau-né qu'ils élèvent comme leur enfant. Leur relation était à deux doigts d'exploser avant l'apparition du petit ovin. Isolée de tout dans sa ferme, Maria retrouve du bonheur en s'occupant de ce petit animal comme de son propre enfant. Mais alors qu'elle se comporte avec l'animal comme si c'était un bébé humain, l'arrivée du frère d'Ingvar, Petur, va dérégler leur nouvel environnement. La nature leur a offert un cadeau qui nécessite de très gros sacrifices afin de ne faire perdre pied à l'animal...
POINTS DE VUE : Quelque chose est caché là. Ou quelqu’un ? Dans le brouillard où nous plonge la première scène de ce film islandais, parmi des moutons qui semblent s’agiter ou fuir un danger, un mystère se noue d’emblée. Au milieu des espaces immenses d’une nature intimidante et belle, le réalisateur, débutant très doué, joue avec ce qui s’offre à notre regard et avec ce qui s’y soustrait. Dans une ferme isolée, son travail sur les cadrages et le son fait naître une atmosphère tendue, comme les rapports de María et Ingvar, encore figés dans le vide laissé par la mort de leur unique enfant. Jusqu’au jour où, dans la bergerie, un nouveau-né leur redonne la joie. María le porte, enveloppé dans une couverture qui le cache...
Aux confins du monde, Lamb nous transporte dans une vallée où, autant que les brouillards, les temps anciens s’attardent, avec leur imaginaire, leurs contes et légendes. Comme sous l’influence de paysages hors du commun où l’extraordinaire est resté familier, les personnages jugent normal d’installer dans un lit d’enfant... un agneau. En franchissant peu à peu la frontière du fantastique, le film ne perd pourtant jamais la rigueur qui le rend fascinant et implacable. Les révélations s’enchaînent dans la vie du couple, où le frère d’Ingvar veut une place, lui aussi, auprès de María... Tous les secrets sont dévoilés. Sauf un. Celui de cette présence qu’on a sentie dès le premier plan. Qui ? Quoi ? Autour de cette image manquante et de l’histoire d’une absence que des parents veulent combler, Valdimar Jóhannsson construit un film à suspense superbe, d’une fabuleuse originalité. Frédéric Strauss, Télérama, 2021.
C’est un jeune couple qui choisit le silence des montagnes islandaises pour élever des brebis. Jusque là rien d’extraordinaire dans cette période folle de pandémie où nombre d’entre nous avons choisi de quitter la fureur des métropoles pour le calme bucolique. Sinon, que l’une de leur bête met bas un petit agneau que María et Ingvar accueillent dans leur maison et élèvent comme un véritable bébé. On se doute bien que l’animal recèle quelque chose de spécial. Mais, bon an mal an, on finit par se laisser convaincre par cette éducation particulière.
Lamb est construit à la manière d’un film d’Ari Aster, dans le sens où la mise en scène choisit le minimalisme du quotidien pour donner vie à l’horreur de ce destin conjugal. La tension pénètre très rapidement la narration, malgré des paysages époustouflants qui font montre de paix et de sérénité. Le spectateur se verrait bien être accueilli par le couple, au milieu de ces montagnes enneigées, et les accompagner dans l’élevage paisible des moutons. On rentre littéralement dans la puissance des décors et le nourrissage que prodiguent l’homme et la femme à leurs bêtes, et a fortiori ce petit être particulier. De temps en temps, le réalisateur assène son récit d’un détail comme une ombre, un mouvement de la tête, un son macabre qui présagent du pire. Mais il n’en fait jamais trop, préférant laisser le temps à l’histoire de prendre racine. L’inquiétude monte petit à petit, grâce notamment à une musique sombre et adaptée.
Noomi Rapace incarne la jeune mère de famille avec une perfection admirable. Elle semble s’être occupée toute sa vie d’un bétail de brebis. Elle s’acculture aux gestes agraires, dans une douceur quasi enivrante. On comprend assez bien que derrière la façade se cache le trouble d’un passé difficile. Pour autant, elle brille d’une absolue sobriété dans l’interprétation de cette femme blessée et aimante. Elle se fond dans la torpeur glacée des montagnes, surtout quand surgit un troisième personnage, le frère de son mari. La réussite du long-métrage réside dans la manière dont la réalisation parvient à rendre crédible et totalement sensible, un phénomène qui au mieux pourrait relever de la farce. Le spectateur se laisse gagner par l’étrangeté pourtant totalement vraisemblable de ce récit où le diable sommeille.
Lamb est une heureuse surprise de cette fin d’année 2021. Le long-métrage prend le parti d’une mise en scène sobre et réaliste, pour raconter une histoire pour le moins anxiogène. En tout cas, on a plaisir à se laisser emporter dans ces sommets nuageux et ces prairies fleuries avec les deux comédiens principaux, étonnants de vraisemblance. Laurent Cambon, 2022.
JULIETTE DES ESPRITS
GIULIETTA DEGLI SPIRITI
de Federico Fellini, 1965, Italie, 2h09, Couleurs
avec Giulietta Masina, Sandra Milo…
RÉSUMÉ : Giulietta, une bourgeoise indolente, découvre que son mari la trompe. Elle engage un détective pour savoir avec qui. Elle est assaillie de rêves, de visions qui la tourmentent. Elle devra s’en délivrer, ainsi que de son attachement pour son mari, pour redevenir elle-même.
POINTS DE VUE : Dans un délire décoratif baigné de couleurs aux harmonies stridentes, les rêves et les fantasmes de Giulietta interfèrent avec la réalité. À la fin du film, cette bourgeoise imaginative et coincée quittera ce monde obsessionnel et finalement négatif pour aller vers les grands arbres, c’est-à-dire vers sa nature. Stéphan Krezinski, 1995.
Federico Fellini commence ce long métrage en 1965, tout auréolé de deux succès internationaux qui resteront ses films emblématiques : La dolce vita (1960), suivi de Huit et demi ("Otto et mezzo" 1963). Il "retrouve", pour l’occasion et pour la sixième fois, son épouse Giulietta Masina. Leur dernier travail en commun, qui datait de 1957, était Les nuits de Cabiria où il lui offrait un rôle magnifique. Ils tourneront une dernière fois ensemble en 1985 avec Ginger et Fred, dans lequel elle sera Ginger (Rogers) et Marcello Mastroianni Fred (Astaire).
C’est le premier essai du maestro dans ce qui sera constituera une marque de fabrique : la déstructuration du récit. Pour donner du sens à sa vie morose, Giulietta, bourgeoise oisive et délaissée par son mari, magnifie les événements dont elle est le témoin (surtout passif), qui se déroulent en un clin d’œil, tantôt joyeux, tantôt inquiétants, et elle en invente d’autres à travers ses rêves.
Dans son quotidien, les enfants, les domestiques, les ami(e)s s’agitent, gesticulent, commencent tout et ne finissent rien, hormis son mari qui reste calme en toute circonstance et s’avère d’une prudence exemplaire : ne dort-il pas avec un masque de nuit et des bouchons d’oreille ! N’est-il pas si posé, pour mieux cacher ses infidélités ?
Giulietta fera l’expérience d’une rencontre avec un voyant, de deux visites hallucinées chez sa voisine (Sandra Milo), et d’un rendez-vous bizarre dans un cabinet de détective.
Si la réflexion de l’œuvre porte sur l’aliénation de la femme moderne, il est surtout l’occasion pour Fellini de développer toute une fantasmagorie, tenant autant du cirque que du cauchemar, faite de vieillards, de nains, de femmes plantureuses, de machines infernales, l’ensemble s’avérant bruyant et vertigineux.
Cette première tentative n’est peut-être pas une réussite totale, sans doute parce qu’elle hésite encore entre le réalisme et une nouvelle forme de narration, mais elle prouve une nouvelle fois le talent original et exceptionnel du metteur en scène.
Pour la première fois, Fellini utilise la couleur de façon magistrale. Avec son chef opérateur de Huit et demi, Gianni Di Venanzo, il organise un feu d’artifice qui insiste sur des couleurs flamboyantes, telles les rouges des tenues de Giulietta Masina, l’intérieur multicolore de la maison de Sandra Milo, et plus généralement toutes les scènes rêvées.
À regarder l’ensemble de sa carrière, on peut aujourd’hui constater que ce film qui "se cherche" constitue une transition entre deux époques, entre deux styles du cinéaste. Fabrice Prieur, 2021.
Une bourgeoise romaine est persuadée que son mari la trompe. Elle laisse parler visions et fantasmes, et le film se promène à travers cette imagination… Il maestro Fellini a offert un film à son épouse Giulietta Masina : tout fut conçu pour elle et autour d’elle, kaléidoscope narratif cherchant à rendre hommage à la richesse intérieure de la femme, ennemie fascinante des héros felliniens. Plus inégal que d’habitude, Juliette des esprits reçut un accueil mitigé. Pourtant, l’humanité de la Masina fait merveille, comme toujours, et cet essai sur la féminité contient de superbes moments. Aurélien Ferenczi, 2021.
LES OISEAUX
THE BIRDS
USA 1963 de Alfred Hitchcock
avec Rod Taylor, Tippi Hedren…
RÉSUMÉ
La très chic Melanie Daniels se rend à Bodega Bay pour offrir à Cathy, petite sœur de Mitch Brenner, un avocat qu’elle connait à peine, un couple d’ « inséparables »… Peu à peu, contre toute logique, toutes sortes d’oiseaux se mettent à attaquer les humains. Chaque fois l’agression est plus meurtrière. Un matin, Melanie, Cathy, Mitch et sa mère partent, tandis que se regroupent les volatiles, menaçants…
POINTS DE VUE
Unique incursion de Hitchcock dans le domaine du pur fantastique, c’est son film le plus angoissant, dans la mesure où le postulat (l’agression des oiseaux) en demeure irrationnel. C’est en même temps le film d’un moraliste impitoyable et d’un technicien (spécialiste de la « direction de spectateur ») au sommet de sa maitrise. Mais les prouesses techniques, utilisant autant des animaux dressés que des effets spéciaux, sont au service d’un propos qui élargit la critique sociale à la réflexion métaphysique. Joël Magny, Critique de cinéma.
Dans les années 60, passé le choc de Psychose, Hitchcock va explorer de façon plus explicite les zones d’ombres sexuelles et psychiques de ses personnages féminins dans des histoires aussi troubles que Les Oiseaux ou Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964)
Les Oiseaux est l’un des derniers grands films d’Hitchcock, un accomplissement esthétique éblouissant – le perfectionnisme et les trouvailles visuelles et sonores d’Hitchcock atteignent ici des sommets – ainsi qu’une méditation aux résonances philosophiques. Les attaques inexpliquées des oiseaux sur les habitants de la petite station balnéaire de Bodega Bay, qui coïncident avec l’arrivée d’une jeune femme mondaine violemment attirée par un avocat qu’elle a rencontré par hasard dans un magasin d’animaux à San Francisco, peuvent être interprétées comme la projection des désirs refoulés de l’héroïne, mais aussi de la détresse de la mère de l’avocat à l’idée de perdre son fils adoré. Comme l’a très bien écrit Jacques Lourcelles dans son dictionnaire, Les Oiseaux est un film sur l’angoisse, une angoisse ressentie par tous les personnages pour des motifs divers : angoisse liée à la sexualité, à la peur de l’abandon, à la solitude... Cette angoisse prend aussi une dimension métaphysique puisque l’invasion des volatiles est perçue par certains protagonistes de ce cauchemar collectif comme un signal, un avertissement (la nature se venge) ou une punition dont la portée n’est pas seulement écologique ou biblique mais semble également vouloir donner une signification à l’existence, même si elle demeure incompréhensible.
C’est le premier des deux films consécutifs d’Hitchcock interprétés par Tippi Hedren, jeune actrice blonde qui eut le douteux privilège de succéder à Grace Kelly devant la caméra du cinéaste anglais, et qui souffrit beaucoup – selon ses dires et ceux de nombreux observateurs – du comportement sadique et obsessionnel d’Hitchcock à son égard. Les tournage des Oiseaux, long et pénible en raison des exigences et de la précision d’Hitchcock, et du réglage complexe des scènes d’agression fut un véritable calvaire pour Tippi Hedren, réellement martyrisée par des mouettes et qui faillit perdre un œil sur le plateau.
Les Oiseaux est sans doute le premier grand film hollywoodien à nécessiter un recours aussi crucial et massif aux trucages optiques, ouvrant ainsi la voie au cinéma américain de la fin du XXème siècle et aux superproductions de Spielberg et Lucas dominées par les effets spéciaux.
Mais l’importance des Oiseaux ne se limite pas à une avancée technologique. Si la modernité du film concerne également son approche subtile et pessimiste de la psyché humaine, la mise en scène d’Hitchcock servira de modèle à plusieurs grands films fantastiques. Ainsi, la scène d’attaques des Oiseaux où les bestioles essaient de passer à travers les portes et les fenêtres barricadées de la maison en cassant les vitres et les planches de bois avec leurs becs sera reproduite par George A. Romero dans La Nuit des morts vivants en 1968, en remplaçant les mouettes par des zombies cannibales.
Hitchcock inventeur de formes, mais aussi de genres. De la même façon que Les Oiseaux est généralement considéré comme le premier film catastrophe moderne (Hitchcock réussit en fin de carrière à dépasser son modèle Cecil B. DeMille), Psychose (Psycho, 1960) est sans conteste le titre matriciel d’un sous- genre qui n’existait pas avant lui, le « slasher », soit des films d’horreur mettant en scène des crimes commis par des tueurs psychopathes. Le triomphe du chef- d’œuvre d’Hitchcock au box office mondial allait en effet engendrer toute une série de films criminels de plus en plus violents, pour le meilleur et pour le pire, remplaçant souvent la virtuosité hitchcockienne et son art de la suggestion par une surenchère sanguinolente et pornographique. Olivier Père, 2013.
Melanie Daniels, jeune femme très chic, achète deux perruches, des « inséparables ». Elle se rend au port de Bodega Bay. Là-bas, des événements inquiétants se produisent : des oiseaux, isolés, puis de plus en plus nombreux, fondent sur les humains...
Les Oiseaux fait partie de ces grands et rares films d'angoisse qui font peur même après plusieurs visions. Le postulat est d'une simplicité lumineuse : et si les oiseaux, animaux pacifiques et insaisissables, devenaient soudainement un danger de mort ? Jugement dernier, révélateur d'attitudes multiples (de l'inconscience à la lâcheté ou à la solidarité) ou de motifs sexuels (mère castratrice, viol symbolique dans le grenier...), cet assaut de volatiles recèle maintes interprétations possibles, en plus de la terreur évidente qu'il suscite. Terreur efficace parce que extrêmement réaliste, résultat de prouesses techniques minutieuses. Le regroupement lent et progressif des oiseaux dans le dos de Melanie, puis leur attaque à la sortie de l'école restent des modèles de tension et de mise en scène pure. On ne se remet jamais tout à fait de ce cauchemar éclatant. — Jacques Morice, 2014.
Après le succès international de Psychose, Alfred Hitchcock s’accorda plus de moyens financiers pour adapter une nouvelle de Daphne Du Maurier, auteur qui l’avait déjà inspiré pour Rebecca. Les seuls acteurs connus du public étaient Rod Taylor, vedette virile de séries B d’action, ainsi que les comédiennes de théâtre Jessica Tandy (future Miss Daisy avec chauffeur) et Suzanne Pleshette dans le rôle de l’institutrice. Chagriné par le fait que Grace Kelly ait abandonné le cinéma, le réalisateur lui a toujours cherché un substitut. Après Vera Miles, Kim Novak et Janet Leigh, c’est au tour de l’inconnue Tippi Hedren d’incarner la blonde hitchcockienne tant victime que manipulatrice. Plus que la simple « invention de ce farceur de Hitchcock » (Jean Tulard), l’actrice, beauté froide à l’élégance aristocratique, s’adapte avec aisance à son univers, en dépit d’un manque de métier évident. Comme dans Psychose, le début du film suit l’escapade d’une femme décidée à prendre le volant sous une impulsion amoureuse. D’autres similitudes apparaissent, tel le jeu de fausse piste de la première demi-heure, qui voit le cinéaste nous conter un marivaudage sentimental incrusté dans une chronique familiale, encore que des indices du drame horrifique apparaissent. Dans cette longue (mais captivante) exposition, il ne manque ni le trait d’humour caractéristique de la Hitchcock’s touch (le mouvement des « love birds » à chaque virage), ni l’indispensable mère abusive, certes moins terrifiante que Norma Bates : Mme Brenner incarne ici le premier obstacle aux amours de Melanie et Mitch, par la méfiance que lui inspire cette blonde intrigante au chignon trop soigné, une méfiance qu’éprouveront d’autres habitants envers celle qui semble déclencher les drames depuis son arrivée dans la communauté...
Si La mort aux trousses était l’invention du film d’action contemporain et Psychose celle du film d’horreur, Les oiseaux établit la synthèse entre le fantastique suggestif à la Jacques Tourneur et le catastrophe moderne. Le réalisateur refuse toute explication scientifique des événements étranges qui se déroulent sous nos yeux, expédiant en quelques minutes l’argumentation d’une ornithologue (d’ailleurs dans le déni des faits), juste avant l’explosive séquence d’une station-service incendiée. À ce titre, l’œuvre influencera davantage le De Palma de Carrie au bal du diable que certains Spider-Man et autres blockbusters actuels voulant à tout prix trouver une origine rationnelle à des mutations et désastres naturels et humains. La réussite des Oiseaux réside également dans cette perfection esthétique et technique dévoilée depuis la période anglaise du cinéaste, et qui culmina à Hollywood. On sait que Hitchcock aimait travailler par storyboard pour effectuer le découpage de ses scènes : l’attente de Melanie à la sortie de l’école, ne réalisant pas tout de suite l’irruption d’oiseaux, est ici un modèle de suspense et de rigueur, instants davantage effrayants que l’attaque en elle-même. D’autres morceaux de bravoure suivront, tel ce plan montrant Melanie et d’autres personnages horrifiés par l’agression d’un pompiste et l’essence qui se répand, la jeune femme étant toutefois la seule à anticiper l’ampleur des dégâts. La remarque d’une dame hystérique en gros plan, accusant Melanie d’être le Diable et d’occasionner le malheur dans la ville, permet alors d’envisager, un temps, une nouvelle lecture du scénario. Modèle de narration et de mise en scène, Les oiseaux sera le dernier triomphe de Hitchcock, auquel on peut aussi associer ses fidèles collaborateurs, le chef opérateur Robert Burks et le monteur George Tomasini. Gérard Crespo, 2022.
LA MAIN DU DIABLE
France 1943 de Maurice Tourneur
avec Pierre Fresnay, Pierre Palau…
RÉSUMÉ
À bout de forces, Roland Brissot frappe à la porte d’une auberge de montagne, le soir à la veillée. Devant les pensionnaires fascinés, il raconte son histoire : peintre sans succès, il a acheté au cuisinier italien Mélissa un curieux talisman, une main coupée dans un coffret, qui lui a apporté la gloire et la fortune. Un an plus tard, le Diable lui est apparu sous la forme d’un petit homme vêtu de noir, lui proposant un marché : il reprend la main si Roland lui rend un sou. Mais ce prix double chaque jour et atteint bientôt une somme astronomique.
POINTS DE VUE
Le cinéma français n’a guère cultivé le fantastique, si ce n’est sous l’Occupation : ce film de Tourneur est sans doute la plus belle réussite du genre. L’interprétation inspirée, parfois hallucinée, de Pierre Fresnay sert admirablement le récit conçu par Jean-Paul Le Chanois à la manière des vieilles légendes celtiques… Quant à Pierre Palau, il donne du Diable une image inattendue, parfaitement ordinaire et d’autant plus inquiétante ! L’influence de l’expressionnisme allemand se fait sentir dans les séquences évoquant la malédiction de la main. Gérard Lenne, Journaliste et Critique de cinéma, 1995.
Laissez-passer de Bertrand Tavernier consacre plusieurs scènes à La Main du diable de Maurice Tourneur, produit par Continental-Films en 1942 et sorti en 1943, sur lequel Jean Devaivre était assistant-réalisateur. Devaivre a terminé le tournage du film, en raison de l’état de santé de Tourneur. C’est lui qui imagine le trucage de la main coupée dans le coffre, alors que le scénariste Jean-Paul Le Chanois ne souhaitait pas la montrer à l’écran. Le Chanois (de son vrai nom Dreyfus) était juif, communiste et résistant. Cela ne l’a pas empêché de travailler pour la Continental. En effet, Greven ne va pas tarder à prendre des libertés avec les directives de Goebbels, qui voulait imposer aux Français des œuvrettes stupides, légères et apolitiques, pour se concentrer sur la qualité des films produits par la Continental. C’est la raison pour laquelle il n’hésitera pas longtemps à embaucher des scénaristes compétents tout en les sachant juifs, Henri Calef, Le Chanois) à condition qu’ils utilisent des prête-noms.
La Main du diable est un titre à part dans la production Continental, dans la mesure où il est réalisé par un cinéaste prestigieux au crépuscule de sa carrière, alors que Greven préférait employer des nouveaux talents comme Henri-Georges Clouzot ou André Cayatte. Tourneur avait déjà derrière lui de nombreux films muets réalisés en France et aux Etats-Unis lorsqu’il entreprend La Main du diable, adaptation moderne de la nouvelle « La Main enchantée » de Gérard de Nerval. Le film illustre un courant fantastique peu usité du cinéma français et s’avère une grande réussite esthétique, avec un soin particulier apporté aux jeux d’ombre et aux décors qui parviennent à créer une atmosphère onirique et inquiétante. La Main du diable, loin de divertir le public en ces temps de privation, se permet des allusions à la situation de la France en narrant les mésaventures d’un homme au destin tragique, victime de ses choix et d’un désir de gloire et de fortune qui le conduisent à pactiser avec le diable. Olivier Père, 2021.
Les clients d'un hôtel isolé de montagne se retrouvent bloqués par les intempéries. Personne ne semble prendre la situation avec gravité jusqu'à ce qu'un homme ne fasse irruption un soir dans les lieux. Personnage étrange, il semble poursuivi et porte, comme seul bagage, un petit paquet… Il finira par raconter sa terrible histoire à l'assemblée !
Adaptation de la nouvelle La Main Enchantée de Gérard de Nerval, LA MAIN DU DIABLE prend de grosses libertés avec l'œuvre littéraire originale. Tellement qu'au final, le film semble plutôt être le croisement entre Faust et Les Mains d'Orlac. De l'histoire de Maurice Renard, on retient donc un artiste, ici un peintre, dont une substitution de main va changer radicalement la vie. Toutefois, la main en question ne lui apporte pas directement le malheur. À l'instar de Faust, le héros de LA MAIN DU DIABLE entre surtout en commerce avec le diable qui lui promet talent et gloire en échange de son âme. Le personnage maléfique est représenté ici comme un petit bonhomme d'allure débonnaire qui n'hésite pas à jouer avec les travers de ses victimes. Même lorsque le héros a la possibilité de racheter son âme, le diable lui fait une offre anodine qui se révèle assez infernale. Un piège dans lequel l'artiste peintre va, bien évidemment, tomber. LA MAIN DU DIABLE expose son histoire avec une certaine sobriété bien que des passages oniriques ou étranges viennent appuyer l'élément fantastique. Pour autant, l'épilogue du métrage n'entérine pas complètement la thèse du surnaturel. En cela, il est intéressant de constater que Maurice Tourneur, le réalisateur, est le père de Jacques Tourneur. Ce dernier va, à la même période, enchaîner plusieurs films pour la RKO, sous la houlette de Val Lewton, dans lesquels l'élément «Fantastique» se montre plutôt ambigu. On pense bien évidemment à LA FÉLINE, VAUDOU ou encore L’HOMME LÉOPARD. L'utilisation d'éclairages ou de décors expressionnistes rapproche d'autant LA MAIN DU DIABLE des films précédemment cités.
Néanmoins, il faut rappeler que lors de la création de ces films, les deux cinéastes parents sont séparés par la Seconde Guerre Mondiale. Jacques Tourneur est resté aux Etats-Unis alors que Maurice Tourneur est, à ce moment là, en France depuis son retour d'Hollywood quelques années auparavant. Le tournage de LA MAIN DU DIABLE se fait donc dans le contexte de la France occupée par les troupes allemandes. Plus surprenant, le métrage est produit par une société de production financée par l'Allemagne en vue de produire des métrages ne portant aucun message pernicieux contre l'occupant voire de propagande (ce qui ne sera pas vraiment le cas). La maison de production Continental Films produira d'ailleurs d'autres perles du cinéma français comme LE CORBEAU, LES INCONNUS DANS LA MAISON ou L'ASSASSIN HABITE AU 21. Rétrospectivement, LA MAIN DU DIABLE ne laisse pas vraiment transparaître les conditions historiques particulières de son tournage. Certains éléments semblent même prendre un sens plus général comme la manière dont le film critique l'univers artistique : les gens se déplacent aux vernissages plus pour les petits fours que les toiles exposées. Cette critique du milieu des artistes et des commerçants, dans la première partie du film, s'avère assez croustillante. Le héros n'hésitant pas rétrospectivement à faire sa propre critique de peintres se donnant un genre négligé. Alors que son sujet est finalement assez grave, LA MAIN DU DIABLE adopte donc au départ un ton plutôt léger et amusant avant de sombrer petit à petit dans la tragédie, suivant au passage le déclin psychologique de son héros découvrant les véritables facettes de ceux qui l'entourent.
Comme déjà dit, la mise en images de LA MAIN DU DIABLE se montre très soignée et fait usage d'éclairages sophistiqués ou de jeux d'ombres qui évoquent le cinéma expressionniste. De même, le film se pare de quelques fantaisies comme de petites animations sur des chiffres venant appuyer les propos d'un comptable satanique, ou encore un excellent flashback onirique, expliquant le parcours de la fameuse main, se plaçant lui-même dans une narration a posteriori. Si la réalisation du film distille déjà une véritable ambiance, LA MAIN DU DIABLE se pare aussi d'une distribution de têtes connues comme Noël Roquevert, Antoine Balpêtré ou encore Georges Chamarat venus épauler Pierre Fresnay, héros torturé de cette étrange histoire. Bien sûr, après plus de soixante ans, LA MAIN DU DIABLE se montre forcément daté mais il n'en reste pas moins une belle réussite du Cinéma Fantastique français au même titre que LES YEUX SANS VISAGE ou encore LA BELLE ET LA BÊTE. Antoine Rigaud.
MA FEMME EST UNE SORCIÈRE
I MARRIED A WITCH
USA 1942 de René Clair
avec Veronica Lake, Fredric March…
RÉSUMÉ
Wallace Wooley est un bourgeois sérieux, nanti, qui fait de la politique. Il est fiancé à Estelle, jeune femme de son milieu. Équilibre parfait, brisé par le surgissement d’une sorcière nommée Jennifer et de son père, emprisonnés depuis des siècles dans un arbre, mais libérés par la foudre. Jennifer devrait punir Wallace qui a fait jadis condamner au bûcher une ancêtre. Mais l’amour est le plus fort et les lois naturelles prévalent sur le surnaturel.
POINTS DE VUE
René Clair, cinéaste français par excellence (esprit, rigueur, clarté, distance) s’est très bien adapté au style hollywoodien. Il adore les fables, et celle-ci est remarquablement imaginée et écrite. De plus, c’est une comédie légère, pas un pensum laborieux. Avec très peu d’effets spéciaux, mais beaucoup de poésie dans les images et les éclairages, le cinéaste a réussi une fantaisie de grande classe. Le charme de Veronica Lake n’est pas étranger à cette réussite. Gilbert Salachas, journaliste, 1995.
... de ce film, qui débute sous un chêne. C’est là que sont enterrées depuis des siècles les cendres d’un sorcier et de sa fille Jennifer, condamnés au bûcher par les bien-pensants, et surtout par un certain Nathaniel Wooley. Un chêne d’où la jeune sorcière ricane encore de la malédiction qu’elle lança à tous les Wooley à venir : leurs mariages seront des naufrages... Jusqu’à cette nuit où un vrai coup de foudre, météorologique, libère Jennifer. Ravie d’exercer enfin sa vengeance, elle s’incarne en blonde incendiaire (Veronica Lake, piquante !) pour embraser le cœur de Wallace Wooley, descendant actuel de la maudite lignée. Mais l’amour est un drôle d’engin, moins obéissant qu’un balai...
René Clair, son élégance poétique et son goût pour la satire sociale s’installèrent à Hollywood dans les années 1940 et y firent des merveilles, comme cette comédie fantastique raffinée qui brocarde l’institution du mariage quand il est de raison. Quel rythme (la scène où Fredric March est sans cesse empêché d’atteindre l’autel), quelle légèreté dans ces amours surnaturelles entre un politicien guindé, sur le point de se marier, et une beauté maligne et futée, experte en courants d’air ! René Clair émaille leurs échanges de trouvailles magiques, qui valent bien tous les effets spéciaux d’aujourd’hui. Et il finit, rieur, sur une ode à la conjugalité, à condition qu’elle engendre des petites sorcières bien-aimées... - Guillemette Odicino, 2022.
Que l’on ne s’y trompe pas : malgré le sujet de base, il s’agit bien d’une comédie, et même d’une comédie totalement loufoque.
La terrifiante époque du passé de chasse aux sorcières de Salem (bien réelle) est détournée pour créer des situations comiques contemporaines. Les fantômes de la sorcière et de son père, "libérés" par un orage, vont retrouver le descendant actuel des Wooley, Samuel, alors qu’il donne chez lui une réception pour remercier ses soutiens politiques et annoncer son mariage imminent. Les deux fantômes, d’abord invisibles, ne vont avoir de cesse de contrarier le destin de Samuel.
L’intrigue va se jouer de tous les codes de la sorcellerie en les détournant pour créer des moments de comédie débridée, entre apparition/disparitions, quiproquos, clins d’œil, ou encore chausse-trappes puérils, n’ayant pour but que de rendre fou le candidat sénateur.
René Clair est, avec Jean Renoir, l’un des rares cinéastes français à avoir réussi une carrière américaine pendant la Seconde Guerre mondiale (après un passage en Grande-Bretagne). Ce long métrage est le deuxième des quatre qu’il réalisa à Hollywood, sans compter sa participation à une œuvre collective.
Le savoir-faire élégant et poétique du cinéaste lui a permis d’ intégrer totalement les codes du cinéma américain. Pourtant, il reviendra en France dès 1947 pour y finir sa carrière avec plusieurs réalisations marquantes.
Ici, sans réels effets spéciaux, il réussit à nous transporter dans un univers magique où le surnaturel, avec humour, mène la vie dure à la réalité.
Le couple contrasté Fredric March (raide et guindé) et Veronica Lake (mutine et charmante), qui fonctionne parfaitement, participe à la réussite de cette sympathique comédie. Il en va de même de Susan Hayward qui campe la fiancée contrariée.
Sol Saks, le créateur de la série télévisée Ma sorcière bien-aimée (Bewitched, 1964-72) a clairement exprimé s’être inspiré en partie de ce film pour bâtir sa propre intrigue. Fabrice Prieur, 2022.
LA BEAUTÉ DU DIABLE
France 1949 de René Clair
avec Michel Simon, Gérard Philipe…
RÉSUMÉ
Sur le point de mourir, le vieux professeur Faust (M. Simon) sent que sa vie consacrée à la science a été totalement vaine et qu’il est passé à côté de l’essentiel. Méphisto lui apparaît et lui propose de troquer sa jeunesse contre sa vieillesse, puis la richesse et la gloire contre son âme. Il accepte. Ils échangent leur apparence. Faust devenu Henri s’aperçoit qu’il a fait un marché de dupe et se révolte contre le destin qui l’attend.
POINT DE VUE
Conçu à l ‘époque où l’existentialisme triomphait, le film prône la liberté morale du choix humain contre le destin qui le pousse vers le mal. Si l’idée du film a vieilli, celui-ci reste remarquable par le duel Simon-Philipe, par la beauté stylisée du décor et de la mise en scène et par l’esprit Méliès qui y préside. La meilleure scène reste celle où Henri demande à Méphisto de lui montrer son avenir dans un miroir baroque. Il s’y voit répandant les destruction sur la Terre avant d’être envoyé en enfer. Stéphan Krezinski, Scénariste et Réalisateur, 1995.
LE BAL DES VAMPIRES
(DANCE OF THE VAMPIRES)
GB 1967 de Roman Polanski
avec : Roman Polanski, Sharon Tate…
RÉSUMÉ
Accompagné de son disciple Alfred, Abronsius arrive en Transylvanie pour y détruire les vampires. Il découvre le château de Krolock, hôte étrange qui a enlevé Sarah, une jeune fille du village voisin. Ils sont tous retenus prisonniers pour servir de repas à la réunion annuelle de vampires. Déguisés, ils parviennent à s’enfuir, mais Sarah a déjà été vampirisée, et ils emmènent dans leur traîneau ce qu’ils voulaient combattre… Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Mal accueilli par la critique à sa sortie, le film a bénéficié ensuite d’une grande popularité, d’ailleurs assez tardive. D’abord sous-estimé, il est maintenant surestimé, bien qu’il soit une réelle réussite au rythme toutefois inégal, mélangeant une atmosphère authentiquement étrange et des gags parfois trop attendus. Il se voulait un pastiche du genre, visant d’ailleurs plus les films de la Hammer, et donc l’excellent Terence Fisher, que les films de la Universal. Stéphan Krezinski, scénariste et réalisateur, 1995.
Certes, il y a la ravissante et regrettée Sharon Tate dans un rôle de victime contaminée. Certes, Abronsius est un savant farfelu à tête d’Einstein, dont on suit les aventures, sans déplaisir.
Pour autant, cette parodie so sixties, qui a acquis le statut de film culte, a tout de même bien vieilli : de l’auberge des autochtones au château du comte vampirique, tout sent la reconstitution toc en studio, dans des couleurs aux tonalités exagérément sombres ou criardes. Quant aux gags, s’ils arrachent parfois quelques sourires, on ne peut pas dire qu’ils signent la présence d’un réalisateur doué pour la comédie : Polanski n’a pas son pareil pour créer des ambiances troubles ou oppressantes, pas pour les mettre à distance sur le mode du pastiche. Dans un rôle touchant et maladroit, le personnage que joue le réalisateur parvient à susciter une forme d’indulgence, mais aucun des décalages privilégiés ne s’éloigne des clichés du mythe vampirique (miroirs invalides, crucifix salvateur, terreurs nocturnes).
En fait, la pochade a du mal à cacher le potentiel film, réellement terrifiant, que le metteur en scène aurait pu tirer d’une telle allégeance. On entrevoit ce long métrage jamais advenu à travers des séquences dramatiques d’une grande beauté : en premier lieu, l’agression de Sarah, dans son bain, que présagent des flocons de neige qui se confondent avec la mousse. Le comte surgit alors dans un mouvement ralenti dont l’effet immédiat est de dilater sa présence, comme si la silhouette allait fondre au contact de l’eau. On regrette d’ailleurs que l’excellent Ferdy Mayne, aussi élégant que Christopher Lee, ne soit réduit qu’à un rôle subalterne, tant il en impose, même lorsqu’il se pourlèche rapidement les babines. La fin du long métrage assigne au mythe la valeur convenue d’un mal endémique : si l’ultime pied-de-nez s’avère gouleyant, on dispose tout de même d’une avance narrative confortable, pour prévoir que le naïf Alfred et son maître rejoindront définitivement le royaume des ombres. Jérémy Gallet, 2022.
Le Bal des vampires s’ouvre sur l’image très graphique d’un paysage où dominent le bleu de la nuit et le blanc de la neige. Le son du grelot d’un traîneau est bientôt recouvert par la voix du narrateur qui nous présente le professeur Abronsius (Jack MacGowran) et son disciple le jeune Alfred (Roman Polanski), emportés vers leur destin au rythme chaotique de leur véhicule. Cette toute première sensation, émerveillée, de feuilleter un livre de contes, perdurera pendant toute la vision du film.
Le Bal des vampires est le premier grand film commercial de Roman Polanski, son premier long métrage en couleur et écran large, bénéficiant d’un budget confortable, coproduit par les Etats-Unis et un studio hollywoodien. Le producteur américain Marty Ransohoff impose à Polanski une version amputée de 20 minutes avec un dessin animé en prologue qui dévoile toute l’intrigue. Le film sort dans cette version aux Etats-Unis et il est un échec commercial. Pour la version qui sort en Europe, Polanski a obtenu le final cut et le film est un succès.
À première vue le film ressemble à une vaste cour de récréation pour enfant gâté. Ce n’est pas forcément un reproche : pour Polanski et son scénariste Gérard Brach le cinéma est d’abord un plaisir enfantin et c’est l’envie de jouer à se faire peur qui était à l’origine du projet lorsque les deux complices commencèrent à rêver au film. Polanski et Brach prennent pour cible les productions horrifiques de la Hammer, qui terrifiaient le public populaire des années 60, mais ne déclenchaient chez les deux hommes que ricanements d’incrédulité. Roman Polanski se moque des films de vampires dans une comédie dont l’humour vire souvent au sarcasme. Donc Le Bal des vampires n’est pas, au final, et au même titre que les conte de fées, un film enfantin. Certains gags sont demeurés justement célèbres (le vampire homosexuel, le vampire juif qui n’a pas peur de la croix), et le cinéaste affiche un talent incontestable pour l’absurde et la cruauté. Le vampire est un mythe sexuel et Le Bal des vampires explicite sur un mode grotesque l’écart entre la puissance souveraine des créatures de la nuit et l’impuissance gesticulatoire des pauvres humains. Alfred, homme enfant maladroit et naïf, est comme son maître un grand obsessionnel, mais ce sont les femmes qui l’intéressent, pas les vampires. On le devine aussi vierge de son expérience avec les vampires qu’avec la gent féminine. Dans l’auberge où ils échouent après un voyage éprouvant, les deux hommes vont être confrontés directement aux objets de leurs fantasmes.
La réussite du Bal des vampires doit beaucoup à sa direction artistique. Polanski part du principe qu’un sujet fantastique doit être traité de la façon la plus sérieuse possible, et accorde un soin maniaque au moindre détail visuel.
L’extrême attention aux décors et aux costumes qui alternent tons froids (la neige, les visages cadavériques des vampires, le château) et tons chauds (la peau blanche d’une jeune femme, le sang, le rouge de la cape du comte Krolock, de la robe de l’héroïne et du nœud de cravate d’Alfred) fait baigner le film dans une atmosphère onirique trouée de détails ultra réalistes et de saillies humoristiques. C’est dans ce savant mélange de rêverie et de prosaïsme que le cinéaste invente ce style qui n’appartient qu’à lui.
« Le spectateur doit croire à l’histoire qu’on lui raconte et pour cela chaque film doit être inscrit dans son lieu exact, son folklore, sa culture. (…) Cette Transylvanie imaginaire a été fabriquée avec mes souvenirs de Pologne, vrais souvenirs d’enfance ou souvenirs d’école, de livres que j’avais lus. » (Roman Polanski). Pas de référence directe à Chagall mais clin d’œil à travers le nom de l’aubergiste, orthographié Shagal, à l’américaine.
Plutôt que de moderniser leur histoire Brach et Polanski jouent avec le folklore d’Europe de l’Est qui entoure les légendes vampiriques. La photographie, les costumes et les décors – une grande partie du film est tournée en studio et ne le cache pas – sont remarquables. Polanski estime qu’une parodie a elle aussi le droit d’être visuellement superbe. Alors que les films de genre de l’époque devaient se contenter de budgets rachitiques et de bouts de décors, Polanski hérite de moyens dignes d’un « James Bond », et bénéficie du talent des meilleurs techniciens. Les adaptations de « Dracula » signées Terence Fisher, plus poétiques et moins ambitieuses – en apparence – que le film de Polanski, avaient le mérite de traiter leurs arguments fantastiques sans ironie. Le Bal des vampires peut être vu comme une blague potache – à l’instar des autres comédies de Polanski, Quoi ? ou Pirates qui ne bénéficient pas de la même réputation que ses drames. On peut aussi penser que l’angoisse existentielle d’un cinéaste obsédé par le Mal et la corruption trouve dans un récit de vampirisation et de contamination une illustration parfaite de sa vision du monde. Les films de Polanski finissent généralement très mal, et Le Bal des vampires malgré son humour ne déroge pas à la règle. L’idée selon laquelle l’amour et les meilleures intentions du monde ont toujours provoqué des catastrophes et des désastres trouve ici une illustration parfaite, typique de la philosophie du cinéaste, dénué d’illusions mais traversé par un rire moqueur. Polanski aime provoquer chez le spectateur des émotions contradictoires.
Cohabitent, chez Polanski le lyrisme le plus raffiné et le comique le plus élémentaire. La grimace est une expression comique mais aussi la trace d’une terreur profonde. Ce mélange de légèreté et de gravité se retrouve ainsi dans le burlesque des corps masculins (Abronsius, Shagal, Alfred), ridicules, difformes ou encore coincés dans l’adolescence à la différence de la jeune fille interprétée par Sharon Tate, sensuelle et gracieuse qui apparaît pour la première fois nue dans son bain, objet de désir voyeuriste et de frustration. La mort qui plane sur tout le film, y compris, rétrospectivement, avec l’assassinat de Sharon Tate deux ans après la sortie du Bal des vampires qui reste à jamais une jeune femme sacrifiée, fauchée trop tôt par la mort dans toute la plénitude de sa beauté. Mélancolie. Constat désespéré du film : la mort a gagné. (texte écrit avec la participation de Maud Ameline) Olivier Père, 2013.
LES POUPÉES DU DIABLE DE TOD BROWNING
La rencontre de Browning, Barrymore et Stroheim accouche d’un chef-d’œuvre de l’insolite. Conte de fée, mélodrame, science-fiction, miniaturisation et travestissement. Quand le cinéma américain savait délirer...
Les Poupées du diable est sans doute, après le sublime Freaks, le plus génial des films parlants de Tod Browning. Célèbre pour sa collaboration avec l’acteur transformiste Lon Chaney, « l’homme aux mille visages », Browning trouve en Lionel Barrymore un digne successeur à Chaney et ses compositions extravagantes. Barrymore interprète un banquier condamné à tort qui s’évade du bagne et se venge de ses ennemis grâce à des sbires miniaturisés. Le film est un mélodrame noir (meurtres et vols de bijoux au programme), une terrible histoire de vengeance à laquelle vient se greffer un argument fantastique, selon la tradition des surprenants mélanges deg genres et de tons (la bouffonnerie et la tragédie).
Les effets spéciaux sont extraordinaires et l’idée fascinante de la miniaturisation, à la source de plusieurs classiques du cinéma fantastique, donne lieu à des scènes très poétiques et angoissantes. La cruauté de l’histoire, qui condamne le pouvoir corrupteur de l’argent et fait l’éloge de l’amour paternel (le banquier veut rétablir son honneur, mais opère aussi dans l’ombre pour rendre sa fille riche et heureuse) porte sans conteste la marque de la personnalité d’Erich von Stroheim qui participa à l’écriture du scénario. On a oublié de préciser que Lionel Barrymore, pour rester incognito après son évasion, a la curieuse idée de se déguiser en grand-mère (on se demande encore pourquoi), ce qui offre à l’acteur l’un des plus ahurissant numéro de travestissement de l’histoire de cinéma.
Olivier Pere -2012 - Arte
Tod Browning tourne LES POUPEES DU DIABLE juste après LA MARQUE DU VAMPIRE de 1935. Ce dernier ne connaît qu'un petit succès, mais c'est pourtant un point positif pour Browning qui vient de traverser une période difficile. Ses deux films antérieurs, LA MONSTRUEUSE PARADE et le drame FAST WORKERS, ont été de coûteux échecs commerciaux. Quant à son projet de long métrage LOUSIANA LOU, au scénario écrit par le prix Nobel de littérature William Faulkner, il lui a échappé pour se voir confié à George B. Seitz (le métrage s'appelle LAZY RIVER et sort en 1934).
Le petit succès de LA MARQUE DU VAMPIRE encourage donc Browning à revenir au cinéma de l'étrange, genre avec lequel il a connu ses plus grands succès. En s'inspirant du roman «Brûle, sorcière, brûle» de Abraham Merritt, il rédige un nouveau scénario : THE WITCH OF TIMBUKTU dont le récit se déroule entre la Guyane et Paris. Son intrigue implique la sorcellerie vaudou. Browning est aidé dans son écriture par Guy Endore (auteur du célèbre roman «Le loup-garou de Paris» et co-scénariste de LA MARQUE DU VAMPIRE) et même par Erich Von Stroheim (réalisateur de grands classiques hollywoodiens du muet tels que FOLIES DE FEMMES ou LES RAPACES, mais mis au placard par les studios au début des années trente).
Ce nouveau projet fantastique part donc sur de bonnes base pour Tod Browning. Néanmoins, après une première moitié des années trente consacrant le triomphe de l'horreur hollywoodienne, la censure se réveille. Aux USA, le code Hays, destiné à limiter la représentation de la violence et de l'érotisme au cinéma, est appliqué scrupuleusement à Hollywood à partir de 1934. La Grande-Bretagne, gros marché pour le cinéma américain, voit sa censure se montrer très sévère avec les produits horrifiques hollywoodiens. Browning doit réviser sa copie et retirer de son script toute référence aux rites vaudous. Il les remplace par les expériences d'un savant fou.
Pour ce film, finalement appelé THE DEVIL DOLL (LES POUPEES DU DIABLE en français), Tod Browning retrouve le grand acteur Lionel Barrymore qu'il a déjà dirigé à plusieurs reprises, par exemple dans LA MORSURE de 1927 et LA MARQUE DU VAMPIRE. Nous reconnaissons aussi Maureen O’Sullivan, actrice devenue mythique pour avoir été la Jane de TARZAN L’HOMME SINGE dans le cycle MGM mettant en scène ce héros sous les traits de Johnny Weissmuller.
Le récit de LES POUPEES DU DIABLE est complexe, mêlant l'épouvante et le roman policier. Le français Paul Lavond, ruiné par des banquiers indélicats, est accusé d'un forfait qu'il n'a pas commis par les mêmes canailles. Le pauvre homme est envoyé en Guyane, dans le sinistre bagne de l'Île du Diable, dont il s'échappe néanmoins en compagnie d'un dénommé Marcel. Ce dernier s'avère un savant fou dont la femme, Malita, poursuit les expériences à quelques lieues de là, dans un laboratoire construit en pleine jungle.
Marcel a mis au point un système capable de réduire un animal ou un être humain au sixième de sa taille normale. Hélas, l'homoncule ainsi créé est dénué de toute volonté et de toute intelligence autonome. Il peut cependant être dirigé par l'esprit d'un être humain normal. Dès lors, les personnes réduites à une taille minuscule par cette technique deviennent des marionnettes contrôlées par la volonté de Marcel et de sa compagne démente. Marcel compte employer cette méthode pour réduire toute l'humanité à l'échelle 1/6ème et devenir maître d'un monde devenu « parfait ». Las ! Le chercheur exalté meurt d'épuisement quelques temps après avoir fait toutes ces révélations à Paul Lavond ! Celui-ci promet à la veuve du scientifique de réaliser le plan de son cher Marcel si elle accepte de l'accompagner à Paris et de l'aider à se venger des trois banquiers responsables de sa ruine et de son déshonneur...
Comme son titre l'indique, LES POUPEES DU DIABLE a pour argument fantastique la présence d'êtres humains miniaturisés. Des curiosités semblables apparaissent déjà l'année précédente dans une superbe séquence de LA FIANCÉE DE FRANKENSTEIN au cours de laquelle le sinistre docteur Pretorius montre fièrement au professeur Frankenstein des petits personnages vivants, créés ex nihilo. Toutefois, il s'agit d'une scène isolée de ce classique. En 1940, Ernest B. Schoedsack réalise DR. CYCLOPS dans lequel un savant fou réduit quatre personnes à la taille de jouets. De tels sujets reviennent avec les années 1950, grande époque de la science-fiction américaine et de ses mutations nucléaires. Nous pensons bien sûr aux aventures de L’HOMME QUI RÉTRÉCIT de Jack Arnold, dans lequel un humain, soumis à un nuage radioactif, voit sa taille décroître sans cesse... LES POUPEES DU DIABLE traite ce thème avec une originalité : les personnes ainsi rétrécies perdent toute intelligence et toute autonomie. Ils ne sont que des instruments soumis à la volonté de leurs créateurs.
Ces personnages miniaturisés servent donc à Paul Lavond pour accomplir sa vengeance. Au cours de la séquence la plus fameuse de LES POUPEES DU DIABLE, Lachna, miniaturisée, commet un cambriolage et assassine un des ennemis de Lavond. À l'aide de trucages très bien réglés (superpositions) et de décors construits à une échelle démesurée, Browning propose une scène fantastique admirable. L'argument de départ, très imprégné de science-fiction (un savant fou veut utiliser son invention pour dominer le monde), se trouve rapidement détourné pour donner lieu à une histoire de vengeance, dans laquelle la police française est incapable d'élucider les crimes et les disparitions mystérieuses.
Pour passer inaperçu, Paul Lavond, recherché par la police après sa fracassante évasion du bagne, a l'idée farfelue mais efficace de se faire passer pour une vielle marchande de jouets appelée madame Mandelip, travaillant dans une discrète et charmante petite boutique. Bien souvent, dans les films de Browning, le déguisement joue un rôle important. Les criminels y aiment à se déguiser en des êtres inoffensifs et pitoyables afin d'endormir la vigilance de la société. Ainsi, dans les œuvres de Browning, l'acteur Lon Chaney joue des malfaiteurs se faisant passer pour un manchot (L'INCONNU), pour un brave prêtre paralytique (L'OISEAU NOIR) ou, tout comme Barrymore dans LES POUPEES DU DIABLE, pour une vieille femme (LE CLUB DES TROIS : la « vieillarde » promène dans un landau, incognito, un nain cambrioleur !)...
Dans LES POUPEES DU DIABLE, les séquences fantastiques ne sont pas fréquentes. Nous sommes loin de L’HOMME QUI RÉTRÉCIT, succession ininterrompue de trucages époustouflants. Ici, ces passages spectaculaires alternent avec des moments mélodramatiques, notamment en dépeignant les relations complexes de Paul Lavond avec sa mère et sa fille Lorraine, qu'il a du abandonner dans la pauvreté au moment de son incarcération.
Lorraine refuse de pardonner à son père et ne veut pas croire qu'il a été emprisonné pour une faute qu'il n'a pas commise. Il ne fait aucun doute pour elle qu'il s'agit d'un vaurien. Paul la rencontre alors qu'il est déguisé en Madame Mandelip, sans que sa fille ne se doute que cette fragile vieille femme est en fait son père, dissimulé sous une mise peu orthodoxe. Si nous pouvions craindre que ces séquences dramatiques s'imbriquent mal au reste du métrage, tout cela passe en fait bien, grâce à la magistrale interprétation de Lionel Barrymore, parvenant sous la défroque de madame Mandelip, à osciller entre le pathétique au cours des passages dramatiques d'une part, et une cruauté réjouissante dans les séquences de meurtre d'autre part. Toutefois, le rythme du film souffre de ces changements de ton et certains éléments de science-fictions s'avèrent poussifs, notamment le personnage de la très exaltée Malita.
Nous retrouvons en tout cas une approche réaliste du fantastique, trait typique de certaines œuvres de Tod Browning. Il refuse ici le recours à des atmosphères étranges, contrairement aux cinémas fantastiques expressionniste allemand ou gothique hollywoodien (que Browning aborda toutefois au cours de certains passages de DRACULA ou de LA MARQUE DU VAMPIRE). Ici, le fantastique ne vient pas tant du style de la réalisation, très neutre, que de la façon dont le récit et la mise en scène dégagent l'étrange et le mystère des éléments les plus anodins de la réalité. Vous croyez rencontrer une inoffensive vieille parisienne ? Il s'agit d'un redoutable évadé en cavale qui se travestit pour déjouer les soupçons. Vous pensez passer devant la charmante vitrine d'un magasin de jouets ? Sa réserve cache un laboratoire où se déroulent des expériences inhumaines. Votre regard s'attarde sur une poupée représentant une petite parisienne ? Il s'agit d'une tueuse miniature prête à accomplir les volontés démentes de ses maîtres. Un jouet de clown attire votre attention par son allure cocasse ? Paul Lavond a dissimulé dans cette babiole les bijoux qu'il vient de voler ! Chez Browning, il n'est pas nécessaire de distordre la réalité pour en dégager le fantastique : il s'y trouve déjà à l'état pur pour celui qui sait la regarder avec les yeux de son imagination grands ouverts.
LES POUPEES DU DIABLE est donc une réussite dans la carrière de Tod Browning, à laquelle nous reprochons juste quelques hésitations dans son ton. Ce film est rentable, mais les résultats financiers paraissent insuffisants au patrons de la MGM. Qui plus est, Irving Thalberg meurt prématurément en 1936. Ce puissant producteur, Golden Boy d'un Hollywood en plein essor, a toujours soutenu Browning dans cette compagnie, y compris lors de la sortie très controversée de LA MONSTRUEUSE PARADE. Tod Browning réalise encore MIRACLES FOR SALES (1939), un film se déroulant dans le milieu des prestidigitateurs. Mais il est ensuite renvoyé de la MGM à laquelle il a pourtant offert bien des succès dans la seconde moitié des années 1920, grâce à ses nombreuses collaborations avec l'acteur Lon Chaney.
Browning quitte Beverly Hills et se retire à Malibu. Après la mort de son épouse, il vit solitaire et amer tandis que l'histoire du cinéma l'oublie. Il meurt d'un cancer en septembre 1962, alors même que ses films sont redécouverts aux USA, mais aussi en France, avec le travail de cinéphiles comme Jean-Claude Romer qui dédie une étude à son œuvre dans la revue surréaliste «Bizarre» cette même année. Emmanuel Denis.
LES AILES DU DÉSIR
(DER HIMMEL ÜBER BERLIN)
R.F.A. 1987 de Wim Wenders
avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin…
RÉSUMÉ
Murés dans leur solitude, vaquant à leurs occupations, les Berlinois ne peuvent voir les anges qui les observent. L’un d’eux, Damiel, voudrait vivre la destinée et les sentiments des humains qu’il écoute attentivement. Il rencontre la trapéziste Marion, dont il tombe amoureux. Ancien ange, le comédien Peter Falk, qui tourne un film sur la période nazie, l’aide à devenir un mortel. Damiel peut ainsi retrouver Marion et savoir ce qu’aucun ange ne sait. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
La puissance évocatrice du texte de Peter Handke, la splendeur des images de Henri Alekan (en noir et blanc pour les anges qui ignorent les couleurs), la chaleur, l’humour ou la sensualité des interprètes, la virtuosité de la mise en scène font de ce poème allégorique aux accents métaphysiques, mêlant anges et hommes, un hymne à la vie d’une totale originalité, entre éternité et histoire. Joël Maguy, critique aux Cahiers du Cinéma.
Deux anges en pardessus contemplent Berlin. Ils demeurent invisibles aux humains. Mais ils voient et entendent tout. L'un d'eux tombe amoureux d'une trapéziste...
L'Allemagne était devenue pour Wenders une terre d'anxiété. Il s'en était évadé pour tenter de se reconstruire une cellule intime. En vain. C'est en poète qu'il revenait au pays. En fils bienveillant. Pour dépeindre le vrai visage de cette Allemagne déchirée, transformée en no man's land. C'est avec innocence qu'il filme terrains vagues, avenues glaciales et bunkers éventrés. Avec infiniment d'affection, il explore les ruines douloureuses de sa terre natale. Les mouvements, planants, sensuels, aériens de sa caméra sont parmi les plus beaux qu'on ait vus.
C'est un film sur l'enfance, la mémoire, le malheur et l'espoir. Prix de la mise en scène à Cannes en 1987, Les Ailes du désir est aussi un film sur le cinéma, l'art de contempler sans manipuler, l'envie de voir la vie en couleurs. Et sur l'amour : Wenders, qui avait disserté sur l'impossibilité de vivre à l'infini avec une femme, y célébrait son bonheur avec l'interprète du rôle de la trapéziste, Solveig Dommartin, décédée en 2007. Télérama, 2014.
Les Ailes du désir est une œuvre hors du temps. En noir et blanc, mais aussi en couleurs. Sur un rythme languissant invitant à la réflexion. Il semble d’ailleurs difficile, sans chronomètre, de lui attribuer une durée à l’issue de l’expérience. Elle est de la trempe de celles qui restent gravées à jamais.
L’ange Damiel est accompagné de Cassiel et erre dans les rues de Berlin. En tant qu’anges, ils ont la possibilité, en plus d’être invisibles, de s’immiscer dans les pensées des gens. Sans pouvoir interférer, ils peuvent tout de même les lire. Ainsi, les voilà plongés dans les réflexions et le plus souvent les sombres idées des passants. Dans ce contexte, difficile de ne pas s’attacher émotionnellement. Alors, quand Damiel fait la rencontre d’une jeune et virevoltante trapéziste nommée Marion, il se demande s’il ne faudrait pas renoncer à son statut d’ange, pour profiter de l’amour de celle-ci, puisque le voilà éperdument amoureux…
Les Ailes du désir est le conte méditatif par excellence. Il propose, pendant deux heures, une plongée intimiste au sein des voix intérieures des gens que croisent les protagonistes. Au cœur de leurs doutes, de leurs craintes, parfois de leurs joies.
Ce qu’on attend du cinéma, ce qu’on attend de l’art, c’est qu’il vous transporte là où rien d’autre ne peut vous amener. Ce qu’on espère du cinéma, c’est que le temps s’arrête, que l’emprise du rythme de nos vies s’éteigne face au merveilleux, face à la beauté. C’est exactement ce que propose Wenders, et tout ce que l’on souhaite au spectateur, c’est de tomber dans son piège magnétique et déluré. Cette suspension de la réalité peut intervenir à différents moments du long métrage. Aux spectateurs d’avoir la curiosité de s’y confronter pour le découvrir.
Peut-être que le plaisir n’arrivera jamais, et que la relative lenteur du film gagnera les plus impatients… Ou pas. Peut-être qu’ils se laisseront gagner par le charme indicible d’un long métrage tout à fait particulier, et notamment par le charme d’une scène de concert de rock sous-terrain, absolument magnifique. Dans cette séquence, Nick Cave est en tournée, à Berlin, et donne des concerts underground, subversifs, proposant un rock pur et flottant dans les têtes, insaisissable. Sous ses accords, l’ange apparaît. Ce n’est pas celui qu’on croit. L’ange Damiel, le vrai, rencontre un autre ange : le sien.
Damiel connaît déjà l’objet de son désir, Marion, puisqu’il l’épie depuis quelques temps. Mais pendant quelques minutes, elle se révèle véritablement à lui. Elle se laisse bercer par la musique, laissant son corps s’exprimer librement, sans barrière, innocemment. Seule, elle prend un plaisir irréel à laisser ce corps se mouvoir au rythme de la chanson, dont on se souvient sans vraiment se souvenir, mais qui vous laisse une sensation bien précise. Celle du lâcher-prise. Mais son plaisir à elle n’est rien face à celui de l’ange, le vrai. Les rôles semblent inversés. Et au détour d’un moment qui paraît anodin, un des coups de foudre les plus intenses qui soit se produit.
On peut évoquer ce segment en exergue. Mais les films, une fois gravés dans la tête, se distordent. Ils sont malléables. Ils s’adaptent aux goûts, au vécu. Tout le monde peut voir le même long métrage, mais personne n’éprouve les mêmes sensations, le même souvenir. Les Ailes du désir résonnera différemment pour chacun des spectateurs.
Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’oublie pas. Thomas Bonicel, 2020.
L’ÂGE D’OR
France 1930 de Luis Bunuel
avec Gaston Lodot, Lya Lys, Max Ernst…
RÉSUMÉ
Le film s’ouvre par un documentaire sur les scorpions, « genre d’arachnides répondais dans les régions chaudes de l’ancien monde ». Puis l’on est transporté dans une île aux abords rocailleux, habitée par des bandits qui végètent dans une misérable cahute. Arrive une délégation de notables, conviés à la pose de la première pierre d’une ville : Rome. Non loin de là, un couple se vautre dans la boue. On les sépare. L’homme qui a rompu avec un passé d’honorabilité, est amoureux d’une jeune femme de la grande bourgeoisie. Son père, le marquis de X, donne une réception dans son château, qui va être le théâtre d’événements étranges : des ouvriers en charrette traversent le salon, le garde-chasse tue son fils désobéissant sous l’œil amusé des invités… La conclusion nous conduit au château de Selliny, où des libertins se livrent à une criminelle orgie. Le dernier plan montre une croix où sont accrochés des cheveux de femme, sous une bourrasque de neige… Dictionnaire des films, éd. Larousse, 1995.
POINT DE VUE
L’Âge d’or est le premier long métrage tourné en France par Luis Bunuel, grâce à une subvention du Vicomte de Noailles, un riche mécène intéressé par le cinéma d’avant-garde (il finança de la même manière des essais de Man Ray et de Cocteau). Bunuel et son ami Salvador Dali, Espagnols émigrés, s’étaient fait connaître par Un Chien andalou, un court métrage à l’humour agressif, réalisé dans un style proche de l’ « écriture automatique », chère aux surréalistes, qui avait remporté un beau succès de snobisme.
Bunuel renchérit ici dans la subversion, l’érotisme et la violence contestataire, battant en brèche les bonnes moeurs, le bon goût et le bon sens, et exaltant la toute-puissance de « l’amour fou ». Commencé comme un banal reportage zoologique, le film (d’abord intitulé La Bête andalouse) tourne vite à la parade anti-sociale et anti-religieuse. Le comble de la provocation est atteint dans la séquence finale, inspirée des 120 journées de Sodome, du marquis de Sade, où l’on nous présente un Christ complice d’une orgie. Une violente campagne menée par les ligues d’extrême-droite aboutit à l’interdiction du film par la censure, laquelle ne sera levée qu’en 1980 ! Film-cri et film-blasphème, L’Âge d’or formule, selon le Manifeste du surréalisme, « une hypothèse sur la révolution et l’amour qui touche au plus profond de la nature humaine ». Tous les films ultérieurs de Bunuel en prolongeront, plus ou moins explicitement, l’ironie vengeresse. Claude Beylie, rédacteur en chef de l'Avant-scène-cinéma.
LA BELLE ET LA BÊTE
de Jean Cocteau
France - 1945/46 - 1h40 - NB
Mes mensonges, c’est vérité-Sévérité, même en songe. Jean Cocteau
La Belle et la Bête : un conte de fées sans fées, a écrit Cocteau. Toute l’esthétique - et l’éthique tout aussi bien - du film est dans cette définition : fuir les fées, le poétique, le fantastique spectaculaire, facile et vulgaire, les brumes et les flous de l’irréalisme de convention, pour mieux atteindre la féerie, la poésie, les prodiges enfin reconnaissables, par la rigueur, l’ordre, l’invention des éléments, la beauté des lignes simples ou du baroque maîtrisé, l’harmonie et les rythmes accomplis. C’est dans cette recherche que l’on sent constamment Cocteau tendu avec passion, dans le « Journal de la Belle et la Bête ».
Si l’on veut vraiment « apprendre » à faire du cinéma, c’est cette lecture-là qu’il faut recommander, et puis après, on fait un film, si on en éprouve fortement l’exigence. On a découvert ce qu’il faut savoir souffrir et assumer pour cela, sans se plaindre.
Dans ce journal, Cocteau se réfère très souvent au Sang d’un poète : « Je dois travailler comme à l’époque du Sang d’un poète où nul ne me guettait. La fraicheur est à ce prix. » Il se réfère aussi à une certaine conception du travail qui, en même temps, en est une du cinéma : « C’est une journée du travail que j’aime. Très habile et très précis. »
Faut-il dire ici que c’est de l’habileté de l’artisan et non du savoir-faire roublard ? Ce film a été arraché, par un combat de tous les instants, à une adversité à sept têtes ; certaines de celles-ci étaient, en Cocteau lui-même, dans ses craintes, ses audaces, sa sûreté, cette technique qu’il savait inventer, ériger en style. Il savait, par exemple, que les angles très simples et la relative fixité de l’appareil dans les scènes du jardin de la maison de Belle, que Christian Bérard, sur le coup, trouvait un peu pauvres, prendraient leur rythme singulier et nécessaire avec les dialogues, avec les images de raccord qu’on tournerait en studio, et surtout en regard des scènes du parc de la Bête où une autre recherche d’angle s’imposait.
Il savait, il avait en lui la révélation de son film, il en avait la vision, il avait foi en ce film, et une foi n’est grande que dans l’inquiétude et l’audace, les craintes, la certitude et son enjeu...
C’est à l’intérieur même de son travail que Cocteau était guetté par le pittoresque et le décoratif ; d’où cette hantise du Sang d’un poète, ce désir de fuir, comme en cette première fois, l’appareil du poétique et de l’irréel, cette exigence sans cesse réitérée à Henri Alekan de photographier « dur », cette attention jamais prise en défaut, portée à l’utilité de tout objet de mise en scène - car ce sont objets de mise en scène et non de décor - une chaise, une porte, une chaise à porteur servent ou disparaissent ou n’apparaissent pas...
Dans le château de la Bête, où les murs ont des yeux, et des yeux pour voir, il n’est pas un geste de candélabre, pas un regard, pas un souffle de cariatide qui ne soient justes et justifiés, qui ne soient une réaction devant une arrivée, une présence. Jamais ces éléments de mise en scène ne sont proposés à nos regards pour leur fantastique en soi. On les voit très peu ; il y a un silence de décor égal au silence de texte, dans les séquences de château, là où l’on pouvait redouter - ou espérer, au gré - l’orgie visuelle décorative. D’après le Dictionnaire du Cinéma Larousse.
La Belle et la Bête, chef-d’œuvre du cinéma français, bénéficie d’une nouvelle jeunesse avec ses images et ses sons superbement restaurés. Le film est intemporel et n’a jamais perdu son pouvoir enchanteur. Il faut pourtant le remettre dans son contexte historique, celui de la France de l’immédiate après guerre, encore meurtrie et traumatisée par cinq années d’occupation allemande, de privation et d’humiliation, avec de constantes coupures d’électricité qui rendent le tournage du film long – neuf mois ! – et hasardeux.
Ce tournage, Cocteau en a parlé comme nul autre cinéaste avant et après lui dans « le journal d’un film » de La Belle et la Bête, publié aux éditions du Rocher. Ouvrage magnifique et essentiel pour comprendre l’art cinématographique de Cocteau, véritable manifeste esthétique sur la mise en scène et le cinéma, mais aussi pour saisir l’état d’esprit, d’angoisse, d’exaltation et de fatigue d’un artiste au travail.
Devant un ouvrage aussi colossal et téméraire Cocteau somatise et lutte en permanence contre la douleur, l’épuisement. C’est un journal de souffrance physique, où le poète se plaint des terribles maladies de peau, furoncles, allergies, infections qui affligent son corps, le défigurent, comme s’il s’imposait par amour et solidarité les souffrances de la Bête et celle de son acteur Jean Marais obligé de supporter des heures quotidiennes d’un maquillage difficile, pour aboutir au résultat prodigieux que l’on connaît. Mais Cocteau confesse aussi : « Je me demande si ces journées si rudes ne sont pas les plus douces de ma vie. »
Les propos du poète peuvent surprendre, sachant qu’il adapte un conte célèbre de Mme Leprince de Beaumont, mais Cocteau refuse les effets poétiques faciles attachés à un certain type de cinéma français produit pendant l’Occupation. La Belle et la Bête est conçu comme un film libre, et donc de Libération, à l’instar de celui que termine son conseiller technique René Clément avant de le rejoindre sur le plateau, La Bataille du rail, « film admirable joué par des cheminots et des locomotives. » Cocteau a l’idée géniale d’appréhender un film fantastique comme un documentaire, ouvrant la porte à l’imprévu, à la créativité mais toujours dans un souci de travail artisanal, où le truc, l’artifice, sonne plus juste que le petit fait vrai. Il faut aussi lutter contre le flou onirique et être le plus précis possible, pour que l’imaginaire devienne réel.
C’est la raison pour laquelle, même si son cinéma se situe aux antipodes de leurs films à venir, que Cocteau aura une influence aussi grande sur les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague, Truffaut et Godard surtout.
« Ma méthode est simple : ne pas me mêler de poésie. Elle doit venir d’elle-même. Son seul nom prononcé bas l’effarouche. J’essaie de construire une table. A vous, ensuite, d’y manger, de l’interroger ou de faire du feu avec » écrit-il dans la préface de son journal.
Cocteau se méfie des mouvements d’appareils compliqués, vante la beauté des plans fixes, craint l’enluminure et les images trop évidemment picturales. Il devra batailler avec son directeur de la photographie Henri Alekan, maître des éclairages en studio et des compositions académiques, pour lui faire comprendre sa démarche, obtenir un résultat plus spontané, parfois inventé sur le tournage en fonction des aléas de la météo ou de la santé des acteurs. Comme Melville ou Pasolini quelques années plus tard, Cocteau réinvente le cinéma en bouleversant des règles qu’il ignore la plupart du temps, soutenu, aidé et encouragé par son équipe. Sans cette innocence, les images de La Belle et la Bête ne seraient pas aussi saisissantes, avec des trucages aussi primitifs que sublimes, avec les acteurs glissant en direction de la caméra au lieu de l’inverse, les jeux de miroirs, les ralentis et les images qui défilent à l’envers. Sans ce combat de chaque instant contre les éléments extérieurs, les autres et lui-même Cocteau n’aurait pas signé un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Olivier Père, 2013.
AU RENDEZ-VOUS DE LA MORT JOYEUSE
de Juan Bunuel
Maisons hantées, esprits frappeurs (« Poltergeist », disent les Allemands), lévitation et déplacement d’objets, bris de glaces et de vitres, jet de projectiles, sarabandes nocturnes, apparitions fantomatiques : on y croit ou on n’y croit pas. Camille Flammarion, qui y croyait, a rassemblé il y a une cinquantaine d’années, dans un gros ouvrage, une suite impressionnante de témoignages provenant de gens réputés s sérieux, notaires, officiers ou ecclésiastiques. Il notait que dans de nombreux cas des jeunes filles se trouvaient associées à ces phénomènes inexplicables. Et il avançait l’hypothèse de forces psychiques susceptibles de procurer à certains individus, doués (sans le savoir) de dons médiumniques, un pouvoir surnaturel.
C’est à peu près la théorie qu’illustre - en poète plus qu’en savant - Juan Bunuel dans Au rendez-vous de la mort joyeuse... Un couple de Parisiens et leurs deux enfants (une fille, Sophie, douze ans, et un petit garçon) ont pris possession d’une maison vétuste, isolée en pleine campagne. D’abord indifférents aux étranges traquenards dont ils sont victimes, ils ne tardent pas à s’affoler : voilà les meubles qui se mettent à valser et à se transformer en boulets de canon. Un réfrigérateur furibond manque de pulvériser un invité. Et une équipe de télévision, expédiée sur place, est décimée par une série de maléfices. Est-ce la maison qui refuse les nouveaux locataires ? Ou bien est-ce Sophie, la jeune fille, qui s’est alliée à la maison pour la protéger, voire pour régler ses comptes avec ses parents et des étrangers qu’elle n’aime pas ?
Juan Bunuel laisse les portes ouvertes à l’imagination. La seule chose certaine est qu’un lien magique existe entre l’adolescente et l’irascible demeure. C’est en rendant sensible ce lien magique qu’il crée le charme du récit. Aux côtés de sa pure et troublante sorcière (Yasmine Dahm, corps gracile, regard ambigu), il vagabonde dans l’irrationnel et accumule, non sans humour, les catastrophes. Dans deux scènes, l’une saisissante (la jeune fille métamorphosée en vieillards), l’autre sarcastique (un brave aumônier s’endormant avec deux écolières), Juan semble se souvenir qu’il est le fils de Luis. Hommage filial qui n’altère en rien le ton déjà très personnel du réalisateur.
Les adultes (Françoise Fabian, Jean-Marc Bory) ne sont, dans cette histoire, que des témoins effarés... À la dernière image nous voyons Sophie entrer seule dans la maison apaisée. Une seconde nous craignons que Bunuel ne rompe l’enchantement par un brusque retour à la réalité. Mais l’image se fixe. La jeune fille et sa vieille complice continueront à échanger leurs secrets. (Jean de Baroncelli. Le Monde, 1973)
Fiche technique
Genre : fantastique, horreur
Pays : France - Italie
Réalisateur : Juan Luis Buñuel Durée : 90 min
Sorti en 1973 au cinéma.
Distribution
Jean-Marc Bory : Marc
Françoise Fabian : Françoise
Yasmine Dahm : Sophie
Michel Creton : Leroy, le cameraman
André Weber : Kléber
Jean-Pierre Darras : Peron
Renato Salvatori : Henri
Claude Dauphin : père d'Aval
Gérard Depardieu : Beretti
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