CHRONIQUE, SOCIÉTÉ, POLITIQUE, RÉALISME Tome 1

ROSETTA

de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Belgique, 1999, 1h30, Couleurs

avec Emilie Dequenne, Fabrizio Rongione, Olivier Gourmet


RÉSUMÉ : Rosetta mène tous les jours une guerre sans relâche. Une guerre pour trouver du travail, une place qu'elle perd, qu'elle retrouve, qu'on lui prend, qu'elle reprend, obsédée par la peur de disparaitre, par la honte d'être une déplacée. Elle voudrait une vie "normale" comme eux, parmi eux.


COMMENTAIRE : Tous les matins, Rosetta se lève avec la peur au ventre : elle craint d'être exclue ou de disparaître, faute d'avoir pu s'intégrer. Il faut donc qu'elle trouve à tout prix un emploi et qu'elle le garde. 

Portrait touchant d'une jeune femme en proie à une situation d'extrême précarité mais animée par un désir profond de s'en sortir. Doublement primé à Cannes, ce chef-d'oeuvre réaliste des frères Dardenne rend hommage à l'énergie et à la force de Rosetta, brillamment interprétée par Emilie Dequenne. 

CRITIQUES : Rosetta (Émilie Dequenne), en colère, déambule dans les couloir d’une usine où elle vient d’apprendre que sa période d’essai n’a pas été concluante. Refusant de quitter les lieux, elle finit par être sortie de force par deux agents de police. Elle suit tout un circuit alambiqué, connu d’elle seule, pour rejoindre son domicile : une caravane dans un camping où elle vit seule avec sa mère (Anne Yernaux), sans- emploi et alcoolique. 


Tout le film se concentre sur la jeune Rosetta qui est suivie caméra à l’épaule. A peine sortie de l’enfance dont elle a encore le visage, elle cherche coûte que coûte à trouver un travail. Butée, la moue boudeuse, elle veut se sortir de cette vie de misère où, de plus, elle doit assumer une mère qui ne pense qu’à trouver de l’alcool. Inlassablement, elle marche au pas de course pour aller et revenir de la ville, de magasins en entreprises où elle propose ses services. Elle va rencontrer un jeune homme, Riquet (Fabrizio Rongione), employé dans une baraque à gaufres, qui sera le premier à lui tendre la main. Comme refusant un amour naissant, elle préfère ne voir à travers lui qu’un moyen d’accéder à un emploi, auprès du patron (Olivier Gourmet). 

Avec un réalisme quasi documentaire, les frères Dardenne peaufinent leur style unique qui consiste à explorer les dégâts humains de notre société post-industrielle. Rosetta, chat écorché, est déjà désabusée par la vie. Elle a probablement quitté l’école prématurément, doit vivre chichement dans une caravane, assume seule une mère immature. Pourtant, elle a le sens de la débrouille, en marchandant pour vendre des vêtements usagés ou encore en braconnant dans l’étang voisin. Souvent seule, elle a développé une forme de comportement presque sauvage qui complique ses rapports aux autres : brusque, d’une maladresse qui la rend mal-aimable, colérique, elle peine à susciter l’empathie. Le jeune Riquet, maladroit lui aussi, réussira-t-il à apprivoiser cette sauvageonne boudeuse ? 

Les films des frères Dardenne évoque un monde peu exploré au cinéma, celui des écorchés de la vie, et le font sans jugement, ni misérabilisme. Rosetta est sûrement le premier de leurs films à avoir la forme et le ton de ce qui deviendra leur marque de fabrique.
Pour ce métrage, ils ont obtenu la Palme d’Or au festival de Cannes 1999.
Émilie Dequenne, dix-huit ans au moment du tournage, y décrocha le Prix d’interprétation féminine.  Fabrice Prieur.

Le film des frères Dardenne bousculait le Festival de Cannes en 1999 en suivant, caméra à l’épaule, cette jeune exclue (formidable Emilie Dequenne) prête à tout pour trouver un travail. 

Rosetta est une jeune femme, presque une enfant encore, qui se bat pour vivre "normalement", pour garder son petit travail ou en retrouver un autre au plus vite. Lorsqu'elle ne travaille pas, elle materne sa mère dépressive et alcoolique, avec qui elle partage une caravane décrépite dans la banlieue liégeoise. Rosetta est prête à tout pour sortir de la misère. Quand, ce jour-là, elle est licenciée sans explication, elle repousse toute forme de charité et entreprend aussitôt de sillonner la ville, à la recherche d'un emploi. Riquet, qui tient une baraque de gaufres, la recommande à son patron, qui l'engage avant de la remplacer par son fils... 

Coup d’éclat du Festival de Cannes en 1999, Rosetta y remporta la Palme d’or et un prix d’interprétation pour Émilie Dequenne, qui débutait dans le rôle-titre. Ce « petit film belge » prit alors une dimension imposante, ce qui rendait justice à l’ambition de ses deux réalisateurs. Jean-Pierre Dardenne et Luc ont en effet voulu donner à Rosetta la force d’un coup de poing. Leur film a l’énergie de son héroïne, une jeune fille qui s’acharne à trouver une place dans une société où elle fait partie des exclus. Licenciée, renvoyée à la misère de sa vie dans une caravane, elle revient à l’attaque : obtenir un travail, c’est sa guerre. Aucune épreuve ne parvient à la décourager. 

La caméra calque son mouvement sur sa course permanente. Cette mise en scène s’inscrit dans la logique du documentaire ou du cinéma-vérité, tout en exprimant une sorte de communion spirituelle, un désir de partage. Mais le propos des frères Dardenne garde un impact brutal et déstabilisant : Rosetta n’est pas qu’une victime sociale, elle n’inspire pas forcément la sympathie. Prête à tout pour décrocher un emploi, elle trahit la seule personne qui ait de l’affection pour elle. C’est là que la force du film se révèle : cette dureté du monde du travail et des rapports humains qu’elle engendre n’a fait que devenir plus vraie. Au point que les Dardenne y sont - revenus dans un autre film, Deux Jours, une nuit (2014). Frédéric Strauss.

Y AURA-T-IL DE LA NEIGE À NOËL ?

de Sandrine Veysset, 1996, France, 1h26, Couleurs

avec Daniel Duval, Dominique Reymond, Jessica Martinez


RÉSUMÉ : Années 70, non loin de Cavaillon. Dans une modeste exploitation maraichère du Sud de la France, une mère élève seule mais avec amour ses sept enfants, tout en continuant à travailler sous les ordres de son ex-compagnon (Daniel Duval) qui est également le père de cette imposante fratrie ; il les a tous délaissés afin de retourner vivre en ville aux côtés de sa femme officielle qui lui avait déjà donné deux grands garçons. C’est un homme rude, autoritaire et égoïste qui, même s’il ne vit plus à la ferme, se trouve presque quotidiennement sur place pour superviser le travail de sa progéniture et de ses quelques ouvriers. Ne ménageant personne malgré quelques accès de tendresse paternelle et maritale, le père rend les conditions de vie de sa famille assez difficiles même si chacun réussit néanmoins à trouver quelques instants d’apaisement et d’amusement entre deux tâches harassantes et peu gratifiantes. Au gré des saisons, du début des vacances estivales jusqu’au jour de Noël, nous sommes témoins du quotidien de cette famille qui se ressoude de plus en plus autour de la mère dont le courage est mis à rude épreuve...


CRITIQUE : En cette fin d’année 1996, Y aura-t’il de la neige à Noël, non seulement par le fait de sortir à une période propice en raison de son titre, crée la surprise ! Ce premier film qui semblait vouloir s’avancer on ne peut plus discrètement (intrigue minimaliste, casting composé de comédiens inconnus ou amateurs à l’exception de Daniel Duval, thématiques pas vraiment dans l’air du temps et pas spécialement attrayantes avec l’arrivée des frimas de l’hiver, moment où lequel le public préfère rire...) se voit du jour au lendemain "harcelé" avec une extrême bienveillance par une horde de journalistes en pâmoison bientôt suivie par des spectateurs tout aussi enthousiastes. Des textes dithyrambiques dans la presse, un bouche à oreille extrêmement positif qui se propage, et voilà Sandrine Veysset et toute son équipe aux anges. Reconnaissance du public et de la critique, prix Louis Delluc, César de la meilleure première œuvre... n’en jetez plus ! Le film de la jeune réalisatrice n’a pas pris une ride, toujours aussi beau, juste et bouleversant ! Même si cet exercice n'est pas très original au vu de sa réception initiale pour le moins élogieuse, à mon tour de me montrer extatique (sans que cela n’ait aucunement à voir avec l’année de naissance de la réalisatrice qui en fait une "conscrite") !

“Pourquoi faire une école ? J’ai appris en regardant faire les autres. Les producteurs veulent qu’on les rassure avec des courts métrages. Mais si on n’a pas envie de faire un court, comment peut-on réussir à le faire ? Moi, j’avais cette histoire à raconter et c’était un long métrage. Point. Je ne comprends pas ce système qui veut que les gens aient fait des choses avant pour prouver je ne sais quoi. Il n’y a rien à prouver. Je ne suis pas cinéphile, je n’ai pas fait d’école : et alors ? Ce qui compte, c’est la sensibilité.” Et même s'il ne faut pas en faire une généralité, d'autant que cela ne fonctionnera probablement pas avec tout le monde, pour ce qui la concerne Sandrine Veysset prouvait avec éclat que cet état de fait pouvait se révéler tout à fait juste et viable. C’est donc grâce à cette absence de complexes, un caractère bien trempé, des idées bien arrêtées et une forte ténacité que la cinéaste en herbe se lance dans l’écriture de son premier film. Mais c’est tout d’abord la rencontre avec Leos Carax qui fut le déclencheur de ce projet, elle qui ne se destinait absolument pas au 7ème art. Alors que, délaissant un peu ses études de lettres et d’arts, elle assiste à la création des décors des Amants du Pont-Neuf près de Montpellier, elle se plait tellement sur les plateaux de cinéma qu’elle laisse complètement tomber la fac. L’assistant-réalisateur lui propose alors d’être le chauffeur de Carax durant le tournage. Passant des heures en voiture avec le réalisateur, elle lui raconte son enfance à la campagne ; appréciant ses multiples anecdotes sur un mode de vie et un univers qui lui sont totalement étrangers, il l’encourage à tirer un récit de sa jeunesse campagnarde : “À l’époque, je ne pensais pas en faire un film. Mais au fil de l’écriture, les images sont venues. Je voyais un début dans le foin chaud de l’été et une fin sous la neige, le cycle des saisons... L’enfance remontait, déformée par la fiction."

Et grâce notamment au soutien inconditionnel du producteur de Youssef Chahine et de Philippe Faucon, Humbert Balsan, ce sont exactement les images qu’elle avait en tête qu’elle arrivera à retranscrire à l’écran, n'ayant jamais douté de ce qu'elle accomplissait, toutes les étapes (de l'écriture au montage) s'étant déroulées avec une évidence qui l'a elle-même étonnée sur le moment. De là découlera en partie pour le spectateur ce ressenti d’un naturel confondant à tous les niveaux, encore plus pour ceux comme moi qui ont vécu leur enfance dans les années 70. En effet, cette décennie est parfaitement bien reconstituée sans que ce ne soit jamais trop connoté dans le temps ni ostentatoire, mais au contraire tout en retenue à travers le choix des objets, des voitures (la fameuse Ami 8 de Citroën), des vêtements et leurs couleurs, des expressions, blagues et ritournelles, ou encore des programmes télévisées (que ce soit la série Les Arpents verts ou la diffusion un mardi soir en première partie de soirée du  Retour de Frank James de Fritz Lang).

Outre cette discrète reconstitution, dans une recherche d'un plus grand réalisme possible ainsi que d’un ton constamment juste et vrai, la principale exigence de la jeune réalisatrice sur le tournage fut que les comédiens ne soient pas soumis à la technique mais au contraire que la technique s’adapte aux comédiens, quitte à avoir recours au système D pour trouver toutes sortes de solutions allant dans ce sens. Pour faire comprendre concrètement ce qu’elle souhaitait instaurer comme règle essentielle sur le plateau,
Sandrine Veysset aura par exemple eu un léger conflit avec l’ingénieur du son qui avait demandé aux enfants de faire attention à ne pas faire de bruits avec leurs couverts durant les scènes de repas, cette requête n’allant évidemment pas dans le sens de la volonté de la cinéaste qui cherchait avant tout à ce que le naturel l’emporte.

Dans le même ordre d’idées, quelques semaines avant le début du tournage, la réalisatrice aura fait venir les sept enfants dans la ferme qui allait servir de décor au film afin qu’ils s’imprègnent non seulement des lieux mais qu’ils forment aussi une véritable fratrie. Dominique Reymond vint également les rejoindre peu après, plusieurs jours durant, pour souder les "liens familiaux" avant que le premier tour de manivelle ne soit donné. Ils vécurent ainsi plusieurs jours en promiscuité afin d’établir une complicité qui rejaillira ensuite sur l’écran, personne ne s’étant probablement posé la question de savoir s’ils étaient ou non de la même famille tellement les voir vivre ensemble relève de l’évidence (alors que ce n’est pas le cas, tous les huit provenant de familles diverses). Avant que le titre n’apparaisse, en préambule nous est proposée une séquence en caméra subjective montrant des enfants jouant "au loup" au sein d’un labyrinthe de bottes de foin à l’intérieur d’une grange. C’est bel et bien le monde de l’enfance qui est immédiatement mis en avant, son insouciance et sa magie enchanteresse. Les séquences suivantes nous immergeront au contraire directement dans les conditions de vie pas toujours faciles de cette famille devant travailler du matin au soir sans presque aucun répit, d’autant plus pénibles à supporter que le patron n’est autre qu’un homme autoritaire, peu aimable et égoïste, pas moins que le père des enfants, l’ex-compagnon de la mère. Daniel Duval est en quelque sorte la représentation en filigrane de l’ogre, la cinéaste ayant eu la volonté de mélanger réalisme et ambiance de contes (le nombre des enfants renvoyant également à une multitude d'entre eux) sans que ce côté "onirique" ne soit très voyant non plus. On notera surtout à ce propos les immenses ombres portées sur le mur de la ferme alors que la famille se rend au feu d’artifices qui marque la fin de l’été, la marche sous la pluie pour se rendre à l'école avec une immense bâche faisant office de parapluie pour les quatre plus jeunes enfants, ou encore toute la longue séquence finale de réveillon de Noël intégralement éclairée à la bougie et qui convie tour à tour rêves et cauchemars, drames et joies.

Cependant, le film de Sandrine Veysset est avant tout une chronique rurale et sociale, la description sans grands enjeux dramatiques de la vie quotidienne d’une famille nombreuse dans une modeste ferme provençale. Sans accompagnement musical, sans pathos, sans intrigue vraiment charpentée, la réalisatrice dépeint avec une formidable simplicité le travail à la ferme et brosse le portrait de cette famille composée principalement par la mère et ses sept enfants, ainsi que le père le plus souvent absent par le fait d’avoir décidé de rentrer désormais vivre avec sa famille officielle, ne restant sur place qu’en tant que patron, le plus souvent tyrannique. Despotique mais pas forcément brutal excepté au travers de ses paroles : "Vous commencez à m'emmerder, toi et tes gosses... J'te préviens, si tu pars, j'vous bousille tous !" Peut-être a-t-il eu par le passé des gestes violents qui expliqueraient la séparation du couple mais Sandrine Veysset refuse d’expliquer quoi que ce soit, mettant le spectateur dans la peau de simple témoin de ce qui se déroule à l’instant présent. L’intelligence de la scénariste / réalisatrice réside également dans le fait de ne pas avoir décrit ses personnages comme des caricatures, pas plus la femme et les enfants que le père, tour à tour le plus souvent haïssable mais quand même parfois assez touchant, aussi séduisant que méprisable. Grâce au talent d’écriture de l’auteur ainsi que celui des interprètes, on arrive même à croire à l'amour qui a pu exister au sein du couple, à comprendre que son ancienne compagne ait pu être attirée par cet homme qui possède un charme fou malgré son caractère de salopard. Ce que confirme d'ailleurs la cinéaste : “Il y a d’un côté le père avec son autorité matérielle et, en face, le bloc constitué par la mère et les enfants, mais je voulais éviter la caricature. Il fallait par exemple qu’on sente l’amour qu’elle a pour lui, montrer les aspects touchants de cet homme, ses maladresses.” Ce n’était probablement pas évident de trouver une tel équilibre mais Daniel Duval y parvient à merveille.

Mais, outre les enfants tous étonnants de naturels, c’est bien évidemment la comédienne de théâtre Dominique Reymond qui porte le film sur ses épaules, illuminant l'écran avec ce personnage de mère se révélant assez rapidement le pivot de l’histoire. En effet, le film déroule le portrait attachant de cette femme à la fois fragile et déterminée, tour à tour désespérée et combative, mais le plus souvent aimante et courageuse au point de ne presque jamais se plaindre malgré l’oppression que le père de ses enfants fait peser sur la famille, trop occupée à faire en sorte que sa progéniture soit le mieux protégée des vicissitudes de l’âpre quotidien, de la rudesse de la nature environnante et d'une maison au confort rudimentaire (pas de toilettes, un chauffage qui ne fonctionne pas...) Un hymne vibrant à l’amour maternel peu avare d'une chaleur humaine qui se transmet des uns aux autres, la mère toujours attentive et protectrice, les enfants lui rendant bien la pareille : à leur tour, par leur tendresse et leur innocence rafraichissante, ils arriveront parfois à aider leur mère à se relever d'un état quasi dépressif. Quelle touchante séquence (parmi tant d’autres) que celle au cours de laquelle la mère, ayant pris le temps de se pomponner et de bien se vêtir pour se préparer à sortir, se fait remarquer de ses enfants qui s’étonnent d’un tel changement physique et ne tarissent pas d'éloges à son égard.

Le travail de la chef opératrice Hélène Louvart mérite aussi les plus grandes louanges, la réalisatrice lui ayant non seulement donné pour consigne un rendu le plus naturel possible mais souhaitant également une photo faisant penser aux films familiaux en Super 8 tournés par son frère durant leur jeunesse. Elle avait également d'autres idées bien précises quant à l'esthétique de son film : “Je voulais qu’on parte de la couleur et qu’au fil des saisons, le film se délave. Comme quelque chose qui s’épuise. Le film est construit en spirale. Les saisons correspondent à la psychologie de la mère. Bien sûr, il y a des gens qui ne voient pas cette évolution, mais je préfère ça à des effets trop voyants.” Grâce à l’exceptionnel travail des deux femmes, au fur et à mesure du passage des saisons, nous avons eu quasiment l’impression comme les personnages d’avoir foulé la terre sèche battue par les vents, pataugé dans une boue poisseuse puis, par le fait d’avoir fait craqueler le gel envahissant, d’avoir ressenti les frimas d’un hiver particulièrement glacial. Quant à la mise en scène, la caméra évolue au plus près de ses personnages mais ne s’interdit pas de temps à autres quelques superbes mouvement panoramiques ; elle possède une belle vitalité non dénuée de poésie, la cinéaste n’ayant pas son pareil pour transformer d’une seconde à l’autre la banalité du quotidien en instants de pur bonheur, les petits riens en moments magiques.

Y aura-t’il de la neige à Noël avait débuté par une course-poursuite enfantine au milieu des bottes de foin ; il se termine par une bataille de boules de neige alors que les flocons font miraculeusement leur apparition le jour de Noël. Le film est ainsi encadré par le monde de l’enfance, la forte croyance en cet univers à part évitant un geste imminent qui allait faire basculer la vie quotidienne de cette famille vers une inéluctable tragédie. C’est ici que réside la dimension féérique du film, Sandrine Veysset réussissant harmonieusement à lier la description âpre du monde rural et son labeur quotidien avec la féérie salvatrice, arrivant à faire surgir des moments de grâce de ce contexte pour le moins rude sans tomber ni dans le misérabilisme ni dans la béate naïveté. Quant à la scène finale où pour la première fois retentit une musique, elle devrait finir par vous bouleverser grâce au Tombe la neige de Salvatore Adamo : le blanc vient purifier la grisaille environnante et tous les espoirs sont à nouveau permis ! Rugueux et authentique sans que ne soient mis de côté tendresse, délicatesse, pudeur et même de belles envolées élégiaques et lyriques, un film poignant et d’une formidable dignité : tout simplement magnifique ! Erick Maurel.

BIRD

de Andrea Arnold, 2024, GB/France/US/Allemagne, 1h59, Couleurs

avec Joanne Matthews, Franz Rogowski, Barry Keoghan


RÉSUMÉ : À 12 ans, Bailey vit avec son frère Hunter et son père Bug, qui les élève seul dans un squat au nord du Kent. Bug n’a pas beaucoup de temps à leur consacrer et Bailey, qui approche de la puberté, cherche de l’attention et de l’aventure ailleurs.


COMMENTAIRES : Andrea Arnold, qui présente son cinquième film depuis 2009 au Festival de Cannes (après Red Road, Fish Tank, American Honey et Cow) l’a appelé Bird, comme le biopic de Charlie Parker réalisé en 1986 par un certain Clint E. Pourquoi se gêner ? Après tout, la plupart de ses protagonistes n’étaient même pas nés. La cinéaste renoue avec l’éternelle tradition so british du réalisme social qui met en avant les laissés pour compte, mais son approche est celle des sensations plutôt que du commentaire. 

Tout, ici, se crée en direct, comme esquissé pour la première fois sous nos yeux, dans une nervosité fragile mais avec une grande précision du trait. L’héroïne Bailey (fabuleuse Nykiya Adams, dont c’est le premier rôle) a douze ans et des préoccupations au-delà de son âge. Son père (Barry Keoghan vu récemment dans Saltburn), qui l’a eue à quatorze ans, lui annonce qu’il va se marier avec sa nouvelle petite amie, ce qui la met en rage. Sa mère est absente. Personne ne lui demande jamais son avis. Le film enregistre ses petites errances dans une ville de bord de mer. Bailey semble subir son quotidien, mais s’échappe constamment en dialoguant avec le soleil, la nature, les animaux. 

Bird est un film qui ne regarde pas en arrière, un film de jeunesse(s) porté par une caméra collée aux personnages, comme une deuxième peau. On y entre à toute vitesse, on en ressort transi. Tout est possible, y compris l’incroyable, tout se reformule constamment. Dans un champ où elle a dormi, Bailey croise un homme étrange qui se fait appeler Bird (Franz Rogowski), joliment lunaire). Il semble venir d’un autre monde, porté par une douleur fondamentale. Ça lui plait. Ensemble, ils se mettent en quête du père de ce dernier, qu’elle pourrait avoir connu. Le film se déplace alors vers le conte fantastique, sans pour autant que le ton ne change radicalement. Quand tant de films enserrent leurs personnages, il s’agit toujours, pour Andrea Arnold, de façonner un espace où ils deviennent libres de leurs mouvements. Elle cherche, trébuche, hésite, finit toujours par trouver. Avant de recommencer dans la scène suivante. 

Si le film s’impose déjà aisément parmi les grands favoris, c’est parce qu’il dépasse toujours son scénario un peu prévisible – le trajet initiatique d’une petite fille dans la violence sourde du monde, économique et patriarcale – pour offrir une vision à la fois physique et intérieure des mutations qui nous élèvent. Le choix des musiques, de The Verve à Blur, ajoute à l’euphorie que Bird est capable de créer. Bird est une source d’énergie à lui tout seul. Dans un festival préoccupé par les catastrophes du monde, souvent dévoré par l’apocalypse – de Furiosa : une saga Mad Max à Megalopolis -, Andrea Arnold refuse tout autant la noirceur que la mièvrerie pour nous proposer de décoller. Une ambition de toute beauté. Olivier Joyard.

Avec Red Road (2006), Fish Tank (2009), et American Honey (2016), respectivement Caméra d’or pour le premier, et Prix du Jury à Cannes pour les deux autres, Andrea Arnold fait preuve d’une belle constance à Cannes. Tous ses longs métrages ont en effet été projetés au Festival sauf Les Hauts de Hurlevent (2011). 

La fibre sociale et sociétale de la cinéaste se retrouve dans Bird, portrait d’un garçon de 12 ans, pris à la charnière de l’enfance et de l’adolescence, projeté jeudi 16 mai à Cannes. 

Les films d’Andrea Arnold sont souvent des portraits de jeunes femmes, où les intrigues révèlent leur personnalité. Elles sont obsédée par un homme perdu de vue dans Red Road, adolescente rebelle dans Fish Tank, ou marginale sur les routes américaines dans American Honey. La cinéaste change de camp dans Bird, où elle se penche sur un garçon pris à l’âge où s’amorce la maturité. D’une extrême sensibilité psychologique, Andrea Arnold aboutit dans Bird à une poésie du quotidien qui verse dans le fantastique dans sa dernière partie. 

Dans le Kent, en Grande-Bretagne, Beilley, 12 ans, vit avec son frère cadet Hunter dans un logement social, tous deux élevés par leur père Bug, plus ou moins séparé de leur mère. Laissé à lui-même, Beilley va rencontrer Bird, un étrange jeune homme, détenteur d’un pouvoir qui va le faire basculer dans une autre dimension. 

Très réaliste dans ses films, dont elle a écrit tous les scénarios, Andrea Arnold y frôle paradoxalement le fantastique, tant ses héroïnes traversent des expériences déstabilisantes. Elle change de braquet dans Bird avec Beiley. À l’école, elle est un peu le souffre-douleur de la classe, mais accuse le coup avec recul, solitaire, mais entière et responsable. Sa rencontre avec Bird, un jeune homme sorti de nulle part, est comme un cadeau du ciel qui va changer sa vie. 

Ancré dans le quotidien d’une banlieue peu avenante, Bird bascule dans le fantastique dans sa dernière demi-heure. Une rupture de ton que l’on n’attendait pas de la réalisatrice britannique, mais parfaitement articulée avec ce qui la précède. Cette rencontre est-elle vraie ou fantasmée par Beiley ? Bird est-il un ami imaginaire, révélateur d’un basculement dans la schizophrénie ? On ne le saura jamais vraiment. Mais cette rencontre la guidera vers une nouvelle étape de sa vie, à une époque charnière qu’Andrea Arnold capte de sa caméra observatrice et sensible. Jacky Bornet.

Désormais valeur sûre du cinéma d'auteur (et, donc, d'autrice) européen, la Britannique Andrea Arnold impose séquence après séquence à la fois une véritable héroïne de cinéma, Bailey, et une manière bien à elle de raconter son histoire. 

Au son tonitruant du hard rock et des exubérances violentes des voix qui répondent à l'agressivité des tatouages et des gestuelles dans les cités déshéritées, entre terrain vague, squat et immeubles pourris, il n'y a pas vraiment de sens à être une fille de 12 ans. 

C'est bien ainsi que le vit Bailey, qui affirme une maturité et une combativité aussi inépuisables qu'intraitables, face à son père infantile et possessif qui va se marier, à son demi-frère dont la copine de 14 ans est enceinte, aux mecs qui traînent, friment ou menacent. 

Pourtant, quelque chose d'autre va se frayer un chemin, qui ne change pas Bailey, mais la rend plus forte et plus complexe, lorsqu'elle croise en plein champ le curieux type qui dit s'appeler «Bird». Et qui, de fait, semble passer l'essentiel de son temps perché sur les toits. 

Mais dans Bird, le film, il n'y a pas une histoire mais six ou sept, il n'y a pas un univers (social et adolescent) mais une multiplicité de rapports au monde, de l'onirisme délirant au réalisme ras du bitume. 

La manière dont, avec ses multiples protagonistes pas tous humains (les oiseaux, les chevaux, les chiens et d'autres encore ont un rôle à eux dans l'affaire), la cinéaste de Fish Tank (2009) et d'American Honey (2016) circule entre ces lignes de récit poétiques, brutales, joueuses, raides dingues, affectueuses, voilà la véritable merveille du film. 

Elle fait que celui-ci, au-delà de ses personnages pourtant de plus en plus attachants, devient un sorte de conte épique à la fois très contemporain et mythologique, porté par un élan de mise en scène d'une rare puissance et d'une grande délicatesse. Jean-Michel Frodon.

CRITIQUES : Caméra à l’épaule, pellicule 16mm, une énergie à revendre, des quartiers populaires, du hip-hop et de la brit-pop comme pulsations : avec BIRD, on est bien chez Andrea Arnold – celle de FISH TANK et AMERICAN HONEY. Peut-être même trop, serait-on tenté de se dire au bout de quelques bobines. Mais pourquoi reprocher à une cinéaste d’affirmer avec une telle vigueur son style et son univers ? D’autant que, très vite, BIRD s’impose comme un excellent Andrea Arnold

Bailey (Nykiya Adams, une révélation), 12 ans, vit dans un immeuble en forme de squat. Son demi-frère Hunter (Jason Buda), gentil garçon qui a trop vite grandi, participe à un gang de vigilantes punissant ceux qui maltraitent les enfants. Son paternel (Barry Keoghan), petite frappe tatouée, essaie de se faire un peu de pognon pour payer son mariage avec son énième conquête. Sa mère a un nouveau mec violent, qui fait peur à ses deux petites demi-sœurs – il serait bien capable de buter leur chien, ce salopard. Dans ce monde en déréliction, Bailey tourne en rond, incapable de grandir comme elle le voudrait. Déréliction oui, mais pathos non. Car jamais Bailey et sa famille ne sont les pantins d’une quelconque démonstration socio-politiques, les jouets d’un propos. Ces personnages abîmés, cassés, bringuebalés, sont de vrais personnages, des personnes de chair et de sang, les protagonistes de leur vie. Arnold les aime, les filme tel quel et plus que tout, aimerait les voir sortir de la merde – ce qui ne signifie jamais sortir de leur milieu. Puis Bailey rencontre Bird (Franz Rogowski), figure juvénile et excentrique, littéralement perchée – il l’observe depuis le toit d’un immeuble voisin. Certains le traitent de détraqué mais dans cet univers d’adultes-enfants qui se cament et picolent sans souci du lendemain, Bird est finalement le plus « normal ». Le plus doux, aussi. Il assure à Bird qu’il a grandi dans le quartier, qu’il aimerait retrouver sa famille. Bailey décide de l’aider. 

Cette jeune fille que la caméra d’Arnold ne quitte jamais, comme la danseuse de FISH TANK en son temps, porte BIRD de bout en bout. Rivée à son téléphone, qu’elle n’utilise jamais comme repli sur elle mais comme ouverture sur le monde – elle filme ce qui l’entoure puis projette ses images sur ses murs, fenêtres supplémentaires sur ce ciel qu’elle observe sans cesse –, Bailey est une héroïne moderne mais intemporelle, pourtant jamais archétypale. Elle est une ado de 2024 comme elle pourrait l’être de 1994 : en quête d’une identité et d’un groupe, d’une famille à qui appartenir. Si Andrea Arnold s’était contentée de ce coming- of-age, cadencé sur quelques-unes des meilleures chansons pop de ces 30 dernières années, elle aurait déjà accouché de son meilleur film depuis RED ROAD – ce qui n’est pas peu dire. Mais la cinéaste d’aller plus loin. À l’apogée de son deuxième acte, BIRD franchit un pas décisif qui lui fait prendre une direction que, jusqu’alors, le récit n’avait que suggéré. Une piste lointaine, hypothétique, voire illusoire, à laquelle le spectateur ne cherchait même pas à donner du crédit : jamais Andrea Arnold, aussi libre soit-elle, ne prendrait une telle décision. Jamais elle ne mènerait aussi clairement son cinéma vers une proposition si radicale, à mille lieues de ce que l’on imagine ou attend d’elle. Pourtant, si. Ce saut dans le vide, de ceux qui font les meilleurs cinéastes, les moments de cinéma mémorables et les grands films indomptés, Arnold ne le fait pas seule. Ses acteurs le font aussi, sans ciller, sublimes d’implication. Et le spectateur de suivre, obligé par tant d’évidente beauté, sidéré. Aurélien Allin.

On l’avait quitté courant 2022 avec Cow, directement disponible en VOD... On ne boude pas son plaisir à retrouver la réalisatrice et scénariste britannique Andrea Arnold, de retour à Cannes, toujours en Compétition, sept ans après le sacre du Jury pour l’excellent American Honey. Celle à qui l’on doit aussi Fish Tank (peut-être son film le plus reconnu, également sacré Prix du Jury en 2009) est une grande passionnée des parcours de vie en banlieues et des classes sociales délaissées ; caméra à l’épaule, elle déambule avec ses personnages, laissés parfois libres à l’interprétation. Arnold filme la vie comme peu de cinéastes peuvent le faire – à l’instar d’un Ken Loach ou d’un Sean Baker, lui aussi en Compétition cette année avec Anora

Son nouveau film, intitulé Bird, met en scène la jeune Bailey (Nykiya Adams), 12 ans, qui vit avec son frère Hunter (Jason Buda) et son père Bug (Barry Keoghan), au corps entièrement tatoué et au tempérament volatile, qui les élève seul dans un squat au nord du Kent. Le décor est posé. Bug n’a pas beaucoup de temps à leur consacrer et Bailey, qui approche de la puberté, cherche de l’attention et de l’aventure ailleurs... Qu’elle trouvera en rencontrant, dans un champ, l’énigmatique Bird, incarné par l’envoûtant Franz Rogowski, décidément une « gueule de cinéma ». 

Si le film porte le nom de son personnage, ce n’est pas pour rien, tant il est central dans le développement de Bailey, jeune fille qui peine à – justement – prendre son envol, face aux violences qui sévissent dans les foyers et dans les rues. Il agit pour elle comme un ange gardien, tellement que le spectateur en vient à douter parfois de son existence, Bailey aussi. Mais les retours à la réalité, qu’Arnold immisce avec parcimonie, font l’effet d’une claque. Pulsé par une bande-originale complètement folle, souvent intrinsèque au film (allant de Fontaines D.C. à The Verve, en passant par une scène hilarante avec « Yellow » de Coldplay), Bird nous emporte de sa vivacité et de son élégance. Et que dire de cette ultime partie du film, inédite pour Arnold semble t-il, s’éloignant du naturalisme et laissant place à un peu de magie. Difficile de redescendre ! Samuel Regnard.

Bird raconte l’histoire de Bailey, jeune adolescente (Nykiya Adams) qui, fascinée par les oiseaux, rêve littéralement de s’envoler pour fuir le quotidien violent de la banlieue anglaise dans laquelle elle vit. 

Dans ce nouveau film, la cinéaste semble pousser à son paroxysme tout ce qui jusqu’ici constituait son cinéma. La profusion d’éléments de décors par exemple, qui prend ici une autre ampleur, tout comme la violence masculine qu’elle n’avait jamais montrée aussi crûment. On connaît aussi l’importance de la présence animale dans le travail de la cinéaste : de l’abeille de Wasp, un court métrage sorti en 2003, à la vache de Cow, protagoniste du documentaire sorti en 2021. L’animal a toujours chez Arnold, une importance quasi mystique (on pense à l’ours d’American Honey ou au cheval de Fish Tank), comme un soutien silencieux ou un alter ego de ses personnages féminins. Elle les filme comme des apparitions, dans des moments de grâces statiques, avec une subtilité qui manque malheureusement un peu à ce nouveau film. 

C’est tout un bestiaire, que la cinéaste réunit dans Bird : oiseau, papillon, crapaud, chien, cheval, apparaissent çà et là, comme une horde invisible qui épaule la jeune fille et qui transforme la banlieue anglaise en un monde enchanté, où les crapauds bavent des liquides précieux si on leur chante du Coldplay. C’est du moins ce que croit le père de Bailey, interprété par Barry Keoghan, qui, comme pour les précédentes guest stars masculines de la cinéaste, se dévoile brillamment sous son objectif. En parallèle de la violence du monde humain (violence principalement masculine), Andrea Arnold fait cohabiter un monde salvateur, celui des bêtes, des petites vies, comme les appelle la poétesse italienne Anna Maria Ortese. L’animal comme présence salvatrice est personnifié par Bird (Franz Rogowski), personnage éponyme à l’aspect volatil qui entre dans la vie de l’adolescente pour mieux l’y en extraire. Lors de leur première rencontre, l’adolescente se sentant menacée, dégaine son téléphone pour le filmer; c’est aussi ce qu’elle fera avec le compagnon violent de sa mère lorsqu’il maltraite ses petites sœurs. Quand elle ne filme pas pour se défendre, Bailey film obsessionnellement les mouettes qu’elle projette ensuite sur le plafond de sa chambre. Le cinéma est comme l’oiseau de Bailey, une échappatoire et un moyen de résistance. Un joli hommage (autobiographique ?) au cinéma. Maud Tenda.

AN UNFINISHED FILM

Chroniques chinoises

de Lou Ye, 2024, Allemagne/Singapour, 1h45, Couleurs

avec Qin Hao, Zhang Songwen, Huang Xuan


RÉSUMÉ : Janvier 2020. Une équipe de tournage se réunit dans un hôtel près de Wuhan pour reprendre la production d'un film interrompu dix ans plus tôt. Mais un événement inattendu vient à nouveau contrarier les préparatifs et l’équipe est confinée avec leurs écrans comme seul contact avec le monde extérieur. 


COMMENTAIRES : En 2019, un réalisateur décide de rouvrir un vieux PC de 10 ans comprenant les archives d’un film commencé et jamais terminé. Il souhaite reprendre le tournage avec ses acteurs. Début 2020, juste avant le nouvel an chinois, le tournage débute... Mais la pandémie de covid-19 s’abat sur la Chine à ce moment-clé. 

An Unfinished Film perturbe la filmographie de Lou Ye. Si le documenteur correspond à sa façon habituelle de filmer caméra à l’épaule, le réalisateur s’essaie à une histoire beaucoup plus chaleureuse que ses précédents films par certains aspects, en se livrant à un véritable hommage aux Chinois ayant souffert de la mort et du confinement drastique. En s’attardant sur cette petite équipe d’un film voué à ne pas passer la censure, il montre la résilience des civils chinois pendant la pandémie et quelque part, honore le milieu du cinéma en le montrant dans sa simplicité. Aussi, Lou Ye fait usage d’anciennes vidéos des réseaux chinois montrant l’âpreté et la tragédie de cette courte période, qui se révèlent bouleversantes. 

Malgré cela, cette chaleur humaine dont fait inhabituellement preuve Lou Ye dans ce dernier film, on reconnaît deux choses toujours propres à son cinéma. Premièrement, il profite de ce sujet pour faire souffler le vent de la liberté. La séquence où les membres du tournage, confinés au nouvel an, décident de sortir de leurs chambres sur une musique enjouée, a quelque chose de profondément libérateur. En comparaison, l’élan rappelle le portrait du désir de l’héroïne d’Une Jeunesse chinoise. En second lieu, malgré la douceur qui se dégage dans le portrait de ses personnages, An Unfinished Film ne manque pas de frôler la dissidence. D’une part, le film à terminer utilise des rush de Nuits d’ivresse printanières et fait revenir ses acteurs dans les rôles principaux du présent film. Nuits d’ivresse printanières est un film LGBT qui n’a jamais passé la censure. Il est amusant d’entendre l’acteur (Qin Hao) dire au réalisateur dans An Unfinished Film, en visionnant les rush : « pourquoi veux-tu terminer ce film ? Il ne passera de toute façon jamais la censure ». En second lieu, sans trop d’insistance, le film n’hésite pas à montrer l’ampleur du confinement voulu par le gouvernement chinois, l’ambiance délétère qu’il a induit, ainsi que les maltraitances opérées par les agents en charge de le faire respecter ainsi que l’évocation de Li Wenliang, le médecin lanceur d’alerte et sa célébration. 

Pris en étau par ses choix de mise en scène – le documenteur dans une chambre d’hôtel de confinement, le caméraman devant forcément rester auprès de son sujet (ce qui créé d’ailleurs une cohérence diégétique, le caméraman n’étant pas censé rester dans la même chambre) -, le film n’échappe pas à beaucoup de longueurs qui le rendent austère, malgré ses quelques moments lyriques. Rendons tout de même les honneurs à ce travail, pour tous les clichés qu’il casse, de l’absence de maîtrise de la situation par le gouvernement chinois, au portrait quotidien des Chinois d’alors, que nous ne voyions dans nos médias que comme des chiffres sans visage. Maxime Bauer.

Plus de vingt ans s’écoulent entre Suzhou River et An Unfinished Film, respectivement premier et dernier film réalisé par Lou Ye. De ce passage du temps, le cinéaste chinois semble en faire le principal sujet de cette nouvelle œuvre, se présentant d’abord comme une mise en abyme quasi-documentaire sur la reprise d’un tournage avorté. 

Le formalisme de ses débuts ayant laissé place à un naturalisme quasi-documentaire, An Unfinished Film vient témoigner de cet écoulement temporel par sa mise en scène même, ayant paradoxalement pris en maturité par sa fragilité nouvelle. Sous sa caméra épaule et son découpage brut, Lou Ye ne semble plus rechercher l’effet esthétique mais plutôt une humanité simple et touchante. Ainsi, lors de sa très belle scène inaugurale, dans laquelle les protagonistes visionnent à nouveau des rushs tournés dix ans plus tôt, An Unfinished Film touche à la beauté même d’un art souvent trop romancé en redonnant la place à ses artisans, leurs regards comme leurs échanges. Sur un simple banc de montage, ce n’est plus tant le contenu des images visionnées qui émeut que l’émotion muette et silencieuse exprimée par le cinéaste et les techniciens face à leur redécouverte. 

L’arrivée du COVID dans le film agit dès lors comme un pur élément horrifique, évoquant World War Z ou tout autre représentant moderne du film catastrophe, mais cette apocalypse est d’autant plus tangible qu’elle est ancrée dans la réalité, de la confusion qu’elle engendre jusqu’au confinement forcé. Aussi bon soit-il à filmer les rapports humains, Lou Ye peine davantage à mettre en forme leur rupture. Des appels vidéo familiaux en famille jusqu’aux réunions clandestines entre membres de l’équipe, An Unfinished Film vire progressivement aux bons sentiments, pauvrement illustrés par quelques split-screens brisant la sobriété mise en place jusqu’alors. 

Bien que cette démarche témoigne d’une honnêteté sans faille et touche par instants grâce à son universalité, son intérêt cinématographique s’en trouve hélas amoindri. Reste alors un ultime regard, qui réveille l’émotion diffuse présente dans la première moitié de An Unfinished Film : celui de l’acteur principal du film dans le film, se cachant autrefois de la caméra pour finalement s’endormir face à celle de sa jeune femme. Paul Pinault

CRITIQUES : Été 2019. Un réalisateur rallume un vieil ordinateur. Sur le disque dur, il retrouve le matériau d’un projet entamé à ses débuts, dix ans auparavant, jamais terminé faute de moyens. Il décide de l’achever mais, alors qu’il reste quelques jours de prises de vue, une épidémie s’en mêle... AN UNFINISHED FILM porte merveilleusement son titre, pour diverses raisons. Tout d’abord parce qu’il ne semble jamais fixé sur une chose et mute perpétuellement au fil de son récit. Il crée initialement le trouble, avec sa mise en abyme où entrent en collision l’esthétique du cinéma-vérité et une fiction gigogne, dont on peine souvent à démêler les frontières. Puis, lors d’une transition splendide de romanesque, Lou Ye passe des vieilles images tournées par ses personnages en 2009, à celles mises en boîte fin 2019, ellipse défiant le temps et ses aléas. 

Débute alors le journal de production d’un film dont on ne veut pas vraiment savoir s’il est réel ou pas – même en partie –, parce que ce qu’il dit sur la responsabilité de chacun envers son passé et ses rêves de jeunesse est trop délicat pour être défloré par une définition toute faite. Ce mystère porte le spectateur, pour mieux le dérouter lorsque AN UNFINISHED FILM mute à nouveau et embrasse subitement une réalité concrète : le Covid. Le public a beau avoir un temps d’avance sur les personnages, savoir de quoi il retourne, ce qu’est ce virus, où il va mener le monde, Lou Ye parvient à projeter son récit et son spectateur dans l’effroi de l’incertitude. En une sorte de « found footage » usant des codes du thriller et de l’horreur, AN UNFINISHED FILM chronique avec une maestria étouffante, mais aussi ce qu’il faut d’incongruité, voire de légèreté, les premiers instants de la pandémie. Là, de nouveau sous nos yeux, sont dépeints l’inconnu, la spéculation, la rumeur, la méfiance. Et la panique : lors d’une imparable séquence de mise en quarantaine d’un hôtel, Lou Ye regarde les yeux dans les yeux la déshumanisation qui accompagne l’épidémie, et les mesures, tantôt de bouts de ficelle, tantôt extrêmes et violentes, prises par les autorités. Au point qu’une question se pose : comment AN UNFINISHED FILM a-t-il bien pu passer les mailles du filet de la censure chinoise ? À grand renforts de « split screens », d’images d’archives sidérantes – l’hommage aux morts à Wuhan le 4 avril 2020 –, d’écrans de téléphones qui auront rarement été aussi beaux, organiques, voire poétiques au cinéma, Lou Ye fait se télescoper trivial et gravité, il incarne le désincarné et crée du lien alors que ses personnages sont coupés de tout – chaque scène de visio entre l’acteur star et son épouse sont vibrantes de justesse. Voir un tel film en salles, entouré d’autres spectateurs venus de tous horizons, se transforme en expérience transcendante et cathartique car Lou Ye recrée l’expérience la plus universelle qui ait été. Tout le monde a vécu ce que traversent ses personnages. Tout le monde comprend, peu importe son âge, sa culture. Alors que le récit bascule de plus en plus dans le documentaire et qu’il arrive à son terme, Lou Ye semble se faire plus hésitant, comme s’il ne savait pas comment conclure son film. Là réside justement toute sa beauté : il met en scène un suspens, quelque chose d’irrésolu, comme ce trauma, encore béant, qu’a laissé le Covid. Ce « film inachevé » est autant celui de son protagoniste que le sien, que celui de nos vies à tous. Aurélien Allin

Quel rapport entre la crise Covid et un film sur l’homosexualité commencé il y a dix ans et inachevé, faute de financements ? À priori aucun, si ce n’est que le réalisateur, Lou Ye, qui joue son propre rôle, resurgit d’un vieil ordinateur un long-métrage de jeunesse jamais terminé où il était question d’aventures amoureuses entre des jeunes gens chinois. L’occasion est trop bonne de proposer à l’équipe de l’époque de reprendre le projet, même si l’acteur principal prévient que l’idée est un peu saugrenue, car la censure devrait empêcher de voir le film sortir sur les écrans. Malgré l’avertissement, l’équipe, conduite par Lou Ye, décide de boucler le film inachevé. Sauf que l’hôtel qu’ils ont réservé pour ce faire, à Wuhan, se retrouve confiné, privant les techniciens et les comédiens de rejoindre leurs proches, et par là même de boucler le tournage. 

Chroniques chinoises perd un peu le spectateur, là où le titre original, An Unfinished Film était beaucoup plus explicite dans ses intentions. Le début est très surprenant, le spectateur se disant immédiatement qu’il a à faire à un documentaire qui traitera la complexité pour des films à exister en Chine, particulièrement lorsqu’ils traitent de questions sociétales comme l’homosexualité. Mais la Covid-19 prend très vite le pas sur le projet de bouclage du film et l’ensemble de l’équipe se retrouve enfermée dans l’hôtel, ne bénéficiant que de téléphones portables pour garder un lien avec l’extérieur. Une attention plus importante est accordée au comédien censé reprendre le rôle d’il y a dix ans, puisque la caméra s’installe presque définitivement à ses côtés. On le voit ainsi converser avec sa femme, ses collègues, se désespérer et observer le drame qui se joue en bas de sa fenêtre, quand lui-même n’est pas confronté à la virulence des forces de l’ordre qui tentent de contenir la population confinée à domicile. 

Très vite, le film vient questionner la manière dont les autorités chinoises ont géré cette pandémie incroyable. Comme dans tout régime sévère, on perçoit deux réalités : celle du discours officiel, dur, oppressant, et celle du peuple chinois qui tente de recouvrir la liberté perdue. Des situations d’horreur sont mises en scène comme celle d’une petite fille qui court après l’ambulance emportant sa mère, laquelle décèdera à l’hôpital, sauf qu’aucune assistance n’aura été apportée à l’enfant par le gouvernement. D’autres se succèdent comme des crises de panique de la population qui tranchent avec des fêtes solitaires derrière l’ordinateur pour le Nouvel an chinois. Lou Ye réalise un tour de maître en mêlant avec autant de subtilité la fiction et le documentaire, au point de brouiller les lignes de démarcation entre les deux. L’histoire que jouent les comédiens devient aussi réelle que celle qui s’est passée pour les millions de Chinois, contraints de ne pas quitter leur domicile pendant plusieurs mois. 

Lou Ye joue à sa manière avec la censure chinoise en focalisant l’attention sur ce film qui n’aurait jamais été fini. En vérité, la véritable mise en cause est portée contre le gouvernement qui a restreint les libertés individuelles et publiques de manière drastique bien que l’on perçoive rapidement la capacité d’un peuple à identifier des marges de liberté malgré l’oppression policière. En ce sens, le film lui-même flirte avec la transgression et le droit à l’expression, mettant le réalisateur dans une situation personnelle assez périlleuse vis-à-vis des autorités de son pays. On ressort absolument admiratif de la capacité du cinéma à jouer avec les règles et le cadre, tout en permettant au plus grand nombre de prendre la mesure de la réalité gouvernementale chinoise. Un grand film tout simplement. Laurent Cambon.

ENTRETIEN : À Cannes, les films sur les films sont au goût du jour. Après Le Deuxième acte de Quentin Dupieux, voici An Unfinished film du réalisateur chinois Lou Ye. L’histoire ? En 2019, le cinéaste retrouve des rushs vieux de 10 ans d’un film qu’il n’a jamais terminé, faute de financement. Il décide d’achever le tournage en janvier 2020, date du début de la pandémie mondiale qui paralysera toute la planète. Lou Ye, face à l’impossibilité de réaliser le film prévu, décide de filmer ses équipes enfermées dans un hôtel. Le résultat est passionnant. L’interview de Lou Ye se déroule sur une plage cannoise. Il est installé sur un petit canapé blanc, face à la mer, lunettes noires, chemise noire, pantalon noir. Le vent souffle très fort. 

Votre mise en scène efface totalement la distinction entre documentaire et fiction. On suit un réalisateur qui commence à vouloir faire un film sur un film et puis tout d’un coup c’est un film sur l’impossibilité de faire ce film. Comment s’est faite la bascule ? 

Il faut savoir que tout est vrai : en 2019, on a vraiment rallumé un ancien ordinateur et vraiment repêché d’anciens rushs. À ce moment-là, on a commencé à organiser les épreuves de tournage pour pouvoir terminer ce film. Et puis en 2020, la pandémie a éclaté et nous a complètement stoppés dans notre élan. Les choses sont allées très vite et à cet instant précis la réalité est devenue plus importante que le cinéma. Pendant neuf mois notre travail a été remis en question et le seul échange que l’on avait, c’était des échanges virtuels, ce qui nous a amené à modifier l’écriture du scénario. Après la première phase de la pandémie, on a pu commencer à travailler. On a commencé à tourner puis tout s’est arrêté de nouveau avec la seconde vague. 

Ces scènes de confinement ont donc été reconstituées. Vous n’étiez pas enfermé avec vos comédiens pendant cette période ? 

Effectivement, toute la partie du confinement dans l’hôtel est heureusement fictionnelle et reconstituée après. Mais il y a vraiment eu des équipes de tournage qui se sont retrouvées bloquées ensemble. On a reconstitué ce sentiment en tournant en huis clos total. Le film reflète donc l’ambiance des équipes de cinéma en Chine à ce moment précis de notre histoire. 

Les acteurs que vous filmez dans An unfinished film sont les techniciens habituels de vos films. Par contre, vous ne jouez pas votre propre rôle. 

Je ne joue pas mon rôle pour deux raisons : je fais partie des gens qui considèrent que c’est impossible d’avoir deux casquettes à la fois ; et puis j’avais le désir de conserver une distance avec la réalité. 

La distance est également représentée à travers les échanges qui ne se font plus que virtuellement. Les écrans de portable apparaissent de plus en plus fréquemment au fur et à mesure du film. 

Ça fait des années que je réfléchis à insérer des écrans de portable dans mes films puisque c’est devenu le moyen de communication le plus courant. Jusqu’à maintenant je n’avais pas réussi mais pendant la pandémie, il était flagrant que c’était devenu un élément essentiel dans nos vies. Donc quand j’ai voulu évoquer cette période, je ne pouvais pas ne pas faire entrer cette réalité. 

Ce désir de réalité se voit également car vous insérez des vidéos de différentes plates-formes internet qui montrent ce à quoi ressemblait Shanghai vide, ou encore une vidéo montrant un enfant suivant une ambulance. Ce sont des images que le public occidental n’a vues nulle part. Vous n’avez pas peur de la censure ? 

J’ai décidé de ne pas me soucier de la censure. Un de mes derniers films est resté retenu par la censure pendant deux ans, ça a été très éprouvant. Cette fois-ci, j’avais vraiment envie de faire un film sans en tenir compte. J’ai voulu revenir à quelque chose de beaucoup plus personnel, c’est d’ailleurs pour ça qu’à l’écran j’ai filmé mes proches collaborateurs historiques. Nous voulions nous concentrer sur ce qu’est la fabrication et la création d’un film et non pas passer notre temps à dialoguer avec la censure. 

Quelles sont les règles de la censure en Chine ? 

C’est ça le gros problème : on ne nous donne jamais les règles. Je suis donc incapable de vous dire ce qui, précisément, pourrait tomber sous le coup de la censure dans ce film ou un autre. 

Finalement vous n’avez pas terminé votre Unfinished film. Est-ce que vous comptez le faire ? 

Oui je suis en même en train de le faire. J’ai mis 4 ans à réaliser et monter An Unfinished film, à une semaine du Festival de Cannes il n’était toujours pas complètement étalonné Actuellement je travaille sur trois projets dont finir enfin le film commencé en 2009. J’espère que ces trois projets pourront aboutirent ! Alice de Brancion

LES BAS-FONDS

de Jean Renoir, 1936, France, 1h32, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Louis Jouvet, Suzy Prim


RÉSUMÉ : Un baron surprend un jour chez lui le cambrioleur Pepel. Ils sympathisent et Pepel entraine le baron, qui finit de dilapider sa fortune, dans son repaire, bouge infame, ou regne le sordide receleur Kostileff...


POINT DE VUE : Joueur invétéré, un baron a perdu toute sa fortune. Il est ruiné. Un soir, il surprend chez lui Pepel, venu le cambrioler, et l'invite à dîner. Ensemble, ils passent la nuit à boire. Le lendemain, Pepel emménage dans un sordide asile de nuit, tenu par l'usurier Kostileff, dont il courtise la femme... 

Ce n’est pas le plus connu des films de Jean Renoir mais, assurément, l’un des plus - curieux. En 1936, le futur « patron » du cinéma français, alors compagnon de route du Parti communiste, accepte de porter à l’écran Les Bas-Fonds, de Maxime Gorki, pour le compte du studio Albatros — une société fondée à Montreuil par... des artistes « russes blancs » ayant fui la révolution soviétique ! Trois options s’offrent à lui : conserver l’action au pays du tsar en 1902 ; la moderniser en la transposant en France à l’époque du tournage ; ou ne pas la situer de façon précise. La dernière solution tient longtemps la corde mais, sous la pression des communistes français qui ne veulent pas trahir la patrie d’origine du grand Gorki, Renoir décide à la dernière minute d’introduire de la « russitude » dans le scénario. Résultat : les personnages se prénomment Pépel, Aliocha ou Natacha, s’échangent des roubles mais évoluent dans des décors qui évoquent davantage Paname et les bords de Seine que Moscou et la Moskova... 

Les comédiens semblent parfois embarrassés par cet entre-deux bizarre, notamment dans les séquences, souvent maladroites, de l’asile de fous. Maurice Baquet donne l’impression de se croire encore dans Le Crime de M. Lange (1936), Gabriello est étonnamment mauvais en inspecteur et Junie Astor fait peine... Heureusement, il y a Robert Le Vigan, génialement lyrique (comme toujours) dans le rôle du poète alcoolique, et le numéro de haute voltige du duo Louis Jouvet - Jean Gabin. L’opposition de styles mais aussi la complicité entre le grand homme de théâtre volontiers emphatique (mais ici plus fantaisiste et mobile en aristocrate déclassé que dans la plupart de ses rôles à l’écran) et l’acteur le plus populaire du cinéma français font des étincelles. Alors que l’euphorie du Front populaire n’est pas encore retombée, Gabin, par son naturel, sa gouaille et sa vitalité, devient l’incarnation de l’idéal ouvrier. Un espoir pour des lendemains qui chantent, comme le suggère la belle séquence finale en hommage aux Temps modernes de Chaplin. Samuel Douhaire

COMMENTAIRE : Joueur invétéré, le baron perd son emploi. Il surprend et invite à dîner Pepel, venu le cambrioler. Le lendemain, il emménage dans le meublé sordide tenu par l'usurier Kostilev. Pepel est l'amant de la femme de ce dernier, mais courtise la sœur de celle-ci, Natacha, qui déteste les voleurs. Lorsque l'usurier frappe Natacha, Pepel le tue. Sorti de prison, il part avec elle. 

Les Bas-Fonds est l'un des rares films de Renoir produit dans des conditions « normales ». La réalisation, un peu factice, s'en ressent, quoique le réalisateur mêle habilement l'atmosphère de la Russie des tsars à celle de la France des années 1930 pour analyser, en plein Front populaire, les mécanismes d'exploitation sociale. Le film culmine avec le meurtre de Kostilev, expression de la révolte collective. Joël Magny.

LES MISÉRABLES

de Raymond Bernard, 1933, France, 4h24 (en trois parties), Noir et Blanc

avec Harry Baur, Charles Vanel, Charles Dullin, Marguerite Moreno


RÉSUMÉ : Un bagnard emprisonné pour avoir volé un pain recouvre la liberté, fonde une petite entreprise et prend sous sa protection une jeune orpheline. Fantine se prostitue pour survivre, et Valjean tente de la protéger de Javert, devenu inspecteur de police. Puis, il prend en charge la petite Cosette. Au XIXe siècle, dans un Paris troublé par les barricades montées par les républicains, un ancien bagnard tente de sauver ses amis et certains de ses ennemis. 


POINTS DE VUE : Jean Valjean a été enfermé au bagne de Toulon pour avoir volé un pain. Sa force herculéenne lui permet d'empêcher la statue de l'hôtel de ville de s'écrouler et il bénéficie d'une libération anticipée. L'inspecteur Javert, qui l'avait arrêté, décide d'avoir l’œil sur lui. À Digne, Valjean est accueilli par l'évêque, mais s'enfuit en emportant les chandeliers d'argent de son bienfaiteur... 

Dans ce premier épisode, c'est tout le caractère de Valjean, homme fruste touché par le bien, son effort vers la rédemption qui sont magnifiquement peints. Face à un Harry Baur génial — aucun acteur français, depuis, n'a surpassé son interprétation —, Charles Vanel incarne la loi inflexible. Tout est emporté dans un lyrisme émotionnel : le calvaire de Fantine — encore une interprète irremplaçable, Florelle —, la scène des assises où Valjean se fait reconnaître de ses anciens compagnons de bagne, le mensonge de sœur Simplice. Les Misérables compte parmi les chefs-d’œuvre du cinéma français des années 1930. Jacques Siclier

Jean Valjean a promis à Fantine de retrouver Cosette et de s'en occuper. Mais, pour sauver un malheureux arrêté à sa place, il se dénonce et est incarcéré. Il s'évade et va chercher Cosette, martyrisée par les Thénardier, un couple d'aubergistes. Avec de l'argent qu'il a dissimulé avant son emprisonnement, il part à Paris et, pour échapper à Javert, se cache dans un couvent... 

Traversée par un tourbillon épique, emportée par des accents mélodramatiques (le seau et la poupée), cette deuxième époque est tout aussi passionnante et proche du roman que la première. La longue séquence qui se déroule dans la taverne des Thénardier en est sans aucun doute le moment fort, inoubliable. La mise en scène de Raymond Bernard, intelligente et efficace, fait la part belle aux acteurs. Harry Baur, sombre et pathétique, incarne un Valjean symbole d'une humanité misérable, écrasée par l'ordre social. Face aux Thénardier, il sait courber le dos avant de se révéler tonitruant et indomptable. Marguerite Moreno, mégère au parler cru, et Charles Dullin, hypocrite et retors, sont saisissants en bistrotiers machiavéliques. Et, fil rouge de l'épisode, Charles Vanel poursuit, intraitable et rigide, sa quête obsessionnelle. Gérard Camy

Cosette est devenue une belle jeune fille. Jean Valjean la couve d'une affection jalouse. Dans un Paris gagné par la contestation, elle rencontre Marius, jeune étudiant révolutionnaire, en tombe amoureuse. Mais elle n'ose pas avouer sa liaison à son « père ». Lors des obsèques du général Lamarque, le 5 juin 1832, l'insurrection éclate. 

L'amour pur et égoïste qui unit Marius et Cosette, reflet fidèle de l'idéal romantique, le sacrifice de Jean Valjean pour le bonheur de sa « fille », sa marche rédemptrice, emportant Marius, blessé, sur la barricade de la rue de la Chanvrerie, dans les égouts de Paris, le suicide pathétique et grandiose de Javert... Les morceaux de bravoure ne se comptent plus dans cette troisième époque gonflée du souffle de la révolution. Les destins individuels rejoignent l'Histoire. Gavroche, poulbot de Paname, railleur et généreux, incarne à lui seul l'esprit de justice et de fraternité d'un peuple en colère, qu'on assassine. Raymond Bernard donne vie aux personnages par la rapidité du récit et non par l'analyse. Le metteur en scène les regarde agir plus qu'il ne les écoute dans les décors somptueux d'un faubourg Saint-Antoine reconstitué sur un terrain vague d'Antibes. Les images fulgurantes, les actions qui s'enchaînent sont bien à l'unisson du jaillissement des mots, du flot des phrases que le roman charrie. Gérard Camy

Chef-d’œuvre du cinéma français en antidote à la récente version américaine et chantée et aussi des autres adaptations cinématographiques du roman de Victor Hugo, toutes médiocres (à l’exception de celle de Riccardo Freda, en 1947.) 

Cette restauration du négatif nitrate en 4K a été effectuée par la Cinémathèque de Bologne et Pathé. Il s’agit de la version la plus complète du film qui a déjà été montré aux Etats-Unis mais que l’on peut désormais découvrir en France. Peu avant sa mort en 1977 Raymond Bernard avait tenté de remonter le film dans sa version intégrale mais sans parvenir à retrouver la scène dite « du voleur », du premier film.

Le film de Raymond Bernard est magnifique car il échappe à la grandiloquence par un mélange de sobriété et de lyrisme qui convient parfaitement à la puissance humaniste et mélodramatique de l’histoire imaginée par Victor Hugo. Le film impressionne aussi par son ambition et ses proportions, inhabituelles dans le cinéma français : pas moins de trois longs métrages, exploités séparément mais simultanément, forment l’ensemble des Misérables : Une tempête sous un crâne, Les Thénardier et Liberté, liberté chérie. Ce qui en fait la plus longues des adaptations hugoliennes mais aussi la plus fidèle. C’est le chef-d’œuvre de Raymond Bernard (fils du dramaturge Tristan Bernard, qui signa ses meilleurs films dans les années 30) avec une autre adaptation littéraire puissante et inspirée, Les Croix de bois (1931), l’un des meilleurs films jamais réalisés sur la Première Guerre mondiale, d’après Dorgelès

Si le film est si réussi, c’est aussi et surtout grâce à son interprétation, excellente dans sa globalité et parfois admirable. Tout le monde est d’accord pour considérer Harry Baur et Charles Vanel indépassables dans les rôles respectifs de Jean Valjean et Javert. Une nouvelle occasion de saluer le génie dramatique d’Harry Baur, acteur à l’imposante stature qui domina le cinéma français des années 30 et qui semblait être né pour incarner l’ancien galérien. Harry Baur poursuivit sa carrière pendant l’Occupation et fut arrêté par la Gestapo qui le soupçonnait d’être Juif. Emprisonné pendant quatre mois, il ne se remit jamais des tortures subies et décéda le 8 avril 1943, six mois après sa libération. Malgré sa célébrité il sombra dans l’oubli, un oubli bien commode qui permit d’occulter longtemps la honte et le scandale de son assassinat. Olivier Père.

COMMENTAIRE : Grâce à la sobriété des dialogues et à la qualité de l'interprétation, Bernard donne une adaptation aussi touchante que fidèle. Marqué de longues pauses, descriptives ou épiques, le récit garde le sens du symbole et du refrain ; le décor confronte stylisation et réalisme ; la diction différencie les milieux sociaux. Peu importe donc que les cadrages obliques aient beaucoup vieilli. Alain Masson.


INDISCRET

Indiscreet

de Stanley Donen, 1958, US, 1h40, Couleurs

avec Cary Grant, Ingrid Bergman, Cecil Parker


RÉSUMÉ : Anna Kalman, célèbre comédienne de théâtre, revient à Londres après une tournée. Chez sa sœur Margaret, elle rencontre le séduisant Philip Adams, diplomate à l'OTAN, et ne tarde pas à s'en éprendre follement. Mais celui-ci prend soin de la prévenir qu'il est marié à une femme intransigeante, qui refuse catégoriquement de lui rendre sa liberté. Anna se tait, supporte stoïquement la situation et s'obstine à aimer Philip, envers et contre tout. Lorsque celui- ci part en mission, il ne manque pas d'appeler sa charmante conquête chaque soir, ce qui émeut la maisonnée tout entière. Chacun se prend à regretter que cette belle histoire ne se termine pas par un mariage. 


POINTS DE VUE : Anne Kalman, célèbre comédienne de théâtre, s'ennuie dans son luxueux appartement londonien, désespérant tranquillement de l'amour et des hommes. Un soir de gala, pourtant, le prince charmant paraît sous les traits de Philip Adams, exquis diplomate grisonnant. Le miraculeux monsieur n'a qu'un seul défaut : il est irrémédiablement marié. Le bonheur s'installe, tout en folles étreintes et cadeaux somptueux. Mais Philip est un vilain menteur célibataire, jaloux de sa liberté... 

Pour ces retrouvailles boulevardières et vaporeuses (douze ans après Les Enchaînés, de Hitchcock), Ingrid Bergman et Cary Grant sont éblouissants. Elle, altière et fragile, et lui, la mine grave et l'oeil facétieux, semblent inventer pour chaque scène de séduction une danse parfaitement accordée. Qu'il se lance dans une gigue écossaise endiablée ou bougonne de jalousie, qu'elle soupire rêveusement ou s'écrie, découvrant le pot aux roses : « Comment ose-t-il me faire la cour, alors qu'il n'est même pas marié ! », chacune de leurs apparitions est un assaut de charme. 

Dommage que, à l'exception de rares scènes au bal ou au restaurant, Stanley Donen, le merveilleux réalisateur de Charade ou d'Arabesque, les ait enfermés dans l'appartement d'Anne. L'intrigue tourne parfois en rond, et les artifices du théâtre filmé ont un peu vieilli. Qu'importe : grâce à la magie de ses interprètes, cet Indiscret garde, aujourd'hui encore, la légèreté des tissus précieux. Télérama.

Stanley Donen reforme le mythique couple des Enchaînés et organise une romance façon théâtre filmé, où les acteurs principaux, vêtus par Christian Dior, jouent des personnages et des situations qui peuvent paraître convenus, mais qu’on ne se méprenne pas : ce divertissement, porté par le charisme de ses acteurs principaux, Cary Grant et Ingrid Bergman, vaut mieux que l’oubli relatif dans lequel il est peu à peu tombé, si on le compare à un classique signé par le même Donen, le superbe Charade sorti en 1963. Certes, dans le genre de la comédie américaine, Indiscret n’atteint pas la perfection du film de Cukor, Indiscrétions. De la première scène d’exposition, qui distille par le dialogue entre Anna Kelman et sa sœur les enjeux d’une intrigue à connaître, à une très convenue séparation au mitan de l’histoire, le récit ne se dispense pas de quelques séquences prévisibles : on évoquera pêle-mêle la première apparition quasi mystique de Philip Adams, surlignée par la musique, la promenade vespérale où les deux amants goûtent aux plaisirs des premiers moments, frôlés par la limousine qui attend de les ramener, les regards signifiants qui précèdent une longue nuit d’amour. 

Mais le détachement parfois ironique que joue Grant, frayant avec des personnages maintes fois incarnés, la grâce naturelle de Bergman, tantôt éprise, tantôt vindicative, parviennent à convaincre, dès lors que les deux protagonistes se livrent au jeu de la séduction, dans une configuration vaudevillesque : Anna se plaît à aimer un homme qu’elle croit engagé, sans savoir, dans un premier temps, qu’il lui cache son véritable célibat, de sorte qu’apprenant la vérité, elle livre la plus belle réplique du long-métrage, délicieusement paradoxale - "Comment ose-t-il me faire la cour alors qu’il n’est pas marié ? Le salaud !" -, avant de fomenter sa vengeance, en se servant de ses talents dramatiques naturels. De son côté, Philip avoue son jeu à son potentiel beau-frère, dans une scène plutôt stéréotypée de billard entre hommes : "Je ne tiens pas à me marier, mais je ne tiens pas non plus à renoncer aux femmes". 

Adaptant sa propre pièce « Kind Sir », le scénariste Norman Krasna imagine une intrigue amusante, sur le mode "arroseur arrosé", même si l’auteur de Chantons sous la pluie a été largement plus inspiré au niveau de la mise en scène, c’est un fait.  D.R.

ZABRISKIE POINT

de Michelangelo Antonioni, 1970, US, 1h45, Couleurs

avec Mark Frechette, Daria Halprin, Rod Taylor


RÉSUMÉ : Mark, jeune étudiant, abandonne ses études, ses camarades et se referme sur lui-même. Daria, secrétaire de l'architecte Lee Allen, s'étonne du calme et de l'indifférence avec lesquels réagit son employeur face au mouvement étudiant en rébellion. Lors d'une manifestation étudiante, un policier est tué et Mark est soupçonné. Il s'enfuit dans un petit avion et survole le désert de la Death Valley. Il retrouve Daria, et ils s'enlacent comme des dizaines de couples autour d'eux. Mark remonte dans l'avion, et Daria apprendra plus tard sa mort. Elle rentre vers la villa de Lee Allen, qui explose.


POINTS DE VUE : On retrouve dans ce film les éléments de la poétique de son auteur : saturation des couleurs, supériorité du soleil sur les éclairages du film, alternance du classicisme des compositions et de l'abstraction éblouissante des mouvements de caméra. Le contraste entre le jeu des jeunes acteurs non professionnels (sauf Rod Taylor) et la virtuosité technique est particulièrement efficace. Stephen Sarrazin.


Généralement, on s’accorde à trouver Zabriskie Point schématique et faible, une déception dans une filmographie prestigieuse. On lui reproche un scénario simpliste ( pourtant écrit par cinq auteurs, dont Antonioni lui-même, mais aussi Sam Shepard ou Tonino Guerra) fondé sur des oppositions basiques : civilisation / désert, jeunesse utopique / monde de l’argent, étudiants naïfs / flics prêts à dégainer... Plus curieusement, l’esthétisme raffiné du maître italien est vu comme en décalage par rapport à une histoire qui, en quelque sorte, ne le mérite pas. 

En le revoyant aujourd’hui, on a du mal a priori à se détacher de cette impression négative, mais heureusement le film vaut mieux que sa réputation et, à y regarder de près, même s’il n’égale pas les chefs-d’œuvre de la période italienne ou Blow up, il est constamment passionnant et garde le charme d’une époque révolue, intense de combats et d’utopies. Notre regard tendrement nostalgique s’accompagne d’une fascination devant la maîtrise constante d’une mise en scène irréprochable. 

Les cinéphiles gardent en tête deux séquences capitales du film : une scène d’amour en plein désert multipliant les couples, et les explosions finales au ralenti. Or ces deux séquences ont un point commun, outre leur étirement démesuré : elles sont fantasmatiques, fruit d’une rêverie amoureuse ou révoltée. Dans les deux cas, c’est Daria, la jeune secrétaire dont l’itinéraire est celui d’une prise de conscience, qui « voit » ces images à la limite d’une abstraction esthétisante, points d’orgue d’une recherche constante. Elle représente aussi évidemment Antonioni, étranger à la civilisation américaine et créateur d’images saugrenues, décalées. La beauté gratuite sert ici de révélateur aux deux idées majeures du film : la critique sociale et la célébration de l’amour, deux idées simples, certes, mais qui trouvent une fraîcheur inédite. 

Reprenons : Antonioni, dans la première partie, jette un regard pessimiste sur la civilisation américaine, multipliant les panneaux publicitaires, les vitrines et les slogans. Déshumanisée, la ville se réduit à un entremêlement de lignes verticales et horizontales qui emprisonnent ou, pour le dire avec les mots de l’époque, aliènent : de là ces multiples obstacles dans le champ, de là ces vitres, ces routes. Car au-delà d’une dénonciation facile, c’est par des images qui reprennent les symboles de l’Amérique que le cinéaste construit un univers quasi carcéral. La satire s’accompagne de moments drôlatiques : la maquette du lotissement avec ces figurines souriantes et l’évocation de l’esprit pionnier, ou ces touristes qui rêvent de construire un drive-in dans le désert. Mais cet humour est acerbe, dans la mesure où Antonioni regrette le rêve américain « pur » et, par les dialogues, constate la violence (qui touche même le groupe d’enfants) et le racisme quotidiens. Dans un pays miné par la circulation des armes, tuer est presque une action banale, qui peut tenter n’importe qui, dont le personnage principal. 

Si la vie citadine est à ce point oppressante, il reste deux solutions : la protestation, vite réprimée, mal organisée, confuse, étant inopérante, reste l’envol, la fuite. Alors Mark « emprunte » un avion (et c’est son honnêteté, quand il veut le rendre, qui cause sa perte) et se réfugie dans le désert. Là Antonioni recrée un Éden, peuplé par un couple nouveau, innocent (ils jouent comme des gamins, repeignent l’avion de couleurs vives) et surtout, (re)trouve un style contemplatif qui donne à ce passage une dimension lyrique et poétique. On reconnaît la patte du réalisateur dans ces moments méditatifs dans lesquels il filme, fasciné, les paysages somptueux aussi bien que les visages et les corps de ses deux interprètes. 

En même temps qu’une critique et une célébration, Zabriskie point (le nom d’un lieu dit désertique qui symbolise la terre ancestrale) est un hommage au cinéma américain, non seulement par des références (Hitchcock, Ford), mais aussi par l’évolution d’un style : depuis la caméra portée des débuts jusqu’aux plans larges ou aériens, Antonioni épuise la technique cinématographique, et termine par une table rase ; l’explosion finale, démultipliée, est aussi bien une vengeance sur les signes de la société de consommation qu’une aspiration au vide, grand thème du maître italien. Tout se passe comme s’il détruisait son objet filmique pour repartir ailleurs, autrement, dans un geste nihiliste et spectaculaire. 

On l’a dit, ce film est un mal-aimé ; boiteux, inégal, il souffre en effet d’un excès démonstratif. Mais la rigueur des cadrages et la virtuosité du montage innervent une œuvre plus complexe qu’il n’y paraît. Désuète par certains aspects, elle prend toute sa force dans des séquences hallucinatoires ou lyriques qui lui permettent de transcender un sujet relativement banal et de « faire tenir » son long-métrage par un style puissant. C’est aussi une œuvre charnière, après les réussites italiennes, après l’épisode anglais, une nouvelle direction, déroutante sans doute, et dont on sait maintenant qu’elle n’a pas abouti. En tant qu’expérience unique, Zabriskie point vaut donc mieux que sa réputation et propose aux curieux une réflexion en forme d’impasse, celle d’un esthète en terre étrangère, celle d’un intellectuel européen confronté aux signes d’une société malade. François Bonini.

Après le triomphe critique et commercial de Blow Up dans le monde entier, Antonioni reçoit de la part de la MGM une invitation pour réaliser son film suivant aux Etats-Unis, avec un budget de superproduction et une carte blanche artistique. Le résultat déclenchera la colère des financiers américains et déroutera le public jeune auquel il était censé s’adresser. 

Après un premier film tourné hors de l’Italie, le londonien Blow Up, Antonioni choisit de radicaliser sa démarche de cinéaste et de voyageur. Zabriskie Point est un tableau de l’Amérique contemporaine, d’une prodigieuse beauté plastique. Ce road movie à l’intrigue minimaliste mais aux images ultra spectaculaires, qui se ballade entre ciel et terre, ville (Los Angeles) et désert (le fameux Zabriskie Point du titre), logorrhée (la réunion d’étudiants qui ouvre le film) et silence et avant tout un trip mental qui permet à Antonioni de poursuivre ses recherches de coloriste. Le cinéaste peintre s’y montre de plus en plus teinté par l’abstraction, les expériences sensorielles et les innovations techniques sidérantes – les explosions finales au ralenti, sur fond de Pink Floyd

Zabriskie Point part à la rencontre de la jeunesse américaine mais aussi des immensités désertiques de la Vallée de la Mort, regard critique d’un artiste Italien sur les États-Unis, sa société consumériste, sa violence mais aussi son cinéma. Le film est une variation, aussi bien thématique que visuelle sur La Mort aux trousses : confusion autour du meurtre d’un policier lors d’une manifestation estudiantine, innocent en fuite, la silhouette d’un avion dans le désert, un couple minuscule perdu dans un paysage montagneux, une luxueuse villa encastrée dans la roche, et même l’acteur Rod Taylor vu dans Les Oiseaux. L’œuvre d’Antonioni entretient avec celle de Hitchcock une étrange et fascinante relation qui pourrait résumer celle qui lie le cinéma moderne au cinéma classique, et illustrer la crise de l’image action théorisée par Deleuze : elle n’a jamais été aussi évidente que dans Zabriskie Point, dont la célèbre conclusion explosive et hallucinatoire renvoie aux plans urbanistiques désertés par la figure humaine de L’Eclipse, et à la partie de tennis allégorique de Blow Up. À l’impossibilité du couple ou de la recherche de la vérité succède le fantasme de destruction et de mise en pièce du capitalisme et la société de consommation, symbolisé par des pulvérisations orgasmiques, images ralenties de pure jouissance mais de courte durée, qui n’entravent nullement la lucidité et le pessimisme du cinéaste. Olivier Père.

ÇA COMMENCE AUJOURD’HUI

de Bertrand Tavernier, 1999, France, 1h57, Couleurs

avec Philippe Torreton, Maria Pitarresi, Nathalie Bécue


RÉSUMÉ : Directeur d'une école maternelle du nord de la France, Daniel Lefebvre est décidé à faire tout ce qui est en son pouvoir pour aider les enfants qu'il a en charge, issus pour la plupart de milieux défavorisés. Aussi lorsqu'il découvre dans quelles conditions vit Lætitia Henry, une de ses élèves, il décide de tout faire pour venir en aide à la famille de celle-ci. Cela lui vaudra quelques affrontements avec l'assistante sociale, Samia, qui finira cependant par l'aider à trouver des solutions. Cette mobilisation des bonnes volontés n'empêchera pourtant pas le drame d'éclater : poussée à bout par l'échec de ses démarches, la mère de Lætitia met fin à ses jours après avoir tué ses enfants. Désespéré, Daniel est tenté de tout laisser tomber mais son entourage réussit à l'en dissuader. 


POINTS DE VUE : Des enfants reprennent en chœur une comptine, regard rivé sur leur instituteur. Mais il n’y a guère d’avenir dans cette zone sinistrée du Nord, où une humanité abandonnée à elle-même n’a rien à léguer aux gosses que son impuissance muette. Bertrand Tavernier en tire un film poignant, digne. Et fiévreux, comme la vie de Daniel, instit et directeur de maternelle, qui fait la classe et, surtout, se coltine toutes les détresses qui viennent s’échouer dans la cour de son école. 

Parce que les faits sont tirés de l’expérience vécue par un vrai instit du Nord, Dominique Sampiero, on redoute que la tentation documentaire ne paralyse la fiction. Très vite, au fil de scènes rapidement enchaînées, autour de l’instit, les personnages, les profs, les parents trouvent leur place. Tavernier tient la chronique de ces vies, sur une trame assez souple pour que filtrent sans cesse des éclats de vérité non trafiquée. À l’image de Daniel, le film est traversé par tous les malaises qui s’insinuent à l’improviste. 

Minutieuse géologie de la misère ordinaire, Ça commence aujourd’hui est ancré de manière réaliste dans les marges d’une société émiettée. Et prouve que l’indignation peut être une vertu féconde au cinéma. Jean-Claude Loiseau.

La simplicité d’un constat, adossé à l’observation d’une crise économique et sociale, pousse naturellement l’homme indigné à réagir, sous la forme d’un long métrage engagé. Qui le crie haut et fort, en faisant clignoter tous les signaux, pour baliser la réception.
Bertrand Tavernier crée un film qui multiplie les effets de réel à la mesure de sa colère, en privilégiant notamment les séquences caméra sur épaule, agitant l’image comme s’il fallait secouer le cocotier, comme on dit. D’où l’effet documentaire relié à d’autres œuvres du réalisateur, en particulier L627

Maintenant, on peut partager avec le metteur en scène l’intégralité du diagnostic, celui d’une relégation sociale des classes populaires. dont le système scolaire serait une caisse de résonance, sans adhérer le moins du monde au traitement cinématographique qui en est proposé, maladroit à bien des égards, pour ne pas dire catastrophique à certains moments, lorgnant sur le degré zéro de l’esthétique, propre à certains téléfilms du service public. 

Tout est affaire de focale, en fait, et le héros de l’histoire occupe l’espace que doit légitimement s’accaparer un symbole, une icône. Cet instituteur tenace, au verbe moralisateur (vis-à-vis des enfants, des parents, des dames de service, de ses collègues) investit exactement la place que tient le philosophe vis-à-vis de ses pauvres, pour reprendre la formule de Jacques Rancière dans un fameux livre : bienveillant comme le berger qui guette ses moutons, parfois sévère, mais juste, selon l’expression consacrée. Impeccable, forcément impeccable, le personnage a les traits de Philippe Torreton, presque aussi souriant dans son rôle que pouvait l’être le hussard Georges Lopez dans Être et avoir, l’édifiant documentaire de Philibert, très proche aussi d’un Victor Novak, un Superman des grandes causes, prompt à les commenter en voix off et à citer des références poétiques. Jamais un geste de travers, si ce n’est une baffe à son beau-fils, aussitôt avouée à sa compagne. Jamais les doigts dans le nez, même lorsqu’il est seul dans sa bagnole. 

Tavernier récite un bréviaire qui a pour héros un personnage à la coupe naturellement franciscaine, une sorte de religieux laïc, aux nobles combats, bien sûr, mais si pauvre dans sa densité fictionnelle que chaque situation de contrariété engendre une réaction qu’on anticipe.
À ce modèle, il fallait bien un hommage tout entier, de sorte que tous les autres protagonistes, réduits à l’état de fantoches, lui sont assujettis, même l’inspecteur hiératique et agacé, ainsi que les situations naturellement exemplaires auxquelles le réalisateur juxtapose des enjeux sentimentaux convenus (la problématique du couple Daniel/Valeria ne mobilise pas l’attention). Moralement gagnant, cinématographiquement perdant,
Ça commence aujourd’hui est un jeu à somme nulle. Jérémy Gallet.

Le commissariat de L627 était au confluent des problèmes de la drogue dans la société française. Dans Ça commence aujourd’hui, une école maternelle sert de révélateur de la misère économique et sociale d’une région du Nord. Entre temps, Bertrand Tavernier a bataillé sur le front des sans papiers et tourné De l’autre côté du périph’

Son dernier film se situe clairement dans le prolongement de cet engagement de citoyen et de cinéaste. Une certaine critique lui tient grief de mener ce double combat. Passe encore pour le premier, mais dans un cinéma français qui ne brille pas par sa conscience politique, s’engager à travers les images devient presque une hérésie. Le documentaire pourrait se charger seul de cette fonction, mais pas la fiction. À tel point que certains ont même, dans les médias grand public, parlé de son dernier film comme d’un documentaire. 

Certes, Ça commence aujourd’hui se nourrit de l’expérience vécue de Dominique Sampiero. Certes la présence d’enfants et d’acteurs non professionnels, le tournage dans des lieux réels donnent au film des accents de vérité qui s’apparentent parfois au travail de documentariste. Il n’en reste pas moins vrai que le point de vue de Bertrand Tavernier passe par une histoire, des personnages fortement structurés, un scénario qui intègre des destins individuels dans un contexte fait d’événements agencés pour créer un monde, que ceux qui s’acharnent à le regarder au seul prisme du réel finissent par trouver faux. Car la fiction travaille différemment l’émotion des vécus qu’elle met en jeu. Et si certains personnages de La Guerre sans nom  ou De l’autre côté du périph’ créent eux aussi l’émotion, c’est dans un autre rapport au spectateur. 

Ici, Bertrand Tavernier joue un jeu impur qui dérange forcément les tenants de la séparation des genres. Le héros existe par ceux qui l’entourent, les enfants de la véritable maternelle dans laquelle le film a été tourné, les parents incarnés par des non-professionnels qui parviennent à jouer tout en donnant l’impression d’être totalement eux-mêmes. Chaque scène apporte son paquet de tension et de drame : de la mère qui s’effondre dans la cour, aux deux ados dans le car de police accusés d’avoir saccagé l’école. Ce sont ces moments qui finissent par créer l’épaisseur du film, par construire un monde que le personnage central traverse et essaye, maladroitement souvent, d’infléchir en bousculant les institutions scolaires et sociales. 

C’est peut-être cette rage de Daniel, le directeur, qui chagrine les esprits purs pour qui le cinéma français devrait être voué à l’exploration de la psychologie de personnages étrangers au réel qui les entoure. On peut penser que parfois il en fait trop, que le cinéaste accumule les malheurs. Hormis le fait que le cinéma forcément bouscule la temporalité des événements, qu’il leur donne une densité dramatique différente de la vie, la façon dont le cinéaste fonce dans cette matière correspond au désir très fort de briser le cercle de l’indifférence de notre société. Dans ces moments où la vie vient nous éclater à la figure, il retrouve le meilleur du cinéma de Ken Loach

Et il sait aussi explorer des chemins plus secrets par le regard posé sur les paysages que traverse son personnage sur le chemin du travail, ces lignes horizontales, ces lumières qui transfigurent la noirceur du quotidien et que les gens qui aiment véritablement le Nord savent reconnaître.
Mais c’est aussi le paysage intérieur de Daniel dans son rapport à son père qui donne à son caractère une autre dimension et au film des échos plus complexes et plus riches. 

Enfin, Bertrand Tavernier sait aussi trouver le regard juste sur les moments où affleure une culture populaire. La fanfare qui traverse les ruelles pour se rendre à la fête finale pourrait sortir d’un documentaire. Dans son irruption au terme d’un film qui explore la misère humaine, les combats à moitié gagnés ou à moitié perdus, elle apporte un écho nostalgique de ce qui se joue dans une région sinistrée mais qui ne veut pas mourir. Bernard Neve.

COMMENTAIRE : Un film qui ne se contente pas de donner une description juste de la fracture sociale : il invite aussi, de manière pressante, à agir pour que la lutte contre l'exclusion s'engage dès l'école. Dictionnaire des films.


LA PORTE S’OUVRE

No Way Out

de Joseph L. Mankiewicz, 1950, US, 1h46, Noir et Blanc

ave Richard Widmark, Linda Darnell, Sidney Poitier


RÉSUMÉ : Un escroc développe au plus haut point un sentiment de haine raciale vis-à-vis d'un médecin noir responsable de la mort de son frère. Mélodrame sur fond d'hôpital. 


POINT DE VUE : Produit par Darryl F. Zanuck, La porte s’ouvre s’inscrit dans une série de films à grands sujets mis en chantier par le producteur, alors à la tête de la Twentieth Century Fox, comme Le Mur invisible de Elia Kazan qui en 1947 abordait frontalement le thème de l’antisémitisme. La porte s’ouvre est un drame social, avec des éléments de thriller, qui s’attaque au tabou du racisme et de la haine raciale. L’action ne se déroule non pas dans le sud rural et pauvre des Etats-Unis, comme d’autres films consacrés à la question afro-américaine, mais dans une grande ville du pays. Il entend montrer sous un jour positif la communauté noire et la possibilité pour ses membres, grâce au système éducatif et un labeur acharné, d’accéder aux classes moyennes et supérieures et à des secteurs professionnels longtemps réservés aux blancs, mais où les noirs sont encore largement sous-représentés. C’est le cas de la médecine, qui offre au scénariste Lesser Samuels le point de départ de La porte s’ouvre, et lui permet aussi de décrire une famille afro-américaine loin des clichés de pauvreté, de marginalité ou de délinquance. Luther Brooks est un jeune interne noir chargé de soigner deux frères blessés par la police lors d’une tentative de hold-up. L’un des truands décède peu après son arrivée à l’hôpital et son frère, un raciste, accuse le jeune docteur de l’avoir tué. Le film organise tambour battant un double suspens : Brooks va mener une course contre la montre afin de prouver son innocence – seule une autopsie pourrait déterminer les causes réelles de la mort du blessé – tandis que le truand rumine sa vengeance et cherche à s’évader. C’est le premier grand rôle de Sidney Poitier qui allait devenir la première vedette de couleur à Hollywood, et un militant des droits civiques. C’est aussi le dernier grand rôle de salopard psychopathe pour Richard Widmark, qui allait ensuite élargir sa palette d’acteur et jouer autre chose que des mauvais garçons ou des dingues. Son personnage dans La porte s’ouvre est un petit blanc aveuglé par un racisme viscéral, qui ne supporte pas qu’un noir ait réussi dans la société tandis que lui croupit dans les bas-fonds de la ville. L’affrontement entre les deux hommes débouche sur des émeutes entre blancs et noirs dans un quartier populaire, preuve de la fragilité de la paix civile trois ans après que Truman a demandé la fin de la discrimination raciale. Mankiewicz règle ce film tendu et courageux avec sa maîtrise habituelle. Il excelle dans la direction d’acteurs et réussit quelques séquences inoubliables, comme les préparatifs de l’émeute ou l’évasion de Linda Darnell séquestrée par un truand sourd muet. Olivier Père.


HARLEM STORY

The Cool Word

de Shirley Clarke, 1963, US, 1h47, Noir et Blanc

avec Clarence Williams III, Rony Clanton, Gloria Foster


RÉSUMÉ : Duke Curtis rêve de devenir le chef de la bande des Pythons Royaux et croit qu'il lui faut, pour ce faire, un revolver. Duke a à peine quinze ans. Il sait que l'ancien chef, Priest, pourra lui trouver l'arme. La bande s'installe chez Littleman, un adolescent abandonné par son père, et paie le loyer avec les recettes d'une jeune prostituée, Lou-Anne. Littleman est tué par une bande rivale, les Loups. Les Pythons vont le venger, en tuant le chef des Loups. Duke cherche à rentrer chez sa mère, mais se fait cueillir par la police qui l'embarque sans ménagement. 


POINTS DE VUE : Véritable « welcome to the jungle » que ce film de la cinéaste indépendante Shirley Clarke. La première œuvre à montrer sans complaisance ce qu'était devenu Harlem. Bien qu'elle soit issue du milieu de la danse, et que son film repose sur une musique de jazz, Shirley Clarke ne cherche jamais à imiter West Side Story. Proche de plusieurs cinéastes expérimentaux qui se regroupaient autour de la revue new-yorkaise Film Culture, elle signe une mise en scène qui ne fait de cadeau à personne, et évite le piège des bons sentiments. Stephen Sarrazin, 1995.


Le « Cool World », c’est celui des petits gangsters de Harlem, un été, celui de 1963. Si l’impulsion première lui vient du roman homonyme de Warren Miller, le film de Shirley Clarke rabat vite toute tentation littéraire sur l’arête abrupte du trottoir pour livrer une vision crue et dénuée de condescendance de la jeunesse du ghetto. Film bruyant, rugueux, taudis, nocturne, The Cool World scrute cet instant où la marginalisation de la jeunesse noire des grandes villes préfigure une culture de la violence et de la langue dont le rap deviendra plusieurs années plus tard l’étendard. Dans The Cool World la liberté formelle s'accompagne d’un regard sur le réel inédit, au point que Miles Davis a pu affirmer que le sous-titre du film aurait dû être simplement The Truth (« La Vérité »). JB 

« Ce film est une révélation électrisante du problème américain : le sens désespéré de la ségrégation qui ne s'effacera pas facilement même si toutes les batailles des droits civiques sont gagnées pour les dix prochaines années… » - James Farmer.


« The Cool Worldest un regard envoûtant et amer, sauvagement réaliste mais poétique sur un monde que vous ne connaissez pas. Vous ne serez pas diverti par le film mais vous serez récompensé - si vous n’avez pas peur facilement. La réalisatrice Shirley Clarke… est, dans tous les sens, l'auteur d'une œuvre d'art… jugée comme une étude documentaire de la plus grande jungle métropolitaine du monde… The Cool World est un succès sans réserve. » Mike McGrady, Newsday.


« The Cool World est un cri d'indignation fort, long et puissant contre le monde que la société a créé pour les jeunes de Harlem et contre la condition humaine dans le ghetto des bidonvilles… » Judith Crist, The New York Herald Tribune.


COMMENTAIRE : Adapté du roman de Warren Miller et tourné à Harlem en 1962, Harlem Story dresse un portrait singulier, entre fiction et réalisme, du ghetto noir et de ses habitants. Entourée d’acteurs non-professionnels repérés dans la rue, Shirley Clarke privilégie l'improvisation et radicalise une méthode amorcée avec The Connection. Il s'agissait d'une histoire de drogués assez sordide, traitée dans un style qui mêlait le réalisme sans concession du cinéma-document à une sorte de sophistication théâtrale. Le film était inégal, mais portait la marque d'un talent certain.

Dans Harlem Story, Shirley Clarke fait mieux que confirmer ce talent. Elle raconte une histoire et décrit un milieu. Celle d'un jeune Noir qui rêve de posséder un revolver, afin de devenir le " caïd " du gang auquel il appartient. 

Pour décrire cette chronique et pour mettre en scène les personnages, la cinéaste va droit au but, le récit est violent, passionné. Lucide aussi, car ce film dénonce un monde de misère, de violence, de révolte et de vice, dont on sait aujourd'hui qu'il existe et que de graves événements sont peut-être en train d'y germer. Quant aux contrepoints « optimistes » que Shirley Clarke a glissés dans son réquisitoire, ils ne font que souligner la complexité du drame. À quoi servent les efforts de cet homme de bonne volonté qui promène ses petits écoliers noirs dans le New-York des Blancs et leur parle de la démocratie, alors que dans un quartier proche une gamine, qui pourrait être la sœur d'un de ces écoliers, vend son corps pour quelques joints ? Et quel rôle jouerait, dans une éventuelle perspective de réconciliation, ce Noir évolué dont la promotion sociale n'est qu'une trahison selon ses frères ? 

Harlem Story est un film dur et cruel mais, en dehors de son intérêt documentaire, il a suffisamment de qualités pour retenir l'attention. Le scénario est fertile en péripéties. La musique d'accompagnement est remarquablement choisie. Certaines images de New-York, surprise dans sa crasse et sa tristesse, sont de toute beauté. Et les acteurs jouent comme ils respirent. 


À BORD DU DARJEELING LIMITED

The Darjeeling Limited

de Wes Anderson, 2007, USA, 1h44, Couleurs

avec Owen Wilson, Adrien Brody, Jason Schwartzman


RÉSUMÉ : Trois frères qui ne se sont pas parlé depuis la mort de leur père décident de faire ensemble un grand voyage en train à travers l'Inde afin de renouer les liens d'autrefois. Pourtant, la "quête spirituelle" de Francis, Peter et Jack va vite dérailler, et ils se retrouvent seuls, perdus au milieu du désert avec onze valises, une imprimante, une machine à plastifier et beaucoup de comptes à régler avec la vie... Dans ce pays magique dont ils ignorent tout, c'est alors un autre voyage qui commence, riche en imprévus, une odyssée qu'aucun d'eux ne pouvait imaginer, une véritable aventure d'amitié et de fraternité... 


POINTS DE VUE : Wes Anderson est un jeune homme élégant qui accorde un grand soin à l’apparence. Ici les trois frères, dans leur costume de belle facture, sont en rupture visuelle (et culturelle) parmi les Indiens en sari. Mais n’allez pas croire qu’Anderson ne s’attache qu’à la surface. Son obsession, c’est la famille. Film après film, il s’amuse à en inventer de plus curieuses les unes que les autres. Les trois fils Whitman sont aussi chics et déroutants que leur auteur, et leur mère – formidable Anjelica Huston – est inattendue... comme un personnage d’Anderson. Car c’est bien l’inventivité, en dehors des conventions habituelles, qui conduit le Darjeeling Limited. Œuvre libre, attachante, esthétique, touchante, le Darjeeling Limited filme à hauteur d’âme, sans donner toutes les clés de la compréhension. Au contraire, la caméra, fluide et légère, invente des arabesques pour faire sentir plutôt qu’expliquer. Citons le court-métrage d’ouverture qui trouve sa justification à la fin du film, ou bien le beau travelling imaginaire où défile tout le petit monde des trois frères. Parfois un peu largué, comme les personnages, le spectateur prend un grand plaisir à participer à ce périple et à suivre la bande d’Anderson (Owen Wilson, Jason Schwartzman, Bill Murray, qui fait une petite apparition, tout comme Nathalie Portman), dans laquelle Adrien Brody et Amara Karan font une entrée remarquée. Et en plus, ça donne drôlement envie d’aller en Inde ! Bon voyage. Bernard-Pierre Molin.


« À cette question moderne (l’inachèvement et le désir d’éducation), Anderson donne cette fois une réponse classique : le voyage en Inde. Que peut-on y apprendre ? Que l’enfance doit un jour mourir. Les trois frères rencontrent une bande de petits garçons indiens dont l’un se noie dans une rivière. Ils aident les enfants à ramener le corps dans le village. Et là, quoique étrangers, ils participent au rite funéraire qui se déploie avec une douceur sereine inattendue de la part d’un cinéaste aussi juvénile qu’Anderson, qui a vu Le Fleuve de Jean Renoir et son épisode du petit Indien empoisonné. La maturité dont fait preuve le cinéaste dans cette manière harmonieuse d’intégrer cette mort injuste au cycle de la vie témoigne d’une patience nouvelle laissant espérer qu’il est peut-être en train d’abandonner son cinéma rythmé par la vignette pour un cinéma de récit au long cours. Car enfin, l’apprentissage du temps est celui que font conjointement Anderson et ses trois garçons dans ce film. L’expérience du voyage, qui se perdait quelquefois dans une loufoquerie un peu vaine dans La Vie aquatique, ne s’ouvre jamais ici au “choc documentaire” de la rencontre avec un continent inconnu, mais à une sorte de rapport détendu au temps, où la représentation décorative de l’Inde au moyen d’enluminures folkloriques participe de la construction d’un grand récit déjà pris dans les méandres du ressouvenir. Ce qui définit le héros andersonien, c’est ce perpétuel ressouvenir, toujours pris entre l’hébétement (qu’ai- je compris ?) et le regret (qu’ai-je raté ?). Ce qui définit aussi le spectateur de cinéma, qui mérite bien cette fois un hommage direct : salut à vous. » Axelle Ropert, Les Inrockuptibles. 

COMMENTAIRE : Wes Anderson est une sorte de voyageur immobile, il campe dans son monde à lui Et partage cela avec ses héros, prisonniers, eux aussi, de leurs chimères ou de leur passé. On retrouve son sens du ridicule chaleureux, son burlesque élégant et les chansons merveilleuses de ses BO. Anjelica Huston apporte l'énergie qui manque aux trois grands garçons. La bulle de l'enfance semble éclater pour de bon. Le voyage n'est pas d'initiation mais d'émancipation. 


On aurait tort de réduire Wes Anderson à un brillant illustrateur ou un miniaturiste maniaque. Tout est affaire de style, et le style n’est pas l’ennemi du sens. Wes Anderson a un grand sujet : la famille et tout ce qui va avec. Trois frères, à bord d’un train de luxe, affrontent les affres de leur deuil. Les frères ruminent les mêmes reproches et les mêmes rancœurs. Chacun, terré dans son coin, chacun avec ses bagages, sa fierté déplacée, une insulte mal digérée, un passé lourd à porter. À bord du Darjeeling, les frères apprennent à parler d'une même voix, à rester sur la même longueur d'onde, à marcher au même pas. À faire la paix et se tenir la main. Le voyage en train sera vers la réconciliation fraternelle.  Quand ils se remémorent les funérailles de leur père, les frères se revoient hésiter, repousser la cérémonie. Ce n'est qu'à l'autre bout du monde qu'ils trouvent la réponse à leurs tourments. Francis se défait de ses pansements, Peter envoie ses valises au diable. Jack retrouvera peut- être la fille de ses rêves. 

À bord du Darjeeling Limited ne limite pas l’Inde à un décor de carte postale exotique, mais plutôt à une certaine vérité. Le cinéaste adopte le point de vue du voyageur américain mais avec des personnages indiens qui, loin d’être des faire-valoir, existent pleinement au cœur du récit. Le film n’occulte pas non plus la violence de l’Inde et l’expérience de la tragédie avec l’accident mortel d’un enfant, lors du périple des trois frères.

ZOMBIE (LE CRÉPUSCULE DES MORTS-VIVANTS)

Dawn of the Dead

de George A. Romero, 1978, US, 2h, Couleurs

avec David Emge, Ken Foree


RÉSUMÉ : Des morts-vivants assoiffés de sang ont envahi la Terre et se nourrissent de ses habitants. Un représentant du gouvernement fédéral tente de rassurer la population en participant à une émission de télévision. Selon lui, l'administration et l'armée font tout leur possible pour endiguer le flux de morts-vivants qui déferle sur l'Amérique, ravageant villes et villages. Ces zombies, privés d'intelligence et de sensibilité, n'ont qu'une obsession : manger les vivants. Et leur morsure est mortelle. Les Etats-Unis sombrent dans le chaos. Quelques survivants se regroupent dans des centres de secours. Trois hommes et une femme tentent de fuir en hélicoptère. Ils sont contraints de se réfugier sur le toit d'un centre commercial abandonné. Alors que la vie s'organise à l'intérieur, la situation empire à l'extérieur... 


POINTS DE VUE : Pour échapper à l'offensive des morts-vivants, des rescapés se sont réfugiés dans un centre commercial. Remake en couleurs de la Nuit des morts-vivants, avec d'ahurissants effets spéciaux de Tom Savini, à réserver aux amateurs du genre. Dictionnaire des films, 1995.


Les morts-vivants ont envahi la planète et se nourrissent de chair humaine. Aux Etats- Unis, l’armée regroupe les survivants et organise des battues. Trois hommes et une femme, armés jusqu’aux dents, se réfugient dans un centre commercial et tentent de tenir tête au siège des zombies... 

Dix ans après La Nuit des morts-vivants, George Romero reprend le fil de son récit, avec la bénédiction du maître Dario Argento, producteur de l’entreprise. Le film ne s’embarrasse pas de fioritures : précipité presto dans le vif du sujet, le spectateur assiste à une avalanche de morts violentes, avec décapitation — les zombies ne meurent que si on leur tire dans la tête —, chairs déchirées et hémoglobine rutilante. 

Mais cet étalage de violence n’est pas gratuit. D’abord, le thème du camp retranché, sorte de Rio Bravo postmoderne, est la garantie d’une indéniable efficacité narrative. Ensuite, le discours de Romero devient parabole politique : le Monroeville Mall - ce grand centre commercial périurbain, symbole de l’Amérique d’aujourd’hui - devient le microcosme d’une société de consommation décervelée. Qui sont les morts-vivants ? Les zombies ou les acheteurs ? Par sa violence, ses emprunts au pur genre horrifique, le film se coupe d’une partie du public. Mais Zombie dépasse le racolage commercial pour se poser en  expérience troublante, tout sauf sotte. Aurélien Ferenczi, 2022.

Zombie (Dawn of the Dead, 1978) est le deuxième titre de la saga des morts-vivants engagée par George A. Romero en 1968 avec sa mythique Nuit des morts-vivants, production indépendante en noir et blanc qui allait révolutionner le fantastique et poser le premier jalon de l’horreur moderne au cinéma. Dans cette suite toujours aussi indépendante, mais bénéficiant d’un budget plus important, Romero conserve le même postulat de base : les morts reviennent à la vie et dévorent les vivants. Un groupe de survivants, trois hommes et une femme, fuit la ville en hélicoptère et se réfugie dans un centre commercial désaffecté, bientôt cerné par les zombies. Zombie est un titre essentiel du nouveau cinéma fantastique des années 70, et un chef-d’œuvre indiscutable du cinéma « gore ». Ici l’horreur se pare des atours du film d’action et du western urbain. Romero conserve l’idée de huis clos mais la couleur succède au noir et blanc, un vaste espace à une simple maison isolée, et Zombie est cent fois plus spectaculaire que La Nuit des morts-vivants. Dans les deux films, le personnage central est un homme noir. Romero continue d’inscrire la question raciale au centre de ses films. Au thème du racisme il ajoute ceux du consumérisme et de l’aliénation. Romero met en scène une succession d’attaques et de tueries à la violence nihiliste, digne de Sam Peckinpah, avec des débordements sanguinolents orchestrés par le maquilleur fou Tom Savini. La participation de Dario Argento à la production donnera naissance à une version européenne plus nerveuse et bénéficiant de la musique angoissante et frénétique du groupe rock Goblin, déjà à l’œuvre sur Suspiria. Le film ne sortira en France qu’en 1983, après avoir été totalement interdit par la censure. L’ambiance apocalyptique de Zombie, avec ses hordes sinistres de zombies déboussolés qui reviennent hanter un ancien lieu de vie aura un impact considérable sur la culture populaire. Et traumatisera plusieurs générations de spectateurs. Olivier Père, 2019.

COMMENTAIRE : Figure issue du folklore haïtien et apparue pour la première fois dans la littérature occidentale au XIXe siècle, le zombie (« esprit » ou « revenant » en créole) est popularisé en 1954 par l’écrivain américain James Matheson dans son roman de science-fiction Je suis une légende, qui sera adapté pas moins de trois fois au cinéma. Dans le septième art, c’est bien le cinéaste américain George Romero qui s’imposa rapidement comme le pape du « film de zombie ». Sa légendaire série de six long-métrages consacrés à la figure du mort-vivant est aujourd’hui unanimement reconnue comme une table de loi du genre. 

Comme souvent, le succès de Dawn of the Dead, qui est certainement le meilleur film de Romero, tient à des rencontres. Mark Mason qui lui souffla involontairement l’idée qu’on pourrait survivre dans un centre commercial en cas de catastrophe et Dario Argento qui facilita le financement du projet pour lequel le cinéaste et son producteur Richard P. Rubinstein ne trouvaient pas d’investisseurs outre-Atlantique. 

Il n’y a dans ce film aucune réelle tension, très peu d’angoisse, pas davantage de peur face au danger et à la mort. Dans sa représentation apocalyptique, George Romero accorde en réalité peu d’importance aux zombies. Ceux-ci sont omniprésents à l’écran mais on ne connaîtra jamais l’origine du phénomène de résurrection et les protagonistes s’en moquent. Ces derniers ne semblent se rappeler de la gravité de la situation que lorsque le danger de mort est immédiat ou lorsque l’un d’eux est carrément mordu par un zombie ! Ce qui explique la pertinence que conserve encore aujourd’hui Zombie, c’est l’incapacité de l’humanité à faire face aux crises et à remettre en question ses modèles de société... Les deux scènes d’introduction du film sont particulièrement éclairantes : un studio de télévision où, sur le plateau, un médecin tente en vain d’expliquer la nécessité de la loi martiale à un journaliste sceptique et buté, tandis que règnent dans le studio une cacophonie et une désorganisation abrutissantes ; puis un immeuble de logements sociaux dont les habitants refusent de respecter les consignes de ladite loi martiale, et qui est violemment pris d’assaut par une unité d’intervention de la police dont certains membres profitent de la situation pour laisser libre cours à leurs pulsions sadiques.

Cette première critique acerbe, où toute forme d’ordre et de loi fond sous nos yeux, remplit également une fonction narrative puisqu’elle permet de présenter les quatre personnages principaux du film, qui vont lier leur destin en prenant la fuite ensemble dans un hélicoptère. Lorsque les quatre survivants décident de prendre leurs quartiers définitifs dans un centre commercial, est au cœur du récit. Dans l’incapacité de faire face à la situation, ils se réfugient bien vite dans un endroit rassurant qui leur rappelle la « vie d’avant ». Romero n’épargne pas ses protagonistes, qui sont dépeints comme de beaux abrutis prenant des risques insensés pour piller des magasins en poussant de grands cris de gosses. Alors que, dans sa conception commune, le survivaliste trouve dans la nature de quoi subsister, le citadin trouve le nécessaire... dans un supermarché. Plus le récit progresse, plus la critique d’une Amérique consumériste, crétine et hyperviolente devient évidente, et plus le ton se durcit. La grossesse de Frannie, symbole d’un avenir impossible à nier, est peut-être ce qui explique que, de tous les personnages, elle est la seule qui n’a pas complètement perdu le sens du réel. Elle pensera tout haut « Qu’est-ce qu’on est devenus ? ». Finalement, ils ne connaîtront leur véritable apocalypse que lorsque leur paradis commercial sera pillé par une bande de motards anarchistes encore plus puérils et stupides qu’eux, condamnant définitivement la zone pour tout le monde. La dernière image est alors logique : les zombies ont pris le contrôle des lieux, le centre commercial leur appartient définitivement.

La critique politico-sociale reste d’une actualité brûlante et explique le statut culte du film. Jamais plus George Romero ne réussira ce dosage aussi parfait qu’improbable entre horreur, comédie et satire sociale particulièrement mordante. Zombie a mal vieilli, ses effets spéciaux, déjà relativement faibles à l’époque, et ses effets gores ont pu impressionner en 78, mais donnent surtout un côté cartoon au film. Pourtant, Zombie fait preuve d’un génie indéniable. Romero compare les zombies errant sans but dans le centre commercial aux consommateurs américains lambda, aussi décérébrés que des morts et vagabondant à la recherche d’un produit ou d’un but qu’ils peinent à atteindre. L’arrivée des bikers dans le centre permet à Romero d’enfoncer le clou en retournant la première opinion du spectateur…les monstres ne sont peut-être pas ces morts-vivants qui errent entre les rayons, mais peut-être bien les hommes eux-mêmes. La violence et l’humiliation (l’entartrage pour ne citer que lui) conduisent au final le spectateur à changer son regard. C’est le premier acte dans la saga destiné à humaniser les morts. Une étape fondamentale que l’on retrouvera dans les opus suivants. Guidés par leur instinct de survie les quatre personnages resteront solidaires et attentifs les uns aux autres, se protégeant mutuellement. Le plus secourable est Peter (Ken Foree), un policier noir des forces spéciales rencontré par hasard et dont les trois autres ne savent rien. Le cinéaste a construit son scénario à partir du lieu central de l’action : le centre commercial Monroeville Mall. Pour ne pas perturber le commerce pendant le tournage, les scènes étaient filmées la nuit entre 23 heures et 7 heures. Pour fuir la menace des zombies, les personnages principaux ont la brillante idée de se réfugier dans ce temple de la consommation où ils ne manqueront de rien : nourriture, médicaments, vêtements... et armes – second Amendement à la Constitution américaine oblige. Les scènes alternent tension et humour, Romero redouble d’imagination pour créer des scènes cocasses et grinçantes. 

Zombie connaîtra au final des dizaines de versions différentes, de durées variables, plus ou moins charcutées en fonction des comités de censure locaux. Le montage d'Argento, autrement appelé European cut est plus sèche et tendue que la version originale, cette variante est magnifiée par la musique de Goblin, groupe de rock italien déjà responsable des sublimes partitions des Frissons de l'angoisse et de Suspiria, du même Argento. Les exégètes continuent aujourd'hui à se déchirer sur les qualités respectives des différents montages, les uns estimant l'European cut plus terrifiant, quand les autres défendent l'ironie abrasive de la version américaine. Nicolas Winding Refn préféra ne pas choisir son camp : « Zombie est le seul exemple au monde d'un film avec deux auteurs ; deux visions, mais dont chacune serait un chef-d'œuvre. » 


LA VIEILLE DAME INDIGNE

de René Allio, 1964, France, 1h28, Noir et Blanc

avec Sylvie, Malka Ribowska, Victor Lanoux


RÉSUMÉ : Mme Berthe, soixante-dix ans, vient de perdre son mari. Certes, elle pourrait ne pas rester seule; deux de ses cinq enfants, Gaston et Albert, vivent et travaillent encore, non loin d'elle, à Marseille. Les enfants vendent ce qui est vendable, pour laisser à leur mère de quoi vivre dans la maison qu’elle garde. Albert, d'ailleurs, compte bien profiter du capital qu'a dû laisser son père pour renflouer l'entreprise de transport montée avec l'argent de Gaston. La vieille dame est désormais seule, dans ce bourg de l’Estaque, proche de Marseille. Mais la vieille dame, qui a consacré toute sa vie à son mari, à sa famille, ne paraît pas du tout disposée à finir son existence comme elle l'a commencée, dans la médiocrité et dans l'ombre des autres, fussent-ils ses enfants. Elle découvre alors, émerveillée, les loisirs de la liberté, avec la serveuse d’un restaurant voisin, Rosalie, qui s’est prise d’amitié pour elle, puis d’amour pour Pierre, le petit-fils venu aux nouvelles. Mme Berthe, à la surprise choquée de ses proches, décide de se consacrer à elle-même et à la découverte du monde. Elle sort, se promène, même le soir. Berthe va jusqu’à se payer une 2CV d’occasion, qu’elle fera conduire par Rosalie et Pierre, au grand scandale de ses enfants. Elle meurt au bout de dix-huit mois de ce rêve enfin vécu…


POINT DE VUE : René Allio a su, dans ce film empreint d’émotion pudique, nous faire vibrer au rythme et au diapason de cette « vieille dame » qui incarne avec une merveilleuse justesse la revanche sur soixante années de grisaille consacrées aux autres. Denis A. Canal, 1995. 


COMMENTAIRE : C'est un bien joli film, intelligent, discret, pudique, sensible, spirituel, qu'a réalisé René Allio. Un film inattendu.  

Le sujet est de Bertolt Brecht, qui on avait fait une nouvelle. De son héroïne, il écrivait : « À bien voir les choses, elle vécut successivement deux vies. La première en tant que fille, femme et mère, et la seconde simplement en tant que Mme B., personne seule, sans obligations, aux moyens modestes mais suffisants. La première vie dura environ soixante ans. La seconde pas plus de dix-huit mois. » 

C'est cette seconde vie que nous raconte René Allio. Le film commence à la mort du mari de Mme Bertini. Jusqu'à ce jour, la vieille dame a vécu au milieu de ses casseroles, de ses enfants, des mille servitudes de l'existence quotidienne. Et voilà que brusquement elle découvre un autre univers, un monde plein de douceurs, de surprises, de joies très simples, mais qui n'ont pas de prix à ses yeux, la joie enfin d'être égoïste. Devant ce nouveau monde, Mme Bertini retrouve les émerveillements de l'enfance, ses gourmandises et ses exigences. Pour conserver son beau jouet, elle est prête à toutes les « bêtises ». 

René Allio a décrit avec infiniment de charme et de finesse la libération psychologique, sentimentale et sociale de cette vieille dame. Les rapports de Mme Bertini avec sa famille, ses fils qui l'assomment, et ce petit-fils pour lequel elle a une tendresse particulière, peut-être parce qu'il est, à vingt ans, l'image vivante de cette liberté, dont elle fait si tardivement l'apprentissage. 

LES ABYSSES

The Depths

de Nico Papatakis, 1962, France, 1h36, Noir et Blanc

avec Francine Bergé, Colette Bergé, Pascale de Boisson


RÉSUMÉ : Deux sœurs bonnes à tout faire dans une propriété viticole, n’ont pas été payées depuis trois ans. Elles vont se révolter jusqu’au meurtre.


COMMENTAIRE : La première œuvre d’un cinéaste qui n’a fait que quatre films en vingt-quatre ans. Ce film est une mise en abîme de la lutte des classes par inversion des rapports de pouvoir. L’hystérie stupéfiante de l’interprétation finit par faire perdre l’enjeu initial (les bonnes veulent être payées).On ne sait plus si on doit admirer les acteurs dans leur rôle ou si nous ne sommes pas en train de devenir aussi insensé que les personnages s’agitant frénétiquement sur l’écran. Ce fait divers authentique (les sœurs Papin) inspira aussi  la pièce de Jean Genet, les Bonnes, et La Cérémonie de Claude Chabrol, sorti en 1995, adaptation du roman L’Analphabète de Ruth Rendell (inspiré par l’affaire Papin en 1933). 


POINT DE VUE : Les Abysses est, comme son titre l’indique, une plongée profonde, à la fois dans un duo déréglé de sœurs et dans une violence tragique et hystérique qui détruit tout. Autant dire que ce n’est pas un film facile : le jeu des comédiens est outrancier et évoque le théâtre d’avant-garde des années 50 ; le scénario qui part d’un fait divers célèbre, celui des sœurs Papin, n’a rien d’une reconstitution pointilleuse : c’est une réinvention très écrite, très littéraire. Pas de compromis ici, c’est la tragédie grecque qui est visée, dans son austérité comme dans le sens du destin inexorable. Évidemment, on n’a pas affaire à un cinéma de distraction ; la tension permanente rend le film oppressant, lourd, asphyxiant.


Lors de sa sortie, Les Abysses a provoqué un scandale : refusé à Cannes, défendu par cinq écrivains, et non des moindres, dans « Le Monde » (Beauvoir, Breton, Genet, Prevert et Sartre), visionné par Malraux qui l’imposa au Festival, encensé ou détesté, il a été vu comme une œuvre excessive et éminemment politique. Michel Ciment dans les bonus rappelle l’analogie d’époque : la famille représentait la France, le père De Gaulle, les sœurs, les Algériens en lutte et la fille, Élisabeth, les intellectuels de gauche passifs malgré leurs bonnes intentions. Si cette grille de lecture s’est perdue, reste le dernier carton : « Qui est vraiment coupable ici ? » , qui oriente notre esprit vers une interprétation marxiste. Alors l’exploitation des sœurs, l’aliénation du travail, le mépris des pauvres, la folie et la violence comme seule réponse, deviennent une illustration simplifiée d’une vision du monde. Ce serait singulièrement réducteur ; car si le film irrite ou séduit encore aujourd’hui, c’est par ses partis-pris de mise en scène. Papatakis veut éveiller le spectateur et met tout en œuvre pour le secouer, grâce aussi à une caméra précise, en mouvement. Et quand l’explosion a lieu, quand la violence se déchaîne après avoir été contenue si longtemps, le montage hache l’action qui déborde du cadre. Le cinéaste creuse les visages, réinvente l’arrêt sur image ; mais cette mise en scène est au service d’une vision, habitée de l’intérieur. Car dans cette micro-société, les humains sont lâches et sordides. Rien ne vient les racheter. Les deux sœurs mêmes, sales, névrosées, sont des brutes que l’explication sociale ne sauve pas. 

Dans ce jeu de massacre, Papatakis exacerbe les sentiments, moins par les dialogues que par une gestuelle excessive : les personnages s’étreignent avant de se gifler, se crachent dessus, se jettent des projectiles. Pas une réplique quasiment qui ne soit « normale ». Les objets eux aussi deviennent des armes, comme le fer à repasser, ou acquièrent une dimension symbolique (le fauteuil, par exemple). On le comprend, Papatakis refuse non seulement tout réalisme, mais aussi toute improvisation, voire tout relâchement. Rien qui ne soit pesé, pensé, ce qui ajoute à l’oppression ressentie. Car il faut bien l’avouer, ce film, passionnant, unique, est également une épreuve à la limite du supportable ; qu’on n’imagine pas une heure et demie de détente autour d’un fait divers. Les Abysses réclame un spectateur curieux et bien disposé. À ce prix, c’est une expérience difficile mais enrichissante, forte en tout cas et, même si l’expression est galvaudée, le film ne peut laisser indifférent.  François Bonini, 2015.

NEW YORK - MIAMI

It Happened One Night

de Frank Capra, 1934, US, 1h45, Noir et Blanc

avec Clark Gable, Claudette Colbert, Walter Connolly


RÉSUMÉ : Ellie Andrews, riche héritière, échappe à la surveillance jalouse de son père, qui désapprouve formellement ses fiançailles avec un jeune dandy, et tente de regagner New York, où l'attend son triste promis, en prenant le bus au départ de Miami. Elle y fait la connaissance, en des termes peu amènes, de Peter Warne, un reporter sarcastique, que son penchant pour l'alcool et les bobards ont fait renvoyer de son journal. Des rapports conflictuels s'instaurent entre les deux jeunes gens, l'un dur et désenchanté, l'autre enfant gâtée et capricieuse. Peter comprend qu'il peut tirer avantage de cette rencontre et joue un double jeu avec la pauvre Ellie... 


POINTS DE VUE : Tout est inventif et insolent pour l'époque. Une femme mariée passe ses nuits dans la chambre d'un inconnu, torse nu qui plus est ! Et tous deux ne sont séparés que par une simple couverture (baptisée « les murs de Jéricho ») ! Pire : au contact de cet homme socialement inférieur (un journaliste en mal de scoop), une riche héritière découvrait la vraie vie. Bref, le puritanisme américain en prenait un sacré coup. Jusque dans les scènes finales, où le père autorisait explicitement son futur gendre à « abattre les murs de Jéricho ». À coucher avec sa fille, donc. Alors que le mariage (imminent, certes) n'avait pas encore eu lieu, puisque le précédent n'était pas encore annulé ! Clark Gable et Claudette Colbert remportèrent chacun un oscar. Et le film, aussi. Pierre Murat, 2014.


Le film qui allait peut-être inventer un genre, et à coup sûr établir la double réputation de Capra et de la Columbia, ne déclencha pas l’enthousiasme au moment de sa préparation. Doté d’un budget modeste et desservi par la mauvaise grâce de Colbert et Gable, respectivement prêtés par la Paramount et la M.G.M., le film ne semblait défendu que par les seuls Capra et Riskin. L’histoire était somme toute bien conventionnelle, et New York-Miami apparaissait plutôt comme un film de transition après le triomphe de Grande Dame d’un jour (1933). Pourquoi alors cinq Oscars ? Pourquoi la « naissance de la comédie américaine » ? Pourquoi ce « film d’autocar » fut-il tout sauf un film de tocards ?

On voudrait répondre : « le naturel » ! Et pourtant… Dans un cinéma parlant qui a tout juste l’âge de raison, cette qualité n’étouffe pas les productions - c’est le moins que l’on puisse dire. Bien sûr, Lunbitsch régnait (mais sur la comédie sophistiquée), les Marx déliraient (mais ils poursuivaient la seule tradition du burlesque) et Hawks n’allait pas tarder à faire parler les protagonistes de la Dame du vendredi à la vitesse de la lumière. Si le film de Capra, par-delà un genre que d’autres serviront mieux encore, exerça une telle influence, c’est que pour la première fois un homme et une femme existent ensemble. La frivole et le dur à cuire ne viennent pas de là, mais ici les répliques font mouche, les caractères existent, le scénario s’efface.

La leçon dépasse largement la seule comédie. C’est tout le cinéma qui trouve à la fois son idiome et son mode d’existence, d’autant plus qu’avec Capra le langage suit : durée allongée, rythme frénétique (avec accalmies), découpage incomparable. Dès lors, les images fondatrice abondent : la jambe de Claudette est bien plus efficace que le pouce de Clark pour faire de l’auto-stop ; la pudeur est « respectée » lors des étapes par une bien mince couverture entre les futurs (déjà) amants, etc. Sans oublier les instants de grâce « à la Capra », telle cette séquence improvisée où les vedettes entonnent avec les figurants le si rooseveltien « The Man on the Flying Trapèze ». Chassez le naturel… Marc Cerisuelo, 1995.


BAMBI

de Walt Disney (plusieurs réalisateurs), 1942, US, 1h12, Animation, Couleurs


RÉSUMÉ : Le faon Bambi est promis à un brillant avenir : il doit devenir roi de la forêt. En attendant, il passe des jours heureux à jouer avec son ami le lapin Pan-Pan. Mais les chasseurs interrompent cette existence idyllique et, un jour terrible, Bambi perd sa maman. Devenu jeune cerf, il découvre l’amour avec Faline la petite biche. Un combat victorieux et son sang-froid face à un incendie lui vaudront de succéder à son père.


POINTS DE VUE : Mignon, adorable, à croquer : les cyniques n’y comprendront jamais rien, mais des milliers d’enfants du monde entier éprouvent depuis près d’un demi-siècle leur première grande émotion esthétique à l’apparition du petit faon, de ses longs cils si doux et de ses premiers pas bien incertains sur la glace. Après Blanche-Neige, les illustrations de Disney créent une autre de ces images irrésistibles qui imposent le règne sans partage du dessin animé sur l’imaginaire enfantin. Mais n’oublions pas l’essentiel : face au faon, le jeune cerf ne fait pas le poids. Marc Cerisuelo, 1995.


Évidemment, il y a la mort de la biche, sa maman. Hors champ, juste un coup de feu, Bambi qui attend qu’elle revienne, et des générations de bambins qui ont compris, comprennent et comprendront subitement que leur mère n’est pas immortelle... 

Mais cet apprentissage est loin d’être le seul de ce cinquième classique Disney, dont la beauté naturaliste reste un émerveillement. Les premiers pas, les premiers mots, les premières amours et l’âge adulte sont racontés au gré des quatre saisons, avec été pimpant, symphonie de feuilles d’automne, glissades sur la glace, orage d’un réalisme impressionnant et printemps qui revient, même après la mort de ceux qu’on aime, ou après un incendie provoqué par les hommes. Une forêt qui s’embrase, le feu qui dévore littéralement l’écran comme une véritable fin du monde dans un film sorti en pleine Seconde Guerre mondiale... 

Dans cette ode à la nature, après d’étonnantes ellipses, le cycle de la vie reprend toujours. Les fleurs bourgeonnent et les oiseaux gazouillent. Disney le tatillon tenait à ce que ses dessinateurs respectent scrupuleusement l’anatomie animale : il les envoya battre la campagne avec leurs carnets de croquis et fit venir dans les studios des modèles vivants. Depuis près de quatre-vingts ans, on ne peut plus imaginer un petit faon ou un lapin coquin avec d’autres traits que ceux de Bambi et de Pan-Pan... Télérama, 2021.

JE NE VOIS PAS CE QU’ON ME TROUVE

de Christian Vincent, 1996, France, 1h39, Couleurs

avec Jackie Berroyer, Karin Viard, Zinedine Soualem


RÉSUMÉ :  Pierre-Yves, un humoriste quinquagénaire rattrapé par un succès tardif, est invité à animer une nuit blanche du cinéma comique dans sa ville natale du Pas-de-Calais, Liévin. Il s'y rend en compagnie de son fils, Arthur. D'emblée, les choses se présentent mal.


À PROPOS : En bref... Les vingt quatre heures de la vie d'un homme qui revient après trente ans d'absence dans la ville où il a passé une partie de son enfance. Invité à Liévin, dans le nord de la France, en sa qualité d'enfant du pays et d'humoriste (sa tardive popularité relève pour lui d'un malentendu), il a pour mission de parrainer une "nuit blanche" organisée par le centre culturel de la ville. De retrouvailles en interviews, de pince-fesses en inaugurations, c'est une journée qui va progressivement se dérégler pour culminer en pleine nuit dans l'appartement de l'une des organisatrices de la manifestation chez qui, croyant qu'elle était seule, il s'est introduit en cachette.

« Christian Vincent avait vraiment envie d'aller dans le Nord, on le sent quand il filme les corons ou les terrils. On est vraiment dans le Nord, on suit les gens, on rentre chez eux comme dans un reportage. Le Nord est une région avec une identité forte. Dans une scène de café, un type nous serre la main spontanément avant de partir ; on pourrait croire que c'est une idée de scénariste pour amuser ou surprendre, non, c'est un truc qu'on avait observé, c'est la réalité. Aujourd'hui, les mines sont fermées, la région est dans une période de grande dégradation, mais il y a un accueil, une chaleur chez ces gens, comme on le voit dans la scène de la maison. Là-bas, ils ouvrent les portes. C'est peut-être parce qu'il n'y a plus rien que les relations humaines sont aussi chaleureuses dans le Nord ! » (Jackie Berroyer)

POINT DE VUE : Si l’homme est un loup pour l’homme, il est d’abord, de la naissance à la mort, un constant malentendu pour lui-même. Sans trop schématiser, on pourrait dire que la prise de conscience, même relative, de ce malentendu fait le sujet principal et réel de tous les films de Christian Vincent, dont les fins suspendues semblent indiquer que rien ne va plus pour les personnages que le temps du film a pour le moins déstabilisés, sinon franchement mis à mal. C’est clair pour La Discrète, La Séparation et ce dernier opus, que les expériences vécues par les personnages leur soient en apparence imposées (Pierre, dans La Séparation) ou qu’ils les provoquent délibérément sans pouvoir en maîtriser le cours (La Discrète et Je ne vois pas ce qu’on me trouve). Beau fixe, à première vue différent des trois autres récits de Christian Vincent, parce qu’il saisit des personnages dans l’instabilité d’une maturité encore en devenir, et dont l’épreuve infligée ne réside pas dans l’implosion de leurs certitudes, parle aussi pourtant de malentendu, de solitude et de rejet.

Les personnages des films de Christian Vincent ont pour dénominateur commun de s’être construits, ontologiquement, sur un malentendu qui, paradoxalement, les fait vivre, les aide à tenir debout. Les péripéties de chaque histoire ne sont en fait que les étapes de la dissipation de ce malentendu fondamental. Comme il existe un concept de dystopie, qui inverse négativement celui d’utopie, il faudrait en forger un qui traduisît le cheminement d’une initiation à rebours, celle-là même qui structure la narration de Je ne vois pas ce qu’on me trouve. Ce type humain en route vers sa désunion - comme on parle d’un athlète qui se désunit dans son effort -, Christian Vincent l’étudie, d’un film à l’autre, à travers des caractères et des situations différentes. En l’incarnant successivement dans Fabrice Luchini, Daniel Auteuil et Jackie Berroyer, il tend à le banaliser, lui conférant une dimension presque exemplaire d’homme ordinaire, a priori voué à l’anonymat le plus radical, mais auquel un destin tardif et aléatoire prête une fallacieuse trajectoire.

Il ne faudrait pas toutefois que ce préambule un tantinet sérieux induisit en erreur. S’il a des arrière-pensées, le quatrième long métrage de Christian Vincent n’a ni graisse ni pesanteur. Il aurait plutôt de la légèreté et de la grâce, le ton et l’allure d’une moderne comédie picaresque, où la mélancolie s’installe peu à peu, avec une politesse inversement proportionnelle à la désinvolture un peu vulgaire qui propulse Pierre, son antihéros, chez les autres et dans son propre passé. Jackie Berroyer, qui lui prête ses traits et ce commencement de mythologie qui incite de plus en plus de metteur en scène à se l’arracher (il donne une consistance à la première demi-heure du dernier Chabrol, qui en manque beaucoup par ailleurs), apporte à la structure du récit (il a participé à son écriture) et à sa tonalité une contribution non négligeable, redevable à une personnalité qu’il livre telle quelle dans la plupart des fictions auxquelles il participe, légèrement décalée, mais, de son propre aveu, sans effort de composition proprement dit.

Le début du film déroute brièvement. Où sommes-nous ? Dans un faux documentaire sur un fantaisiste de second rayon, ou dans une fiction ? Le monologue de l’artiste en scène trouvera sa fonction dramatique, ultérieurement, dans une reprise calamiteuse qui sanctionnera la dislocation (définitive ?) du personnage, dont l’exhibitionnisme, expression de son malentendu vital, se déglinguera sous les yeux d’un public somnolent et clairsemé, qui n’est plus guère le sien d’ailleurs, dans une ville sidérurgique du Nord qui n’a plus beaucoup de traits communs avec celle qui l’a vu naître. C’est dans cette cité défaite et fortement métissée, naufragée de la crise économique, que Pierre, fantaisie qui s’est fait un petit nom à Paris, revient en enfant du pays, répondant à l’appel d’une voix, celle d’une animatrice socio-culturelle (Monica/Karin Viard), dont le grain a su éveiller en lui quelque chose qui ressemble au démon de midi, lequel n’est, comme chacun sait, que le cerbère du néant.

Mais ce qui fait la saveur et la subtilité de cette comédie drolatique, sa profondeur et sa complexité aussi, c’est que le malentendu sur lequel fonctionne Pierre est conscient ou inconscient, selon ses états d’âme ou ses pulsions. Accompagné de son fils, il effectue son pèlerinage pour échapper à son quotidien familial, avec la claire intention de draguer. En même temps, il est sincère quand il prétend ne pas voir ce qu’on lui trouve, constat lucide dont il fait par ailleurs, à la manière d’un Woody Allen, une stratégie (presque) payante de séduction. Bref, Pierre est un faux jeton auquel on pardonne sa duplicité, tant il est vrai qu’il vaut mieux naître beau, riche et bien portant que laid, pauvre et malade. Durant les trente-six heures que va durer son « trip » au pays de ses origines, mû par la seule obsession de « se faire » son animatrice, il va en réalité remonter aux sources de son malentendu, d’une enfance qu’il n’a, de fait, jamais quittée, prendre conscience de son irréalité, découvrant tout en même temps la brutalité vitale, et quand bien même désespérante, d’un véritable engagement (la liaison de Monica avec un détenu en cavale).

Fantôme pour lui-même, représentation fallacieuse pour les autres, Pierre flotte, comme déplacé, dans un récit éclaté, celui d’une multitude de vies minuscules dont il est, au passage, le reporter involontaire. Équilibre miraculeux d’improvisation et de reconstitution, de spontanéité modestement mais rigoureusement mise en scène, Je ne vois pas ce qu’on me trouve est tout autant le reflet réaliste d’une région, d’une société en déshérence, que le portrait d’un ego contemporain. Le petit monde socio-culturel, ambiance MJC/cinéma-studio, qu’il dépeint est d’une criante vérité.

Quelques scènes, économes comme la narration de tous les films de Christian Vincent, l’un des rares auteurs d’aujourd’hui sachant faire court tout en étant disert, suffisent à suggérer une ville sinistrée, économiquement et émotionnellement, socialement et culturellement assistée, laissant entrevoir en de rares séquences la violence qu’elle nourrit endémiquement.

Le récit fonctionne sarcastiquement sur un certain nombre de rimes qui font de l’itinéraire et des initiatives de Pierre une cascade d’effets ratés : l’aller (prometteur) et le retour (déconfit) du train qui l’amène et le remmène ; les deux énonciations de son sketch ; la scène vaudevillesque et insoutenable où il découvre le secret de Monica, et qui fait écho à son enfermement volontaire dans le cagibis de son enfance ; l’annonce à son fils d’une prolongation probable de son séjour, mais c’est son fils qui, finalement, jouera cette prolongation… Au retour, dans le train qui le ramène à Paris, Pierre dort, comme à l’aller. Mais son sommeil est-il encore peuplé de ces rêves érotiques, matérialisation d’une existence imaginaire et imaginée ? Comparée à celles de La Discrète ou même de La Séparation, la conclusion de Je ne vois pas ce qu’on me trouve semble décidément plus fermée, comme si le point d’orgue résonnait comme un point final. Michel Sineux, Positif, 1998.

L’ARBRE, LE MAIRE ET LA MÉDIATHÈQUE

d’Éric Rohmer, 1993, France, 1h45, Couleurs

avec Pascal Greggory, Arielle Dombasle, Fabrice Luchini


RÉSUMÉ : À Saint-Juire, un petit village vendéen, le maire, Julien Dechaumes, étrillé aux dernières élections cantonales, entend redorer son blason en édifiant une médiathèque sur un pré communal. Le ministère de la Culture lui accorde de généreuses subventions, mais les résistances locales sont vives. Marc Rossignol, l'instituteur, défend bec et ongles un saule centenaire menacé par l'ambitieux projet. Bérénice Beaurivage, une romancière parisienne, plaide pour le strict respect des paysages, et la petite Zoé, 10 ans, revendique l'implantation d'espaces verts à la campagne... 


POINTS DE VUE : La grille rohmerienne appliquée cette fois-ci non pas à l’analyse des sentiments mais à un problème municipal dans un village vendéen, année 92 (pas celle de la Terreur, celle des années Mitterrand). Aussi vrai qu’une photo à laquelle on aurait retiré une couleur primaire pour la remplacer par une autre, spéciale Rohmer. On ne regrette pas ce qui est enlevé : la vulgarité, l’agressivité, et on se régale de ce qui est ajouté : la civilité, l’humour gentil et, bien sûr, la « logorohmée », entêtée et charmante. Dictionnaire des films, 1995.


Entre dialogues à bâtons rompus, interviews et plaidoyers, on échange ici idées et convictions autour de la ruralité, de l’écologie, de la gauche et de la droite. Le projet de construction d’une médiathèque au cœur d’un village de Vendée, défendu par son maire (Pascal Greggory), socialiste bon teint, est au centre du débat. Y participent un instituteur (Fabrice Luchini) très remonté, une romancière (Arielle Dombasle) et un directeur de magazine opportuniste (François-Marie Banier, avant l’affaire Bettencourt). Quoique soucieux depuis toujours d’écologie, Rohmer n’épargne personne, raillant tout aussi bien le parisianisme snob que l’esprit de clocher, les combines technocratiques que l’instrumentalisation du culturel. Le télescopage des comédiens avec les gens du cru fait partie du plaisir dispensé dans ce mélange de doc rural et de badinage idéologique. Jacques Morice, 2021.

Le maire socialiste d’un petit village vendéen décide de faire construire un centre culturel. Il se heurte à l’opposition de l’instituteur, qui pense que cette médiathèque détruira l’harmonie du village. L’Arbre, le Maire et la Médiathèque est le seul film ouvertement pensé comme politique par Éric Rohmer, qui s’est toujours tenu à l’écart de l’idée d’engagement ou de parti. Le cinéaste y aborde deux sujets chers à son cœur, l’écologie et l’urbanisme. L’écologie est la seule cause pour laquelle Rohmer se sentait prêt à militer, tandis que les lieux et espaces d’habitation (dans les villes, banlieues, campagnes), comparés entre eux, ont toujours tenu une place prépondérante dans les affects et dilemmes des protagonistes de ses contes moraux et comédies. Rohmer aimait les fables de La Fontaine et son film débute à la manière d’une version moderne et pleine d’esprit du Rat des ville et du Rat des champs. Le maire vante les plaisirs et les avantages de la ruralité tandis que son amie romancière parisienne exprime son enthousiasme pour l’agitation et l’énergie citadines. Un projet architectural ambitieux va accentuer leur désaccord. Réalisé au début des années 90, le film ne nous a jamais semblé aussi contemporain et converse avec l’époque que nous traversons : il était en fait en avance sur son temps. Si la question de la délocalisation culturelle était déjà d’actualité depuis la décennie précédant sa réalisation, le film anticipe le phénomène des néo-ruraux et même du télétravail, puisqu’on y évoque la possibilité de travailler à domicile, sans être obligé de subir les inconvénients des grandes métropoles. Le film remet aussi en question l’idée de progrès à tout prix, de la transformation inutile du paysage sans discernement et à des fins électoralistes, sans pour autant imposer un point de vue contre un autre. Rohmer n’a jamais été aussi renoirien. L’Arbre, le Maire et la Médiathèque est un film où « tout le monde à ses raisons », et les exprime avec clarté et conviction, lors de joutes verbales, de monologues exaltés (Fabrice Luchini en grande forme) et même de chansons. Réalisé avec une équipe ultra réduite, en 16mm et au gré des disponibilité des comédiens, L’Arbre, le Maire et la Médiathèque marque aussi l’aboutissement d’un modèle économique qui prône la liberté et la légèreté. Ces conditions de tournage aux confins de l’amateurisme, tant appréciées par Rohmer, n’empêchent pas le cinéaste de signer un film à la beauté souvent picturale, avec un sens du cadre et des volumes extrêmement précis. L’interprétation est savoureuse et permet à L’Arbre, le Maire et la Médiathèque de prétendre au statut de film le plus drôle d’Éric Rohmer. Olivier Père, 2021.

UN JOUR DE PLUIE À NEW YORK

A Rainy Day in New York

de Woody Allen, 2019, US, 1h32, Couleurs

avec Jude Law, Live Schreiber, Diego Luna


RÉSUMÉ : Ashleigh, une jeune étudiante, a obtenu l'interview de Roland Pollard, un réalisateur célèbre. Elle doit le rencontrer à New York. C'est l'occasion pour elle et son compagnon, Gatsby, de s'offrir un week-end en amoureux. Mais rien ne se passe comme prévu. Ashleigh est constamment accaparée par le cinéaste, en panne d'inspiration et capricieux. La jeune femme délaisse Gatsby qui, de son côté, se retrouve sur un tournage de film. Il fait la connaissance de Shannon avec laquelle il partage un baiser le temps d'une scène. Alors que la pluie s'abat sur New York, Gatsby tente de retrouver Ashleigh, fascinée par Roland Pollard et le milieu du cinéma... 


POINTS DE VUE : Le cinéma de Woody Allen prend ses racines à New York. Entretemps, il a fait voyager sa caméra dans les plus grandes métropoles romantiques d’Europe. Mais il revient de nouveau à ses amours premières, à sa ville fétiche, qu’il filme comme personne d’autre, depuis près de soixante ans. En quelque sorte, Allen est à New York ce qu’Almodóvar est à Madrid ou Barcelone. Il connaît ses couleurs, ses habitants et ses sonorités. Il sait capter les instants précis du poumon de Big Apple, comme un photographe à l’affût d’un cliché touristique. Du coup, cette mégalopole pluvieuse devient presque universelle aux yeux des spectateurs. On y reconnaît Central Park, les avenues bourdonnantes de magasins, et il se dégage de l’ensemble une incroyable sensualité. Ce n’est donc pas un hasard si le titre du film donne la vedette à la ville de New York, qui constitue une sorte de personnage lumineux à part entière, aux côtés de ses jeunes héros, Gatsby et Ashleigh. Mais plus que New York, c’est sur ses communautés bourgeoises et désinvoltes que le cinéaste pose son regard. Certes, et le reproche est facile, le metteur en scène, habitué à l’argent et aux éclats, décrit son propre milieu social et culturel, mais l’autocritique, le cynisme prennent le pas sur la facilité de l’autofiction.

Plus Allen vieillit et plus son cinéma simplifie les effets, pour se concentrer sur l’écriture et une réalisation quasi minimaliste. Il n’y a plus de travellings, les portraits sont simples, et l’épure stylistique devient le leitmotiv principal. En fait, l’auteur de Manhattan est plus écrivain que cinéaste. Les dialogues recèlent des trésors de langage et l’on se surprend à penser que finalement, le film pourrait être remis en scène à l’infini, à la façon d’une pièce de théâtre. Allen cultive avec beaucoup de pudeur et de drôlerie, une écriture littéraire. Son jeune héros, Gatsby, est lui-même étudiant en lettres, se transformant ainsi en une sorte de double du réalisateur. On entend dans ses textes des grands auteurs comme Shakespeare certes, mais surtout la facétie moqueuse d’Oscar Wilde. Force est d’ailleurs de constater que le long métrage Un jour de pluie à New York est plus anglais qu’américain. Il y a chez tous ces personnages le célèbre flegme britannique et une sorte de suffisance bourgeoise, tout aussi drôle que désolante.

Le film d’Allen sort quasiment en même temps que celui de Tarantino Once Upon a Time… in Hollywood. Ce n’est pas une coïncidence. Les deux monstres de cinéma signent en effet une sorte d’œuvre testamentaire, qui rend hommage au septième art, mais règle aussi des comptes avec le petit milieu protégé et insupportable des artistes reconnus. Le sujet principal est l’amour. Qu’on soit jeune, riche, célèbre, ou tout le contraire, le vrai désir qui traverse l’homme est de donner un sens à son existence, à travers le regard de ceux qu’il aime. Ici, les personnages s’adonnent aux mensonges, aux faux-semblants, sans pour autant céder à la schématisation outrancière. Il n’y a jamais de lourdeur dans le propos et le réalisateur ne faillit pas, en évoquant la caricature d’une jeunesse dorée. Allen aime ses personnages, et conséquemment les comédiens qui les incarne. Timothée Chamalet, Elle Fanning et Selena Gomez jouent ces jeunes gens avec délicatesse et drôlerie, aux côtés d’artistes plus affirmés, comme Jude Law et Diego Luna. Il n’y a aucune fausse note dans cette comédie plus cynique que romantique.

Et bien sûr, comme souvent chez le cinéaste, il y a le jazz, susurré comme un souffle venu du cœur de la ville de New-York. Assurément, quand Timothée Chamalet s’installe derrière un piano et feint de jouer un morceau à la perfection, c’est la petite musique de Woody Allen qui surgit sur l’écran. Véritablement, Un jour de pluie à New York est le meilleur des films de Woody Allen, depuis une décennie. Laurent Cambon, 2021.


Un couple à l’assaut de la grande ville pleine de tentations : voilà qui nous ramène à l’aube du cinéma, à L’Aurore, de Murnau (1927). Les amants de l’époque en sortaient unis comme jamais. Près d’un siècle après, a fortiori sous le regard de Woody Allen, on devine que l’issue sera plus complexe... La vraie surprise : le charme juvénile de cette comédie réalisée par un cinéaste de 83 ans. Que l’on reconnaît à travers la personnalité de Gatsby (Timothée Chalamet), étudiant frêle aimant les vieux films, le jazz, les endroits rétro, les jours de pluie... 

Et donc Gatsby, fils de grands bourgeois, installé sur un campus de la côte Est, se réjouit de faire découvrir Manhattan, où il a grandi, à sa petite amie, Ashleigh (Elle Fanning), native de l’Arizona. Mais une fois le couple sur place, rien ne se passe comme prévu. Elle et lui ne parviennent plus à se rejoindre, sans cesse happés par le hasard. Et Gatsby tombe sur Chan (Selena Gomez), petite sœur d’une de ses ex qui a mûri, manie une ironie perçante. Le film provoque alors une émotion ténue, durable, que le cinéaste semblait avoir renoncé à poursuivre depuis longtemps. Dépassant les codes de la comédie romantique, Allen déploie finalement un sens aigu de l’éphémère, du temps qui passe. Les trois personnages constatent qu’ils ont changé, après quelques années ou saisons, voire en un jour. Une urgence et une exigence de vérité grandissent au fil de leurs déambulations. Les horloges de New York semblent surveiller cette magnifique jeunesse et lui adresser de doux mais solennels avertissements. Louis Guichard, 2022.

CONTES DE JUILLET

de Guillaume Brac, 2018, France, 1h11, Couleurs

avec Hanne Mathisen Haga, Milena Csergo, Lucie Grunstein


RÉSUMÉ : Paris et sa banlieue. Cinq filles, cinq garçons. Deux histoires. Un jour d’été. Premier conte - L’Amie du dimanche Milena et Lucie, deux collègues de travail, profitent d’un dimanche ensoleillé pour aller se baigner sur l’île de loisirs de Cergy-Pontoise. Leur rencontre avec un agent de prévention très entreprenant met à mal leur amitié naissante. Deuxième conte - Hanne et la fête nationale Tandis que les festivités du 14 juillet battent leur plein, Hanne, une étudiante norvégienne, se trouve successivement aux prises avec trois hommes. Tout ce petit monde passe la soirée ensemble à la Cité Universitaire.


POINTS DE VUE : Pour désamorcer toute comparaison avec Eric Rohmer, Guillaume Brac a déclaré que « juillet est le tiers d’un été » et que ses Contes ne seront jamais qu’un fragment du Conte d’été du maître des quatre saisons. Avec ces deux moyens métrages estivaux et juvéniles, le réalisateur de Tonnerre et d’Un monde sans femmes continue sa radiographie pastel des amours éphémères et actuelles, calquées sur les intermittences du cœur et de l’esprit. 

Dans L’Amie du dimanche, deux jeunes collègues, marchandes de chaussures, se rendent sur la base de loisirs de Cergy-Pontoise (à l’endroit même où Eric Rohmer a tourné L’Ami de mon amie, en 1987, et où Guillaume Brac a lui-même réalisé le documentaire L’Ile au trésor) et s’y font draguer par des moniteurs de ski nautique. Dans Hanne et la fête nationale, une étudiante norvégienne à Paris excite les convoitises de ses camarades, garçons et filles réunis. Deux histoires moins légères qu’elles ne paraissent, où la séduction ne va pas sans rivalité, ni souffrance. Et où, l’air de rien, les femmes affirment, comme souvent chez Guillaume Brac, leur ascendant sur la gent masculine. Jérémie Couston, 2019.

Le titre a la décence de ne pas mentir sur le produit, puisque Contes de juillet est un objet filmique qui se revendique ouvertement d’un héritage rohmérien. Le pluriel qu’il contient annonce également son format atypique puisqu’il s’agit, non pas d’un long-métrage de soixante-dix minutes, mais de l’amoncellement de deux courts. À l’origine de ce projet, Guillaume Brac a reçu, en 2016, une commande du Conservatoire pour faire tourner quelques-uns de ses jeunes apprentis acteurs. Le peu de temps laissé au réalisateur ne lui ayant pas permis de mettre au point le scénario d’un long-métrage, il a conçu la trame frugale de trois courts-métrages, chacun tourné en une semaine. Le premier des trois ayant été jugé peu abouti par Brac lui-même, on retrouve donc les deux autres, deux ans plus tard, réunis sur un grand écran. Cette date de sortie n’est d’ailleurs pas choisie au hasard, puisqu’elle tombe quelques jours seulement après celle de L’île au trésor, qui n’est pas une nouvelle adaptation de Robert L. Stevenson, mais un documentaire signé par le même Guillaume Brac à propos du parc de loisir de Cergy-Pontoise, où il a justement tourné l’un de ses courts-métrages.

Ces deux films, réunissant chacun cinq des jeunes étudiants du Conservatoire, sont intelligemment liés par leur thématique commune : les personnages, avec une maladresse qui les rend éminemment attachants, essayent de se sortir de leur solitude respective. Même s’il est regrettable que les dix acteurs n’aient pas tous le même temps pour faire briller leur prestation –ce qui est surtout vrai dans le premier court–, ils font tous preuve d’un talent qui leur permet de faire cohabiter une part d’improvisation à des dialogues, que l’on devine écrits au cordeau. Dans ces petits jeux de marivaudages post-adolescents, les rapports de force se construisent tous avec une légèreté due au fait qu’aucune arrière-pensée n’apparaît comme malsaine, mais semble toujours le fruit de cette naïveté un peu balourde. C’est cette spontanéité, loin des schémas préétablis de la comédie romantique, qui aidera les spectateurs à se retrouver dans ces jeunes adultes en quête d’affection.

En plus d’offrir aux prestations de ces débutants une superbe bande démo, qui leur assurera une visibilité et une potentielle carrière à suivre de près, Contes de Juillet permet également à son réalisateur de nous prouver une nouvelle fois son talent. Dans la droite lignée de son moyen-métrage Un monde sans femmes et de son long Tonnerre, dans lesquels il travaillait déjà avec finesse sur les relations tumultueuses entre ses personnages avec un sens de l’épure remarquable, il réussit à tirer parti de ses décors presque uniques, en l’occurrence un centre de loisirs et un campus universitaire. Malgré des conditions de tournage dignes d’un exercice d’étudiant, sa maîtrise du cadrage, qui parvient à isoler les personnages dans un espace ouvert ou au contraire à les rapprocher dans un huis clos, est chaque fois au diapason de ce que peuvent ressentir ses personnages, appuyant toujours un peu plus leur fragilité. Ce sens de la mise en scène, on espère qu’il sera rapidement au profit d’un nouveau long-métrage, avec des moyens plus importants. On garde donc l’œil sur les prochains projets de Guillaume Brac. Julien Dugois, 2020.


SUR LA ROUTE DE MADISON

The Bridges of Madison County

de Clint Eastwood, 1995, US, 2h15, Couleurs

avec Meryl Streep, Clint Eastwood


RÉSUMÉ : À la mort de leur mère, Michael Johnson et sa soeur Caroline se retrouvent dans la ferme où ils ont passé leur enfance, dans l'Iowa. Ils apprennent avec consternation que la défunte, Francesca, a demandé que ses cendres soient répandues du haut du pont de Roseman. Une bizarrerie que la lecture du journal intime de Francesca va expliquer. Jadis, au cours de l'été 1965, alors que son mari et ses deux enfants s'absentent pour quelques jours, Francesca voit arriver une camionnette bringuebalante. Robert Kincaid, un photographe sexagénaire, en descend et lui demande le chemin du pont de Roseman. Plutôt que de le lui expliquer, Francesca décide de lui montrer le chemin... 


POINTS DE VUE : Sur La route de Madison est probablement l’histoire d’amour la plus puissante jamais réalisée dans l’histoire du cinéma, tant elle possède la capacité d’émouvoir le plus grand nombre, tout en saisissant l’essence même du sentiment amoureux dans ce qu’il a de plus dévastateur. D’autant plus que le long métrage de Clint Eastwood, qui tient également un des deux rôles principaux, dresse en filigrane de cette romance impossible un immense portrait de femme, à la fois terriblement moderne et intimiste, d’une épouse au foyer tenant sa maisonnette aux côtés d’un mari certes affectueux, mais qui délaisse peu à peu sa vie conjugale et, de surcroît, la vie sociale et sexuelle de sa compagne. Il semble que la vie de Francesca soit devenu un pénitencier à ciel ouvert, comme si son esprit, tout ce qui faisait d’elle une femme unique avec de grandes aspirations, disparaissait de la réalité, comme si elle s’effaçait de son plein gré de ce simulacre informe qu’est le cocon familial, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un corps matériel n’ayant plus la capacité ni de s’exprimer, ni de se déplacer. Meryl Streep réitère une nouvelle fois sa démonstration de force filmique et trouve, dans le rôle extrêmement exigeant de Francesca Johnson, un terrain d’expérimentation où elle peut traverser cette histoire, jouant sur une gamme exceptionnelle de sentiments contradictoires, avec une grâce et un charisme inégalables. À son image, on évoquera cette séquence, devenue mythique, de la station essence, où tombe une pluie torrentielle, exutoire psychologique inébranlable de nos deux protagonistes, qui se regardent une toute dernière fois, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Cet échange, d’une puissance évocatrice indicible, à l’orée du rêve fantasmatique, pourrait sans grand mal se conjuguer à ces quatre jours de l’été 1965 où le miracle, celui de la renaissance, s’est produit dans une petite bourgade du comté de Madison. 

Car Sur la route de Madison parle aussi de résurrection, celle d’une femme coincée dans un schéma social asphyxiant où les possibilités d’échappatoires, aussi moindres soient-elles, ne peuvent être compatibles avec l’épanouissement personnel et la libération véritable, tant le sacrifice serait insurmontable. L’espace de quelques jours, où sa famille sera gardée hors de portée de la ferme, Francesca retrouvera des émotions, des sensations qu’elle croyait perdues en la personne de Robert Kincaid, un photographe venu prendre quelques prises de vue pour le compte du National Geographic. Cet artiste, figure masculine par excellence, est l’occasion pour Clint Eastwood d’explorer de nouveaux horizons, loin de la représentation chevaleresque des premiers "western spaghetti", et ainsi créer avec Meryl Streep une alchimie à fleur de peau où l’on peut se délecter, seulement par bribes, de l’attirance mutuelle de ces deux personnages enfermés dans le refoulement de leurs pulsions instinctives.

Ainsi, entre le brio de la mise en scène de Eastwood, saisissant à merveille les traits délicats de sa comédienne principale, et l’écriture admirable de l’ensemble, ne sombrant jamais dans le théâtre filmé, Sur la route de Madison demeure une de ces œuvres dont on sort lessivé par le chemin parcouru, terrassé de chagrin face à l’insondable. Le récit, établi dans une seule unité de lieu, de temps et d’espace, exacerbe les consciences et accentue la dimension chimérique de cette histoire vouée à ne jamais perdurer. Tout le film est traversé d’une violence sourde dont on devine la teneur à double tranchant, lors de la conclusion où Francesca découvre la nature tangible de l’amour qu’elle éprouvait pour Kincaid. Cet homme, projection de ses aspirations avortées, fut à la fois un événement inespéré et l’instrument de sa damnation. Sur La route de Madison, aujourd’hui encore, reste pour le commun des mortels le mystère éternel du cœur féminin tout autant qu’une merveille de cinéma à redécouvrir encore et encore. Julien Rocher, 2022.


Clint Eastwood, un des derniers garants du classicisme à l’américaine, transforme ici un roman écœurant en une pépite bouleversante, efficace, juste et sobre. Il capte le présent soudain décuplé d’un amour naissant. Un ensemble de gestes, de regards, de paroles fragiles saisis avec une pudeur confondante. 

L’âge mûr de ce couple adultérin – Eastwood, qui n’en finissait pas de vieillir en beauté, et Meryl Streep, superbement sensuelle – ajoute bien sûr de l’intensité à cette rencontre de hasard. Sur la route de Madison, c’est aussi une manière sensible de filmer la campagne, le soleil rasant, la poussière dansante, le passage du vent dans les cheveux. Mélo contemplatif qui fait la part belle aux paysages déserts, à d’insolites ponts couverts, le film donne à vivre dans un même mouvement les secondes suspendues de bonheur et la perspective d’un chagrin durable... Télérama, 2022.

Lorsque Sur la route de Madison sortit sur les écrans français en 1995, les mêmes soupçons que pour Au-delà (Hereafter) quinze ans plus tard entourèrent ce film qui était adapté par le scénariste Richard LaGravenese d’un roman à l’eau de rose (un best seller de Robert James Waller paru en 1995.) Pour ses détracteurs Eastwood serait donc aussi racoleur dans le registre des sentiments que dans celui de la violence. Le résultat vint détruire toutes les idées fausses ou préconçues. Sur la route de Madison est aujourd’hui unanimement considéré, à juste titre, comme l’un des plus beaux films du cinéaste. 

Au fin fond de l’Iowa, 1965. Une mère de famille, Francesca (Meryl Streep) mène une existence monotone confinée aux taches ménagères, pétrie d’ennui domestique et champêtre. Alors que son mari et ses deux enfants s’absentent quatre jours, Francesca rencontre un photographe de la revue National Geographic (Clint Eastwood), de passage dans la région à l’occasion d’un reportage. Après avoir sacrifié ses rêves et ses illusions, elle retrouve au contact de cet homme libre la flamme de la passion et de l’aventure. Sur la route de Madison est la conclusion d’une série de films intimistes dans lesquels Eastwood célèbre la figure de l’artiste solitaire et exprime une vision profondément mélancolique, voire funèbre, des relations humaines. « Nous avons mieux que toute la vie, nous avons deux jours », déclarait Sacha Guitry à sa maîtresse mariée à la fin de Faisons un rêve. Dans Sur la route de Madison, deux êtres faits l’un pour l’autre mais contrariés par le destin n’ont d’autre choix que de connaître en quatre jours la passion de toute une vie. Car le film de Clint Eastwood, une des plus poignante histoire d’amour du cinéma contemporain, est aussi une histoire de temps. Dans la tradition du mélodrame américain, les deux amants, faute de pouvoir vivre ensemble, se retrouveront après la vie. La brève et intense relation amoureuse de Francesca, découverte par ses enfants après sa mort grâce à la lecture de son journal secret, leur permettra peut-être de méditer enfin sur le sens de leur propre vie. Classique instantané, Sur la route de Madison appartient à cette catégorie des film (Elle et Lui, Umberto D, ...) qui nous serre la gorge et embue le regard à chaque nouvelle – et un brin masochiste – vision. 

Bruce Beresford devait au départ réaliser Sur la route de Madison mais la pré production du film fut entachée de conflits avec Eastwood, ce qui provoqua le départ de Beresford et son remplacement par son acteur principal, puis l’arrivée de Meryl Streep initialement guère convaincue par le projet. De tels problèmes étaient déjà survenus sur Josey Wales hors-la-loiPhilip Kaufman fut viré et remplacé au pied levé par Eastwood (également producteur) après quelques jours de tournage. Eastwood seul maître à bord... Olivier Père, 2015.

SMOKE

de Wayne Wang, 1995, US, 1h52, Couleurs

avec William Hurt, Harvey Keitel, Forest Whitaker


RÉSUMÉ : Brooklyn. Auggie tient un bureau de tabac où lambinent quelques habitués prompts à commenter la pluie, le beau temps et le reste. Auggie vend des cigarettes à Paul, un écrivain dépressif depuis la mort de sa femme, victime d'un hold-up qui a mal tourné. Rentrant chez lui, Paul échappe de peu à un accident de la circulation grâce à un jeune Noir, Rashid. Paul tient absolument à remercier Rashid, mais ce dernier se dérobe, jusqu'au jour où il vient sonner à la porte de l'écrivain et lui demande de l'héberger quelque temps. Pendant ce temps, Auggie reçoit la visite d'une ancienne petite amie, Ruby, qui porte désormais un bandeau sur l'oeil. Celle-ci lui assure qu'ils ont eu une fille ensemble et que cette dernière va mal... 


POINT DE VUE : On aurait tort de vouloir ranger ce film dans une catégorie genre film choral ou film de potes. À l’instar de tous les grands auteurs, Paul Auster a sa propre vision du monde et une façon toute personnelle de mettre ses personnages en scène en brodant sur ses thèmes de prédilection. De la littérature à l’image, le pas est souvent infranchissable. Ici, pour notre bonheur, la transposition s’effectue avec un brio exceptionnel ; le film délicat et tendre qui en résulte est comme frappé par la grâce. La bonne entente entre Wang et Auster y est certainement pour beaucoup. Il est rare en effet qu’un réalisateur accepte la présence de son scénariste à toutes les étapes de son film, du casting au montage. Débrouiller ce qu’on doit à l’un ou à l’autre relève de la gageure et a finalement peu d’intérêt sinon celui de souligner la remarquable connivence de ce binôme artistique.
Le point névralgique de
Smoke se situe dans le tabac d’Auggie Wren à Brooklyn, port d’attache d’Auster, présent dans tous ses romans. Ici se croisent quelques éclopés de la vie, cinq destins - marqués par la faillite de liens familiaux - qui s’entrelacent en puzzle sur un scénario complexe faisant la part belle au hasard, thème éminemment austerien. Coïncidences, convergences inattendues et ironie du sort mèneront les uns et les autres vers l’apaisement, sous l’œil bienveillant d’Auggie Wren, sorte de philosophe à la sagesse nonchalante.
Raconter
Smoke est impossible, ce serait le dénaturer en faisant croire à une histoire où foisonnent les coups de théâtre (ce qu’il est pourtant). À vrai dire, c’est un film qui ne ressemble qu’à lui-même, plein de digression, de ruminations, d’histoires convergentes, abracadabrantes et cependant réalistes, de personnages capables des gestes les plus fous, tous d’une grande générosité. Fable urbaine, il montre la nature humaine dans ce qu’elle a de plus chaleureux et positif. Bien que ses protagonistes ne soient pas des anges (ou justement parce qu’ils ne le sont pas), on se sent en empathie avec eux, on les regarde vivre avec indulgence, comme s’ils étaient des membres de notre propre famille. L’impression, lorsque l’écran s’éteint, est d’un grand apaisement, d’une réconciliation avec l’espèce humaine. Ceci nous est offert sans le moindre effet mélodramatique, en collant au plus près de la "vraie" vie.
Techniquement, le film est d’une belle dextérité, tout en restant d’apparence modeste, ne cherchant pas à en mettre plein la vue. Par exemple, les plans larges du début font petit à petit place à des plans plus rapprochés - à mesure qu’on connaît mieux les personnages - pour finir sur de très gros plans de visages, au cœur de l’humain. La distribution est impressionnante, on a rarement vu une performance d’ensemble de ce calibre. Les dialogues sont étincelants, sans rien de forcé. Le rythme, malgré les multiples rebondissements, est calme et tranquille. Le film prend son temps, faisant sien le précepte d’Auggie Wren qui, depuis onze ans, chaque matin à huit heures pétantes, prend une photographie de son carrefour depuis la porte de sa boutique : la vie ne peut être appréciée qu’en examinant lentement et avec soin des détails qui peuvent paraître insignifiants.
Smoke ose aussi ce qu’on n’a jamais vu au cinéma. À la fin, il raconte deux fois de suite la même histoire, avec les même mots. La première, dans un long monologue d’Auggie Wren face caméra ; la seconde, sur le générique de fin, illustré d’images en noir et blanc de ce conte de Noël d’Auster, publié par le New York Times, et qui avait amené Wayne Wang à prendre contact avec lui. La boucle est bouclée, mais l’aventure n’est pas terminée. Ayant pris tant de plaisir à travailler ensemble, les deux compères donneront une suite à Smoke : Brooklyn Boogie, un film d’improvisation tourné en six jours, toujours dans le petit débit de tabac du coin de la 7e Avenue et de la 3e Rue à Brooklyn, USA... Marianne Spozio, 2007.


GRABUGE !

de Jean-Pierre Mocky, 2005, France, 1h27, Couleurs

avec Charles Berling, Michel Serrault, Micheline Presle


RÉSUMÉ : Maurice, travaille à la préfecture de police, service des étrangers. C’est un célibataire qui adore la musique espagnole, et c’est au cabaret hispano Les Trottoirs qu’il passe tout son temps libre.
C’est pourquoi le commissaire Lancret lui demande de l’aider dans son enquête sur des meurtres commis par des traffiquants de cartes de séjour.
Au cours de cette enquête mouvementée, l’amitié entre Lancret et Maurice se développe jusqu’à la découverte du chef de l’organisation que les deux hommes seront incapables d’arrêter...


POINTS DE VUE : Depuis Les dragueurs (1959), l’immense Jean-Pierre Mocky a fait beaucoup de films, a su s’attirer l’attention d’une pléthore de grands acteurs français, a signé quelques perles (Y a-t-il un Français dans la salle ?, qu’il a coécrit avec Frédéric Dard, Litan, cauchemar fantastique, ou encore Agent trouble, thriller délicieusement absurde). Total respect. C’est pour cette raison (plus affective que technique) que ses dernières productions, souvent médiocres et foutraques, attirent davantage la mansuétude que la malveillance.
Grabuge ! s’impose comme son meilleur film depuis Noir comme le souvenir (1995). Cette fois, il tourne en DV, s’attaque à un sujet actuel (les filières mafieuses qui vendent des cartes de séjour aux clandestins) et continue de vomir le politiquement correct. Ce joli bras d’honneur confirme la volonté du réalisateur de tourner en dérision les valeurs sacro-saintes de notre société et s’amuser des institutions inattaquables. On se souvient que Solo était l’un des premiers polars à aborder les désillusions de Mai 68.
La toile de fond politique des sans-papiers était adéquate pour ce franc-tireur, même s’il s’intéresse davantage à la médiocrité et aux frustrations de personnages déterminés qu’à établir un authentique brûlot. Incontestablement, les interprètes psalmodient des dialogues égrillards passés de mode et l’indigence de la mise en scène trahit le manque de moyens. Mais le film, abrasif et absurde, drôle parfois à force d’être à côté de la plaque, tourné à l’arrache avec des acteurs bénévoles, ne ressemble à pas grand-chose d’autre si ce n’est du
Jean-Pierre Mocky. Romain Le Vern, 2019.


Grabuge est peut-être le film de Mocky le plus noir et le plus triste qu'on ait pu voir depuis longtemps. Prenant comme point de départ une simple histoire de traffic de carte de séjour, ce film nous entraîne dans des abymes de mélancolie où tout se détraque, où tout sombre et où rien ne semble pouvoir être résolu. Si dans les films précédents de Mocky tout se terminait plus ou moins bien : au pire même si des gens meurent les complots sont déjoués, dans Grabuge plus rien ne va : le monde s'enlise dans la corruption totale, dans la laideur, le crime et le sordide le plus profond.
D'un pessimisme glaçant en tous points
Grabuge se révèle être aussi un bel exercice de mise en scène de la part d'un réalisateur qui n'a plus grand chose à prouver tant il est reconnu pour son style. Son film devient une espèce d'anti-film où tout se défait peu à peu, où cadrage et montage semblent vouloir fuir le plus loin possible et où les acteurs semblent errer sans but de séquence en séquence en se laissant porter par un destin contre lequel ils ne peuvent plus rien. Michel Serrault dans une composition assez belle en vieux flic et Micheline Presle, qui ne fait que passer, semblent laisser derrière eux un passé des plus pesants (tant dans le film lui même où leur corps flétris dénotent une fin inéluctable, que sur le plan cinématographique en général où l'on voit défiler leur carrière). Berling, quant à lui, semble à moitié suicidaire, reprenant par moments le style très froid qu'il avait dans le film d'Anne Fontaine, Comment j'ai tué mon père et se fond très bien dans le décor alors qu'il n'est pourtant pas un acteur typique de l'univers de Mocky.
Dans
Grabuge, maris, femmes, amants et amis ne semblent pas pouvoir se faire confiance ni réussir à se connaître. Rien ne fonctionne. Les lieux, le temps, la lumière, les personnages : tout semble pourri et meurtri au possible. Mocky nous raconte la fin d'un monde où finalement le traffic ne devient plus qu'une sorte de gimmick qui va donner au cinéaste la possibilité de construire son univers par dessus. C'est peut-être le gros reproche que l'on peut faire au film : cet univers prend le pas sur l'histoire qui manque parfois de cohérence avec un scénario trop simple et qui semble déjà vu maintes et maintes fois. Nicolas Thys - Ecranlarge 21/03/2006

L’increvable
Jean-Pierre Mocky, qui a toujours aimé tourner dans les quartiers populaires de la capitale, s’attaque à un sujet dramatique, maquillé en une série noire loufoque où pointe une noirceur tenace qui, par instants, peut rappeler ses meilleurs films, tels « Solo » en 1969 ou « L’Albatros » en 1971. On se rend compte bien vite que ce sujet n’est que le prétexte pour tourner, avec la vélocité habituelle du réalisateur, une série de séquences plus ou moins outrées, sises dans des endroits n’obéissant absolument pas aux lois du bon goût actuel et conçues avec des moyens plus que frugaux. Tourné en vidéo avec le concours d’une quinzaine de figurants, « Grabuge ! », bien que distribué par le géant Pathé et interprété par Michel Serrault, figure nationale et tant respectée du cinéma familial, se rapporte à une économie souterraine dont Mocky est coutumier depuis maintenant une dizaine d’années.
Il y a souvent du bon dans «
Grabuge ! », notamment Charles Berling, très à l’aise en vieux garçon rêveur et condamné à la fatalité, ou encore cette précipitation obéissant aux règles fondamentales de la série B et du film noir (le prologue, d’une chicheté inouïe, mais qui atteint toute de même son but). À travers l’affection que Mocky manifeste envers ses deux personnages principaux, peu au fait des basses réalités qui permettent de mener le jeu, il y a comme l’acceptation de sa propre désuétude. Le cinéma de Mocky vit dans un monde en train de s’évanouir, celui d’un Paris hétéroclite et de ses magouilleurs arpentant la rue Saint Denis. La conscience de sa disparition procure à cette pochade qu’est « Grabuge ! » une tristesse intrinsèque qui la rend moins anecdotique que prévue. Julien Welter - Arte

Mocky nous refait son cinéma, et cela fait bientôt cinquante ans et presque autant de films que ça dure. Malheureusement, ce n’est pas avec ce GRABUGE, mieux distribué que ses dernières œuvres, que le plus iconoclaste de nos cinéastes fera changer d’avis ses détracteurs. Si vous n’aimez pas son humour, sa verve de vieil « anar » et la musique espagnole qui illustre lourdement le film, passez votre chemin ! Sur un sujet pourtant taillé sur mesure, le réalisateur se contente du minimum syndical et nous livre une comédie policière improbable, bavarde et à peine sauvée par son casting. A l’exception d’une jolie scène entre Micheline Presle et Charles Berling et du cabotinage un peu usant de Michel Serrault (nettement moins inspiré que dans LE MIRACULÉ, pour ne citer que ce film parmi la dizaine tournés avec Mocky), il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent. À force de relâchement sur la forme et sur le fond (dans le cas présent, le sujet méritait plus de hargne), même ses aficionados vont finir par se lasser et préférer le Mocky bonimenteur, parfait client des émissions télé, au Mocky metteur en scène qui peine singulièrement à se renouveler. Un comble ! Arnaud Lefranc - MonsieurCinema

C'est foutraque, hétéroclite, filmé au débotté, mal éclairé, et pourtant
Mocky, qui ne ressemble à personne, arrive encore à nous livrer un ovni qui, dans le style zinzin, fait très fort. Il n'y a que chez Mocky qu'un commissaire avec boucle d'oreille, goutte à la jambe et pelisse noire sur le dos - impayable Serrault - propose sa femme kabyle, experte en couscous, à un ami de la préfecture. Sur fond de trafic de cartes de séjour, Mocky, en éternel anarchiste cultivant l'art de l'impureté, brouille les cartes et les genres. Des acteurs mauvais comme des cochons - mais quel défilé de gueules ! - croisent des comédiens faisant leur numéro, le polar sordide côtoie le vaudeville grotesque, « Pépé le Moko » cohabite avec « L'inspecteur mène l'enquête », mais à la fin, ce sont les riches, les méchants qui l'emportent. Malgré tous ses défauts, Mocky sait filmer deux choses assez rares : la comédie, archifausse, de la vie, et le Paris glauque qu'on ne voit nulle part ailleurs dans notre cinéma." 15/09/2005 - © Le Point - N°1722

(...) Tout en ruptures, les films de
Mocky semblent insensés, et c'est ce qui les rend si vivants. Avec [ici] le plaisir de retrouver un Serrault "à l'italienne" (...) et surtout Charles Berling (...). Vous êtes au-delà du réel; chez Mocky, le dernier apache du cinéma. Philippe Piazzo - TéléCinéObs

(...) Les horribles décors de
Grabuge ! créent un style et les tenues aux couleurs vomitives de Charles Berling (...) définissent la psychologie et la vie étriquée du personnage. (...) Charles Berling [est] amusant, lui-même visiblement amusé d'en faire des tonnes pour un metteur en scène qui n'aime que ça. Pierre Murat - Télérama

(…) Filmé en dix minutes,
Grabuge ne réjouira que le mockyfile convaincu mais, lui au moins, sera rassuré. Nouvel avatar de sa veine "politique", Grabuge ne séduit pas à cause de ce qu'il dénonce (...) ou par son habituelle loufoquerie poétique mais, pour une fois, par sa mélancolie. (...) Le crépuscule de la gouaille.  Alexis Bernier - Libération

Lointain écho de ses succès des années 70 et 80 (...), le
Mocky nouveau a le charme des démarches obstinées et des passions sourdes au temps qui passe. Michel Palmiéri - Elle

Mocky continue à avoir des prétentions moralistes qu'il transforme en festival de farces et attrapes (...) Ça a le charme du dérisoire quand le cinéaste fouille bien profond dans son grenier rétro, ou quand il peint un tableau naïf de la prostitution gay. Le reste du temps, c'est plan-plan comme un vieux Derrick.  Vincent Ostria - L'Humanité

(...)
Grabuge! bien mou, aussi explosif qu'un pétard mouillé. (...) Quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, le cinéaste est toujours à côté de la plaque. (...) Ce décalage permanent avec la vie actuelle a rarement le charme ou la naïveté attendus. La plupart du temps, c'est plat et poussif.  Vincent Ostria - Les Inrockuptibles

Grabuge est fait sans y croire, mais sans croire à quoi ? (...) On ne sait pas trop tant l'absence de croyance dans les enjeux du récit et l'absence de désir de filmer paraissent ici redoubler. Jean-Michel Frodon - Cahiers du Cinéma

Grabuge ! aspire aux étiquettes poisseuses, et les rafle toutes à la fois. Dérision du film noir, dérision du cinéma et puis nanar fini, Grabuge ! ne devrait tout simplement pas être regardable (...)  William Audureau - Score

Franc tireur infatigable du cinéma hexagonal,
Jean-Pierre Mocky semble avoir bien du mal à retrouver la verve et la causticité de ses premiers brûlots. Preuve en est cette énième comédie policière pimentée de connotations sociales et politiques. Rythme poussif, mise en scène laborieuse, acteurs en roue libre : on peine à retrouver le metteur en scène de « Un drôle de paroissien », « À mort l'arbitre » et autre « Agent trouble », et l'on se retrouve une fois de plus à espérer que le prochain sera meilleur... Philippe Ross - Télé7

LE BOUCHER 

de Claude Chabrol, 1970, France, 1h35, Couleurs

avec Jean Yanne, Stéphane Audran, Roger Rudel


RÉSUMÉ : À Trémolat, en Périgord. Au cours d'un repas, le boucher Paul Thomas, dit "Popaul", revenu au pays pour reprendre le commerce de son père, fait la connaissance d'Hélène Marcoux, l'institutrice. Tous deux se lient d'amitié. C'est alors qu'on trouve un cadavre. Les indices semblent accuser le boucher... Le boucher, qui a fait les guerres d’Indochine et d’Algerie, semble devenir le suspect numéro un aux yeux de la directrice d’école, qui ressentait pour lui de tendres sentiments.


POINTS DE VUE : Par la simplicité de son intrigue, la justesse et la sobriété des acteurs, l’écriture classique et concrète qui saisit décors, êtres et objets dans leur apparence immédiate, c’est le plus fascinant des films de Chabrol. Cette parabole sur la civilisation, la nature et la culture, le corps et l’esprit, est aussi une réflexion morale : qui est le plus coupable, de l’assassin que son manque de culture empêche de dominer son instinct meurtrier ou de l’institutrice à qui sa culture ne permet pas d’accepter l’amour qui pourrait sauver Popaul ? Joël Magny, 1995.


Mlle Hélène, la directrice de l’école, est instruite, belle, libérée...Popaul est boucher, fruste, revenu de toutes ces guerres qui laissent le goût du sang, à jamais. Mais on peut tuer et tomber amoureux. Lors d’une sortie scolaire aux grottes préhistoriques, Hélène parle avec tendresse de Cro-Magnon à ses élèves et leur explique que « les aspirations sont des désirs débarrassés de leur sauvagerie ». Comme le sont ceux de Popaul quand il regarde Mlle Hélène. Mais la belle n’est pas toujours là pour faire oublier l’odeur du sang à la bête. Ce sang qui lui bat les tempes. Qui afflue soudainement dans ce tranquille village périgourdin. Ce sang dont une goutte tombe d’un cadavre sur la tartine d’une écolière. Popaul offre un gigot à Mlle Hélène comme s’il lui offrait des roses. Sous un chêne, lors d’une conversation sur la nécessité de faire ou non l’amour pour échapper à la folie, c’est elle qui lui offre un briquet, très symbolique. Peinture millimétrée d’une petite province, étude glaçante de la fascination réciproque entre nature et culture, grande histoire d’amour ratée et portrait presque tendre d’un assassin : ce Chabrol est d’une précision et d’une humanité diaboliques. Guillemette Odicino, 2019.

Hélène (Stéphane Audran), l’institutrice d’un petit village du Périgord, se lie d’amitié avec Popaul le boucher (Jean Yanne). Elle se rend compte, petit à petit, qu’il est l’auteur de la série de meurtres de femmes commis dans la région. Chabrol dresse le fascinant portrait d’un assassin ordinaire, ancien d’Indochine et d’Algérie traumatisé par le sang versé à la guerre. La proximité de grottes préhistoriques souligne l’ambition du cinéaste, qui entend raconter à travers un fait-divers criminel l’histoire de l’humanité, de la sauvagerie à la civilisation, avec la violence comme fil conducteur. Magistralement interprété et mis en scène, Le Boucher compte parmi les chefs-d’œuvre de Chabrol. L’influence de Fritz Lang est prégnante dans cette étude d’un cas pathologique, montré à la fois comme une victime et un bourreau. Chabrol parvient à faire surgir la terreur de simples détails de la vie quotidienne, tandis qu’une atmosphère en apparence paisible bascule dans le fantastique le plus inquiétant. Le Boucher est à sa manière un film de vampire, avec son personnage de meurtrier dont les actes sanguinaires sont dictés par des pulsions irrépressibles, et qui demande la confiance et la complicité de ses proies féminines avant de les assassiner. Le Boucher est aussi un réquisitoire implacable contre toutes les guerres, qui métamorphosent des hommes en tueurs ou en témoins d’atrocités, et leur transmettent comme un poison le goût de la violence. Avec Le Boucher, Chabrol atteint une forme de perfection, que l’on va retrouver dans la plupart des autres titres du cinéastes produits par André Génovès, entre 1968 et 1975. Le film bénéficie des interprétations magistrales de Stéphane Audran et Jean Yanne, auxquels Chabrol offre leurs meilleurs rôles.  Olivier Père, 2019.

Après un coup de maître, Que la bête meure, où Jean Yanne excellait dans le rôle d’un salaud sans scrupules, face à Michel Duchaussoy, Claude Chabrol poursuit sa collaboration avec l’humoriste et comédien, alors à son zénith artistique : ce sera Le Boucher, à la fois un grand succès public et critique, qui marque la quintessence de l’art chabrolien. Le soleil du Périgord, ses reliefs escarpés constituent le superbe écrin d’une tragédie provinciale qui n’emprunte pas la voie d’une ironie à laquelle le réalisateur nous habituera plus tard, parfois dans une autoparodie quelque peu paresseuse, souvent dans une hybridation délectable entre Flaubert et Hitchcock.
Non, ici,
Claude Chabrol n’a aucun intention belliqueuse envers qui que ce soit. Il documente simplement la vie d’un village de province, à travers des commerçants, dont un boucher, revenu des guerres d’Indochine et d’Algérie, sûrement impacté par la violence de chacune d’elle, comme on le comprendra plus tard. "Popaul" unit sa solitude à celle d’une institutrice qui le fait participer aux activités de sa classe et comble le vide de son existence par des discussions avec cet homme plutôt doux, dont le corps porte le poids de blessures irréversibles. Il est antithèse absolue de l’infâme Paul Decourt, qui terrorisait sa famille. Jean Yanne lui confère une complexité impressionnante dans ce qui reste un de ses meilleurs rôles. Face à lui, Stéphane Audran compose un personnage d’une belle opacité, presque abstrait, ce qui ne cesse d’intriguer. La photographie de Jean Rabier, collaborateur attitré des cinéastes de la Nouvelle Vague, permet de jouer sur des contrastes de couleurs qui adviennent à des moments décisifs : ainsi, on n’oubliera pas les tâches de sang qui tombe goutte à goutte sur des vêtements clairs, ceux d’une enfant, pour signifier la présence d’un cadavre.
Avec
Le Boucher, les concepts de civilisation et de barbarie s’estompent : Popaul est certes un tueur en série, mais, au moment de s’attaquer à sa dernière victime, il retourne le couteau contre lui-même, dans un geste qu’élude une superbe ellipse. Et celle qui, peu après, le regarde agonir sur un brancard est saisie en contre-plongée dans une pénombre qui est aussi celle des assassins. Rarement on aura filmé une histoire d’amour impossible avec une telle maîtrise cinématographique, dans une configuration aussi inhabituelle, qui ouvre des abîmes de réflexion sur la nature humaine. Jérémy Gallet, 2020.

À MORT L’ARBITRE !

de Jean-Pierre Mocky, 1984, France, 1h22, Couleurs

avec Michel Serrault, Eddy Mitchell, Carole Laure


RÉSUMÉ : L’arbitre de football Maurice Bruno siffle un penalty faisant perdre l’équipe locale. Consternation des supporters du cru. De chantages en traque effrénée, l’embrasement collectif, aveugle et meurtrier déferle sur la ville.


POINTS DE VUE : La charge est au vitriol et le grand talent de Michel Serrault emporte d’emblée la décision : l’homme au sifflet, c’est lui et ses sentences sont exécutoires. Mocky est un des rares à se colleter aussi directement avec ce que les hypocrites appellent « la réalité sociale » et que Robert Anselme nommait, après les camps et avant le Heysel, l’espèce humaine. Marc Cerisuelo, 1995.


Comme toujours chez Mocky, le grand n’importe quoi côtoie le très réussi, pour configurer ce qu’on appelle un cinéma foutraque, qui ne donne pas toujours l’impression de savoir où aller, mais y va avec la finesse d’un bulldozer. On fait évidemment allusion à la fin brutale et inattendue, précédée d’une longue parenthèse sentimentale, totalement inutile et improbable (le film est émaillé de vrais temps morts) : comment peut-on imaginer que deux êtres contraints à fuir une horde de supporters sauvages, puissent interrompre leur course éperdue, pour échanger des mots doux, en parlant quasiment des prochaines vacances ?

Sinon, l’histoire fait froid dans le dos et le propos n’a rien perdu de sa pertinence : un an après ce long métrage, des hooligans provoquaient la catastrophe du Heysel. Et l’on sait qu’après la Coupe du monde 94, un joueur colombien a payé de sa vie un but contre son camp. Les passions qu’exacerbe le football peuvent engendrer le pire et c’est ici une chasse à l’homme implacable que met en scène À mort l’arbitre, tourné en grande partie à Rouen. Les dédales du centre Saint-Sever sont d’ailleurs très bien exploités, pour dissimuler la menace, la rendre présente dans les moindres recoins.
Le film doit évidemment beaucoup à la prestation de
Michel Serrault, que l’affiche met en valeur, et qui joue un beauf absolument glaçant, dont le désir de vengeance ne connaît aucune limite. En revanche, Mitchell et Laure sont beaucoup moins convaincants, récitant leur texte ou surjouant leurs émotions. Certaines scènes ont même l’air d’échauffements. ll est absolument improbable qu’un réalisateur ait pu valider des séquences aussi outrées, auxquelles les comédiens ne semblent pas croire eux-mêmes. Bref, c’est du Mocky, parfois en roue libre, qui s’octroie un rôle inutile de flic bavard et vaguement macho, qu’on croirait issu d’un film d’Audiard. C’est dommage, parce qu’à d’autres moments, jouant avec des tonalités sombres ou bleutées, saisissant les variations d’une lumière menacée par les ombres, À mort l’arbitre retrouve la matière du cinéma expressionniste, flirte avec une forme de fantastique, qui renvoie au méconnu Litan, du même réalisateur. Jérémy Gallet, 2022.


Retour à des instincts primaires, sauvages ; la foule devient une horde dès qu'elle trouve un leader pour la fanatiser (" C'est con une foule; ça suit le plus dingue, et il y en a toujours un de dingue " J.-P.M.). La connerie dangereuse, à l'état pur, filmée dans des décors fantastiques, voire surréalistes, en temps réel, sur un rythme soutenu tenant le spectateur en haleine : une réussite de Mocky.
Claude Bouniq-Mercier - Guide des films Jean Tulard.

Serrault impeccable en beauf teigneux, fait froid dans le dos. Sur la pulsion de mort, sur le parallèle entre sexualité et violence, Mocky fait mouche. Sauf sur la fin. Jacques Morice - Télérama.

Satire vraiment flippante – et toujours d’actualité – du fanatisme des supporteurs qui confirme que, quand on en lui donne les moyens,
Mocky est l’un des rares réalisateurs français capable d’exceller dans le registre casse-cou du fantastique social. Samuel Douhaire - Libération 29/09/2006

Une satire incisive et corrosive de la folie des supporters de football. Ce film, qu'on aurait dû diffuser au moment du Mondial, pour rire, appartient aux œuvres inspirées de
Mocky sans doute en raison de la sécheresse du trait, du rythme échevelé que le cinéaste imprime à cette démente chasse à l'homme dans des cités modernes et des centres commerciaux de banlieue. Parfois, ça rappelle un peu l'ambiance de Zombie (Dawn of the dead) de George Romero. VINCENT OSTRIA - Les inrocks 03 février 1999

L’ALBATROS

de Jean-Pierre Mocky, 1971, France, 1h32, Couleurs

avec Marion Game, Jean-Pierre Mocky


RÉSUMÉ : Un évadé cherche son salut, au milieu d’un meeting électoral, en kidnappant la fille du candidat Cavalier opposé à Grim. ce dernier se lance à sa poursuite, dans l’espoir de faire éclater un scandale afin de compromettre son adversaire. L’évadé met ainsi au jour les magouilles des divers clans.


POINTS DE VUE : Un acteur-metteur en scène de la race des Stroheim et des Buster Keaton. C'est le cinéma lyrique, tragique, pamphlétaire, humain. Le cinéma américain. Alexandre Astruc (Paris Match)

Jean-Pierre Mocky, au visage romantique, aux gestes félins, se confond totalement avec le personnage qu'il joue : un idéaliste mélancolique, un perdant fatal. Avec celle qu'il a kidnappée (la fille d'un homme politique, finalement conquise), il s'oppose à tous les politicards installés, qu'ils soient de gauche ou de droite. Dans ce monde de corruption et de magouilles, seule la révolte individuelle a un sens. À la fois satire politique, cavale romantique et fable sociale, le film séduit surtout par sa poésie naïve et élégiaque, sa manière de magnifier l'individu contre la société, l'instant présent contre les projets, le désir contre la raison. Jacques Morice - Télérama

Le cri de révolte d'un homme seul face à une société ignoble où les élections ne sont qu'une mascarade au service de l'argent. Un beau film romantique et désespéré qui est « une dénonciation de l'hypocrisie, de l'obscurantisme, de l'oppression et de toutes les contraintes qui entravent la liberté et la dignité de l'homme » (A. Cornand).
Claude Bouniq-Mercier - Guide des films de Jean Tulard

Un des meilleurs
Mocky. À force d'employer cette formule, on finira par admettre un jour que "l'inégal" et prolifique Mocky n'a presque réalisé que des bons films. Celui-ci appartient à la veine des polars anarchistes (Solo, Le Piège à cons, La Machine à découdre, Vidange) où s'expriment avec un réel bonheur la violence, la causticité et le romantisme noir du cinéaste. Scandé par la complainte de Léo Ferré, L'Albatros est l'histoire d'un évadé (Mocky lui-même) qui lève le voile sur les magouilles électorales d'une petite ville d'Alsace. Ça dégage. Longtemps écarté des antennes, le film passe cette semaine à la télévision pour la première fois. Une raison supplémentaire pour ne pas le manquer." OLIVIER PÈRE - Les inrocks 07 avril 1999


DES GENS SANS IMPORTANCE

d’Henri Verneuil, 1956, Françoisnce, 1h43, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Françoise Arnoul, Paul Frankeur


RÉSUMÉ : Un routier mal marié s’éprend de la jeune serveuse d’un relais, mais la fatalité s’en mêle. (Une minutieuse étude de « petites gens », remarquablement interprétée).


POINT DE VUE : Un routier marié et père de famille rencontre une jeune serveuse dans un hôtel-restaurant, et tombe amoureux d’elle. Adaptation d’un roman de Serge Groussard, Des gens sans importance est un beau film triste qui s’intéresse à la classe ouvrière avec une remarquable honnêteté. Henri Verneuil, qui avait commencé sa carrière de réalisateur à succès avec des films écrits sur mesure pour Fernandel, raconte l’histoire d’un homme vieillissant malheureux en ménage qui trouve un peu de réconfort dans une liaison adultérine, en même temps que ses conditions de travail se dégradent. La dure existence de routier et les conflits avec les employeurs sont décrits avec réalisme. Jean Viard, interprété subtilement par Jean Gabin, fait écho aux personnages du peuple incarné par l’acteur dans les années 30. Des gens sans importance rappelle que l’embourgeoisement de Gabin à l’écran après-guerre est relatif et que l’acteur a continué a incarné tout au long de sa carrière des figures du monde ouvrier ou paysan de manière convaincante. Tableau sans concession du prolétariat français, drame social aux accents tragiques, le film aborde aussi de manière courageuse le sujet de l’avortement. Françoise Arnoul est excellente dans le rôle d’une jeune femme éprouvée par la vie. Autour de Gabin, tous les acteurs sont justes, à commencer par Pierre Mondy qui joue son collègue (vague réminiscence du duo ouvrier formé par Gabin et Carette dans La Bête humaine.) Des gens sans importance demeure la plus grande réussite d’Henri Verneuil, cinéaste qui a trop souvent sombré dans la facilité et les imitations balourdes du cinéma américain, mais qui parvient ici à prolonger ici les qualités du cinéma réaliste français des années 30, mélange de savoir-faire artisanal, de naturalisme, de sociologie et de documentaire. Olivier Père, 2018.


EASY RIDER

de Dennis Hopper, 1969, US, 1h54, Couleurs

avec Peter Fonda, Dennis Hopper, Jack Nicholson


RÉSUMÉ : Billy et Captain America disposent d'une grosse somme d'argent, résultat d'une importante vente de stupéfiants. Cette petite fortune permet aux deux motards d'envisager sereinement une traversée des Etats-Unis. Aussi prennent-ils la route de La Nouvelle-Orléans, dans l'intention de participer au carnaval. Un hippie, rencontré en cours de route, les invite à partager le couvert d'une communauté de citadins retournés à la terre. Dans une petite ville du Sud, les deux hommes sont arrêtés pour avoir paradé sur leurs engins sans autorisation. En prison, ils lient connaissance avec un jeune avocat qui s'adonne régulièrement à l'alcool... 


POINTS DE VUE : Ce film fut en son temps l’une des plus significatives manifestations de l’esprit de liberté issu du mouvement intellectuel de 1968 : pamphlet ironique et amer contre les préjugés, la sottise et la violence de l’Amérique « profonde », il se situe dans le courant de dénonciation des tares sociales qui a toujours été une constante de la production hollywoodienne. Ces deux garçons s’attirent la haine des médiocres et des conformistes parce qu’ils sont différents, en ce sens qu’ils affichent une insolente liberté dans leur habillement et leur comportement, même si cette liberté est en partie conditionnée par une dépendance à l’alcool et à la drogue.

Ce film sarcastique (la route des pionniers parcourue en sens inverse, la destruction du « rêve américain ») et iconoclaste (la séquence du cimetière), chargé de souvenirs historiques (Billy et Wyatt sont comme des « Indiens » dans cette société blanche) et cinéphiliques (la visite à Monument Valley), prend une résonance universelle par sa condamnation de l’intolérance comme source de toutes les violences possibles, mais aussi par sa dimension christique, les héros étant éliminés comme Jésus, parce qu’ils dérangent, rachetant ainsi tous les péchés du (Nouveau) Monde. Michel Marie, 1995.


Deux jeunes gens quittent Los Angeles pour assister au carnaval de La Nouvelle-Orléans. Ils enfourchent leurs motos et entament une longue odyssée à travers les Etats-Unis. Les rencontres se succèdent... 

Filmé avec deux bouts de ficelle, Easy Rider connut à sa sortie un succès phénoménal. Film d’une génération, entre flower power et contestation dure, road-movie baigné de musique pop, sa réputation n’a cessé de grandir. Certains aspects ont pourtant vieilli : rousseauisme naïf du camp de hippies, discours anar un peu simplet... Le meilleur réside dans sa singulière violence : trip au LSD dans un cimetière, expédition meurtrière contre les « vagabonds » à cheveux longs. 

Dennis Hopper et Peter Fonda scénaristes instillent l’angoisse comme un subtil venin, étouffant le rêve de liberté et d’évasion. Ils livrent une critique virulente de l’Amérique moyenne, normative, puritaine et mortifère. Profondément pessimiste, déroutant et envoûtant dans sa forme, Easy Rider est un vrai film d’auteur et, sous ses rides, reste étrangement d’actualité. Cécile Mury, 2019.

Film emblématique de la contre-culture, modèle du road movie, long métrage initiateur du Nouvel Hollywood, Easy Rider demeure un jalon important du cinéma, qu’il serait réducteur d’associer à quelques signes devenus mythiques même folkloriques, comme le chopper Harley-Davidson de Wyatt, la veste à franges de Billy, ou la bande-son qui réunit le meilleur du rock, du blues, de la country, qu’il s’agisse de Steppenwolf ou Roger McGuinn, en passant par Jimi Hendrix ou The Band. À la jonction de plusieurs influences, notamment celles du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague française, qu’on perçoit à travers des ruptures de ton parfois brutales, le film de Denis Hopper ne constitue pas qu’un hymne à la liberté de deux bikers qui entreprennent de traverser leur pays, depuis Los Angeles jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Il est aussi une métaphore de ce que peut être une vie, dans son déroulé sinueux, tendue vers une quête dont le mysticisme s’incarne à travers de multiples références à la religion.
Qu’il s’agisse de la famille chrétienne rencontrée au hasard d’un arrêt ou du phalanstère hippie dans lequel les deux personnages séjournent, la foi est partout, qui esquisse le modèle d’une existence à rebours d’une configuration citadine, à laquelle le film associe le thème de la conflictualité : l’emprisonnement des deux héros, suite à une parade improvisée au milieu d’un défilé, en constitue la preuve la plus tangible. Les deux marginaux y subissent les foudres d’une Amérique uniformément blanche, intolérante, celle des rednecks agressifs qui, cinquante ans avant de voter Trump, s’en prenaient déjà à ceux qui ne rentraient pas dans la norme.
Les propos discriminants que les voyageurs entendent, lorsqu’ils investissent un bar, constituent un déferlement de haines bientôt converties en actes. L’avocat, joué par l’excellent
Jack Nicholson, livre une explication convaincante à Billy, parlant de ces gens qui n’aiment pas la liberté et tous ceux qui l’incarnent, hors des conventions. Son assassinat est un premier avertissement sans frais. Le trip psychédélique dans le cimetière, où s’associent les figures d’Eros et de Thanatos, infléchit très nettement la tonalité du film : les couleurs s’assombrissent, la lumière du soleil devient aveuglante, les gémissements des personnages n’augurent pas une fin heureuse. Lorsque celle-ci advient dans son absurde brutalité, on songe à un autre film, certes très éloigné par son contenu, mais semblablement radical par son constat d’un pays fracturé et sorti la même année : La nuit des morts-vivants.
À cette Amérique obscurantiste, prête à s’en prendre aux Noirs, aux hippies ou aux homosexuels,
Easy Rider lève un majeur par-delà les années, comme le fait Billy avant de se faire abattre. Jérémy Gallet, 2020.


LES HIRONDELLES DE KABOUL

de Zabou Breitman, Eléa Gobbé-Mévellec, 2019, Animation, 1h21, Couleurs


RÉSUMÉ : À Kaboul, à la fin des années 1990, le règne des talibans a plongé la société locale dans l'obscurantisme. L'université est dévastée et la musique interdite. Des lapidations ont lieu en pleine rue ainsi que des exécutions publiques dans le stade national en ouverture des matchs de football. Les femmes, dissimulées sous la burqa, ne peuvent marcher seules dans la rue. C'est dans ce contexte dangereux et désespérant que Mohsen et Zunaira, des enseignants sans emploi, tentent de s'aimer. Un accident mortel après une dispute envoie Zunaira dans la prison où travaille Atiq, un ancien moudjahid. Celui-ci tombe amoureux d'elle mais l'exécution de la jeune femme est proche...


POINTS DE VUE : Été 1998 ; Kaboul est, déjà, occupée par les talibans : la peur rôde à chaque coin de rue, où des femmes sont lapidées, des hommes pendus. Atiq, ex-moudjahid devenu chef d’une prison pour femmes, veille sur Mussarat, son épouse malade, même si un collègue lui conseille de la répudier. Zunaira et Mohsen, jeune couple d’enseignants très amoureux qui n’ont plus le droit d’enseigner, refusent de croire au pire. En signe d’insurrection, Zunaira recouvre les murs de leur logement miséreux de peintures vivantes et sensuelles. Un jour, poussé par la panique et la foule, son mari commet un geste irréparable qui fait chavirer sa raison... 

Cette adaptation du roman de l’Algérien Yasmina Khadra est un superbe tableau de la résistance à la terreur. Soutenue par la musique d’Alexis Rault, l’animation offre des contours plus doux, et bouleversants, que les images réelles. Ce ne sont que ruines, pierres et rares silhouettes qui composent le décor, brun et gris, de la ville devenue fantôme, alors qu’une séquence plus colorée rappelle combien Kaboul, avant, était grouillante de vie. Les femmes ? Enfermées derrière le grillage de leur burqa, l’aquarelle - inspirée d’Éléa Gobbé-Mévellec leur donnant une forme presque abstraite. La scène de la lapidation est, à ce titre, d’une beauté terrible : sous les pierres, une Afghane s’affaisse pour ne devenir, à son tour, qu’un objet minéral dans la poussière. 

La fin est encore plus palpitante quand, comme l’évoque si bien le titre, tous ces voiles noirs s’assemblent pour permettre un envol. Guillemette Odicino, 2022.

La comédienne, réalisatrice, scénariste et metteuse en scène de théâtre Zabou Breitman s’adjoint les talents de la graphiste Eléa Gobbé-Mévellec à qui l’on doit, entre autres, les dessins de Ernest et Célestine, Le chat du rabbin, le jour des corneilles pour raconter, en suivant le parcours de deux couples, l’existence difficile du peuple afghan, particulièrement des femmes et des intellectuels, pris au piège du régime dictatorial des talibans.

Le choix d’un film d’animation, plutôt que de prises de vue réelles, atténue la violence des évènements tragiques, inspirés du roman éponyme de Yasmina Khadra et adresse, par la même occasion, un signe de défi à ces tyrans qui ont interdit la représentation, sous toutes ses formes, de l’être humain. D’ailleurs, dans cette ville autrefois vivante et lumineuse (un plan coloré qui montre des femmes habillées à l’occidentale, sortant joyeusement d’un cinéma, s’efface rapidement pour laisser place aux teintes grises d’un bâtiment aujourd’hui délabré), tout est désormais interdit : la musique, les spectacles, mais aussi le port de chaussures blanches ou d’une chemise aux manches relevées au-dessus du coude, tandis que les femmes sont condamnées à ne regarder la vie qu’à travers le grillage de leur burqa. Ne subsistent que les coups, l’emprisonnement, la lapidation et la soumission. Malgré le danger permanent, nombreux sont ceux qui cherchent à se libérer de cet étau. C’est le cas de Mohsen (dont l’état mental se dégrade alors qu’il se surprend à jeter, comme tous ceux qui l’entourent, une pierre sur une femme, lors d’une lapidation publique) et Zunaira, un jeune couple d’enseignants désormais sans emploi, qui se retrouve lié par un malheureux concours de circonstances au destin d’Atiq, un ancien moudjahidin qui a combattu les Soviétiques et se trouve maintenant assigné au poste de gardien de la prison des femmes. Il est marié à Mussarat, très gravement malade, qu’un frère de combat lui conseille de répudier, affirmant « qu’aucun homme ne doit quoi que ce soit à une femme ». Pour compléter le déchirant tableau de ce pays en proie à la terreur, le récit s’enrichit de quelques personnages secondaires, aux caractères bien trempés, tels que Nazish, un ancien mollah qui a gardé la foi, mais ne supporte plus les abus commis au nom de la religion, ou le professeur Arash, à la tête d’une école clandestine. Tous sont entrés en résistance.

Loin de tout parti pris, les réalisatrices entendent avant tout rendre hommage à ces combattants contre l’obscurantisme, tout en préservant le spectateur d’une violence trop brutale grâce à la poésie des dialogues, à la légèreté suggérée des tons pastels et la douceur des visages tout juste esquissés. Au milieu de cette barbarie, quelques images d’une main posée sur une jambe ou d’un baiser langoureux, réservent quelques instants de sensualité inattendue. Mais c’est à coup sûr à travers le casting minutieusement choisi et dont l’originalité va jusqu’à reconstituer l’ébauche des traits réels des comédiens (Swann Arlaud, Rita Hanrot, Simon Abkarian, Hiam Abbas, Michel Jonasz...) qui prêtent leur voix, que se révèle toute la force dramatique de cette œuvre bouleversante.
En abordant avec délicatesse quelques sujets vibrants, parmi lesquels la force de résistance d’un amour pris au piège d’un conflit, ou le respect des droits de la femme, le tandem
Breitman/Gobbé-Mévellec réussit un plaidoyer universellement touchant autour de l’espoir et de la liberté, à l’instar du plan final d’un groupe d’hirondelles volant vers d’autres horizons. Claudine Levanneur, 2022.


« Roule pas tes manches au-dessus du coude. » Une simple phrase, crachée par un taliban en armes à un passant. Et l’homme qui cache vite ses bras nus.

Kaboul, été 1998. Étranglée par les barbus, la ville a été rendue au silence. À part le muezzin, ni chant ni musique. Les oiseaux ont été arrachés à leurs cages. C’est ici que s’aiment Mohsen et Zunaira, jeunes professeurs interdits de cours. Ils dansent en secret, font l’amour à voix basse, deux ombres.

Au milieu des ruines, la folie rôde. Elle saccage les âmes noires comme les cœurs les plus purs. Tariq, le sombre geôlier, sent son cœur battre à nouveau. Et Mohsen l’amoureux brise le sien. Au milieu de la foule haineuse, fasciné, il jette une pierre sur une femme infidèle… Et lapide ainsi sa propre vie.

Librement adapté du roman éponyme de Yasmina Khadra, ce film d’animation signé Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec est une merveille de poésie. Aquarelles aériennes qu’aucun contour n’emmure, lumières éblouissantes et élégance du trait racontent la douleur d’un peuple sous le joug des assassins. Mieux encore, la pureté du son serre la gorge. Le froissé d’une étoffe, le grincement d’un vélo, le verrou métallique d’une porte, la voix d’une femme grillagée, un rire étouffé par le fusil qu’on arme.

Au lieu de planter ses acteurs devant un micro pour doubler leur personnage, Breitman les a d’abord fait jouer en situation. Simon Abkarian en long qamis, Zita Hanrot captive d’un tchadri. Les dessins sont venus après, caressant les mots, les gestes et les silences… Sorj Chalandon, 2022.


L’ORIGINE DU MAL

de Sébastien Marnier, 2022, Canada/France, 2h05, Couleurs

avec Dominique Blanc, Jacques Weber


RÉSUMÉ : Dans une luxueuse villa en bord de mer, une jeune femme modeste retrouve une étrange famille : un père inconnu et très riche, son épouse fantasque, sa fille, une femme d’affaires ambitieuse, une ado rebelle ainsi qu’une inquiétante servante. Quelqu’un ment. Entre suspicions et mensonges, le mystère s’installe et le mal se répand... 


POINTS DE VUE : Amateur de cinéma propre sur lui, passez votre chemin. Malgré son casting très cinéma français, L’ORIGINE DU MAL a plus à voir avec le mauvais esprit anglais, son art du croche-patte avec le sourire, qu’avec la bienséance du cinéma d’auteur. Sébastien Marnier aime le genre, les histoires à tiroirs, les personnages grandiloquents, les demeures inquiétantes et les coups de théâtre. Alors, roublard, il déguise son goût du trop derrière une apparente mesure de rigueur. L’ORIGINE DU MAL s’ouvre comme un petit polar social. Une jeune ouvrière prend son courage à deux mains et finit par appeler ce père très riche qu’elle n’a pas connu, pour lui demander de l’aide. Une fois arrivée dans sa demeure isolée, la voilà proie d’une famille dysfonctionnelle où belle-mère, demi-sœur, nièce et même femme de chambre semblent observer d’un mauvais œil les largesses et le sourire du patriarche vieillissant. Mais est-elle vraiment la proie ou une prédatrice ? Habilement, le cinéaste joue avec les codes, excite notre attention par des scènes pleines d’effets, d’indices et de mystères. À la manière d’un Chabrol, le film croque la laideur d’une bourgeoisie rance, momifiée par l’argent, où l’on pourrait à tout instant entrapercevoir le pire derrière les bonnes manières (un geste violent par-ci, une saillie antisémite par-là, un regard concupiscent...). Mais Marnier est un cinéaste d’aujourd’hui et plutôt que se contenter de déplorer le système, il l’invective par ses images, l’interroge, le détourne et joue, à la manière d’un De Palma, avec le ridicule. Twist rocambolesque, composition dégénérée (du grand Dominique Blanc !), mystère épais, tout est trop dans L’ORIGINE DU MAL. L’excès comme une façon de réveiller le spectateur, de saisir par l’outrance d’une mise en scène théâtrale toute la cruauté en marche ici, de comprendre par les nuances déroutantes du jeu la trajectoire violente de ces femmes entre elles. Qui mieux que Laure Calamy, tornade de cinéma, corps tremblant au débit frénétique, pour incarner ce cinéma sur la crète ? Impressionnante, elle emporte avec elle toute une troupe où règne Jacques Weber, puissant en patriarche pathétique et inquiétant. Film de faussaires, jeu de dupes où l’image léchée mêle premier et deuxième degré, satire et empathie, ce polar iconoclaste décevra peut-être ceux qui voudraient que tout y soit clair et à sa place. Nous, on aurait même aimé qu’il soit encore plus tortueux. Mais pour peu qu’on sache s’abandonner aux soubresauts d’un récit, qu’on aime se laisser malmener par un film méchant et mal élevé, romanesque et too much, L’ORIGINE DU MAL est un pur plaisir de cinéma. Renan Cros, 2022.


Les premières images nous font pénétrer au cœur d’une conserverie de poisson où des ouvrières s’activent à remplir des boîtes de sardine. Parmi elles, Stéphane (Laure Calamy) qui, sans transition, nous emmène dans l’univers caracéral. Est-elle visiteuse de prison ? Ou rend-elle visite à un proche ? L’explication ne nous sera donnée que plus tard. Elle rentre chez elle retrouver une femme avec qui elle entretient des relations maternelles. Pourtant, un peu plus tard, cette même personne la chassera de sa maison, au prétexte que sa propre fille est de retour.

À la recherche d’un nouvel hébergement, elle passe quelques coups de téléphone mystérieux à un homme qu’elle présente comme ce père qu’elle a longtemps cherché. Riche industriel, aujourd’hui âgé et affaibli par la maladie, celui-ci se réjouit de faire la connaissance de cette fille dont il ne connaissait pas l’existence. Il l’invite dans sa somptueuse demeure, au grand dam de sa femme (Dominique Blanc) et encore bien plus de sa fille George (Doria Tillier), tandis que Jeanne (Céleste Brunnquell), sa petite-fille qui n’hésite pas à déclarer pour moi, la famille, c’est ce qu’il y a de pire au monde. C’est comme un poison qu’on a dans le sang qui contamine et qui rend malade, personnage secondaire et discret, observe l’épanchement sous-jacent de la toxicité familiale. Pris au piège de cet aréopage féminin qui ne semble pas lui porter grande estime, Serge (Jacques Weber) pactise avec cette nouvelle venue qui se montre dévouée et peu exigeante... Il n’en faudra pas plus pour éveiller la méfiance de George, d’autant que cette sœur impromptue qui prétend être propriétaire d’une conserverie est dans l’incapacité de prouver son identité.

Autant d’éléments de puzzle jetés en vrac qu’il appartient au spectateur de rassembler pour constituer le tableau d’une famille aux relations équivoques. Difficile de ne pas penser à Chabrol face à cet évident plaisir que prend Sébastien Marnier à gratter le vernis de la haute bourgeoisie pour en traquer les zones d’ombre. Après Irréprochable et L’heure de la sortie, il confirme son adresse à jouer à cache-cache avec l’imposture et l’angoisse. Dans ce palais kitsch et ostentatoire, surchargé d’animaux empaillés et de bibelots en tous genres, symbole de la différence de classe entre cette jeune femme venue de nulle part et cette famille qui ne parle que d’argent, chacun façonne son répertoire en fonction de la position de l’autre.
Habilement, le scénario multiplie les rebondissements et abreuve le spectateur d’hypothétiques théories sur les desseins des uns et des autres pour ne dévoiler qu’au tout dernier moment la véritable personnalité de ces êtres diaboliquement ambigus.

Mais si le film parvient à maintenir le suspense sans faillir, c’est aussi grâce à la qualité de son interprétation. Assurément, Jacques Weber impose sa stature entre mépris et faiblesse, Dominique Blanc rayonne en stratège de l’illusion, Doria Tillier campe avec conviction un personnage énigmatique à souhait. C’est pourtant vers Laure Calamy que se tournent tous les regards. Naviguant entre douceur et manipulation, elle confirme sa capacité à se glisser avec une égale aisance dans la peau de personnages contrastés, tandis que son duo avec la remarquable Suzanne Clément, inattendue dans ce rôle d’amoureuse abusée, fait merveille.
Autant de raisons de se laisser emporter sans retenue dans cette tragi-comédie baignée de soleil et de pénombre.
Claudine Levanneur, 2022.


LES NUITS DE LA PLEINE LUNE

(Comédies et Proverbes IV)

d’Éric Rohmer, 1984, France, 1h42, Couleurs

avec Pascale Ogier, Tcheky Karyo, Fabrice Luchini


RÉSUMÉ : Fuyant toute forme de relation affective qui puisse restreindre sa liberté, une jeune femme indépendante finit par lasser ses proches et se retrouve esseulée.


POINTS DE VUE : Le film est l’occasion pour son auteur de jeter un regard pétillant d’intelligence et d’ironie sur les mœurs de l’époque sans pour autant la juger. Ce devait être hélas le seul grand rôle de la lumineuse Pascale Ogier disparue peu après. Dictionnaire des films, 1995.


Revu avec délices quarante minutes des Nuits de la pleine lune hier soir – oui, je sais, attendre que les cinéastes meurent pour revoir leurs films, c'est nul. Pourquoi celui-là ? Parce que s'il est permis de faire entendre un filet de voix au milieu du concert de louanges, l'habituel post mortem médiatique, on dira alors que le rapport avec le cinéma de Rohmer était de l'ordre de l'intime. Que ses films ont accompagné, façonné, des comportement sociaux, voire amoureux – et celui- là plus qu'un autre, quand on avait une vingtaine d'années à sa sortie, en 1984. Comment le dire ? On aurait été beau, on aurait aimé comme chez Antonioni, avec du silence et des poses ; mais si ce n'était pas le cas, si la parole était la seule arme de séduction, alors, il y avait le cinéma de Rohmer, et ici Octave, le drôle de playboy marié joué par Luchini jeune, mince, presque méconnaissable – pardon Fabrice, on a tous changé. 

Les dialogues sont hallucinants dans Les Nuits de la pleine lune. « Mais comment rentreras-tu ? », demande Tchéky Karyo, censé jouer le sportif, « bestial » dixit Octave, au cœur d'une discussion plutôt agitée avec sa compagne. L'inversion du sujet dans le langage parlé, c'était encore monnaie courante, dans ces années-là ? Le plaisir du mot, ce drôle de faux naturel, sont des constantes rohmériennes. Le fait est que ça marchait mieux, grosso modo, quand les acteurs étaient bons, Vitez, Trintignant, Fabian dans Ma Nuit chez Maud, Luchini, Karyo, Ogier dans Les Nuits de la pleine lune. Ailleurs, on le sait, on l'a accepté ou non, le faux naturel pouvait devenir parler faux... Donc, dans Les Nuits de la pleine lune, ça coule encore dans l'oreille, niveau de langue recherché mais limpide, un excellent cru de rhétorique amoureuse. Question : Vivre ensemble, c'est obligatoirement sortir ensemble ? On ramasse les copies à l'issue du film. 

Il est toujours délicieux d'entendre des jeunes filles parler d'absolu, et c'est ce que fait Pascale Ogier, dès le début. Elle affirme, je crois, un « besoin absolu » d'un espace à elle (son appart' parisien face au duplex tchéky-karyen de Marne- la-Vallée). C'est un cliché, une évidence, de dire que l'actrice trop tôt disparue est merveilleuse. 

Non, il faut l'affirmer : elle est un miracle de sensibilité frémissante, malgré ses fringues d'époque, sa choucroute sur la tête. Sa voix, ses yeux font tout. Arrêter le film dans l'ivresse des nuits parisiennes – les nuits de l'époque, Elli Medeiros qui danse sur sa propre voix –, c'est se priver de la morale : « Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison. » Eric Rohmer aimait, au fond, tancer les jeunes filles. Plutôt rester dans l'impunité d'un marivaudage nocturne dans le Paris d'il y a vingt- cinq ans. Essayer de ne pas vieillir. C'est humain, non ? Aurélien Ferenczi, 2010.

Après les six contes moraux, Eric Rohmer a regroupé six autres films dans un cycle intitulé « comédies et proverbes. » Il y met en scène des jeunes femmes confrontées à des dilemmes sentimentaux. Les Nuits de la pleine lune illustre un pseudo proverbe champenois en réalité inventé par le malicieux Rohmer : « qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd la raison. » 

Les Nuits de la pleine lune apparaît comme le film manifeste du Paris branché et festif des années 80, rythmé par les chansons d’Élie et Jacno. Le très classique Rohmer est à l’écoute de la jeunesse et sait capter les modes et les tendances de l’époque. Sa passion pour l’urbanisme est lui aussi au cœur du film. L’opposition entre une ville nouvelle de Marne-la-Vallée et le centre de la capitale structure l’histoire de Louise, partagée entre son couple et son besoin d’indépendance. Certes la parole occupe une place importante dans le film, mais pas davantage que le travail sur la couleur et l’architecture de l’espace. 

Eric Rohmer s’est beaucoup inspiré de son interprète, la diaphane Pascale Ogier, pour écrire ce portrait d’une jeune femme moderne. Pascale Ogier participa aussi à la décoration et aux costumes du film. Sa disparition tragique, quelques semaines après la sortie des Nuits de la pleine lune nimbe le film d’une mélancolie particulière. Entourée par Fabrice Luchini et Tchéky Kario, Pascale Ogier illumine Les Nuits de la pleine lune, l’un des plus beaux films d’Eric Rohmer. Olivier Père, 2018.

LE PETIT SOLDAT

de Jean-Luc Godard, 1960, France, 1h28, Noir et Blanc

avec Michel Subor, Anna Karina, Henri-Jacques Huet


RÉSUMÉ : Un déserteur français travaille en Suisse pour un groupuscule terroriste d’extrême-droite, puis cherche à fuir pour l’amour d’une femme. (Le film fut interdit plusieurs années par la censure).


POINT DE VUE : Ce deuxième long métrage de Jean-Luc Godard fut tourné à Genève, en décors réels, du 4 avril au 8 mai 1960. Le cinéaste le considérait comme un film suisse. La censure française l'interdit jusqu'en 1963, parce qu'il parlait sans ambages de la guerre d'Algérie (on y voit même le livre d'Henri Alleg, La Question). Sorti, donc, après Vivre sa vie, Le Petit Soldat déplut à gauche comme à droite. Les admirateurs de Godard l'expédièrent plus ou moins : la politique, ici, gênait. Or, c'est un film carrefour, où Raoul Coutard maîtrise sa technique de caméra à l'épaule, où le travail du noir et blanc est superbe, où Genève, de jour et de nuit, devient une ville mythique et où Anna Karina, aussi délicieusement étrangère que Jean Seberg, entre dans l'univers et dans la vie privée du metteur en scène. 

Sous le nom de Veronica Dreyer (en hommage au grand cinéaste danois), elle est la victime d'une lutte idéologique confuse. Aventurier, comme Belmondo dans À bout de souffle, Michel Subor, plus sombre et plus désenchanté, est une sorte de réplique intellectuelle de Michel Poiccard. Lorsqu'il porte des lunettes noires, il ressemble à Godard, qui trouve d'ailleurs moyen de se glisser auprès de lui dans un plan. En s'exprimant politiquement pour la première fois, le cinéaste substitue la réflexion à l'action et dénude toutes les contradictions des engagements de l'époque. La séquence - admirable - où Bruno, rescapé de la torture, parle de lui, de la vie, du monde, du nationalisme, de la littérature et de la culture est un monologue de Godard. Ou de Pierrot le Fou, ce qui revient au même. Télérama, 2003.

L’AMI DE MON AMIE

(Comédies et Proverbes)

d’Éric Rohmer, 1987, France, 1h42, Couleurs

avec Emmanuelle Chaulet, Sophie Renoir


RÉSUMÉ : Blanche croit aimer Alexandre, qui aime Léa qui… Chassés-croisés sentimentaux, marivaudages et quiproquos : un regard subtil et tendre sur les jeux de l’amour.


POINT DE VUE : Succédant aux « Six Contes moraux », la série des « Comédies et Proverbes » réalisée entre 1981 et 1987 forme un ensemble plus libre, avec des liens plus lâches entre les films, une thématique commune moins rigoureuse, plus sensiblement orienté vers la comédie. Cette fois-ci le principe est simple : chaque film est l’illustration d’un proverbe ou d’une citation empruntés à la littérature classique ou au bon sens populaire. Il s’agit toujours pour Rohmer de tisser une œuvre autour du discours amoureux et de la recherche du bonheur, mais cette fois-ci contrariée ou provoquée par des contingences socioculturelles davantage que mue par des enjeux spirituels et éthiques, comme dans les « Contes moraux ».

Conciliant le goût de Rohmer pour les fictions romanesques et l’enregistrement documentaire du réel, les « Comédies et Proverbes » dessinent un portrait nuancé de la France des années 80, avec les rêves de réussite sentimentale de jeunes hommes et femmes, mais aussi les métamorphoses de la société française et de son paysage urbain, les modes vestimentaires et décoratives. Le dernier film de la série, L’Ami de mon amie, se déroule dans la ville nouvelle de Cergy- Pontoise et observe les aventures amoureuses croisées d’un groupe de jeune gens. Jeunesse et modernité, nous voici donc au cœur du système, des thèmes et des préoccupations du Rohmer des années 80. Le cadre de Cergy est symptomatique des gouts et des recherches du cinéaste qui capte la beauté d’un lieu de vie souvent critiqué pour sa froideur ou sa banalité fonctionnelle lors de sa création. Rohmer au contraire s’enthousiasme pour la ville nouvelle qui lui offre d’intéressantes perspectives de mises en scène. On a souvent décrit le cinéma de Rohmer comme un art de la parole, simple enregistrement audiovisuel de dialogues, marivaudages ou bavardages. Rien de plus faux. Rohmer est l’un des cinéastes français le plus obsédé par le cadre, la lumière et la couleur de ses films, qui en font un auteur beaucoup plus influencé par la peinture que le théâtre, même si cette influence est particulièrement subtile et discrète. Quant à l’utopie architecturale de Cergy elle prolonge la rêverie moderne d’un documentaire précoce de Rohmer, Les Métamorphose du paysage (1964), dans lequel le cinéaste chantait, pour la télévision scolaire, avec un évident plaisir du paradoxe et de la provocation, la beauté du béton et de l’acier et la poésie des zones industrielles préférées aux paysages champêtres. Là aussi on retrouve Rohmer, qui préférait toujours la stylisation, la clarté du fond et de la forme à la recherche forcenée du naturel (et du naturalisme), que ce soit dans les décors ou dans le jeu de ses interprètes. Olivier Père, 2013.


LA BOULANGÈRE DE MONCEAU

de Éric Rohmer, 1962, France, 25mn, Noir et Blanc

avec Michèle Girardon, Barbet Schroeder, Claudine Soubrier


LA CARRIÈRE DE SUZANNE

d’Éric Rohmer, 1963, France, 52mn, Noir et Blanc

avec Catherine See, Christian Charrière, Philippe Beuzen


RÉSUMÉS : Un jeune homme rencontre chaque jour une femme dans la rue, puis séduit la vendeuse d’une boulangerie le jour où ces rencontres cessent. Jeu de l’amour et du hasard, précieux et tendre.

Deux étudiants se conduisent avec un égoïsme cynique vis à vis de l’amoureuse de l’un d’eux, jusqu’au jour où ils apprennent qu’elle va faire un riche mariage, et qu’elle est heureuse. Deuxième essai de Rohmer, ce « conte moral » donne le ton de la série, celui d’un Marivaux moderne.


POINTS DE VUE : Dans la belle équipe des cinéastes qui firent la Nouvelle Vague, Eric Rohmer affirma d'emblée un style très singulier. Il raconte ici des histoires de flirts entre garçons et filles, comme Truffaut ou Godard l'avaient fait à la même époque. Mais il privilégie un art du récit littéraire, presque classique, et met l'intrigue au service d'un spirituel traité des moeurs : La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne ouvrent la série des " Contes moraux ". 

Dans le premier, un jeune homme prend l'habitude d'acheter des sablés dans une boulangerie, et courtise du même coup la vendeuse. Mais il cherche, en réalité, une autre femme, et se ravitailler à la boulangerie lui permet de traîner plus longtemps dans les rues pour la rencontrer. Dans le second court métrage, deux étudiants abusent de la gentillesse d'une jeune fille, Suzanne, qu'ils jugent naïve et moche. Jusqu'au jour où... 

Les dragueurs de Rohmer inventent des stratagèmes très réfléchis, mais qui manquent finalement de subtilité : aveuglés par leur cynisme de conquérants, ils se révèlent " plus bêtes que méchants ", comme dit Suzanne. Ces manèges amoureux racontent aussi les préjugés et la morale du début des années 60. Une époque qui revit ici dans son décor authentique : tournés dans la rue, selon l'esprit de la Nouvelle Vague, ces deux courts métrages dessinent aussi une belle géographie de Paris. La Carrière de Suzanne se joue dans le quartier Saint-Michel, et La Boulangère, autour du carrefour Villiers. Télérama, 2002.

Les « six contes moraux » constituent le premier grand cycle de la filmographie d’Éric Rohmer qui signera ensuite, outre des films autonomes, la collection des « comédies et proverbes » et les « contes des quatre saisons ». Rohmer aime former des ensembles de films, variations autour des mêmes thèmes qui confortent son idée selon laquelle il n’existe que peu d’histoires à raconter au cinéma – qui assume enfin dans ses films sa dette à la littérature. Cependant, l’importance du propos de Rohmer, c’est-à-dire le libre-arbitre, l’amour et la tentation, ainsi que les subtiles variations psychologiques de ses récits peuvent bien nourrir six films. Comme l’explique Rohmer, ses contes sont moraux car ils sont presque dénués d’actions physiques (pas de sexe, donc, mais des stratégies de séduction), remplacées par des débats, des discours et des conversations, des monologues. Les films épousent en effet le point de vue d’un personnage masculin en quête d’amour ou d’aventure et qui met sa liberté à l’épreuve des contingences et de la morale. À partir de thèmes qui peuvent sembler arides, le cinéaste met en scène des films dont l’intelligence, la sensualité et la préciosité conduisent à un état proche de l’ivresse, la rigueur implacable de la démonstration de Rohmer débouchant sur des perspectives vertigineuses. Rohmer se plaît à varier les décors et les saisons, mais aussi les âges de la vie de ses personnages, au gré des six contes : selon un ordre chronologique, aux étudiants de La Boulangère de Monceau (1962) et de La Carrière de Suzanne (1963) succèdent les célibataires de Ma nuit chez Maud (1968) et La Collectionneuse (1966), le futur marié du Genou de Claire (1970) et le père de famille de L’Amour l’après-midi (1972). On retrouve chez Rohmer une influence balzacienne, non seulement dans son goût du romanesque (ses héros se prennent volontiers pour des personnages de romans) et du complot (ici le libertinage remplace la politique) mais également dans cette volonté de couvrir différents aspects de la société française, de la province à la capitale, de la bohème chic à la petite bourgeoisie intellectuelle. 

Les deux premiers contes moraux, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne, trahissent par leur courte durée et l’amateurisme de leur interprétation des conditions de tournage très pauvres. Rohmer sort difficilement de l’échec de son premier long métrage Le Signe du lion réalisé trois ans plus tôt, mais il sait qu’il a trouvé, avec la préméditation de son projet de six films, la bonne voie. La Boulangère de Monceau raconte l’histoire d’un étudiant qui observe et désire une jeune fille qu’il croise tous les jours. N’osant pas l’aborder franchement, il décide de la prendre en filature dans les rues du XVIIIème arrondissement. Lors de ses déambulations dans le quartier, il prend l’habitude de s’arrêter dans une boulangerie pour y acheter des sablés. Il remarque la serveuse et décide de la draguer. Un homme cherche une femme (blonde, altière, bourgeoise) et en trouve une autre (brune, sexy, amusante), un temps diverti de son objectif premier. On aura reconnu l’argument qui sera développé dans Ma nuit chez Maud, le quatrième conte moral sorti en 1969. Le personnage principal est interprété par Barbet Schroeder, futur cinéaste qui crée avec Rohmer Les Films du Losange afin de pouvoir produire leurs films. Sa voix sera doublée par Bertrand Tavernier. La Carrière de Suzanne est peut-être le seul film autobiographique de Rohmer. Le cinéaste s’y inspire de sa relation amicale avec Paul Gégauff, l’âme damnée et le mauvais génie de la Nouvelle Vague. Un étudiant timide, Bertrand, est influencé par un autre garçon, Guillaume, séducteur cynique et sûr de lui qui multiplie les conquêtes. Ils rencontrent Suzanne dans un café, sortent ensemble puis décident de lui jouer un sale tour. La jeune femme prendra sa revanche sur les deux garçons, sans que l’on sache vraiment si elle a agi par calcul ou sans préméditation – le mot « carrière » du titre semble pourtant apporter un élément de réponse. La Carrière de Suzanne propose une description quasi ethnographique d’une certaine jeunesse parisienne dans l’après-guerre et des relations compliquées entre les sexes. On drague mollement en surboums ou à la terrasse des cafés, on effleure le bras ou la main de vraies jeunes filles. La perception des femmes est entachée de misogynie et de préjugés, dans une société encore très frileuse et conservatrice. Le triomphe de Suzanne à la fin du film est celui d’une intelligence libre, sensuelle et féminine contre les étudiants qui se conduisent comme des goujats ou des petits vieux et cherchent à l’humilier. Comme dans La Boulangère de Monceau, Rohmer a recours, faute de mieux, à la postsynchronisation. Ce n’est qu’avec La Collectionneuse qu’il pourra tourner en son direct, accédant à une modernité et une valeur documentaire longtemps désirées. Les acteurs sont des non professionnels que Rohmer a choisi parmi des connaissances ou des rencontres. On trouve dans les deux premiers contes moraux deux allusions discrètes à l’OAS, qui venait d’être créée en 1961 et faisait beaucoup parler d’elle : un graffiti sur un mur dans La Boulangère de Monceau, et le choix de Christian Charrière pour interpréter Guillaume dans La Carrière de Suzanne. Charrière, qui allait devenir journaliste, écrivain et grand voyageur, avait fait de la prison avant de tourner dans le film de Rohmer, en raison de ses sympathies pour l’organisation terroriste. Olivier Père, 2019.

SHOWGIRLS

de Paul Verhoeven, 1995, US, 2h08, Couleurs

avec Elizabeth Berkley, Kyle MacLachlan, Gina Gershon


RÉSUMÉ : Sans famille, sans amis et sans argent, mais passionnée de danse depuis toujours, Nomi Malone débarque à Las Vegas, bien décidée à concrétiser sa vocation. A peine arrivée, elle se fait voler sa valise par l'homme qui l'a prise en stop. Perdue dans la ville, Nomi doit son salut à Molly Abrams, costumière au Cheetah, un cabaret réputé de la ville. Molly la prend sous son aile et lui trouve un emploi de strip-teaseuse dans une boîte où elle fait elle-même quelques extras. Cristal Connors, la vedette du Cheetah, très attirée par Nomi, la fait engager dans la revue du cabaret, où elle gravit rapidement les échelons, jusqu'à se voir proposer le rôle de doublure de Cristal... 


POINTS DE VUE : En 1995, Paul Verhoeven retrouve son scénariste de Basic Instinct, Joe Eszterhas, pour un projet sur Las Vegas. À travers l'ascension d'une modeste strip-teaseuse qui devient la meneuse de revue de l'hôtel-casino le plus couru de la ville, les deux hommes souhaitent repousser les limites de la représentation de la nudité et du sexe dans un film non pornographique. Cette crudité passe très mal : les critiques attribuent la vulgarité mise en scène au film lui-même... Showgirls est un échec cinglant qui tue dans l’œuf la carrière de son actrice principale, Elizabeth Berkley. Il reçoit même le Razzie Award du pire long métrage de l'année ! 


La réhabilitation viendra d'un fan inattendu. En 2001, Jacques Rivette, dont le cinéma se situe pourtant aux antipodes, fait part de son admiration pour Showgirls, qu'il considère comme l'un des films américains « les plus importants » des dix dernières années et comme la description la plus « authentique » de Las Vegas. Le réalisateur de La Belle Noiseuse avait raison : l'outrance hyperbolique revendiquée par le « Hollandais violent » (toujours plus de néons, de dialogues orduriers, de couleurs, de bruit, de filles à poil...) est probablement le choix esthétique le plus efficace pour atteindre la vérité de cette ville- mirage construite dans le désert, où tout n'est qu'apparences et vacuité. À revoir ce remake trash d'Une étoile est née vingt ans après sa sortie, on reste sidéré par la manière dont Verhoeven détourne les codes de la comédie musicale hollywoodienne pour la priver de toute élégance, de tout romantisme. Dans son récit construit comme une boucle, la répétition des motifs et des situations révèle la violence, le cynisme d'un show-business avide de chair fraîche sans cesse renouvelée. Ce n'est pas forcément évident à la première vision, mais Showgirls est l’œuvre d'un vrai moraliste... Télérama, 2016.

Pourquoi au moment de leurs sorties la critique (française) a-t-elle crié au génie devant Starship Troopers et au navet devant Showgirls deux ans plus tôt, se contentant de répercuter les réactions horrifiées de l’industrie hollywoodienne, alors que les deux films se ressemblent et se valent ? Showgirls, remake trivial de Eve de Joseph L. Mankiewicz, pousse jusqu’à l’inacceptable le naturalisme de Verhoeven qui fouille dans les entrailles du spectacle américain. C’est sans aucun doute le film le plus européen et même flamand de Verhoeven réalisé aux Etats-Unis, en raison de sa dimension critique et surtout de l’adoption d’un style grotesque et hyperbolique qui s’étend jusqu’à la direction d’acteurs, et se révèle plus perturbant dans un contexte réaliste que dans l’univers de bande dessinée des films de science-fiction comme Robocop ou Total Recall

Showgirls ressemble beaucoup à Spetters, film hollandais très provocateur de Verhoeven qui s’intéressait aux espoirs et aux rêves brisés de jeunes prolétaires. Dans Showgirls, Verhoeven ose s’extraire des conventions des genres hollywoodiens qu’il avait empruntées dans ses films précédents pour signer une chronique et une étude de caractères, une satire féroce de la « success story » à l’américaine. 

Showgirls exhibe les liens indissociables qui existent entre le sexe et l’argent, la prostitution et l’ascension professionnelle d’une jeune femme prête à tout pour réussir à Las Vegas, et qui croise une galerie de créatures monstrueuses, mais aussi des personnages attachants ou sympathiques qui finiront balayés ou broyés par le système. Verhoeven s’est toujours intéressé à des histoires de survie, à toutes les époques et dans tous les milieux, en étudiant le comportement d’individus (souvent des femmes) dans un monde cruel et sans morale. 

Il est facile de comprendre pourquoi Showgirls a été aussi violemment rejeté par la presse et le public américains, alors que le film de Verhoeven est constamment drôle, effrayant, excitant, jamais ennuyeux et brillamment mis en scène. Certes le film est choquant à cause de sa représentation de la nudité et de l’acte sexuel, de son extrême crudité. Mais ce n’est pas la principale raison. Showgirls, à l’instar du Scarface de De Palma, renvoie à l’industrie hollywoodienne une image trop déplaisante et juste de ses mœurs et coutumes, un reflet non pas déformant mais grossissant. Au-delà de sa description hyperréaliste de la vie et du travail à Las Vegas, Showgirls offre une métaphore implacable de Hollywood, comme le laisse deviner le plan final, qui voit Nomi Malone (Elizabeth Berkley) quitter Las Vegas au sommet de sa gloire pour Los Angeles, dans une scène symétrique à l’ouverture du film. 

Nous vous recommandons chaleureusement la lecture d’un essai consacré à Showgirls, écrit par Adam Nayman (It doesn’t suck. Showgirls par Adam Nayman, ecwpress, Toronto, 2014.), critique canadien qui réhabilite avec beaucoup d’intelligence le film de Verhoeven, encore considéré comme un super navet ou un accident industriel par la cinéphilie anglo-saxonne et seulement apprécié par les amateurs du « so bad it’s good », ce qui est peut-être encore pire que les attaques assassines de la presse corporatiste et les réactions haineuses des moralistes et des tenants du bon goût cinématographique. Olivier Père, 2016.

LA MAMAN ET LA PUTAIN

de Jean Eustache, 1973, France, 3h40, Noir et Blanc

avec Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont, Françoise Lebrun


RÉSUMÉ : Alexandre met à profit son oisiveté pour s'en aller lire «A la recherche du temps perdu», de Proust, dans les cafés de Saint-Germain-des-Près. Il consacre le reste de son temps à Marie, une femme un peu plus âgée que lui, qui tient une boutique de mode à Montparnasse, et à Gilberte, dont il est très amoureux. Si Marie est à ses yeux une sorte de mère et une maîtresse tout à la fois, Gilberte représente un idéal inaccessible. La jeune femme, en effet, repousse la proposition de mariage que lui fait Alexandre, de crainte de s'engager avec ce dilettante par trop instable. Par dépit, Alexandre aborde une inconnue dans la rue et fait ainsi la connaissance de Veronika, dont la discrétion cache une grande liberté de moeurs... 


POINTS DE VUE : Autant prévenir, pour dissiper tout malentendu : La Maman et la Putain (1973), est un chef-d’œuvre qui n’a rien de consensuel. Son déluge de mots enflammés a gardé sa violence. Comme hier, il continuera de diviser et de déranger. Parce qu’il se nourrit de discorde. Parce qu’il est d’une mélancolie absolue, gorgé de fureur et de rancœur. Même Maurice Pialat n’a pas été aussi loin. Ce n’est pas un hasard si l’auteur de Van Gogh, pourtant avare en compliments, admirait et jalousait ce film qu’il qualifiait de « Nous ne vieillirons pas ensemble réussi ». 

Au commencement est le chagrin. Alexandre (Jean-Pierre Léaud), dilettante forcené, vit très mal sa rupture avec Gilberte (Isabelle Weingarten), une enseignante qui va bientôt se marier. Jaloux, l’éconduit tente désespérément de la reconquérir, au cours d’une longue supplication sur un banc du Jardin du Luxembourg puis dans un café. Alexandre parle, parle, d’abord lentement puis avec véhémence, s’enivrant de ses propres mots, non par vanité, mais par goût immodéré du verbe. Cette logorrhée, théâtrale, très littéraire, magnifique à entendre, unique dans sa manière de marier lyrisme et prosaïsme, est le cœur du film. Aucune place n’a été laissée à l’improvisation dans les dialogues que les acteurs devaient scrupuleusement suivre à la lettre. Eustache, qui admirait Marcel Pagnol et Sacha Guitry, serait volontiers devenu écrivain, s’il en avait eu le courage, disait-il. Par défaut, il a choisi de filmer. On a gagné ainsi un grand écrivain de cinéma. 

Rien n’est caché, tout doit être révélé, déclamé, proféré, craché, vomi. Voilà, La Maman et la Putain, c’est ça : un film sur l’amour fou, mis à nu jusqu’à la nausée. Au centre s’y tient Alexandre, oisif qui se dit très occupé. Il aime louer et fustiger, revendiquant « le droit de se contredire et de s’en aller ». Il monologue souvent, mais en réjouissant ceux qui l’écoutent, Jacques, un ami, et, surtout, les deux femmes du titre. La « maman », c’est Marie (Bernadette Lafont), son amante protectrice, tendre et patiente, qui tient une petite boutique de fringues à Montparnasse. Il vit avec elle depuis quelques années. Veronika (Françoise Lebrun) est la « putain » : une jeune infirmière à l’hôpital Laennec, entière, qui assume une grande liberté sexuelle. Alexandre la remarque à une terrasse de café, commence à la fréquenter. Il entame une liaison avec elle, sans pour autant quitter Marie. Les trois se voient ensemble parfois. Une nuit, Veronika rejoint le couple dans son lit. Tout paraît naturel mais rien n’est simple. Sur fond d’ivresse, au gré de longues nuits de confessions, le marivaudage prend peu à peu une tournure grave. 

Sur le Paris de cette époque, sur l’ambiance de ses cafés (Les Deux Magots, La Coupole) et la cigarette fétiche, le tableau est saisissant de vérité naturaliste. En même temps, il est imprégné de passé, hanté par des fantômes, semble proche de l’expressionnisme du cinéma muet. En présentant souvent La Maman et la Putain comme un film sur le désenchantement de la génération de Mai 68, on a fait fausse route. Son auteur n’était pas loin de mépriser 68, révolution trop bourgeoise. « Quand on n’a pas de quoi bouffer, on ne pense pas au marxisme, on pense à bouffer », disait-il. Prolétaire, autodidacte, éternel décalé, Eustache n’avait qu’un CAP d’électricien en poche. Et son positionnement peut se résumer en un mot, bien galvaudé aujourd’hui, mais qu’il a incarné mieux que quiconque, à travers Léaud, son alter ego idéal : le dandysme. Manifeste dans le soin apporté à l’habit et la flanelle, le port du foulard, la parure, tout ceci constituant un masque, dissimulant blessures et double complexe : celui d’être pauvre et issu de la province (Narbonne). La provocation et le libertinage, les piques lancées (contre Sartre, le MLF), le recours au vouvoiement galant et l’attachement aux choses anciennes font d’Alexandre un « révolté réactionnaire ». Un grand enfant égotiste. Mais plein d’autodérision, tout près de l’autodestruction. 

Vers la fin du film, rendu ridicule, groggy, exsangue, le snob ne parle plus. Veronika et Marie à l’unisson lui ont cloué le bec. Et Veronika prend alors le pouvoir, dans une séquence mythique de soûlographie éplorée, où tout se mélange, le sexe et l’amour, le désir d’enfanter et la mort. Un naufrage ou un sauvetage, c’est selon, qui parachève cette ode sur le manque de sens et de consistance de l’existence. Et qui semble étrangement tout ramener à l’état liquide. La poésie est là, sans laquelle le film serait à se flinguer. 

Lyrisme des promenades au bord de l’eau, des yeux embués et de la nuit, des flots d’alcool, des chevelures tombant en cascade, des mélopées écoutées sur disques (Fréhel, Marlene Dietrich...). Tout coule et s’écoule, le mascara comme le temps perdu. Eustache n’est pas le premier écorché vif à avoir pris sa caméra. Mais jamais sans doute un film n’a à ce point donné un tel sentiment d’urgence vitale, comme s’il se vidait, à mesure qu’il s’écrivait à l’écran, de tout son sang. Un sang d’encre. Noir comme le fiel. Jacques Morice, 2022.

Manifeste de la génération post Nouvelle Vague, témoignage de l’après 68, La Maman et la Putain est tout simplement le plus beau film français des années 70, le plus déchirant et le plus « écrit » aussi. 

La Maman et la Putain, c’est d’abord un texte : un scénario d’une grande valeur littéraire, des dialogues que la légende prétend respectés à la lettre par les comédiens, sous la direction d’un Eustache intransigeant, qui souhaite aussi que son texte soit dit le moins naturellement possible. Ce goût de l’artifice et de la préciosité chez Eustache souligne que la réalité au cinéma n’a rien à voir avec le réalisme, ni le naturalisme. 

Cet amour du verbe, des aphorismes, des sentences définitives et spirituelles rapproche Eustache des grands cinéastes français de la parole, à savoir Pagnol et Guitry. La mise en scène d’Eustache s’organise en tableaux (sans aucune connotation picturale ou académique) qui enregistrent conversations ou monologues, séries de considérations sur le sentiment amoureux, le sexe ou l’époque. La Maman et la Putain, c’est aussi du temps : le temps présent que capture la caméra d’Eustache – le film dure 208 minutes, alternances de moments dramatiques et de moments où il ne se passe rien – mais où le temps passe, conformément à la vie. Il y a du Proust chez Eustache, avec la cohabitation de plusieurs nappes de temps dans le même plan : le passé ressurgit au détour d’une chanson, d’une évocation, d’une citation de film ou de roman (« parler avec les mots des autres, ce doit être ça la liberté ».) La Maman et la Putain c’est enfin des voix et des corps, ceux de ses trois interprètes principaux, dont le phrasé, l’apparence physique et vestimentaire, plus profondément l’être au monde sont un témoignage du nouveau dandysme apparu au début des années 70. Provocation, nihilisme, alcoolisme, cynisme et désespoir constituent le quotidien de ces victimes précoces de la fin des utopies et des idéaux révolutionnaires au lendemain de 68. 

Alexandre (Jean-Pierre Léaud), un jeune homme oisif, rencontre Véronika, une infirmière et la présente à sa compagne, plus âgée que lui de quelques années. Difficile de choisir entre la brune et la blonde, « la maman » et « la putain. » Le film s’inspire de la propre vie de Jean Eustache, de sa rupture avec Françoise Lebrun (Véronika, dans le film), de sa vie avec Catherine Garnier (interprétée par Bernadette Lafont) et de son amour pour Marinka Matuszewski. 

Catherine Garnier est également costumière et assistante sur le film, et plusieurs scènes sont tournées dans son appartement et sa boutique. Elle assiste à la reconstitution, mot pour mot, de ses propres disputes ou confidences avec le cinéaste, que ce dernier avait parfois enregistrées à son insu. Point d’orgue d’une œuvre essentiellement autobiographique, l’intime et le romanesque se mêlent de manière extrêmement troublante au point que Catherine Garnier se suicidera après avoir vu La Maman et la Putain lors de sa première projection privée, en laissant ce mot « le film est sublime, laissez-le comme il est. » 

Jean Eustache se suicidera lui aussi le 5 novembre 1981 d’une balle dans le cœur, après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique et quelques beaux films, courts et longs (mais jamais aussi beaux et longs que La Maman et la Putain) comme Mes petites amoureuses ou Une sale histoire

Au sujet de La Maman et la Putain, Jean Eustache écrivait en 1972, avant même la sortie du film, son cortège de drames, de scandales et la vénération qu’il inspirera au fil du temps à plusieurs générations de spectateurs dans le monde entier : « C’est le seul de mes films que je haïsse, car il me renvoie trop à moi- même, à un moi-même trop actuel. Le passé des autres films me protège. » Olivier Père, 2013.

ÉCLAIRAGE INTIME

Intimni Osvetleni

d’Ivan Passer, 1965, Tchécoslovaquie, 1h25, Noir et Blanc

avec Vera Kresaklova, Zdenek Bezusek, Karel Blazek


RÉSUMÉ : Dans une bourgade de Tchécoslovaquie, un concert est annoncé. L’orchestre local, composé d’amateurs, se prépare. Le soliste professionnel, Peter, arrive de Prague avec son amie Stepa. Il retrouve un camarade de conservatoire, installé à la campagne avec sa femme, ses enfants et ses beaux-parents. Un voisin se joint à eux pour former un quatuor. Il a un traumatisme à l’auriculaire. La vie est comme suspendue, tandis que s’échangent les souvenirs dans une fin d’après-midi pleine des vibrations de la nature et des accents du quatuor.


POINTS DE VUE : Seul long métrage réalisé en Tchécoslovaquie par Ivan Passer, qui fut d’abord le scénariste de Milos Forman, le film est un chef-d’œuvre inégalé dans la mesure où, sans aucune ligne dramatique, presque sans anecdote, un univers étonnamment palpable est recréé, instant de vie coulant à l’état pur, qu’on appréhende par tous les sens. D’aucuns ont voulu y voir une critique de la misère existentielle d’un échantillon social dans un pays socialiste. Présente sans doute, cette dimension n’est jamais le sujet du film, qui témoigne, au contraire, d’un hédonisme certain. La vie s’écoule, la jeunesse passe, la vieillesse approche. La mise en scène, toute entière fondée sur la musique, celle des objets, des corps, autant que des instruments, dit continuellement l’appétit de vivre et donne la sagesse, avec l’harmonie. Ni comédie, ni fable, ni constat, ni poème, Élairage intime est un univers unique en son genre, où l’on klaxonne les déclarations d’amour, bat la mesure sur des ronflements,, dévore littéralement les violons. C’est une œuvre magistrale. Michel Sineux, 1995.


Avant son départ précipité pour les Etats-Unis au moment de la répression du printemps de Prague, Ivan Passer n’aura eu le temps de réaliser qu’un seul long métrage, contre trois pour son inséparable ami Milos Forman. Une avance que Forman conservera toute sa vie, sans doute plus habile, opportuniste et caméléon que le discret Passer, modèle d’honnête homme qui fit passer ses principes éthiques avant sa carrière, et ne parviendra pas à surmonter les échecs publics de ses premiers films américains, pourtant géniaux. 

Eclairage intime impose d’emblée le talent et la personnalité de Passer, scénariste et cinéaste phare du nouveau cinéma tchèque des années 60. Imposer n’est sans doute pas le mot juste puisque l’art de Passer consiste dès ses débuts à n’avoir l’air de rien, à avancer par touches subtiles, litotes et digressions, sans véritablement prendre la peine de raconter une histoire. Passer procède par notes, croquis, descriptions physiques et psychologique, tel un moraliste ou un satiriste du cinéma. Son cinéma doit autant à la musique qu’à la littérature, capable d’exprimer sans les souligner des émotions ou des idées. Eclairage intime est une comédie expérimentale et subversive, qui réunit différents caractères sous le même toit, le temps d’un bref séjour à la campagne propice aux retrouvailles entre deux amis, anciens camarades du conservatoire. L’un est devenu soliste violoncelliste à Prague, l’autre directeur d’une école de musique en province, coincé entre sa femme, ses enfants et ses beaux-parents. Passer procède par oppositions, rat des villes contre rat des champs, jeunes contre vieux, et s’attache à des personnages qui existent le temps d’une scène, expriment leurs désillusions, évoquent des souvenirs, se laissent aller à des confidences ou des épanchements sensuels. Une crise de fou rire d’une belle jeune fille, un déjeuner en famille ou la cuite nocturne de deux amis se transforment en morceaux de bravoure. Le sens de l’observation et du détail incongru – une poule sur une voiture – débouche sur des gags ou des situations burlesques, comme cette improbable conversation entre un paysan dragueur édenté et la copine délurée du musicien. Cet hymne à l’impertinence se moque en contrebande du conformisme et de l’ennui qui étouffaient la société tchèque. Le film se termine par une séquence absurde et inoubliable, où le petit groupe ne réussit pas à trinquer ensemble car la liqueur d’œuf, trop épaisse, reste coincée dans les verres. La fin résume tout le film : il ne se passe rien mais c’est un rien signifiant, à la fois drôle et insolent, qui se montre extrêmement critique envers l’immobilisme et la pesanteur de la Tchécoslovaquie. Olivier Père, 2016.

Ivan Passer : « un film sur rien » 

« Ce fut une véritable surprise. Je ne voulais pas devenir réalisateur parce que j’aimais beaucoup être scénariste. Je n’étais pas obligé d’avoir la moindre responsabilité. Nous étions toujours trois, Milos (Forman), le merveilleux Jaroslav Papousek et moi. C’est arrivé par hasard, comme chaque fois ou presque dans ma vie. Un scénariste m’a appelé au sujet d’un traitement que le studio ne voulait pas produire avant qu’il n’ait trouvé un réalisateur. Plusieurs cinéastes avaient rejeté l’offre et j’étais sa dernière chance. J’ai accepté sans même avoir lu le script. Quand je l’ai lu j’ai compris pourquoi les autres réalisateurs avaient refusé. C’était l’histoire d’une ballade en canoë sur une rivière avec un professeur de piano et sa copine. Ce n’était pas très intéressant. À un moment ils voyaient quelqu’un pêcher sur le rivage, ils s’arrêtaient et le professeur reconnaissait son ami du conservatoire. Ils avaient étudié la musique ensemble. Son ami les invite à déjeuner dans sa maison. J’ai dit « ok, nous allons commencer le film à partir de cette scène. » Et nous l’avons fait. C’était une histoire très minimaliste. C’était si petit que le studio nous a laissé faire tout ce que nous voulions. Personnellement je n’aime pas les histoires très fortes parce qu’elles ne vous laissent pas le temps de vous occuper de toutes ces petits détails que j’adore dans les films, les instants banals, les moments où il ne se passe rien... Éclairage intime est considéré comme un film sur rien, mais en même temps j’espère que c’est aussi un film sur beaucoup de choses qui restent cachées. Quand nous avons quitté le pays, le Parti Communiste a interdit le film pendant vingt ans, il avait été effacé de tous les livres de cinéma. 

Le Parti Communiste pouvait à la rigueur tolérer que les réalisateurs émettent des opinions politiques divergentes et se disputent avec lui, mais il détestait vraiment quand on l’ignorait. Mon film l’ignorait complètement. 

Éclairage intime a eu beaucoup de succès à l’international. J’ai rencontré quelqu’un qui l’avait vu soixante fois. Quand je fais un film j’aime me fixer un objectif émotionnel. J’aime imaginer dans quel état d’esprit les spectateurs vont quitter la salle. Avec ce film j’espérais que les gens auraient envie de retourner le voir parce qu’ils avaient aimé les personnages. Nous rendons visite à nos parents, à nos amis, nous savons à l’avance ce qu’ils vont dire, ou faire, mais nous y allons parce que nous les aimons. Je pensais que mon film devait être comme ça, et c’est ce qui est arrivé. » Propos recueillis le 30 mars 2012 lors du Festival de Fribourg.

OUT OF THE BLUE

de Dennis Hopper, 1980, US, 1h34, Couleurs

avec Linda Manz, Sharon Farrell, Dennis Hopper


RÉSUMÉ : La révolte d’une jeune fille contre ses parents qui ne s’entendent pas la conduit à embrasser le mouvement punk. Elle tue son père et entraîne sa mère dans la mort.


POINT DE VUE : On parle d’un film quasiment invisible en salle ou à la télévision depuis sa distribution éphémère en 1980, en France sous le titre étrange de Garçonne. C’est comme si ce film n’avait jamais existé, ou possédait une existence amoindrie. Peu de gens l’ont vu, encore moins en parlent, rares sont les photographies ou les informations qui circulent. Pourtant Out of the Blue fut présenté en compétition au Festival de Cannes en 1980, où il fut bien reçu. Mais le distributeur américain ruina la sortie du film qui sombra dans les oubliettes de l’histoire. Malgré cette indifférence, il existe un petit cercle d’admirateurs de Out of the Blue. Cette admiration excède les sentiments contrastés qu’on peut éprouver pour son auteur Dennis Hopper. Easy Rider, succès mondial et titre emblématique du Nouvel hollywood est difficile à supporter aujourd’hui en raison de ses tics de mise en scène. The Last Movie est un film qui doit davantage son statut mythique à son invisibilité et à son tournage démentiel qu’à ses réelles qualités cinématographiques. Quant à la fin de la carrière de cinéaste de Hopper, elle oscille entre l’anonymat et la volonté un peu forcée de rentrer dans le rang du cinéma d’auteur indépendant. Comme acteur, Hopper aura beaucoup cabotiné et hanté le tout-venant du cinéma commercial, d’un Hollywood décadent jusqu’aux limbes du direct-to-DVD, malgré ses apparitions inoubliables dans une poignée de chefs-d’œuvre : Apocalypse Now, L’Ami américain, Blue Velvet

Out of the Blue a été réalisé pendant la traversée du désert de Dennis Hopper, lorsque ce dernier, grillé à Hollywood en raison de sa mégalomanie et ses crises de folie provoquées par la drogue et l’alcool, s’était réfugié en Europe où il zonait entre Paris et Berlin. 

Parti tourner à Vancouver au Canada dans une petite production indépendante, Dennis Hopper hérite bientôt de la mise en scène du film, en raison de l’incompétence de son réalisateur, néophyte derrière la caméra. Hopper reprend le tournage à zéro, et change le point de vue du récit, ainsi que le titre, qui devient Out of the Blue, d’après la chanson de Neil Young qui scande le film. Au départ, il y avait l’histoire d’une délinquante juvénile sauvée par un psychiatre, joué par Raymond Burr. Dans le résultat final, Hopper n’a conservé que deux courtes scènes avec Burr, à côté de la plaque et du film – il avait été embauché, et maintenu après le départ du réalisateur d’origine, en raison de sa nationalité canadienne, pour satisfaire des obligations de production. Hopper est fasciné par la jeune actrice qui interprète Cebe, garçon manquée dont l’idole est Elvis Presley, qui joue de la batterie et rêve d’intégrer la petite scène punk de sa ville. Il fait d’elle le cœur du film, et la dirige avec beaucoup d’attention. Dotée d’une forte personnalité et d’un physique atypique, Linda Manz avait été révélée par Terrence Malick dans Les Moissons du ciel en 78 et tenait un petit rôle dans Les Seigneurs de Philip Kaufman l’année suivante. Out of the Blue est le film de sa vie. Elle est géniale en gamine androgyne au bagout intarissable et au comportement erratique, dont le film dévoile progressivement le mal-être. Cebe est coincée entre un environnement familial désastreux et chaotique et des souvenirs traumatisants liés à son père, individu instable et autodestructeur, responsable d’un accident de la route qui provoqua la mort de dizaines d’enfants dans un bus scolaire. De chronique cabossée, le film bascule peu à peu dans le cauchemar éveillé, avec en conclusion le surgissement abrupt de la drogue, la folie, l’inceste le meurtre, jusqu’à la séquence finale apocalyptique. No future. Sans appartenir au mouvement punk, Hopper en signe la plus parfaite émanation cinématographique. Olivier Père, 2021.

ENQUÊTE SUR UN CITOYEN AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON

d’Elio Petri, 1970, Italie, 1h35, Couleurs

avec Gian Maria Volonté, Florinda Bolkan, Gianni Santuccio


RÉSUMÉ : Un homme tue sa maîtresse. Mais l’auteur de ce crime passionnel, « l’assassin » est aussi un policier… Loin pourtant d’en profiter pour se mettre à l’abri des poursuites, il joue au contraire à orienter l’enquête vers tout ce qui peut l’impliquer - et il joue jusqu’au bout.


POINTS DE VUE : Un film extrêmement brillant, peut-être le plus achevé de Petri, qui y manie avec habileté et sur un rythme très soutenu tous les effets choc qu’on peut mettre dans une image. Le film se veut une dénonciation politique des perversions de l’autorité, à partir d’un exemple policier, mais il frappe davantage pour la peinture d’un caractère où la mégalomanie atteint au pathologique. La composition de Gian Maria Volonté est à cet égard exemplaire. Jean-Marie Carzou, 1995.


Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est l’un des grands films italiens des années 70. La description du cas pathologique d’un criminel mégalomane, ivre d’un sentiment délirant d’impunité, débouche sur une critique féroce de la police et du pouvoir politique. Le film offre une vision grotesque d’une société plongée dans un climat explosif, où s’installe un jeu pervers entre subversion, terrorisme et répression. Cinéaste de gauche, adepte d’un cinéma de dénonciation, Elio Petri est aussi, et avant tout, un styliste. Il choisit le ton de la fable kafkaïenne et adopte une mise en scène ultra sophistiquée, qui épouse la schizophrénie de son personnage central, commissaire de police génialement interprété par Gian Maria Volonté. Avec ses effets maniéristes et postmodernes associés à une intrigue de thriller, plus la ritournelle obsédante d’Ennio Morricone, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon aura une influence capitale sur les films de genre signés par Dario Argento. La valeur histrionique de la performance de Volonté, le ton outré et la dimension carnavalesque du chef-d’œuvre de Petri le transforment en compagnon de route des gialli et autres westerns transalpins produits à la même époque. Olivier Père, 2019.

LE LOUP DE WALL STREET 

de Martin Scorsese, 2013, US, 3h, Couleurs

avec Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie


RÉSUMÉ : Au début des années 90, Jordan Belfort, trader à Wall Street, s'enrichit à la vitesse grand V. Il a à peine 30 ans et a trouvé la botte secrète pour se faire de l'argent très rapidement. Enivré par ses dollars, le golden boy tombe dans tous les pièges de l'argent facile. Amateur de jolies filles, il consomme de la drogue et adore montrer des signes extérieurs de richesse, comme le yacht de Coco Chanel qu'il vient d'acquérir. Il ne cesse de flamber, mais ses activités pas très légales ont attiré l'attention du FBI. Avec Donnie, son complice, il fait tout pour ne pas se faire prendre... 


POINT DE VUE : Peut-on se passionner pendant trois heures pour un bouffon doublé d’une ordure ? Scorsese semble le découvrir en même temps qu’il nous l’apprend. Autrefois, ses grands portraits de mafieux, dans Les Affranchis ou Casino, recelaient toujours une part d’empathie. Il filmait les salauds comme des êtres dévoyés et damnés. Au contraire, il regarde son « loup de Wall Street » comme un pur alien : un monstre de vulgarité et d’avidité, sinon de bêtise. Jusqu’à la fascination. 


C’est la délinquance en col blanc, bien réelle, qui appelle ce regard : tout est calqué sur les Mémoires d’un authentique trader. Pour Scorsese, la haute finance précipite le monde dans une pantalonnade effarante. Une scène d’anthologie, d’un burlesque décadent, montre ainsi le nouveau riche drogué au-delà du possible et contraint de ramper jusqu’à sa voiture de sport. Une vermine, au figuré comme au propre. 

Si Scorsese évolue avec ce film, c’est aussi en tant que moraliste. Toute son œuvre, imprégnée de christianisme, est marquée par la faute et le châtiment. Or, cette fois, il raconte l’histoire d’un escroc qui, certes, a payé pour ses délits, mais en tire toujours profit, à coups d’autobiographie à succès et de conférences. Le film constate, donc, l’existence d’une nouvelle génération de gangsters qui font commerce sans fin de leurs fautes passées. La faillite n’est plus celle d’un homme égaré, ni d’une bande ou d’un système, mais celle d’une civilisation. Télérama, 2018.

JOKER

de Todd Phillips, 2019, US, 2h02, Couleurs

avec Joaquin Phoenix, Zazie Beetz, Frances Conroy


RÉSUMÉ : Arthur Fleck vit seul avec sa mère malade dans une cité sordide de Gotham City. Il est atteint d'une maladie neurologique qui provoque des crises de rire impromptues, et peine à distinguer la réalité de ses fantasmes. Il rêve de devenir humoriste et de passer à la télévision dans le show d'un présentateur très populaire, le grand Murray Franklin, qu'il regarde tous les soirs, et d'y triompher. En attendant, il fait le clown dans des hospices pour enfants ou dans la rue, en homme-sandwich assez remuant. Après s'être fait tabasser dans une ruelle par une bande de voyous qui lui avaient arraché son panneau publicitaire, un de ses collègues clown lui offre un revolver. Le début d'un long glissement vers une série de crimes psychotiques... 


POINTS DE VUE : Collé à l’asphalte, Joker plonge le spectateur dans un Gotham City qui ressemble comme deux gouttes d’eau au New York de la fin des années 1970. Arthur y vit avec sa mère souffreteuse. Lui-même est frappé d’un dérèglement psychique, qui provoque chez lui des rires incontrôlables. Il rêve d’être une star du stand-up, mais fait l’homme-sandwich dans la rue. 

Todd Phillips (Very Bad Trip) réussit à déplacer son sens de la bouffonnerie vers une œuvre noire, dont le nihilisme résonne avec bien des contestations rageuses aujourd’hui. La violence et les humiliations subies par l’humoriste raté se retournent en parade criminelle, festive, baroque. Et cette noirceur n’est pas vertueuse : elle reste jusqu’au bout liée à l’outrance, au ricanement, à la caricature – le film lui-même s’assume souvent comme un pastiche de La Valse des pantins, de Martin Scorsese (1983)... Le rire de Joaquin Phoenix (oscarisé pour ce rôle) évoque le mal psychosomatique d’une société folle, où l’oppression par les nantis et la farce médiatique ne font plus qu’un. Jacques Morice, 2022.

Avec leur science du marketing, les studios Warner et DC Comics ont concocté un produit dérivé opportuniste pour la marque Batman, qui fêtait ses 80 ans en 2019 : le néofilm d’auteur, destiné aux plus adultes des fans du superhéros. D’où le vernis chic des nombreux emprunts à Scorsese, et la prétention à l’étude de cas psychiatrique. 

Cet emballage auteuriste a fait illusion au-delà des espérances hollywoodiennes, avec le gain du Lion d’or à Venise. Or le film empile très lourdement les gages de gravité – société malade, monde sans pitié, douleur colossale. Le méchant réactualisé, tantôt aphasique, tantôt éloquent, selon les besoins du scénario, sonne creux et calculé. Et s’il est fou à lier, c’est bien sûr, in fine, la faute de sa mère : les femmes portent toujours le chapeau dans ces univers de vieux petits garçons. Louis Guichard, 2022.

TAXI DRIVER

de Martin Scorsese, 1975, US, 1h53, Couleurs

avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel


RÉSUMÉ : Depuis son retour du Vietnam, Travis Bickle ne connaît ni trêve ni repos. Insomniaque chronique  devenu chauffeur de taxi à New York, il parle peu et se mure dans sa solitude. Travaillant surtout la nuit, il est témoin de scènes qui alimentent sa haine et sa violence. Un jour, il remarque une belle blonde qui participe activement à la campagne électorale d'un certain Charles Palantine. Celle-ci ne semble pas insensible à la faconde du jeune homme. Pourtant, elle s'éloigne rapidement de lui, déroutée par son comportement étrange. Déçu, Travis se réfugie dans sa passion pour les armes à feu. Peu à peu, une idée germe en lui : tuer le sénateur Palantine... 


POINTS DE VUE : Le personnage qu’interprète De Niro dans Taxi Driver est à mi-chemin du personnage de Camus dans l’Étranger et de celui de Sartre dans la Nausée. Ces deux influences sont d’ailleurs tout à fait assumées par Paul Schraeder, le scénariste du film, dont c’était la première collaboration (et peut-être la plus aboutie) avec Martin Scorsese. Celui-ci devient célèbre sur le plan international avec ce film - obtenant la Palme d’or à Cannes - qui précède New York New York.

Travis est un personnage quasi muet, aphasique, à l’opposé de celui qu’interprétait Robert De Niro dans Mean Streets. Là, c’est à peine s’il articule quelques mots quand les autres chauffeurs de la compagnie de taxis tentent de dialoguer avec lui. Travis revient du cauchemar (le Viêt-nam) et se voit livré aux puissances de la nuit : prostitution, sexe, films porno… La violence rentrée, aveugle, ne demande qu’à s’exprimer, à sortir des entrailles. Et à la fin du film est une véritable boucherie.

Le thème de l’homme lâché dans la ville - fauve (Travis) ou proie (le Paul Hackett d’After Hours, que Scorsese réalise en 1986) - « seul et abandonné de Dieu » est au centre du film et revient immanquablement dans tout le cinéma de Scorsese. Le monde est vu comme un enfer et l’homme doit errer à la recherche de son salut, pour sortir du cauchemar ou en exprimer toute l’horreur, afin de retrouver le chemin vers Dieu.

Taxi Driver est impressionnant par son rythme ambigu : à la fois lent, contemplatif (nous « voyons » la ville, les autres, à travers le pare-brise de la voiture jaune de Travis) et instinctif, toujours lourd d’un « acting-out », d’une décharge de haine et de violence. Le sens du détail, la précision des gestes, la tension du jeu et l’interprétation remarquable de De Niro font de Taxi Driver un des films les plus réussis de Scorsese. Serge Toubiana, 1995.


Dès les premières secondes, la musique de Bernard Herrmann (sa dernière) évoque l’enfer, tandis que, tout engluée de fumées, émerge New York. Une ville que le héros (Robert De Niro), un ancien du Vietnam, contemple avec dégoût : trop de drogués, de pervers, d’hystériques... On n’est pas très loin de Mean Streets, et le regard du jeune Martin Scorsese n’est pas dénué d’un certain moralisme : il y a toujours, chez ce cinéaste, même dans ses films les plus récents, le sens de la faute, l’obsession du péché. L’ambiguïté, c’est que Travis le taxi, qui note ses pensées purificatrices dans son journal intime et travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, est aussi fêlé que ceux qu’il observe. Un être fruste, inculte, qui ne quitte son travail que pour aller jouer les voyeurs dans des cinémas pornos. Repoussé par une fille de la haute, blonde et sage, il devient une bombe à retardement, prêt à la fois à assassiner un candidat à la présidence et à sauver une pré-adolescente de la prostitution. Une sorte de saint pervers, comme le héros de Flannery O’Connor adapté par John Huston dans Le Malin... Dans un pays cinglé, la folie d’un tel type ne peut qu’être célébrée. D’où le dénouement ironique de ce film hyper-violent et brillantissime, Palme d’or à Cannes. Pierre Murat, 2020.

Sans doute le film le plus célèbre de Martin Scorsese, Palme d’or au Festival de Cannes et immense succès commercial, Taxi Driver parvient à excéder toute la filmographie du cinéaste. La réussite impressionnante du film impute à égalité à trois hommes, Scorsese, son scénariste Paul Schrader qui s’est tout autant inspiré de La Nausée de Sartre et de Crime et Châtiment de Dostoïevski que de son expérience personnelle, et son interprète principal le jeune Robert De Niro. Une telle parfaite osmose entre les trois wonder boys ne se reproduira qu’une seconde fois (Raging Bull, tout aussi beau mais déjà plus emphatique). 

Point d’orgue d’une filmographie, Taxi Driver est aussi un titre qui offre une vision syncrétique du meilleur du cinéma américain des années 70, grâce à une structure en chapitres qui lui permet d’accueillir à la fois le ton déambulatoire de Robert Altman, l’existentialisme de Monte Hellman, le baroquisme et les ralentis de Sam Peckinpah (la tuerie de l’escalier évoque par sa rage suicidaire et libératrice le carnage final de La Horde sauvage), et même le nouveau cinéma d’horreur et de violence. Des films aussi commerciaux qu’Un justicier dans la ville ou les séries B new yorkaises de Larry Cohen – qui lui aussi fit appel au compositeur d’Hitchcock, Bernard Herrmann – ne sont pas si éloignées de Taxi Driver, dans leur vision cauchemardesque et crasseuse de New York, leur graphisme gore et la pathologie sécuritaire de leurs antihéros. Ce qui différencie pourtant Taxi Driver des autres grands films américains de son époque, c’est l’influence ostentatoire du cinéma européen, de Michael Powell à Mario Bava (pour l’usage agressif de la couleur) de Godard à Antonioni, pour – notamment – le traitement très audacieux du thème de la rencontre. Davantage qu’un film sur la solitude, Taxi Driver explore le masochisme d’un petit chauffeur de taxi, Travis Bickle, qui ne cesse de mettre à l’épreuve son ignorance et son puritanisme, dans de purs réflexes d’échec et de douleur, d’abord lors de la désastreuse drague d’une bourgeoise belle et cultivée (Cybil Shepherd), incarnation du fantasme de la femme inaccessible, puis l’acte de violence désespéré (la tentative tout aussi désastreuse d’assassiner un politicien en campagne) ; un geste warholien – connaître sa minute de célébrité, à n’importe quel prix – que Scorsese étudiera à nouveau dans un de ses meilleurs films, La Valse des pantins quasi remake sardonique de Taxi Driver, préférable à la laborieuse resucée ambulancière de À tombeau ouvert. Enfin, mué en improbable ange exterminateur, Travis partira en croisade pour sauver une prostituée mineure et droguée (Jodie Foster) des griffes d’un proxénète (Harvey Keitel.) Cet épisode propose d’ailleurs une sorte de film dans le film qui est une transposition à peine voilée de la longue quête de John Wayne parti à la recherche de sa jeune nièce enlevée par un chef Indien dans La Prisonnière du désert de John Ford, avec tout le sous texte raciste et sexuel que cela implique. Dépressif, ambigu mais beaucoup moins irresponsable qu’on a pu le prétendre – Travis n’est l’objet d’aucune glorification – Taxi Driver reste le chef-d’œuvre officiel de Scorsese qui a fait beaucoup d’autres très bons films (et pas mal de moins bons) mais jamais rien d’aussi génial. Olivier Père, 2015.

LE LAURÉAT 

The Graduate

de Mike Nichols, 1967, US, 1h45, Couleurs

avec Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross


RÉSUMÉ : Ses études achevées, le jeune Benjamin Braddock rentre chez lui, couvert de diplômes. Ses parents donnent une grande réception au cours de laquelle Ben rencontre madame Robinson, une femme mûre. A la fin de la soirée, celle-ci lui demande de la raccompagner. Elle tente de le séduire mais l'arrivée de son mari interrompt le tête-à-tête. Quelques jours plus tard, Ben, toujours vierge, découvre les plaisirs de l'amour avec madame Robinson, dans une chambre d'hôtel. Les parents de Ben, qui ignorent tout de cette relation, incitent leur fils à sortir avec Elaine, la fille des Robinson. Benjamin, réticent au début, va rapidement s'attacher à l'étudiante. Madame Robinson lui interdit alors de revoir Elaine, derechef envoyée dans une lointaine université... 


POINTS DE VUE : Un des grands films portraits du conflit de génération des années 60 qui rencontra un public important voyant en Benjamin un contestataire déterminé plutôt que menaçant. Également une des premières musiques de film « pop » à remporter un succès commercial (les chansons de Simon et Garfunkel). Enfin, Le Lauréat fut la première grande composition de Dustin Hoffman qui pose ici le regard new-yorkais de Mike Nichols sur les mœurs californiennes. Stephen Sarrazin, Historien de cinéma, 1995.


Le jeune Dustin Hoffman vampé par Anne Bancroft, les chansons de Simon and Garfunkel, le malaise d'une jeunesse écœurée par le matérialisme de ses aînés : il n'en fallait pas plus pour que Le Lauréat devienne l'un des triomphes des années 60, au charme intact plus de cinquante ans après... 

Réalisé en 1967, le film de Mike Nichols va donner un coup de jeune aux studios et ouvrir la voie à des réalisateurs tels que Francis Ford Coppola, Martin Scorsese ou Brian de Palma : ce que l'on appellera le « Nouvel Hollywood ». Dans sa remarquable étude Le Cinéma américain des années 70 (éd. des Cahiers du cinéma), Jean-Baptiste Thoret montre comment le réalisateur est, à l'image de son héros, en pleine crise existentielle : ils savent d'où ils viennent et ce qu'ils rejettent (le cinéma de « papa » pour le premier, la société de consommation corsetée pour le second), mais pas encore où ils vont, ni ce qu'ils désirent vraiment. 

Les pieds ancrés dans le passé, Le Lauréat ressemble à une comédie romantique à l'ancienne. Mais l'esprit tourné vers l'avenir, il se conclut par une fuite en bus. L'ébauche d'un road-movie, futur genre emblématique du cinéma contestataire. Un an plus tard, Dennis Hopper tournera Easy Rider... Samuel Douhaire, 2017.

À l’inverse de plusieurs cinéastes américains (Jerry Lewis, Woody Allen, Brian De Palma, John Carpenter) l’étoile de Mike Nichols a toujours davantage brillé dans son pays d’origine qu’en France. Considéré comme un auteur aux Etats-Unis, à peine comme un faiseur dans le reste du monde, Mike Nichols a toujours été snobé par nos critiques et n’a rencontré que par intermittences des faveurs du public. On lui accorde tout au plus d’être un excellent directeur d’acteurs et d’actrices. Certes inégale, la carrière de Nichols s’est bien terminée dans les années 2000 avec deux films réussis Closer : entre adultes consentants et La Guerre selon Charlie Wilson. Il a réalisé en 1973 un étrange film d’espionnage devenu rare vanté par certains cinéphiles qu’on aimerait bien voir, Le Jour du dauphin avec George C. Scott et une musique de Georges Delerue

Mais Le Lauréat est sans conteste son « hit », immédiatement séduisant – et dont la séduction perdure encore aujourd’hui – et synchrone avec les préoccupations et l’état d’esprit de la jeunesse américaine des années 60. Un film mode, mais dont le style, loin de s’être démodé, est encore un modèle d’élégance et inspire Quentin Tarantino – le générique de Jackie Brown est calqué sur celui du LauréatSofia Coppola, Wes Anderson et bien d’autres. Situé dans le milieu de la bourgeoisie californienne, ses villas de luxe avec piscine, son alcoolisme mondain, ses conventions sociales étouffantes et son ennui ensoleillé, Le Lauréat décrit la crise existentielle de Benjamin qui vient de finir ses études et rechigne à suivre le parcours tout tracé que lui prédisent ses parents : gagner beaucoup d’argent et se marier avec la jolie fille idéale. Un incident imprévu va venir dérégler l’ordre établi. Benjamin devient malgré lui l’amant d’une femme mariée, Mrs. Robinson, amie de ses parents, et mère d’une jeune fille de son âge. Le Lauréat est le film qui propulsa Dustin Hoffman – 30 ans au moment du tournage, soit dix de plus que son personnage et seulement six de moins que Anne Bancroft qui interprète Mrs Robinson ! – dans un rôle initialement pensé pour Robert Redford. Son physique de corniaud tranche avec son entourage caricatural de Californiens jeunes blonds et bronzés, et les réticences inaugurales de Mike Nichols se transformeront en atout pour le film, portrait d’un vilain petit canard semant le chaos dans une société WASP policée et rigide. 

Historiquement, Le Lauréat est le premier titre marquant du Nouvel Hollywood, un an avant Bonnie et Clyde de Arthur Penn, les deux films subvertissant de l’intérieur les genres et la morale hollywoodiennes et se livrant à quelques audaces stylistiques. Les chansons de Simon et Garfunkel qui rythment Le Lauréat en font un objet pop et mélancolique, sublimé par la photographie couleur de Robert Surtees et la direction artistique de Richard Sylbert. Le Lauréat fait partie de ces films qu’on peut revoir sans se lasser et auxquels il est difficile de résister : Anne Bancroft y est toujours aussi sexy et Dustin Hoffman aussi nigaud, sa scène de cavale finale et le changement soudain dans l’expression du visage de Benjamin ouvrent des horizons inquiets, des fuites en forme de béances et de fissures névrotiques dans lesquels s’engouffreront Dennis Hooper, Monte Hellman, Martin Scorsese et Michael Cimino, entre autres. Olivier Père, 2014.

MEAN STREETS

de Martin Scorsese, 1973, US, 1h33, Couleurs

avec Robert De Niro, Harvey Keitel, Amy Robinson


RÉSUMÉ : Little Italy, à New York. Quatre jeunes mafieux jouent les durs dans leur quartier. Tony tient un bar. Michael gère des affaires louches. Charlie, neveu d'un caïd, se tient tranquille dans l'espoir d'obtenir la direction d'un restaurant. Johnny Boy, quant à lui, déclenche des bagarres au moindre prétexte... 


POINTS DE VUE : Narcissique, fébrile, tour à tour baroque (dans le traitement des éclairages et la mobilité de la caméra) et hyperréalisme (par le choix des décors), Mean Streets est une œuvre clé dans la filmographie de Martin Scorsese, qui démarque, complète et approfondit son premier film, très autobiographique (Who’s That Knocking at My Door?). Le rythme visuel autant que musical qui le sous-tend de la première à la dernière image l’apparente à un opéra. Il tient la gageure de se maintenir, une heure et demie durant, à un niveau paroxystique qui confère au propos (une succession de tableaux, plus qu’une intrigue véritable) une dimension parabolique, celle d’une liturgie infernale. Le rituel purificateur qui assure le passage de la damnation à la sainteté et qui constitue le sujet réel de nombre de films de Scorsese trouve ici une expression cinématographique homogène dans l’incandescence. Michel Sineux, 1995.


C’est son film le plus autobiographique — il le dit lui-même. En 1973, Martin Scorsese tourne dans les quartiers sicilo-américains de New York où il a passé son adolescence, avec une philosophie réduite au minimum : survivre ou pas, voilà la question... Dès les premières scènes, son double (interprété par Harvey Keitel) prie dans une église et s’adresse à Dieu comme Don Camillo à Jésus : « Si je commets une faute, je veux payer à ma façon. M’imposer ma propre pénitence. Car il n’y a que la souffrance qui soit vraie. » 

Charlie s’est donné une mission : protéger son cousin, un innocent aux mains pleines (Robert De Niro), non par générosité, mais par orgueil. Celui qui l’intéresse, qu’il veut sauver à tout prix, c’est lui-même. Charlie (Martin ?) est donc un hypocrite, un de ces tièdes que Dieu vomit, un de ces faux-culs qui veulent toujours le bien des autres pour mieux excuser le mal qui est en eux... D’où l’hystérie permanente qui pèse sur ce film. Cette exaspération dans les empoignades, presque fraternelles, et les tueries, presque innocentes, entre les héros, tous en équilibre instable entre famille et Mafia... 

La certitude de devoir régler, un jour ou l’autre, le salaire du péché ne quittera jamais Scorsese : on la retrouvera dans ses fresques (Les Affranchis, Casino). Et dans ses cauchemars, qu’ils soient drôles (After Hours) ou terrifiants (Shutter Island). Pierre Murat, 2021.

Dans le quartier des immigrés italiens, la mafia a pris ses marques. Johnny Boy (Robert De Niro), tête brulée et bagarreur, a emprunté de l’argent à un parrain, sans intention de rembourser. Son ami Charlie (Harvey Keitel) tente de le protéger de ses créanciers. Mais Johnny Boy est incontrôlable. Premier film majeur de Scorsese, Mean Streets a des allures de confession ou de témoignage. Le cinéaste puise dans sa propre expérience des rites mafieux de Little Italy pour décrire le parcours christique d’un homme qui hésite encore entre religion et gangstérisme. Le cinéphile Scorsese exprime ici une sensibilité ethnographique héritée du néo-réalisme et du free cinéma, mais aussi des films criminels à dimension sociale produits par la Warner dans les années 30. « On ne rachète pas ses fautes à l’église, mais dans la rue », telle semble être la morale de ce film où le jeune Scorsese maîtrise déjà les effets maniéristes de style et de montage qui feront sa gloire, une obsession pour la couleur rouge ainsi qu’une utilisation remarquable et originale à l’époque de musiques préexistantes (Ronettes et Rolling Stones en tête) qui insufflent à Mean Streets une énergie et une authenticité exceptionnelles. C’est Harvey Keitel, premier double cinématographique de Scorsese qui interprète le rôle principal de Charlie, mais un jeune acteur recommandé par Brian De Palma, un certain Robert De Niro, fait une entrée fracassante dans l’univers du cinéaste américain dans le rôle du chien fou Johnny Boy. Ce sera le début d’une collaboration riche en grands films et en performances inoubliables, de Taxi Driver à Casino en passant par New York, New York, Raging Bull ou La Valse des pantins. Olivier Père, 2015.

PLAYTIME

de Jacques Tati, 1964, France, 2h33, Couleurs

avec Jacques Tati, Barbara Dennek, Jacqueline Lecomte


RÉSUMÉ : Un groupe d'étrangers débarque pour visiter Paris. Les touristes, parmi lesquels une jeune Américaine très enthousiaste, sont emmenés dans un hôtel parfaitement fonctionnel au milieu d'un vaste ensemble de buildings ultramodernes. Dans l'un de ces gratte-ciel, monsieur Hulot recherche son chef de service...


POINTS DE VUE : Film très couteux, entièrement tourné en décors artificiels, sa réalisation prit trois ans et ruina son réalisateur. Ce qui surprit, c’est que Hulot n’est pas le personnage principal, plus souvent observateur que cause des gags. Le film comporte une certaine critique de la société de consommation et de l’architecture moderne inhumaine, mais il décrit surtout avec génie le bouleversement que la vie engendre dans un univers réglé par une logique abstraite. Joël Magny, Critique, 1995.


Film maudit en son temps, de conception longue et pénible et dont l’échec laissa son auteur épuisé, Playtime est le plus merveilleux concentré du cinéma selon Jacques Tati. Un film visionnaire et qui l’est resté. Un grand drame tissé d’une finesse comique née de l’observation. Avec, en prime, l’effacement d’un personnage unique : l’impossible M. Hulot. Tati l’avait emmené à la plage (Les Vacances...) ; puis à la ville, au bord de la modernité, au risque du travail, au péril de la famille (Mon oncle). Ici vient le désir de fondre dans la foule ce double inquiet et débonnaire. 

Ses vingt-quatre heures dans une mégalopole préfigurant la Défense, jungle ultra nette, grise et carrée de verre et d’acier, sont à la fois une traversée du miroir, un cauchemar kafkaïen, une odyssée immobile et un ballet bruitiste à peine parlé. Hulot, comme toujours, ne fait rien de spécial. Sinon croiser un groupe de touristes américaines, attendre en vain un vague rendez-vous au creux d’un dédale de bureaux cubiques, errer dans une foire-expo, se faire happer par un ancien copain de régiment, puis embringuer au Royal Garden, restaurant-dancing dont l’ouverture prématurée sera source de mille catastrophes mineures. 

Dans la folle soirée qui occupe toute la seconde moitié du film, Tati maîtrise comme jamais le tempo et la juxtaposition des notes comiques. Rien n’est racontable dans Playtime, et tout est à regarder. Hulot n’est plus qu’une balise, une silhouette, l’aiguille d’une boussole au milieu d’un monde à l’absurdité parfaitement réglée. Vertigineux. François Gorin, 2021.

Tati va consacrer plusieurs années de sa vie à l’élaboration de son chef-d’œuvre, Play Time, qui nécessite la construction du décor immense d’une métropole moderne dans laquelle évoluent Hulot et une jeune touriste américaine, perdus au milieu de la foule – et de la folie – d’une grande métropole. Le film est éblouissant, d’une ambition démesurée, mais c’est aussi un gouffre financier qui va provoquer la faillite de Tati et de sa société de production. Contrairement au souhait du réalisateur, la ville construite pour Play Time ne sera pas réutilisée pour d’autres films et devra être détruite. Avec elle s’envolent les rêves visionnaires du cinéaste, mais Play Time existe bien, sans équivalent dans le cinéma français et même international, film monde esthétiquement passionnant, comédie intimiste à grand spectacle (qu’il faut avoir vu sur écran géant en 70mm, son format d’origine) capable de rivaliser avec Lola Montes de Max Ophuls ou 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, autres productions gigantesques et défis cinématographiques portés par la vision géniale d’un grand artiste, d’un homme seul. 

Bien avant sa réévaluation critique Play Time occupera une place particulière dans l’histoire du cinéma, admiré par d’autres auteurs comme David Lynch, Federico Fellini ou Blake Edwards, qui se souviendra de la scène du restaurant pour la longue fête déréglée et alcoolisée de The Party. Olivier Père, 2015.

On sait que les grossesses prolongées produisent des monstres. Quand un auteur comique met quatre ans à concocter « deux heures de fou rire », il est normal, il est juste, il est moral, il est clinique que le bébé soit sinistre, bancal, louche et raseur. M. Jacques Tati, dont l’exercice favori consiste à se comparer favorablement à Chaplin et à Keaton, prépare lui-même le cercueil de béton qui l’engloutira dans les eaux compatissantes de l’oubli. L’attitude de plésiosaure qu’il choisi d’adopter vis-à-vis d’un monde moderne qu’il n’a même pas écouté (son incapacité à choisir entre le tintamarre et l’insonorité) lui donne trois cents ans de retard sur Les Temps Modernes et La Maison démontable. Sa méconnaissance rétrograde des lois élémentaires du gag proposées par Avery, Jones ou Émile Cohl (il croit encore aux vertus de la simple répétition), sa démagogie de butor à la traîne sur les René Clair de 1920 (le milliardaire américain et l’ouvrier en salopette trinquent au gros rouge dans un drugstore ramené au-bistro-bien-aimé d’un trisaïeul concierge), tout cela fait de Playtime, Dullsville, Funless, Borecity, Snoretown et Lullabygrad. Robert Benayoun, 1968.

D’une ambition économique, d’une liberté de style et d’une rigueur formelle aussi uniques dans le comique que l’est dans le registre de la science-fiction 2001 : l’Odyssée de l’espace - réalisé à quelques mois de distance -, Playtime est une œuvre d’une beauté et d’une audace incomparables. Ce que Tati a réalisé avant et ce qu’il tournera après restera sans commune mesure avec ce chef-d’œuvre maudit, tombeau critique et public à sa sortie, mausolée à la gloire du cinéaste aujourd’hui. Laurette et Thomas Bourguignon, 1993.

Qu’ajouter maintenant que le film est unanimement révéré, objet de soirée de gala, entouré par un phénomène éditorial, surtout quand on n’est pas directement concerné, ayant éprouvé d’emblée une profonde adhésion à cette œuvre ? Qu’écrire pour souligner l’effarante modernité, l’anticipation géniale, la jouissance expressive qui éclate dans chaque image ? D’abord que d’innombrables visions du film n’en épuisent pas la richesse ; ensuite que l’on désespère à comprendre l’invraisemblable accueil négatif du film lors de sa sortie ; enfin que le remords à l’égard du créateur ne pourra jamais s’éteindre : Tati ne s’est pas relevé de l’échec de Playtime.

Par ses films précédents, Tati avait tout de même habitué les spectateurs à une forme de cinéma pleine d’allusions, de nuances à peine esquissées, de gags parfois construits sur un humour imperceptible. Certes, ici, Tati fait un pari sur l’intelligence du spectateur, sur son attention à des images tellement chargées de sens que l’œil se perd dans une profondeur de champ où chaque niveau envoie des signes fugitifs : ainsi dans cette image d’ouverture où, dans un hall d’aéroport, un couple assis dialogue au premier plan sur des recommandations de voyage, que divers personnages passent dans le champ (deux religieuses dont les cornettes s’agitent comme dans le défilé de mode de Fellini-Roma, un infirmier, un balayeur, un officier en grand uniforme, une nurse, une femme qui a l’air perdue, une autre dame qui pousse une poussette) et que, dans le fond, trois silhouettes se meuvent délicatement. Tati ne filme jamais en plans rapprochés : aucun insert, aucun détail ne viennent préciser le sens. Cela conduit parfois à des gags de lisibilité éphémère où le regard doit sans cesse être en éveil pour ne rien perdre, pour mémoriser des personnages qu’on retrouvera parfois bien plus avant dans le récit et qui le traversent comme des funambules. Les exemples en sont inombrables, je n’en citerai qu’un : le sergent de ville dont l’autorité se dilue dans le fait qu’il circule sur un vélo Solex et dont on perçoit, dans uns second temps, qu’il transporte un enfant assis sur le porte-bagages…

Et puis, au-delà de la bonne humeur, il y a dans le film une tristesse sous-jacente qui se développe au finale, lorsque les gens qui se sont rencontrés, les touristes américains et les Parisiens, Hulot et la jeune femme à qui il offre un foulard sans même pouvoir le lui remettre lui-même (c’est son double qui s’en charge), se séparent irrémédiablement. La musique de Francis Lemarque - personne n’a rappelé sa collaboration au film lors de son décès - apporte une note nostalgique à la ronde des voitures, au manège et aux balançoires surréalistes qui font chavirer le cœur, prélude au retour à l’aéroport d’Orly et à la dissolution dans la nuit.

Playtime est un film de faux-semblants, de reflets, d’images surprenantes qui, par un simple jeu de glaces, font apparaître la tour Eiffel ou le Sacré-Cœur de Montmartre, la terre et le ciel. Certes, on peut y voir une critique du monde moderne, une peinture sophistiquée de la déshumanisation par la technique et des comportements absurdes qu’elle secrète, une exaltation des valeurs modestes d’un petit peuple sympathique. Mais l’essentiel est peut-être ailleurs : la revanche de désordre sur le luxe ; le grain de sable qu’introduit Hulot dans les rouages de la machine ; le restaurant Royal Garden pour une clientèle fortunée, qui se transforme en guinguette populaire. Playtime, c’est le triomphe de la vie sur une robotisation en marche, c’est le rêve qui bat en brèche une réalité programmée. D’innombrables barrières, visibles ou invisibles, découpent l’espace et il faut tenter de les abattre, même si à la fin - trait de pessimisme - Hulot demeure prisonnier des caisses du supermarché et ne participe pas au manège festif. Le film tourne en ridicule la rhétorique du progrès, il affirme la puissance du rêve contre la banalité du quotidien, contre la normalisation de la réalité. Tati appartient au cinéma de poésie. Jean A. Gili, 2002.

À TOMBEAU OUVERT

de Martin Scorsese, 1999, 2h01, Couleurs

avec Nicolas Cage, Patricia Arquette, John Goodman


RÉSUMÉ : Le quartier de Hell's Kitchen, à New York, est le "territoire" de Frank Pierce, qui en sillonne inlassablement les rues au volant de son ambulance. Chaque nuit apporte son lot d'overdoses, d'accouchements prématurés et de violences conjugales. Des fous et des clochards hantent les abords de l'hôpital, silhouettes fantomatiques que Frank prend régulièrement en charge. Au milieu de cette misère, Frank tente de résister au doute et, surtout, à la culpabilité d'avoir laissé mourir trop de gens, à commencer par Rose, une jeune fille de 17 ans. Un soir, son équipe intervient pour une crise cardiaque. Le malade est sauvé in extremis mais plonge dans le coma et s'y enfonce. Sa fille, la belle Mary, l'accompagne à l'hôpital, qui croule sous les demandes d'admission... 


POINT DE VUE : Martin Scorsese revient en terrain familier : New York, la nuit. Dans les roues d'un ambulancier sillonnant les rues glauques de Hell's Kitchen, en quête de vies à sauver. Frank Pierce est un accro de la réanimation, un camé du salut. Ses excès de zèle sont des crises de manque. Parmi les junkies tailladés et les grabataires puants, sa pathologie à lui crève l'écran. 


Cette idée forte du type incapable de décrocher, Scorsese la joue à fond, comme pour prouver que nul jeune Turc ne saurait mieux que lui cuisiner ce qui s'annonçait comme un mélange de Taxi Driver et d'Urgences. Mais le bitume est ici sillonné de plans-séquences speedés, et l'hôpital est un barnum tragique où l'absurde accouche de gags imprévus. Nicolas Cage lui-même, carrure de Cro-Magnon, les yeux cernés de mauve comme dans un nanar à zombies, tire vers le grotesque. 

Secoué d'un bout à l'autre, À tombeau ouvert est pourtant un film à deux vitesses. L'autre est celle de l'amour chaste qui lie lentement Frank à Mary, la fille d'un secouru. Frange, pommettes et regards nuage ou acier trempé, Patricia Arquette émeut comme jamais. Avec ses grands moments de mauvais goût assumé, le film est à prendre ou à laisser. Ce n'est pas la première fois que ce cinéma convulsif emporte tout sur son passage. François Gorin, 2015. 

JE SUIS CUBA

Soy Cuba

de Mikhaïl Kalatozov, 1964, URSS/Cuba, 2h23, Noir et Blanc

avec Sergio Corrieri, Jean Bouise


RÉSUMÉ : À travers quatre histoires qui renforcent l'idéal communiste face à la mainmise du capitalisme, Soy Cuba dépeint la lente évolution de Cuba du régime de Batista jusqu'à la révolution castriste. Pedro travaille dans les champs de cannes à sucre. Au moment d'une récolte qui s'annonce fructueuse, le propriétaire des terres lui annonce que sa maison et des terres ont été vendues à une société américaine...

À l'université de La Havane, Enrique fait partie d'un jeune groupe d'opposants au régime de Batista. Il s'apprête à assassiner un policier, mais au moment fatidique, le courage lui fait défaut...

Dans la Sierra Maestra, Mario et sa famille vivent pauvrement. Après avoir accueilli un jeune soldat luttant aux côtés de Castro, Mario et sa famille sont bombardés sans raison apparente par les forces aériennes de Batista...


POINT DE VUE : Ce film mythique, longtemps invisible puis redécouvert dans les années 90, se révèle à la hauteur de sa réputation. Je suis Cuba est une coproduction entre Cuba et l’URSS qui dresse un portrait lyrique du pays à la veille de la Révolution castriste, montrait les méfaits de l’exploitation capitaliste et la violence du régime de Battista, avant le débarquement de Fidel Castro et ses hommes et le soulèvement du peuple cubain. Je suis Cuba se présente comme un poème visuel composé de quatre histoires, qui s’intéressent à des individus représentatifs de la société cubaine : une jeune femme pauvre obligée de se prostituer dans un night-club fréquenté par des étrangers (Cuba avec ses casinos et ses hôtels était notoirement le bordel des Etats-Unis), un paysan chassé de sa plantation de canne à sucre par son propriétaire qui a vendu ses terres à la United Fruit Company, un étudiant révolutionnaire qui fomente l’assassinat d’un cruel chef de la police, enfin un autre paysan qui renonce à la neutralité pour rejoindre les rebelles castristes après le bombardement de sa ferme. Je suis Cuba montre le contraste entre la nature sauvage et luxuriante du pays et les quartiers modernes de La Havane réservés aux touristes, les richesses naturelles de l’île et la pauvreté du peuple sous le joug des patrons et d’un pouvoir répressif. Le souvenir de Que Viva Mexico de Eisenstein plane sur Je suis Cuba. Dans les deux cas un cinéaste soviétique pose son regard fasciné sur un pays lointain et son peuple, transformant l’approche documentaire ou propagandiste en rêverie élégiaque et surtout en délire formaliste et monumental, où tout et tous sont érotisés par l’œil de la caméra. Le film de Kalatozov est en effet célèbre pour son extraordinaire travail cinématographique, ses expérimentations folles et démesurées. Je suis Cuba est principalement constitué de longs plans séquences acrobatiques et virtuoses qui défient les limites du temps et de l’espace. On se demande encore comment furent élaborés des prises de vue sidérantes, comme cette scène de fête décadente sur la terrasse d’un hôtel de luxe (deuxième plan du film) avec la caméra qui finit dans la piscine ou les funérailles grandioses de l’étudiant où la caméra s’envole par la fenêtre. Cette débauche de travellings et de mouvements flottants pourrait donner la migraine, elle nous plonge au contraire dans une ivresse qui se prolonge bien au-delà de la projection. Les plans les plus mémorables de Je suis Cuba en évoquent un autre, que nous ne verrons jamais : l’immense plan-séquence que Sergio Leone avait imaginé pour ouvrir son 900 Jours de Leningrad, et qu’il racontait avec gourmandise. Partir d’un gros plan dans un lien donné pour s’arrêter de longues minutes plus tard dans un autre espace, sur une vision d’ensemble spectaculaire, abolir les contraintes spatiales, bien avant l’invention des trucages numériques. Tout cela existe dans Je suis Cuba. L’auteur de ces prodiges de mise en scène est le chef opérateur Sergueï Ouroussevski, déjà responsable des images de Quand passent les cigognes qui avait permis à Kalatozov d’accéder à une reconnaissance internationale (Palme d’or au Festival de Cannes en 1958). 

Hélas Je suis Cuba, dont le tournage épique dura deux ans, ne connut pas le même succès. Le film eut le malheur de déplaire aux autorités soviétiques et cubaines, fut interdit ou tout simplement ignoré dans de nombreux pays. 

Kalatozov ne réalisera qu’un seul long métrage après Je suis Cuba, lui aussi condamné à l’oubli mais beaucoup moins expérimental, La Tente rouge en 1969, étrange film d’aventures et superproduction compliquée entre l’URSS et l’Italie, avec Sean Connery et Claudia Cardinale. Olivier Père, 2016.

LA TRAVERSÉE DE PARIS

de Claude Autant-Lara, 1956, France, 1h22, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Bourvil, Louis de Funès


RÉSUMÉ : A Paris, une nuit de 1943, deux hommes transportent de la viande destinée au marché noir, au risque de se faire arrêter par la police ou les Allemands. 


POINTS DE VUE : Il y a des films dont le succès, mérité, et la renommée, non usurpée, tiennent plus à une accumulation de rencontres heureuses qu’à la froide exécution d’un plan, fût-il génial. Comme si mettre en scène, c’était d’abord et avant tout mettre en relation ce qui ne peut l’être.

Par exemple, le Gabin de Becker et de Renoir confronté au Bourvil des opérettes et des chansons bébêtes.

Par exemple encore, la langue, à mi-chemin entre le respect au quotidien et l’irrespect poétique, d’un Marcel Aymé, opposée au savoir-faire, volontiers naturaliste, d’un Autant-Lara.

Bref, La Traversée de Paris, qu’on peut voir, et revoir, sans se lasser, à l’instar des albums de photos de famille, vaut principalement pour ses acteurs. Pour leur contre-emploi (Bourvil, désormais, pourra prétendre à tous les rôles) ou pour leur fulgurante affirmation (de Funès laisse ici voir ce qu’il aurait pu être, autrement dirigé). Et par la jubilation qui est la leur à dire un texte, allusif et provocateur. On n’est pas prêts d’oublier le « salaud de pauvres ! » que lance Gabin aux consommateurs, pétrifiés d’effroi, d’un café de l’Occupation.

Car, et c’est là l’autre raison de la force du film, La Traversée de Paris évoque le Paris du marché noir, où tout paraissait possible, le crime comme la vertu. Sceptique, le tandem Aymé-Autant-Lara a évidemment choisi le crime. De sorte que l’on rit sans vergogne aux mésaventures de ce couple de convoyeurs de viande clandestine, jusqu’au moment où la règle du jeu, celle qu’imposent les Allemands, est durement rappelée : ne gagnent que les nantis.

Filmée à bout portant, et de plain-pied avec le réel pourtant reconstitué, La Traversée de Paris devient soudain un document irremplaçable sur la lâcheté. Une sorte de petit chef-d’œuvre au noir.

On était venu pour se distraire, et voilà que la morale, la grande, nous tombe dessus. Drôle de drame, pas vrai ? Gérard Guégan, 1995.


« Salauds de pauvres ! » : la réplique de Jean Aurenche et de Pierre Bost est restée célèbre. Tout comme la colère homérique de Gabin contre tous les Français lâches, profitant de l’Occupation pour s’enrichir. 

Sous la caméra d’Autant-Lara, l’odyssée minable d’un pauvre type et d’un artiste peintre faisant du marché noir dans le Paris nocturne de 1943 devient un règlement de comptes avec l’ignominie ordinaire, une mini-fresque sur la barbarie à visage humain. Réalisé durant les Trente Glorieuses, qui voulaient oublier les ombres noires de l’Occupation et qui croyaient, même vaguement, en l’avenir de l’homme, le film choqua. Avec Douce (plus subtil) et Occupe-toi d’Amélie (plus bouffon), La Traversée de Paris reste, aujourd’hui, le chef-d’œuvre noir de Claude Autant-Lara : du vitriol pur jus. Après quoi, d’abord ardent anarchiste de gauche, il sombrera dans un extrémisme de droite détestable. Au point de devenir un de ces personnages que ses premiers films ridiculisaient si bien. Pierre Murat, 2019.

Classique du cinéma français, adapté d’une nouvelle de Marcel Aymé, où triomphent Bourvil et Jean Gabin dans des contre-emplois. Le premier, imposé par le réalisateur contre l’avis général, abandonne ses rôles d’idiots sympathiques pour incarner un trafiquant vil et grossier, tandis que le second interprète un artiste peintre à la mode, cultivé et mondain, loin de ses personnages récurrents d’ouvriers ou de bourgeois, de flic ou de gangster. Le film dresse un portrait très corrosif de la France sous l’occupation, avec une histoire de marché noir qui révèle la lâcheté et le cynisme d’une partie de la population, et n’épargne personne, pas même le petit peuple parisien. 

Ce grand succès public est également considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de Claude Autant-Lara, dès la sortie du film où même les habituels détracteurs du cinéaste, souvent critiqué pour ses choix de sujets et son goût de la provocation, exprimèrent leur enthousiasme. 

« Autant-Lara a réussi avec La Traversée de Paris ce qu’il avait raté avec L’Auberge rouge, un film tout à rebrousse-poil et dont l’ironie parvient à désacraliser. Le véritable côté déplaisant (déplaisant mais non détestable) n’est pas dans l’ordre de la politique, il réside bien davantage dans l’espèce de racisme de l’intelligence qu’il laisse sous-entendre. » écrivait André Bazin dans « France Observateur » le 8 novembre 1956. 

Le fils spirituel de Bazin, François Truffaut, n’avait jamais épargné dans ses critiques le cinéaste du Diable au corps. Pourtant, en toute bonne foi, en novembre 56, Truffaut avait modifié son jugement sur Autant-Lara et félicité l’auteur de La Traversée de Paris : « Si j’admire aujourd’hui et presque sans réserve La Traversée de Paris, si la réussite cette fois me paraît évidente, c’est que Claude Autant-Lara a enfin trouvé le sujet de sa vie, un scénario à sa ressemblance que la truculence, l’exagération, la hargne, la vulgarité l’outrance, loin de desservir, ont haussé jusqu’à l’épique. Autant-Lara est devenu un auteur de film au sens que j’aime donner à ce mot. » Olivier Père, 2015.

LA COULEUR DE L’ARGENT

The Color of Money

de Martin Scorsese, 1986, US, 1h59, Couleurs

avec Paul Newman, Tom Cruise


RÉSUMÉ : Eddie, professionnel du billard sur le retour et ex-arnaqueur de renom, défie Vincent, un jeune prodige.


POINT DE VUE : Dans l’époustouflante filmographie de Martin Scorsese, La Couleur de l’argent n’a jamais prétendu au rang de chef-d’œuvre. Mais, à le revoir aujourd’hui, on le rétrograderait volontiers en troisième division. Couleurs criardes, musique atroce, costumes ringards, esprit yuppie : toute l’esthétique insupportable des années 1980 resurgit dans cette suite outrancière de L’Arnaqueur, de Robert Rossen, film noir exemplaire tourné en 1961, déjà avec Paul Newman

Champion de billard à la retraite, Eddie Felson continue de hanter les bars pour refourguer ses caisses de bourbon. Il repère le jeune Vince, un pro de la bande au brushing impeccable, vêtu d’un blouson de cuir satiné et de l’étoffe des champions. Et le vieux beau de prendre le chien fou sous son aile. Suivent environ quatre cent soixante- douze parties de billard américain filmées dans tous les sens, à toutes les vitesses. 

Pour bien nous faire comprendre que Tom Cruise (sur la route de la gloire, entre Top Gun et Cocktail) est un gamin surdoué et immature, Scorsese en a fait un maniaque des jeux vidéo, vendeur zélé dans un magasin de jouets, et qui glapit « scoubidouf la bouffe ! » (en VF) quand arrivent ses pancakes. Pas vraiment subtiles non plus, les innombrables allusions sexuelles autour des « boules » et des « queues ». Mais certains scorsésiens purs et durs continuent d’y voir des paraboles métaphysiques... Jérémie Couston, 2022.

DETROIT

de Kathryn Bigelow, 2017, US, 2h23, Couleurs

avec John Boyega, Algee Smith, Jacob Latimore


RÉSUMÉ : Durant l'été 1967, une vague d'émeutes sans précédent, suscitée par la guerre du Vietnam et la ségrégation raciale, secoue les Etats-Unis. A Detroit, des coups de feu retentissent à proximité d'une base de la Garde nationale. Des policiers, emmenés par le jeune Krauss, débarquent à l'Algiers Motel, d'où seraient partis les tirs. Découvrant des jeunes filles blanches en compagnie d'hommes noirs, ils se lancent alors dans un interrogatoire qui n'a rien de réglementaire. A l'issue de ce contrôle sadique, trois hommes, non armés, sont tués et plusieurs autres blessés. Dismukes, un agent de sécurité, assiste à la scène. Il est arrêté par les autorités, qui refusent de croire à sa version des faits... 


POINT DE VUE : 1967. Deux ans auparavant, il y a eu les émeutes raciales de Watts, à Los Angeles. Et maintenant, Detroit. L’intelligence du film est de revenir sur cette page de l’histoire américaine en passant de la vue d’ensemble — un quartier qui bascule dans le chaos — à un fait isolé : la tragédie de l’Algiers Motel. Avec son fidèle scénariste, Mark Boal, elle en a reconstitué le déroulé fatidique. Occupation, chantage, sadisme, tout ce qui se joue ici en huis clos est un concentré de tension explosive. 

La réalisatrice explore les ressorts du racisme haineux, fondé sur la frustration, la jalousie. La réalisatrice montre des Noirs intégrés dans le camp des dominants, des Blancs respectueux des droits civiques. Elle parvient à dissocier victime ou bourreau. Tout en englobant une histoire collective — remontant à des décennies de ségrégation — dont Larry Reed, le chanteur du groupe The Dramatics, serait en quelque sorte le dépositaire. Plein d’espoir, mais frappé au sens propre et au sens figuré par la malédiction, il ne veut plus chanter pour les Blancs après le drame du motel. À travers lui résonne une part de ce qui fait la grandeur de la musique noire (gospel, soul, jazz), mais aussi beaucoup d’amertume, de dignité bafouée et de fierté autodestructrice. Jacques Morice, 2019.

LE COMBAT DANS L’ÎLE

d’Alain Cavalier, 1961, France, 1h45, Noir et Blanc

avec Jean-Louis Trintignant, Romy Schneider, Maurice Garrel


RÉSUMÉ : Fils de PDG, Clément fait partie d’un groupe d’extrême-droite qui vient de commettre un attentat au bazooka contre un député de gauche, Terrasse. Apprenant par son chef, Serge, qu’ils ont été dénoncés, il prend la fuite. Anne, sa femme, l’accompagne, et ils se réfugient chez un ami, Paul, imprimeur en Normandie. Paul, qui hait la violence, chasse Clément. Anne reste, tandis que Clément part à la poursuite de Serge, qui a trahi le groupe… Il le retrouve en Argentine, le tue et, à son retour en France, tente de reconquérir Anne, qui attend un enfant de Paul. Clément provoque son ancien ami en duel…


POINTS DE VUE : D’une actualité politique brûlante (les allusions sont nombreuses à la guerre d’Algérie et à l’O.A.S.), ce film de Cavalier, qui se démarquait à l’époque d’une certaine « futilité » attribuée à la Nouvelle Vague, eut de sérieux démêlés avec la censure et subit plusieurs coupes. L’analyse psychologique de Clément, personnage introverti et secret, est remarquablement servie par l’interprétation de Jean-Louis Trintignant, d’une sobriété saisissante. Le tout est rigoureux, sans concessions, et garde une valeur de témoignage. Gérard Lenne, 1995.


Militant d'extrême droite, Clément pointe son bazooka sur un député de gauche et tire dans le mille. Il vient de réussir son premier attentat. Au même moment, Anne, sa femme, tue le temps en pressant un pamplemousse très haut au-dessus de sa bouche. Pendant que son mari tombe dans les filets de son propre réseau, elle tombe dans les bras de Paul, un intellectuel... 

Comment sauver la face et concilier vie politique et vie amoureuse ? Impossible, même en pratiquant la trahison tous azimuts, répond ce film amer, tourné en pleine crise de l'Algérie française. Alain Cavalier débutait alors dans le cinéma et s'essayait avec succès à l'hermétisme introspectif et glaçant, façon Alain Resnais ou Michelangelo Antonioni

Succession de tableaux tranchants comme de violents flashs intérieurs, le film annonce secrètement la tendance actuelle du cinéaste, entièrement expérimentale, plus près des lieux que des visages, toujours impénétrables. Ferrures, fissures, poutres apparentes, cuirs et toiles : la matière est sans cesse exaltée, tandis que les êtres, eux, se flétrissent et se fourvoient. Marine Landrot, 2015.

DE BRUIT ET DE FUREUR

de Jean-Claude Brisseau, 1987, France, 1h35, Couleurs

avec Vincent Gasperitsch, François Négret, Bruno Crémer


RÉSUMÉ : Un adolescent livré à lui-même s’attache au caïd de son lycée qui l’initie à la violence des rues.


POINTS DE VUE : Bruno, 13 ans, débarque dans une banlieue parisienne sinistre. L’enfant, seul avec un serin, découvre la vie des quartiers dits « sensibles ». Il rencontre un voyou, Jean-Roger, qui en fait son copain. 

Les films de Jean-Claude Brisseau sont des grands récits initiatiques. Comme dans le méconnu (mais magnifique) Un jeu brutal (1982), il est ici question d’adolescence, du passage douloureux d’un état quasi sauvage à une forme de sérénité et de respect de l’autre. Mais De bruit et de fureur augmente d’un cran la dimension tragique, et surtout l’audace formelle. Peu de cinéastes auraient ainsi osé associer des éléments dramatiques et comiques, réalistes et fantastiques, triviaux et poétiques dans un contexte social aussi dur. Et encore moins y seraient parvenus sans tomber dans le ridicule quand Brisseau, lui, s’envole vers la grâce. Ce mélange des genres avait décontenancé de nombreux - cinéphiles, relayés par des élus de gauche qui stigmatisaient, eux, l’image violente et prétendument « lepéniste » donnée de la vie en banlieue. Brisseau, qui a longtemps enseigné en Seine-Saint-Denis, leur avait répondu que la réalité était bien plus terrible que sa fiction. Depuis cette polémique, trois décennies de mal-être et d’explosion sociale dans les cités ont, hélas !, prouvé la dimension visionnaire de De bruit et de fureur. Samuel Douhaire, 2021.

Deuxième long métrage de Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur évoque avec poésie mais sans détour le climat de danger et de désespoir qui règne dans la banlieue parisienne de Bagnolet. Bruno, un enfant solitaire de treize ans, est livré à lui-même car sa mère est toujours absente du foyer. Il reporte son affection sur un oiseau en cage qui se transforme en faucon dans son imagination. Il se lie d’amitié avec un mauvais garçon, Jean- Roger, qui fait les quatre cents coups avec sa bande. D’un niveau scolaire très bas, Bruno bénéficie de l’aide de sa professeure principale, qui le prend sous son aile. Davantage qu’un constat social, le film dresse avant tout le portrait d’enfants délaissés, en échec scolaire ou sombrant dans la délinquance. Brisseau a longtemps été enseignant avant de devenir cinéaste. L’école représente à ses yeux l’unique issue de secours pour échapper à un monde hostile et perverti. Bruno se réfugie dans ses rêves tandis que l’adolescent rebelle marche sur les pas de son père, le caïd du quartier, magistralement interprété par Bruno Cremer, alors comédien fétiche du cinéaste. Passionné de cinéma américain, Brisseau transpose des situations de western dans un cadre urbain. Son sens du cadre et de la mise en scène confèrent aux séquences d’action une dimension spectaculaire directement héritée des maîtres hollywoodiens, et inédite dans le cinéma français de l’époque. Brisseau introduit aussi des visions fantastiques qui se déploieront tout au long de son œuvre. De bruit et de fureur déclencha une onde de choc au moment de sa sortie en 1988. À ceux qui lui reprochaient d’exagérer la violence dans les cités, le réalisateur rétorquait que son film ne faisait qu’édulcorer une réalité qu’il connaissait bien. Olivier Père, 2021.

LE CORBEAU

d’Henri-Georges Clouzot, 1943, France, 1h33, Noir et Blanc

avec Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Pierre Larquey


RÉSUMÉ : Le docteur Germain, qui travaille à l'hôpital d'une petite ville de province, reçoit des lettres anonymes signées "le Corbeau". Ces courriers l'accusent d'être l'amant de la femme du docteur Vorzet et de pratiquer illégalement des avortements. D'autres habitants reçoivent eux aussi des lettres accusatrices... 


POINTS DE VUE : Un scénario remarquable (inspiré d’un fait-divers d’avant-guerre, l’affaire de Tulle), des dialogues percutants (les textes des lettres du « Corbeau » sont d’un langage imagé inimitable !), une interprétation brillante où l’on retrouve tous les grands « seconds rôles » du cinéma français des années 40 : Le Corbeau est un indiscutable chef-d’œuvre. Ce qui ne l’a pas empêché d’être interdit à la Libération pour avoir été produit par la firme allemande Continental Films. Circonstance aggravante, mais jamais vérifiée, il aurait été distribué en Allemagne sous le titre Une Petite ville française, participant ainsi à une propagande insultante. En réalité, Clouzot s’en prend dans Le Corbeau à la contagion de la délation, dont on sait qu’elle fut une triste réalité pendant l’occupation allemande… C’est donc plutôt son réalisme psychologique qui a dérangé : on n’avait pas l’habitude d’une telle noirceur, à l’époque, ni du cynisme déployé par Clouzot à travers les propos de ses principaux personnages. Autour d’un Pierre Fresnay désabusé, Pierre Larquey, Antoine Balpêtré, Louis Seigner, Noël Roquevert ou Pierre Bertin ont trouvé dans Le Corbeau, pour une fois, des rôles à leur mesure. La scène où Larquey expose sa théorie sur la relativité du bien et du mal en faisant balancer une ampoule électrique prend une valeur symbolique qui résume bien, au-delà des croquis pittoresques, la morale de la fable de Clouzot. Gérard Lenne, 1995.


Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village, ici ou ailleurs », et comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent... » Tourné en 1943 pour la Continental, dirigée par l’occupant allemand, le deuxième film de Clouzot fut honni de tous. Cette foire délétère à la délation ne pouvait que déplaire aux résistants et fut condamnée à la Libération. Très loin de célébrer le travail, la famille et la patrie, elle n’était pas non plus du goût de Vichy. 

Clouzot, trop misanthrope pour être propagandiste, ne fait qu’explorer la noirceur de l’âme humaine, noir corbillard, avec quelques zones de lumière. Comme dans la grande scène expressionniste (qu’admirait Hitchcock) où le balancement d’une ampoule illustre la notion relative, alternative, du bien et du mal. Les lettres anonymes lui servent d’alibis pour traiter d’avortement, de drogue ou d’adultère, avec une liberté incroyable. 

Les seuls personnages sauvés, dans ce chef-d’œuvre de méchanceté ? Une infirme aux mœurs légères (Ginette Leclerc, vulgaire à cœur) et un type fâché avec la vie (Pierre Fresnay, superbe) qu’elle réussit à ébranler en le traitant de « bourgeois ». Pour Clouzot, la pire insulte qui soit. Guillemette Odicino, 2019.

Un petit village est empoisonné par une série de lettres anonymes. Le docteur Germain, première victime de cette vague de délation (il a procédé à des avortements pour sauver des mères) enquête pour découvrir l’identité du mystérieux Corbeau. Le film s’inspire d’un fait-divers survenu dans les années 20 dans la ville de Tulle. En 1943 cette histoire de calomnie prend une signification particulière. Produit par la Continental, firme allemande installée en France par l’occupant nazi sur ordre de Goebbels, et dirigée par Alfred Greven, Le Corbeau montre le peuple français sous un jour peu reluisant. Les analogies évidentes avec la collaboration et la vague de délations qui sévit durant les heures les plus sombres de l’histoire de France déplurent au régime de Vichy, au clergé et aux commanditaires du film, mais aussi à la Résistance, tandis qu’à la Libération, on accusa Clouzot d’avoir fait un film anti-français et on le condamna à une interdiction de travail à vie (levée quelques années plus tard). Auréolé d’une réputation aussi prestigieuse que sulfureuse, Le Corbeau est un chef-d’œuvre dont il faut relativiser la noirceur et le pessimisme. Clouzot raconte une double renaissance morale. Il laisse penser qu’une saignée est nécessaire pour que le pays s’extirpe de la boue, comme le soulignent les dialogues. Le personnage de Pierre Fresnay est ramené à la vie par une infirme génialement interprétée par la sensuelle Ginette Leclerc. Le Corbeau est donc un film moins sordide qu’on l’a laissé entendre, qui contredit les soupçons de misogynie et de misanthropie encore attachées au nom de Clouzot. Au sein d’une intrigue policière retorse, le film exalte l’amour et le désir physique, avec la formation d’un couple que tout oppose au début, un médecin brisé par un drame intime et une fille qui s’offre à tous les hommes pour oublier son handicap. Olivier Père, 2017.

        S’inspirant d’une affaire qui s’était passée à Tulle, en 1922, Louis Chavance avait écrit, en 1937, un scénario déposé à la Société des auteurs de films, sous le titre « L’œil du serpent ». Il y resta à l’état de projet. En 1943, Chavance et Clouzot en firent « Le Corbeau », produit par la Continental Films, firme créée sous l’Occupation, avec des capitaux allemands et dirigée par un Allemand, Alfred Greven. Pour avoir travaillé à la Continental, Chavance et Clouzot passèrent, à la Libération, devant une commission d’épuration, après avoir été violemment attaqués dans la presse clandestine de la Résistance. Le Corbeau n’a jamais servi à une propagande anti-française, jamais été distribué, à l’époque, en Allemagne. Mais il gênait tout le monde par son refus du manichéisme et par le rappel des dénonciations anonymes de Juifs et de résistants, auxquelles s’étaient livrés certain Français sous le régime de Vichy. Bien que ce film ne soit pas situé dans le temps - sinon par les costumes féminins - il est lié à l’histoire des « années noires » et leur pourrissement moral. Mais, au-delà de ces circonstances, il s’est imposé comme une grande œuvre révélant l’univers et le style d’un grand metteur en scène.

Clouzot a peint, avec une extrême noirceur « clinique », une société provinciale dont les bas-fonds marécageux remontent à la surface. Les lettres anonymes font l’effet d’une épidémie, les passions et les névroses se donnent libre cours et il apparaît que, si un seul anonymographe a donné l’exemple, chacun peut être, à un moment ou un autre, un « corbeau » se délivrant de ses obsessions. La psychanalyse vient à l’appui de la description naturaliste.

Clouzot avait assimilé à son propre tempérament de créateur les influences de Freud, Eric von Stroheim, et Pabst. Si, avec le temps, la puissance corrosive du « Corbeau » s’est un peu émoussée, on reste toujours étonné, dramatiquement touché par la force de certaines scènes et par une galerie de personnages tourmentés, physiquement ou moralement infirmes, interprétés par des acteurs et actrices célèbres, complètement remodelés par le cinéaste. Jacques Siclier, 1987.


Après L’Assassin habite au 21 (1942), son premier long métrage, Henri-Georges Clouzot retrouve Pierre Fresnay (magistral) dans cette adaptation d’un fait divers ayant défrayé la chronique judiciaire de la commune de Tulle, entre 1917 et 1922. Ses habitants avaient été harcelés de lettres anonymes, créant un climat de suspicion et de rancœurs qui mit en émoi toute une ville. Produit par la firme franco-allemande Continental, sous contrôle de l’occupant, Le corbeau suscita de nombreux malentendus. Le gouvernement de Vichy vit d’un mauvais œil cette chronique désabusée peignant les Français sous un joug peu flatteur, loin de l’idéal pétainiste de « Travail, famille, patrie ». Les résistants de la dernière heure y décelèrent un outil de propagande nazie visant à dénigrer le peuple français, le vénérable critique Georges Sadoul y voyant même l’influence de Mein Kampf, rien de moins ! Un comité d’épuration s’acharna sur Clouzot à la Libération, réussissant à obtenir la suspension professionnelle du cinéaste et l’interdiction du film, qui furent effectives pendant plusieurs mois. Ces reproches apparaîtront vite infondés. Loin d’avoir voulu réaliser un film de collaborateur, Clouzot et son scénariste Louis Chavance semblent au contraire dénoncer la lâcheté de la délation, dont on sait qu’elle fut considérable sous l’Occupation. Apparaissant rétrospectivement, mais partiellement, comme un double du cinéaste, le docteur Germain est ce misanthrope victime des médisances, honnête homme blasé, asocial mais franc, blessé par l’amour mais finissant par y succomber, et toujours fidèle à ses convictions morales. Le microcosme humain qui défile sous ses yeux et à l’écran est redoutable. Denise, la fille facile (Ginette Leclerc), feint d’être malade afin de sentir le contact physique du médecin, ouvre de grands yeux aguicheurs de femme fatale mais la vamp est boiteuse et se révélera le seul personnage humain du récit.
Rolande, sa nièce (
Liliane Maigné), est une adolescente fourbe et voleuse, l’image de la puberté anticipant la vision subversive de Kubrick dans Lolita. La vieille mère courage (Sylvie), en deuil de son fils malade (Roger Blin), est une adepte de l’autodéfense. La jeune femme posée et fidèle (Micheline Francey) a des tentations inavouables. Sa sœur, l’infirmière Marie Corbin (prodigieuse Héléna Manson), malmène les malades et vole morphine et seringues pour satisfaire l’addiction toxicomane de son beau-frère, vénérable psychiatre. Les autres notables ne sont guère mieux lotis : le directeur de l’hôpital (Antoine Balpétré) pelote la fille de son intendant (Jean Brochard), lequel détourne des fonds, tandis que le receveur des postes (Pierre Palau) semble se réjouir d’une hausse de l’activité, une lettre devant toujours parvenir à son destinataire... Pendant ce temps-là, la mercière experte en commérages (Jeanne Fusier-Gir) s’en donne à cœur joie... Loin du réalisme poétique d’avant-guerre, qui survécut en ces années avec les œuvres de Carné et Prévert, le naturalisme de Clouzot est sec et encore plus désenchanté. «  Bourgeois  ! », lance la putain en quête de respectabilité, et lasse des préjugés de son amant. La critique sociale, acerbe, annonce les jeux de massacre d’un Chabrol, même si Clouzot n’épargne aucune classe. Refusant toute fioriture esthétique, le cinéaste préfère une tonalité expressionniste. Il donne la vision de son art dans cette célèbre séquence où le docteur Vorzet (génial Pierre Larquey) fait osciller une ampoule en s’exclamant : « Où est l’ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? ». Pièce maîtresse du cinéma français, Le corbeau n’a pas pris une ride et fait toujours frissonner, soixante-dix ans après sa sortie... Gérard Crespo, 2021.


LA BÊTE HUMAINE

de Jean Renoir, 1938, France, 1h41, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Simone Simon, Fernand Ledoux


RÉSUMÉ : Mécanicien de locomotive sur le Paris-Le Havre, Jacques Lantier devient l’amant de Séverine, la femme du sous-chef de la gare du Havre, Roubaud. Celui-ci, craignant que Lantier ne l’ait vu assassiner, avec la complicité de Séverine, l’ancien amant de celle-ci, ferme les yeux. Lantier, qui n’a jamais pu approcher une femme sans envie de meurtre, tue Séverine, après avoir refusé de la débarrasser de son mari, puis se suicide.


POINTS DE VUE : Au déterminisme biologique de Zola, Renoir substitue une implacable analyse sociale dont le pessimisme renvoie aux espoirs déçus du Front Populaire. Parce que, dans un réflexe d’orgueil blessé, Roubaud a tué un grand bourgeois qui s’était cru des droits sur la jeune Séverine, il entraîne ceux de son milieu dans la complicité et la déchéance. La maladie et le test final de Lantier donnent la clé : l’impossibilité de l’amour dans une telle société. Un film sobre et rigoureux où se débattent des personnages chaleureux et blessés. Joël Magny, Critique, 1995.


Le cœur de Jacques le mécanicien balance : il aime Séverine (femme mariée) d‘un amour passionnel et voue à Louison un amour plus sensuel... même si Lison est une locomotive. Non, Renoir n’avait pas imaginé en 1938 le scénario de Titane (Palme d’or 2021, de Julia Ducournau où l’héroïne fait l’amour avec des voitures), il ne faisait qu’adapter Zola en s’éloignant toutefois de la veine naturaliste de l’écrivain pour se focaliser sur le fatalisme amoureux – incarné par Louison donc – qui causera la perte de Jacques (Gabin dans un de ses plus beaux rôles, très noir). 

En pleine montée du nazisme, Renoir, cinéaste étiqueté « engagé » (il vient de tourner La Marseillaise sous les auspices de la CGT), s’attaque au portrait d’une humanité bestiale qui a les mains dans le cambouis. Il rend la locomotive très humaine et les rapports homme-machine très physiques voire charnels : Gabin donne un petit nom à sa locomotive, la nourrit (image très suggestive de la « gueule » de la chaudière à vapeur qui engloutit le charbon) et se colle à elle pour ressentir sa chaleur. De son côté, la locomotive semble lui dicter ses actes : par son bruit, elle l’empêche de commettre un premier crime et à la fin, c’est elle qui l’éjecte sur les rails. De L’ Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, des frères Lumière (1896), à Snowpiercer : le transperceneige, de Bong Joon-ho (2013), en passant par La Roue, d’Abel Gance (1923), le train a inspiré les cinéastes comme symbole hautement cinégénique de progrès technique mais aussi de fuite en avant. Excitant et effrayant, comme la passion amoureuse. Anne Dessuant, 2022.

Produit par Robert Hakim et réalisé par Jean Renoir en 1938 à la demande de Jean Gabin, La Bête humaine prend certaines libertés avec le roman d’Emile Zola que Renoir connaît bien (il a déjà adapté Nana dans sa période muette) en transposant le récit à l’époque contemporaine et en modifiant la fameuse scène de meurtre passionnel dont Jacques Lantier, le cheminot victime de l’hérédité violente des Rougon-Macquart, est le témoin involontaire. La Bête humaine est organisé autour de plusieurs trios humains liés par des rapports conjugaux, amoureux, ou simplement charnels. Par exemple Simone Simon, son mari Fernand Ledoux et son protecteur, un aristocrate libidineux qui a abusé d’elle dans son enfance, et qui finira assassiné, mais aussi la double relation surprenante qu’entretient Lantier avec Simone Simon, devenue sa maîtresse, et son instrument de travail, la locomotive « Louison ». 

Le génial Carette, dans le rôle du meilleur ami de Gabin est à la fois le témoin impuissant du drame qui se noue et la figure positive du prolétaire bon vivant et honnête. Jean Renoir s’est octroyé le petit rôle d’un braconnier impulsif et sincère injustement accusé par la police. La déposition qu’il livre aux enquêteurs est l’un des plus bouleversants passages du film. La Bête humaine n’est pas seulement un film politique autour de la lutte des classes. C’est un chef-d’œuvre sur la passion sensuelle et le poids du destin. Mais contrairement à Carné et le réalisme poétique, Renoir ne se réfugie pas derrière la notion de fatalité. Il désigne les coupables, les corrupteurs, critique la société, décrit et analyse chaque comportement avec une acuité qui le fait, in fine, rejoindre Zola, l’écrivain qui incarne, pour paraphraser Deleuze, la plus haute idée du naturalisme. Les accords passés avec la SNCF et le long travail préparatoire des acteurs confèrent au film de Renoir un réalisme hallucinant et quasi documentaire sur le métier de cheminot. Olivier Père, 2015.

ANNA KARÉNINE

Anna Karenina

de Clarence Brown, 1935, US, 1h35, Noir et Blanc

avec Greta Garbo, Fredric March


RÉSUMÉ : A la fin du XIXe siècle, à Saint-Pétersbourg, Anna Karénine est l'épouse malheureuse du sinistre Alexei, un notable glacial et carriériste. Seul son amour inconditionnel pour Sergei, son fils de 8 ans, comble son besoin de tendresse. Au cours d'un séjour à Moscou, Anna tombe follement amoureuse du comte Vronsky, un militaire séduisant et volage. Alors qu'elle a tout à perdre - confort, respectabilité et même l'amour de son fils -, Anna cède aux avances de Vronsky...


POINTS DE VUE : En 1935, Greta Garbo « la Divine » est la reine de la MGM. Son caractère volontaire et son perfectionnisme sont légendaires au studio. Le producteur David O. Selznick lui propose une histoire contemporaine, Dark Victory, car les films en costumes ne sont pas très en vogue à Hollywood. Mais Garbo choisit le roman de Tolstoï qu’elle a déjà tourné en 1927 face à John Gilbert. Son léger accent nordique, son jeu moderne et dépouillé, rehaussé par la photographie de William Daniels, son chef-opérateur d’élection, restitue la beauté et la pureté de cette héroïne russe qui se donne entièrement à son amour au mépris de conventions hypocrites. L’adaptation retient surtout l’histoire d’amour. Sylvie Pliskin, 1995.


Garbo avait déjà tourné une version muette d’Anna Karénine, curieusement intitulée Love. En fait, la MGM, profitant de l’idylle entre ses deux stars, avait cru malin d’inscrire sur l’affiche : « Greta Garbo and John Gilbert in Love »... 

C’est Fredric March qui succède à John Gilbert dans cette version de 1935. Comme il interprète un officier, il se tient très droit, sanglé dans un uniforme qui le boudine et promène, tout au long de l’intrigue, un air ennuyé qu’il croit, probablement, douloureux. Sa petite moustache d’opérette n’arrange rien... 

Le seul intérêt de cette adaptation qui fait de Tolstoï un auteur de la collection Harlequin est évidemment Greta Garbo. La scène où son visage émerge de la fumée d’une locomotive est restée justement célèbre. Elle s’oppose à la séquence finale où, sur le quai de la même gare, Anna va se précipiter sous le train. Comme le dit un des biographes de la Divine, Alexander Walker, « on a l’impression que le personnage ne meurt pas, mais s’évanouit simplement dans l’atmosphère, comme s’il n’avait jamais été ». 

Le film, plutôt habile lorsqu’il s’attaque à la cruauté avec laquelle la société traite les femmes, permet à Garbo de jouer pour la première fois les mères. Toutes les scènes avec son jeune fils la montrent à l’opposé de son mythe : rieuse, légère, avec, dans les yeux, une gaieté et une tendresse que ses rôles habituels ne lui permettaient pas. Télérama, 2022.

LA FILLE DE NULLE PART

de Jean-Claude Brisseau, 2012, France, 1H32, Couleurs

avec Virginie Legeay, Jean-Claude Brisseau, Claude Morel


RÉSUMÉ : Depuis la mort de sa femme, Michel, professeur de mathématiques à la retraite, consacre désormais ses journées à écrire un essai. Un jour, sur son palier, il trouve une jeune fille en sang. Elle s'appelle Dora, n'a pas de domicile et vient de nulle part. Michel la soigne et l'héberge, le temps de son rétablissement. Sa présence apporte joie et fraîcheur dans sa vie solitaire. Mais bientôt, des phénomènes mystérieux se produisent dans l'appartement...


POINT DE VUE : Le nouveau long métrage de Jean-Claude Brisseau, La Fille de nulle part, est un émouvant retour aux sources. Le film est autoproduit, interprété par Brisseau, et essentiellement tourné dans son propre appartement, un peu à la manière des films amateurs de ses débuts, et le numérique (employé pour la première fois par Brisseau) remplace le super 8. Le film fait penser à ces œuvres de cinéastes qui n’ont plus rien à prouver mais ont toujours soif d’expérimentations. Le confinement du sujet (la relation platonique entre un vieux professeur et une jeune fille sauvage) et la modestie des moyens apparaissent, davantage qu’un aveu de résignation, comme une authentique démonstration de résistance politique et économique, un véritable manifeste de cinéma guérilla. Car tournage léger et micro budget ne signifient pas amateurisme sous la direction d’un cinéaste obsédé par le style et la forme. Chez Brisseau tout est question de mise en scène, et La Fille de nulle part est une véritable leçon de cinéma. Si l’on retrouve les préoccupations mystiques, philosophiques et morales du cinéaste, avec de nouveau des incursions du côté du paranormal et du spiritisme, La Fille de nulle part s’enrichit d’une surprenante dimension émotionnelle qui le fait échapper à un simple exposé théorique. Avec le portrait de cet homme vieillissant, solitaire, misanthrope et idéaliste, Brisseau se livre à une étrange confession intime, sacrifiant pour la première fois à l’autobiographie, à son corps défendant, sans renoncer à sa passion pour le romanesque. Olivier Père, 2013.


JEUX INTERDITS

de René Clément, 1951, France, 1h22, Noir et Blanc

avec Georges Poujouly, Brigitte Fossey


RÉSUMÉ : Juin 1940. La route de l’exode : Paulette perd ses parents sous un bombardement, et, amenée à la ferme par Michel, est recueillie temporairement par une famille paysanne. Les deux enfants jouent au « cimetière », volant des croix pour orner les tombes des animaux qu’ils enterrent. Il faudra pourtant que Paulette rejoigne l’orphelinat…


POINTS DE VUE : L’impact du motif musical de Jeux interdits est caractéristique d’un succès lié surtout à la charge émotionnelle du film. L’image qu’il donne d’enfants traumatisés par la guerre fut considéré comme exceptionnellement juste : à la fois pervers et innocents, « tendres et menteurs », Paulette et Michel ont un regard critique sur des adultes indifférents aux malheurs du monde. Michèle Lagny, 1995.


À 5 ans, Paulette trottine en famille sur les routes du Cantal pendant l’exode de 1940. Une pluie d’obus tue ses parents et son chien. Désormais seule, elle rencontre Michel, un peu plus âgé qu’elle, qui tanne sa famille pour qu’elle adopte l’orpheline. 

À force d’entendre les débutants à la guitare égratigner sa musique, on avait fini par oublier la perfection du film. Célèbre pour avoir tourné, dès 1945, le premier film événement sur la Résistance (La Bataille du rail), René Clément reprend un thème proche avec la même rigueur documentaire, assortie d’un humanisme délicat et tragiquement féerique. Il épingle sans pitié la hargne clanique de familles paysannes qui se jalousent et défendent leurs petits intérêts. Bien avant Charles Laughton et sa légendaire Nuit du chasseur, il s’immisce aussi dans l’imaginaire morbide et franc de l’enfance, avec son lot d’images oniriques lourdes en symboles : un hibou au regard scrutateur, un poussin à l’agonie... Comme pour remplacer son chien, mort à sa place, Paulette erre sans autre arme que son instinct trop pur, petit animal perdu à qui la Croix- Rouge prend finalement soin de mettre un collier. Brigitte Fossey est bouleversante. Marine Landrot, 2019.

Titre archi célèbre du cinéma français et immense succès populaire en son temps que l’on croit connaître par cœur mais qui mérite d’être revisité. Jeux interdits est loin d’être un film mièvre ou un simple tire larmes, même si certaines scènes sont émotionnellement très fortes. Au contraire. Triste, morbide, choquant, Jeux interdits est autant un film sur la mort que sur l’enfance, ou plutôt un film sur la découverte de la mort par une enfant, et une histoire d’amour qui ne veut pas dire son nom. 

Les parents de la petite Paulette (Brigitte Fossey) sont tués lors des bombardements de juin 1940, dans le centre de la France. La fillette de cinq ans est recueillie par les Dollé, une famille de paysans. Elle devient l’amie de leur jeune fils de onze ans, Michel (Georges Poujouly). Après avoir enterré le chien de Paulette dans un vieux moulin abandonné, les deux enfants constituent peu à peu un véritable cimetière pour insectes et petits animaux. Les problèmes commencent lorsque Michel se met à voler des croix pour en orner les tombes du cimetière miniature. 

Ce qui est devenu une sorte de classique consensuel et patrimonial fut d’abord un objet de scandale ou du moins de gêne dans une France encore marquée par les séquelles de la guerre. Jugé démoralisateur et même insultant envers le monde paysan – on ne nous épargne rien de la mesquinerie et des querelles de clocher entre familles voisines – le film de Clément fut dans un premier temps violemment rejeté par les institutions et les corporations cinématographiques très politisées après la guerre avant que la critique ne lui fasse un triomphe lors de sa présentation à Cannes (où il avait pourtant été refusé en sélection officielle) et à Venise. La gauche accusait Clément de vision décadente et bourgeoise de la paysannerie et du peuple français tandis que les scénaristes Aurenche et Bost ne pouvaient s’empêcher de glisser des saillies anticléricales, avec des images dignes de Buñuel. Clément qui deviendra rapidement l’incarnation du mépris des jeunes turcs de la Nouvelle Vague pour la « qualité française » fut pourtant salué par leur père spirituel André Bazin qui voyait en Jeux interdits « un film admirable où s’allie le réalisme et la poésie. » 

On peut en effet considérer Jeux interdits comme un dépassement du style documentaire de La Bataille du rail – encore présent dans les premières scènes du film, le mitraillage d’un convoi de civils sur la route de l’exode par des avions allemands – vers une atmosphère marquée par l’influence de Jean Cocteau, qui se ressentait également dans le film précédent de Clément Le Château de verre interprété par Jean Marais. Il faut se rappeler que René Clément assura la supervision technique de La Belle et la Bête en 1946, tout en tournant quelques années plus tard un film en Italie dans des conditions et une esthétique proches du néoréalisme (Au-delà des grilles.) 

Il ne s’agit pas d’hésitation chez le perfectionniste Clément mais plutôt d’un souci de stylisation, afin d’apporter une dimension allégorique à un sujet profondément ancré dans un contexte historique. Jeux interdits frappe encore aujourd’hui par sa puissance émotionnelle, son approche anticonformiste du thème du deuil et des horreurs de la guerre, car il n’y a jamais d’apitoiement dans le film, hymne à la capacité des enfants de s’extraire par le jeu et l’imaginaire des pires situations, mais sans le moindre angélisme – quelle fin abrupte et bouleversante... 

Jeux interdits appartient à un sous-ensemble cohérent et remarquable dans la filmographie éclectique de René Clément : six longs métrages consacrés à la France pendant et après l’occupation allemande. La plupart de ces films exaltent la Résistance (l’inaugurale Bataille du rail) et témoignent – comme Le Père tranquille – de la volonté de pacifier les esprits et de réunifier le peuple français après la guerre, dans une lignée clairement gaulliste. Jeux interdits est beaucoup moins manichéen et n’entre dans aucun projet idéologique, pour s’attacher aux conséquences directes de la guerre sur la vie d’une petite fille. Interprétation impressionnante de Brigitte Fossey, alors âgée de cinq ans, ce qui démontre si cela était nécessaire que René Clément était – aussi – un formidable directeur d’acteurs et d’actrices. Olivier Père, 2014.

À CAUSE D’UN ASSASSINAT

The Parallax View

d’Alan J. Pakula, 1974, US, 1h42, Couleurs

avec Warren Beatty, Paula Prentiss


RÉSUMÉ : Le 4 juillet, jour anniversaire de l'Indépendance des Etats-Unis, le sénateur Carroll candidat à la présidence, est tué lors d'une réception sous les yeux de nombreux invités, dont les journalistes Lee Carter et Joe Frady. Le meurtrier est immédiatement abattu. La police, pensant qu'il s'agit d'un tireur fou, ne poursuit pas l'enquête. Trois ans plus tard, Lee Carter contacte Frady, lui révélant que les témoins de l'assassinat sont systématiquement éliminés et qu'elle se sent en danger. Frady n'y voit que des coïncidences, jusqu'à ce qu'il apprenne la mort de Lee. Il commence alors sa propre enquête...


POINTS DE VUE : Une fiction paranoïaque basée sur l’assassinat de Kennedy, mais surtout sur la remise en cause du fonctionnement de l’État américain après l’affaire du Watergate. Ce film admirable et méconnu surpasse, sur une problématique voisine, l’excellent Trois Jours du Condor de Pollack. L’intrigue à caractère borgésien, où tous les éléments sont à réinterpréter selon un point de vue extérieur au film souligné par le titre original, est plongé dans l’obscurité savante de la photo de Willis, une des plus originales qui soient. Stéphan Krezinski, 1995.


Un candidat à la présidence des Etats-Unis est assassiné en public. Version officielle : c'est l’œuvre d'un tueur isolé, aussitôt abattu par la police. Mais lorsque les témoins du drame se mettent à leur tour à mourir les uns après les autres, le journaliste Joe Frady mène l'enquête sur une version « officieuse », nettement plus inquiétante... 

Sorti en 1974, en plein séisme national, entre guerre du Vietnam et scandale du Watergate (auquel Alan J. Pakula consacrera, deux ans plus tard, Les Hommes du Président), le film illustre parfaitement le climat paranoïaque de l'époque. Toute ressemblance de l'intrigue avec les meurtres successifs des deux frères Kennedy, en 1963 et 1968, n'est absolument pas fortuite. Ces drames politiques inspirent directement un thriller proche de la fable, où l'ennemi invisible n'est pas la CIA, le gouvernement ni la mafia, mais une mystérieuse organisation secrète qui fournit des armées de tueurs au plus offrant. 

On retrouve tous les motifs fétiches du Nouvel Hollywood contestataire : le journaliste, dernier garant de la démocratie (Warren Beatty, curieusement inexpressif), et le spectre de la dictature, avec ses outils de surveillance et de répression. Cécile Mury, 2016. 

Un sénateur est assassiné lors d’un meeting. Les conclusions de l’enquête désignent un déséquilibré, mort après son acte, comme seul responsable. Mais trois ans plus tard, les témoins du drame meurent un à un dans des circonstances mystérieuses. Les investigations d’un petit journaliste pugnace l’amènent à découvrir l’existence d’une société secrète, Parallax, qui recrute et conditionne des tueurs pour des crimes politiques. Chef-d’œuvre d’Alan J. Pakula et d’un sous-genre important du cinéma américain des années 70, le thriller paranoïaque, À cause d’un assassinat (The Parallax View, 1974) fait partie des nombreux films directement inspirés par l’assassinat du président Kennedy à Dallas et de son frère Robert à Los Angeles. Alan J. Pakula a réalisé À cause d’un assassinat entre Klute et Les Hommes du président. Ces trois films remarquables sont autant de variations autour du thème du complot, criminel, politique, imaginaire ou réel. Tandis que Les Hommes du président relate sur le mode journalistique le scandale du Watergate, et que Klute privilégie la piste psychologique et l’étude de caractères, À cause d’un assassinat choisit l’option de la science-fiction et du fantastique, qui évoque même les premiers « gialli » de Dario Argento. Ce film froid et désespéré est un modèle de fiction hitchcockienne (La Mort aux trousses, avec sa prolifération de décors), usant de rebondissements feuilletonesques et de virtuosité maniériste pour dresser un constat implacable sur le désarroi moral des États-Unis. 

La mise en scène est magnifique et Warren Beatty, grand acteur sous-estimé, absolument génial. Pakula réussit un film dissonant à l’extrême stylisation de la mise en scène et de la photographie (signée Gordon Willis), objet abstrait et désenchanté qui dialogue avec Conversation secrète de Coppola, sorti la même année. Le film forme d’ailleurs avec Conversation secrète et Blow Out de De Palma un triptyque idéal sur l’obsession du complot. Pakula qui avait commencé sa carrière comme producteur associé sur sept films avec le cinéaste Robert Mulligan n’a jamais retrouvé une telle inspiration pour la suite de sa filmographie. Olivier Père, Arte.

À L’AVENTURE

de Jean-Claude Brisseau, 2009, France, 1h44, Couleurs

avec Carole Brana, Etienne Chicot


RÉSUMÉ : Une jeune femme soudainement éprise de liberté quitte son travail et son fiancé pour se lancer à corps perdu dans une quête des plaisirs physiques. 


POINTS DE VUE : Freud, Einstein, l'orgasme, la béatitude, la fusion avec la nature... Cessez de ricaner, jeunes gens, ce cinéaste a sans doute beaucoup de défauts mais il a une qualité qui les relativise : une forme de sincérité abrupte, un zèle qui aurait pu le faire figurer en bonne place dans notre récent numéro spécial « Eloge de l'audace ». Soit une jeune femme, donc, Sandrine (Carole Brana), qui a pour principal atout la curiosité, décide coup sur coup de quitter son travail et son piteux fiancé, qui ne lui donne plus de plaisir sexuel. Mener une vie plus libre est son souhait. Elle séduit un jeune psychiatre qui pratique l'hypnose. À la suite d'une rencontre avec un sujet exceptionnel, le couple part à la conquête de l'extase absolue... 

Le film s'apparente à une leçon de choses. Il y a, d'ailleurs, une sorte de sage aguerri (Etienne Chicot, très bien, comme revenu de plusieurs guerres), qui philosophe sur un banc public et avec lequel Sandrine converse régulièrement. Jeunes gens, prenez-en de la graine : le libre-penseur énonce des vérités assez pessimistes - genre : «Nous sommes tous nous-mêmes notre propre prison», mais sur un ton rassurant. 

À ces dialogues philosophiques s'ajoute le langage ardent des corps. Lorsque Sandrine fait l'amour ou participe à des rituels érotiques, c'est toujours mieux que du porno, parce qu'on y voit de la tendresse et du trouble. Survient une expérience mystique, qui se passe de Dieu. Le mystère d'une félicité supérieure, la béatitude, l'extase, plus personne, aujourd'hui, n'ose s'aventurer sur ces chemins. Brisseau le fait. Vous voulez de l'extase ? Allons-y, essayons, ici et maintenant, devant vous. 

Oscillant entre essai métaphysique, série Z et performance érotique, À l'aventure ne ressemble vraiment à rien de connu. Bancal, inégal, démodé, il l'est, mais on y trouve suffisamment de sève pour se réjouir. Brisseau s'y révèle surtout un fin portraitiste. A-t-il déjà filmé ainsi les visages, avec autant de grâce et de ferveur ? Regardez Sandrine, elle a tout d'une garce et d'une sainte. Jacques Morice, 2009.

Jacques Morice est un blagueur à froid. Seul son sens de l'humour lui permet d'écrire de Jean-Claude Brisseau qu'il se livre, dans ses films, à des expériences mystiques. Phrase qui, prise à la lettre, ferait se retourner, d'un seul coup d'un seul, Bresson, Tarkovski et Rossellini dans leur tombe... Mais qu'est-ce que c'est que ce cinéaste qui croit élever les esprits en faisant léviter les corps ? Qu'est-ce que c'est que ce maladroit qui filme tellement mal « l'orgasme métaphysique » qu'il réussit à nous en dégoûter ? 

Car il filme mal, désormais, Brisseau. Prenez la scène où l'héroïne drague le psy. Peut-on imaginer dialogues plus artificiels, interprétation plus calamiteuse, mise en scène plus bâclée... Ambitieux, audacieux, Brisseau l'a été, il y a vingt ans, avec Un jeu brutal et De bruit et de fureur. On râle, donc, de le voir, depuis quelque temps et quelques films, absolument sincère, certes - mais la sincérité excuse-t-elle tout ? -, se prendre pour ce qu'il n'est pas : un penseur. Pierre Murat, 2009.

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