AVENTURE, PÉPLUM, ACTION, GUERRE, ESPIONNAGE, HISTORIQUE Tome 1
LE VIEUX FUSIL
de Robert Enrico, France, 1975, 1h42, Couleurs
avec Philippe Noiret, Romy Schneider, Jean Bouise…
RÉSUMÉ : Montauban, 1944. Alors qu'il vient aux nouvelles de ses proches repliés, par mesure de sécurité, dans le château familial, le chirurgien Julien Dandieu est soudain confronté à l'horreur : les Allemands, battant en retraite, ont massacré tous les villageois, sa famille comprise. Ivre de douleur et fort de sa connaissance des lieux, il va exterminer un à un au fusil à chevrotine les assassins encore présents.
COMMENTAIRES : Inspiré des événements tragiques d'Oradour-sur-Glane, le Vieux Fusil joue sur les ressorts viscéraux de l'homme brutalement plongé dans l'abjection absolue. Le caractère ambigu de cette vengeance expiatoire est contrebalancé par la description sensible que d'incessants flash-back font de la personnalité de Julien Dandieu. Évoquant à la fois le western par son thème et la tragédie par l'unité de lieu, d'action et de temps, le Vieux Fusil doit une grande part de son immense succès à la performance bouleversante de Philippe Noiret. Dictionnaire des films Larousse.
Il s’agit de la deuxième (et dernière) collaboration entre le réalisateur Robert Enrico et le scénariste Pascal Jardin, dans la foulée de leur travail sur Le Secret (dont Jardin avait signé les dialogues) et c’est à Jardin qu’on doit l’idée du Vieux fusil. Ou plus précisément au récit effrayant que lui avait confié un ami, de ce jour de la Seconde Guerre mondiale où, enfant, il avait vu un jeune soldat allemand dormir à côté de la femme qu’il avait violée et tuée.
Pascal Jardin, impressionné, décide très vite de développer un récit en s’inspirant également d’un des épisodes les plus terrifiants de ce conflit, le massacre perpétré par les SS à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944. Quand l’écrivain se met à concevoir son récit, c’est seulement la troisième fois que le cinéma évoque Oradour après 10 juin 1944, le court métrage de Maurice Cohen, récompensé du Prix Jean Vigo en 1962 et Le Sauveur, un long métrage signé Michel Mardore en 1971 avec Horst Buchholz. Mais Pascal Jardin, Robert Enrico et leur coscénariste Claude Veillot décident de changer le lieu du récit et choisissent de raconter l’histoire d’un médecin qui part venger la mort de sa femme et de sa fille, sauvagement assassinées par des SS, juste après le débarquement de juin 1944. Cette vengeance, mûrement réfléchie, est racontée à partir d’un flashback où on verra le héros tuer un par un les assassins nazis.
Pour incarner ce médecin, plusieurs noms circulent. Celui d’Yves Montand tout d’abord qui vient de terminer Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau. Après son refus, Lino Ventura sera immédiatement pressenti. Robert Enrico le connaît bien. Il l’a déjà dirigé à trois reprises dans Les Grandes Gueules, Les Aventuriers et Boulevard du Rhum. Mais lui aussi décline, sans que l’on sache exactement pourquoi car, à ce sujet, les explications divergent. Pour Enrico, son refus provient de sa répugnance à jouer les scènes de coup de foudre. Des années plus tard, après avoir endossé le rôle, Philippe Noiret expliquera dans ses mémoires que Lino Ventura trouvait surtout que ce personnage, en apparence si tranquille, ne correspondait pas à son image de dur à cuire et que le lui confier aurait été un contresens dommageable pour le film.
Dans la foulée de leur première collaboration sur Le Secret, Philippe Noiret est donc de retour devant la caméra de Robert Enrico qui pense un temps l’associer à Catherine Deneuve, sa partenaire dans La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau et Touche pas à la femme blanche ! de Marco Ferreri. Mais le cinéaste porte finalement son choix sur Romy Schneider qu’il n’a jamais dirigée. Le premier rendez-vous de travail à trois est pour le moins tendu. Romy Schneider arrive deux heures en retard. Excédé, Philippe Noiret lui jette alors un : « Ah l'Autrichienne ! On commençait à se languir de vous. Pardonnez-moi mais je dois partir » avant de lever le camp devant le réalisateur blême qui réussit pourtant à rattraper tant bien que mal son acteur quand Romy Schneider lui explique qu’elle ne peut pas jouer avec un tel goujat. Le cinéaste devra faire preuve quelques semaines plus tard, sur le plateau, de la même diplomatie quand la comédienne aura de nouveau quelques heures de retard pour la scène de la rencontre entre les deux personnages centraux du Vieux fusil à la Closerie des Lilas.
Mais dans cette scène - comme tout ce qu’elle fera au long de ce tournage qui se déroule entre Paris, Biarritz (la scène de la plage), Montauban -, Romy Schneider impressionne toute l’équipe par son implication totale. Plus tard, au moment où les Allemands poursuivent son personnage, la violent avant de l’achever au lance-flammes, ses cris furent même si déchirants qu’Enrico choisit de les enlever au montage final par peur que ce passage déjà difficilement regardable devienne proprement insoutenable. Une fois le tournage terminé, le cinéaste s’attaque vite au montage en compagnie d’Eva Zora, habituée des documentaires (L’Amérique insolite de François Reichenbach, Le Joli mai de Chris Marker, Muhammad Ali, de William Klein...) avec qui il a déjà travaillé sur Les Caïds et Le Secret.
Si Le Vieux fusil reste fidèle aux thématiques du cinéma de Robert Enrico (qui va des Grandes gueules aux Aventuriers en passant par Pile ou face ou Fait d’hiver) c’est qu’il raconte l’histoire d’un type ordinaire, en apparence parfaitement équilibré, qui bascule malgré lui dans la violence et la folie. Pourtant, Le Vieux fusil s’inscrit dans un double contexte particulier. Les années 70 sont celles où le pays commence à regarder en face son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale et à pointer du doigt le fait que les Français ne furent pas tous des héros ou des résistants mais aussi des collabos. Le Vieux fusil sort un an après Lacombe Lucien de Louis Malle qui avait fait polémique. Mais le film d’Enrico est aussi l’une des rares incursions françaises dans un genre qui fait alors florès aux Etats-Unis : les films de justice expéditive, popularisés par Charles Bronson (Un justicier dans la ville en 1974) et Clint Eastwood avec la saga des Inspecteur Harry. Forcément, cette violence dérange. Une partie de la critique parle d’indécence, choquée par l’aspect insoutenable de cette chasse à l’homme que le cinéaste assume pleinement et que le public (et les professionnels) salueront de concert. En 1975, Le Vieux fusil réunit 3 365 471 spectateurs. C’est le cinquième meilleur résultat de l’année au box-office France derrière La Tour infernale, Peur sur la ville, On a retrouvé la 7ème compagnie et Histoire d’O mais loin devant Le Sauvage, Dupont Lajoie et Sept morts sur ordonnance. Le film triomphera lors de la toute première cérémonie des César en remportant trois statuettes : meilleur film, acteur et musique (à titre posthume pour François de Roubaix, disparu peu avant). Le temps confirmera cet engouement. En 1985, Le Vieux fusil sera élu comme César... des César par la même profession. Entretemps, Philippe Noiret et Robert Enrico se seront retrouvés une ultime fois en1980pour Pile ou face. CNC.
Sorti au cinéma en 1975, le film intitulé Le vieux fusil, porté par Philippe Noiret et Romy Schneider, réalisé par Robert Enrico, raconte l'histoire d'un médecin qui venge les morts violentes de son épouse et de sa fille. Ces dernières ont été sauvagement assassinées par des soldats SS, qui se sont installés dans le château d'un petit hameau où elles étaient réfugiées. Chirurgien pacifiste et humaniste convaincu, le médecin va pourtant éliminer méthodiquement un à un les SS responsables de la mort de sa femme et de sa fille.
Marqué par des scènes de violences implacables, Le vieux fusil est inspiré d'un dramatique fait historique survenu durant la seconde guerre mondiale, baptisé Le massacre d'Oradour-sur-Glane. Ce dernier a eu lieu le 10 juin 1944, soit à peine quelques jours après le débarquement des forces alliées sur les plages de Normandie. En fait, Le massacre d'Oradour-sur-Glane relate la destruction par les Allemands du village français éponyme de la Haute-Vienne, situé à environ 20 kilomètres au nord-ouest de Limoges. Ce jour-là, un détachement du premier bataillon du 4ème régiment de Panzergrenadier "Der Führer", appartenant à la division blindée SS "Das Reich", a assassiné les habitants d'Oradour-sur-Glane, faisant pas moins de 643 victimes au total.
À l'époque, ce tragique événement a profondément marqué les consciences, étant donné qu'il s'agissait du plus grand massacre de civils commis en France par les armées allemandes. Une tuerie semblable à celle de Marzabotto en Italie, ou de Distomo en Grèce, qui a également eu lieu pour l'anecdote le 10 juin 1944. Par la suite, les conséquences judiciaires du massacre d'Oradour-sur-Glane suscitèrent une vive polémique, notamment à cause de l'amnistie accordée aux Alsaciens "Malgré- nous", qui avaient participé à ce crime.
Pour rappel, l'expression "Malgré-nous" désigne les Alsaciens et les Mosellans qui ont été incorporés de force dans la Wehrmacht (l'armée régulière allemande) durant la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, le souvenir des victimes de ce massacre est commémoré depuis 1999 par le Centre de la mémoire d'Oradour-sur-Glane, situé non loin des ruines du village de l'époque. Ces dernières ont été à peu près conservées en l'état. Clément Machetto.
CRITIQUES : 1944. Les troupes allemandes se replient devant l'avancée des Alliés. À Montauban, deux chirurgiens, Julien Dandieu et son ami François, travaillent dans l'urgence et parfois sous la menace. Inquiet, et menacé par la milice, qui voit d'un très mauvais oeil les soins qu'il prodigue à des résistants, Dandieu décide de mettre à l'abri sa fille, Florence, une adolescente, et sa femme Clara, qu'il a épousée en secondes noces, dans le château familial, une formidable bâtisse médiévale surplombant un village. Lorsqu'il retourne près des siens, c'est pour découvrir le massacre de la population et, dans le château où séjournent encore les SS, les cadavres de celles qu'il aimait...
Ce film poignant rappelle des événements de l'Occupation, tel le martyre d'Oradour-sur-Glane. Il met aussi en jeu les sentiments d'un homme qui se trouve soudain devant le mal absolu et prend le droit de faire justice lui- même. Enrico a subtilement rapproché deux réalités dans sa mise en scène : le présent, atroce, le passé et le bonheur, évoqués par des retours en arrière. Cette famille, cet amour, brisés par la mort, ramènent à toutes les victimes de la barbarie. Romy Schneider est admirable. Jacques Siclier.
Les films de guerre sont souvent adaptés d’évènements marquants, parfois ignorés du grand public. Comme Dunkerque de Christophe Nolan, qui revient sur l’incroyable opération Dynamo, ou, plus étonnant encore, Onoda, sorti en salles en juillet 2021, qui relate l’incroyable odyssée de soldats japonais ignorant que leur pays a capitulé en 1945. La Deuxième Guerre Mondiale a servi de décor à de très nombreuses productions. C'est le cas du Vieux fusil, un classique du cinéma français. Situé en 1944, le drame de Robert Enrico suit Julien, un chirurgien de Montauban, qui se voit reprocher par la milice de soigner des résistants. Il envoie alors son épouse Clara et sa fille Florence se mettre à l'abri à la campagne. Cinq jours plus tard, ne supportant plus leur absence, Julien se rend auprès d'elles. Mais Clara et Florence ont été tuées par des Allemands. Sombre et poignant, le film est inspiré du terrible massacre d'Oradour-sur-Glane, village martyr à la fin de l’Occupation, qui a vu sa population massacrée par une division SS. D'une grande force émotionnelle, ce drame est porté par son duo de comédiens, Philippe Noiret, lui aussi couronné d'un César, et Romy Schneider. Pourtant, cette affiche a bien failli être différente. C'est en effet initialement Lino Ventura qui devait incarner le rôle principal. Mais le célèbre comédien aurait finalement décliné l'offre parce qu'il trouvait son personnage trop en retrait et trop pacifique, ce qui ne correspondait pas à son image de "dur à cuire". Thomas Colpaert.
PREDATOR
de John McTiernan, US, 1987, Couleurs, 1h47
avec Arnold Schwarzenegger, Carl Weathers, Bill Duke…
RÉSUMÉ : Le commando de forces spéciales mené par le major Dutch Schaeffer est engagé par la CIA pour sauver les survivants d’un crash d’hélicoptère au cœur d’une jungle d’Amérique Centrale. Sur place, Dutch et son équipe ne tardent pas à découvrir qu’ils sont pris en chasse par une mystérieuse créature invisible qui commence à les éliminer un par un. La traque commence.
COMMENTAIRES : France. Mercredi 19 août 1987. Predator, le deuxième long métrage de John McTiernan, débarque dans les salles. Au milieu de la chaleur estivale, c'est un accueil glacial que réserve la presse française au film. Il se voit qualifié de "navet poussif, besogneux, attendu, sans humour et sans distance". Louanges également pour les scénaristes, qui "passent sans crier gare du film de guerre au film fantastique [et] accumulent les clichés d'une insondable naïveté".
Le public, lui, est nettement moins bougon. Au terme de son exploitation, le film frôle les 1,5 million d'entrées en France et amasse près de 100 millions de dollars dans le monde pour un budget estimé à 15.
Au fil des années, le film a su gagner ses galons d'oeuvre culte auprès de toute une génération. Il a permis à Schwarzenegger de valider son statut de star du cinéma d'action.
Quant à John McTiernan, il sera, lui, qualifié de maître du genre, un statut définitivement acquis un an plus tard avec Piège de cristal. Reste enfin le Predator, créature profondément ancrée dans la culture populaire et élevée au rang de bestiole emblématique du cinéma de science-fiction aux côtés de l'Alien de Ridley Scott.
Le chemin pour arriver au film tel qu'il est a été très long. Et parfois chaotique. Contacté par Studio Ciné Live, John McTiernan se rappelle comment l'aventure a commencé pour lui. À l'époque, il fait encore partie de ces jeunes réalisateurs à qui l'on propose des pseudo-films d'horreur à la pelle. "Un producteur se baladait avec ce scénario sous le bras sans qu'on sache de quoi il s'agissait. J'ai trouvé le projet bien plus plaisant et divertissant que tout le reste. C'était une histoire très simple. C'est ce qui m'a plu", se souvient-il. Valentin Pimare.
La genèse de Predator est assez surprenante. L’idée du film serait née d’une blague absurde : un combat au sommet entre Rocky et E.T. ! Lorsque le concept d’un acteur musclé affrontant un alien fut pris un peu plus au sérieux, on envisagea une créature difforme, affublée d’un long cou, d’un faciès canin et d’un œil unique, tandis que le projet porta un temps le titre de « Hunter ». Le film ne prit sa forme définitive qu’avec l’arrivée du réalisateur John McTiernan, des scénaristes Jim et John Thomas, et du concepteur de la créature Stan Winston. Dans un rôle taillé sur mesure, Arnold Schwarzenegger incarne ici le major Dutch Schaeffer, un homme d’action, un soldat d’élite qui a combattu sous toutes les latitudes, à la tête d’un commando spécialisé dans les missions à hauts risques. Lorsque Predator commence, Dutch et ses hommes sont envoyés en Amérique latine pour sauver trois hommes, otages de la guerilla. Largués dans la jungle, ils exécutent leur mission, mais bientôt ils sentent rôder autour d’eux un ennemi inattendu, une créature invisible, féroce, silencieuse, d’une agilité et d’une puissance terrifiantes, qui entreprend de les détruire un à un. Venu d’une planète lointaine, ce prédateur a en effet choisi la Terre comme terrain de chasse et le commando comme gibier...
Etant donné qu’Arnold Schwarzenegger joue ici un rôle très similaire à celui qu’il tenait dans Commando, l’auto-dérision en moins, et comme en outre la première partie du film présente de fortes similitudes avec les Rambo qui triomphaient alors sur les écrans, Predator part d’emblée avec un sérieux handicap : celui du film d’actions guerrières musclé et stéréotypé à outrance. Mais ce serait oublier que le brillant John McTiernan, un an à peine avant son prodigieux Piège de cristal, se trouve derrière la caméra. Ici, l’affrontement entre l’homme et la bête prend une tournure incroyablement iconique, le salut de l’être humain semblant paradoxalement reposer sur sa capacité à évacuer son humanité pour redevenir une sorte de bête aux instincts primaires, et surtout pour faire de la forêt son allié – alors que la jungle était jusqu’alors représentée à ses yeux comme un obstacle. L’efficacité de la mise en scène repose souvent sur sa stylisation, notamment lorsque McTiernan joue sur les reports de mise au point, emploie des éclairages très graphiques, ou utilise les arrières-plans comme supports de suspense, un peu à la manière de John Carpenter dans La Nuit des masques.
Les capacités de mimétisme du prédateur nous sont décrites par d’extraordinaires effets visuels signés Boss Film, et la créature elle-même est une grande réussite, malgré des attitudes et des postures souvent humanoïdes. Son faciès de crustacé et son armure tribale la transformeront illico en icône du cinéma de SF. C’est l’athlétique Kevin Peter Hall qui endosse le costume animatronique de l’extra-terrestre, après des essais non concluants effectués avec un jeune acteur belge nommé... Jean-Claude Van Damme ! S’il ne peut s’empêcher de glisser dans la bouche de Schwarzenegger quelques répliques gag pour le moins déplacées (la plus improbable étant sans doute « Aiguise-moi ça » adressé à un ennemi dans le ventre duquel il vient de planter un couteau !), le film évite tous les pièges de la caricature et ne se laisse pas tenter par la conventionnelle love story qu’on sentait pourtant poindre à l’horizon. Gilles Penso.
CRITIQUES : Pur produit de la période des mal nommés « high concept movies », aux intrigues et aux personnages simplistes, Predator adopte la forme d’une variation autour de The Thing et La Chasse du comte Zaroff, mise à la sauce des films d’aventures musclés qui triomphent à l’époque. Il a fallu le bon choix du réalisateur, le débutant John McTiernan en quête d’un ticket pour Hollywood – son premier long métrage Nomads n’avait pourtant rien d’exceptionnel – pour transcender un matériau générique en combat épique en plein cœur d’une jungle d’Amérique Centrale. McTiernan réinvente les codes des genres cinématographique (opération commando, agression invisible, survie en milieu hostile) qu’il illustre. Predator devient réellement, grâce à la mise en scène inspirée de McTiernan, un film conceptuel qui appréhende de manière géniale son décor – la forêt – et transforme une sanglante chasse à l’homme en réflexion sur l’altérité. La créature extraterrestre est experte en camouflage, ce qui donne naissance à de superbes visions de sa silhouette qui se fond dans le paysage. Le Predator est aussi maître en duplication, capable d’imiter les sons ou les attitudes de ses victimes. Le film de McTiernan a ainsi l’intuition des développements de l’industrie du spectacle hollywoodien autour de l’idée de reproduction malade et carnassière.
Le monstre extraterrestre, dont l’apparition est longtemps différée, se présente à la fois comme un double du mercenaire interprété par Schwarzenegger, par sa force et son art de la guerre, mais aussi son contraire : le Predator présente des caractéristiques menaçantes associées à la Femme (son visage derrière le masque révèle un vagin denté) et à l’Autre (l’Alien, soit celui qui n’est pas humain, mais qui n’est surtout ni blanc, ni nord-américain).
Au-delà de sa représentation ironique et caricaturale de la virilité – en phase avec le charisme de culturiste de sa star Arnold Schwarzenegger – Predator enfante une créature effrayante et majestueuse qui peut régner en haute place dans le bestiaire fabuleux du cinéma fantastique. Le dernier acte du film, où Schwarzenegger débarrassé de son arsenal militaire régresse à l’état d’homme préhistorique et livre un combat titanesque contre son adversaire monstrueux situe Predator au panthéon des meilleurs « survivals », entre le premier Rambo et Apocalypto de Mel Gibson.
Le So Film Summer Camp de Nantes nous a offert l’opportunité de déjeuner avec John McTiernan, invité d’honneur du festival. Attablés à La Cigale, cette brasserie aux murs couverts de faïence qui servit de décor à Lola de Jacques Demy, nous osâmes en compagnie de Albert Serra et Kleber Mendonça Filho suggérer au cinéaste américain que Predator avait fait l’objet en 2004 d’un remake non officiel dans la jungle thaïlandaise, où de jeunes soldats traquaient une étrange créature mi homme mi animal, dans une chasse aux consonances sexuelles et magiques : Tropical Malady de Apichatpong Weerasethakul. McTiernan n’avait visiblement jamais entendu parler de ce film magnifique, défini par certains cinéphiles, dès la fin de sa projection au Festival de Cannes, comme une version arty de Predator. Il est vrai que bien avant d’inspirer hypothétiquement des artistes plasticiens passés à la mise en scène, le film de McTiernan parvenait au sein d’une production hollywoodienne à proposer une approche poétique de la forêt tropicale, à générer des images inédites où les effets spéciaux se fondaient dans une captation sensible de la nature sauvage. Olivier Père.
En 1987, un vaisseau spatial extraterrestre pénètre dans l'atmosphère terrestre et largue une nacelle sur l'Amérique centrale. Quelque temps après, le major Alan « Dutch » Schaefer (Arnold Schwarzenegger) arrive au Guatemala avec son équipe d'élite pour une opération visant à retrouver un ministre du cabinet présidentiel perdu avec son second à cause des forces de la guérilla en Val Verde (région de fiction). Un vieux copain militaire, qui travaille maintenant pour la CIA, George Dillon (Carl Weathers), transmet les étapes et rejoint l'équipe : Mac Eliot (Bill Duke), Blain Cooper (Jesse Ventura), Billy Sole (Sonny Landham), Jorge « Poncho » Ramirez (Richard Chaves) et Rick Hawkins (Shane Black). L'équipe est dépêchée dans la jungle par hélicoptère et commence les recherches. Ils ne tardent pas à trouver l'épave d'un hélicoptère abattu, et, plus loin, les restes de plusieurs corps dépecés et identifiés comme étant une unité armée des forces spéciales, dont la raison de la présence dans le pays est inconnue.
John McTiernan signe son premier classique avec cette grandiose relecture des Chasses du Comte Zaroff. Le chasseur vient cette fois d’un autre monde traquer la proie la plus dangereuse de la galaxie, l’Homme. Un peu à la manière du Aliens (1986) de James Cameron où les fanfaronnades des militaires étaient éteintes par les assauts imprévisibles des aliens, McTiernan procède ici par étape. Le début est presque un cliché du film de commando, ici hypertrophié à l’aune de « l’actioner » bourrin des années 80. Muscles saillants, armes à feu (le petit pépère) et poignards aux proportions démesurées symbolisant la toute-puissance sexuelle de ces soldats caractérisés comme des demi-dieux, le réalisateur y va fort. Les aléas même du tournage servent cette vision avec une première scène d’action efficace mais grotesque (car signée par la 2e équipe dont le réalisateur officiait surtout sur des séries comme L’Agence Tous Risques), où notre équipe de sauvetage prend d'assaut un village. L’évolution des individus et leur imprégnation dans leur environnement sont au cœur de l’œuvre de McTiernan et s’expriment déjà brillamment dans ce second film (après le méconnu Nomads). Schwarzenegger et ses acolytes semblent tout d’abord dominer cette jungle touffue du haut de leur carrure démesurée, rompus qu’ils sont à ces missions à haut risque, et les acteurs se montrent particulièrement crédibles dans les manœuvres militaires après un entraînement intensif. Les rares moments où ils paraissent finalement dominés par la jungle et donc vulnérables, c’est à travers le regard infrarouge et omniscient du Predator, le seul être plus féroce qu’eux en ces lieux.
McTiernan inverse donc progressivement le rapport à cette jungle pour le commando, peu à peu diminué et exposé par la menace sourde et inconnue du Predator. Les mastodontes sont mis à mal et rongés par le doute et la peur (ce qui rend d’autant plus fort le contraste avec l’introduction du film où ils font figures de brutes épaisses) et les assauts chirurgicaux du Predator dégagent un mystère fascinant, notamment par l’usage de son arme de camouflage. McTiernan l’introduit subtilement : vision subjective étrange en infrarouge avec laquelle il "étudie" ses proies, silhouette furtive puis imposante au look sauvage et véloce (dû à Stan Winston et officieusement à James Cameron, qui dépanna son ami après un premier design catastrophique qui fit interrompre le tournage). Trop faible, trop soumis à ses émotions et à ses armes, l’Homme ne peut que chuter face aux assauts du chasseur glacial qu’est le Predator, et ce qui faisait figure de démonstration de force dans la première partie devient alors un terrible aveu d’impuissance avec ce vidage de mitrailleuse rasant un pan entier de jungle. Les morts sont brutales, sanglantes et rituelles, le Predator arborant tel des trophées les organes de ses victimes. McTiernan atteint la quintessence de son art dans la dernière partie quasiment muette. La conquête de cet espace sauvage va se jouer entre le dernier des hommes et le Predator.
Arnold Schwarzenegger, conscient de ses limites dramatiques, aura toujours su choisir intelligemment ses rôles en incarnant des forces de la nature, humaine (Conan le Barbare), robotique (Terminator) ou imaginaire (Last Action Hero), mais en servant toujours une imagerie de surhomme propre aux exploits les plus démesurés. Cela n’a jamais été plus vrai que dans Predator, où toute cette masse physique impressionne tout en semblant fragile face à la présence indestructible du Predator. Pour reprendre possession de la jungle, il doit oublier tout ce qu’il sait pour régresser à l’état sauvage où seuls ses instincts guident ses actions. La musique martiale et tribale d’Alan Silvestri accompagne donc cette transformation filmée par un McTiernan en état de grâce, pour se conclure par un Schwarzenegger enduit de boue, les yeux fous et qui lâche un hurlement de défi à l’adresse de son adversaire. Ce cri n’a plus rien d’humain, c’est celui d’une bête, d’un homme revenu à l’âge de Neandertal. La forêt perd toute topographie réaliste pour devenir un espace mythologique où s’affrontent deux titans. Le combat impressionne et est truffé de rebondissements, la machine froide qu’est le Predator reconnaissant la valeur de son ennemi en abandonnant les armes pour le combattre à mains nues et à visage découvert (ce qui occasionnera une réplique mémorable de Schwarzenegger). La déconstruction du héros, forcé de revenir à ses instincts et à ses émotions primaires pour vaincre, est un thème récurrent de John McTiernan. Cela passe par l'apprivoisement de son environnement, que ce soit la tour Nakatomi de Piège de cristal (1988), le monde réel de Last Action Hero (1993) ou les contrées viking du Treizième Guerrier (1999) et donc la jungle de Predator. Le Predator a besoin d'un arsenal technologique pour dominer cette jungle, les terroristes de leurs armes dans la tour Nakatomi et les Wendols de la terreur dans le Treizième Guerrier. Schwarzenegger en pur héros à la mctiernan n'a plus besoin de paraitre lorsqu'il doit défendre sa vie, mais de redevenir un homme apte à décupler ses aptitudes. Entre d'autres mains le postulat de Predator n'aurait pu donner qu'un film d'action bas du front de plus, avec McTiernan il est transcendé dans un passionnant récit anthropologique qui annonce la riche suite de sa filmographie. Justin Kwedi.
NUIT ET BROUILLARD
d’Alain Resnais, 1956, France, CM 32mn, couleurs/noir et blanc
Commentaire de Jean Cayrol, dit par Michel Bouquet
RÉSUMÉ : 1955 : Alain Resnais, à la demande du comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale, se rend sur les lieux où des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont perdu la vie. Il s'agit d'Orianenbourg, Auschwitz, Dachau, Ravensbruck, Belsen, Neuengamme, Struthof. Avec Jean Cayrol et l'aide de documents d'archives, il retrace le lent calvaire des déportés. Montage en alternance de prises de vue en couleurs des camps d’extermination nazis tels qu’il apparaissent dix ans après et d’images d’archives en noir et blanc qui décrivent en détail l’horreur de l’univers concentrationnaire.
POINTS DE VUE : Fait sans doute unique dans les annales des prix cinématographiques ou autres, Alain Resnais vient de remporter pour la seconde fois celui qui s’honore du parrainage de Jean Vigo. Il l’obtint, en effet, voici deux ans pour un film sur l’art nègre intitulé Les Statues meurent aussi, réalisé pour le compte de Présence africaine. Le film est malheureusement encore inédit, la commission de censure n’ayant que modérément apprécié la liberté de ton d’Alain Resnais et de son collaborateur Chris Marker. Précédemment, Alain Resnais s’étai déjà affirmé comme le plus doué de nos auteurs de courts métrages, du moins de la génération d’après-guerre - avec son Van Gogh et surtout Guernica.
Aussi quand on apprit que c’était Alain Resnais qui réalisait un court métrage sur le système concentrationnaire nazi, sous l’égide du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale qui avait désigné comme conseillers historiques Henri Michel et Olga Wormser, secrétaire général et attachée à ce Comité et auteurs de « Tragédie de la déportation », on était d’avance assuré que le film ne serait à tout le moins pas indigne de son terrible sujet.
On pouvait craindre néanmoins que ce sujet, par son insoutenable atrocité, dépassât en quelque sorte les possibilités d’expression du cinéma ou plus précisément que le réalisme du document filmé ne s’avérât par ce réalisme même tout à la fois intolérable pour la sensibilité et cependant encore bien impuissant à rendre compte de l’univers concentrationnaire. Ajoutons enfin, ou surtout, que nous avons vu, il y a dix ans déjà, tant d’épouvantables documents qui n’ont pu quitter nos mémoires que l’idée d’un film qui rouvrirait aujourd’hui ce charnier avait quelque chose d’inquiétant. Que pouvait-on nous dire encore que nous sachions déjà si ce n’était par obsession ou démagogie ?
Constations d’abord qu’en effet le cinéma documentaire est ici, d’un certain point de vue, inférieur au témoignage écrit pour la raison évidente qu’il ne saurait nous montrer l’essentiel de la vie concentrationnaire qui est d’ordre sociologique et moral. Ces aspects ne pourraient qu’être reconstitués dans un film à scénario, mais on peut penser que la subtilité de la littérature y sera toujours plus adéquate.
Cette remarque formulée, il reste à admirer sans réserve Nuit et Brouillard. Non seulement toutes nos craintes se révèlent vaines, mais avec l’aide du commentaire de Jean Cayrol, Alain Resnais a su renouveler notre sensibilité à l’égard du fait concentrationnaire. Si je ne craignais de paraître chercher le paradoxe et de prêter au malentendu, je dirais volontiers que Nuit et Brouillard est un film de douceur et de tendresse, un film de pitié en tout cas et non de haine et de colère. Non que les auteurs aient rien édulcoré - comment le pourrait-on ? - et je sais de mes amis qui ont dû quitter la salle ou fermer les yeux ; mais parce que Nuit et Brouillard est avant tout un regard d’amour et de confiance en l’homme, l’affirmation de l’espoir au-delà de la désespérance. L’herbe ne poussait plus sous les pas d’Attila : l’herbe a repoussé, timide, rase et rare entre les ruines du crématoire, assez pour affirmer que la vie est plus forte que le néant.
Entendez-moi ! Nuit et Brouillard ne conclut ni incite à l’optimisme béat ou à l’oubli, bien au contraire, il nous rappelle la pérennité de la réalité concentrationnaire et nous incite à l’examen de conscience, mais son affirmation est d’autant plus forte et pénétrante qu’elle se situe au-delà des trop faciles colères et des sursauts d’horreur dans cette zone d’immense sérénité qui succède aux larmes du deuil quand l’être aimé peut revivre dans notre souvenir d’une seconde vie. La vérité de Nuit et Brouillard, c’est la douce lumière de l’Homme. André Bazin, février 1956.
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D’abord l’image est en couleurs. On voit le vert de l’herbe, et un long travelling suit les rails d’un chemin de fer, avance vers un sombre bâtiment. La voix de Michel Bouquet s’élève :
« Même un paysage tranquille ; même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe ; même une route où passent des voitures, des paysans, des couples ; même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration… »
Ainsi commence Nuit et Brouillard (prix Jean Vigo 1956), court métrage d’Alain Resnais que François Truffaut qualifiait d’œuvre « sublime, incriticable, pour ne pas dire indiscutable ».
Pendant 32 minutes, un montage d’archives en noir et blanc alterne avec les images d’aujourd’hui. On voit des poteaux de ciment, des fossés mangés par la végétation, des baraques vides, les restes rouillés et délabrés de ce qui fut l’enfer.
Des mois durant, Resnais a fouillé les archives cinématographiques de divers pays. Il a visionné 50 000 mètres de films et systématiquement éliminé l’horreur. Son propos n’est pas d’insister sur la théâtralité macabre du sujet. Avec Jean Cayrol, le romancier et ancien déporté qui a écrit le commentaire, il sait qu’il pourra seulement approcher de la réalité des camps. Si leur film est resté un classique, c’est parce que sa clé en est l’indignation et non pas la haine. Il a pour but de nous faire réagir « avec notre cerveau plutôt qu’avec nos nerfs ».
Depuis Nuit et Brouillard, d’autres cinéastes ont abordé le monde concentrationnaire. Ils ont reconstruit le décor, ils ont romancé leurs scénarios, montré les arrachements des familles, la dispersion des enfants, l’abomination des exécutions massives (Kapo, Au nom de tous les miens, Holocauste).
Ils n’ont jamais atteint à l’intensité de ce court métrage, au lourd recueillement de ce récitatif à la lenteur liturgique, d’une terrible douceur…
Comment, alors que la justice française vient de se distinguer, ne pas être bouleversé par certains passages du commentaire :
« Je ne suis pas responsable » dit le kapo.
« Je ne suis pas responsable » dit l’officier.
« Je ne suis pas responsable ».
Alors, qui est responsable ? Telescope, 1992.
COMMENTAIRES : On l'oublie parfois : d'une durée de trente-deux minutes, Nuit et Brouillard, l'un des films les plus importants d'Alain Resnais, était une commande du Comité d'histoire de la seconde guerre mondiale, un organisme gouvernemental chargé de rassembler de la documentation sur la période de l'Occupation.
Sorti en 1956, dix ans après la libération des camps, produit par Anatole Dauman, Samy Halfon et Philippe Lifchitz, il débute par l'impératif biblique « souviens-toi ». Mêlant archives en noir et blanc et images en couleur, le film fut supervisé par deux historiens de la déportation : Olga Wormser-Migot et Henri Michel. Ecrit par l'écrivain Jean Cayrol, lui-même ancien déporté, le texte est dit par Michel Bouquet – ce dernier, en hommage aux victimes, refusa que son nom figure au générique.
Quant à la musique, composée par Hanns Eisler, elle amplifie l'émotion que l'on ressent en voyant ce film dont le titre évoque le nom donné aux déportés par les nazis : les NN (Nacht und Nebel).
Nuit et Brouillard est un film sur l'univers concentrationnaire, en ce sens qu'il ne différencie pas explicitement les camps de concentration des camps d'extermination. Et si l'on y voit les chambres à gaz d'Auschwitz, la spécificité du génocide juif n'apparaît pas (le mot juif n'est cité qu'une seule fois) : il faudra pour cela attendre le film de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985.
Le film s'achève sur un travelling arrière des chambres à gaz, citant les 9 millions de morts qui hantent le paysage : « Il y a nous, qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin. »
À l'époque, c'est l'allusion à la Collaboration qui fait réagir en France : une des images du film montre un gendarme français dans le camp de Pithiviers, où transitent les juifs avant leur déportation. À la demande de la commission de contrôle, Alain Resnais devra censurer son film, en apposant un bandeau noir sur la photographie incriminée – il y restera jusqu'en 1997. Resnais expliquera également que le Service des armées lui avait refusé l'utilisation d'une archive en raison du « caractère » de son film. Franck Nouchi, 2014.
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Nuit et Brouillard est une commande du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale adressée en 1955 au jeune réalisateur Alain Resnais, pour le dixième anniversaire de la libération des camps nazis. Le film croise films d'archives en noir et blanc et images tournées en couleur par Resnais et ses équipes à Orianenbourg, Auschwitz, Dachau, Ravensbrück, Belsen, où des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont perdu la vie dans les camps d'extermination. Tirant son titre du nom donné aux déportés par les nazis, les "NN" ("Nacht und Nebel"), il décrit avec une grande justesse le fonctionnement de la machine concentrationnaire, en s’appuyant sur le texte de l'écrivain Jean Cayrol, résistant français déporté à Mauthausen. Peut-on oublier l'horreur, feindre de croire que tout cela ne fut que d'un temps et d'un seul pays ?
"Nuit et Brouillard était ce petit film que des gens comme moi ont pris en pleine gueule à douze ou treize ans et qui leur a dit que le cinéma existait, que les camps existaient, que l'homme existait, que le mal existait, et ils ne l'ont plus jamais oublié." (Serge Daney)
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Alain Resnais reprend l’expression « Nacht und Nebel », relative aux opérations de déportation des ennemis de la sécurité de l’armée allemande, pour composer un documentaire engagé et de référence.
François Truffaut écrivait sur Nuit et Brouillard en 1975 : « Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une douceur terrifiante, on sort de là ravagé, confus et pas très content de soi ». En inscrivant les camps de concentration dans l’ordinaire et la routine de la période nazie, Alain Resnais, à la demande du comité d’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, proposait un angle d’attaque décomplexé, et portait un regard acre et corrosif sur ces zones d’humiliations et de dépeçages d’humanité. Un documentaire référence.
1955. 10 ans après la capitulation allemande, montrer l’immontrable ou l’immontré. Réussir à dépasser la culpabilité, l’incompréhension pour accrocher à l’histoire. Dès la deuxième minute, le mot est lâché, froidement et crûment : il s’agira de camps de concentration, Orianenbourg, Auschwitz, Dachau, Ravensbruck, Belsen, Neuengamme, Struthof. En aucun cas, il ne sera question d’édulcorer la réalité. Les barbelés existent bel et bien, et déchiquètent l’écran dans ce paysage qui a la banalité de toutes les campagnes. S’interroger pour comprendre l’incompréhensible, pour se souvenir, pour conserver le passé dans un coin de mémoire afin qu’il ne soit pas vain, et ne redevienne ni présent ni futur, et dans le but de lutter, aussi, contre le négationnisme galopant.
Comment en parler ? Le jeune réalisateur français choisira l’accumulation dans un pamphlet emphatique : le foisonnement des expressions, termes et images emprisonne dans un constat nourri de chiffres, dans cet enfer que l’on croit trop cruel pour être vrai. Ces portes de train qui se referment sur ces vies passées à trépas, ce travelling avant longeant des rails anodins, qui ont supporté des sommes de malheur et de désespoir, enserrent les camps de concentration dans la linéarité : la vie continue, mais la mémoire persiste, et permet d’attacher le présent au passé. D’ailleurs, le montage ajoute à cet effet : aux lambeaux d’Histoire succèdent les images de cette morne campagne, silencieuse, déroutante de normalité mais cachant son trouble passé.
Puis, la couleur laisse la place au noir et blanc, à l’histoire captée et figée, aux images d’archive qui n’en ont que le nom tant leurs souvenirs sont essentiels. Le plus grand mérite d’Alain Resnais est d’avoir glacialement et ordinairement appréhendé cette page concentrationnaire, pour la considérer dans sa réalité, celle d’un événement historique mémorable, et ce en la disséquant méthodiquement, de sa conception architecturale à sa survivance dans les paysages modernes. Les hordes nazies exhortent à une Nation sans fausse note, les mains se tendent dans un salut malheureusement passé à la postérité, une foule se subsume au discours nationaliste : la caméra s’accroche à ces premiers pas qui mènent à la folie humaine. 60 ans seulement nous séparent de cette période. Une éternité semble-t-il.
La caméra pousse alors les portes de l’enfer. Primo Levi, dans Si c’est un homme, confessait ses premières impressions de déportés dans les camps de la mort : " Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s’ouvrit avec fracas, l’obscurité retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire (...) Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant.".
Les camps blasphématoires, blocs rugueux et hermétiques, représentent à eux seuls la rigueur nazie : des lignes droites qui enferment, des zones angulaires qui apparaissent menaçantes, des impasses implacables qui sentent le napalm et la mort.
« Arbeit macht frei" (" Le travail libère ") sonne alors comme une sentence, un châtiment supplicier rejoignant l’étymologie du terme, « tripalium », instrument de torture. Retour aux sources du travail, des visages émoussés et creusés par ce mélange acide de labeur et d’apeurement, des corps étiques se mouvant avec difficulté et lenteur, et sur lesquels claquent les fouets acérés des kapos. Les images, aussi insoutenables soient-elles, sont insuffisantes pour comprendre l’état d’esprit et la douleur de ces corps dédiés à la mort. Par ces diapositives, la voix délicieusement critique de Michel Bouquet et le texte nécessairement engagé de Jean Cayrol déployé sur une musique de Hans Eissler, Alain Resnais repousse les faux semblants et nous jette à la figure l’irrévocabilité d’une tragédie mondiale.
Sur fond d’énonciation factuelle, la caméra « empirique » se promène à travers les latrines, ces trous béants que l’on imagine aisément gueules de l’enfer. Le propos frôle le sociologisme : la vie des camps de concentration s’organise, malgré la souffrance, la douleur, comme dans n’importe quelle société humaine. Les photographies s’enchaînent et tissent les règles de ces lieux de non droit, de ce retour à l’état de nature où les plus forts sont redoutés et la finalité connue. Point de lyrisme outrancier, les chiffres, implacables, sont là pour rappeler qu’il n’est en aucun cas question de fiction mais bien de réalité et d’histoire.
Dans une analogie, peut-être discutable, entre camps de concentration et camps d’extermination, les crématoires sont présentés comme cartographiques et image d’Epinal, devant lesquels, aujourd’hui, les touristes se font photographiés. Ils sont devenus composantes du paysage, neutres, tombés dans l’oubli de leur signification, éléments d’un décor banal. Mais en s’approchant de plus près, du plafond labouré par les ongles de victimes naît l’horreur insoutenable de l’anéantissement technicien. Le propos dévoile alors les ruses et les artefacts nazis pour capitaliser sur cette extermination massive. Les associations les plus impensables et perverses sont alors imaginées : peau = savon, cheveux = tapis, os = engrais, des correspondances avilissantes qui dépassent l’entendement.
Puis, la caméra émoussée repart dans les errements étudiés à la rencontre de ces enfilades de façades rouges qui transpirent le sang des victimes. Calmement, minutieusement, elle embarque dans ces bâtiments de la mort qui semblent presqu’inoffensifs aujourd’hui.
Enfin vient le moment de la libération, et l’heure du jugement sous les regards encore craintifs des déportés. Infirmières, kapos, SS défilent dans une parade stoïque qui ne laisse échapper aucune once de culpabilité. « Je ne suis pas responsable » se défausseront les bourreaux, agents exécutifs d’une volonté étrangère, mais en aucun cas auteurs de leurs actes, selon eux. Stanley Milgram, dans Soumission à l’Autorité, relevait cette faculté humaine à « dépouiller son humanité et, pis encore, l’inéluctabilité de ce comportement ». Alors, qui est coupable ? 60 ans après, les coupables ont été identifiés, le génocide juif a été reconnu, la culpabilité marque encore tout un peuple allemand, et des familles entières vivent toujours sur les souvenirs de ce massacre. Que reste-t-il à faire si ce n’est : ne jamais oublier pour ne pas reproduire ?
« Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus ... Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
John Locke écrivait : « La mémoire est une table de bronze remplie de caractères que le temps efface insensiblement si l’on n’y repasse quelquefois le burin ». Durant 30 minutes, le burin passe et repasse et grave dans nos mémoires ce passé... au fer rouge- sang. Florent Ouhmedi.
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Nacht und Nebel – N.N. – Nuit et Brouillard. Par ces mots, les nazis désignaient une catégorie de déportés résistants ou de race « impure » - jugés par eux comme les plus dangereux et promis à une extermination rapide dans des camps concentrationnaires.
Enfant dans les années soixante, ma relation avec les images audiovisuelles se limitait pour ainsi dire aux émissions de la télévision scolaire auxquelles j’assistais dans la modeste salle des fêtes de mon école primaire, en compagnie d’une douzaine d’autres gamins, à raison de deux ou trois séances par trimestre. De ces programmes, toujours en noir et blanc, j’ai pratiquement tout oublié, à l’exception d’une séquence sur la sexualité des animaux et de la diffusion, un après-midi de mai, du film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, maintes fois revu depuis, dont j’ignorais évidemment à l’époque qu’il représentait l’honneur même du cinéma et qu’il serait plus tard à la base de mon rapport à cet art, comme il le fut pour tant d’autres avant moi. Ce moment fut important, peut-être même fondateur, au point que je n’ai jamais pu parler de Nuit et brouillard sans évoquer la mémoire de mon instituteur, les multiples précautions qu’il avait prises ce jour-là avant de nous le présenter, sa douceur à notre égard dans la semaine qui suivit et, surtout, le silence qui nous avait ensuite accompagné au sortir de la projection, nous d’ordinaire si bavards, tandis qu’en rang par deux nous montions avec lui jusqu’en haut du village, à la rencontre d’une rescapée du camp de Ravensbrück. De l’école à sa maison, dans l’intervalle de la marche, tandis que nous progressions de plus en plus graves, en nous les images du film commençaient à faire dépôt – empilements de corps décharnés, monstrueux entassements de chaussures, de lunettes ou de cheveux tondus, regards à la caméra de survivants exsangues, vidés de toute expression : des images dont nous savions déjà, même intuitivement, qu’elles ne nous quitteraient jamais. Nous avions dix ou onze ans et sans doute étions-nous trop jeunes pour prendre exactement la mesure de la spécificité de l’Holocauste ; il n’empêche que quelque chose d’essentiel nous avait été transmis, par Alain Resnais d’abord, par notre instituteur à sa suite, comme s’ils s’étaient passé le relais : la conscience qu’un événement d’une horreur indépassable s’était produit dans l’histoire des hommes, affectant l’espèce humaine dans sa définition même, dont l’ampleur nécessitait un tel dispositif scolaire d’exception pour être dite à des enfants.
Nombreux sont ceux qui témoignèrent par la suite de cette expérience unique où, pour la première fois peut-être dans un cadre scolaire, le passé fut transmis par la puissance réflexive des images et non plus par le texte. En ouverture de « Persévérance », son dernier livre, paru deux ans après sa mort, Serge Daney fait ainsi remonter à sa découverte de Nuit et brouillard au lycée Voltaire, en 1959, sa décision de consacrer sa vie à l’analyse des images d’un point de vue de cinéma. Ces quelques lignes, souvent citées, comptent parmi les plus fortes qu’il ait écrites :
Étrange baptême des images : comprendre en même temps que les camps étaient vrais et que le film était juste. Et que le cinéma – lui seul ? – était capable de camper aux limites d’une humanité dénaturée. Je sentais que les distances mises par Resnais entre le sujet filmé, le sujet filmant et le sujet spectateur étaient, en 1959 comme en 1955, les seules possibles. Nuit et brouillard, un « beau » film ? Non, un film juste. (...)Aucune « belle image » ne me tiendrait quitte de l’émotion – crainte et tremblement – devant les choses enregistrées. (...) Les corps de Nuit et brouillard et, deux ans plus tard, ceux des premiers plans d’Hiroshima mon amour sont de ces « choses » qui m’ont regardé plus que je ne les ai vues. (...) C’était donc par le cinéma que je sus que la condition humaine et la boucherie industrielle n’étaient pas incompatibles et que le pire venait juste d’avoir lieu — Serge Daney, Persévarance.
Nuit et brouillard : un film juste. De fait, la représentation de la Shoah pose des questions nouvelles aux cinéastes, nées de la spécificité même du génocide : extermination systématique des juifs d’Europe, pensée puis planifiée de façon scientifique, à échelle industrielle ; recyclage automatique des déchets ; refus de sépultures ; disparition de toute preuve et de toute trace de leur existence.
Que peut l’histoire, que peut l’image cinématographique, que peuvent-elles ensemble face à la volonté que n’ait pas été ce qui a été ? L’extrême de cette volonté, on le sait, se nomme en allemand "Vernichtung" : réduction à rien, c’est-à-dire anéantissement mais aussi anéantissement de cet anéantissement — Jacques Rancière, L'Inoubliable.
Quelle attitude adopter devant l’absence d’images, puisque les seules dont nous disposons sont celles de la libération des camps, images d’après le pire, de charniers, de fantômes, de survivants, enregistrant les traces de l’événement, mais échouant à rendre compte de la réalité de l’événement lui-même ? En acceptant de réaliser Nuit et brouillard à la demande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dans un film qu’il destine au public le plus large, Alain Resnais, aidé de son collaborateur Jean Cayrol, poète, essayiste et ancien déporté au camp d’Oranienburg, choisit d’affronter la question centrale du cinéma : celle de ses limites et de ses pouvoirs, de l’irreprésentable et de l’infilmable. Il y répond de la seule manière possible, en soumettant ses choix formels au préalable d’une réflexion sur l’éthique et sur la place qu’il entend réserver, en tant que cinéaste, à ses futurs spectateurs.
On compte 297 plans dans Nuit et brouillard : 269 sont en noir et blanc et 28 en couleur, ces derniers d’une durée moyenne de vingt secondes, pour quatre seulement aux précédents. L’alternance régulière des images en noir et blanc et des images en couleur correspond pour Alain Resnais à une définition active de la mémoire, envisagée tout au long de son œuvre comme ce qui fait toujours retour. Pour le cinéaste, la mémoire est ce mouvement, du bas vers le haut, par lequel remonte à la conscience ce que l’esprit avait enfoui. Telle apparaît ainsi la fonction de cette alternance : faire en sorte que les images exhumées, revenues des profondeurs, puissent sédimenter ; qu’elles ne disparaissent pas aussitôt apparues, emportées par l’émotion ; qu’elles ne « passent » pas, qu’elles nous travaillent, qu’elles nous parlent. Au noir et blanc, il consacre donc le traitement des documents d’archives, l’évocation des délires nazis, la description minutieuse et complète de l’implacable mécanique de mort mise en place par ceux-ci. À la couleur, il réserve les lents travellings méditatifs, filmés à Auschwitz par son équipe technique, sur les lieux mêmes de l’horreur, en 1955 : dispositif modeste, mais qui permet d’arrêter le flux des images, d’intercaler du temps entre les séquences, de les creuser, de les réfléchir au présent. En noir et blanc : le récit et l’Histoire. En couleur : la charge d’empêcher la plaie de se refermer et les images d’archives, toujours trop spectaculaires, de suturer ou de se boucler sur elles-mêmes en un ensemble trop lisse, trop confortable, trop cohérent.
En faisant tout le film en noir et blanc, je craignais d’obtenir avec ces vieilles pierres, les barbelés et un soleil de plomb, un romantisme qui n’aurait pas du tout été de bon aloi. — Alain Resnais à la revue "Premier plan", 1961.
Manière de situer Nuit et brouillard du côté de la pensée, au plus loin possible du spectacle mis en scène et de l’empilement du visible.
Depuis le succès de La Liste de Schindler de Steven Spielberg, la représentation des camps est au centre d’un nombre de plus en plus important de fictions, au point d’apparaître comme un nouveau genre cinématographique à part entière, que l’on pourrait qualifier de « film-Auschwitz » ou fiction héroïque sur fond d’extermination. À chaque fois, il s’agit d’imager l’histoire d’un ou de plusieurs survivants (c’est-à-dire l’exception) dont nous suivons les épreuves et les humiliations contre la promesse d’un happy end, à grands coups de suspense et de dramatisation. Pour ces cinéastes, filmer le génocide a cessé d’être un problème spécifique et les questions qu’ils se posent sont celles qu’ils se posent pour tout film, thriller ou comédie de situation : comment faire exister un personnage ? Comment émouvoir ou faire rire ? Comment rendre crédible le scénario ? Comment exhiber sa mise en scène afin d’être perçu comme un auteur ou un artiste ? Face à tant de cynisme et de surenchère audiovisuelle, comment ne pas désirer revenir à la sobriété d’Alain Resnais, à la réduction des moyens comme il l’a pratiquée, à cette façon de s’en tenir aux gestes les plus simples du cinéma : un travelling latéral sans cesse répété, obsédant, lancinant, sans aucun effet sinon celui de garantir la transmission ? Face à l’exhibitionnisme obscène d’un Spielberg (caméra dans les chambres à gaz, caméra dans les wagons de la mort, les camps comme si vous y étiez, en simulation virtuelle comme dans un parc d’attractions : Auschwitzland après Jurassic Park), comment ne pas revenir buter sur les regards vides des déportés sans identité de Nuit et brouillard, sur ces visages dont nous sommes à peine capables de supporter la vision tant leur « infranchissable altérité nous maintient sur une autre scène » (Marc Vernet) ? « Arrêt sur le spectateur, arrêt sur l’image », là où le cinéma entre dans « son âge adulte. La sphère du visible a cessé d’être tout entière disponible : il y a des absences et des trous, des creux nécessaires et des pleins superflus, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants. » (J. Rancière)
On doit ainsi à Alain Resnais d’avoir rendu le cinéma possible après Auschwitz, à condition de considérer le cinéma pour ce qu’il est : un art de faire apparaître l’invisible, un art de faire voir au-delà.
Parce que l’art est toujours le présent d’une absence, parce qu’il est ainsi seul propre à rendre sensible l’inhumain. (...) [À cette condition,] la représentation peut alors retrouver son sens exact et premier (philosophique et artistique) : non pas une reproduction, elle-même soumise aux limites d’un « point de vue », mais un geste qui fait venir à la présence, une présentation. — Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », in "L’Art et la mémoire des camps", Le Seuil, 2001
Patrick Leboutte
chapitre de l'ouvrage « Ces films qui nous regardent », éditions La Médiathèque, 2002
LE CONVOI
Convoy
de Sam Peckinpah, US, 1978, 1h50, Couleurs
avec Kris Kristofferson, Ali McGraw, Ernest Borgnine…
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RÉSUMÉ : Aux Etats-Unis, les routiers forment une confrérie très soudée, dont le principal ennemi est la police. Pour passer le temps, mais aussi pour s'avertir du voisinage de voitures à gyrophare, ils communiquent par le fameux "canal 19". Rubber Duck, un jeune chauffeur au caractère bien trempé, a pris à son bord une journaliste, Melissa, lâchée par son cabriolet. À ses trousses caracole le terrible Lyle Wallace, un policier sadique que Rubber Duck vient de corriger lors d'une bagarre homérique. L'épreuve de force s'engage. Tandis que des dizaines d'énormes camions se soudent autour du monstre rugissant que conduit Rubber, la police, dépassée, ne sait comment faire cesser la provocation. Un politicien tente de s’interposer…
POINTS DE VUE : En juin 1978, lorsque le Convoi sort sur les écrans américains – deux mois avant la France –, Sam Peckinpah, son réalisateur, a 53 ans et sa filmographie compte une dizaine de titres, dont Major Dundee, la Horde sauvage ou les Chiens de paille. Il lui reste six ans à vivre et un seul film à tourner.
Toujours nostalgique du grand Ouest – son grand-père avait bien connu Calamity Jane ! –, il voulut faire de cette nouvelle grosse production un western moderne où les chevaux seraient remplacés par d’énormes camions roulant en caravane et à tombeau ouvert dans la poussière des déserts de l’Arizona et du Nouveau Mexique. Pour incarner ces cowboys d’un nouveau genre, le cinéaste engage un trio d’acteurs qu’il a déjà dirigé : Kris Kristofferson dans Pat Garrett et Billy le Kid – c’était lui le Kid – et Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia, Ernest Borgnine dans la Horde sauvage et Ali MacGraw dans Guet-apens. Résultat : un western moderne, une comédie ironique, voire autoparodique, mais aussi, comme l’écrira Charlie Hebdo : « une comédie musicale du poids lourd » ! Laurent Bourdon.
Tourné dans la continuité de Croix de fer, Le Convoi est un road movie qui tourne un peu court en dépit d'un sujet passionnant et d'une mise en scène, comme à l'habitude, efficace. Mais Peckinpah, qui voulait faire de son film une sorte de "Horde sauvage" moderne avec des semi-remorques comme personnages en lieu et place de desperados, eut tant de difficultés au tournage et au montage qu'insatisfait de son matériau, il ne chercha pas à défendre le film contre son charcutage. Au vu de certaines scènes, on ne peut que le regretter.
De la chanson à l'écran Le Convoi fait partie de ces films dont l'histoire est inspirée par une chanson, en l'occurrence "Convoy" de C.W. McCall. On peut citer également Alice's Restaurant (d'après la chanson "Alice's Restaurant Massacre" de Arlo Guthrie), The Indian Runner (d'après la chanson "Highway Patrolman" de Bruce Springsteen) et Hitcher (d'après la chanson "Riders On The Storm" des Doors). Jean Tulard.
Rubber Duck est un de ces routiers qui sillonnent le désert américain au volant de puissants camions équipés d'émetteurs- récepteurs. Par le canal 19, les routiers peuvent s'avertir des dangers, se secourir et se coaliser contre l'ennemi juré : la police, personnifiée par le sadique shérif Lyle Wallace, qui use de tous les motifs pour exercer sur eux un racket impitoyable.
Le Convoi est un film mineur dans l’œuvre de Sam Peckinpah, qui d'ailleurs s'en désintéressa après un premier montage modifié par le producteur. Le rythme soutenu épouse la construction mélodique de l'excellente bande sonore aux accents country de Chip Davis et Bill Fries. Rubber Duck, attaché aux valeurs de l'Amérique des pionniers, tient à la fois du cow-boy et du hors-la-loi. Ballotté entre l'adaptation à la vie moderne et le refus de s'intégrer à une société policée et pervertie par les médias, il erre sur les routes, masquant son désarroi et ses doutes. Sans racines ni territoire, il présente bien l'instabilité émotionnelle des héros peckinpiens, qui finissent par disparaître d'un monde qui ne leur convient pas dans une explosion de violence. Télérama.
Rubber Duck est rejoint par ses anciens collègues camionneurs dans un mouvement contestataire contre le shérif Wallace qui agit comme un véritable tyran. Leur convoi parcourt les routes du Nouveau-Mexique jusqu’au moment où les forces de l’ordre les arrêtent en les empêchant de poursuivre. L’affaire commence alors à se médiatiser...
Le Convoi, avant-dernier film de Peckinpah, est assez symbolique de sa triste fin de carrière. L’histoire, simplissime, (le scénario est écrit à partir d’une chanson !) tient de l’affrontement binaire, mais après tout nombre de grands films reposent sur une idée minimale. Sauf que de cette commande le cinéaste ne sait pas quoi faire. Sans doute eût-il fallu éviter l’humour bas de gamme, affiner les dialogues, retravailler le montage ... On voit bien ce qui manque à ce Convoi, sans même le comparer aux chefs-d’œuvre du grand Sam.
Reste que tout n’est pas à jeter, fort heureusement. Dans quelques séquences, Peckinpah retrouve sa verve : il n’est que de citer la poursuite dans le sable, dans laquelle il utilise toutes les possibilités esthétiques de la poussière. De tels moments font passer les longueurs redoutables ou les absurdités scénaristiques.
Mais ce qui nous réjouit surtout, et sauve le film du naufrage, c’est ce qu’on pourrait appeler le jeu de massacre nostalgique. Jeu de massacre, en effet, et pas seulement parce qu’on y démolit allègrement meubles et véhicules ; plus profondément, c’est les responsables de l’Amérique contemporaine que Peckinpah dézingue : la police corrompue, les politiciens opportunistes, les spécialistes de la technologie ridicules (que penserait-il aujourd’hui ?), tout ce qui représente l’autorité ou la modernité s’écroule sous les assauts de ce bulldozer qu’est Le Convoi. À ces incapables s’oppose le « bon peuple », l’Amérique profonde, celle du bon sens, qui va soutenir Duck et sa folle course. Les routiers eux-mêmes sont des représentants des « vraies » valeurs, entre religion sauvage et altruisme. Évidemment, on ne cherchera pas ici de « politiquement correct », entre misogynie et goût de l’alcool. C’est un monde viril, voire machiste, fier de son torse comme de son camion, même si la caricature continuelle limite cette apologie.
Mais ce qui frappe surtout dans ce film « malade », c’est le regard désabusé que Peckinpah porte sur son pays et sur le cinéma. Il a beau multiplier les tics qui ont fait sa réputation, il ne les applique plus qu’à circonstances médiocres, comme le ralenti pour une banale bagarre. Comme dans ses grands films, il s’attache à la mutation d’un monde, mais il n’y croit plus. À la lettre, ce monde est devenu insensé : Duck lui- même reconnaît l’absurdité du voyage qui n’est fait que pour « avancer ». Il n’y a rien au bout, il n’y a pas de grandeur ni de dessein. Les convoyeurs « avancent » parce qu’il n’y a rien d’autre à faire ; toutes les justifications sont évacuées, jusqu’à la manifestation contre les limitations de vitesse. S’il y a épopée, c’est celle, dérisoire, de quelques révoltés minables et sans ampleur. En ce sens il n’est pas indifférent que Peckinpah applique ces effets de style à des situations dégradées, comme un adieu au cinéma qu’il a aimé et participé à construire. Jusqu’ici il regardait un monde fatigué ; à présent c’est son regard qui est fatigué, qui n’arrive plus à prendre au sérieux la violence et préfère traiter en ellipse le tabassage du Noir. La sécheresse et l’âpreté qui étaient sa marque de fabrique sont évacuées : elles ne conviennent plus à l’époque.
Le Convoi est indiscutablement un Peckinpah mineur, presque une parodie de ses grandes œuvres. On est à vrai dire consterné par certaines séquences et constamment affligé par le scénario. Néanmoins, comme en un sens pour les derniers Hitchcock, le film reste passionnant en ce qu’il est un commentaire dégradé des films précédents. C’est évidemment décevant de la part d’un cinéaste majeur, mais suffisant pour regarder ce long-métrage avec intérêt et quelquefois plaisir, voire un plaisir coupable. D’autant que les seconds rôles, et en particulier, Ernest Borgnine, sont savoureux. François Bonini.
49ÈME PARALLÈLE
49th Parallel
de Michael Powell, 1941, GB, 2h03, Noir et Blanc
avec Laurence Olivier, Leslie Howard, Raymond Massey…
RÉSUMÉ : Pendant la Seconde Guerre mondiale, un sous-marin allemand coule un navire près des côtes canadiennes. Aussitôt, il tente un repli stratégique vers la baie d'Hudson mais il est repéré et bombardé. Six marins allemands survivants se retrouvent seuls sur le gigantesque territoire canadien. Ils doivent traverser le pays, rejoindre les États-Unis encore neutres, et espérer ainsi s'échapper du continent pour retourner en Allemagne.
POINT DE VUE : Le 49ème Parallèle réalisé et produit par Powell s’inscrit clairement dans la production antinazie de l’époque – le film encourage l’entrée en guerre des Etats- Unis – mais il le fait d’une manière anti conventionnelle.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, un sous-marin allemand est coulé près des côtes canadiennes. S’engage alors une chasse à l’homme et une course poursuite entre les autorités et un groupe de rescapés commandés par le lieutenant nazi Hirth (excellent Eric Portman), le gouvernement canadien mettant tout en œuvre pour intercepter les intrus avant qu’ils ne puissent rejoindre les Etats-Unis, encore neutres. L’idée géniale du film est de rester avec les fugitifs, de les étudier et de les humaniser et de choisir comme personnage central le redoutable et impitoyable Hirth, froid mécanisme obsédé par sa mission et qui finira seul, le scénario procédant à l’élimination progressive de ses troupes. Powell ausculte les dissensions au sein d’un groupe de soldats allemands obligés de se cacher en territoire ennemi. Il distingue les nazis fanatiques prêts à tuer pour protéger leur progression à l’intérieur du Canada en direction des Etats-Unis y compris parmi leurs propres hommes, et les soldats dont la foi dans la doctrine du IIIème Reich vacille devant la violence de leur chef et au contact des Canadiens.
Le 49ème Parallèle est ainsi constitué, à la manière d’un récit picaresque, de différentes étapes qui correspondent aux personnes rencontrées, prises en otages ou tuées par les Allemands au cours de leur fuite : un trappeur québécois interprété avec beaucoup de fantaisie par un Laurence Olivier à l’accent savoureux, une communauté religieuse germanique implantée au Canada, un milliardaire excentrique américain... Chaque péripétie, chaque nouveau caractère permettent à Powell et Pressburger d’opposer le fanatisme nazi à plusieurs points de vue sur la guerre et le nationalisme. Ce scénario profondément original apporte une dimension philosophique et humaniste à un trépidant récit d’espionnage, et propose un exemple réellement atypique de cinéma de propagande. Olivier Père, 2014.
CRITIQUE : Peut-être après tout n’est-il pas mauvais que ce film anglais de Michael Powell, réalisé en 1940 alors que les USA n’étaient pas encore en guerre avec l’Allemagne et qu’il s’agissait même de bien convaincre les dominions de leur solidarité avec leur mère Angleterre, peut-être, dis-je, n’est-il pas mauvais qu’il ne nous parvienne qu’avec dix ans de retard. Ses qualités n’en ressortent que mieux. Car il est étonnant qu’une œuvre de circonstance aussi précisément marquée par les nécessités de la propagande tienne aujourd’hui aussi admirablement « le coup ».
C’est le récit (dont je ne sais la part exacte de vérité historique) de l’odyssée de six membres de l’équipage du U.37, un sous-marin allemand parvenu jusqu’aux côtes septentrionales du Canada. Le submersible, repéré par l’aviation, est détruit mais les survivants qui ont pris pied sur la terre ferme commencent une extraordinaire promenade en territoire ennemi, moitié fuite, moitié tournée de propagande. Après avoir abominablement exterminé quelques habitants d’un village esquimau, ils s’emparent d’un hydravion et foncent vers le sud. L’appareil trop chargé tombe dans un lac, les six rescapés ne sont plus que quatre. Ils sont recueillis par une curieuse colonie religieuse d’émigrés allemands, qu’ils s’efforcent en vain d’endoctriner, mais c’est au contraire l’un des nazis qui se laisse convertir. Les trois autres entreprennent alors une marche de deux mille kilomètres, vers le 49e parallèle, c’est-à-dire vers les USA dont la neutralité leur garantit le rapatriement vers l’Allemagne. Traqués, ils vivent de rapine, assassinant sans remords, quand il le faut, l’un de ces démocrates dégénérés assez fous pour combattre le Reich et assez lâches pour y mettre encore de la réticence et du fair-play. Un seul, le chef, parviendra jusqu’à la frontière, mais, grâce à la vigilance d’un douanier, sera refoulé vers le Canada, où la suite de l’histoire le considérera sans doute comme l’un des premiers criminels de guerre allemands.
Le film ne cache assurément pas son propos qui est de prouver aux Canadiens, et même peut-être indirectement aux Américains, par une histoire, vraie ou vraisemblable, que le péril nazi ne s’arrête pas aux côtes occidentales de l’Angleterre. Mais il le fait sans recourir à la caricature ou en excitant une haine purement passionnelle. C’est une démonstration, certes, mais calme, raisonnable, et d’autant plus convaincante, surtout intelligemment fondée sur une psychologie exemplaire, mais non sommaire, et la peinture pittoresque de la vie canadienne. La communauté huttérite, la fête indienne, la vie des trappeurs du Grand Nord, dans l’admirable paysage de forêts et de lacs, intéresseraient déjà le spectateur, même si le film ne lui offrait pas le plaisir supplémentaire d’une interprétation admirablement dirigée parmi laquelle il faut évidemment distinguer Leslie Howard, dont ce fut, hélas ! la dernière apparition sur l’écran. André Bazin, Le Parisien libéré, avril 1952.
DUEL SOUS LA MER
Submarine Command
de John Farrow, 1951, US, 1h27, Noir et Blanc
avec William Holden, Nancy Olson, William Bendix…
RÉSUMÉ : Sous-marin commandant Ken White est obligé de plonger tout à coup, laissant son capitaine et un autre membre d'équipage à mourir en dehors de la sous pendant la Seconde Guerre mondiale. Les années suivantes de missions au sol de la marine sans signification et l'animosité d'un ancien marin, quitter White (maintenant capitaine) se sentir coupable et vide. Sa vie en spirale vers le bas et sa femme est sur le point de le quitter. Tout à coup, il est forcé dans une situation de sauvetage dangereux au début de la guerre Koren .... réaffectés au même sous-marin où tous ses problèmes ont commencé.
CRITIQUE : La vie et les périls des sous-mariniers, auxquels on doit quelques films de qualité tournés avant ou pendant la guerre, n’ont plus fourni prétexte à scénario depuis plusieurs années. Les Maudits, de René Clément, doit être le dernier film en date. Duel sous la mer ne cache pas que, si les scénaristes de Hollywood s’intéressent de nouveau aux sous-marins, c’est que quelques-uns d’entre eux au moins sont de nouveaux mobilisés à des fins militaires sur le théâtre de Corée.
C’est ici l’histoire d’un jeune officier (William Holden), second sur un sous-marin et qui en devient commandant le jour même de la fin de la guerre. Cette promotion est due à la mort du commandant lors de l’attaque d’un convoi japonais. Le salut du navire dépendait de la rapidité d’une plongée ; le second abandonna délibérément son chef blessé sur le pont. Bien que, de l’avis de tous ses supérieurs, et même de la veuve du commandant, il n’ait fait, en ordonnant cette manœuvre, que son devoir, le nouveau commandant en conçoit un remords lancinant. Remords qui tourne à l’obsession dans l’inaction bureaucratique de la marine démobilisée : les sous-marins sont « mis dans la naphtaline ». La jeune femme de l’officier essaie de le convaincre de démissionner de la marine et d’occuper un emploi civil. Il s’y refuse et elle songe au divorce. Le scénario en est là quand - j’allais écrire : contre toute attente - le sous-marin est sorti du coton et envoyé en Corée. Au cours d’une mission de sabotage dans les lignes ennemies, William Holden ordonne une manœuvre extrêmement périlleuse. Le sous-marin est coulé, l’équipage sauvé, mais la mission accomplie. Pour avoir pris ce risque, notre officier retrouve sa bonne conscience : il est assuré de n’avoir pas noyé jadis son commandant par pusillanimité. Du coup, la paix revient, bien entendu, dans le ménage, qui aura au moins un enfant.
Ce n’est pas émettre une opinion politique sur l’effort militaire des USA que de trouver excessif qu’on nous présente comme un intérêt, même accessoire, des batailles de Corée la liquidation des complexes laissés dans l’âme des militaires de carrière par la guerre précédente !
L’étonnant, c’est que, sur ces données plus indécentes qu’absurdes, scénariste et metteur en scène sont parvenus à réaliser un film souvent captivant et parfois émouvant (je pense, en particulier, à l’adieu des femmes des sous-mariniers, au petit jour, sur l’embarcadère). William Holden n’y retrouve pas un rôle aussi convaincant que celui de Sunset Boulevard. Nancy Olson a un bien étonnant visage. André Bazin, Le Parisien libéré, juin 1952.
INTRIGUES EN ORIENT
Background to Danger
de Raoul Walsh, 1943, US, 1h20, Noir et Blanc
avec George Raft, Sidney Greenstreet, Peter Lorre…
RÉSUMÉ : Envoyé en Turquie pour combattre les services allemands, un agent secret américain est sauvé grâce aux Russes.
À Ankara, pendant la Seconde Guerre Mondiale, il tente d'empêcher une alliance entre la Turquie et l'Allemagne.
POINT DE VUE : Après Gentleman Jim et en profitant du succès de Casablanca, Walsh réalise ce petit film de guerre et d’espionnage, dans un Orient de studio : si le patriotisme n’y est pas exacerbé, quand bien même les Nazis font preuve d’un machiavélisme serein, c’est que ce qui intéresse le cinéaste n’est pas la conjoncture internationale ou la neutralité de la Turquie, ni même vraiment l’identité des nombreux espions qui parsèment le film. Non, ce qui l’intéresse, c’est l’efficacité : dès le début, avec un attentat à la bombe, jusqu’aux dernières minutes, l’action règne en maître ; Walsh supprime tout ce qui ne lui est pas nécessaire : ni trajets sans intérêt, ni romance (celle-ci est expédiée presque comme un clin d’œil), ni psychologie ou longues justifications. Si Joe (l’impavide George Raft) prend le train, c’est pour en être chassé ; s’il emprunte une voiture, il est vite poursuivi ; et ainsi de suite : chacun de ses mouvements a des conséquences musclées, ce qui rend le film trépidant, au mépris évidemment de la vraisemblance, et parfois de la simple cohérence.
L’efficacité est aussi à chercher du côté du scénario, signé W. R. Burnett, (avec, dit-on, le concours de Faulkner), et du roman d’origine écrit par le spécialiste Eric Ambler. Autant de collaborateurs prestigieux qui transforment une simple histoire en boule d’énergie, en trajectoire rectiligne qui avance tout en dépense physique. Rien ne vient entraver l’obstination du héros dans sa course contre les projets nazis. Pour autant, le film n’est jamais bâclé : les décors, de l’ambassade allemande, imposante et géométrique à l’hôtel miteux rongé par l’obscurité, la photographie signée par le vétéran Tony Gaudio, l’interprétation même (quel plaisir de retrouver Peter Lorre ou Sydney Greenstreet) font l’objet de soins attentifs, prouvant encore une fois à quel point le cinéma hollywoodien classique savait utiliser au mieux ses employés.
Certes, on regrettera le traitement réservé aux autochtones (ridicules ou inconsistants au point que leur mort passe inaperçue) ou quelques effets datés (la maquette du train...) ; on s’amusera en revanche des clins d’œil à Scarface (Raft qui jette sa pièce ou devient balafré) mais surtout, à suivre méthodiquement cette intrigue complexe et jamais ennuyeuse, jeu de masques et d’apparences sur fond paranoïaque, on sera épaté par la vitalité sans failles d’une œuvre qui, sans être majeure, ne démérite ni ne déçoit. François Bonini.
CRITIQUE : Ne croyez pas que les vieux stocks de films américains de la production de guerre soient épuisés. On nous a réservé pour l’été quelques bobines de derrière les fagots, telles que ces Intrigues en Orient, d’une désuétude attendrissante. Cela doit se passer à peu près aux temps de l’entrevue de Yalta, quand M. von Papen était ambassadeur à Ankara. Il paraît que la capitale turque était, en fait d’espionnage, le Tanger du Proche-Orient. En tout cas, à en juger par ce film, vous ne sauriez vous assoir dans l’autobus sans que votre vis-à-vis soit un agent de contre-espionnage d’une puissance ennemie. La petite originalité de cette intrigue réside dans le soigneux emmêlement des fils conducteurs. Il faut attendre les trois quarts du film pour savoir si décidément Peter Lorre est un vrai espion russe ou un faux agent nazi. Nous vous en laissons, si le cœur vous en dit, la surprise. Ceci se passait naturellement en un temps où les Russes et les Américains se considéraient encore effectivement comme des alliés, ce qui donne à l’histoire une saveur anachronique qui n’est pas son moindre agrément. Pour le reste, les invraisemblances matérielles et psychologiques sont accumulées avec un parti pris bien arrêté de ne point compter avec l’éventuel sens critique d’un public plus ou moins anesthésié par les chaleurs.
Une seule remarque à faire sur l’interprétation : celle de Peter Lorre, qui surclasse, de loin ses camarades et nous ferait, pour un peu, croire à son personnage. André Bazin, Le Parisien libéré, 1949.
VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS
Twenty Thousand Leagues under the Sea
de Richard Fleischer, 1954, US, 2h07, Couleurs
avec Kirk Douglas, James Mason, Paul Lukas…
RÉSUMÉ : En 1868, un monstre mystérieux s'acharne sur les bateaux naviguant dans l'océan Pacifique. Alarmé par ce phénomène, le gouvernement américain arme une frégate. Ned, un fabuleux harponneur, Aronnax, un homme de science et son assistant partent à la recherche du supposé monstre marin...
POINT DE VUE : Publié en 1865, le roman "20.000 lieues sous les mers" de Jules Verne donne lieu très tôt à des transpositions cinématographiques. Dès 1905, une version américaine, 20.000 LEAGUES UNDER THE SEA, à propos de laquelle on sait peu de choses, sort sur les écrans. Deux ans plus tard, Méliès s'inspire vaguement de Verne pour proposer une fantaisie titrée 200.000 LIEUES SOUS LES MERS OU LE CAUCHEMAR D'UN PÊCHEUR. Tandis que d'autres oeuvres de l'écrivain nantais continuent à inspirer régulièrement des films, il faut attendre 1916 pour voir sortir un nouveau VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS, produit par Universal : contenant des séquences sous-marines alors techniquement révolutionnaires, c'est un triomphe commercial.
Puis, ce roman cesse d'être adapté durant un bon moment. En 1936, Irving Thalberg envisage d'en produire une version sonore et parlante pour MGM, réalisée par Victor Fleming (L'ILE AU TRÉSOR...). Spencer Tracy aurait du y incarner le capitaine Nemo, mais ce projet tombe à l'eau. Au début des années 1950, George Pal et la Paramount, qui viennent de collaborer sur LE CHOC DES MONDES et LA GUERRE DES MONDES, pensent eux aussi à un tel projet, mais ils échouent.
La première version parlante et sonore de ce titre ne sort donc pas de la MGM ou de Paramount, mais des studios Disney. Ceux-ci étaient alors essentiellement dédiés au cinéma d'animation, et, au début des années 1950, des classiques comme CENDRILLON, ALICE AU PAYS DES MERVEILLES et PETER PAN se succèdent sur les écrans américains. Mais Disney veut se diversifier, particulièrement en produisant des œuvres cinématographiques "traditionnelles", visant le même public familial que ses dessins animés. Il parvient à ses fins en 1950, avec une version en couleurs de L'ILE AU TRÉSOR. Mais son distributeur, le studio RKO, ne se montre pas très intéressé par cette nouvelle orientation.
Disney décide donc de fonder sa propre compagnie de distribution : « Buena Vista », ce qui lui permet d'accéder à une plus grande autonomie artistique. Pour lancer cette firme, il décide de frapper un grand coup en produisant à grand frais une nouvelle adaptation de "Vingt mille lieues sous les mers", laquelle coûtera, en fin de compte, 5 millions de dollars. Il opte d'emblée pour le luxueux format Cinémascope, alors tout nouveau, et pour l'emploi du Technicolor. Afin d'interpréter le capitaine Nemo, Disney cherche un comédien britannique et, après avoir envisagé Ralph Richardson (LA VIE FUTURE...), il se tourne vers James Mason, qui mène alors une prestigieuse carrière Hollywoodienne : en quelques années se succèdent pour lui des titres aussi marquants que PANDORA, L'AFFAIRE CICÉRON, LE PRISONNIER DE ZENDA, JULES CÉSAR ou UNE ÉTOILE EST NÉE.
Une autre star, Kirk Douglas, qui avait déjà été nominé deux fois aux Oscars au cours des cinq années précédentes, est recruté pour incarner le harponneur Ned Land. Dans le rôle cocasse de Conseil, on a l'excellente idée de recruter Peter Lorre, dont la carrière était alors fort mal en point : après une tentative ratée de retour en Europe, l'interprète de M LE MAUDIT et de LA BÊTE AUX CINQ DOIGTS a disparu trois années des écrans, en partie à cause de soucis de santé : le succès de 20.000 LIEUES SOUS LES MERS arrivera à point pour lui permettre de démarrer sur de bonnes bases une nouvelle carrière américaine. Enfin, le hongrois Paul Lukas (ANGOISSE de Jacques Tourneur, entre autres) vient compléter cet impeccable casting en adoptant le rôle du narrateur, c'est-à-dire du professeur Aronax.
Mais le plus étonnant est sans doute le choix du réalisateur lui-même. D'une part, Richard Fleischer, puisque c'est de lui dont il s'agit, n'a alors tourné que des productions plutôt modestes, bien qu'appréciées, et attend encore le succès qui lui permettra de lancer vraiment sa carrière : il est donc le premier étonné qu'on lui confie la direction d'un aussi monumentale tournage. Surtout, il est le fils de Max Fleischer, grand maître de l'animation des années 1920-30, inventeur de personnages aussi célèbres que Betty Boop ou Popeye, et par ailleurs concurrent de Disney. Ainsi, Max Fleischer a co-réalisé avec son frère Dave LES VOYAGES DE GULLIVER, un long métrage d'animation en couleurs sorti dans la roue de BLANCHE-NEIGE ET LES SEPT NAINS, la première œuvre à réunir ces caractéristiques.
Toutefois, Max Fleischer a été acculé à la faillite au début des années 1940, essentiellement à cause de Paramount, studio supposé le soutenir et qui le laissa tomber du jour au lendemain. Max Fleischer en garde une forte amertume, ainsi qu'une certaine haine envers Disney, son rival plus chanceux que lui. Max Fleischer accorde tout de même sa bénédiction à son fils, et celui-ci peut aller travailler, la conscience tranquille, sur cette production Disney, pour un tournage de six mois. Ce dernier commence notamment par des séquences sous-marines tournées aux Bahamas... à l'endroit exact où avaient été tournées de telles scènes pour la "version 1916" !
Le gouvernement américain envoie le professeur Aronax, un spécialiste français de la faune sous-marine, en mission à bord de l'Abraham Lincoln, un navire chargé de retrouver et de détruire un "monstre marin" qui sèmerait la terreur sur les routes maritimes commerciales. Ce bateau est justement détruit par une créature terrible. Seuls Aronax, son disciple Conseil et un harponneur, le dur-à-cuir Ned Land, réchappent de ce naufrage. Ils trouvent tous les trois refuge à bord d'un étrange navire. Ils font rapidement connaissance avec son propriétaire, le capitaine Nemo, comme il se fait appeler, qui leur révèle que sa nef, appelée le Nautilus, est capable de naviguer sous la surface de la mer !
Jules Verne est à juste titre considéré comme un fondateur majeur de la littérature de science-fiction, au même titre que l'anglais H.G. Wells. Seulement, les inventions mises en scène dans 20.000 LIEUES SOUS LES MERS ont un inconvénient : en 1954, le scaphandre autonome ou un sous-marin aussi vaste et indépendant que le Nautilus ne relèvent plus guère de l'anticipation ! Disney et ses collaborateurs ont alors l'idée aussi innovante qu'astucieuse de proposer un film de "science-fiction rétro", en insistant, notamment sur le look biscornu du Nautilus et de ses riches ornements intérieurs, très éloignés de l'apparence dépouillée et futuriste des véhicules apparaissant dans les œuvres d'anticipation du début des années 1950 (LA GUERRE DES MONDES, LES SOUCOUPES VOLANTES ATTAQUENT...). De plus, on a l'idée de suggérer que la formidable énergie permettant au Nautilus de se mouvoir est en fait l'énergie atomique elle-même dont Verne ne pouvait pas avoir connaissance. Ainsi, 20.000 LIEUES SOUS LES MERS se retrouve en phase avec la peur du nucléaire, abordée à la même époque dans des films comme LE JOUR OÙ LA TERRE S’ARRÊTA ou DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE.
Mue par l'énergie atomique, qui semble bien mystérieuse au professeur Aronax, le Nautilus est à lui seul un personnage central du film. Son apparence, évoquant un énorme poisson d'acier muni de deux énormes yeux lumineux, reste pour les spectateurs, comme LE Nautilus, quand bien même sa silhouette est un peu plus compliquée que celle imaginée par Verne. Chacune de ses portions, que ce soit la salle des machines ou la pièce des cartes, est décorée avec un luxe de détails et un raffinement exceptionnel, nous plongeant d'emblée dans l'univers de Verne. Le salon, avec son orgue et son vaste hublot circulaire muni de volets s'ouvrant en diaphragme, reste évidemment un des clous de ce spectacle.
L'autre Star de 20.000 LIEUES SOUS LES MERS, c'est bien entendu le capitaine "Nemo" ("Personne" en latin). Homme sans nom, apatride, à la fois anarchiste et utopiste, il parvient à créer, à bord de son sous-marin, une communauté de vie parfaite, un système survivant uniquement grâce aux produits de la mer, cultivés et récoltés dans des fermes sous-marines. S'étant coupé volontairement du reste du monde, ce génie scientifique envisage pourtant d'offrir, un jour, ses trouvailles à l'humanité. Mais, en l'état actuel de la société humaine, il n'en est, pour lui, pas encore question.
Voyant la Terre livrée à des états esclavagistes et guerriers, il se laisse en effet aller à une misanthropie sauvage, laquelle s'exprime même par de violents actes de piratage à l'encontre des navires militaires et des bateaux des marchands d'armes. Personnage ambiguë et fascinant, son jugement est obscurci par une soif de vengeance et une haine trouvant leurs sources dans son mystérieux passé. Tout au long du périple, Aronax va tenter de le raisonner et de le ramener à la civilisation. Mais en aura-t-il le temps ? Nemo, c'est bien sûr James Mason, qui offre à ce personnage ses traits et une interprétation définitive. Les autres acteurs s'étant frottés à ce rôle, même les plus prestigieux (Robert Ryan, Omar Sharif, Michael Caine...), n'ont pu faite oublier cette performance tragique et brillante.
20.000 LIEUES SOUS LES MERS, c'est aussi un enchaînement non-stop de péripéties superbes, devenues autant de séquences classiques du cinéma d'aventure : l'enterrement sous-marin, la visite de la ferme, les majestueuses progressions aquatiques du nautilus, l'attaque du bateau par des cannibales mélanésiens et, bien entendu, l'affrontement avec le très redoutable calamar géant, séquence dans laquelle Disney investit une fortune, allant même jusqu'à en recommencer le tournage à zéro, avec un nouveau poulpe mécanique, après que les premiers plans tournés aient été jugés trop décevants.
Réalisé et produit avec un soin extrême, 20.000 LIEUES SOUS LES MERS a bénéficié d'une direction artistique, d'une interprétation et d'effets spéciaux exceptionnels. C'est sans doute pour cela qu'il semble refuser obstinément de vieillir et qu'il paraît, cinquante années après sa réalisation, une oeuvre intemporelle, à la fraîcheur toujours intacte.
À sa sortie, 20.000 LIEUES SOUS LES MERS est un immense triomphe international. Pour Disney, il va devenir un classique, au même titre que ses plus grands films d'animation, et il aura donc droit à des ressorties en salles régulières, permettant à plusieurs générations de spectateurs de le découvrir et de le redécouvrir dans son inaltérable perfection. Ce succès aura aussi une autre conséquence : la fin des années 1950 et le début des années 1960 seront marquées par une nouvelle vague d'adaptations de Jules Verne au cinéma, avec des titres comme VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE ou LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS. Curieusement, les studios Disney ne tourneront qu'une seule autre transposition de ses écrits : LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT de Robert Stevenson, en 1962. Emmanuel Denis.
LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE
Knights of the Round Table
de Richard Thorpe, 1954, US/GB, 1h55, Couleurs
avec Robert Taylor, Ava Gardner, Mel Ferrer…
RÉSUMÉ : Au royaume du roi Arthur et de l'enchanteur Merlin, Lancelot est un chevalier dont le courage est vanté par tous. Mais un jour, cet homme sans égal doit quitter sa cour afin de fuir l'amour de la reine Guinevere. La Table Ronde, sans protection, est alors au coeur de tous les dangers.
POINT DE VUE : Au VIe siècle, le jeune Arthur devient Roi des anglais et unifie le pays, alors menacé par des envahisseurs barbares. Dans sa tâche, il est aidé par les chevaliers du royaume, parmi lesquels le loyal Lancelot du Lac. Mais ce dernier s'éprend de Guenièvre, reine d'Angleterre et épouse d'Arthur...
Pour les majors d'Hollywood, les années 1950 commencent sous de mauvais auspices. D'abord, une loi antitrust les contraint à abandonner leurs réseaux de cinémas, qui leur permettaient de contrôler la vie d'un film de sa production à sa distribution. Qui plus est, la télévision domestique est lancée avec un succès fracassant après la guerre : en 1951, il y a déjà dix téléviseurs pour cent américains ! Un vent de panique souffle alors sur les studios ! Afin de proposer des spectacles impossibles à restituer sur un petit écran, on se met à exploiter plus systématiquement certaines possibilités techniques du cinéma. La couleur se généralise (bien que le Technicolor trichrome était déjà utilisé depuis que le film BECKY SHARP de 1935 l'ait utilisé pour la première fois sur la durée d'un long-métrage) et les grandes firmes proposent des œuvres en relief (Warner avec L’HOMME AU MASQUE DE CIRE, Universal avec LE MÉTÉORE DE LA NUIT, Fox avec PANIQUE SUR LA VILLE...). Surtout, on commence à réaliser des films destinés à être projetés sur des écrans de plus en plus larges : c'est le triomphe du Cinémascope promu par la Fox avec son péplum LA TUNIQUE, rapidement suivi par 20.000 LIEUES SOUS LES MERS de Disney ou LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE de la Metro-Goldwyn-Mayer.
Évidemment, il faut des sujets adaptés à ces nouvelles formes de spectacle. Ainsi, les grands films d'aventures des années 1920-30 fournissent de nombreuses sources d'inspiration. Par exemple, le film antique, dans la tradition des DIX COMMANDEMENTS version 1923 ou du BEN-HUR de Niblo, refait surface : MGM ouvre la danse avec son QUO VADIS? de 1951, transposition d'un roman déjà adapté par les italiens avec succès au temps du muet. MGM offrira dès lors certains des plus beaux films d'aventures de son temps, en alignant, au cours des années 1950, de somptueux chefs-d'œuvre en couleurs, comme LES MINES DU ROI SALOMON (aventure africaine), SCARAMOUCHE (cape et épée dans la France du XVIIIème siècle), IVANHOÉ (aventures médiévales), LE PRISONNIER DE ZENDA (aventures dans l'Europe centrale de la fin du XIXème siècle), LES CONTREBANDIERS DU MOONFLEET (cape et épée crépusculaire)... En la matière, son réalisateur le plus productif est Richard Thorpe et, parmi ses acteurs-vedettes, se détachent deux comédiens : Stewart Granger, britannique arrivé chez MGM à l'occasion de son interprétation d'Allan Quatermain dans LES MINES DU ROI SALOMON ; et Robert Taylor, jeune premier révélé par le studio au milieu des années 1930, et dont ce cinéma d'aventures, auquel il participe dès QUO VADIS?, fera rebondir la carrière.
C'est justement Robert Taylor qui avait interprété le rôle-titre d'IVANHOÉ réalisé par Richard Thorpe. Ce succès de 1952 encouragera MGM à persévérer dans le style médiéval. Le studio réunit donc à nouveau Thorpe et Taylor pour LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE, inspiré, bien sûr, par la légende du roi Arthur. Ce personnage est ici interprété par Mel Ferrer, charismatique et cruel gentilhomme dans SCARAMOUCHE. Pour être la reine Guenièvre, la présence aristocratique d’Ava Gardner (PANDORA) s'impose d'emblée. Le méchant Mordred a les traits d'un ombrageux Stanley Baker (ZOULOU). Pour son premier film en CinémaScope, MGM fait tourner son équipe dans des studios londoniens et sur des extérieurs britanniques, afin de garantir l'authenticité de l'atmosphère et le dépaysement des spectateurs américains.
Au Vème siècle après Jésus-Christ... Suite à l'effondrement de l'Empire romain d'occident, l'île d'Angleterre est livrée au chaos. À la mort du roi Uther Pendragon, Mordred s'autoproclame monarque du pays, déchiré par des guerres claniques. Arthur, véritable héritier du trône, confié dès l'enfance par son royal géniteur Uther à Merlin l'enchanteur, vient réclamer la couronne. Pour prouver sa légitimité, il extrait la légendaire épée Excalibur de l'enclume dans laquelle elle était magiquement scellée. Seul un authentique Roi d'Angleterre pouvant accomplir un tel exploit, le jeune roi rallie aisément à sa cause les meilleurs chevaliers du royaume. Après avoir maté les rebelles menés par Mordred, Arthur pardonne ses anciens ennemis et les invite à l'aider dans son travail de gouvernement. Il installe sa cour à Camelot, où il réunit ses plus loyaux guerriers : les chevaliers de la Table Ronde. Parmi eux, le plus fort, le plus brave et le plus dévoué à son Roi et le plus brave est sans doute Lancelot. Hélas, ce guerrier et Guenièvre, épouse d'Arthur, vont tomber amoureux. Par devoir envers l'Angleterre et son monarque, les deux amants vont tenter de se séparer et de vivre contre leurs sentiments. L'infect Mordred, de son côté, entend bien encourager cette idylle afin de faire vaciller l'autorité d'Arthur...
La légende des chevaliers de la Table Ronde est en fait basée sur de nombreux écrits relatant la naissance de la royauté britannique au Vème et au VIème siècle de notre ère. S'il n'est même pas vraiment sûr qu'Arthur ait bien existé, il n'en reste pas moins que ce personnage entraînera la rédaction de nombreux chefs-d'œuvre de la littérature médiévale, voire même plus tardive. En France, on connaît bien sûr les œuvres rédigées au XIIème siècle par Chrétien De Troyes. Mais le film LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE s'inspire, si l'on en croit son générique, de "La mort d'Arthur", rédigé par l'aventurier anglais Thomas Mallory au XVème siècle. D'ailleurs, EXCALIBUR de John Boorman revendique aussi cet ouvrage comme source principale. Ces légendes étaient appelées à influencer d'autres domaines que la littérature, notamment au XIXème siècle, au cours duquel on se passionne pour les mythes et l'archéologie du Moyen-Age. Ainsi, Wagner s'inspire du cycle Arthurien pour les livrets des opéras de sa "Tétralogie". Suivent des Arts plus populaires, comme la Bande-dessinée (avec "Prince Vaillant") et le cinéma (par exemple, UN YANKEE A LA COUR DU ROI ARTHUR, de 1921, d'après le roman de Mark Twain).
Ici, l'action ne met pas le Roi Arthur au premier plan. L'œuvre dépeint surtout la destinée du chevalier Lancelot. Dans le cycle de la Table Ronde, il est chargé d'aller libérer la reine Guenièvre, épouse de son roi et ami Arthur. Il s'exécute, mais, sur le chemin du retour, il s'éprend d'elle. Dès lors, il vit son amour malheureux comme une malédiction l'empêchant à jamais d'atteindre l'idéal de la chevalerie qui a toujours guidé son existence. Au cinéma, ce personnage avait eu droit au rôle-vedette, dès 1910, où l'on trouve déjà un LANCELOT ET ELAINE. D'autres films lui seront consacrés, comme LANCELOT CHEVALIER DE LA REINE de Cornel Wilde en 1963, ou LANCELOT DU LAC de Robert Bresson ; il héritera même des yeux bleus de Franco Nero dans la comédie musicale CAMELOT, ou des traits de Richard Gere dans LANCELOT de Jerry Zucker.
LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE a donc tendance à mettre au premier plan la romance le liant ce chevalier à Guenièvre, quitte à tricher un peu avec la "véritable" histoire (la fin de Mordred par exemple). Tiraillé entre sa loyauté pour son Roi, renonçant à son aspiration au bonheur, Lancelot est condamné au mieux, à renoncer à l'amour de sa vie, au pire, à déclencher l'effondrement du royaume. Personnage tragique, marqué par le destin et le chagrin, Lancelot se voit tout de même offrir, dans le superbe épilogue du métrage, l'espoir d'une rédemption, apportée par Perceval. Aux côtés de celui-ci, incarnation de la chevalerie parfaite, il lui est en effet révélé qu'il n'a jamais démérité de la noble compagnie de la Table Ronde.
Escamotant pratiquement toute forme de surnaturel, LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE baigne constamment dans une ambiance courtoise, reflet d'un Moyen-Age idéalisé, correspondant sans doute plus aux temps de Chrétien De Troyes qu'aux Ages sombres au cours desquels se sont déroulées les aventures Arthuriennes. En ce qui concerne les somptueux costumes et décors, les sources iconographiques datent visiblement de la fin du Moyen-Age. Comme le HENRY V de Laurence Olivier, autre classique médiéval en couleurs, les influences picturales principales semblent ainsi être des œuvres datant des XIVème et XVème siècle (presque mille ans après le temps de la Table Ronde, donc !) : les miniatures illustrant le célèbre manuscrit "Les Très Riches Heures du Duc de Berry" et les non moins célèbres "Batailles" du peintre florentin Paolo Uccello, par exemple.
Peu importe le réalisme historique puisque, de toute façon, la MGM et Richard Thorpe cherchent avant tout à proposer un beau film d'aventures aux couleurs éclatantes et aux décors disproportionnés. Voulant satisfaire tous les publics, le film aligne scènes de romance, combats et numéros musicaux, en employant des moyens d'un luxe inouï. Les séquences d'action sont fort nombreuses, bien que parfois un peu lourdes. Le duel entre Lancelot et Mordred, ou encore le combat de Lancelot contre les soldats venus le surprendre en compagnie de Guenièvre, sont néanmoins éblouissants. Si la reconstitution est fastueuse, le résultat plastique est pourtant un peu moins convaincant que le superbe SCARAMOUCHE ou LES MINES DU ROI SALOMON. De même, la réalisation semble un peu raide, ce qui peut s'expliquer si l'on considère que l'emploi du format scope en était encore à ses tâtonnements. D'autre part, Robert Taylor n'est sans doute pas le plus intéressant des acteurs du cinéma d'aventures hollywoodien : moins enthousiaste que Douglas Fairbanks, moins charismatique qu’Errol Flynn, moins bon comédien que Stewart Granger, moins athlétique que Burt Lancaster, il parvient tout de même à nous convaincre de la noblesse et de la galanterie de son personnage.
Alors, oui, LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE ne vaut pas les plus grands classiques du cinéma hollywoodien en la matière. Et, à sa sortie, la critique américaine ne lui a guère fait de cadeaux. Un peu empesé et inégal, il n'en reste pas moins la description fastueuse et touchante d'une superbe histoire d'amour. Pour l'anecdote, signalons que sa post-production s'est faite dans une certaine précipitation, la Fox ayant elle aussi un film d'aventures dédiés à l'univers du roi Arthur à mettre sur le marché : PRINCE VAILLANT, l'adaptation de la bande-dessinée ! Finalement LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE de MGM gagnera la course et sortira trois mois avant ce concurrent.
LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE est un grand film d'aventures, dont les petits défauts sont largement compensés par la noblesse tragique dont il est emprunt. Emmanuel Denis.
COMMENTAIRE : Robert Taylor, à peine déposée l’armure d’Ivanhoé, endosse celle de Lancelot. Si Mel Ferrer est un peu frêle en King Arthur, Ava Gardner campe une superbe Guenièvre - on comprend que Lancelot quitte tout pour elle. Il faudra attendre Excalibur pour voir mieux, et encore. Jeune Cinéma.
CARGAISON DANGEREUSE
The Wreck of the Mary Deare
de Michael Anderson, 1959, US/GB, 1h45, Couleurs
avec Gary Cooper, Charlton Heston, Virginia McKenna…
RÉSUMÉ : En pleine tempête, John Sands, patron d'un remorqueur, manque d'être éperonné dans la Manche par un imposant cargo. La collision est évitée d'extrême justesse. Il s'approche, hèle l'équipage mais n'obtient pas de réponse. Le navire semble abandonné. Sands se hisse à bord du bâtiment : c'est le «Mary-Deare», de Hongkong. Il finit par découvrir un homme hagard, qui lui ordonne de s'en aller. Sands tente de rejoindre son remorqueur, mais la tempête l'en empêche. Il se voit donc contraint de rester à bord avec l'inquiétant inconnu, qui se révèle être Gerald Patch, le capitaine du navire. Sands accuse aussitôt Patch d'avoir sabordé le «Mary- Deare»...
POINTS DE VUE : C’est à Alfred Hitchcock et à son scénariste Ernest Lehman que devait au départ échoir l’adaptation du roman de Hammond Innes. Ils décidèrent de renoncer afin de pouvoir tourner La Mort aux trousses (North by Northwest). Bien leur en a pris, nous livrant au passage un chef-d’œuvre insurpassable en matière de film d’espionnage. Il paraît évident qu’aux mains de ces deux hommes, Cargaison dangereuse aurait certainement eu plus d’éclat. Il est néanmoins étonnant qu’il ne soit pas resté plus célèbre car voir s’affronter, dans un très beau cinémascope, deux monstres sacrés comme Charlton Heston (qui sortait du tournage éprouvant de Ben-Hur) et Gary Cooper demeure un plaisir constant d’autant plus que ce film d’aventure à suspense se révèle être une belle surprise malgré une mise en scène qui aurait mérité d’être moins impersonnelle. Michael Anderson, cinéaste assez moyen qui est loin de nous avoir laissé des souvenirs impérissables, signe ici sûrement l’un de ses meilleurs films, très classique mais rondement mené et remarquablement bien écrit.
Au cours d’une violente tempête dans la Manche, John Sands qui dirige une société de renflouage monte à bord du Mary Deare, un cargo ‘fantôme’ qui semble en perdition. Il y découvre un homme étrange et sur la défensive, le Capitaine Patch, apparemment détenteur d’un lourd secret. Peu de temps après, Patch fait expressément échouer son bateau sur des récifs réputés dangereux. Pour quelles raisons ? Il ne veut pas immédiatement les dévoiler à son compagnon d’infortune mais il lui fait promettre de ne rien dire à ses futures juges en échange de sa vie qu’il a sauvé alors qu’il essayait d’accoster. (Heston : “Give me one reason I should trust you” ; Cooper “When you were dangling on the end of a rope over the side of the ship, you trusted me. Now, I'm on the end of a rope. Do I have to beg you, Mr. Sands?").
Nous n’en dirons pas plus afin de ne pas déflorer une intrigue à l’atmosphère prenante et terriblement bien construite par l’écrivain Eric Ambler et qui tient en haleine jusqu’à la dernière minute passant du film catastrophe au film de prétoire avant de se clore en thriller d’action maritime. Gary Cooper venait de se faire opérer d’un cancer et la fatigue se lisait sur son visage surtout que les conditions physiques de tournage furent assez difficiles ; mais cet état de fait renforce la performance de l’acteur qui décèdera l’année suivante. Charlton Heston fait jeu égal avec la star vieillissante et l’on peut affirmer que les deux acteurs rivalisent ici de talent, le jeune Richard Harris venant compléter le trio gagnant dans le rôle de l'ordure de service ; quant à George Duning, il signe une nouvelle fois un score vraiment brillant alors que Joseph Ruttenberg nous concocte une photographie splendide surtout dans la première partie de tempête nocturne. Les effets spéciaux et maquettes n’ont pas spécialement vieillis et la tripotée de ‘guest stars’ britanniques (Michael Redgrave, Alexander Knox, Emlyn Williams, Cecil Parker) renforce notre plaisir. Bref, vous auriez tort de bouder cette Cargaison dangereuse, non inoubliable mais éminemment agréable. Erick Maurel.
John Sands (Charlton Heston) travaille à bord d’un navire de renflouement, « The Sea Witch ». Lors d’une tempête, ils tombent sur un cargo apparemment abandonné, le Mary Deare. Mais à bord, Sands tombe sur un homme en sale état, Gideon Patch (Gary Cooper) qui se prétend capitaine du navire. Sands reste très vague sur ce qui est arrivé au Mary Deare et se méfie de Patch. À juste raison ?
« The Wreck of the Mary Deare » est tiré d’un livre du romancier anglais Hammond Innes publié en 1956. La MGM a acquis les droits du roman et en a proposé l’adaptation à Alfred Hitchcock. Mais celui-ci était apparemment un peu inquiet des phases de tribunal qui ralentiraient l’action et a préféré partir sur un autre projet qui deviendra « North by Northwest » (La Mort aux trousses, 1959).
L’adaptation a finalement été confié à Eric Ambler, écrivain britannique de films d’espionnage et scénariste qui avait déjà signé le scénario de plusieurs films maritimes, les classiques « The Cruel Sea » (1953) et « A Night to Remember » (1958). Et la réalisation a été confiée à Michael Anderson dont le film « The Dam Busters » (1955) avait été un joli succès. Anderson avait également montré sa capacité à travailler avec Hollywood sur la grosse production « Around the World in 80 Days » (1956).
Au casting, deux stars hollywoodiennes, l’une vieillissante Gary Cooper et Charlton Heston qui était à l’affiche la même année de « Ben-Hur ». Côté britannique, un jeune Richard Harris qui n’a pas encore été révélé dans « This Sporting Life » (1963) mais avait déjà un beau tableau de chasse (« The Guns of Navarone » et « Mutiny on the Bounty »). Puis dans les séquences tournées à Londres, Virginia McKenna, Michael Redgrave, Cecil Parker,… Bref, un beau casting !
La production n’a pas été facilitée par l’état de santé chancelant de Gary Cooper, qui sera diagnostiqué l’année suivante d’un cancer et dont il s’agit de l’avant dernier film. À sa sortie, le film est un échec. Comme quoi Hitchcock a peut être eu raison d’aller voir ailleurs !
Mais « The Wreck of the Mary Deare » reste un bon film, même s’il est en effet un peu déséquilibré entre ses parties thriller et dramatiques. La séquence du tribunal, tant redoutée par Hitchcock, fait quand même bonne figure et ne s’éternise pas, mais créé un sacré contraste avec les parties en mer, bien plus intéressantes. Tout le talent de Michael Anderson et du directeur de la photographie américain d’origine, quatre fois oscarisé, Joseph Ruttenberg, font leur effet dans ses séquences assez impressionnantes.
Par ailleurs, les prestations de Gary Cooper en capitaine qui doit défendre son honneur et de Richard Harris en méchant valent le détour. Même Charlton Heston parait presque sympathique. Nicolas Botti.
COMMENTAIRE : Deux marins s'affrontent puis s'associent pour démasquer une escroquerie à l'assurance. La confrontation de deux géants : Cooper et Heston. Dictionnaire des films, Larousse.
LA PERLE NOIRE
All the Brothers Were Valiant
de Richard Thorpe, 1953, US, 1h41, Couleurs
avec Robert Taylor, Stewart Granger, Ann Blyth…
RÉSUMÉ : En 1857, le « Nathan Ross », un voilier marchand, revient à New Bedford d'une expédition en Polynésie, sans son capitaine, Mark Shore, disparu là-bas. Son frère Joël, souhaite repartir au plus vite dans l'espoir de le retrouver. Mais avant cela, il épouse sa fiancée, Priscilla Holt, et l'emmène avec lui. Alors que le navire vient d'aborder une île, Mark réapparaît...
POINT DE VUE : Voici un film qui ne trompe pas son monde. On y trouve exactement ce qu'on est venu chercher : de l'aventure, de l'héroïsme, de la haine, de l'amour et, d'une façon générale, des sentiments garantis bon teint. Pour une fois nous ne risquons pas de nous embourber dans les marécages de la psychanalyse. Blanches ou noires, les âmes sont nettes de tout complexe. Elles vont droit leur chemin vers le bien ou vers le mal, propulsées d'une main sûre par le réalisateur Richard Thorpe.
Deux frères pêchent la baleine dans le Pacifique, aux temps des beaux voiliers. Le premier a toutes les qualités du parfait marin et du parfait mari. Le second est une tête brûlée. Ce sont des choses qui arrivent dans les familles. Un jour, en proie aux fièvres et las de poursuivre le cétacé, l'aventurier abandonne son bord. On le croit disparu à jamais. Il revient deux ans plus tard et raconte à son frère une prodigieuse histoire : il connaît un lagon où par 4 mètres de fond sont enfouis deux sachets bourrés de perles, fines. Cinq cents millions ! C'est la fortune ! Mais Abel, le sage, se méfie de ces perles qui ont déjà fait couler le sang. Il refuse d'aller les chercher. Alors Caïn, le fourbe, organise une mutinerie pour dépouiller son frère de son autorité. (Il ne lui déplairait pas par la même occasion de lui voler sa femme.) La révolte éclate. Courageusement Abel tient tête, si courageusement que Caïn en est bouleversé et qu'il se range aux côtés de celui qu'il voulait trahir. Il trouvera la mort dans la bagarre, mais l'ordre régnera de nouveau sur le baleinier... Et les perles maléfiques resteront la proie de l'océan.
Ce récit ne vous donne qu'une médiocre idée des mille incidents qui émaillent le film. Si vous aimez le travail à l'arme blanche, je crois que vous aurez votre compte de cadavres. Ajoutez à cela une pêche à la baleine des plus spectaculaires, la mâle prestance de Stewart Granger, la beauté exotique de Betta Saint-John, et vous conviendrez que pour les amateurs cette Perle noire a quelques attraits. Robert Taylor et Ann Blith m'ont paru un peu fades. Il est vrai qu'ils représentent l'amour conjugal et l'honnêteté professionnelle : tant de vertus ne peuvent que détonner au milieu de tant de violences. Jean de Baroncelli.
COMMENTAIRES : Une superbe aventure exotique. L'affrontement entre Robert Taylor et Stewart Granger, en frères que tout oppose, donne à ce film plaisant et sans prétention une belle intensité. Télé Loisirs.
Superbe production de la MGM. Le cadre du film est haut en couleurs. Une distribution excellente avec un trio choc. Robert Taylor est convaincant aux côtés de la belle Ann Blyth durant la première partie du film. Puis, Stewart Granger qui se fait attendre vole l'écran pour le monopoliser dans la seconde partie. Taylor et Granger sont de très bons choix pour interpréter deux frères à l'écran. (le duo se reformera en 1956 pour La Dernière Chasse dans des rôles inversés). Les scènes d'action se font parfois un peu rares au profit d'une intrigue cohérente. Les décors sont convenables. La musique de Miklos Rosza est un réel atout. Un film d'aventure somptueux en Technicolor. Cole Armin.
Pour distraire leurs semblables, les hommes se plaisent beaucoup à raconter l'histoire de frères ennemis, depuis le fâcheux précédent de Caïn et Abel. Ici la psychologie des personnages évolue logiquement de sorte que le drame intérieur offre autant d'attrait que l'aventure extérieure. La pêche à la baleine et aux perles permet des effets surprenants et spectaculaires dans cette œuvre qui ne néglige pas pour autant la vérité psychologique. Média Film.
LA FLÈCHE ET LE FLAMBEAU
The Flame and the Arrow
de Jacques Tourneur, 1950, US, 1h28, Couleurs
avec Burt Lancaster, Virginia Mayo, Nick Cravat…
RÉSUMÉ : Lombardie, XIIème siècle. Dardo, un héros à la Robin des Bois, est accompagné de ses loyaux compagnons. Ensemble, ils installent leur quartiers dans les ruines d'une église et préparent une insurrection contre le tyrannique comte Ulrich, qui retient prisonnier le fils de Dardo.
POINT DE VUE : Courageux père célibataire, Dardo est un véritable héros pour son fils Rudi. Il tire à l'arc comme un dieu et enchaîne sauts périlleux sur saltos arrière. Son ancienne femme l'a quitté pour épouser un dictateur germanique, qui s'est emparé de toute la Lombardie. Décidée à donner une noble éducation à son fils, elle fait enlever le petit Rudi, et l'emprisonne dans son château...
Enfant de New York, Burt Lancaster n'a jamais pu se faire aux méthodes de Hollywood. Aussi s'est- il échiné à monter sa propre maison de production, dont ce film est le premier fruit délicieux. S'installant dans les décors où Errol Flynn tourna Robin des bois, l'acteur s'est amusé à parodier cette légende à la sauce forestière. Chargé de préoccupations très modernes (c'est un père divorcé), Dardo/Lancaster n'est jamais guindé dans son héroïsme. Son sens du devoir s'exprime dans la fantaisie échevelée, avec force bons mots, exercices de voltige et pieds de nez. Acrobate depuis son plus jeune âge, Burt Lancaster a d'ailleurs tenu à exécuter lui-même toutes les cascades de cette légende féerique, lançant un étrange concours au moment de la sortie du film : quiconque serait capable de prouver qu'il n'était pas le véritable auteur de toutes les pirouettes se verrait récompensé d'une alléchante somme d'argent... Au-delà de cet esprit caustique et provocateur, véritable marque de l'acteur indépendant, le film pose de discrètes questions sur la dictature, tout en restant toujours proche de sa mission principale : amuser sans faiblir. Marine Landrot.
COMMENTAIRE : Jacques Tourneur n'existe pas. Frank Marshall non plus. Est-ce à dire que la Flèche et le flambeau tient du même cinéma que Pretty Woman ou Frankie and Johnny? Bien sûr que non. La non-existence de Tourneur, cette féerie artisanale qui consiste à se fondre dans le décor, à n'y être pour personne, c'est pourtant très exactement le plan Marshall. La place de ces deux cinéastes relève du même anonymat, de la même modestie sentimentale. C'est quoi, alors, la différence?Le cinéma, rien que le cinéma. Les cinéastes ne changent pas, c'est le cinéma qui bouge, évidemment. Et les spectateurs avec, crétinisés depuis plusieurs dizaines d'années, incapables d'y voir ou d'y entendre que dalle. Tu vois le problème? Je t'explique, ou je rentre me coucher? L'intelligence du plan Marshall, c'est d'appliquer les recettes de la chanson au cinéma. Rengaine, répétition, violons. C'est intelligent parce que ça témoigne d'un mépris souverain pour cette bouillie FM qu'on vend sous le nom de cinéma. Faut vendre, vendons. Pas d'état d'âme, juste deux ou trois refrains d'images assez entêtants sur deux ou trois personnages auxquels on aime s'attacher.
Tourneur, lui, travaillait au bon temps du cinéma. L'année de la Flèche et le flambeau, Natalie Kalmus cesse d'être créditée sur les films en Technicolor, un procédé que son ex-mari, le génial et discret Herbert T. Kalmus, avait inventé en 1917. Entre 1933 et 1949, Natalie régnait sur l'organisation des couleurs dans les films. Elle tyrannisait les chefs opérateurs. C'est elle, naturaliste dans l'âme, qui recula le plus longtemps possible la fameuse flamboyance du Technicolor. En 1950, elle n'est plus là, Tourneur laisse éclater la gamme chromatique la plus invraisemblable dans la Flèche et le flambeau, formidable film d'aventures acrobatiques que surpassera, quelques mois plus tard, la Flibustière des Antilles. Ce sont deux délires intimes sur l'ambiguïté sexuelle: le sang d'un rouge vertigineux giclant aux lèvres de Louis Jourdan dans la Flibustière, la romance clandestine entre Burt Lancaster et son crapaud d'amour, Nick Cravat, dans la Flèche et le flambeau. Faut-il absolument rappeler que Tourneur détestait ces films qui ont fait sa gloire? Seul Stars in My Crown, qu'il tourne dans la foulée, trouvait grâce à ses yeux. Ici, il fait son travail de cinéaste, qui consiste essentiellement à détourner la tête quand Burt Lancaster et Nick Cravat se roulent une pelle. C'est ça, un professionnel. Louis Skorecki.
LA BATAILLE DE MARATHON
La Battaglia di Maratona
de Jacques Tourneur, 1960, France/Italie, 1h27, Couleurs
avec Steve Reeves, Mylène Demongeot, Daniela Rocca…
RÉSUMÉ : En 490 avant J.-C., Philippidès, vainqueur des jeux olympiques, est nommé chef de la Garde Sacrée d'Athéna. Il tombe amoureux d'Andromède, la fille d'un dignitaire athénien, mais elle est promise à Théocrite, un aristocrate ambitieux et fourbe qui manigance le retour au pouvoir du tyran Hippias réfugié chez Darius Ier, roi des Perses...
COMMENTAIRE : Reprenant l’important épisode de la bataille de Marathon dans l’histoire grecque, ce film présenté à la télévision le 28 août 1968 lors de l’émission « Les dossiers de l'écran » eut droit à une volée de bois vert au cours du débat qui suivit sa projection. Les historiens présents sur le plateau firent remarquer, entre autres, qu’aucune bataille navale n’eut lieu, que les Perses renoncèrent à débarquer et que les spartes n’arrivèrent qu’une fois les envahisseurs partis… Il y a fort à parier que si Alain Jérome avait aussi invité un psychologue, celui-ci n’aurait pas manqué de relever les invraisemblances comportementales des protagonistes et en particulier la promptitude de Philippidès à s’amouracher d’Andromède. Mais doit-on s’étonner des réserves des uns et des autres sur la véracité des faits relatés par ce métrage ? Si la tâche des historiens est l’édification de la fougueuse jeunesse, celle des cinéastes qui sévissaient dans le péplum, en 1959, était toute autre. Il n’est un mystère pour personne qu’avant toute chose le cinéma est une industrie et qu’à ce titre elle est soumise au libre jeu capitaliste de l’offre et de la demande. Ainsi, afin de vendre leur produit au plus grand nombre, les producteurs ont recours à tous les tropismes, au nombre desquels on compte l’érotisme et toutes ses déclinaisons. Force est d’admettre que le péplum, sous couvert de reconstitution historique, offre la possibilité de parfumer les images des senteurs du sexe. Il semble évident que l’image offrant au regard le corps musculeux de Steve Reeves encadré par deux statues masculines, n’a d’autre fonction que de satisfaire une frange de spectateurs. De même la scène qu’illustre une nuée de jambes féminines à une autre frange du public, celle là même à qui est destinée la séquence de danse. Quant à l’image où Andromède est attachée à la proue du navire, chacun remarque l’omniprésence à l’écran de la jambe largement dévoilé de l’actrice. Jacques Tourneur n'a pas entièrement réalisé ce film, son contrat de dix semaines étant arrivé à échéance avant la fin du tournage. Il précisa d’’ailleurs : « Pour la photographie, nous avions un homme extraordinaire, Mario Bava, qui a fait une photo splendide et aussi des maquettes excellentes, les meilleures que j’ai jamais vues. » Tourneur aurait réalisé les principales scènes dialoguées, le producteur Bruno Vailati aurait tourné les scènes de la course de Philippidès et de la bataille navale. Mario Bava se serait chargé des scènes sous-marines. |
Ce film a obtenu un immense succès. En 1960, il se plaçait 3e au box-office américain derrière Ne mangez pas les marguerites (Please don’t eat the Deasies) de Charles Walters et La Garçonnière (The Apartment) de Billy Wilder.
L’aspect attirant du film c’est la collaboration plus ou moins cachée de deux maitres du cinéma d’horreur, Bava et Tourneur dans un film, un péplum, qui n’a rien du genre dans lequel ils se sont illustrés, et évoque une page légendaire de l’histoire grecque…Le début du film est étonnamment calme, même plutôt lent et bavard, jusqu’à ce que pour un bon tiers de ce long-métrage, la mise en scène s’occupe de la bataille elle même. Et là c’est le travail de Bava qui est remarquable,... enfin un peu. Edouard Waintrop.
LE PRISONNIER DE ZENDA
The Prisoner of Zenda
de Richard Thorpe, 1952, US, 1h40, Couleurs
avec Stewart Granger, Deborah Kerr, James Mason…
RÉSUMÉ : Ruritanie dans les Balkans. Alors que le frère du roi, But Rupert, complote contre le futur souverain, le Prince Rudolf qu'il projète d'empoisonner, un noble anglais, Rudolph Rassendyll, en visite dans le pays, s'avère être le sosie du futur roi. L'entourage du Prince propose à l'Anglais de prendre sa place durant la cérémonie de couronnement, le vrai prince sera alors dans un lieu sûr. Mais But Rupert découvre le subterfuge et parvient à capturer son frère. Il menace alors de révéler au peuple que le Roi est un imposteur...
POINT DE VUE : L’Anglais Rodolphe Rassendyll arrive à Strelsau, capitale de la Ruritanie, et il fait la connaissance, au cours d’une promenade, de Rodolphe V, qui doit être couronné roi et dont il est le sosie. Ils passent ensemble la soirée au rendez-vous de chasse du souverain. Le lendemain, il se révèle impossible de ranimer Rodolphe V, dont le vin a été drogué...
Le Prisonnier de Zenda est — comme Scaramouche, tourné la même année — l’un des joyaux du film de cape et d’épée hollywoodien. Durant tout le tournage, Richard Thorpe s’est plu à revoir la précédente adaptation du roman d’Anthony Hope, mise en scène en 1937 par John Cromwell et dont il s’est fidèlement inspiré. Ce qui n’aurait pu être qu’un remake habile, bénéficiant des possibilités de la couleur, se transforme en un prestigieux film d’aventures dans lequel le romanesque et l’action, la passion et le panache se mêlent sans un temps mort. Face à Stewart Granger, dans le double rôle de l’Anglais Rassendyll et de son royal cousin, James Mason campe une fascinante figure d’aventurier. Des scènes d’amour au duel final, le film possède une splendeur irrésistible. Télérama.
COMMENTAIRE : Rudolph Rassendyll, jeune Anglais de noble famille, se rend compte, au cours d'un séjour en Ruritanie, qu'il est le sosie du roi, un cousin lointain. Pour déjouer les manœuvres de conspirateurs, il accepte de prendre sa place quelque temps. Mais il tombe amoureux de celle que son sosie doit épouser... et qui le prend pour le vrai. Il devra finalement combattre le méchant qui l'a dévoilé.
Ce film est considéré comme un des plus beaux du genre. Tiré d'un roman célèbre, bénéficiant d'un Technicolor flamboyant et de superbes décors, il met face à face deux grands acteurs : James Mason et, surtout, Stewart Granger. L'interprète de Scaramouche et de Moonfleet trouve là un rôle à sa mesure et le duel final est un morceau d'anthologie. Claude Aziza.
LA BELLE ESPIONNE
Sea Devils
de Raoul Walsh, 1953, US/GB, 1h30, Couleurs
avec Yvonne De Carlo, Rock Hudson, Maxwell Reed…
RÉSUMÉ : Gilliat, un pêcheur passé contrebandier, accepte de transporter une jeune espionne anglaise envoyée en France avec pour mission de se faire passer pour une Comtesse prisonnière à la Tour de Londres...
POINTS DE VUE : Au début du XIXe siècle. Craignant une invasion française, les services d'espionnage anglais chargent une belle jeune femme, Drouette, de percer à jour les projets de l'Empereur. Pour mener à bien sa délicate mission, Drouette usurpe l'identité de la comtesse de Rémusat, retenue prisonnière à Londres. Un certain Gilliatt lui fait traverser la Manche et s'éprend d'elle. La mission de la pseudo-comtesse tourne mal et Gilliatt, de retour en Angleterre, est arrêté pour contrebande. On lui propose un marché : s'il ramène la "comtesse" saine et sauve, la justice fermera les yeux sur ses méfaits...
Qu'est-ce que Walsh, le Walsh de la superbe trilogie maritime bâtie autour des amours viriles de Gregory Peck (Captain Horatio Hornblower, The World in His Arms) et de Rock Hudson (la Belle Espionne) vient faire dans cette affaire? Tout et rien. La beauté équivoque de Rock Hudson, chouchou sirkien bâti comme un bûcheron de Dieu (et surtout premier grand séducteur hollywoodien à avoir annoncé son homosexualité et son sida), donne dès 1953 à la Belle Espionne des airs pré-Haribo étincelants de génie et d'évidence. C'est le troisième volet de la trilogie corsaire de Walsh, le plus louche, le plus métissé, le plus beau. Faut être pervers, diront les crétins cinéphiles, pour voir dans les amours d'un contrebandier anglais du XVIIIe siècle, et d'une audacieuse espionne qui réussit à ridiculiser Napoléon et Fouché, des airs de pré-In The Mood For Love, ce manifeste expérimental/pédé pour lequel on inventait, pas plus tard qu'hier, le concept-Haribo.
La belle espionne qui ruse avec les Français comme elle ruse avec le beau Gilliatt (Rock Hudson), c'est Yvonne de Carlo, l'héroïne immature et craquante comme du sucre candi de l'Esclave libre (Walsh, 1957). Yvonne de Carlo, même pour les walshiens les plus bornés, c'est la petite fille et la vamp, celle qui veut que papa la fasse sauter sur ses genoux pour la vie, même quand ses fesses et ses seins ont grandi hors norme. Yvonne de Carlo, c'est Marilyn puissance mille. Elle n'a pas besoin de chanter My Heart Belongs to Daddy ce qui n'a d'ailleurs jamais voulu dire «papa» dans la bouche de Marilyn, mais plutôt «l'homme qui me traite comme il faut, mon mec, mon mac». Faut être aveugle pour ne pas voir que tout ce qu'elle a, Yvonne, c'est vraiment pour papa. Cette fille-là, c'est la féminité rayonnante, interdite. Qu'est-ce qui se passe quand on met cette poupée géante dans les bras de Rock Hudson? Ses gros seins, ses grosses fesses, qu'est-ce qu'il en fait, le beau bouclé? Il en fait ce qu'il peut, les costumes et la belle musique (Richard Addinsell) font le reste. Enfin, pas tout à fait. Ce qui fait le reste, c'est la placidité lyrique de Raoul Walsh devant ces improbables balbutiements pré- Haribo. Devant ces aberrations sentimentales, le vieux cinéaste borgne et paillard, encore très vert pour ses 66 ans, imagine une mise en scène caresseuse, à la fois alanguie et précipitée. C'est lui qui la pelote, la belle Yvonne, non?. Louis Skorecki.
En 1803, Napoléon (Gérard Oury) s'apprête à envahir l'Angleterre. A Guernesey, île anglo-normande, le pêcheur Gilliatt (Rock Hudson), qui fait de la contrebande, accepte de mener en France, à la place du louche Rantaine (Maxwell Reed), une jeune femme, Drouette (Yvonne de Carlo), qui trouve un prétexte romanesque pour ce voyage. Mais, en venant prendre une livraison de cognac au château d'Avranches, Gilliatt découvre que Drouette a pris l'identité de la comtesse de Lemusat, pour obtenir du général Latour (Keith Pyott), chef du service d'espionnage français, des informations sur le plan de débarquement en Angleterre. Il la prend pour une espionne française et la kidnappe pour la renvoyer au capitaine du port de Guernesey. Mais elle revient.
Le scénario de Borden Chase pour ce film d'aventures intitulé Sea Devils fait vaguement référence aux « Travailleurs de la mer », de Victor Hugo, avec le nom de Gilliatt et des allers et retours en mer. Du point de vue historique, il est abracadabrant avec ses quiproquos, un personnage de traître et des mensonges à ne plus s'y retrouver.
Mené dans le rythme dynamique cher à Raoul Walsh, le film prend nettement parti pour l'Angleterre. Gérard Oury en Napoléon et le surréaliste Jacques B. Brunius en Fouché, ce n'est pas triste ! Ce divertissement est relevé par de belles images en Technicolor, la composition de Rock Hudson en costaud bronzé et, surtout, la plastique, la séduction et la sensualité d'Yvonne De Carlo. J.S.
COMMENTAIRE : À l'époque napoléonienne, dans l'île de Guernesey, les aventures d'une belle espionne aimée d'un contrebandier. Gérard Oury est un épisodique Napoléon. Dictionnaire des films, Larousse.
LA VALLÉE DES ROIS
Valley of the Kings
de Robert Pirosh, 1954, US, 1h26, Couleurs
avec Robert Taylor, Eleanor Parker, Carlos Thompson…
RÉSUMÉ : En 1900, en Egypte. Fille d'un archéologue américain, Ann Mercedes rêve de découvrir les vestiges qui confirmeraient une théorie de son père : la présence du tombeau du patriarche Joseph. Elle s'adresse à un jeune archéologue afin qu'il les guide, elle et son époux Philip, dans leurs recherches...
Des archéologues se disputent la découverte d'une tombe de pharaon.
POINTS DE VUE : Les secrets des pyramides et Hollywood ont souvent fait bon ménage, ce film d'aventures mouvementées à souhait, et lointainement inspirées de faits authentiques, en apporte un nouveau témoignage. L'histoire d'amour, indispensable selon les canons du genre, encombre un peu l'intrigue principal, mais on ne s'ennuie pas et plusieurs scènes sont même assez spectaculaires. Télé Loisirs.
Un ancien pilleur de tombes américain reconverti dans l’archéologie, est contactée par la fille d’un célèbre archéologue récemment décédé. Il était sur la trace de la tombe du pharaon Rahotep. Ce jour, des objets appartenant au pharaon commencent à apparaître chez des marchands d’objets d’art et antiquaires...
Si Robert Pirosh et son scénariste Karl Tunberg ne contribuent guère avec ce film à l’art cinématographique, ils excellent dans celui de la carte postale et du clicheton égyptien.
Tous les sites archéologiques (ou presque) défilent sous nos yeux sans qu’il y ait la moindre cohérence du passage de l’un à l’autre. Ce film s’adresse donc aux personnes incapables de situer les pyramides de Gizéh, la nécropole de Sakkara, le temple d’Abou Simbel, la Vallée des Rois ou la ville engloutie de Philae.
L’histoire qui narre la recherche du tombeau de Rahotep qui permettrait de faire le lien avec Joseph (fils de Jacob), et rattacher ainsi la Bible à l’histoire de l’Egypte ancienne est nettement sacrifiée au profit de la projection paysagère.
Robert Taylor fait ce qu’il peut.
Eleanor Parker est transparente.
Et le méchant du film Carlos Thompson est fantomatique.
Même la musique de Miklós Rózsa est oubliable. Nous oublierons donc!
Pour la première fois avec ce film, un film américain eut une première simultanée en Egypte (Le Caire et Alexandrie) et aux Etats-Unis. Rue du Ciné.
GOLDFINGER
de Guy Hamilton, 1964, GB, 1h52, Couleurs
avec Sean Connery, Gert Fröbe, Honor Blackman…
RÉSUMÉ : L'homme d'affaires international Auric Goldfinger inquiète les États-Unis et l'Angleterre en spéculant sur l'or. L'agent secret 007 est chargé d’enquêter sur ses revenus. Chargé de le surveiller, James Bond le traque jusqu'à son repaire en Suisse. La banque d'Angleterre a découvert qu'il entreposait d'énormes quantités d'or, mais s'inquiète de ne pas savoir dans quel but. Quelques verres, parties de golf, poursuites et autres aventures galantes plus loin, James Bond découvre en réalité les préparatifs du "crime du siècle", dont les retombées pourraient amener le chaos économique sur les pays développés du bloc Ouest. Goldfinger veut atomiser Fort Knox. Bond réussit à retourner Pussy Galore, la femme-pilote de Goldfinger, et à éviter la catastrophe...
POINTS DE VUE : James Bond est chargé de surveiller un homme d’affaires louche et puissant, Auric Goldfinger, dont les opérations sur l’or inquiètent les États-Unis et la Grande-Bretagne. Lors de leur première rencontre, Bond accuse Goldfinger de tricher au poker. La guerre est déclarée.
Bond, épisode 3. La série est en place : on aura droit, chaque fois, à un court prologue où 007 termine sa dernière mission en date. Puis à un générique inventif et sensuel (signé Maurice Binder). Et à une chanson. Ici, Goldfinger, composée par John Barry et chantée par Shirley Bassey, fait le tour du monde.
Pour la deuxième fois, Bond croise la route d’une lesbienne, qu’il remet évidemment dans le droit chemin... Côté méchants, un salopard, attiré par l’or entreposé à Fort Knox, qui asphyxie celles qui l’ont trahi en les recouvrant d’une peinture dorée. Et un ignoble tueur, dont l’arme favorite est le chapeau-guillotine. Triomphe absolu. Pierre Murat.
Troisième épisode des aventures de James Bond, Goldfinger comporte quelques-unes des images marquantes de la série : le corps nu de Shirley Eaton asphyxié par une fine pellicule d'or, la fameuse Aston Martin bardée de gadgets délirants... Intrigue simple, linéaire, criminel d'envergure et un peu fou, c'est l'univers du roman-feuilleton transposé dans la superproduction colorée. Le comédien allemand Gert Froebe, révélé entre autres par Fritz Lang, y trouva le rôle de sa vie. Gérard Lenne.
LE JOUR LE PLUS LONG
The Longest Day
de Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki et Darryl Francis Zanuck, 1962, US, 3h, Noir et Blanc
avec John Wayne, Robert Mitchum, Henry Fonda, Robert Ryan, Rod Steiger, Robert Wagner, Mel Ferrer, Richard Burton, Sean Connery, Gert Fröbe, Curd Jürgens, Peter Lawford, Peter Van Eyck, Bourvil, Jean-Louis Barrault, Arletty, Madeleine Renaud…
RÉSUMÉ : 1944. Les Alliés se préparent pour la grande offensive qu'ils ont prévue en Normandie et qui devrait définitivement débarrasser l'Europe du fléau nazi. Chaque état-major est en effervescence. Le général Eisenhower hésite quant à la date fixée, le 6 juin, en raison du mauvais temps. L'atterrissage des troupes aéroportées et le débarquement sur cinq plages normandes s'annoncent difficiles. Il faut créer des diversions pour semer la confusion chez l'ennemi. Pendant ce temps, la plus grande tranquillité règne dans le camp allemand. Le maréchal Rommel est même reparti en Allemagne. Puis soudain, la radio laisse tomber la seconde partie du vers de Verlaine qui annonce le début de l'opération. Le major Howard et ses hommes sont parachutés sur un pont de l'Orne, qu'ils doivent tenir coûte que coûte...
POINT DE VUE : En 1962, Le Jour le plus long marqua autant les esprits que le Soldat Ryan, de Steven Spielberg, sorti trente-six ans plus tard. Le projet, lancé par Darryl F. Zanuck, était faramineux : la production la plus chère, cinquante-sept stars internationales, six réalisateurs, Romain Gary au scénario, Maurice Jarre et Paul Anka à la musique, Bourvil et Mitchum au générique. Le succès fut phénoménal.
Le débarquement (tourné en Corse !) et l’assaut de Sainte-Mère-Église, avec le parachutiste accroché au clocher, sont restés ancrés dans nos mémoires. Mais, en revoyant le film, on se laisse aussi prendre par le réalisme des scènes de caserne, par les moments intimistes (même si la partie française est la moins convaincante) et par le suspense de la tactique militaire. Aujourd’hui, Le Jour le plus long, avec ses nombreuses intrigues parallèles, serait décliné en série télé sur plusieurs saisons... Anne Dessuant.
COMMENTAIRE : Un parfait exemple du genre « all stars cast », c'est-à-dire une superproduction réunissant le plus grand nombre possible de stars au mètre carré d'écran ou de décors. Lorsque même un simple soldat américain a le visage de Paul Anka, on comprend que la reconstitution historique n'est que prétexte pour le jeu, très plaisant d'ailleurs, d'identifier des visages connus entre deux scènes spectaculaires. Laurent Aknin.
GRIMM
d’Alex van Warmerdam, 2003, Pays-Bas, 1h43, Couleurs
avec Teresa Berganza, Johan Leysen, Halina Reijn…
RÉSUMÉ : L'un croit aux contes et à la magie, l'autre a les pieds sur terre. Les deux frères Grimm, respectivement Jacob et Wilhelm, parcourent l'Europe à l'écoute de villageois terrorisés, jamais à court d'histoires extraordinaires. Ils leur proposent des remèdes tout aussi farfelus pour déjouer ces sortilèges, qui sont en fait des mises en scène de leur propre dessein. Ces subterfuges leurs permettent d'obtenir la gloire et la fortune. Leur notoriété parvient aux oreilles du général Delatombe, qui doit faire face dans sa propre circonscription à des événements étranges. Ce dernier les envoie dans le village de Marbaden escorté du maître ès tortures, Mercurio Cavaldi di Parma, pour retrouver et libérer des enfants disparus. Guidés par la soeur ainée de deux d'entre eux, la belle chasseuse Angelika Krauss, ils finissent par s'aventurer dans la forêt enchantée où ont eu lieu les disparitions, jusqu'aux ruines envahies par la forêt d'un village maudit autrefois décimé par la peste et dominé par une immense tour sans accès.
POINT DE VUE : D’entrée de jeu, Grimm par son titre et son ouverture tient du conte, mais c’est un film « touche-à-tous-les-genres ». Des contes de Grimm, il a
la poésie étrange, empreinte d’un mélange de réalisme, d’humour et de cruauté. Et, le frère et la sœur, sans famille, partent vers le Sud, à dos de scooter volé, sur une musique rock échevelée, à la conquête de leur parenté espagnole.
Par ses traversées des grands espaces nordiques et méditerranéens, Grimm tient aussi du road movie. Un genre cinématographique qui permet à Alex Van Warmerdam de travailler sur le contraste visuel et linguistique des deux contrées nordiques et ibériques. La deuxième partie, espagnole, est particulièrement réussie puisque tout en gardant son ton absurde et décalé, elle singe à merveille l’esprit baroque et décadent de certains films espagnols actuels : comme par hasard, dans un film qui se passe en Espagne, nous allons nous retrouver face à un trafic d’organes humains... Au sortir de la projection, il ne faudra pas s’étonner que certains critiques espagnols aient sifflé ce film impertinent, tandis que d’autres applaudiront sans discontinuer.
Grimm, c’est aussi ce rythme fou, échevelé que la bande originale surprenante vient orchestrer. Une scène dans la première partie rappelle un peu le comique déjanté et absurde vu dans Mon Idole de Guillaume Canet, et dont l’humour grinçant reste très proche : prisonnier de l’ogresse, le Hansel de Van Warmerdam, ingénieux, retrouve la liberté en un tournemain : il fabrique un bélier qui assomme l’époux dont le fusil tue la matrone et au passage une vache pie tandis que le bélier continuant sa lancée perfore le mur.
Dans la foulée, Van Warmerdam va faire de gros pieds de nez au genre du western. Car, Jacob, un rein en moins après l’épisode de l’hidalgo trop propre sur lui, secourt une seconde fois sa sœur des mains des truands. Ils élisent domicile dans un décor de western abandonné. Bien sûr, le méchant va rôder, le vent de sable des westerns spaghettis va se réveiller, les rues seront désertes et le rythme de Grimm continuera de faire des embardées, tout en cultivant son sens de l’absurde et du décalé.
Mais, ses incursions loufoques et sa trame qui repose sur un non-sens - la quête d’un chez soi, déçue a priori pour des sans familles - en font avant tout un film absurde, excellemment mené. Laetitia HEURTEAU.
MAUDITE SOIT LA GUERRE
Le Moulin maudit
d’Alfred Machin, 1914, Belgique, 0h39, Noir et Blanc
avec Baert, Le Berni, Albert Hendricks…
RÉSUMÉ : L'aviateur Hardeff a connu en temps de paix une fille et sœur d'officier, Lydia, et s'en est épris. Mais la guerre, déclarée entre leurs deux pays, les sépare. Les machines meurtrières font rage. Dans un moulin où ils se sont réfugiés, un combat fratricide opposera le soldat au propre frère de sa fiancée.
POINT DE VUE : Ce film, ignoré de presque toutes les histoires du cinéma, est l'œuvre d'un réalisateur belge tout aussi méconnu : Alfred Machin. Cinéaste animalier, auteur de quelques documentaires et courts métrages comiques (avec Little Moritz ou Serpentin), il tourna aussi en 1917 des actualités de guerre et fut assistant opérateur de Griffith pour les Cœurs du monde. Maudite soit la guerre, au message pacifiste explicite, bénéficia du concours de l'armée belge. Le film sortit en juin 1914, deux mois avant le déclenchement des hostilités, et fut promptement relégué aux oubliettes. Claude Beylie.
COMMENTAIRES : «Maudite soit la guerre» montre avec une clairvoyance extraordinaire un type de conflit absolument nouveau et cela un an avant la Première Guerre mondiale. Télérama.
Un film légendaire. Un drame visionnaire, un film de science fiction anticipant avec ses combats aériens la guerre moderne. Un film pacifiste sorti sur les écrans deux mois avant que ne débute la Première Guerre mondiale. Pour les raisons que l’on imagine, il ne reste pas longtemps à l’affiche, et reparaît un peu plus tard, « sous un titre plus approprié, Mourir pour la patrie, au prix sans doute d’une réécriture des sous-titres », précise Francis Lacassin dans son indispensable ouvrage sur cet aventurier du cinéma, Alfred Machin de la jungle à l’écran. La guerre est là, et Machin y prendra part en participant à la création du Service Cinématographique des Armées (on lui doit, entre autres, les images de la bataille de Verdun). Mais pour l’heure voici un film pacifiste d’avant-guerre ! Deux familles de pays différents, les Modzel et les Hardeff. Le fils Hardeff, aviateur venu participer à des manœuvres, est accueilli chez les Modzel dont le fils est également militaire et la fille sémillante. Des sentiments naissent entre le fils Hardeff et la fille Modzel, mais un télégramme annonce que les deux pays viennent de se déclarer la guerre. Elle sera sans pitié. Fratricide. Parce que patriotique.
Lorsqu’il conçoit Maudite soit la Guerre, Alfred Machin semble au faît de sa carrière, raison pour laquelle il bénéficie de concours et de capitaux substantiels. L’armée belge lui prête un ou deux bataillons de fantassins, des canons et des armes diverses, mais aussi des voitures et des avions, qui lui permettent de créer une mise en scène grandiose et tout à fait unique pour l’époque.
L’aspect spectaculaire plaît à Charles Pathé qui décide de le porter aux États-Unis sous le titre War is Hell et sous la marque Eclectic Film. Après une présentation à Bruxelles le 1er mai 1914, le film sort à New-York presque un mois avant sa sortie parisienne et remporte un franc succès. Les Américains sont séduits par le côté mouvementé de l’action, bien que le message pacifiste ne leur ait pas échappé.
C’est pourtant ce discours qui empêche une diffusion à grande échelle et rend le film peu vendeur face à d’autres maisons de production exaltant les vertus guerrières. Le synopsis du film s’attarde sur les atrocités engendrées par un conflit, «l’horreur des champs de carnage, les cadavres écrasés, grimaçants, béants, aux uniformes teints de boue et de sang, mornes dépouilles que la mort rend monstrueuses et qui, quelques heures ou quelques jours auparavant, étaient des jeunes gens pleins de vie, de santé, d’espoir, de tendresse, de souvenirs» [...]. À travers l’histoire d’amants maudits que la guerre sépare, le discours d’Alfred Machin est sans équivoque et ne laisse aucune porte ouverte à l’espoir.
Message prophétique ? À la suite de la mobilisation et de la déclaration de guerre, le film est retiré des écrans, mais il ressortira plus tard sous le titre Mourir pour la patrie.
LES MARAIS DE LA HAINE
‘Gator Bait
de Beverly et Ferd Sebastian, 1974, US, 1h28, Couleurs
avec Claudia Jennings, Sam Gilman, Douglas Dirkson…
RÉSUMÉ : Depuis la mort de ses parents, Désirée Thibodeau s'occupe de sa famille, n'hésitant pas à aller chasser l'alligator dans les marécages de Louisiane. Un jour, le fils du shérif, Billy Boy, et son copain Ben, l'aîné, la surprennent en plein braconnage. La situation tourne mal et Ben est tué par Willy Boy. Ce dernier laisse entendre à son père que Désirée est la meurtrière. Apprenant la nouvelle, le père de Ben réunit alors ses autres fils et partent donner la chasse à la jeune femme.
POINT DE VUE : Une découverte. Les films « rednecks », aussi réunis sous l’étiquette « hicksploitation » désigne une catégorie de longs métrages ayant pour sujet et pour cadre les campagnes reculées du sud des États-Unis et des Appalaches, et pour protagonistes les habitants de ces régions pauvres et isolés, déclassés par la guerre, le chômage et des conditions de vie très rustiques, réputés pour leur caractère inhospitalier et diverses tares physiques et morales. Ces stéréotypes profondément inscrits dans la culture populaire américaine ont donné naissance à une abondante production littéraire, musicale et cinématographique. La représentation des états du Sud et de leurs coutumes, pittoresques, amusantes ou terrifiantes, n’a pas échappé au cinéma hollywoodien avec des films aussi divers au fil des décennies que La Route du tabac de John Ford, Le Petit Arpent du bon dieu de Anthony Mann, Que vienne la nuit de Otto Preminger, Délivrance de John Boorman ou les comédies d’action avec Burt Reynolds. C’est le cinéma d’exploitation, avec peu de moyens mais davantage de folie, d’authenticité et d’audace, qui a réellement donné une image juste, malgré ses exagérations et son opportunisme, des rednecks, white trash, hillibillies, et à travers eux d’un imaginaire plouc typiquement américain : 2000 Maniacs de Hershell Gordon Lewis, Mudhoney de Russ Meyer, Massacre à la tronçonneuse et Le Crocodile de la mort de Tobe Hooper offrent une vision cauchemardesque et hyper réaliste des turpitudes du Sud profond. Les Marais de la haine (Gator Bait, 1974) appartient à l’âge d’or des redneck movies et demeure un titre emblématique de ce filon. Apprécié des amateurs, sa notoriété n’est pourtant pas la même que celle des titres cités plus haut. Gator Bait fait partie de ces productions régionales à petit budget, destinées à une exploitation limitée et à un public très ciblé. Produit, écrit, filmé et photographié par un couple de cinéastes indépendants, Gator Bait revendique ses origines redneck devant mais aussi derrière la caméra. Tourné dans les bayous de Louisiane, dans un environnement sauvage et hostile, le film met en scène une terrible histoire de vengeance. Situé dans le milieu des bootleggers (contrebandiers d’alcool), Gator Bait montre une humanité dégénérée vivant aux confins des marais, en compagnie des serpents et des alligators. Le film de Ferd et Beverly Sebastian s’inscrit dans la mouvance du « rape an revenge » : une sauvageonne entreprend une expédition punitive contre les assassins de sa sœur, les membres d’une famille de fermiers qui cherchent de leur côté à éliminer la jeune femme. Tandis que plusieurs redneck movies reposent sur les rapports haineux entre ruraux et citadins, hors- la-loi et représentants de l’ordre, ou Blancs et Noirs, Gator Bait est clairement l’histoire d’une guerre des sexes. Les hommes y sont montrés comme des prédateurs abrutis et concupiscents, excités par la présence de jeunes femmes à moitié nues batifolant dans des points d’eau. La femme est un objet de désir mais surtout de haine, comme en témoignent des flambées de violence dirigées contre le sexe opposé. La scène choc du film est l’agression d’une jeune fille tuée d’une décharge de fusil à bout portant dans le vagin. Quand même... Manifeste féministe hardcore, Gator Bait n’est pas dépourvu de complaisance dans ses images mais son discours a au moins le mérite d’être clair. Le personnage féminin principal est présenté comme une super héroïne à la sexualité agressive et au courage sans limite, maîtresse en son domaine arpentant les marais sur son petit bateau à moteur et maniant les armes avec dextérité. Desiree Thibodeau est interprétée par Claudia Jennings, étoile filante du cinéma d’exploitation américain qui se fit remarquer pour son sex-appeal et son tempérament de bagarreuse, très à l’aise dans les rôles physiques, vedette de quelques pépites du film rustique U.S. (The Unholly Rollers, ça cogne et ça rigole chez les routiers, Fast Company...) Ferd et Beverly Sebastian lui ont offert un rôle à sa mesure, sexy et sauvage, dans Les Marais de la haine. Souffrant d’addictions diverses, Claudia Jennings est morte dans un accident de la route en 1979, à l’âge de 29 ans. On peut trouver la mise en scène du couple Sebastian trop rudimentaire et répétitive. Il n’empêche que Les Marais de la haine se révèle à la hauteur de sa (petite) réputation, et dépasse sans peine le niveau d’une banale série Z sans âme. Claudia Jennings, mais aussi les décors naturels et les seconds couteaux patibulaires nous tiennent en haleine du début à la fin. Olivier Père.
LA GRANDE ILLUSION
de Jean Renoir, 1937, France, 1h53, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Pierre Fresnay, Erich von Stroheim…
RÉSUMÉ : Dans un camp de prisonniers à la frontière franco-allemande, pendant la Première Guerre mondiale, l'uniforme unit des hommes de toutes origines sociales. Alors que la vie s'organise tant bien que mal, les liens apparaissent plus proches entre deux officiers ennemis issus de l'aristocratie qu'entre les soldats d'une même armée. Tandis que le capitaine de Boëldieu et son homologue allemand Rauffenstein évoquent le déclin de l'aristocratie et les honneurs de la guerre, deux prisonniers français s'évadent et réussissent à passer en Suisse grâce à l'aide d'une paysanne amoureuse de l'un d'eux.
POINTS DE VUE : En 1916, le lieutenant Maréchal (Jean Gabin) et le capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay) sont arrêtés par le commandant von Rauffenstein. Transférés dans un camp de prisonniers, ils sympathisent avec Rosenthal, fils de banquiers juifs.
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société.
En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir au combat, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus sombre, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes. Car jamais l’intelligence du discours de Renoir ne vient gêner une narration d’une exceptionnelle fluidité ni ne théorise sur des personnages qui touchent par leur humanité. Stroheim et Fresnay ont l’emphase de leur classe sociale. Mais les héros du film sont bien Gabin, bouleversant en homme du peuple, et Dalio. Les seconds rôles (Julien Carette, Gaston Modot) aussi sont exceptionnels. Chef-d’œuvre absolu. Aurélien Ferenczi.
La Grande Illusion raconte, à la fin de la Grande Guerre, les tentatives d’évasion de prisonniers français capturés par les Allemands, dans un camp puis dans une forteresse de haute sécurité dirigée par un officier blessé, von Rauffenstein.
Renoir décrit la fin du monde aristocratique, comme dans La Règle du jeu deux ans plus tard. Jean Gabin (dont la notoriété grandissante permettra au film de se faire), Pierre Fresnay, Marcel Dalio et Erich von Stroheim sont utilisés comme des symboles. Sympathisant communiste, Renoir démontre qu’il existe moins d’incompréhension entre deux aristocrates de nations ennemies qu’entre deux Français de classes sociales différentes. « La grande illusion » du titre, c’est évidemment la guerre. L’intérêt inattendu d’Erich von Stroheim, génial cinéaste américain réduit à l’exil en France, pour le rôle de von Rauffenstein obligera Renoir, admiratif de Stroheim, d’étoffer le rôle, aidé par son acteur qui lui donnera son allure inoubliable, avec minerve de métal et gants blancs.
La Grande Illusion restera le seul triomphe commercial du plus grand des cinéastes français. Salué à sa sortie comme une œuvre importante, le film connut pourtant un long purgatoire. Ce qui était de toute évidence en 1937 un film pacifiste de gauche banni par les fascistes sera interdit en 1940 car jugé démoralisateur à l’arrivée d’un nouveau conflit. Après la Seconde Guerre mondiale La Grande Illusion connaîtra une éclipse, soupçonné d’antisémitisme à cause du personnage du banquier juif incarné par Dalio et accusé par certains d’annoncer et de faire l’apologie de la collaboration. Il faudra attendre les années 50 pour que La Grande Illusion soit définitivement réhabilité et considéré à juste titre comme un classique humaniste d’une grande lucidité politique. Olivier Père.
Les deux officiers vont être enfermés dans une prison où ils vont retrouver des compatriotes avec qui ils vont sympathiser. Des militaires d’autres nationalité, des Anglais notamment, partagent leur incarcération. Dans cette prison, on tue le temps en préparant de petits spectacles et en partageant les bons produits que certains reçoivent par colis. Derrière une bonne humeur affichée, les prisonniers creusent chaque nuit avec des moyens dérisoires, un tunnel qui pensent-ils, leur permettra de s’évader.
Jean Renoir réalisait là son film le plus célèbre, et par delà l’une des œuvres les plus citées dans le panthéon du cinéma mondial. Il eut pourtant beaucoup de mal à en trouver le financement malgré l’accord de Jean Gabin. À sa sortie en 1937, ce film résolument pacifiste ne connut pas le succès escompté, ni public, ni critique. Il faudra attendre l’après-guerre pour une première ressortie, mais dans une version tronquée, et surtout la fin des années 1950 pour bénéficier d’une version intégrale approuvée par le cinéaste.
Pourtant, Renoir réussissait une œuvre humaniste originale qui décrit la solidarité des prisonniers de guerre, bannissant, tout au moins en apparence, les différences sociales. Les personnages principaux sont extrêmement bien dessinés : Maréchal (Jean Gabin), homme du peuple et esprit frondeur ; Boëldieu (Pierre Fresnay), aristocrate de la vieille école qui sent que son monde disparaît ; Rosenthal (Marcel Dalio), héritier d’une riche famille juive, qui se plaît à partager ses colis ; ou encore Cartier (Julien Carette), titi parisien braillard qui alterne jeux de mots et chansonnettes. Ces hommes, qui normalement ne se seraient jamais côtoyés, se trouvent ici un but commun qui les lient, toutefois sans naïveté comme l’attestent plusieurs de leurs répliques.
Boëldieu trouvera aussi dans la personne du commandant allemand Rauffenstein (Erich von Stroheim), responsable de la prison, un alter ego en qui il se reconnaît, et avec qui il partagera une relative fraternité. Voilà une œuvre universelle, partant d’une histoire apparemment simple de tentatives d’évasion, d’une grande humanité portée par des brillants dialogues (coécrits par le cinéaste et Charles Spaak) et une distribution exceptionnelle Fabrice Prieur.
COMMENTAIRE : Classé en 1958 parmi les douze meilleurs films du monde, la Grande Illusion avait jusqu'alors été amputée de dix-huit minutes par la censure qui y voyait une entreprise de démoralisation. À l'aube de la Seconde Guerre mondiale, cette œuvre idéaliste et pacifiste est apparue comme une mise en garde. Avec son sens habituel du récit, Jean Renoir s'attache à un microcosme, et l'on retrouve dans son stalag toutes les caractéristiques sociales de la France de l'entre-deux-guerres. L'habileté du réalisateur est d'avoir confié les rôles principaux de la Grande Illusion à des figures emblématiques du cinéma de l'époque. La raideur de Rauffenstein est encore accentuée par la minerve qu'arbore Erich von Stroheim. De même, les dialogues de Charles Spaak se chargent de faire parler les protagonistes français avec des intonations et des mots différents, qui dénotent mieux que de longs discours le fossé qui les sépare. Jean Gabin incarne ici le personnage le plus proche de Renoir lui-même, dans la lignée d'un mythe érigé avec Pépé le Moko. Maréchal correspond au Français moyen tel qu'on pouvait se le représenter alors : pétri de bon sens, grande gueule, bourru au cœur d'or et au patriotisme indéfectible. Rosenthal témoigne quant à lui de l'assimilation réussie de la communauté juive au sein de la société française, au moment même où le Reich nazi professe un antisémitisme endémique et barbare. Dernier vestige de la sédimentation provoquée par la Révolution, Boëldieu symbolise pour sa part une aristocratie en déliquescence, qui ne peut pas se reconnaître dans un monde où l'honneur semble tombé en désuétude. Pourtant, à son habitude, Renoir se garde des leçons de morale. Comme plus tard dans la Règle du jeu, il préfère se livrer à son activité favorite : un jeu de massacre dont personne ne sort indemne. Jean-Philippe Guerand.
PRESSE : Les classes restent les classes
« [...] il était aussi facile de tomber dans le panneau d’une idéologie pseudo-humanitaire que dans celle d’un chauvinisme inexcusable. L’essentiel de ce film, ce sur quoi l’accent est mis, c’est que, malgré la guerre [...], les classes restent les classes et que c’est en fonction d’elles que s’établissent les sympathies [...] » Georges Sadoul, Regards, 10 juin 1937.
Faux et rhétorique « Il est le film en somme de ce pacifisme communistoïde et patriotard qui caractérise certains milieux intellectuels français. C’est faux et rhétorique dans la mesure où ça manque de toute sincérité. » Luigi Chiarini, Cinéma 37, 30 août 1937 (Italie).
Toutes les concessions... « Tel [qu’est le film], il n’est plus que prime à toutes les collaborations diffuses, à toutes les concessions, à tous les abandons ; il justifie tous ceux qui pensaient “qu’on pouvait tout de même s’entendre”. » Georges Altman, L’Écran français, 4 septembre 1946.
Une belle réalité « Le soldat allemand donne des cigarettes au français, ils se sentent unis parce qu’ils sont tous eux des travailleurs, tout comme les deux officiers supérieurs se sentent unis parce qu’ils représentent la même classe, la classe des privilégiés. [...] Qu’y a-t-il d’illusoire dans tout cela ? [...] Il est grand temps que les travailleurs comprennent. Il est grand temps qu’ils abattent les frontières et les marchands de canons. » L’Humanité, 1946.
Un admirable film d’amour « ... Film de guerre. La Grande illusion se transforme sous nos yeux en un admirable film d’amour, non seulement parce qu’il raconte épisodiquement l’aventure d’un soldat français avec une paysanne allemande, mais parce qu’il exalte dans ce qu’elle a de plus pur et je dirais de plus instinctif la fraternité des hommes. » Jean de Baroncelli, Le Monde, 7 octobre 1958.
Une harmonie supérieure « Ce qui nous frappe ici, [c’est] cet art qu’a Renoir de composer, non pas seulement une vague ambiance, ni cette atmosphère chère au “réalisme poétique”, mais plus profondément une mosaïque savante de races et de tempéraments, une espèce de Tour de Babel perpétuellement en construction et dont l’apparent désordre cache une harmonie supérieure. » Claude Beylie, Cinéma 58, n°31, novembre.
Un art du regard « Il se dégage de toute l’œuvre de Renoir un art de vivre qui est art du regard ; l’œuvre de Renoir brouille toutes les cartes et nous enseigne à ne plus rien juger, à comprendre qu’on ne peut rien comprendre. » François Truffaut, Arts, 8 octobre 1958.
LE TEMPS DE LA COLÈRE
Between Heaven and Hell
de Richard Fleischer, 1956, US, 1h34, Couleurs
avec Robert Wagner, Terry Moore, Broderick Crawford…
RÉSUMÉ : Sam Gifford est un riche propriétaire de champs de coton dans le sud des États-Unis. Il est marié avec Jenny Cousins, la fille d'un militaire. Imbu de lui-même, il mène une vie de plaisir et montre un mépris évident pour ses ouvriers. Lorsque la guerre éclate, il est mobilisé comme sergent. Suite à une violente altercation avec le lieutenant de son groupe, il est dégradé et envoyé dans une enclave disciplinaire au cœur de la jungle. Le capitaine Waco Grimes, chef de ce bataillon, est un homosexuel lâche et brutal. Peu à peu, face à l'horreur des combats, le caractère de Gifford va changer..
POINTS DE VUE : On a coutume de dire – et c’est vrai – que Fleischer a réalisé au moins un grand film dans presque tous les genres hollywoodiens. Le film de guerre n’échappe pas à la règle avec ce formidable Temps de la colère. Fleischer signera aussi en 1970 Tora ! Tora ! Tora ! sur l’attaque de Pearl Harbour qui ne compte pas parmi nos films préférés du cinéaste mais qui a ses défenseurs.
C’est la période des années 50, décennie durant laquelle Fleischer travaille pour la Twentieth Century Fox et United Artists (après avoir réalisé 20.000 Lieues sous les mers pour Walt Disney) et enchaîne une série de films remarquables en Technicolor et CinemaScope : Les Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire, Bandido Caballero et Le Temps de la colère, sorti deux ans avant l’un de ses plus grands succès, Les Vikings.
Le Temps de la colère (traduction française de « Entre le ciel et l’enfer » repris par Kurosawa sept ans plus tard) raconte l’histoire d’un jeune sergent dégradé et condamné à la prison pour avoir frappé son lieutenant qui est transféré dans une compagnie disciplinaire sur une île du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs retours en arrière au début du récit nous permettent de comprendre comment il en est arrivé là. Dans le civil, Gifford (Robert Wagner) était un riche propriétaire d’une plantation de coton, intransigeant et méprisant avec ses métayers, pur produit de l’aristocratie sudiste ayant hérité du domaine familial. Mobilisé après l’attaque de Pearl Harbour, en compagnie de son beau-père et de représentants de sa classe mais aussi de certains de ses fermiers, Gifford découvre dans l’armée la solidarité et la camaraderie, y compris et surtout avec des hommes appartenant à un rang social inférieur au sien. Fleischer a déclaré dans un entretien au sujet du Temps de la colère : « L’aspect social du film avec les différences de classe d’avant-guerre qui disparurent pendant la guerre était important pour moi. (...) Tout un siècle nouveau de relations humaines et sociales démarra après la guerre. » Le roman dont est tiré le film s’intitulait d’ailleurs « The Day the Century Ended. »
Le discours progressiste du film et sa subtilité psychologique sont toujours aussi frappants aujourd’hui. Fleischer montre très bien l’horreur et l’absurdité de la guerre, mais aussi comment le personnage principal, d’abord égoïste, antipathique et trop sûr de lui va s’humaniser lors d’épreuves révélatrices, tandis que d’autres sombrent dans la folie ou s’adonnent à des actes de lâcheté aux conséquences criminelles.
Gifford découvre la compassion et l’amitié mais aussi que le courage et l’héroïsme sont indissociables de la peur. Sa bravoure et ses nombreux faits d’armes ne l’empêchent pas d’être victime de tremblements irrépressibles lorsque le feu cesse. Fleischer veut montrer la vérité humaine qui s’exprime dans des situations aussi extrêmes que celles vécues par les soldats, avec la proximité quotidienne de la mort, les snipers et les attaques surprises. Le cinéaste qui avait étudié la médecine et la psychiatrie avant de s’orienter vers le cinéma a souvent traité de cas pathologiques dans ses films les plus ambitieux et personnels. On se souvient de ses géniales études autour de la figure du tueur psychopathe, souvent inspirées de faits réels. Le Temps de la colère est fameux pour sa représentation d’un bataillon disciplinaire isolé, avec à sa tête un officier tyrannique devenu paranoïaque et entouré de jeunes gardes du corps blonds, musclés et torses nus. Le camp décrit en quelques plans d’ensemble comme une communauté homosexuelle, avec ses soldats hagards au look de surfeurs ou de culturistes, dans un état général de confusion et de débauche compte parmi les scènes les plus étonnantes du cinéma américain des années 50. Fleischer n’a jamais été un cinéaste complaisant ou gratuitement spectaculaire, mais ses films ont contribué, à une époque peu tolérante, à faire reculer les limites de la censure en abordant avec courage et intelligence des thèmes ou des sujets dérangeants, voire scabreux. Fleischer s’est souvent confronté, toujours avec brio, à la représentation du sexe et de la violence. Le Temps de la colère est sans doute l’un des premiers films hollywoodiens à inclure une imagerie et des personnages ouvertement homosexuels, dans un contexte militaire. Le chaos mental et l’ambiance décadente qui règnent dans le camps, la folie de son chef, incarné par le ventripotent Broderick Crawford – qui interprétera à la fin de sa carrière un autre homosexuel notoire, J. Edgar Hoover dans un biopic télévisé de Larry Cohen – font bien sûr penser à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola réalisé plus de vingt ans plus tard. Rien ne laisse penser que Coppola se soit inspiré du film de Fleischer (pas grand chose en commun entre les deux cinéastes) mais on est prêt à parier que John Milius, scénariste d’Apocalypse Now, passionné de surf, de récits guerriers et de cinéma classique, s’est souvenu du Temps de la colère.
Plusieurs scènes du film de Fleischer permettent de le considérer comme un titre matriciel du film de guerre moderne. Il est moins cité que les chefs-d’œuvre de Walsh, Hawks ou Fuller sur la Guerre du Pacifique, le Débarquement ou la Guerre de Corée mais on retrouve certaines scènes ou situations du Temps de la colère reproduites dans le film de Coppola mais aussi Platoon et Full Metal Jacket (la mission de reconnaissance dans une ville en ruine ; le cadavre ennemi piégé dont l’explosion tue un soldat américain : dans le film de Kubrick c’est une poupée qui déclenche la mine antipersonnel, dans Le Temps de la colère un sabre japonais.)
Fleischer fut sans doute le cinéaste qui opéra avec le plus de talent – mais aussi de discrétion – la transition entre le cinéma hollywoodien classique et son âge moderne. Le Temps de la colère en est un bel et précoce exemple. Les cinéastes américains eux-mêmes s’en rendirent compte assez tôt, une fois n’est pas coutume sans avoir besoin de l’aide de la critique française. Olivier Père.
Si Le Temps de la colère trop démonstratif, simpliste bien que compliqué par une structure en flashback inutiles, ne compte certes pas parmi les réussites majeures du réalisateur, qui l’a partiellement renié et ne le mentionne même pas dans son autobiographie (Just Tell Me When to Cry), il peut encore en remontrer à de nombreux films de guerre.
Ramassé, il circonscrit son action dans un périmètre restreint, trois scènes de combat seulement, concrètes et brutales, sans cocardisme ni lyrisme. Il anticipe là la matrice de Cote 465 (1957) d’Anthony Mann, auquel, par sa sécheresse et son dénuement, il ressemble par ailleurs beaucoup.
Il souffre néanmoins de la présence de Robert Wagner, acteur au jeu souvent grossier et qu’il est difficile d’aimer, même si on l’a vu pire. Ce parcours entendu d’un jeune Sudiste riche propriétaire terrien, arrogant et méprisant, qui découvre avec la Seconde Guerre mondiale la futilité du statut social et la naturelle fraternité, est trop convenu pour faire autre chose qu’encombrer ce qui n’aurait dû être, comme Cote 465, qu’un film d’action.
Le Temps de la colère restera néanmoins comme l’un des deux modèles supposés de Coppola et Milius quand ils croquèrent leur colonel Kurtz pour Apocalypse Now (l’autre étant le colonel Pardee du Rio Conchos de Gordon Douglas (1964) : Broderick Crawford, entouré de quelques mignons dévoués mais haï du reste de sa troupe de renégats, campe sur mesure l’officier décalé et mégalo nécessaire à la réussite de tout bon film de guerre. Jérôme Fabre
LES FORÇATS DE LA GLOIRE
The Story of G.I. Joe
de William Wellman, 1945, US, 1h49, Noir et Blanc
avec Burgess Meredith, Robert Mitchum, Wally Cassell…
RÉSUMÉ : Inspiré d’une histoire vraie. Ernie Pyle, correspondant de guerre, va suivre un groupe de fantassins américains impliqués dans deux moments-clés de la Seconde Guerre mondiale: la campagne d'Afrique du Nord et celle d'Italie.Il va centrer ses articles sur la vie quotidienne de ces soldats, tiraillés entre leur devoir, leurs relations amicales et sentimentales...
POINT DE VUE : Héros de l’aviation (il fit partie de la fameuse escadrille « La Fayette » durant la Première Guerre mondiale, auquel il consacrera son dernier film en 1958), William A. Wellman (1896-1975) était un rebelle à Hollywood, ne cachant pas son mépris pour les producteurs, les directeurs de studios et les vedettes trop capricieuses. Personnage haut en couleur, grande gueule colérique et casse-coup, Wellman fit une entrée remarquée dans La Mecque du cinéma en atterrissant avec son coucou dans la propriété de Douglas Fairbanks. Son premier grand film, Les Ailes en 1927, fresque sur l’aviation aux combats aériens impressionnants, sera aussi le premier à remporter l’Oscar. Wellman est connu pour plusieurs titres mythiques du film noir (L’Ennemi public avec James Cagney), du western (L’Etrange incident), du mélodrame (la première version d’Une étoile est née) ou du film d’aventures (L’Appel de la forêt avec Clark Gable, ou Beau Geste avec Gary Cooper). Wellman a également réalisé d’excellents films de guerre et de l’avis général – y compris du sien – son chef-d’œuvre est Les Forçats de la gloire (The Story of G.I. Joe, 1945) évocation de la longue marche de l’infanterie américaine en Afrique du Nord puis en Sicile jusqu’aux portes de Rome, à travers le regard du journaliste de guerre Ernie Pye (mort durant la bataille de Iwo Jima avant d’avoir vu le film), qui couvrit le conflit aux côtés des soldats, dans des conditions souvent terribles, bien retranscrites malgré un tournage à Hollywood. Wellman l’aviateur, paradoxalement, aura signé le plus beau film dédié aux fantassins et aux sans-grades de l’Infanterie. Dans un style presque documentaire, loin de tout lyrisme, Les Forçats de la gloire impressionne par sa mise en scène, son émotion et sa douleur contenues (Wellman n’a jamais filmé la violence avec complaisance, au contraire) et la qualité de son interprétation (Burgess Meredith et Robert Mitchum, dans son premier grand rôle, y sont remarquables.) Ce classique admirable, salué par Samuel Fuller comme « le seul film adulte et authentique produit par Hollywood durant la Seconde Guerre mondiale » employa pour sa figuration de véritables soldats qui à l’instar de Pye moururent au front, sur l’île d’Okinawa, une fois le tournage terminé. Olivier Père.
COMMENTAIRE : La vie d'un combattant d'une unité américaine ayant pris part à la campagne d'Italie. Authentique et non dénué d'humour. Dictionnaire des films, Larousse.
LA MAIN DE LA MOMIE
The Mummy’s Hand
de Christy Cabanne, 1940, 1h07, Noir et Blanc
avec Dick Foran, Tom Tyler, George Zucco…
RÉSUMÉ : Un duo d'égyptologues un peu farfelu découvrent un site où se trouve le tombeau de la princesse Ananka. Après avoir reçu l'aide d'un magicien et de sa fille, ils s'aventurent dans le désert pour tomber sur les défenseurs du tombeau, un sinistre grand prêtre et une momie vivante, Kharis...
POINT DE VUE : Steve et Babe, deux aventuriers sans le sou, découvrent des informations indiquant la cachette de la tombe de la princesse Ananka. Mais celle-ci est protégée par les prêtres de Karnak et la momie vivante Kharis...
Dans la première moitié des années 30, Universal ne donne pas de suite à LA MOMIE. Il faut attendre sa "seconde vague" de films d'horreur (à partir de 1939) pour voir ré-apparaître ce monstre dans une série amorcée par LA MAIN DE LA MOMIE. Cette œuvre est confiée à Christy Cabanne, réalisateur expérimenté qui a commencé en assistant D.W. Griffith sur JUDITH DE BETHULIE de 1913 et en co-réalisant avec Raoul Walsh un documentaire consacré à la révolution mexicaine : LIFE OF VILLA de 1912. Il devient un réalisateur extrêmement productif, travaillant plutôt avec des budgets modestes, particulièrement dans le domaine du Western. Cabanne œuvre notamment pour Universal, firme chez laquelle il réalise LA MAIN DE LA MOMIE.
C'est Dick Foran (un acteur plutôt habitué aux seconds rôles : LA FORET PETRIFIEE aux côtés de Bette Davis, LE MASSACRE DE FORT APACHE de John Ford) qui tient le rôle du jeune premier. Son compagnon d'aventures est incarné par Wallace Ford, à la carrière intéressante. Il est le clown Phroso dans LA MONSTRUEUSE PARADE, on le retrouve dans LA PATROUILLE PERDUE de John Ford ou dans THE MYSTERIOUS MR WONG aux côtés de Bela Lugosi.
Surtout, le maléfique Andoheb, grand prêtre de Karnak, est interprété par George Zucco, spécialiste des rôles de méchant dans les films fantastiques des années 40 : il incarne Moriarty dans SHERLOCK HOLMES avec Basil Rathbone, et on le rencontre dans THE MAD GHOUL et LA MAISON DE FRANKENSTEIN. Enfin, la momie Kharis est incarnée par Tom Tyler, ancienne star de western dont la carrière s'émousse alors ; on le retrouvera à la même époque en super-héros dans les serials ADVENTURES OF CAPTAIN MARVEL et THE PHANTOM, ce dernier mettant en scène le Fantôme du Bengale. C'est à nouveau le maquilleur Jack Pierce qui conçoit ici le costume de la momie.
Suite à divers problèmes internes à son organisation (Carl Laemmle, fondateur de la Universal, est mis à la retraite par les actionnaires de sa compagnie), à des déboires financiers et à des problèmes avec la censure, la compagnie Universal a modifié sa politique de production : entre autres, elle cesse, à partir de 1936, de produire ces œuvres d'épouvante qui lui avaient pourtant rapporter de beaux succès comme DRACULA, FRANKENSTEIN ou LA FIANCÉE DE FRANKENSTEIN. Toutefois, une ressortie en double-programme de DRACULA et FRANKENSTEIN marche très bien et Universal se décide à produire LE FILS DE FRANKENSTEIN de 1939, avec Boris Karloff et Bela Lugosi.
C'est le début d'une nouvelle ère de l'horreur chez cette compagnie qui au début des années 40 ramène à la vie ses monstres les plus populaires. Ainsi, dès 1940, on assiste à LE RETOUR DE L’HOMME INVISIBLE, et à la résurrection de la momie dans LA MAIN DE LA MOMIE, début d'une nouvelle tétralogie. Suivront en effet LA TOMBE DE LA MOMIE (1942), LE FANTÔME DE LA MOMIE (1944) et LA MALÉDICTION DE LA MOMIE (1944). Pourtant, ce nouveau cycle reste prudent : acteurs de second rang, recyclage de décors construits pour des films plus prestigieux, stock-shots, budgets serrés... On est clairement plus proche de la série B que des productions horrifiques ambitieuses du début des années 30.
Dans cette nouvelle saga, ce n'est plus l'Imhotep de LA MOMIE qui est ramené à la vie, mais un certain Kharis au destin semblable. On ne ramène pas la momie à la vie en lui récitant une formule magique, mais en lui faisant boire une concoction à base de feuilles de Tana. À quelques détails près, le récit de LA MAIN DE LA MOMIE reste proche du film de Karl Freund, notamment en ce qui concerne les origines de Kharis : il a été momifié vivant pour le punir d'avoir volé des feuilles sacrées de Tana afin de ramener à la vie la princesse Ananka dont il était épris. Des archéologues à la recherche de la tombe de cette princesse vont subir le courroux de Kharis et de la redoutable secte des prêtres de Karnak. Le thème de la momie n'est guère renouvelé et comme dans les trois films suivants, Kharis est avant tout un tueur horrible et muet, se déplaçant lentement d'une victime à l'autre. Nous sommes loin du personnage élaboré et attachant composé par Karloff dans LA MOMIE.
Pourtant, LA MAIN DE LA MOMIE a des atouts dans son jeu. Son cadre de film d'aventures archéologiques et exotiques est plein de charme. Les héros sont tous bien interprétés par des comédiens sympathiques, tandis que Zucco nous propose un méchant inquiétant à souhait. Le récit est entraînant et le portrait des deux copains aventuriers fauchés laisse la part belle à un humour plaisant, annonçant quelques part LES AVENTURIERS DE L’ARCHE PERDUE ou LA MOMIE de Stephen Sommers. Le tout est correctement rythmé, et on apprécie le passage se déroulant au Caire, avec les bagarres et les complots ourdis par de dangereux assassins.
Toutefois, le script est schématique, notamment en ce qui concerne la momie qui n'apparaît que fort peu, essentiellement en fin de métrage. De plus, la réalisation est par moment trop statique, le dénouement paraissant plat et lourd. Le manque évident d'ambition et de moyens du projet est embarrassant : les stocks-shots (ville orientale, désert), visibles comme le nez au milieu de la figure, pullulent. Le flash-back concernant le passé de Kharis nous ressert des scènes de LA MOMIE ; certains décors sont des remplois de ceux de L'ENFER VERT de James Whale, un film d'aventures se déroulant en Amérique du sud. L'extérieur du sanctuaire ressemble à tout (on identifie même des détails des temples cambodgiens d'Angkor !) sauf à un temple égyptien ; mais reconnaissons que son intérieur est réussi, bien que sous-exploité.
Malgré tout, LA MAIN DE LA MOMIE, sans être révolutionnaire, se suit sans ennui. Il divertit le spectateur avec un agréable spectacle fantastique et remplit ainsi son modeste contrat. Il est tout de même dommage qu'il ne soit pas plus ambitieux. En 1942, Universal produit LA TOMBE DE LA MOMIE, nouvel épisode des aventures du terrible Kharis, incarné à partir de ce film par Lon Chaney Jr. On y retrouvera, vieilli de trente ans, les personnages de Babe et Steve, ainsi que le redoutable Andoheb, pourtant laissé pour mort à la fin de LA MAIN DE LA MOMIE... Emmanuel Denis.
COMMENTAIRE : Fort du succès de la « Momie » de 1932, le troisième monstre que le studio de Carl Laemmle Jr. a développé après ses mythiques « Dracula » et « Frankenstein » en 1931 durant la Grande Dépression américaine, Universal aura pourtant attendu huit ans pour mettre en œuvre, en 1940, cette première suite : « La Main de la Momie ».
Si, dans le film originel, Karl Freund et son scénariste John L. Balderston s'inspiraient -à la demande de leur producteur Carl Laemmle Jr .- des légendes et mortelles malédictions nées autour de la découverte et de l'excavation en 1922 du tombeau de Toutânkhamon pour créer un nouveau personnage de monstre « universel », en 1940, Ben Pivar, obscur producteur associé d'Universal, permet sur une de ses idées aux scénaristes Griffin Jay et Maxwell Shane de faire leur entrée dans le plus ancien studio cinématographique américain après plusieurs films plus ou moins méconnus.
Reboot plus que remake ou véritable séquelle de « La Momie » de Karl Freund, comme on dirait aujourd'hui, cette « Main... » confiée au prolifique réalisateur du muet, Christy Cabanne, va confirmer, à la fois, que ce dernier s'est spécialisé avec le temps et l'arrivée du parlant dans la série B à petit budget (non sans réussir à éviter quelques rares faux-raccords) et que la société de production Universal a décidé de déjà maltraiter l'un de ses emblématiques monstres, allant presser le citron jusqu'au jus sur cinq films... jusqu'à disparition du monstre ?
Oubliez le charismatique et effrayant Grand Prêtre immortel Imhotep qu'incarnait magnifiquement Karloff huit ans plus tôt: cet homme cultivé qui a survécu aux millénaires et continuera à manipuler des archéologues à des fins personnelles ressuscité dans le film de Freund est désormais remplacé par une momie incarnée par l'ancien cow-boy (tant sa filmographie compte des westerns) Tom Tyler -au physique d'athlétique jeune premier hollywoodien disparaissant sous les bandelettes de Kharis et maquillages de Jack P. Pierce (le Stan Winston ou Rob Bottin Universal Monsters de l'époque).
Arme d'un autre Grand Prêtre (le très Britannique George Zucco, qui, contrairement, à lui va apparaître dans des suites), Kharis, puisque tel est son nom, n'est plus qu'une espèce de Golem Égyptien vindicatif aux services d'un homme qui espère devenir immortel avec sa bien-aimée et menacer le monde de la colère de ce monstre qu'il prétend être le seul à maîtriser !
Andoheb (Zucco) étant le seul à connaître le millénaire secret des feuilles de tana, ces feuilles maudites et enterrées avec la momie Kharis qui vous tueront si vous en faites un thé mais qui, par trois, réveilleront cette momie dormante et par neuf lui donneront le pouvoir de se relever, de marcher et de tuer.
Les très courtes 66 minutes de ce film, qui savent pourtant paraître très longues voire trop avec un manque de rythme scénaristique et un monstre vedette qui n'apparait et frappe réellement que dans son dernier tiers, souffre de lenteur.
À l'image de son monstre qu'incarne Tom Tyler, qui traîne sa patte de bras gauche armé du nouveau Grand Prêtre, ce premier volet est donc un bon vieux spectacle un brin vieillot et désuet pour les spectateurs d'aujourd'hui.
Mais, heureusement, à l'image du personnage secondaire du sympathique Babe Jenson (Wallace Ford), cette « Main... » sait aussi se faire très humoristique avec nombre de répliques ou gags dus à ce trublion... qui ne fait qu'esquisser l'avenir du mythe avec le futur Rick O'Connell de Brendan Fraser, héroïque aventurier maniant aussi bien les armes que les bons mots et grimaces.
Alors... si vous aviez aimez les aventures de la famille O'Connell (à partir de 1999), vous pourriez apprécier de découvrir le film ou la série de films qui pourraient être à l'origine de films d'aventure grand spectacle à la « Indiana Jones » et dans ce genre.
Et si vous restez très attaché au superbe classique, vous risquer, par contre, de déchanter face à cette horreur tellement soft qu'elle en est presque risible et bien plus série B fauchée que le chef d’œuvre original. Mais, peut-être, serait-ce passé à coté d'un petit plus culturel... Charly Halper.
L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI
The Man Who Be a King
de John Huston, 1975, US/GB, 2h11, Couleurs
avec Sean Connery, Michael Caine, Christopher Plummer…
RÉSUMÉ : Aux Indes, dans les années 1880. Daniel Dravot et Peachey Carnehan, deux amis et ex-officiers de l'armée britannique, révèlent au journaliste Rudyard Kipling leur projet insensé : pénétrer dans le royaume interdit du Kafiristan et y prendre le pouvoir. Aucun Blanc n'a mis les pieds dans cette contrée depuis Alexandre le Grand. Les deux aventuriers veulent s'approprier les immenses richesses locales. Kipling ne parvient pas à les en dissuader. Au prix de nombreuses souffrances, le tandem parvient à pénétrer au Kafiristan. Les deux hommes sympathisent avec Ootah, un chef de tribu, qu'ils aident à vaincre un clan voisin. Dravot survit à une blessure normalement mortelle et se voit dès lors adoré comme un dieu...
POINTS DE VUE : Rudyard Kipling rencontre par hasard Dravot et Carnehan, francs-maçons comme lui. Ceux-ci entreprennent un long voyage devant leur apporter la fortune. Ils se dirigent dans une région isolée, le Kafiristan. Là, ils viennent en aide à un peuple en guerre contre la ville voisine. Dravot acquiert alors une réputation d'immortalité. Il est considéré comme un roi et un dieu. Son orgueil le conduit à se laisser prendre au jeu. Mais le jour de ses noces avec Roxanne, une belle indigène, son peuple a la révélation qu'il n'est qu'un homme ordinaire, et le met à mort.
Cette fabuleuse épopée est l'un des sommets de l'œuvre de Huston. Il conjugue magistralement ses thèmes de prédilection (ambition, échec, exotisme et fraternité) avec les grands mythes du cinéma d'aventures. Caine et Connery forment un extraordinaire duo d'acteurs. Laurent Aknin.
Dans les années 1880, en Inde, deux ex-officiers britanniques rencontrent Rudyard Kipling. Ils lui exposent leur projet : pénétrer au Kafiristan — pays mythique où aucun Blanc n’est entré depuis Alexandre le Grand — et y prendre le pouvoir.
John Huston a toujours clamé son admiration pour l’auteur du Livre de la jungle. Longtemps il rêva de porter à l’écran une de ses œuvres, et s’imprègne du charme mystérieux et mystique de cette lumineuse nouvelle. Le résultat est un film d’aventures palpitant, chargé à la fois d’humour et de gravité, idéale adaptation du monde de l’écrivain, en parfaite cohérence avec l’œuvre du cinéaste. En choisissant d’ancrer l’odyssée de Dravot et Carnehan dans un long flash-back, Huston donne au récit l’allure d’une épopée et la couleur sombre de la tragédie. Dans un incroyable décor, ses deux héros accèdent un moment à leur rêve impérialiste, démentiel et dérisoire. Sean Connery, emporté et mystique, Michael Caine, ironique et pragmatique, sont inoubliables. Télérama.
COMMENTAIRE : L'homme qui voulut être roi a été un projet difficile à monter. Sa gestation s'est étalée sur trois décennies. John Huston y pensait depuis 1952. Et il mettra plus de vingt ans à concrétiser ce vieux rêve, qui était devenu pour lui une idée fixe. Si le sujet du film lui tenait tant à cœur, c'est sans doute parce que le cinéaste américain était lui-même un aventurier, une sorte d'Ernest Hemingway au sang irlandais. Grand buveur, amateur de cigares, de voyages et d'exotisme, cet homme était d'une autre époque. Il aimait la boxe, le tir, la chasse (au tigre ou à l'éléphant !), la corrida, le poker et les femmes. Mais aussi l'autodestruction !
Avejc sa longue barbe blanche, il ressemblait à Dieu après une nuit blanche », disait de lui Michael Caine. S'il a parfois tourné des films en dilettante pour de mauvaises raisons (des dettes à honorer, des pensions alimentaires à payer – il s'est marié six fois), Huston tenait énormément à adapter L'homme qui voulut être roi, une courte nouvelle de Rudyard Kipling, publiée pour la première fois en 1888. À 12 ans, la lecture de ce romancier britannique enflammait son imagination. Huston connaissait si bien Kipling qu'il pouvait réciter par cœur tous ses poèmes. Il se trouvait en totale communion avec l'auteur du Livre de la jungle. Le réalisateur souhaitait aussi tourner un film d'aventures colonial à la manière des Trois Lanciers du Bengale (1935), de La Charge de la brigade légère (1936), des Quatre Plumes blanches (1939) et de Gunga Din (1939), déjà tiré de Kipling.
Huston proposa dans un premier temps à Humphrey Bogart (son acteur du Trésor de la Sierra Madre et de L'Odyssée de l'African Queen) et Clark Gable de devenir les héros de L'homme qui voulut être roi. Mais le décès de ces grandes stars hollywoodiennes (respectivement en 1957 et 1960) le contraignit à y renoncer. Différents couples furent alors envisagés au fil du temps pour le casting : Kirk Douglas et Burt Lancaster, Peter O'Toole et Richard Burton, Marlon Brando et Cary Grant. Et même Robert Redford et Paul Newman. C'est d'ailleurs ce dernier qui suggéra à Huston les noms de Sean Connery et Michael Caine et incita le réalisateur à choisir deux acteurs anglais par souci, d’authenticité (ils sont censés jouer deux anciens sergents durant la période du Raj, le régime colonial britannique aux Indes). Réunis pour la toute première fois à l'écran, le brun Connery et le blond Caine se complètent à merveille dans le film. L'alchimie entre l'Écossais et le Londonien à l'accent cockney est même miraculeuse. On sent une véritable camaraderie, une complicité formidable entre les deux acteurs. British jusqu'au bout des ongles, fiers de porter l'uniforme de l'Empire, ce binôme a du panache et du charisme. Mais aussi une ironie et une désinvolture fantastiques.
C'est avec l'aide de sa fidèle secrétaire et partenaire d'écriture Gladys Hill que John Huston signe l'adaptation de la nouvelle de Rudyard Kipling, adorée par Marcel Proust et William Faulkner. Il rallonge le récit d'origine qui ne faisait qu'une trentaine de pages. Et remplace surtout le narrateur de la nouvelle par Kipling lui-même ! C'est en effet le fabuleux Christopher Plummer qui incarne dans le long-métrage le romancier et poète avec des lunettes et des moustaches. Il devient ici un personnage à part entière, un témoin qui nous rapporte l'histoire des deux héros de Huston. Les dix premières minutes du film nous dévoilent d'ailleurs que ce récit aura une issue tragique. L'intrigue repose ensuite sur un long flash-back, qui nous ramène trois ans en arrière, dans les années 1880 : on y découvre un jeune Kipling, qui est encore correspondant pour le quotidien Northern Star, à Lahore, au Pakistan. Le journaliste fait la connaissance de deux ex-artilleurs des armées de la Reine, les sous-officiers Peachy Carnehan (le dandy Michael Caine) et Daniel Dravot (Sean Connery, au service de sa propre majesté). Amis à la vie, à la mort, ces aventuriers peu scrupuleux confient à Kipling leur projet insensé : partir à la recherche du Kafiristan (l'actuel Nouristan), où aucun Occidental n'a mis les pieds depuis Alexandre le Grand ! Une région reculée et difficile d'accès, située au nord-est de l'Afghanistan. Un royaume mythique perdu au-delà des montagnes. « L'Inde n'est pas assez vaste pour des hommes comme nous », clame le duo, qui rêve de gloire et de fortune. En effet, le but de leur expédition est de s'emparer des richesses d'un temple, que l'on dit pavé d'or. Ces francs-maçons ambitionnent aussi de devenir les souverains de cette contrée sauvage. Amusé et intrigué, Kipling leur souhaite bonne chance pour leur périlleux voyage et leur donne comme porte-bonheur son emblème maçonnique, en signe de fraternité.
Enturbannés, Dravot et Carnehan partent donc à la conquête d'horizons lointains. Armés de la foi des pionniers, ils entreprennent l'ascension de cimes neigeuses et, après de nombreux jours de marche et maintes péripéties, atteignent enfin le Kafiristan (surnommé la « Terre des infidèles », en raison de la tardive conversion à l'islam de ses habitants, au XIXe siècle). Plus tard, lors d'un combat à cheval avec une tribu, Dravot se voit touché par une flèche amortie par la cartouchière qu'il porte sous sa tunique rouge. Ayant survécu à l'assaut sans une égratignure, le soldat devient subitement un être surnaturel aux yeux du peuple du Kafiristan ! En effet, les indigènes le croient immortel et voient en lui le « fils de Sikander », le descendant direct d'Alexandre le Grand ! Un dieu vivant !
Dravot va alors mentir aux autochtones et se laisser griser par ce statut de surhomme, avec la complicité de son ami Carnehan. Il prend goût au pouvoir et s'interroge sur sa « nature divine ». Il est même sacré roi dans la forteresse lamaïque de Sikandergul, une ville sainte dirigée par un grand-prêtre. Daniel souhaite aussi se marier avec la fascinante Roxanne (elle est interprétée par Shakira, la belle épouse indoue de Michael Caine) comme « son ancêtre » Alexandre le fit quelques siècles plus tôt avec une femme également prénommée ainsi. Mais bientôt sa vanité et ses rêves de grandeur vont devenir dérisoires. Et son projet de régner sur un empire va échouer...
Le personnage de Dravot annonce à sa manière la démence du colonel Kurtz (Marlon Brando) à la tête d'une tribu d'indigènes en pleine jungle dans Apocalypse Now (1979). C'est un Icare moderne qui se brûle les ailes. Le final sur le pont de cordes, suspendu au-dessus d'un profond ravin, où le regretté Sean Connery entonne The Son of God Goes Forth to War, un cantique patriotique, est le grand moment d'émotion du film. Le thème, très Hustonien, de l'échec est aussi au cœur de cette réflexion sur le pouvoir.
Comme tous les personnages de John Huston, le tandem Dravot / Carnehan rejoint la galerie des losers magnifiques qui ont émaillé sa carrière. Car, lancés dans une quête illusoire, les héros flamboyants de Huston échouent toujours devant l'impossible et s'accomplissent dans la défaite. Ce qui rend ses films uniques et inoubliables.
Tourné avec une vitalité de jeune homme par ce vétéran, âgé de 69 ans, au pied de l'Atlas marocain et dans la vieille ville de Ouarzazate (mais aussi devant le massif du Mont-Blanc, côté français, près de Chamonix !), ce chef-d'œuvre qui a coûté près de sept millions de dollars à la Columbia – une somme importante pour l'époque – sera sa dernière production à gros budget. On y voit des milliers de figurants qui ne sont pas en image de synthèse. Et des séquences hallucinantes (les éclats de rire provoquent ici des avalanches ! Et le passage des bonzes sur les champs de bataille suspend les combats !). Ce joyau de la Couronne sera aussi le dernier grand film d'aventures à l'ancienne, avant sa réinvention six ans plus tard par Steven Spielberg avec Les Aventuriers de l'arche per- due. David Mikanowski.
LE LIVRE DE LA JUNGLE
The Jungle Book
de Zoltàn Korda, 1942, US, 1h49, Couleurs
avec Sabu, Joseph Calleia, John Qualen, Frank Puglia…
RÉSUMÉ : Dans un village de l'Inde britannique, une jeune "memsahib" anglaise entend par hasard un vieux conteur, Buldeo, parler des dangers de la jungle. Elle lui demande une histoire et il raconte alors celle de Mowgli... Alors que Buldeo était plus jeune, son village fut attaqué par un tigre redouté, Shere Khan, qui enleva un bébé. Celui-ci fut élevé par des loups et, quelques années après, trouvé par des habitants du village qui l'y ramenèrent. Messua recueillit l'enfant, l'identifiant comme son bébé enlevé, Mowgli. Bientôt, ce dernier partit en exploration dans la jungle, accompagné de Mahala, la fille de Buldeo avec laquelle il avait sympathisé...
POINT DE VUE : Il s’agit de la première adaptation cinématographique, réalisée en 1942, du recueil de nouvelles de Rudyard Kipling. Le résultat est un merveilleux livre d’images typique des productions Alexander Korda, qui dominait le cinéma à grand spectacle dans les années 30 et 40. Il est signé par son frère, Zoltan Korda, qui participa à d’autres films d’aventures exotiques. C’est avec Le Livre de la jungle que Korda, principal artisan de l’industrie cinématographique britannique avec sa société London Films Productions, va partir à la conquête des Etats-Unis, en décidant de tourner le film entièrement dans des studios en Californie. Le film sera un succès mondial. Le jeune Sabu, acteur américain d’origine indienne se révèle le choix idéal pour interpréter Mogwli, enfant recueilli et élevé par les loups. Il avait été découvert enfant par les Korda qui l’avaient fait jouer dans son premier film, Elephant Boy, déjà adapté de Kipling. Le Livre de la jungle regorge de prouesses techniques et de trouvailles artistiques. Des trucages réussis et un Technicolor luxuriant participent à la création d’un monde poétique, entre réalisme et fantaisie. De véritables bêtes sauvages évoluent dans une nature fabuleuse reconstituée en studios. Le film comme le livre opposent à la noblesse des animaux la cupidité et la violence des hommes. Il montre le dilemme moral de Mowgli partagé entre ses amis de la jungle et sa curiosité de la compagnie humaine. Il y aura de nombreuses autres versions de l’œuvre de Kipling à différentes périodes – dont plusieurs produites par Disney – qui bénéficieront des progrès technologiques du cinéma de divertissement, mais aucune ne retrouvera la beauté et la puissance d’enchantement de celle des Korda. Olivier Père.
COMMENTAIRE : Le Livre de la jungle est une des productions qui permirent à Alexander Korda de conquérir Hollywood. Presque dix ans après le succès de La Vie privée d’Henry VIII qui en fit le grand mogul du cinéma anglais, Alexander Korda s’imposait aux Etats-Unis grâce à un habile cocktail de féérie et d’exotisme. Ce sont deux productions mouvementées qui mèneront à cette adaptation du célèbre roman de Rudyard Kipling. Ayant laissé toute latitude au documentariste Robert Flaherty pour tourner sa première vraie œuvre de fiction, Elephant Boy (1937), Korda constate avec effarement que le réalisateur a gardé ses habitudes de documentariste avec 55 heures de rushes sans fil narratif solide. Il rapatrie le tournage à Londres et confie la réalisation à son frère Zoltan Korda. Un sacré atout a cependant fait le voyage d’Inde en Angleterre avec l’enfant acteur Sabu. Sa complicité avec les éléphants, son charisme et son charme exotique contribueront grandement au succès du film, Korda le mettant bien plus en avant dans le montage final. La graine de star alors âgée de douze ans passe avec aisance de cornac en Inde à apprenti acteur en Angleterre. Alexander Korda surfe donc sur cette popularité en en faisant l’acolyte espiègle du héros amoureux du Voleur de Bagdad (1940). Là encore, la production chaotique verra se succéder six réalisateurs (Ludwig Berger, Michael Powell et Tim Whelan ainsi qu’Alexander Korda, Zoltan Korda et William Cameron Menzies non crédités) avec en point d’orgue un tournage terminé aux Etats-Unis pour des extérieurs rendus impossibles en Europe avec l’entrée en guerre de l’Angleterre. Malgré cette gestation agitée, le résultat, merveilleux de poésie, sera un grand succès aux Etats-Unis. Fort d’un nouveau filon avec cette féérie exotique et possédant une jeune star apte à l’incarner avec Sabu, Korda retarde son retour en Angleterre pour produire Le Livre de la jungle à Hollywood.
Le film emprunte aux différentes nouvelles mettant en scène Mowgli dans le livre sans être d’une totale fidélité - même si aux antipodes des libertés prises par la version de Disney. Tout le film hésite entre la volonté d’un spectacle réaliste voulu par Alexander Korda et la pure fantaisie imaginée par Zoltan Korda. Le dépaysement apporté par cette Inde et la jungle bariolée de studio allie habilement l’exotisme d’Elephant Boy et l’émerveillement du Voleur de Bagdad. Le merveilleux n’intervient pas par l’ajout d’un élément extérieur magique comme le génie de la lampe, mais plutôt via l’aura dont sont dotés les animaux bien réels tels des créatures de contes. La direction artistique fabuleuse de Vincent Korda excelle à opposer le village, certes exotique mais réaliste, à la jungle qui semble réellement nous emmener dans un ailleurs flamboyant. Les matte paintings donnent des proportions fabuleuses aux arbres, rendent la végétation plus foisonnante et introduisent des décors monumentaux et stylisés au cœur de cette nature avec ce palais à la civilisation disparue. On reconnaît - le Technicolor en plus et l’atmosphère inquiétante en moins - de nombreuses trouvailles formelles d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper présentes dans leur légendaire King Kong (1933). Cependant tout cela ne fonctionnerait pas sans un récit habile pour nous introduire dans cet univers. C’est d’abord un conteur qui dépeint et parfois surligne l’action pour illustrer l’arrivée accidentelle de ce « petit d’homme » dans la jungle et son enfance auprès des loups.
Les artifices s’estompent et la narration est plus immersive au fil du récit et de l’adoption du point de vue de Mowgli. Le merveilleux ne s’invite complètement que lorsque Mowgli guide l’histoire en acquérant la parole et en assumant son aventure. Au départ il n’est qu’un indigène courant nu, incapable de communiquer et pour lequel la voix-off explicite chaque intention. Après son séjour chez les hommes et l’apprentissage du langage, l’empathie permet l’introduction du merveilleux avec un vrai référent. L’habileté du montage de Charles Crichton ainsi que la conviction et le charisme de Sabu rendent limpides toutes les interactions entre Mowgli et ses amis de la jungle. Contrairement à d’autres productions exotiques, y compris les plus nanties comme Mogambo (1955), on ne repère aucun usage de stock-shots durant tout le film. On imagine le travail de dressage intense et le visionnage de rushes laborieux pour avoir pu avec autant de justesse saisir l’élégante déférence de la panthère noire Bagheera ou la nonchalance menaçante du cruel tigre Shere Khan. L’alchimie incroyable de Sabu avec les animaux aide aussi lors des scènes plus rapprochées avec les loups et bien sûr les éléphants. Les trucages n’interviennent que dans les moments les plus spectaculaires, telles ces images superposées lorsque Mowgli provoque Shere Khan ou lorsqu’il s’agit de faire apparaître un animal réellement fantastique. Le gigantesque et sage python Kaa est donc le seul animal doté de la parole et à l’attitude anthropomorphe, animé par une sorte d’ancêtre de l’animatronic.
Alexander Korda était parvenu à glisser un semblant de message politique à travers le personnage de Jafar - toute ressemblance avec le méchant du Aladdin de Walt Disney n’est pas fortuite - incarné par Conrad Veidt, un tyran chez qui l'on devinait les menaces pesant en Europe. Il en va de même mais de façon plus philosophique dans Le Livre de la jungle. L’homme y apparait irrémédiablement cupide et imparfait, suscitant des moments d’une surprenante noirceur avec une longue errance meurtrière en pleine jungle. Mowgli ne peut que tourner le dos à cette civilisation intolérante et guerrière dans un final spectaculaire et purificateur. Le score de Miklós Rózsa décuple encore la majesté des images de ce spectacle naïf, sincère et dépaysant. Justin Kwedi.
QUO VADIS ?
de Mervyn LeRoy, 1951, US, 2h51, Couleurs
avec Robert Taylor, Deborah Kerr, Peter Ustinov…
RÉSUMÉ : L'an 60 de l'ère chrétienne. Le règne sanglant de l'empereur Néron est marqué depuis des années par la corruption et le crime. Marcus Vinicius, vaillant combattant des guerres récentes, est accueilli triomphalement à Rome. Sur ordre de l'empereur et de son oncle Pétrone, Marcus fait camper ses hommes à l'extérieur de la ville et passe lui-même la nuit dans la maison de campagne du général Plautius. Il y fait la connaissance de l'apôtre Paul, qui prêche le christianisme, interdit à Rome, et de Lygie, une jeune esclave chrétienne qui appartient à Néron et dont il tombe immédiatement amoureux. Bien que la jeune femme le repousse, Marcus décide de la racheter à l'empereur. Pendant ce temps, Néron met une touche finale à ses grandioses projets "architecturaux"...
POINTS DE VUE : Premier film antique « laïc » américain de l’après-guerre, Quo Vadis ? fut aussi le premier film d’une longue série de spectaculaires reconstitutions qui choisirent Cinecittà pour cadre de travail et permirent donc au cinéma italien de relancer le péplum. Trente mille figurants (dont la toute jeune Sophia Loren), deux cent trente-cinq rôles « parlants », un budget considérable (7 millions de dollars) et, au bout du compte, malgré tous ces handicaps, un bon film. Bien servi par une bonne interprétation (Robert Taylor y montra que, bien dirigé, il pouvait dépasser le fade et le mièvre qui tient son lot quotidien), un scénario qui respectait le roman, des dialogues pétillants et des scènes d’action spectaculaires, cette dernière adaptation est, sans doute, après celle de Guazzoni, la meilleure. Le Néron qu’interpréta Peter Ustinov, en tout cas, est le plus réussi d’une série où les monstres ne se comptent plus. Claude Aziza, 1995.
Alors que Néron semble plus préoccupé par ses compositions lyriques que par la politique, une jeune femme, Lygie, fait connaître à un officier romain les délices du christianisme naissant... Devenir chrétien par amour, et le rester par conviction : il n'y a pas plus politiquement correct que les péplums américains des années 1950. Tout en se vautrant — avec pudeur — dans les orgies, ces films édulcorent l'histoire romaine et la revisitent à l'aune de l'actualité. Réalisé en pleine guerre froide, Quo vadis assimile les Romains militaristes (et décadents) aux méchants soviétiques. Les Américains puritains se retrouvaient, eux, dans la sympathique famille chrétienne de Lygie, tout en rigueur - morale et amour de son prochain.
Première superproduction tournée après la guerre, dans les studios de Cinecittà, ce film — très long — a contribué à graver dans le marbre la représentation de l'Antiquité romaine. Et de ses héros. Néron, interprété par un Peter Ustinov exagérément inspiré, devient un despote de pacotille plus ridicule que cruel. Mais l'incendie de Rome reste spectaculaire — les scènes sont d'ailleurs attribuées au réalisateur de la seconde équipe, Anthony Mann. Parmi la foule, saurez-vous repérer une jeune figurante, Sophia Loren ? — Anne Dessuant, 2016.
Quo vadis inaugure au début des années 50 la mode des superproductions hollywoodiennes situées dans l’Antiquité romaine, tournées en Italie ou en Espagne et déployant des moyens fastueux. Le film de Mervyn LeRoy ouvre la voie d’une nouvelle vague de films bibliques ou historiques après ceux tournés dans les années 20 par DeMille, Niblo et quelques autres. La plupart des péplums à grand spectacle des années 50 seront d’ailleurs des remakes de films muets, nouvelles adaptations de romans à sujet religieux ou des Evangiles, comme Ben-Hur, Les Dix Commandements ou Le Roi des Rois. La mise en chantier de ces productions monumentales – et pas toujours rentables – apparaît comme un sursaut de Hollywood pour contrer la concurrence de la télévision, qui installe dans les foyers américains un petit écran en noir et blanc proposant des films, des feuilletons, des retransmissions sportives et des émissions de variétés. L’industrie du cinéma réagit avec des longs métrages à gros budgets et en couleur, destinés à des écrans de plus en plus larges, ne lésinant pas sur les foules de figurants, les décors grandioses et les scènes spectaculaires.
Quo vadis instaure les règles des films de cette catégorie « colossale » et mise à la fois sur le prestige artistique, les valeurs chrétiennes et le divertissement le plus échevelé pour parvenir à ses fins. Il est tiré d’un roman célèbre, succès international qui valut à son auteur le prix Nobel de Littérature en 1905 : Quo vadis ? de l’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz, publié en 1895 et déjà adapté deux fois au cinéma au temps du muet, en France puis en Italie. La version de LeRoy bénéficie du Technicolor, mais pas encore du format large – le film sera tourné en 1.37, à la différence des péplums qui suivront. La Tunique sera en 1953 le premier film exploité en CinemaScope. Mervyn LeRoy était un cinéaste de studio qui s’était illustré dans presque tous les genres, et était entré en 1938 à la MGM. Pour Quo vadis il est épaulé par Anthony Mann, grand spécialiste du western qui se charge ici de régler la formidable séquence de l’incendie de Rome, sans être crédité au générique. Les superproductions se devaient de faire figurer des stars en haut de leur affiche. C’est Robert Taylor, le séducteur du cinéma hollywoodien des années 30 et 40 qui hérite du rôle de Vinicius, orgueilleux général romain qui a son retour de campagne va tomber amoureux d’une jeune otage chrétienne (la belle actrice anglaise Deborah Kerr) et se rallier à la cause des Chrétiens, persécutés par le cruel Néron. Dans le rôle du tyran pyromane aux prétentions de poète et de musicien, Peter Ustinov se livre à un mémorable et délirant numéro de cabotinage, totalement déconnecté du sérieux de l’entreprise. Quo vadis demeure un monument d’imagerie sulpicienne revisitée par le kitsch hollywoodien, dont le triomphe commercial engendrera une longue série de péplums, de luxe ou au rabais, des deux côtés de l’Atlantique. Olivier Père, 2016.
Quo Vadis fait partie des superproductions dont Hollywood a été friand de la fin des années 40 jusqu’au milieu des années 60.
Dans un Technicolor flamboyant, on assiste à la fin du règne de Néron, qui a vu l’émergence des premiers chrétiens. Le récit suit le parcours d’un commandant romain, inféodé au pouvoir, qui va ouvrir les yeux grâce à sa rencontre avec une jeune croyante en Jésus, dont il va tomber amoureux. L’incendie de la capitale latine, orchestré par l’empereur, en sera le déclencheur. Si l’opposition entre les Romains mécréants, cruels et conquérants et les premiers chrétiens, bons et charitables, part de la réalité historique (avec quelques entorses !), elle est tout de même traitée avec beaucoup de naïveté, et de plus, partant du principe que le spectateur est croyant !
Si l’on passe sur ce postulat tout hollywoodien, on assiste à un spectacle grandiose qui comporte un certain nombre de scènes spectaculaires : l’accueil à Rome du vainqueur Marcus Vinicius dans une arène devant Néron et des milliers d’habitants de la ville, l’incendie de Rome qui conduit les chrétiens à vouloir investir le palais du despote, le martyre des chrétiens livrés aux lions devant un parterre de spectateurs survoltés.
Robert Taylor est un peu guindé dans sa tenue antique. Peter Ustinov, lui, a tendance à surcharger son personnage de Néron, potentat illuminé qui s’inquiète plus de ses qualités de poète que de celles d’Imperator (il est mauvais dans les deux exercices !). En revanche, Deborah Kerr, tout en retenue, réussit à donner de l’épaisseur à son personnage de jeune chrétienne, pourtant filmée sans nuances, comme une sainte de la première heure.
Quo Vadis relève du grand spectacle typiquement hollywoodien, manichéen, mais reste un des péplums les plus célèbres et les plus réussis, servi ici par le chevronné Mervyn Le Roy, cinéaste qui a œuvré dans tous les genres. Fabrice prieur, 2020.
LE COLOSSE DE RHODES
Il colosso di Rodi
de Sergio Leone, 1960, Italie, 2h, Couleurs
avec Rory Calhoun, Léa Massari, Georges Marchal…
RÉSUMÉ : Un groupe de conjurés lutte pour délivrer Rhodes de la tyrannie et y parvient à grands coups d’incendies et de tremblements de terre !
POINTS DE VUE : Un général grec débarque à Rhodes. Mêlé à un complot contre le tyran de l'île, il prend fait et cause pour les rebelles. Le Colosse de Rhodes a acquis une certaine notoriété après les réussites de son réalisateur dans le western spaghetti. Du héros musclé et légèrement vêtu faisant se pâmer quelques naïves vestales dans un décor de carton-pâte, en passant par l'inévitable tremblement de terre, punition divine qui frappe sans discernement, Sergio Leone utilise tous les ingrédients du péplum. Malgré l'humour sous-jacent et quelques scènes d'action, le résultat est cependant sans surprise. Dans la tradition d'un genre dont le maître reste, sans conteste, Vittorio Cottafavi. — Gérard Camy, 2014.
Dans le premier long métrage à porter sa signature, Sergio Leone est encore dans l’enfance du cinéma. Il s’amuse à casser les jouets fastueux du péplum, ses décors en carton-pâte et ses maquettes.
Élevé dans le milieu (et la passion) du cinéma, Sergio Leone devient à partir de 1946 assistant de De Sica, Blasetti, Camerini, Soldati, Gallone, avant de se spécialiser dans la direction des secondes équipes des superproductions hollywoodienne (Quo Vadis, Hélène de Troie, Ben Hur...) qui envahissaient Cinecittà dans les années 50. C’est alors la grande mode du péplum, et après avoir remplacé en 1959 Mario Bonnard tombé malade sur le tournage des Derniers Jours de Pompéi avec Steve Reeves, Leone réalise enfin son premier long métrage, Le Colosse de Rhodes en 1961. Il a 32 ans et bénéficie déjà d’une solide expérience professionnelle acquise au contact des grands réalisateurs italiens et américains. Très sceptique vis-à-vis des exploits des culturistes et de la décoration kitsch de ces production antiques, Leone tourne le péplum en dérision, avec une vision à la fois ironique et distancée qu’on retrouvera dans ses premiers westerns. Le Colosse de Rhodes devient avec Leone une transposition en toges d’un récit d’espionnage hitchcockien – on pense à La Mort aux trousses – et Rory Calhoun interprète un Cary Grant du pauvre, sorte de play-boy athénien ; le cinéaste italien se confronte déjà à son amour du cinéma américain et Le Colosse de Rhodes est truffé de références cinéphiliques. Le film répond néanmoins à son cahier des charges auprès du grand public – spectacle, décors monumentaux, scènes de destruction finale, action, violence – et c’est un succès. Leone refuse les propositions d’autres films d’aventures antiques pour s’atteler à un projet beaucoup plus personnel, un western à petit budget avec un jeune acteur américain tout droit sorti d’une série télévisée. On connait la suite ! Olivier Père, 2021.
LE SALAIRE DE LA PEUR
d’Henri-Georges Clouzot, 1953, France, 2h11, Noir et Blanc
avec Yves Montand, Charles Vanel, Peter Van Eyck…
RÉSUMÉ : Dans un village désertique d’Amérique central, brulé par le soleil, quatre aventuriers acceptent, pour une prime de quatre mille dollars, de transporter sur cinq cents kilomètres de la nitroglycérine…
POINTS DE VUE : L’un des plus célèbres films du cinéma français. Il fit l’objet d’un remake en 1976 (le Convoi de la peur). Récit âpre et violent rigoureusement mis en scène par le plus noir des réalisateurs français. L’atmosphère étouffante, angoissante, et le danger constant dans lequel évoluent les personnages en font un film spectacle are et universel. Jean-Charles Sabria, Critique et Historien de cinéma, 1995.
De ce film légendaire, on retient toujours la partie thriller, où quatre personnages kamikazes convoient des camions chargés de nitroglycérine. Mais, avant, Clouzot se paie le luxe d’un prologue d’une heure à Las Piedras, village angoissant d’Amérique du Sud où croupissent des épaves de toutes nationalités. Son implacable réalisme noir réside dans ce premier enfer, prison à ciel ouvert et plombé. Même si c’est en Camargue que Clouzot a réussi à créer de toutes pièces une telle atmosphère viciée de bout du monde.
Pour une poignée de dollars, Mario, Jo, Luigi et Bimba acceptent donc la mission suicide proposée par une cynique compagnie pétrolière. Sur la route, Clouzot se délecte de l’inversion des rapports entre Mario (Montand) et Jo (Vanel), son aîné. Plus le caïd se dégonfle, plus le jeunot le maltraite, l’humilie. Un sadomasochisme cher au réalisateur des Diaboliques. En Mario, personnage bestial et complexe, Yves Montand trouvait son premier grand rôle. Face à lui, en vieil animal blessé, Charles Vanel est époustouflant. On pense à Albert Camus, à sa vision de l’homme : un condamné à mort lucide qui trouve dans le défi une raison d’avancer, d’exister. Guillemette Odicino, 2022.
Avec Le Salaire de la peur, énorme succès en son temps, Clouzot réalise un récit d’aventure et de suspense « à l’américaine » justement, comparable à certains films de John Huston comme Le Trésor de la Sierra Madre, auquel le cinéaste du Corbeau apporte sa noirceur et sa cruauté habituelles.
Quatre hommes acceptent de véhiculer, au péril de leur vie, un chargement de nitroglycérine sur cinq cents kilomètres de routes défoncées. L’énorme prime de ce « quitte ou double » périlleux est le seul moyen de quitter le village d’Amérique centrale dans lequel ils ont échoué.
Le Salaire de la peur bénéficia d’un très gros budget qui subit des dépassements considérables en raison des conditions météorologiques (les décors latino- américains furent entièrement reconstitués en Camargue). Le film suivant de Clouzot, Les Diaboliques, perpétuera ce désir du cinéaste de rivaliser avec le cinéma américain en adaptant un roman de Boileau-Narcejac, Celle qui n’était plus d’abord convoité par Hitchcock, sous la forme d’un thriller psychologique et horrifique qui connaîtra lui aussi un grand retentissement à l’étranger. Dans Le Salaire de la peur Clouzot multiplie les morceaux de bravoure et les scènes spectaculaires avec une maestria toujours aussi impressionnante.
Lors d’un récent sondage nous avions demandé à des amis réalisateurs du monde entier, toutes générations confondues de citer leurs films français préférés. Le Salaire de la peur fut l’un des titres qui revint le plus souvent, au côté de longs métrages de Godard, Renoir ou Eustache.
Preuve que ce film connut à l’époque de sa distribution une carrière internationale exceptionnelle pour une production hexagonale, et qu’il est demeuré extrêmement populaire dans de nombreux pays – c’est certainement la notoriété du film aux Etats-Unis qui incita Friedkin à en préparer une nouvelle version. Le lancement du Salaire de la peur lors du Festival de Cannes avait été triomphal, le film remportant le Grand Prix (équivalent de la Palme d’or à l’époque) et le Prix de la meilleure interprétation masculine pour Charles Vanel (formidable dans un rôle d’abord proposé à Jean Gabin qui le refusa).
Le Salaire de la peur est également notable pour l’ambiguïté de la relation entre les deux aventuriers Charles Vanel et son cadet Yves Montand, au sommet de sa force physique. Le premier développe pour le second une amitié possessive teintée de jalousie qui permit d’évoquer un sous texte homosexuel. Il n’est pas certains que l’austère Clouzot ait consciemment mis en scène un film crypto gay mais la franche camaraderie n’avait pas sa place dans l’univers d’un cinéaste qui envisageait toutes les relations humaines sous l’angle du sadomasochisme et de la torture mentale, quel que soit le sexe de ses personnages, et il se devait de pimenter un peu la rencontre entre ses deux héros par une sorte d’amour vache, un contexte de sueur, de boue, de cambouis, de tensions et d’affrontements virils favorisant de manière presque naturelle l’imagerie homo érotique du film. Olivier Père, 2014.
Enchaîner les plans le plus rapidement possible, garder toujours l’accélérateur au plancher, multiplier les effets spéciaux, réduire le sens d’un film à un seul concept : la vitesse. Citius, altius, fortius, la rengaine est la même depuis les temps olympiens et a encore de beaux temps devant elle... Raison pour laquelle les frondeurs nous sont essentiels et qui explique pourquoi Le salaire de la peur n’est pas prêt de vieillir.
Car le film de Clouzot, c’est l’anti-Speed, cette lassante histoire de bus menacé d’explosion si l’aiguille de son compteur descend trop bas. Sa première partie, dans laquelle Clouzot dessine avec précision les personnages principaux, est même d’une lenteur déroutante. Et puis tout d’un coup, le rythme s’emballe : celui du film, implacable, mais pas du camion, obligé, en raison d’un problème mécanique, de rouler le plus lentement possible afin d’éviter toute secousse. Le décalage est saisissant. Alors que dans Speed (Jan de Bont, 1994), chaque instant est directement avalé par le suivant, Clouzot tient suspendue chaque seconde, la chargeant d’une formidable intensité dramatique. Puisque le camion n’avance presque plus, c’est la peur qui, grâce à une réalisation magistrale et des acteurs excellents (Charles Vanel recevra d’ailleurs le Prix de la meilleure interprétation masculine), devient le véritable moteur du film. La peur des conducteurs comme celle des spectateurs, tous victimes du talent de Clouzot et de son cynisme sans pitié. Frédéric Mairy, 2022.
LE ROI DES ROIS
The King of Kings
de Cecil B. DeMille, 1927, US, 1h55, Noir et Blanc
avec H.B. Warner, Dorothy Cumming, Ernest Torrence…
RÉSUMÉ : La vie de Jésus racontée jusqu’à la crucifixion et la résurrection.
POINTS DE VUE : Les premières « Passions » cinématographiques datent de 1897. La dernière en date, celle de Scorsese, provoque en 1988 des polémiques plus que virulentes. C’est dire que l’adaptation des Évangiles à l’écran est étroitement liée à l’histoire et à l’évolution du cinéma. Le Roi des rois n’est en 1927 qu’une nouvelle version d’un thème déjà classique. Cecil B. DeMille le traite en s’appuyant sur deux bases : le respect et le spectaculaire. Son film est sincère, sentencieux, voire emphatique. Mais DeMille est aussi le maître des superproductions et il le rappelle avec la scène du tremblement de terre. Cela n’empêche d’ailleurs pas des recherches esthétiques (certains plans évoquent les grands peintres comme Rubens) ou techniques (l’emploi de la caméra subjective pour la séquence de l’aveugle). Warner est un acteur inspiré, dont le visage reflète une grande paix intérieure. Laurent Aknin, Journaliste, Critique, 1995.
Le Roi des rois est l’une des superproductions muettes de Cecil B. DeMille qui vont asseoir la réputation du cinéaste, maître des films bibliques à grand spectacle. Après avoir essuyé plusieurs échecs commerciaux, DeMille démontre avec ce film qu’il est capable de bouleverser les foules et de créer des événements cinématographiques aux proportions gigantesques, destinés à devenir des triomphes publics. L’Ancien et le Nouveau Testaments inspirèrent à DeMille Les Dix Commandements en 1923 (avant son remake en couleur en 1956, ultime chef-d’œuvre du réalisateur), Le Roi des Rois et Le Signe de la Croix en 1932. Dans cet opus central, DeMille prend des libertés avec la Bible, notamment en ce qui concerne les personnages de Marie-Madeleine et Judas. Ces derniers semblent sortir des extravagants mélodrames mondains dont DeMille était l’un des spécialistes les plus doués. Marie-Madeleine organise de fastueuses réceptions et se déplace dans un char tiré par des zèbres, tandis que Judas est un ambitieux qui voit dans le charisme de Jésus un tremplin à sa carrière politique. DeMille fait le choix étrange pour interpréter le Christ d’un comédien anglais de théâtre et de cinéma, H.B. Warner, âgé de plus de 50 ans au moment du tournage. Malgré cela, l’acteur se révèle très convainquant à l’écran, avec ses gestes et sa stature hiératiques. Comme à son habitude, DeMille est aussi génial dans les immenses tableaux vivants et les déplacements de foule que les moments d’intimité et d’émotions simples, capable de faire vivre à l’écran le moindre figurant, le moindre personnage d’enfant. DeMille confirme également son aptitude à télescoper sans ménagement les genres au sein d’un même film. Ainsi, la spectaculaire séquence de la crucifixion sur le Mont Golgotha culmine avec un gigantesque séisme digne des meilleurs films catastrophe provoqué par la colère de Dieu, qui engloutit dans les entrailles de la terre les responsables de la mort du Christ. DeMille, dont la mère était juive allemande, prit grand soin lors de la préparation et du tournage de son film de ne pas offenser la communauté hébraïque, en évitant de stigmatiser les chefs religieux juifs et en désignant la politique romaine comme la principale cause de la condamnation de Jésus. Il n’empêche que DeMille décidera, après la sortie du film, de couper certains plans montrant la satisfaction des Pharisiens et du grand prête d’Israël pendant la crucifixion, pour calmer les protestations d’un influent rabbin américain. D’autres passages furent supprimés ou réduits afin de faciliter la distribution du film, qui circula à partir de 1928 dans sa version courte. Olivier Père, 2018.
CARTOUCHE
de Philippe de Broca, 1961, France, 1h45, Couleurs
avec Jean-Paul Belmondo, Claudia Cardinale, Jean Rochefort…
RÉSUMÉ : Fils d'un marchand de vin, Louis-Dominique, alias Cartouche, est devenu l'un des voleurs les plus habiles de Paris. Il supporte de plus en plus mal l'autorité tyrannique du roi des gueux, le déplaisant Malichot et, pour s'en affranchir, s'en va voir si les servitudes de l'armée sont plus amusantes...
POINTS DE VUE : Le bandit Cartouche, de son vrai nom Louis Dominique Bourguignon, sévit plusieurs années à Paris avec sa bande, avant d’être rompu vif, en 1721, en place de Grève. En prenant des libertés avec l’histoire de ce voleur qui fit trembler les riches, Philippe de Broca réussit le plus beau film de cape et d’épée français.
Dominique fuit après avoir bravé l’autorité de son chef, le cruel Malichot. Il s’engage dans l’armée aux côtés de la Taupe et de la Douceur, qui deviendront ses « lieutenants ». Le temps de dérober la solde du régiment et de s’attacher la fière Vénus, il rejoint Paris et évince Malichot. Désormais, Cartouche et ses coquins ne détrousseront que les grands...
Au croisement des (grands) chemins de Fanfan la Tulipe, de Robin des bois et d’une certaine insolence Nouvelle Vague, Belmondo est magnifique, bondissant du léger au grave. Derrière le burlesque des capes et des épées, l’éclat des bleus et des rouges annonce le temps révolutionnaire. Le drame romantique prend le pas sur la fantaisie. Une fois enrichi, le bandit s’ennuie. Un cadavre et une séquence de funérailles inoubliable finiront de plonger le film dans un lyrisme désespéré et superbe. Guillemette Odicino, 2021.
Le film s’inspire de la vie de Louis Dominique Garthausen, surnommé Cartouche, brigand puis chef de bande, qui sévissait à Paris à la Cour des miracles au début du XVIIIème siècle, sous la Régence. De Broca fait de Cartouche un bandit au grand cœur, qui ridiculise les puissants, les riches et les militaires, avec une verve libertaire et une insolence juvénile. Ce classique du film d’aventures à la française dépoussière au début des années 60 le genre « cape et d’épées » populaire la décennie précédente (on pense à Fanfan la Tulipe ou aux films avec Jean Marais) en y insufflant une jeunesse et un ton nouveaux. Cette nouveauté provient d’abord de la distribution : Cartouche est le premier des six films de Philippe de Broca avec Jean-Paul Belmondo. Le jeune comédien y incarne un bandit athlétique, charmeur et sympathique, annonciateur des héros décontractés et sportifs qui lui vaudront une cote d’amour sans précédent auprès du public. Mais la gouaille de Belmondo pas encore « Bébel », sa présence physique possèdent une modernité inhabituelle dans un film en costumes. Quand Vénus la belle bohémienne interprétée par Claudia Cardinale lui dit « je t’aime » et qu’il répond « normal », impossible de ne pas penser à Michel Poiccard, le voyou cynique de À bout de souffle. Belmondo n’est pas le seul dans Cartouche à apporter une saveur Nouvelle Vague au divertissement historique signé de Broca. Le scénariste et dialoguiste Daniel Boulanger et le compositeur Georges Delerue, complices réguliers du réalisateur de L’Homme de Rio collaborèrent aussi avec Truffaut, Godard et Chabrol à leurs débuts. Il est révélateur de voir le nom de Boulanger voisiner avec celui de Charles Spaak (scénariste vedette des années 30 et 40) au générique de Cartouche. De Broca s’inscrit dans une tradition française – le cinéma de qualité, friand de sujets historiques – mais il y apporte une fantaisie et une énergie très contemporaines. Belmondo et Claudia Cardinale forment à l’écran un couple d’une sensualité irrésistible. Claudia Cardinale comme Belmondo appartient à une nouvelle génération de vedettes, révélée par Visconti et Zurlini qui ont su mettre en valeur son insolente beauté et un caractère indomptable, qui resplendissent également dans Cartouche. Hymne à l’amour et la liberté, Cartouche se teinte d’une profonde mélancolie dans sa dernière partie, la tragédie s’invite et le film prend une dimension funèbre. L’humour et le panache étaient pour Philippe de Broca, dans ses œuvres les plus personnelles, une élégante manière de défier l’ennui, les idées noires ou les horreurs de la guerre. Olivier Père, 2017.
FANFAN LA TULIPE
de Christian-Jaque, 1952, France, 1h42, Noir et Blanc
avec Gérard Philipe, Gina Lollobrigida, Noël Roquevert…
RÉSUMÉ : Fanfan, un jeune coq de village insouciant, plein d'entrain et coureur de jupons impénitent, se fait prédire par la belle Adeline, une bohémienne, une carrière militaire brillante et la main de la fille du roi Louis XV. Il se jure de réaliser cette prédiction et s'engage dans le régiment d'Aquitaine...
POINTS DE VUE : Film au succès populaire très vif, Fanfan la Tulipe joue sur la verve et l’agilité de Gérard Philipe et l’éclat tout frais du décolleté de Gina Lollobrigida. La musique souligne l’enchaînement accéléré de hasards heureux et transforme en ballets duels, courses poursuites et autres enlèvements. L’Histoire cependant pointe le nez, à travers un commentaire off aigre-doux, qui ironise sur les défauts des puissants et condamne la guerre même « en dentelles » Michèle Lagny, 1995.
L’enjoué et séducteur Fanfan s’enrôle dans l’armée royale parce que la fille du sergent recruteur, déguisée en bohémienne, lui a prédit qu’il se couvrirait de gloire et épouserait la fille de Louis XV...
Drôle, alerte, charmeur, Gérard Philipe fait de Fanfan un merveilleux Arlequin, sans doute l’un de ses plus jolis rôles. Avec l’insouciance d’un héros de roman picaresque, il mène une ronde tourbillonnante. Fanfan la Tulipe est une acrobatie, un véritable ballet. On y croise le fer, on courtise, on enrage. La vedette masculine la plus populaire de la décennie paya de sa personne, sacrifiant, non sans mal, à l’escrime et à l’équitation.
Noël Roquevert incarne, lui, un délicieux méchant tout droit sorti du Guignol. La pulpeuse Gina Lollobrigida ajoute sa flamme vivace et sensuelle, dans un XVIIIe siècle idéalisé et pimpant.
Christian-Jaque, grand amateur de films historiques, réussit une comédie pétillante au charme désuet. Cécile Mury, 2020.
Grand succès du cinéma français des années 50, ce film connut un retentissement international extraordinaire et jouit d’une cote d’amour jamais démentie auprès du public de tous les âges. On doit cette réussite à Christian-Jaque, cinéaste versatile et à la longévité exceptionnelle qui navigua pendant cinq décennies de drames costumés en comédies légères. Fanfan la Tulipe réunit les principaux ingrédients qui sourirent au réalisateur : l’humour, l’aventure, la fantaisie, l’histoire de France...
La réalisation trépidante de Christian-Jaque lui vaudra le prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1952, lors d’une édition où pas moins de 35 longs métrages étaient présentés en compétition ! Les scénaristes du film, René Wheeler et l’écrivain René Fallet, sont rejoint par le dialoguiste Henri Jeanson qui donne libre cours à sa légendaire impertinence dans des répliques plus drôles que méchantes. La guerre en dentelles, les batailles et les injustices décrites dans le film évacuent toute cruauté pour ressembler à une cour de récréation où s’ébroue le juvénile Gérard Philipe, au gré de péripéties où rien n’est grave et tout finit bien. Le rôle de Fanfan va largement contribuer à la mythologie personnelle de Gérard Philipe et va faire de lui une idole de la jeunesse à travers le monde. Il confère au personnage une insolence bon-enfant et ses acrobaties et cascades, sans prétendre rivaliser avec Errol Flynn, préfigurent celles de Jean Marais puis Jean-Paul Belmondo. On retiendra surtout de Fanfan la Tulipe les compositions hautes en couleur des deux « méchants » du film, Noël Roquevert dans le rôle de Fier-à-bras, brutal maréchal des logis ennemi juré de Fanfan et Marcel Herrand en Louis XV cynique et libertin trousseur de jupons. Olivier Père, 2020.
Incroyable et increvable Fanfan ! À cinquante ans bien sonnés, il n’a pas pris une ride. Scénario sans temps mort (dû aux plumes réunies de René Wheeler et du romancier René Fallet), dialogues étincelants d’Henri Jeanson, le roi du jeu de mots, cascades du tonnerre, rythme endiablé, ironie mordante : cette reconstitution impeccable est portée par un Gérard Philipe infatigable bretteur et séducteur, archétype du héros populaire.
Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : si Fanfan dénonce en filigrane la guerre en dentelle, ce n’est pas un film à thèse mais avant tout une très agréable fantaisie pleine de verve, mettant en scène un héros insouciant qui ne pense qu’à l’amour. Son succès à l’époque fut énorme et international. Les nattes et le décolleté craquant de Gina Lollobrigida n’y étaient certainement pas pour rien... Le film se revoit aujourd’hui avec le même plaisir doublé d’une interrogation abyssale : mais pourquoi donc un remake ? Marianne Spozio, 2020.
CASABLANCA
de Michael Curtiz, 1943, US, 1h42, Noir et Blanc
avec Humphrey Bogart, Ingrid Bergman, Claude Rains…
RÉSUMÉ : 1942. Des milliers de réfugiés a#luent à Casablanca, dans l'espoir d'obtenir un visa pour les Etats-Unis. Le Café américain leur sert de lieu de rendez-vous avec leurs contacts. Mais le meurtre de deux émissaires nazis porteurs de lettres de transit conduit un important dignitaire allemand à Casablanca...
POINTS DE VUE : Casablanca contient assez d’intrigues et de personnages - policiers corrompus, officiers nazis, trafiquants et pickpockets, résistants et réfugiés - pour alimenter une dizaine de films. Cette œuvre foisonnante et jubilante illustre admirablement les qualités majeures de Michael Curtiz : la fluidité, l’énergie et l’élégante concision de sa mise en scène, son romantisme noir, son humour acerbe et désenchanté, son aptitude à brasser les registres les plus contrastés - Casablanca est à la fois l’une des plus belles histoires d’amour du cinéma hollywoodien, un film de guerre, un mélodrame exotique, un thriller et un prêche patriotique -, sa passion pour les contextes troubles, les nuits clos oppressants, les collectivités en transit réunies en une commune dérive par les hasards de l’histoire, les affrontements indécis entre « bons » et « méchants ». Sur cette toile de fond se joue le drame d’un trio dont chacun des protagonistes incarne un mode différent d’engagement : rationnel (Laszlo), sentimental (Ilsa), chevaleresque (Rick). Résultats d’une improvisation féconde, les louvoiements de l’action servent admirablement le propos d’un film où règnent en maîtres l’incertitude, le hasard, le mensonge et le bluff. À ce jeu pervers, le dernier mot revient, bien sûr, au faux cynique qui aura su déguiser jusqu’au bout sa véritable nature et surmonter les déchirements du passé, à l’aventurier hautain qui aura su devenir un patriote sans sacrifier son statut d’éternel outsider. Olivier Eyquem, 1995.
Au commencement, Rick, le patron de ce café brumeux de Casablanca, au milieu de la Seconde Guerre mondiale, n’a pas de visage. Ce n’est qu’une main lasse et inquiète dont la caméra capte les mouvements crispés au bas d’un chèque, puis sur une pièce de jeu d’échecs. Ilsa, la cliente, n’a d’yeux que pour d’autres mains, celles d’un pianiste qui joue un air ancien, aux parfums de madeleine de Proust. Évidemment, Ilsa et Rick se sont aimés autrefois, dans un Paris de carton-pâte. Évidemment, leurs retrouvailles ne peuvent que secouer les murs d’une ville bâtie pour l’entre-deux...
Tourné en pleine guerre, ce classique surprend d’abord par son ironie visionnaire : on y jette à la poubelle des bouteilles d’eau de Vichy, et la victoire de la Résistance paraît certaine. Mais c’est surtout la magie éternelle du couple Bogart-Bergman qui ébranle. L’actrice raconta que la grâce lunaire et chancelante de leur jeu venait de l’état d’incertitude dans lequel ils étaient maintenus en permanence. Leurs répliques étaient écrites au jour le jour, et le dénouement de l’histoire leur fut caché jusqu’au dernier moment. Dire qu’à l’origine les studios pensaient faire jouer ce couple mythique par Ann Sheridan et Ronald Reagan... Marine Landrot, 2021.
« A Casablanca, pendant la Seconde Guerre mondiale, le night-club le plus couru de la ville est tenu par Rick Blaine (Humphrey Bogart), un Américain en exil, aventurier cynique qui se livre à différents trafics et adopte une neutralité confortable. Touristes étrangers, réfugiés, fonctionnaires vichyssois et officiers nazis se mêlent aux clients chaque soir. Son établissement sert également de refuge à ceux qui voudraient se procurer les papiers nécessaires pour quitter le pays. Lorsque Rick voit débarquer un soir le dissident politique Victor Laszlo (Paul Henried) et son épouse Ilsa (Ingrid Bergman), quelle n’est pas sa surprise de retrouver dans ces circonstances le grand amour de sa vie, abandonné à Paris quelques années plus tôt... »
Casablanca est encore aujourd’hui l’un des films américains les plus populaires jamais tournés, dans son pays d’origine où il est l’objet d’un culte du public et des cinéphiles et un peu partout dans le monde, à l’instar de Autant en emporte le vent ou Titanic. Ce grand classique du mélodrame hollywoodien mâtiné de film d’aventures et de propagande antinazie connut pourtant une genèse houleuse, avec un scénario écrit au jour le jour et à plusieurs mains, et terminé après le début du tournage. Si Casablanca est célèbre pour son histoire d’amour et son couple mythique formé par Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, il est surtout remarquable pour la qualité et l’originalité de ses seconds rôles, personnages truculents de la faune cosmopolite de Casablanca tous interprétés par des acteurs formidables, de Claude Rains à Peter Lorre en passant par Marcel Dalio, Conrad Veidt ou Sidney Greenstreet. Les dialogues sont chargés d’un humour et d’une ironie en contrepoint total avec la gravité du film, sur le thème de l’engagement et de l’idéalisme. La fameuse phrase « play it again, Sam » attribuée à Ingrid Bergman n’est bizarrement jamais prononcée dans le film !
Le triomphe de Casablanca entraînera la production d’autres bandes d’aventures qui reprendront certains ingrédients du film de Curtiz – décors exotiques, acteurs et contexte historique, comme par exemple Le Port de l’angoisse de Howard Hawks qu’on a le droit de préférer à sa source d’inspiration. Olivier Père, 2015.
Film devenu culte, Casablanca n’a pourtant pas démarré sous les meilleurs auspices. Plusieurs acteurs furent pressentis pour les deux rôles principaux, avant que le choix, par défaut (!), ne se porte sur Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. William Wyler, metteur en scène initial, fut vite remplacé par Michael Curtiz.
Le scénario, tiré d’une obscure pièce de théâtre jamais représentée, a été écrit à quatre : les frères Epstein, Howard Koch et Casey Robinson, mais sans que ceux-ci ne travaillent jamais ensemble !
Maintenant l’histoire : dans un contexte de quasi-propagande, les aventures de Rick sont tout de même très mélodramatiques, dans un Casablanca de studio très approximatif et des flash-back parisiens qui font très cliché, avec la Marseillaise, les nappes à carreaux et le béret basque !
La vision, tant de la Résistance que des autorités françaises, ou encore des nazis, est tout de même simpliste et tend vers l’image d’Épinal. Et pourtant, tout fonctionne admirablement. Le récit à plusieurs entrées est toujours fluide et garde une cohérence globale.
La lumière d’Arthur Edeson magnifie les lieux et les personnages (on mentionnera le superbe plan où Ingrid Bergman surgit dans le noir au Rick’s Cafe, juste éclairée par le faisceau lumineux du couvre-feu).
Les costumes d’Orry-Kelly sont somptueux et mettent en valeur ces messieurs toujours sur leur 31, et surtout Ingrid Bergman, dont chaque tenue est remarquable.
La chanson "As time goes by" de Herman Hupfeld, entonnée par Dooley Wilson, au refrain immédiatement reconnaissable, tient une grande place dans l’histoire.
La mise en scène de Michael Curtiz est fluide, précise, et semble d’une évidence totale. Et bien entendu, le couple mythique formé par Ingrid Bergman et Humphrey Bogart, dans le contexte tragique où a eu lieu le tournage, restera dans la mémoire du septième art (il est, par exemple, présent dans le célèbre générique du Cinéma de Minuit).
Le long métrage a obtenu trois Oscars en 1944 : meilleur film, meilleur metteur en scène et meilleur scénario adapté.
Un classique incontournable du patrimoine du cinéma mondial. Fabrice Prieur, 2020.
L’ÉTOFFE DES HÉROS
The Right Stuff
de Philip Kaufman, 1983, US, 3h10, Couleurs
avec Sam Shepard, Scott Glenn, Ed Harris, Dennis Quaid
RÉSUMÉ : En octobre 1947, le pilote américain Chuck Yeager réussit pour la première fois à franchir le mur du son au-dessus du désert californien. Dix ans plus tard, les Soviétiques lancent le Spoutnik vers les étoiles. Ainsi, si les Russes ont pris de l'avance, les Américains n'en sont que plus motivés dans leur course à la conquête de l'espace. À Cap Canaveral, on construit des fusées, on recrute des hommes aux qualités exceptionnelles, dans la marine comme dans l'aviation. Les méthodes de sélection très éprouvantes permettent de retenir les sept astronautes qui participeront au programme Mercury. Cependant, quelques complications ne tardent pas à survenir. Le 12 avril 1961, c'est un Russe, Youri Gagarine, qui est le premier homme à effectuer un vol spatial...
POINTS DE VUE : La mythologie des fusées et de l’espace a remplacé celle des pur-sangs et du désert de l’Ouest, mais c’est toujours une Nouvelle Frontière qu’il s’agit de conquérir ! Telle est la morale du film de Philip Kaufman, impressionnant spectacle qui retrouve le souffle de l’épopée en reconstituant les étapes décisives de l’aventure de l’espace. L’exactitude minutieuse de cette évocation, bénéficiant de tous les moyens techniques, lui donne sa valeur documentaire et historique. Gérard Lenne, 1995.
De 1946 aux années 1960, retour sur l’épopée américaine de l’aviation et de l’espace et sur le dépassement de soi quotidien des astronautes du programme Mercury. S’inspirant d’un récit romancé de Tom Wolfe, Philip Kaufman évite toute hagiographie patriotique pour donner un témoignage du rêve américain, porté par des hommes individualistes et courageux jusqu’à l’inconscience. Par sa façon d’arracher l’« Homo americanus » à sa langue de bois, par la qualité de la reconstitution et de la mise en scène, L’Étoffe des héros est une réussite, un film unique et atypique. Aurélien Ferenczi, 2019.
En 1947, Yeager fut le premier pilote américain à franchir le mur du son, à bord de l’avion-fusée X-1. Des hommes comme Yeager démontrèrent que les spectaculaires avancées technologiques dans le domaine de l’aéronautique après la fin de la Seconde Guerre mondiale n’étaient rien sans le courage et la détermination de fougueux aviateurs. L’obstination solitaire de Yeager est le point de départ du chef-d’œuvre de Philip Kaufman, qui adapte le roman de l’écrivain et chroniqueur Tom Wolfe.
Qu’il revisite les grands genres hollywoodiens ou s’inspire de personnages réels, Philip Kaufman s’intéresse dans ses meilleurs films aux mythologies populaires américaines. L’Etoffe des héros retrace l’histoire de la conquête spatiale, du passage du mur du son par Chuck Yeager jusqu’au recrutement des astronautes du programme Mercury. L’odyssée de ces pionniers du ciel est filmée avec lyrisme et optimisme. Kaufman introduit aussi une distance ironique, une dissonance critique dans cette fresque intimiste qui propose un tableau de l’Amérique pendant la guerre froide. Le réalisateur souligne les conflits entre le facteur humain, la technologie et la raison d’état. L’admirable film de Kaufman apparait ainsi comme le chainon manquant entre le cinéma de John Ford et celui de Stanley Kubrick. Olivier Père, 2017.
COMMENTAIRE : « Réalisons ce film à l'ancienne, comme le faisaient nos maîtres ». À l'entame du tournage de L'Étoffe des héros, et sur la foi de premiers essais paradoxalement trop soignés à son goût, Philip Kaufman décide de se passer des effets spéciaux novateurs d'ILM. Son épopée spatiale, ample adaptation du best-seller de Tom Wolfe, fera fi de toute épate technique. Trucages optiques, images d'archives, tôle froissée, blousons d'aviateurs et pièces d'origine : si le chef-d'œuvre de Kaufman résiste si bien au temps, c'est qu'il est trempé dans un alliage inoxydable de naturalisme et de grande forme hollywoodienne. Le prologue, taillé dans le cuir du western classique, prend ainsi le sillage d'Howard Hawks plutôt que celui de George Lucas – Seuls les anges ont des ailes plutôt que Star Wars. Pensé à rebours des obsessions individualistes de l'époque, le film mêle avec brio grande et petite Histoire, s'attardant autant sur la camaraderie virile des astronautes que sur la sororité poignante de leurs compagnes, tout en dressant un portrait nuancé du camp soviétique – une audace dans le contexte d'un Hollywood cocardier et reaganien. « Je suis responsable du plus long film jamais réalisé sans la moindre intrigue » : mené sur un faux rythme, à la fois lyrique et apaisé, L'Étoffe des héros doit aussi sa prospérité à son impressionnant casting – Sam Shepard, Scott Glenn, Ed Harris, Dennis Quaid, et Barbara Hershey, qui portent l'un des fleurons du cinéma américain des années 80. Xavier Jamet.
PAPILLON
de Franklin J. Schaffner, 1973, US, 2h25, Couleurs
avec Steve McQueen, Dustin Hoffman, Victor Jory…
RÉSUMÉ : Accusé d'un meurtre qu'il n'a pas commis, Papillon est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Sur le navire-prison qui l'emmène vers le sinistre bagne de Cayenne, il se lie d'amitié avec Louis Dega, un faussaire qui est parvenu à emporter une petite fortune avec lui. Débarqués en Guyane, les deux hommes n'ont qu'une idée en tête, s'évader. Louis possède de l'argent, de la subtilité. Papillon est riche de sa détermination et de sa force physique. Il commence par acheter un bateau à un garde, mais tombe dans un traquenard qui lui vaut six mois de réclusion dans d'atroces conditions. Il ne s'en décourage pas pour autant et se montre plus que jamais déterminé à se tirer d'affaire...
POINTS DE VUE : Contrairement à une récente version, réalisée en 2017, on revoit toujours avec émotion cette adaptation des Mémoires infernaux du perceur de coffres Henri Charrière, surnommé « Papillon » en raison d’un tatouage sur son torse, mais aussi de sa capacité à s’envoler une fois commis ses forfaits. Emprisonné à perpétuité en 1931 dans la colonie pénitentiaire de Guyane française, d’où l’on ne revient pas, Papillon reste fidèle à ses principes libertaires. Il veut s’évader, quand son acolyte Dega tente d’accepter son sort. Au fil des ans, la plupart des autres forçats meurent dans d’atroces circonstances, comme pour rappeler combien ni l’une ni l’autre de ces décisions n’est facile à prendre.
Incarnée par l’obstination charismatique de Steve McQueen et la résolution poignante de Dustin Hoffman, cette dualité anoblit l’épopée homérique qu’est Papillon, malgré un tropicalisme aujourd’hui déplacé et, dans une moindre mesure, la précision militaire de la mise en scène de Franklin J. Schaffner, totalement à rebours du Nouvel Hollywood d’alors. Julien Welter, 2021.
Papillon appartient à la catégorie des films qu’on est heureux d’avoir découvert enfant, et encore plus heureux de revoir adulte, avec un plaisir intact. Tout simplement parce que Papillon est peut-être l’un des meilleurs films d’aventures jamais réalisés. Il est signé par le très solide Franklin J. Schaffner, auquel on doit La Planète des singes, Patton et une très belle adaptation d’Hemingway, L’île des adieux. Le scénario, écrit par Dalton Trumbo et Lorenzo Semple Junior, s’appuie sur les mémoires d’Henri Charrière, malfrat condamné aux travaux forcés à perpétuité à Cayenne, mais diffère beaucoup de l’histoire authentique. Semple fut l’un des principaux pourvoyeurs de relectures cinématographiques pop dans les années 70, tandis que Trumbo, l’un des « dix de Hollywood » demeure célèbre pour son engagement politique fortement ancré à gauche et la puissance pamphlétaire, souvent édulcorée par les studios, de ses nombreuses contributions de scénariste. Papillon se situe exactement à la croisée de ces deux tendances. Le film déploie avec générosité une succession de péripéties excitantes et de morceaux de bravoure, dans les paysages grandioses et hostiles de la Guyane. Cette ambitieuse superproduction internationale dresse également un tableau saisissant des conditions de vie inhumaines des prisonniers, et magnifie l’esprit de résistance de son protagoniste, déterminé à s’évader de l’enfer du bagne, décrit comme un univers concentrationnaire. Une référence directe, dans la dernière partie, au capitaine Dreyfus, déporté sur l’île du Diable en 1895, fut expurgée des copies françaises du film lors de sa première exploitation, preuve d’une affaire encore sensible à l’époque malgré la réhabilitation de l’officier en 1906. Papillon offre à Steve McQueen l’un de ses rôles les plus iconiques. Connu pour sa légendaire décontraction, la star américaine se livre ici à un véritable travail de composition qui se distingue de son image de héros solitaire. À ses côtés, Dustin Hoffman en financier binoclard malchanceux est lui aussi inoubliable, et forme avec McQueen un couple masculin où l’amitié, l’entraide et la complicité se teintent d’amour pur et simple. Olivier Père, 2021.
« Inspiré d’une histoire vraie ». Ce qui fait le plus défaut au film de Franklin J. Schaffner est peut-être cette mention faisant état d’un souci de reconstitution historique fidèle. Encore que, en plus de ne pas réveiller la polémique sur la véracité douteuse de la soi-disant autobiographie de Henri ’Papillon’ Charriere, le fait de ne pas en annoncer l’auteur laisse automatiquement plus de place pour le suspense autour de la survie du personnage. Car, plus le film avance, et plus il se calque sur une mécanique de pur survival, sorte un cousin éloigné de Délivrance (sorti pile un an plus tôt) transposé dans un contexte pénitentiaire. Le fait de voir Steve McQueen, alors au plus fort de sa carrière de canon de l’élégance virile, souffrir comme il le fait ici rend cette aventure particulièrement percutante. Mais, plus encore, c’est la sincérité que l’on ressent dans la relation que son personnage entretient avec celui de Dustin Hoffman (lui-aussi au sommet de sa notoriété), qui fait que ce « thriller exotico-carcéral » est également, voir même avant tout, un drame poignant autour de leur amitié et se veut donc d’une portée universelle.
L’autre thématique sous-jacente du film, qui est celle de l’injustice dont est victime le personnage principal, reste toutefois sous-exploitée, à un point tel que l’on ne saura jamais s’il est véritablement innocent du crime qu’il répète ne pas avoir commis. C’est pourtant un élément que l’on attendait vivement de la part de Dalton Trumbo, dont on sait qu’il aime évoquer les persécutions qu’il a lui-même subies de la part de l’inquisition maccarthyste. Même si l’envie de liberté qui anime le personnage de Papillon fait de lui un symbole de résistance, Trumbo –qui d’ailleurs joue le rôle du commandant en tête de la prison et donc incarne cette autoritarisme oppressant qu’il exècre tant– a développé une autre thématique qui lui tient à cœur. Dans la partie centrale du film, au cours de laquelle Papillon est enfermé dans une cellule de réclusion, la façon dont on le voit se refermer sur lui-même, jusqu’au bord de la folie, n’est en effet pas sans rappeler le traitement de Johnny s’en va-t-en guerre, ce film que Trumbo avait réalisé plus de trente ans après l’avoir écrit.
Mais, ce qui fait le charme de Papillon vient davantage de ses scènes en extérieur. Il y apparaît évident que Schaffner et son équipe sont véritablement partis effectuer leur tournage dans des conditions particulièrement difficiles, avec une magnifique photographie de Fred Koenekamp. Toutes les scènes, qu’elles correspondent aux travaux forcées du bagne ou aux tentatives d’évasion, sont toutes filmées sous la chape d’un lourd climat tropical, que Steve McQueen et Dustin Hoffman ont, semble-t-il, péniblement vécu. Ainsi, même les passages dont le rythme est plus plus apaisé du film apparaissent, sous le poids de cette chaleur étouffante, comme de véritables calvaires qui, dans un premier temps au moins, soudent leur amitié. Le dernier tiers du long-métrage, presque entièrement construit selon un schéma d’odyssée picaresque, souffre d’un développement bien plus inégal du fait de scènes moins réussies, parmi lesquelles la rencontre peu crédible avec le lépreux et le court passage dans le village indigène. L’autre limite de cette épopée est le caractère purement anecdotique de personnages secondaires pourtant diégétiquement importants.
Mais la mise en scène toujours pleine d’intensité de Schaffner, qui s’était imposé comme un maestro du mouvement de caméra, et, plus encore, l’empathie que le scénario et leurs interprètes ont su brillamment créer pour les deux personnages font que, malgré ces passages inférieurs, le suspense ne décroît jamais. Celui-ci va même trouver son paroxysme dans la scène de fin, devenue anthologique grâce à la cascade que Steve McQueen a exécutée lui-même. Devenu une référence intemporelle dans le sous-genre du film d’évasion, Papillon reste encore aujourd’hui un film qui sait nous prendre aux tripes et nous émouvoir comme peu d’autres et surtout l’une des meilleures prestations du duo de stars à sa tête. Julien Dugois, 2021.
LE SECRET DE LA PYRAMIDE
Young Sherlock Holmes (and the Pyramid of Fear)
de Barry Levinson, 1985, US/GB, 1h49, Couleurs
avec Nicholas Rowe, Alan Cox, Sophie Ward…
RÉSUMÉ : Londres, en 1870. John Watson, fils d'un médecin de campagne fraîchement débarqué de ses solitudes provinciales, découvre les couloirs et les brumes de son nouveau collège. Il se retrouve nez à nez avec un curieux hurluberlu, son nouveau condisciple, qui semble tout savoir de lui sans l'avoir pourtant jamais rencontré. Ainsi naît une amitié. Watson découvre rapidement
que son nouveau compagnon, Sherlock Holmes, se pique de résoudre les énigmes les plus extravagantes et qu'aiguillonné par son rival dans le coeur de la belle Elizabeth, Dudley, il se révèle fort capable de devancer la police dans la solution d'un curieux suicide. L'oncle d'Elizabeth venant à mourir, victime d'une sarbacane, le trio reprend du service, en dépit des protestations de Watson, qui voudrait bien devenir médecin...
POINTS DE VUE : Produit par Steven Spielberg et réalisé par Barry Levinson (Rain Man), voici un sympathique divertissement des années 1980. On y découvre la jeunesse de Sherlock Holmes, sa rencontre avec Watson au collège en 1870 et leur première enquête : des meurtres en série à Londres. Une ville de tous les possibles, où rêve et réalité se confondent.
Non content d’anticiper l’univers de Harry Potter — que Chris Columbus, ici scénariste, adaptera quinze ans plus tard —, Le Secret de la pyramide agrège avec une certaine habileté les références : un socle Sherlock Holmes, une ou deux colonnes d’Indiana Jones et le Temple maudit, quelques volutes des Cigares du pharaon. À l’instar du jeune détective, qui utilise autant la vieille logique que les nouvelles techniques de police scientifique, le film constitue un tournant en matière d’effets spéciaux. Les (superbes) hallucinations des personnages sont, pour la plupart, bricolées à l’ancienne, avec des marionnettes animées image par image. Sauf ce chevalier sorti d’un vitrail, l’un des premiers protagonistes de l’histoire du cinéma entièrement en images de synthèse, élaboré par un certain John Lasseter, future figure de Pixar... Nicolas Didier, 2020.
« À Londres en 1870, le jeune John Watson fait son entrée dans sa nouvelle école, Brompton Academy. Il y rencontre un adolescent à l’esprit de déduction très développé : un certain Sherlock Holmes. Ils se lient d’amitié et Holmes lui présente son mentor, le professeur Waxflatter, un enseignant à la retraite devenu inventeur qui habite toujours dans l’école. Il lui présente également la nièce de celui-ci, Elizabeth, dont il est amoureux. »
Faut-il être américain pour proposer une lecture iconoclaste du célèbre détective de Baker Street né sous la plume de Sir Arthur Conan Doyle ? De la même manière que Billy Wilder et son scénariste I. A. L. Diamond imaginaient en 1970 une aventure inédite d’un Sherlock Holmes fatigué sous l’emprise de la drogue, Barry Levinson et Chris Columbus remplissent en 1985 les pages blanches de l’adolescence de Holmes, sa rencontre avec son fidèle ami Watson sur les bancs de l’école et leur première enquête. Cette initiative, malgré les libertés qu’elle prend avec l’œuvre de Conan Doyle, est plus respectueuse que blasphématrice. Elle nous permet de retrouver les principaux personnages du romancier écossais avec une quinzaine d’années de moins, pour une aventure inaugurale et fondatrice qui éclaire la figure de Holmes et explique sa solitude et sa mélancolie.
L’intégralité de la distribution est britannique et le film fut entièrement tourné en Grande-Bretagne, en extérieurs et dans les studios d’Elstree. La direction artistique est de toute beauté et fait revivre avec beaucoup de relief les quartiers de Londres à l’époque victorienne. L’ambiance du film, son classicisme assumé permettent d’évoquer les productions Hammer des années 50 et 60 qui demeurent une référence absolue en matière de fantastique anglo-saxon. Le Secret de la pyramide est aussi caractéristique de l’esthétique de Amblin Entertainement, société de production créée par Steven Spielberg, Kathleen Kennedy et Frank Marshall en 1981 qui a imposé une certaine idée du divertissement d’aventure et de science-fiction destiné aux adolescents. Le Secret de la pyramide obtint beaucoup moins de succès au moment de sa sortie que d’autres productions Amblin comme Gremlins ou Retour vers le futur car il était sans doute trop déroutant pour le jeune public américain : trop orienté vers le passé, la culture européenne, trop sombre et triste dans son dénouement. Spielberg et ses associés ont sans doute pensé à Indiana Jones pour imaginer cette aventure où les jeunes héros affrontent une terrifiante secte adoratrice d’un dieu égyptien, pratiquant des sacrifices humains en plein cœur de Londres. Symptomatique de l’intérêt de Spielberg pour les nouvelles technologies, Le Secret de la pyramide fut le premier film à bénéficier d’un personnage entièrement en images de synthèse (le chevalier qui sort du vitrail), conçu par le studio de George Lucas Industrial & Magic, bien avant le robot de Terminator 2 et les dinosaures de Jurassic Park. Les autres trucages mettant en scène des créatures qui apparaissent lors de séquences d’hallucinations renouent avec la poésie des films de Ray Harryhausen et leurs monstres animés image par image.
Subtil mélange de charme rétro et d’effets spéciaux de pointe (pour les années 80 !), spectacle familial porté par un vrai souffle romanesque Le Secret de la pyramide a fini par gagner la sympathie des cinéphiles et des amateurs de Sherlock Holmes. Parmi une énorme quantité d’adaptations plus ou moins fidèles, le film de Barry Levinson compte parmi les variations les plus originales, émouvantes et séduisantes conçues autour de l’œuvre de Conan Doyle. Olivier Père, 2016.
Le scénariste Chris Colombus deviendra réalisateur, peu de temps après s’être amusé, respectueusement, comme le précise le générique, à inventer la jeunesse du célèbre détective britannique et de son non moins célèbre ami. Ce même générique signale que Sir Arthur Conan Doyle n’a jamais écrit sur la jeunesse de ses personnages.
Le récit se plaît donc à constituer ce que seront par la suite les particularités des protagonistes : concernant Sherlock Holmes, on comprend l’origine de la casquette si particulière, du manteau et de la pipe, du violon ou encore celle du célibat.
Pour John Watson, on apprend d’où vient son surpoids, son engouement pour la médecine et l’attachement indéfectible qu’il vouera au détective,
Et l’on découvre aussi l’existence du fameux Moriarty.
L’histoire totalement loufoque et abracadabrante se déroule entièrement à Londres, contrairement à ce que le titre français pourrait laisser entendre, et emmène les jeunes garçons accompagnés d’une adolescente, Elizabeth (Sophie Ward), dans des péripéties aussi spectaculaires que dangereuses.
Le parti pris du film d’aventures pour adolescents n’est pas gênant en soi, mais dénote totalement avec l’ambiance des romans de Conan Doyle et des films qui en ont été adaptés.
Barry Levinson est tout à fait à son aise pour réaliser ce film sans prétention, aux multiples rebondissements. Il se révélera, par la suite, capable d’aborder des sujets plus délicats : la guerre du Vietnam avec Good Morning, Vietnam en 1987, avec Robin Williams ou encore l’autisme avec Rain Man (1988) qui fit la part belle au duo Dustin Hoffman/Tom Cruise.
Ce sympathique film est un long métrage tout à fait adapté aux fêtes de fin d’année. Fabrice Prieur, 2021.
MASTER AND COMMANDER : De l’autre côté du monde
de Peter Weir, 2003, US, 2h18, Couleurs
avec Russell Crowe, Paul Bettany, James D’Arcy…
RÉSUMÉ : En 1805, l'Angleterre règne en maître sur les mers du monde entier. Jack Aubrey, commandant de la frégate Surprise, croise au large du Brésil avec son navire. C'est là qu'il est violemment pris à parti par un corsaire français, capitaine de l'Achéron, vaisseau qui le surclasse en puissance de feu. La Surprise est rudement touchée, mais parvient à semer son ennemi. Aubrey refuse de reprendre le chemin de l'Angleterre. Il fait réparer son navire aux abords d'une île avant de se lancer à la poursuite de l'Achéron. Le chirurgien du bord, Stephen Maturin, également naturaliste, tente de dissuader son ami d'une telle entreprise, mais Aubrey est têtu : il est prêt à sacrifier le dernier de ses hommes pour couler l'Achéron...
POINTS DE VUE : Au large des côtes du Brésil, en 1805, une frégate anglaise est attaquée par un navire de guerre français. Une course-poursuite commence et, au fil des changements de cap, ne s’arrête plus... Peter Weir joue brillamment sur cette fuite en avant qui rend le combat absurde et le voyage toujours plus beau. Cette adaptation de deux romans de Patrick O’Brian déroule une histoire étonnamment libre et originale. Quand l’équipage débarque aux îles Galápagos au son d’une suite pour violoncelle de Bach, le raffinement de cette entreprise hollywoodienne contemplative paraît définitivement exotique. Frédéric Strauss, 2021.
Durant les guerres napoléoniennes, un vaisseau anglais se lance à la poursuite d’un navire français et doit affronter les dangers de l’océan Pacifique, notamment lors du passage du Cap Horn. Cette odyssée maritime conduit l’équipage jusqu’aux îles Galápagos, dont il découvre les trésors naturels. Réalisé en 2003, Master and Commander – de l’autre côté du monde compte parmi les chefs-d’oeuvre du cinéaste australien Peter Weir. Nous sommes plus proches de David Lean et Stanley Kubrick que des blockbusters contemporains. Il n’est pas non plus question de ressusciter le genre du « swashbuckler », naguère illustré par Michael Curtiz, dans une optique néo-classique hollywoodienne. Si Master and Commander – de l’autre côté du monde est un grand film d’aventure plein de bruit et de fureur, c’est aussi un conte philosophique sur le conflit entre curiosité scientifique et devoir militaire. Ce dilemme moral est au cœur de la relation mêlée d’admiration et de rivalité qui lie le capitaine du HMS Surprise et un naturaliste passionné précurseur de Darwin. Weir s’empare d’un sujet historique pour mettre en scène une épopée intime et spectaculaire qui rejoint les thématiques illustrées par tous ses films : le dépassement de soi, l’attrait pour les mondes inconnus, le goût de l’exploration et de la transmission. Weir propose aussi une réflexion puissante sur le commandement. Dans le rôle du capitaine Jack Aubrey, personnage extraordinaire, Russell Crowe livre l’une de ses meilleures interprétations. Les effets spéciaux numériques du film, lors des séquences de tempêtes ou de batailles navales, sont d’autant plus remarquables qu’ils sont parfaitement invisibles. Olivier Père, 2020.
Depuis le retentissant succès de son Truman show en 1998, Peter Weir n’avait plus tourné. Cinq longues années d’absence que le réalisateur australien balaie d’un coup de vent en nous livrant un somptueux spectacle marin, parfaite adaptation d’un des volets de la saga maritime de Patrick O’Brian. En effet, le cinéaste nous plonge avec un vrai délice dans une aventure à grand spectacle, mêlant avec justesse scènes de combats et tempêtes marines hyper-réalistes.
Surtout, Weir n’a négligé aucun détail, tant dans la reconstruction du navire de l’époque que dans les relations des matelots avec leur hiérarchie, dans les costumes que dans le langage si particulier de la marine. Le soin apporté à la photographie et dans le choix des décors donne également à cette œuvre une force et une magie jouissives.
Peter Weir n’a pas non plus oublié le cinéma intimiste qui lui a permis de remporter de grands succès (Le cercle des poètes disparus), en livrant une belle histoire d’amitié entre deux hommes que tout oppose au premier abord.
Onirique et naturaliste façon Robinson Crusoé (le passage sur les îles Galapagos), Master and Commander fait penser aux films d’aventures des grandes heures de Hollywood. L’œuvre de Weir lorgne également du côté de Moby Dick, de par cette quête quasi mystique de Jack Aubrey. Un personnage magnifiquement campé par un Russell Crowe charismatique comme jamais, entouré par de jeunes acteurs peu connus mais admirables, qui retrouve un rôle à la mesure de son talent.
Vous l’aurez compris, Master and Commander, de l’autre côté du monde (ne vous fiez pas à ce titre raté) offre un vrai et un beau spectacle, idéal pour bien commencer l’année cinématographique. Thomas Cariat, 2021.
HATARI !
de Howard Hawks, 1962, US, 2h38, Couleurs
avec John Wayne, Hardy Krüger, Gérard Blain…
RÉSUMÉ : Spécialisés dans la capture d'animaux sauvages au Tanganyika, des aventuriers décident de venir en aide à la fille de leur ancien patron et découvrent l'amour.
POINTS DE VUE : Sean, Kurt, Pockets, Luis et l’Indien ont pour mission de capturer, en Afrique, des animaux sauvages destinés aux zoos. L’Indien, blessé, est remplacé par Chips, un jeune Français. Anna Maria, reporter-photographe, rejoint le petit groupe et s’éprend de Sean...
Le danger — hatari en swahili —, l’amour et l’amitié : trois thèmes porteurs de l’œuvre de Howard Hawks. Mais dans ce film d’aventures partageur, l’humour aussi est central. Comme Rio Bravo, Hatari ! possède un charme inimitable : ce qui aurait pu n’être qu’une banale partie de chasse devient une passionnante réflexion sur les rapports humains. Une nouvelle fois, le cinéaste se plaît à jouer sur l’insolence des relations entre ses héros et ses héroïnes. Elsa Martinelli entretient avec John Wayne des rapports qui rappellent ceux de ce dernier avec Angie Dickinson dans Rio Bravo.
La tendresse portée aux personnages éclate tout au long de ce récit ample et chaleureux, véritable hymne à la vie. La suprême décontraction de la mise en scène est la marque d’un style splendidement maîtrisé. Rien n’est laissé au hasard. Télérama, 2020.
Ce titre tardif de Hawks – son dernier grand succès, réalisé juste après Rio Bravo – a bien plus à proposer qu’une simple comédie sur les aventures africaines d’un groupe d’amis qui capture des animaux sauvages dans la savane pour les vendre à des zoos. Sous son apparente désinvolture, Hatari! est un film récapitulatif de la philosophie du cinéaste, pour lequel action et morale furent toujours indissociables. Le héros hawksien se définit par ses actes. Nous sommes au-delà de l’éloge du professionnalisme si souvent évoqué au sujet de Hawks. L’action détermine un rapport à la vie et aux autres. Dès la séquence pré générique, Hawks montre des hommes au travail, rodés à une hiérarchie des tâches, unis face au danger. Le cinéaste fera alterner tout au long du film de séquences silencieuses et mouvementées consacrées à la capture des animaux, et des scènes intimistes où la complicité et les rivalités s’expriment au sein du groupe dans de longues conversations. Hatari! met en scène un personnage féminin typique du cinéma de Hawks, femme aussi séduisante qu’indépendante, et dont le caractère bien trempé lui permet de tenir tête à John Wayne, macho au cœur tendre. La photographe italienne « Dallas » est interprétée par la jeune actrice Elsa Martinelli, belle Toscane qui possédait toutes les qualités requises pour plaire à Hawks et s’intégrer dans son cinéma. Ce qui distingue aussi Hatari! des autres films d’aventures exotiques hollywoodiens, c’est son souci de l’authenticité. Ce souci s’exprime jusqu’au choix de la musique, commandée à Henri Mancini avec l’ordre de respecter des sonorités africaines. Hawks a tourné son film sur les lieux mêmes de l’action, transportant toute son équipe au Tanganyika, soit la partie continentale de l’actuelle Tanzanie. Pas ou très peu de transparences filmées en studio. Hawks confronte ses acteurs à la réalité de la scène, évite au maximum les artifices pour atteindre à une forme de vérité : celle de l’action. Hawks a refusé d’avoir recours à des doublures ou des cascadeurs. Ce sont les acteurs eux-mêmes, suffisamment entraînés, qui conduisent les véhicules et capturent tous les animaux du film. Le résultat est résolument moderne, dénué du moindre romantisme. Hawks filme la beauté de l’Afrique avec évidence, humour et détachement. Olivier Père, 2017.
Howard Hawks put enfin tourner un long métrage en Afrique, comme il le souhaitait depuis un moment grâce au succès de Rio Bravo, sa précédente réalisation datant de 1959.
Le cinéaste nous convie à un film d’aventures dépaysant, mais pas sérieux. Le récit se présente comme une comédie narrant les péripéties d’un groupe hétéroclite de baroudeurs bon enfant. Il y a là un Irlandais (John Wayne), un Allemand (Hardy Krüger), un New-Yorkais (Red Buttons), un Indien d’Amérique (Bruce Cabot), deux Français (Michèle Girardon et Gérard Blain), un Espagnol (Valentin de Vargas) et "l’intruse" italienne, surnommée Dallas (Elsa Martinelli).
Comme souvent chez Hawks, c’est l’effet groupe qui est gage de succès.
Bien que l’intrigue soit fondée sur les relations cocasses entre les personnes, on assiste à des scènes de capture tout à fait impressionnantes (on imagine facilement les risques pris par l’équipe technique et les acteurs). Les chasseurs ont malgré tout la délicatesse de ne jamais rudoyer et encore moins tuer d’animal. Au contraire, ceux-ci sont le plus souvent des acteurs participant aux scènes comiques : ainsi, les trois éléphanteaux prennent Dallas pour leur maman, les chèvres n’arrivent pas à traire, ou encore les autruches se sont sauvées de leur enclos.
Il faut avoir vu ce grand échalas de John Wayne se faire bousculer par les chèvres et se retrouver les quatre fers en l’air, avec un saut de lait renversé sur la tête !
D’une incroyable modernité, misant sur un casting international impeccable, cette comédie d’aventures (un poil trop longue peut-être, presque trois heures) est une vraie réussite.
Décidément, Howard Hawks a su s’adapter avec bonheur à tous les styles. Fabrice Prieur, 2020.
IVANHOÉ
de Richard Thorpe, 1952, US/GB, 1h46, Couleurs
avec Robert Taylor, Elizabeth Taylor, Joan Fontaine, George Sanders…
RÉSUMÉ : Au 12e siècle, dans une Angleterre déchirée entre Saxons et Normands, le chevalier Ivanhoé lutte pour le rétablissement de son roi Richard-Cœur de Lion, prisonnier du duc d’Autriche.
Le roi d'Angleterre, Richard Cœur de Lion, s'est mystérieusement évaporé sur le chemin du retour, après avoir longtemps guerroyé en Terre sainte. Ivanhoé, un noble Saxon à la fidélité inébranlable, part à sa recherche et retrouve sa trace en Autriche. Le roi Richard y est retenu captif par le duc Léopold qui, voyant bien le profit qu'il pourrait tirer de son prestigieux prisonnier, exige en échange de sa libération une somme faramineuse. Ivanhoé se hâte de regagner l'Angleterre. Son père le renie. Le prince Jean sans Terre, frère du roi, entend bien ne pas s'acquitter de la rançon et conquérir ainsi le trône. C'est auprès de la communauté juive d'Angleterre qu'Ivanhoé trouve quelque écho à sa demande...
POINT DE VUE : Ivanhoé, le preux chevalier saxon dévoué à la cause du roi Richard, affronte les chevaliers normands du félon prince Jean, et fait battre le cœur de deux beautés, l'une saxonne, l'autre juive...
Richard Thorpe, grand artisan de la MGM, réussit de flamboyantes scènes d'action : le tournoi d'Ashby et l'attaque du château de Torquilstone (où Ivanhoé doit une fière chandelle aux archers de Robin des Bois, dont la tenue, pour une fois, n'est pas verte) ont vraiment du panache. Mais la force dramatique d'Ivanhoé réside dans l'amour brûlant qu'éprouve le cruel Normand Bois-Guilbert (fascinant George Sanders) pour la juive Rebecca, qui préférerait mourir plutôt que de lui appartenir. Le dernier duel est digne des plus grandes tragédies. Bois-Guilbert affronte une dernière fois Ivanhoé pour décider du sort de Rebecca. S'il perd, elle vivra. S'il gagne, elle sera conduite au bûcher... L'honneur ou l'amour. Il sera trop tard quand la superbe et pieuse « infidèle » (Elizabeth Taylor, beauté de jais) comprendra que lui seul aurait su l'aimer. A travers Rebecca et son père, Isaac d'York, c'est aussi le statut des juifs, éternels apatrides, qui est superbement évoqué. Les mots sont plus nobles que les épées dans ce classique où l'on donnerait un royaume pour un amour. Télérama, 2008.
MOGAMBO
de John Ford, 1953, US, 1h55, Couleurs
avec Clark Gable, Ava Gardner, Grace Kelly…
RÉSUMÉ : Victor Marswell est chasseur au Kenya. Il capture des animaux sauvages pour les revendre à des zoos. Eloise Kelly, aux moeurs plutôt légères, s'éprend de cet aventurier moderne et devient sa maîtresse. Devant l'insistance de Victor, elle repart avant que le chasseur ne se soit aperçu de l'authenticité de ses sentiments. Donald Nordley, un anthropologue, arrive au camp afin d'étudier les gorilles. Il est accompagné de son épouse, Linda, dont le charme trouble Victor. Celui-ci se sent irrésistiblement attiré par la jeune femme. Lorsqu'Eloise est contrainte de revenir, son bateau s'étant ensablé, elle ne peut supporter la cour assidue que Victor fait à Linda...
POINTS DE VUE : « Le retour de Frankenstein ! » clame Ava Gardner à son arrivée, la robe boueuse, les cheveux en bataille, mais d'une beauté à couper le souffle, au fin fond de l'Afrique équatoriale. Où elle a échoué après une promesse non tenue d'un maharadjah rencontré en boîte de nuit à New York. Voilà Ava condamnée à rester dans le camp retranché d'un chasseur de fauves, Clark Gable, la moustache toujours frémissante, quinze ans après Rhett Butler.
Le marivaudage en Technicolor commence entre ces deux blessés au grand cœur. Ava boit le whisky au goulot et tape dans le dos du mercenaire. On pense à Katharine Hepburn qui, deux ans auparavant, avait joué The African Queen avec Humphrey Bogart, autre vieux ronchon séduisant de Hollywood expatrié en Afrique... Les actrices partagent le même élan vital qui porte un film à bout de bras. On a dit John Ford peu inspiré pour orchestrer ces duels de géants, mais il manie l'ironie et le désenchantement alcoolisé en maître. Quand Grace Kelly débarque à son tour, c'est une oie blanche qui tombe dans le panneau de l'amour sauvage avec l'aventurier au bermuda kaki. Gable croit même un temps à cet amour sage, mais « mogambo », ça veut dire « passion » en swahili... — Anne Dessuant , 2015.
Ce safari amoureux est une œuvre à part et sans doute mineure et anecdotique dans la longue carrière de John Ford. La forme est bâtarde (un pied en Afrique, un autre en studio), mais le propos du film et la direction d’acteur ne sont en rien indignes du cinéaste.
Tourné entre Le soleil brille pour tout le monde et Ce n’est qu’un au revoir, Mogambo (1953) est une nouvelle version de Red Dust (1932), un film de Victor Fleming célèbre pour des allusions sexuelles corsées encore possibles avant le durcissement de la censure hollywoodienne. C’est l’histoire lors d’un safari en Afrique d’un marivaudage entre un chasseur de gibier, une séductrice et un couple d’Anglais. L’aventurier (Clark Gable) hésite entre la blonde glaciale (Grace Kelly) et la brune brûlante (Ava Gardner), même si finalement c’est la femme qui choisit. Le film ne manque pas de surprendre par la désinvolture avec laquelle Ford mêle les prises de vues tournées en Afrique et des transparences de très médiocre qualité (le même problème surviendra lors des dernières scènes avec Edward G. Robinson des Cheyennes.) Voilà de quoi choquer les admirateurs du cinéaste qui louent son refus de l’artifice et des conventions. Il n’y a pas de plaisir contemplatif dans Mogambo, contrairement aux grands films de Ford qui accordent une place essentielle aux paysages (La Prisonnière du désert ou L’Homme tranquille). L’Afrique de Mogambo frise la carte postale, malgré l’absence de musique exotique, et le film souffre de la comparaison avec Hatari !, le chef-d’œuvre de Howard Hawks qui bénéficiait d’un réalisme presque documentaire. Nous sommes également très loin des États-Unis et de l’Irlande, des récits sur l’armée ou les communautés de pionniers qui ont toujours passionné Ford. Reste l’aventure des sentiments et des relations humaines, et la théâtralité assumée du cinéma fordien. Si le décor laisse à désirer, les corps des acteurs ne montrent aucune défaillance. Le cinéaste analyse le choc des cultures vu à travers le comportement d’un petit groupe d’Occidentaux déracinés, et filme avec beaucoup d’amour et de sensualité Ava Gardner, dans le rôle d’une femme belle et énergique comme il les aimait. Olivier Père, 2011.
LE BOSSU
d’André Hunebelle, 1959, France, 1h44, Couleurs
avec Jean Marais, Bourvil, Jean Le Poulain…
RÉSUMÉ : À la mort de son ami le duc de Nevers, tué par le prince de Gonzague, Lagardère jure de veiller sur sa femme et sa fille Aurore et de le venger. Après bien des années et de multiples péripéties, il retrouve son ennemi et le tue en duel grâce à sa botte secrète.
POINT DE VUE : De toute évidence, Philippe de Broca est bien meilleur cinéaste qu'André Hunebelle ! Mais, bossu pour bossu, le Lagardère 1997, avec Daniel Auteuil, fait pâle figure devant celui de 1959, avec Jean Marais. De bout en bout, le film est vif, enlevé. Simple et brillant comme le roman de Paul Féval dont il s'inspire. Bourvil, tutoyant son monseigneur de maître, annonce presque le Figaro de Beaumarchais. Et quand il prononce le célèbre « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! », Jean Marais a fière allure. Télérama, 2012.
LA PEAU DE TORPÉDO
de Jean Delannoy, 1969, France, 1h50, Couleurs
avec Lili Palmer, Klaus Kinski, Stéphane Audran…
RÉSUMÉ : La femme d’un antiquaire ignore que son mari est un espion. De quiproquos en errances, elle le tuera par jalousie.
POINT DE VUE : Jean Delannoy est l’un des plus mal aimés des cinéastes de la soit disant « qualité française » honnie par la Nouvelle Vague. Sa réévaluation n’est pas aisée. Il y a pourtant des bonnes surprises à découvrir dans une filmographie tristounette et académique. La Peau de Torpédo (1969) en est une. On pourrait même parler d’anomalie de fin de carrière, de film sans trop de rapport avec le reste de l’œuvre de Delannoy, même si ce dernier s’était illustré avec talent dans le film criminel, avec un très bon Maigret tend un piège en 1958. La Peau de Torpédo n’est pas à proprement parler un polar mais plutôt un film d’espionnage. Il y est question d’une organisation internationale spécialisée dans l’espionnage industriel, dont l’un des agents est accidentellement « désactivé » lors mission spéciale à Paris par son épouse qui croit le surprendre en flagrant délit d’adultère alors qu’il se planquait dans une chambre de bonne en compagnie d’une complice. Le film organise ainsi, sur un simple malentendu, la collision entre le drame bourgeois (épouse délaissée qui s’ennuie dans son nid confortable mais stérile, mari indifférent et absent, signes extérieurs de richesse, drame de la jalousie) et le thriller échevelé (traque à travers la France, assassinats en série, services secrets contre organisation criminelle). La Peau de torpédo est tiré d’un roman de Francis Ryck publié dans la « série noire ». Delannoy l’a adapté pour l’écran avec Jean Cau, également auteur des dialogues. Francis Ryck et Jean Cau, c’est le mariage de la carpe et du lapin, comme lorsque Alain Delon décida d’adapter les néo noirs de Jean-Patrick Manchette dans les années 80. Publié en 1968, le roman La Peau de Torpédo se permettait une critique de la société gaulliste. Guy Debord fait l’éloge de Ryck dans « Cette mauvaise réputation... » en affirmant qu’il y avait « beaucoup plus de talent, et de vérités reconnaissables » chez cet écrivain que chez John le Carré. L’écrivain et polémiste Jean Cau n’était pas vraiment de la même tendance politique, assumant à partir des années 60 des prises de positions conservatrices, à contre-courant de la pensée dominante de l’époque.
Entre les mains de Delannoy et Jean Cau, on se doute que La Peau de Torpédo n’a rien d’un brûlot gauchiste. Le film tente maladroitement de rendre compte des changements de la France d’après Mai 68. Lors de sa cavale Dominique (Stéphane Audran), grande bourgeoise soudainement plongée dans la réalité française, croise des hippies et des marginaux, sans que cela n’apporte grand chose au personnage ou à l’intrigue. La Peau de Torpédo possède pourtant des qualités et même des singularités étonnantes. Le film s’affranchit progressivement des conventions du cinéma policier commercial français pour s’engager sur la voie du serial moderne et abstrait. Plusieurs tueurs à la solde de l’organisation secrète, sous les ordres d’une femme glaciale (Lilli Palmer), sont convoqués pour éliminer le témoin gênant. Tous échouent lamentablement, ce qui donne des allures de pantins malchanceux et maladroits à ces prétendus assassins d’élite – la palme revenant à Klaus Kinski, le Torpédo du titre, qui tombe tout seul dans un trou en cherchant à tuer Stéphane Audran réfugiée sur un cargo. Dans la scène la plus étrange du film, l’un des agents ne peut s’empêcher de déclarer sa flamme à son impassible patronne, lors d’un rendez-vous où elle l’envoie en mission suicide... l’influence de Delannoy pour La Peau de Torpédo n’est pas à chercher bien loin. Le générique du film montre des gros yeux qui tournoient dans un kaléidoscope inquiétant, sur une musique de François de Roubaix. Le visuel est d’ailleurs reproduit sur l’affiche. Ces yeux qui annoncent un monde d’angoisse et de surveillance, ce sont ceux du Diabolique docteur Mabuse (en allemand, Les Mille Yeux du docteur Mabuse), dernier film de Fritz Lang réalisé en 1960, qui possédait un générique similaire. Dix ans plus tard, La Peau de torpédo est un ersatz direct du chef-d’œuvre prophétique de Lang. Mêmes péripéties feuilletonesques, même regard distant et sévère sur l’humanité, mêmes personnages dérisoires condamnés à disparaître, sacrifiés par des forces supérieures... Les meurtres ou suicides qui scandent le récit sont filmés de manière glaçante. Il est amusant de voir Stéphane Audran, égérie de Claude Chabrol, interpréter une héroïne plongée dans une spirale de violence et de danger dans un film de Delannoy. Elle est excellente. Olivier Père, 2016.
SALOMON ET LA REINE DE SABA
Salomon and Sheba
de King Vidor, 1959, US, 2h19, Couleurs
avec Yul Brynner, Gina Lollobrigida, George Sanders…
RÉSUMÉ : Salomon, le roi d'Israël, éprouve pour la belle reine de Saba, envoyée secrètement par le pharaon, un amour qui manque lui faire perdre son royaume.
POINT DE VUE : Après le décès de son père, le roi David, Salomon accède au trône d’Israël. Les premiers mois de son règne assurent la prospérité de son pays. Mais bientôt, la reine de Saba, au cœur d’un complot contre Israël, lui rend une curieuse visite...
C’est le dernier film de King Vidor et pas le meilleur... Un peu tétanisé par les conventions du péplum et les circonstances tragiques du tournage (Tyrone Power mourut sur le plateau et fut remplacé, au pied levé, par Yul Brynner), le monstre sacré de Hollywood peine à retrouver la rigueur et l’énergie qui caractérisent ses œuvres maîtresses. Pourtant, le film compte de très belles scènes d’action, nerveuses et flamboyantes, qui prouvent que King Vidor n’avait pas perdu tout son talent. Dommage que le vrai sujet — l’affrontement entre le respect des traditions et l’attirance érotique — ne soit traité que de façon allusive. Les amateurs de péplums trouveront toutefois, au gré de cette superproduction kitsch, de quoi satisfaire leur passion pour les décors pharaoniques et le romanesque pompier. — Olivier de Bruyn, 2021.
LE TIGRE DU BENGALE
Der Tiger von Eschnapur
de Fritz Lang, 1959, RFA/Italie/France, 1h51, Couleurs
avec Debra Paget, Paul Hubschmid, Claus Holm…
RÉSUMÉ : Appelé par un maharadjah qui veut moderniser son pays, un ingénieur allemand s’éprend de sa danseuse favorite et cherche à fuir avec elle. Le prince fait enfermer son rival avec un tigre.
POINTS DE VUE : Au milieu du Tigre du Bengale, il y a cette chose étrange : un banal plan de coupe où l’on voit la rue indienne procure un genre de dépaysement inversé tant il contraste avec l’apparat qui préside ailleurs, celui de l’« Inde éternelle des maharajas ». Dans ces cours et ces palais, l’architecte allemand Harald Berger n’est pas tant l’intrus de la modernité qu’un héros romantique, au demeurant peu sympathique. Le cinéaste préférera le reléguer au second plan dans Le Tombeau hindou, tourné ensuite.
Ces deux films, indissociables, ont une place à part dans la filmographie de Lang. Adapté d’un roman de Thea von Harbou, le sujet échappe une première fois au cinéaste, fasciné, comme elle, par l’Inde. En 1921, on lui retire le projet. Quand Fritz Lang revient à Berlin à la fin des années 1950, après son exil hollywoodien provoqué par la guerre, il se sent égaré dans un pays qui n’est plus le sien. Mais aussi animé d’une énergie particulière, puisqu’on lui propose de renouer avec un amour de jeunesse échappé : ce double film d’aventures indiennes. D’où son ardeur à maquiller la belle enfin conquise.
Le résultat est d’une splendeur qui dépasse la question de l’artifice (faux Indiens grimés parlant allemand, raccords déroutants) et d’une grande fluidité narrative. S’accomplit ainsi le fantasme d’une aventure naïve, relevée d’une puissante charge érotique, en plus des pulsions de mort et de la quête spirituelle toujours présentes chez Fritz Lang. François Gorin, 2019.
La perfection désabusée des trois derniers films allemands du maître de retour à Berlin après une parenthèse hollywoodienne de vingt ans (Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou, Le Diabolique Docteur Mabuse, sublimes œuvres de vieillesse) témoigne de la maîtrise absolue de Lang qui transcende un matériau feuilletonesque avec une supériorité impressionnante.
À la fin des années 50, Fritz Lang déçu de la tournure prise par sa carrière hollywoodienne revient en RFA et signe pour le producteur Artur Brauner (plus habitués aux séries B qu’aux films de grands cinéastes) un splendide diptyque indien, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou.
Il s’agit d’un triple retour aux sources : de l’Allemagne, du serial (il s’agit au départ d’un roman et d’un scénario de Thea von Harbou qui avait déjà été adapté au cinéma en 1921 par Joe May et en 1938 – sans génie – par Richard Eichberg) et du Destin (le grand sujet du film). La rigueur architecturale et la somptuosité plastique de la mise en scène font de ces sublimes films d’aventures poétiques et philosophiques le sommet testamentaire de l’œuvre de Lang, qui séduisit le grand public mais dérouta la majorité des critiques au moment de leurs sorties, à l’instar de Gertrud de Carl Th. Dreyer ou Frontière chinoise de John Ford. Les deux films de Lang furent néanmoins admirés, à juste titre, par certains cinéphiles qui en louèrent immédiatement « l’inactualité géniale » (Jacques Lourcelles).
Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou racontent les aventures en Inde d’un robuste architecte allemand, Harold Berger, chargé par Chandra, maharadjah d’Eschnapur, épris de civilisation européenne, de construire une ville nouvelle avec des écoles et des hôpitaux modernes.
Harold tombe amoureux de la danseuse Sîtha, une belle jeune femme déchirée par ses origines métis, qu’il a sauvée des griffes d’un tigre.
L’amitié entre Harold et Chandra ne survivra pas à leur attirance pour la même femme. Sîtha est séquestrée dans le Palais d’été de Chandra , tandis que le propre frère du maharadjah, un prêtre et divers ennemis échafaudent un complot pour le renverser.
Lang utilise ces multiples péripéties, des décors et costumes fastueux pour aboutir à une épure paradoxale de son cinéma, retrouvant les thématiques et le gigantisme de ses films muets (Métropolis, Les Nibelungen, Les Trois Lumières) loin des préoccupations sociales et politiques de ses films américains.
Ici il n’est question que des conflits entre les hommes et les dieux (Lang en fera l’écho dans Le Mépris de Godard), de la violence et des passions humaines, du bonheur que l’on trouve enfin dans le renoncement. Au sein d’une distribution essentiellement allemande l’Américaine Debra Paget interprète une inoubliable Sîtha. La danse qu’elle exécute dans Le Tombeau hindou, vêtue d’une parure argentée minimaliste, demeure l’un des moments les plus érotiques de l’histoire du cinéma. Olivier Père, 2015.
LE TOMBEAU HINDOU
Das indische Grabmal
de Fritz Lang, 1959, RFA/France, 1h52, Couleurs
avec Debra Paget, Paul Hubschmid, Claus Holm…
RÉSUMÉ : Les intrigues qui opposent la maharadjah à son demi-frère mettent en danger la danseuse et l’ingénieur qui l’aime. Grâce à la complicité d’un Allemand chargé de construire un mausolée, les deux amoureux retrouveront la liberté et le bonheur.
POINTS DE VUE : Après Le Tigre du Bengale, voici le second volet du diptyque indien réalisé par Fritz Lang en 1958. Il y jette tous les feux d’un amour longtemps contrarié pour ce mélodrame qu’il souhaita porter à l’écran dès ses débuts. Feux d’artifice, tant la splendeur de l’image paraît se renouveler à chaque scène. Feux d’une passion romanesque finalement résumée en parabole.
Le prince Chandra est aux abois depuis que sa fiancée captive, la danseuse Seetha, a pris la fuite avec Harald Berger, l’architecte qui était son hôte. Alors qu’il lance ses cavaliers à la poursuite du couple, la sœur de Berger arrive au palais avec son mari, lui aussi architecte. Le frère du prince ourdit un complot contre lui...
Ces deux intrigues fusionnent magistralement dans la dernière partie du film. Les souterrains du palais deviennent l’endroit où tout se passe : Berger y est enfermé puis libéré, les conjurés envahissent les galeries, mais aussi une armée de lépreux. Sujet très « langien » que ce sous-monde, où la révolte finit cette fois, l’esprit aidant, par l’apaisement des plus âpres tensions. François Gorin, 2019.
Fritz Lang, à près de soixante-dix ans, presque trente ans après avoir fui l’Allemagne nazie, revenait au pays. Il ne s’agissait pas d’une décision tout à fait personnelle. La période américaine du cinéaste ne fut pas toujours facile, car, contraint par les méthodes hollywoodiennes, il n’a jamais retrouvé la liberté artistique qu’il avait dans les années 20. Même si ses films américains, dont beaucoup sont des commandes, sont pour la plupart reconnus et célébrés aujourd’hui, ce ne fut pas toujours le cas, loin de là, au moment de leur sortie.
Les années 50 furent les plus difficiles en terme d’audience. Hormis The Big Heat ("Règlement de comptes", 1953), il essuya beaucoup d’échecs et connut un vrai naufrage avec son film Beyond a Reasonable Doubt ("L’invraisemblable vérité", 1956).
C’est le producteur allemand Artur Brauner qui réussira à le convaincre de refaire un long métrage dans le pays qui l’avait jadis consacré.
Artur Brauner, en choisissant le mythique Fritz Lang, avait l’ambition de proposer une superproduction digne des studios hollywoodiens, en la cofinançant avec l’Italie et la France. Le cinéaste lui proposa le diptyque du "Tombeau hindou" qu’il avait scénarisé en 1921 avec Thea von Harbou, également auteure du roman éponyme. À l’époque, Joe May, le producteur-réalisateur préféra mettre en scène le film lui-même..
L’histoire ne dit pas si le cinéaste avait vu, ou seulement eu connaissance de la version de 1938 réalisée par Richard Eichberg. Toujours est-il que c’est cette saga feuilletonesque, à l’exotisme fantasmé, qui fut retenue. Adaptant un nouveau scénario avec Werner Jörg Lüddecke, Fritz Lang recentre l’action sur l’Inde, supprimant les passages qui se déroulaient à Berlin, et limite le nombre de personnages centraux. Les impératifs de la coproduction l’obligèrent à employer une distribution internationale, probablement l’un des points les plus faibles des deux films. L’intransigeant cinéaste souhaitait donner le rôle principal à Hardy Krüger, acteur allemand alors très populaire, et aussi très ambitieux, mais ils ne réussirent pas à s’entendre. Lang n’était pas non plus emballé par le choix de l’actrice américaine Debra Paget pour le rôle de Seetha.
Malgré ces aléas de casting, quoique les rôles d’Hindous ne soient joués que par des Occidentaux et que le parti pris d’une Inde de carte postale dérange, le diptyque possède une flamboyance réjouissante, un peu comme s’il était réalisé avec l’esprit des années 20, mais avec les moyens techniques de son époque. La splendide photographie de Richard Angst n’est pas pour rien dans le résultat.
On suit avec plaisir les péripéties bourrées de rebondissements que vont vivre l’architecte Mercier et la danseuse Seetha. Située la plupart du temps dans les palais du Maharajah, à l’architecture complexe où l’on se perd facilement, l’intrigue se joue de ces espaces labyrinthiques. Amour, trahisons, vengeance, sont les ingrédients qui vont épicer cette histoire, sans aucun temps mort, autant passionnante qu’invraisemblable.
La fameuse scène de danse exécutée par Debra Paget, en l’honneur de la déesse Shiva, devant un parterre d’hommes médusés, est particulièrement suggestive, à la fois par la tenue hyper légère de l’actrice et l’érotisme que dégage la chorégraphie. On se demande comment cette séquence de plusieurs minutes n’a pas subi les foudres de la censure. Dans un autre registre, la séquence de la découverte des lépreux, concentrés dans des catacombes, qui nous les montre comme une bande de zombies désarticulés attaquant les biens portants, est tout à fait étonnante et complètement en décalage avec l’esprit de l’œuvre.
Les deux films ne seront pas des succès, prolongeant ainsi la malédiction qui semble avoir accompagné le cinéaste jusqu’à la fin de sa carrière. Quitter le monde hollywoodien qu’il qualifiait de "panier de crabes" ne lui aura pas particulièrement réussi.
Les Américains, d’ailleurs, ne se génèrent pas pour concentrer, plutôt mutiler, le diptyque en le remontant en un seul film qu’ils ont appelé Journey of the Lost City, et qui n’aura pas plus de succès lors de sa sortie en 1960. Fabrice Prieur, 2020.
LA MOMIE
d’Alex Kurtzman, 2017, US, 2h, Couleurs
avec Tom Cruise, Russell Crowe, Sofia Boutella…
RÉSUMÉ : Nick Morton, Jenny Halsey et leur équipe viennent de mettre au jour une momie. Le duo est pour l'heure à bord d'un avion, en train d'escorter la précieuse relique. Mais une nuée de chauve-souris provoque un crash. Nick, pourtant déclaré mort, revient miraculeusement à la vie. Jenny et lui rencontrent alors le docteur Henry Jekyll, spécialiste de l'Egypte ancienne, qui leur raconte les origines de la momie et la malédiction qui lui est rattachée. Il s'agit de la princesse Ahmanet dont l'arrogance lui valut d'être emmaillotée et enterrée vive. Nick et Jenny se retrouvent bientôt les proies de cette Momie vengeresse...
POINTS DE VUE : Il ne fallait pas la réveiller. La momie est un danger public, en particulier pour les amateurs de suspense. On ne vous révélera rien, c’est le film qui s’en charge dès le prologue, dévoilant le pourquoi du comment, jusqu’à la dernière bandelette. Mystérieux comme le mode d’emploi d’un meuble en kit, le scénario tiendrait sur une carte de visite : une ancienne malédiction jaillit de son sarcophage pour répandre la terreur sur le monde en général, et sur Tom Cruise en particulier.
Une fois admis ce défaut de fabrication, on embarque dans une ébouriffante attraction, entièrement dédiée aux scènes d’action spectaculaires. Bonne surprise : dans un avion en plein crash ou au fond d’une crypte ténébreuse, ces séquences se révèlent aussi habiles que l’intrigue est plate. Bourré d’effets spéciaux alors du dernier cri, ce ludique divertissement est le premier volet d’une nouvelle saga hollywoodienne consacrée à une guilde de personnages fantastiques, à la manière des superhéros de Marvel ou de DC Comics. Sauf que cette fois, les studios Universal recyclent leur patrimoine de vieux films d’épouvante et de méchants mythiques. En attendant, entre autres, créature de Frankenstein, loup-garou et homme invisible, on fait ainsi connaissance avec les plus célèbres schizophrènes du gothique victorien, le Dr Jekyll et son double, Mister Hyde, tous deux interprétés avec une malice gourmande par Russell Crowe. L’ex-gladiator réussit même à arracher quelques scènes à Tom Cruise, ce qui relève de l’exploit. Car la star hante chaque plan, chaque cascade, avec une dose inhabituelle d’autodérision. C’est l’autre bonne surprise : un humour alerte et bon enfant, pas du tout momifié. Cécile Mury, 2022.
Tiens, un reboot d’un des plus grands films de monstre de l’histoire du cinéma. Vous parlez d’une bonne nouvelle ! La Momie version 2017 fait partie de ces petits films fantastiques à gros budget, syndrome artistique matérialisé d’un cinéma hollywoodien qui se recycle lorsqu’il manque d’inspiration.
On en a la preuve à l’écran, dès les premières minutes du film : aujourd’hui pour faire un blockbuster qui rapporte, on transpose une histoire déjà racontée dans l’époque contemporaine, on plante une vedette bankable au milieu de l’affiche et on mise tout sur le spectaculaire. C’est exactement ce à quoi peut se résumer La Momie d’Alex Kurtzman. Nick Morton, campé par Tom Cruise, est un mercenaire qui pille des antiquités. Alors qu’il est en mission au Moyen-Orient pour lutter contre des islamistes (scène d’action au tir à la mitraillette), il va déterrer accidentellement le sarcophage de la pharaonne Ahmanet et libérer des forces maléfiques qu’il est en réalité le seul à pouvoir combattre. Formidable ! Quelle originalité, vraiment ! Voilà notre héros – ou devrait-on dire notre Tommy international – lancé à la poursuite d’une momie vieille de cinq mille ans, qui ne fait pas du tout son âge et transforme les hommes en morts-vivants en leur roulant des pelles, comme Uma Thurman dans le minable Batman et Robin de Joel Schumacher. Il faut bien exciter les futurs bacheliers, qui vont à coup sûr se précipiter dans les salles pour se détendre avant la redoutable épreuve de philo, prévue le lendemain de la sortie du film.
La suite du récit se réduit à une suite quasi ininterrompue de scènes d’action, qui divertissent gentiment, installées dans le confort relatif d’effets spéciaux spectaculaires qui parviennent à peine à masquer les grosses lacunes scénaristiques (et dire que David Koepp a contribué à l’écriture, il y a vraiment quelque chose qui va pas). Le résultat esthétique et visuel n’est cependant pas si catastrophique. Au milieu des décombres et de la poussière des bâtiments historiques londoniens, la couleur argile de l’image est plutôt agréable à regarder. On se surprend même à repenser à certains films d’horreur kitsch américains : le personnage de Chris Vail, transformé en mort-vivant par Ahmanet et guidant Nick tout au long de son périple, rappelle celui de Victor Pascow, cadavre au crâne ouvert prodiguant de bons conseils à Louis Creed dans Simetierre de Mary Lambert.
Pour le reste, on ne sait pas trop quoi penser, mais une chose est sûre : Alex Kurtzman voulait ressusciter le mythe cinématographique de la Momie, il a surtout fait un film commercial, moins dopé au cinéma qu’aux conventions du grand spectacle populaire.
La Momie est le premier volet du Dark Universe que le studio Universal met en place pour réhabiliter les monstres gothiques de son répertoire sacré. Deuxième opus à suivre, La Fiancée de Frankenstein en 2019. Le film de Bill Condon mettra en scène Javier Bardem. Johnny Depp sera de son côté dans le troisième opus consacré à The Invisible Man. Arthur Champilou, 2022.
LA MOMIE
The Mummy
de Stephen Sommers, 1999, US, 1h59, Couleurs
avec Brendan Fraser, Rachel Weisz, John Hanna…
RÉSUMÉ : 1800 ans avant Jésus-Christ. Imhotep, grand prêtre de Thèbes, et Anck-Su Namun filent le parfait amour. Aussi passionnée qu'elle soit, cette romance clandestine est sans issue, puisque la belle n'est autre que la maîtresse du pharaon. Ignorant le danger qui les menace, les deux amants continuent à se fréquenter, jusqu'au jour où ils sont découverts. Anck-Su se suicide, et Imhotep est condamné à être momifié vivant et enseveli dans une crypte secrète d'Hamumille, la cité des morts. En 1923, Rick O'Connell met au jour les ruines de la cité légendaire. Il entreprend des fouilles avec une jeune égyptologue, Evelyn, et son frère, Jonathan. Leurs travaux les mènent jusqu'à la crypte de la momie...
POINT DE VUE : Imaginez que l'on étire sur deux heures le prologue des Aventuriers de l'arche perdue, où Indiana Jones déjoue en quelques minutes une dizaine de pièges. Gardez l'aventurier, ajoutez une crypte remplie d'or et une momie qui se réveille pour crier vengeance, et multipliez les pilleurs de tombes... Vous obtenez une sorte de remake de remake de remake d'un classique (réalisé en 1932, avec Boris Karloff).
Batailles de momies, nuées de scarabées voraces : le film bifurque rapidement vers le foutraque. Les nostalgiques du cinoche du samedi soir sont à la fête. Télérama, 2010.
LES TROIS MOUSQUETAIRES
The Three Musketeers
de George Sidney, 1948, US, 2h05, Couleurs
avec Gene Kelly, Lana Turner…
RÉSUMÉ : D’Artagnan quitte sa Gasconne pour se rendre à Paris et y devenir mousquetaire du roi. Arrivé dans la capitale, il se prend de querelle avec trois mousquetaires, Athos, Porthos et Aramis, qu'il décide d'affronter en duel. L'arrivée des gardes du Cardinal interrompt le premier duel et voit d'Artagnan prendre aussitôt le parti de ses compagnons, dont les adversaires sont défaits et mis en fuite.
D'Artagnan devient l'ami des trois valeureux mousquetaires et rejoint lui-même la célèbre compagnie. Il loge dans la même maison que Constance Bonacieux, l'une des servantes de la reine Anne. Cette dernière a offert au duc de Buckingham, son amant, douze ferrets de diamants que lui avait donnés le roi. Richelieu charge Milady de Winter de s'emparer de deux ferrets afin de compromettre la reine qui sera dès lors incapable de porter au bal la parure complète.
POINT DE VUE : Des très nombreuses versions filmées du roman d’Alexandre Dumas des origines du cinéma à nos jours c’est sans doute la meilleure, et la plus aimée du public. Sa popularité ne s’est jamais démentie depuis sa sortie.
Les Trois Mousquetaires est un chef-d’œuvre du film d’aventures historiques produit par la MGM, le premier d’une formidable série entreprise par la firme au lion qui comprend Scaramouche, Le Prisonnier de Zenda et Les Contrebandiers de Moonfleet. Le titre génial de Fritz Lang est à part en raison de sa noirceur et de la personnalité de son auteur, mais tous donnèrent au film de cape et d’épée ses lettres de noblesse. Les Trois Mousquetaires offre un sommet de l’esthétique flamboyante des productions hollywoodiennes à grand spectacle tournées en Technicolor. Le scénario de Robert Ardey (qui adaptera l’année suivante Madame Bovary pour Vincente Minnelli) propose un digest séduisant du roman de Dumas, fidèle à l’esprit sinon à la lettre de l’œuvre mondialement célèbre de l’écrivain français.
L’idée de génie est d’avoir confié le film à des ténors de la comédie musicale, devant et derrière la caméra. Ils donnent au récit cette légèreté virevoltante, aux nombreux combats la précision et la virtuosité des ballets colorés des grands « musicals » de la MGM. Entouré d’une distribution cinq étoiles (Lana Turner en Lady de Winter, Van Heflin en Athos, Vincent Price en Richelieu...) Gene Kelly campe un D’Artagnan plein de fougue et d’énergie, la même année que le merveilleux Pirate. Un danseur qui interprète un mousquetaire, fine lame et valeureux combattant, cela annonce les formidables chorégraphies guerrières des films de sabre chinois, où les acteurs acrobates rivalisent de grâce et de souplesse. Gene Kelly est l’ancêtre blanc des stars chinoises Jackie Chan ou Jet Li, héros de films historiques qui puisent autant leur inspiration dans l’opéra de Pékin et le « wu xia pian » traditionnel que dans les classiques hollywoodiens. Olivier Père, 2015.
LES VIKINGS
The Vikings
de Richard Fleischer, 1958, US, 1h54, Couleurs
avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Janet Leigh…
RÉSUMÉ : Vers l'an 900, au cours d'une attaque de l'Angleterre, Ragnar, le chef des Vikings, assassine le roi de Northumbrie, Edwin, et viole sa femme, Enid. La couronne passe au fourbe Aella, cependant que le fils de Ragnar et d'Enid, Eric, est prudemment éloigné par sa mère, qui craint la cruauté d'Aella...
POINTS DE VUE : Ils n’étaient pas nombreux dans les années 1950 à pouvoir diriger des machines démesurées comme Les Vikings. Richard Fleischer, jadis faiseur de petits polars à la RKO, était de cette trempe, modelant avec autorité l’espace des écrans Scope, dirigeant une armée de techniciens, de figurants, mais aussi des stars toutes-puissantes devant lesquelles il avait la malice de s’éclipser, préférant une réputation d’artisan docile à celle d’auteur. Les Vikings (comme 20 000 Lieues sous les mers ou Barabbas) reste pourtant l’un des témoignages les plus flamboyants de ce que les studios américains pouvaient alors produire. Kirk Douglas y campe un impétueux prince nordique, amoureux de sa belle captive qui, elle, en pince pour un esclave aux yeux clairs. Sans le savoir, les deux hommes ont le même père (Ernest Borgnine, d’une sauvagerie lubrique indépassable), et la lutte fratricide prend des allures de tragédie classique. Batailles féroces, reconstitution grandeur nature d’un pittoresque village barbare, drakkar en flammes..., tout l’arsenal du grand spectacle y passe. Le charme de cette fresque aux somptueux décors naturels résiste au temps. Bruno Icher, 2021.
Kirk Douglas est non seulement la vedette – entouré de Tony Curtis et Janet Leigh – mais aussi le producteur des Vikings. Sur le modèle de Burt Lancaster, Kirk Douglas se lance en effet dans la production avec sa société Bryna Productions, et produit à partir de 1955 plusieurs films ambitieux et souvent de grande qualité, comme La Rivière de nos amours d’André de Toth, Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, Liaisons secrètes de Richard Quine ou Les Vikings, dans lesquels il s’arroge le rôle principal. Les Vikings marque la seconde collaboration entre Richard Fleischer et Kirk Douglas, après la superproduction Disney 20.000 Lieues sous les mers en 1954. Ces deux films peuvent être considérés sans exagération aucune comme des chefs-d’œuvre absolus du cinéma d’aventure. Les Vikings surpasse peut-être l’adaptation de Jules Verne car il est plus complexe, violent, tourmenté. Avec Les Vikings, Fleischer fait entrer le grand spectacle hollywoodien dans son ère critique et réflexive. Les Vikings est l’histoire d’une lutte fratricide entre deux hommes qui se vouent une haine farouche, instinctive, avant de découvrir, trop tard, qu’ils sont nés du même père, un chef Viking en guerre contre les Anglais. Au conflit entre deux peuples, fait de trahisons, d’alliances tactiques et d’expéditions bellicistes se superpose une tragédie intime autour de la quête de l’identité et de la confusion psychologique. Kirk Douglas y interprète un guerrier barbare et sensuel, ivre de vengeance, aveuglé par sa haine. Un tel personnage tranche par sa violence et sa négativité avec les héros des récits d’aventures classiques. Il apparaît comme un chef névrosé et autodestructeur, en conflit avec lui-même et en rivalité avec d’autres figures masculines comme son frère caché. La compétition virile des deux hommes, qui vont désirer la même femme, s’exprime de manière particulièrement brutale, dès leur première rencontre. Einar (Kirk Douglas) a un œil arraché par les serres du rapace d’Erik (Tony Curtis), dont la main sera ensuite tranchée. Kirk Douglas, défiguré durant la majeure partie du film, arbore un visage en forme de masque grimaçant, lorsqu’il ne porte pas un casque étrange, lors de la bataille finale, qui achève de le rendre monstrueux, inhumain. Ces mutilations ou altérations subies par les corps de deux vedettes masculines sexuellement attractives d’un film à grand spectacle ne se contentent pas d’apporter un surcroît de véracité à une histoire pleine de bruit et de fureur. Elles marquent de manière ostentatoire la fin de l’innocence du cinéma d’aventure américain, de plus en plus marqué par la psychanalyse et les séquelles des grands conflits du XXème siècle. Les Vikings se rapproche ainsi des westerns réalisés par Anthony Mann à la même époque, qui font de la violence – autant morale que physique – leur grand sujet. La modernité du chef-d’œuvre de Fleischer est également formelle. Le duel final, par la plasticité quasi abstraite de sa mise en scène, entre ciel et terre au sommet d’une tour, avec deux combattants transformés en bêtes sauvages, constitue un sidérant morceau de bravoure, qui inaugure peut-être une nouvelle conception de l’action dans le cinéma américain. La réussite des Vikings est liée à l’association de formidables talents devant et derrière la caméra. Tous les acteurs sont parfaits. Le scénariste Calder Willingham a souvent apporté des touches modernistes aux genres hollywoodiens puisqu’il collabora à plusieurs reprises avec Stanley Kubrick (sur Les Sentiers de la gloire, Spartacus et le western La Vengeance aux deux visages finalement réalisé par Marlon Brando) avant d’écrire les scénarios du Lauréat et de Little Big Man. Le génial directeur de la photographie Jack Cardiff, prince du Technicolor, compose des images somptueuses, passant de larges plans d’ensemble sur des paysages grandioses à des cadres serrés chargés de tension et de violence dans les scènes intimes, d’amour ou de guerre. Cette remarque s’applique aussi à Richard Fleischer, cinéaste de l’action et du grand spectacle, qui a pourtant démontré tout son talent dans l’expression de pathologies secrètes, avec des histoires confinées dans des espaces claustrophobes, comme si le cerveau humain était au bout du compte le seul véritable décor – et sujet – de tous ses films. Olivier Père, 2016.
La voix d’Orson Welles (non crédité au générique) ouvre ce récit épique. Si Richard Fleischer n’a pas pour ambition de révolutionner le cinéma, à l’instar de son bouillant cadet, il n’en signe pas moins là une incontestable réussite du film d’aventures.
Celle-ci est d’abord artistique. La mise en scène, renforcée par un remarquable travail sur les couleurs et la profondeur de champ, se révèle belle, ample, spectaculaire. Fleischer fait merveille dans les scènes intimistes comme dans l’action (formidables séquences de beuverie ; virtuosité des combats finaux, modèles du genre). Le scénario, sans temps morts, présente une parfaite maîtrise de la dramaturgie et n’est exempt ni de rebondissements ni de noirceur. Il révèle une grande richesse thématique. Ainsi courent les thèmes du sang et de la bâtardise, prolongé par celui du choc des civilisations. Aux Vikings rugueux, Barbares violents, s’opposent des Anglais qui le sont tout autant (sous forme de cruauté mâtinée de traîtrise), malgré des aspects plus policés. Le contraste entre les deux peuples est accentué par une astuce de distribution : les Anglais sont interprétés par des acteurs britanniques quand les rôles de Vikings sont tenus par des Américains !
Pourtant le réalisateur se garde de tout manichéisme et les contrastes entre les principaux personnages sont largement creusés. Le film fonctionne d’ailleurs à un double niveau : à la description documentée des sociétés (coutumes, rites, hiérarchies...) s’ajoute celle du devenir des individus qui évoluent en leur sein. Entre grandeur et décadence, raison (d’Etat) et passion (amoureuse, mais pas seulement) et, enfin, dignité. Les quelques personnages sur lesquels Fleischer centre son étude bénéficient en outre des apports d’une formidable interprétation. On y retrouve Kirk Douglas (également producteur du film), intraitable et séduisant, Tony Curtis, dans un total contre-emploi, et Janet Leigh, très convaincante. Ce n’est pas la moindre des qualités de cette œuvre à redécouvrir. Marie Bernard, 2021.
L’ESPION NOIR
The Spy in Black
de Michael Powell et Emeric Pressburger, 1938, GB, 1h22, Noir et Blanc
avec Conrad Veidt, Valerie Hobson…
RÉSUMÉ : Dans l’Angleterre de 1917, un espion allemand déjoue, en partie seulement, les pièges qu’on lui tend.
POINT DE VUE : L’Espion noir (The Spy in Black, 1939) de Michael Powell produit par Alexandre Korda pour la London Films est fameux pour être la première collaboration entre le cinéaste anglais et celui qui allait devenir pendant quinze ans son fidèle collaborateur, Emeric Pressburger, crédité ici au scénario uniquement. Le film anticipe par bien des aspects un autre film d’espionnage en temps de guerre réalisé par le duo deux ans plus tard, Le 49e Parallèle.
Dans les deux cas, Powell et Pressburger ont l’idée surprenante d’adopter le point de vue de l’ennemi allemand infiltré en territoire allié – le Canada et les Etats- Unis dans Le 49e Parallèle, le Nord de l’Ecosse dans L’Espion noir, à chaque fois sorti d’un sous-marin aux larges des côtes. Les deux films proposent des portraits dénués du moindre manichéisme d’officiers allemands, et accordent la part belle aux personnages ambigus de « méchants », désignés comme les antihéros mais bénéficiant d’une étude de caractère fouillée.
L’Espion noir est un récit d’espionnage situé pendant la Première Guerre mondiale, bourré de rebondissements et de retournements de situations dignes d’un serial, avec des idées surprenantes que l’on doit à Powell et Pressburger, qui reprirent en main un scénario imparfait que leur avait confié Korda. La trouvaille la plus brillante est d’avoir attribué le premier rôle à un officier de la marine allemande, le capitaine Hardt, chargé d’une mission secrète, qui découvre avec dépit qu’il va devoir jouer aux espions. L’idée le dégoûte tellement qu’il préfère garder son uniforme plutôt que d’endosser des habits civils, au risque d’être facilement repéré par les Ecossais.
Autre idée formidable, le capitaine Hardt est interprété par Conrad Veidt, acteur allemand célèbre pour avoir été Cesare le somnambule assassin du Cabinet du docteur Caligari, réfugié en Angleterre à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Veidt apporte son imposante stature et ses traits durs à ce personnage aristocratique, qui va tomber amoureux de sa complice, une jeune espionne allemande qui a pris l’identité d’une institutrice. Le film s’amuse des nombreux mensonges et dissimulations des différents protagonistes, le plus étonnant étant le déguisement final de Hardt qui s’enfuira en empruntant la défroque d’un pasteur en tentant désespérément d’assouvir en mer sa vengeance, pour l’honneur de sa patrie et aussi en son nom propre, bafoué dans ses sentiments, faute d’avoir pu réussir sa mission. Excellent film plein de suspense et d’action, doublé d’un inattendu triangle amoureux – l’espionne, le capitaine et le traître, officier anglais alcoolique rallié à l’ennemi – remarquablement mis en scène, qui confirme la richesse d’une filmographie qui recèle encore bien des surprises pour le cinéphile curieux. Olivier Père, 2014.
LE MONDE PERDU
d’Harry O. Hoyt, 1925, US, Noir et Blanc
avec Wallace Beery, Bessy Love…
RÉSUMÉ : Le professeur Challenger a un objectif : retrouver la trace d'un monde rempli d'étranges créatures décrit par l'explorateur Maples White. Pour cela, il met en chantier une expédition formée de sa fille Paula, du professeur Summerlee, du journaliste Edward Malone et de Sir John Roxton.
POINT DE VUE : Le Monde perdu peut être encore considéré de nos jours comme l’un des meilleurs films d’aventures jamais réalisés. C’est une adaptation fidèle du roman de Sir Arthur Conan Doyle paru en 1912, et la première des nombreuses surprises du film, dès le premier plan, consiste à convoquer l’écrivain en personne pour introduire le fantastique récit qui va suivre. Le roman de Conan Doyle demeure un merveilleux souvenir pour plusieurs générations d’enfants ou jeunes adolescents amateurs d’évasion, qui l’ont lus, avec les œuvres de Verne, Wells et bien sûr les aventures de Sherlock Holmes. Le film est à la hauteur du livre. Il bénéficia de moyens importants et rencontra un succès colossal et mérité. Il s’agit du seul titre de gloire du réalisateur Harry O. Hoyt, dont les histoires du cinéma n’ont guère retenu le nom. Le film est interprété notamment par l’adorable Bessie Love et le bouillonnant Wallace Beery, deux grandes vedettes du cinéma muet américain. Mais le véritable artiste génial du film – et aujourd’hui sa véritable star – est sans conteste Willis O’Brien, responsable des effets spéciaux et pionnier de l’animation image par image. Dès les années 10, Willis O’Brien invente l’animation en volume en filmant des figurines en pâte à modeler dans des courts métrages mettant en scène, déjà, des animaux préhistoriques ou des hommes des cavernes. Sa passion pour les dinosaures et le perfectionnisme de ses trucages trouvent leur aboutissement dans Le Monde perdu, où il donne vie à la faune fantastique d’un haut plateau en pleine foret amazonienne, oublié du temps et peuplé de différentes espèces de dinosaures. Les images et les péripéties du Monde perdu sont fabuleuses, et le film maintient sans cesse l’équilibre entre aventure humaine, action et visions poétiques. Il faudra attendre 1933 pour qu’un film surpasse Le Monde perdu en matière d’exotisme, d’aventure et de monstres animés : le génial King Kong, porté lui aussi par les créations extraordinaires de Willis O’Brien, dont le travail servira de référence à tous les spécialistes des effets spéciaux jusque dans les années 80, avant l’arrivée du numérique et des CGI.
Le Monde perdu a longtemps été un film perdu, du moins dans sa version d’origine. Le film a en effet été retiré assez rapidement (en 1929) de la circulation, malgré son immense succès commercial. D’abord parce que l’arrivée du parlant l’avait rendu obsolète, à l’instar d’autres productions de la fin du muet, mais surtout pour ne pas faire d’ombre à son successeur direct alors en préparation, King Kong. Les éléments positifs et négatifs furent détruits, et le film ne circulait que dans des copies 16mm de mauvaise qualité, avec un montage drastiquement raccourci. Dans les années 90 puis 2000, des travaux de restauration et la découverte d’éléments de conservation permirent de présenter à nouveau le film dans une version proche de son montage original. Olivier Père, 2018.
LA SCANDALEUSE DE BERLIN
A Foreign Affair
de Billy Wilder, 1948, US, 1h56, Noir et Blanc
avec Jean Arthur, Marlene Dietrich, John Lund…
RÉSUMÉ : Dans le secteur américain du Berlin d’après-guerre, une commission venue de Washington va démasquer une vedette de music-hall qui est une dangereuse nazie.
POINTS DE VUE : Dès les premières images, où des représentants du Congrès américain survolent le Berlin en ruine de l'immédiat après-guerre, le style incisif de Billy Wilder est à l’œuvre : « Donner du pain à celui qui a faim, c'est de la démocratie. Mais le faire avec ostentation, c'est de l'impérialisme », lance l'un d'eux à propos de l'aide américaine aux Berlinois. Le personnage de Jean Arthur, missionnée pour vérifier la bonne moralité des troupes d'occupation (elle va tomber de haut !) est un peu une cousine de Ninotchka (dont Wilder co-écrivit le scénario pour Lubitsch), communiste pure et dure qui découvrait, horrifiée, les plaisirs du capitalisme. La représentante de l'Iowa, elle, est confrontée aux magouilles et à la « fraternisation » de l'occupant avec l'occupé...
Grande idée que d'avoir convaincu Marlene Dietrich de jouer une ex-nazie reconvertie en chanteuse opportuniste ! Ses dialogues avec l'officier américain qui la protège (John Lund, un peu fade) sont de véritables feux d'artifice de sous-entendus sexuels. Pourtant, derrière la comédie très insolente, il y a la ville. En ruines. En cendres. Le naturalisme des plans de Berlin (filmés en 1947, avant le tournage) est d'une profonde gravité. — Guillemette Odicino, 2017.
Le film de Wilder, fiction hollywoodienne, est aussi un témoignage sur la capitale allemande au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tourné sur les lieux même de l’action, ce qui le distingue de bon nombre de productions américaines se déroulant dans une Europe reconstituée en studio. Ce souci d’authenticité s’accompagne néanmoins d’un artifice : les prises de vues documentaires tournées à Berlin par Wilder furent intégrées au reste du film. Mais l’illusion est parfaite et le cinéaste débute La Scandaleuse de Berlin par d’impressionnantes images de la ville vue du ciel : un champ de ruines, une étendue infinie d’immeubles transformés en dentelles de pierre, une vision d’apocalypse après les bombardements alliés, commentée avec cynisme par une délégation du Congré américain, venue enquêter sur le moral des soldats qui occupent la ville. Il fallait le culot de Wilder pour situer une comédie – même si cette définition est réductrice – dans un cadre aussi tragique, et d’une actualité brûlante. Berlin détruit, la survie des Allemands s’organise entre marché noir et prostitution, uniques recours pour échapper à la misère, au froid et à la faim. L’armée d’occupation américaine participe à la corruption généralisée, et la dénazification s’effectue laborieusement. Pour le viennois Wilder, La Scandaleuse de Berlin offre l’occasion de retourner dans la ville où il a passé une partie de sa jeunesse, avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et aussi de se confronter avec son maître Lubitsch, qui avait osé se moquer du nazisme dans To Be or Not to Be, dès 1942. Avec l’aide de son scénariste Charles Brackett, complice de ses premières grandes réussites, Wilder fait preuve d’une intelligence éblouissante et parsème son film de dialogues à l’humour féroce. Marlene Dietrich, célèbre pour son engagement contre le nazisme, interprète avec sa classe habituelle une femme compromise avec le 3e Reich, devenue la maîtresse d’un officier américain. Ses chansons et numéros de cabaret sont des réminiscences de son rôle dans L’Ange bleu, et évoquent sans fausse pudeur ni apitoiement le désarroi moral de toute une nation. Wilder considérait La Scandaleuse de Berlin comme l’un de ses meilleurs films. Difficile de le contredire. Olivier Père, 2017.
En 1948, une représentante du Congrès américain arrive à Berlin au sein d’une délégation, pour remonter le moral des troupes américaines. Billy Wilder propose avec ce film une œuvre dans le plus pur style Lubitsch, son modèle pour qui il fut scénariste. Il nous conte, avec drôlerie et malice, une petite histoire ancrée dans la grande. Dès les premières images, on sait que l’on est dans une comédie, et l’on est fixé sur le caractère des personnages. Phoebe Frost est une maniaque de l’ordre. Une exceptionnelle scène muette la voit sanglée dans un costume strict, elle range ses affaires avec un rituel précis : chaque objet, l’un après l’autre, sera placé dans une housse, elle-même mise dans une pochette qui finira dans son sac. On sait aussi tout de suite que le capitaine Pringle, sous couvert de rigueur militaire, s’adonne sans scrupules au marché noir. Bien que chargé de dénazification (sic), il a une liaison avec l’ancienne compagne d’un dignitaire nazi, Erika von Schlütov (Marlene Dietrich).
Derrière une réalité historique dramatique, la reprise en main de l’Allemagne par les Alliés, on assiste à une comédie fondée sur le classique triangle amoureux, qui pourtant ne traite pas le sujet de fond avec légèreté. Les Allemands dans la misère se livrent au marché noir, les soldats de toutes nationalités s’ennuient, essaient de séduire les jeunes Allemandes et se saoulent le soir dans un cabaret improvisé, en payant leurs verres avec des paquets de cigarettes. Les rues de Berlin, parmi les ruines, permettent tout juste le passage d’un véhicule. Erika von Schlütov, qui est passée de grande bourgeoise à chanteuse de beuglant, vit dans un appartement dévasté par les bombes, et se réjouit plus de recevoir comme cadeau un matelas
- même d’occasion - plutôt qu’une paire de bas.
Il est quand même assez extraordinaire et culotté d’avoir choisi Marlene Dietrich pour jouer l’ex-compagne d’un dignitaire nazi (rôle qu’elle n’aurait accepté que pour des raisons alimentaires, paraît-il), elle qui a fui l’Allemagne et combattu le nazisme dès le début des années 30. Et en même temps, c’est un rôle taillé à sa mesure : elle chante réellement trois chansons dans le cabaret à soldats, parée de robes sublimes (dues à sa costumière personnelle, Edith Head) et superbement éclairée par Charles B. Lang Jr, déjà responsable de l’extraordinaire lumière qui la nimbait dans Ange (Angel d’Ernst Lubitsch 1937). C’est là que le cinéma transcende la réalité, à partir de scènes totalement improbables, mais tellement géniales que paradoxalement elles ne choquent pas dans l’ensemble.
Ses rapports, pleins de sous-entendus avec le capitaine Pringle, sont un véritable régal. Le contrepoint amené par le personnage de la rigoureuse représentante du Congrès, interprété par Jean Arthur, donne quelques scènes quasi réalistes entre les deux femmes, et d’un niveau dramatique incroyable dans un film de comédie.
Il ne faut pas non plus oublier le colonel Plummer interprété par Millard Mitchell (vu dans de nombreux seconds rôles de western), qui, sans oublier son statut hautement politique, va jouer les marieuses !
Ce modèle de scénario (Billy Wilder, Charles Brackety et Richard L Breen) permet au réalisateur de mettre en scène une éblouissante comédie quasi parfaite. Même plus : parfaite ! Fabrice Prieur, 2020.
LES CONTREBANDIERS DE MOONFLEET
de Fritz Lang, 1955, US, 1h27, Couleurs
avec Stewart Granger, Jon Whiteley, George Sanders…
RÉSUMÉ : En Grande-Bretagne, en 1757, John Mohune, un jeune orphelin, arrive à Moonfleet, un petit village du bord de mer, où il espère retrouver un certain Jeremy Fox, jadis ami de sa défunte mère. C'est par le plus grand des hasards qu'il finit par découvrir le repaire de cet homme, flibustier notoire...
POINTS DE VUE : Lang fut obligé d’ajouter à la fin qu’il aimait une scène finale plus édifiante. C’est pourquoi il ne semble pas avoir eu beaucoup de sympathie pour ce film. Pourtant, Les Contrebandiers de Moonfleet apparaissent de plus en plus comme l’un des meilleurs films de la « période américaine » de Lang et sans doute l’un des plus beaux films d’aventures jamais tournés. Il fallut attendre que les films américains de Lang soient réévalués pour qu’on sache reconnaître, outre la netteté de la construction et la stylisation hardie des décors (le film fut tourné en studio), quelque chose de l’esprit romanesque de ses premiers films allemands. Il ne s’agit surtout pas de romantisme et, même à travers le personnage du petit John Mohune (dénué de toute mièvrerie), Lang reste fidèle à sa conception critique du monde. Il fait de Jeremy Fox non le héros, mais le centre du film, car le noble déclassé devenu contrebandier et séducteur est l’unique personnage susceptible d’être modifié par l’histoire. L’estime de soi, sentiment nodal dans l’univers de Lang, est ce que Fox reconquiert in extremis à travers l’estime que lui porte l’enfant. Serge Daney.
Fritz Lang est tout entier dans ce récit d’aventures, mystérieux et crépusculaire : on y trouve sa vision d’un monde double dont l’apparente innocence cache une insondable noirceur.
Bourré de charme et d’invention, Moonfleet rappelle l’univers et le ton de Stevenson. Néanmoins, le parcours du jeune héros et de son ami contrebandier se passe non sur mer, comme dans L’Ile au trésor, mais dans des lieux clos : la sinistre crypte où reposent les Mohune, jadis seigneurs de Moonfleet, le puits où le cruel Barbe-Noire a caché le diamant volé au roi d’Angleterre, etc. Idéal pour un film entièrement tourné en studio !
Lang, qui avoue s’être inspiré des tableaux de Hogarth, joue de cette artificialité pour créer un climat onirique et envoûtant. Le scénario transforme le héros du livre — un adolescent robuste — en un enfant de 8 ou 9 ans. Cela sert la thématique chère à Lang, qui oppose l’innocence à la perversion. Le film devient une fable où l’enfant est préservé de la noirceur du monde. Il a vu des silhouettes s’agiter dans la nuit, s’est rassuré avec des mensonges et sans doute se réveillera-t-il, adulte, en ayant oublié ce qui aurait pu n’être qu’un rêve... Aurélien Ferenczi, 2019.
Les Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet, 1955) est un film de chevet qu’on a envie d’offrir aux autres, un film de passeur sur le passage. Un essai posthume de Serge Daney s’intitule d’ailleurs « L’exercice a été profitable, Monsieur », en référence à une phrase énoncée dans le film. Pour la cinéphilie française, « Moonfleet » sonne comme un mot de passe. C’est par exemple le film que va voir le personnage interprété par Lou Castel dans Les Enfants du placard (1977) deuxième long métrage de Benoit Jacquot (dont l’histoire entretient d’autres correspondances avec le film de Lang) tandis que le regretté Jean-Claude Biette parlait de Beauté volée (1996) de Bernardo Bertolucci comme d’un remake secret des Contrebandiers de Moonfleet. Admirateur du Lang américain, le groupe des mac-mahonniens distribua le film en contrebande en France cinq ans après sa sortie aux Etats-Unis et milita pour sa reconnaissance critique alors qu’il ne s’agissait pour Hollywood qu’un produit de série, réalisé dans les studios de la MGM. Le principal intéressé n’y croyait pas beaucoup non plus. Lang a souvent parlé de ce film, dernier avatar des aventures historiques tournées par Stewart Granger, comme d’une simple commande acceptée par esprit de revanche. Granger y interprète Jeremy Fox, un contrebandier qui recueille malgré lui John Mohune, un jeune orphelin, bientôt mêlé aux affaires louches de ce père de substitution, mauvais et malhonnête mais admiré. Le film est en Cinemascope, format inhabituel dans l’œuvre de Lang qui prétendit le détester, tout juste bon, comme il l’affirme dans Le Mépris, à filmer les serpents et les enterrements. Lang dénigra aussi le dénouement, happy end imposé par les studios qui vient s’ajouter à la conclusion voulue par Lang, plus pessimiste. Il n’empêche que pour plusieurs générations de cinéphiles, Les Contrebandiers de Moonfleet est le film d’un esthète et d’un moraliste, un des sommets de la carrière de Lang. Un film à costumes peut paraître incongru dans la filmographie d’un cinéaste si peu concerné par les effets décoratifs, mais cette histoire de faux fantômes cachés dans un cimetière sur une lande reconstituée en studio n’est pas sans rappeler le romantisme noir d’un de ses grands films muets allemands, Les Trois Lumières. L’écran large honni par Lang ne l’empêche pas de composer des plans rigoureux et élégants à la picturalité discrète. Quant au récit d’apprentissage dans lequel un garçon est confronté à la violence et la mort, il confirme le regard implacable de Lang sur l’humanité. Le cinéaste a transformé cette série B en chef-d’œuvre sur la fin de l’enfance et l’entrée dans le monde des adultes. Donc, forcément, un film qui parle aux cinéphiles... Olivier Père, 2013.
Les contrebandiers de Moonfleet, devenu un classique des productions de cape et d’épée, revient pourtant de loin. Bien que doté d’un budget conséquent pour le retour de Fritz Lang à la MGM, il fut immédiatement renié par le studio, car considéré comme raté. De plus, le cinéaste lui-même le désavoua, disant que le montage final n’était pas le sien, qu’il n’avait pas apprécié le tournage en CinemaScope imposé et avec lequel il n’était pas à l’aise. De plus, il avouait avoir eu des rapports épouvantables avec Stewart Granger, son acteur principal.
On peut ajouter que le producteur John Houseman, qui avait promis de ne pas utiliser la scène finale que le cinéaste n’aimait pas, le fit quand même !
Ces éléments montrent comment Hollywood pouvait considérer un metteur en scène mythique comme lui qui, jadis, était seul maître à bord pour réaliser Metropolis (1927), l’œuvre cinématographique la plus chère jamais tournée à cette époque.
Dans ce contexte, ce long métrage avait tous les atouts pour être un bide total aux États-Unis. Cela ne manqua pas d’arriver.
Il faudra attendre le tout début des années 60, pour qu’il soit programmé par le ciné-club Mac-Mahon de Paris et devienne une œuvre culte défendue par la cinéphilie, statut qui ne s’est jamais démenti par la suite.
Tiré d’un roman éponyme du Britannique John Meade Falkner paru en 1898, le scénario de Jan Lustig et Margaret Fitts revisite totalement l’histoire pour la faire coller à l’univers du cinéaste. À tel point qu’ils inventent le personnage principal de Jeremy Fox.
La mise en scène installe un subtil équilibre entre le film de terreur et celui du classique cape et d’épée. Le personnage principal est un enfant qui va vivre des épreuves d’autant plus terribles pour son âge : se trouver dans un cimetière la nuit, être menacé de mort ou encore tomber dans une grotte privée de lumière. D’autre part, il y a la lutte des contrebandiers avec les forces de l’ordre, de riches décadents qui s’enrichissent illégalement, et un héros flamboyant, mais ambigu et hanté par un passé douloureux.
Si le cinéaste et l’acteur ne se sont pas entendus, Stewart Granger se voit offrir l’un de ses meilleurs rôles dans ce genre, pour lequel il a souvent été employé.
Les deux dernières réalisations américaines de Fritz Lang, avant son retour en Allemagne, seront des films policiers en noir et blanc, avec les studios RKO. Ce seront La Cinquième victime ("While the City Sleeps"), et L’Invraisemblable vérité ("Beyond a Reasonable Doubt"), tous deux sortis en 1956 et interprétés par Dana Andrews. Fabrice Prieur, 2021.
UN CONDAMNÉ À MORT S’EST ÉCHAPPÉ
de Robert Bresson, 1956, France, 1h35, Noir et Blanc
avec François Leterrier, Roland Monod…
RÉSUMÉ : En 1943, après un acte de sabotage, le lieutenant Fontaine est capturé par la Gestapo et condamné à mort. Il est conduit au fort de Montluc, où son exécution doit avoir lieu. Le lieutenant organise patiemment son évasion. Il entreprend de démonter la porte de sa cellule au moyen d'une petite cuillère...
POINTS DE VUE : Voilà probablement le plus beau film sur le courage. Rarement on aura, d’aussi près, approché ce qu’il en coûte à l’homme de ne pas abdiquer. De ne pas renoncer. Sans céder, pour autant, au grossissement, au soulignement. Sans réthorique, ni emphase. Il est vrai que, quand il installe sa caméra dans le fort de Montluc, devenue la prison nazie de Lyon occupé, Bresson a déjà longuement réfléchi à la méthode qui va être la sienne. Depuis Les Anges du Péché, qui date de 1943, il n’a cessé de se répéter que « le cinéma, c’est se parler à soi-même ».
Ce qui veut dire que, loin de mettre en scène un sujet qui, par la force des choses, lui serait étranger (il n’a pas été emprisonné, il ne s’est pas évadé, etc;), Bresson s’apprête au contraire à se filmer lui-même, en se confondant avec le personnage central de son film.
Si bien que lorsque Fontaine, l’irréductible, décide, encourant le risque d’être fusillé, de ne pas rendre à ses geôliers le crayon qu’il leur a emprunté, histoire de ne pas céder, c’est Bresson en personne qui donne du créateur qu’il est, ou qu’il veut être, l’image la plus exacte, relèverait-elle de l’imaginaire.
D’où la justesse du moindre détail, d’où l’accent de vérité constant de cette histoire d’évasion, où le sublime le dispute opiniâtrement à l’abjection. Et puisque toute morale suppose une métaphysique, Bresson met au point un principe narratif qu’il réemploiera dans Pickpocket : jouer le commentaire contre le dialogue. Non pas tant dans ce qu’ils énoncent que dans la tonalité qui leur est propre.
L’émotion surgit de cette dualité, et gomme toute surenchère. L’adjectif, c’est-à-dire le « beau plan », tombe alors de lui-même. Ne demeure que le sens, et son rythme, qui n’est que resserrement sur l’objectif, car s’évader suppose que l’on s’enferme dans sa volonté. En sorte que Fontaine réapprend, en même temps que le spectateur, que le superflu mine toute entreprise, artistique ou humaine.
Quelques années lus tard, Jacques Becker, avec Le Trou, récidiva, mais, parce qu’il voulait situer sur un même niveau le spectaculaire et l’exemplaire, son évasion ne pouvait qu’échouer. La leçon de Bresson, depuis, semble perdue. Gérard Guégan, 1995.
La rigueur du cinéma de Bresson, devenue vaguement synonyme de sécheresse, est souvent jugée élitiste. Mais Un condamné à mort s'est échappé fut un grand succès public, et c'est bien l'un des films les plus prenants et les plus bouleversants qui soient. Bresson s'y inspire du témoignage du commandant André Devigny paru dans Le Figaro littéraire, en 1954. Alors jeune lieutenant, arrêté par la Gestapo, Devigny avait été condamné à mort.
« Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements », avertit Bresson en ouverture. L'univers de la prison, facilement pittoresque au cinéma, est représenté, ici, avec un dépouillement qui en accentue la pesanteur tragique. Mais chaque geste du jeune lieutenant Fontaine pour lutter contre ces murs n'en a que plus de grandeur. Patiemment, le condamné met au point son évasion et construit les instruments (crochets, cordes) de sa liberté. Cette description très concrète et fascinante recrée un véritable suspense que le titre aurait pu empêcher. Mais Bresson montre aussi la résistance de l'esprit humain, les forces d'un mystère qui s'appelle peut-être la foi, comme le suggère le sous-titre qu'il a donné au film, une phrase du Christ à Nicodème : « Le vent souffle où il veut. » L'ampleur donnée à cette histoire est en tout cas magnifique. Frédéric Strauss, 2007.
Ce film, réalisé en 1956, obtint dès sa sortie un immense succès à la fois public et critique, consacrant Robert Bresson comme l’un des plus grands auteurs français. Cinq ans après Journal d’un curé de campagne, Un condamné à mort s’est échappé achève d’imposer le style de Bresson, et lui vaut une reconnaissance internationale – le film reçoit le prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Avec une remarquable économie de moyens, et une rigueur exemplaire, Bresson atteint une extraordinaire intensité dramatique et transforme un minutieux récit d’évasion, inspiré d’une histoire vraie, en une exaltation de la volonté humaine individuelle.
Robert Bresson, malgré son souci d’authenticité et de vérité, s’éloigne aussi bien du néo-réalisme que du documentaire. Il décide de tourner dans les lieux même de l’action (la prison du fort de Montluc), utilise des accessoires ayant servi à l’évasion, s’adjoint les services du protagoniste réel, André Devigny, comme conseiller technique, et réunit pour la première fois une distribution exclusivement composée de non-professionnels. Bresson informe le spectateur, par la présence d’une phrase manuscrite précédant le générique, que cette histoire est véritable et qu’il la donne comme elle est, sans ornements. Pourtant, comme le souligne Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des films, il est permis de ne pas prendre une telle assertion à la lettre. La mise en scène de Bresson, par son anti-naturalisme radical, atteint à une forme d’ascèse inédite, qui conduit à un lyrisme aussi intense que paradoxal. Bresson, par un montage elliptique, la fragmentation des corps et de l’espace, une direction d’acteurs atonale, une utilisation du Kyrie de la Grande Messe de Mozart invente ses propres ornements, crée un nouvel art de la mise en scène qu’il appelle désormais « cinématographe », par opposition au « cinéma » qui présuppose une contamination, voire une domination du théâtre, l’ennemi intime du cinéaste. Ainsi, Un condamné à mort s’est échappé peut revendiquer à double titre l’appellation de film de résistance. Son héros transforme en actes une idée orgueilleuse – une prison est faite pour s’évader – tandis que Robert Bresson place son film sous le signe du refus : refus d’un cinéma conventionnel, refus d’appliquer d’autres règles que les siennes. Dans les deux cas, l’insoumission conduit à la liberté. « Le vent souffle où il veut », parole de Jésus à Nicodème (Jean, 3.8) est le sous- titre du film.
On connait l’importance des mains dans l’œuvre de Bresson, parties du corps chargées d’une valeur et d’un sens refusés à d’autres. Dans sa plus stricte acception, le fétichisme cinématographique propose au spectateur des objets – et des images – de substitution. C’est le cas exemplaire du cinéma de Robert Bresson qui fragmente les corps dans un souci d’expressivité passive, refusant la théâtralité du visage ou de la voix, accordant aux mains seules le soin de désigner les affects de ses modèles. Trois ans avant Pickpocket, Bresson filme dans Un condamné à mort s’est échappé des mains qui contiennent l’énergie du refus et de la résistance. Il s’agit pour Fontaine de ne pas accepter un sort qui semble inévitable – mourir sous les balles de ses geôliers allemands, comme d’autres prisonniers avant lui – le film est scandé par les sinistres bruits, hors champs, des pelotons d’exécution. Ses mains vont littéralement incarner cette idée du dégoût du renoncement, et du plaisir de la désobéissance, par une succession minutieuse de tâches – transformer une cuillère en ciseau à bois, démonter les planches de sa porte de cellule, fabriquer une corde avec sa paillasse et un fil de fer... qui visent toutes un seul objectif : la liberté.
Un condamné à mort s’est échappé est sans doute le film le plus optimiste de Bresson. Cette célébration universelle du courage, guidé par la foi divine, n’oublie pas d’inclure à cette trajectoire individuelle le thème de la rencontre et de la solidarité humaines. Sans Jost, l’adolescent déserteur qu’on lui impose dans sa cellule, Fontaine n’aurait sans doute pas mené à bien son plan d’évasion solitaire.
L’idée de transcendance est loin d’être étrangère au cinéma de Bresson. La matérialité des choses et des êtres, telle qu’elle est minutieusement et longuement filmée par Bresson, est le passage qui permet d’accéder à la spiritualité. Bresson fait un détour et emprunte un « drôle de chemin » par l’enregistrement du réel pour accéder à la grâce. Olivier Père, 2022.
Le récit, tiré du roman autobiographique d’André Devigny, va minutieusement décrire les petits détails de la tentative d’évasion d’un jeune résistant incarcéré dans une prison gardée par les nazis, projet à priori vouée à l’échec. Dans un premier temps, l’homme ne connaît pas sa sentence, mais va immédiatement réfléchir à la manière de sortir de la prison. Les seuls moments de contacts avec les autres détenus se font par des échanges de petits coups sur les murs, ou par de rares paroles partagées lors de la toilette commune dans les sanitaires surveillés par un gardien qui impose le silence.
C’est d’abord avec une épingle, puis avec une cuillère à soupe que le détenu va tenter de démonter une planche de sa porte de cellule.
La seule fois où il sera conduit à l’extérieur sera pour une convocation à la kommandantur où il apprendra sa condamnation à mort. Cela ne fera que renforcer sa détermination à tenter une évasion.
La mise en scène de Robert Bresson s’attache aux petits gestes, aux bruits de la prison, prédominants dans la construction du récit : clés, portes, menottes, paroles étouffées... Le cheminement de la pensée de Fontaine est rendu d’une manière atone par sa voix en off où ne perce aucune émotion.
Encore une fois interprété principalement par des non-professionnels, le film, au ton neutre, s’avère passionnant, distillant un réel suspense, tout en donnant à la tentative d’évasion un côté mystique typique du cinéma de Bresson.
La façon dont on suit les "travaux" fastidieux, répétitifs et ingrats de Fontaine, se retrouvera dans une mise en scène moins radicale, mais non sans résonance, dans le dernier film de Jacques Becker, Le trou, tourné quatre ans plus tard, qui raconte lui aussi une tentative d’évasion, mais cette fois de tout un groupe de détenus de droit commun.
François Leterrier, le jeune inconnu qui interprète le rôle principal, deviendra par la suite cinéaste, très loin de l’univers de Bresson, passant du drame (La chasse royale 1969) à la comédie pure (Les babas-cool 1981). Fabrice Prieur, 2022.
LES DIX COMMANDEMENTS
The Ten Commandments
de Cecil B. De Mille, 1956, US, 3h39, Couleurs
avec Charlton Heston, Yul Brynner, Ann Baxter…
RÉSUMÉ : Élevé comme un prince à la cour de Pharaon, Moïse apparaît en conquérant et bâtisseur de cité, rival de Ramsès dans le cœur du monarque Séti Ier aussi bien que dans celui de sa fille Néfertari. Défenseur des Hébreux, chassé dans le désert par Ramsès devenu Pharaon, Moïse prend la tête du peuple élu à qui il transmet, avec sa force, les tables de la Loi et l’espoir de la Terre Promise.
POINTS DE VUE : Développant le thème biblique évoqué dans sa version de 1923, le film se fonde sur la tradition des historiens anciens ou des commentaires rabbiniques comme sur le texte de l’Exode. Autant qu’un grand spectacle, dont le morceau de bravoure reste le franchissement de la Mer Rouge, De Mille construit le modèle du prophète libérateur, et propose une leçon de morale en opposant les justes aux forts, la volonté de Dieu à la raison d’État. Michèle Lagny, 1995.
Le plus célèbre des péplums religieux n’est jamais passé de mode. Sa représentation de la Bible comme spectacle en général et du livre de l’Exode en particulier, avec Moïse conduisant les enfants d’Israël vers la Terre promise, est toujours aussi populaire auprès du public judéo-chrétien, et parfois même au-delà.
On peut bien arguer du kitsch, de la théâtralité victorienne et du didactisme dans chacun de ses morceaux de bravoure : le triangle amoureux entre Moïse, Néfertiti et Ramsès II, la mer Rouge qui se fend en deux, l’ange de la mort, les dix plaies d’Égypte, les quarante jours et quarante nuits, le veau d’or, etc. Tout reste gravé dans les tables des lois hollywoodiennes. Tourné onze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, cette superproduction reste un hommage à la culture juive, quand bien même l’ultra conservateur Cecil B. DeMille la filme aussi en miroir de la guerre froide, avec son pharaon répressif quasi soviétique et son peuple élu, épris d’une liberté à l’américaine. Julien Welter, 2021.
Ainsi DeMille conclut-il son œuvre avec le remake de l’un de ses propres films réalisés trente-trois ans plus tôt. Les Dix Commandements est en effet la nouvelle version du premier long métrage biblique à grand spectacle réalisé par le cinéaste à l’époque de sa période muette, quand il était passé maître dans les comédies conjugales et les marivaudages mondains. Ce changement d’orientation survient en 1923 et DeMille dispose de moyens colossaux pour reconstituer l’épisode de la captivité des Hébreux en Egypte puis leur exode vers la Terre Promise, conduits par Moïse, tel qu’il est conté dans l’Ancien Testament. À la différence du film de 1956, la version de 1923 était divisée en deux parties, la seconde se situant à l’époque contemporaine.
Lors de sa carrière parlante Cecil B. DeMille deviendra le spécialiste incontesté de l’épopée, s’illustrant aussi bien dans le western que dans le film d’aventures. Les Dix Commandements domine tous les péplums et autres superproductions en costumes réalisées à Hollywood dans les années 50 et 60. Sa force réside dans la conviction de DeMille, dans son investissement total de la genèse du projet au tournage du film, de son génie visionnaire, de sa capacité à faire vibrer les foules avec des histoires mythiques et universelles. En pleine guerre froide, le cinéaste, républicain convaincu, prêche l’urgence d’une nouvelle adaptation de l’Ancien Testament pour délivrer un message exalté en faveur de l’indépendance et de liberté des peuples, contre l’oppression et la tyrannie. DeMille bénéficia d’une carte blanche à la fois financière et artistique de la Paramount, qui lui fit entièrement confiance et lui alloua le temps nécessaire (trois ans d’écriture, sept mois de tournage) et des moyens quasiment illimités pour la réalisation de sa fresque biblique. Pionnier du cinéma muet, DeMille reste fidèle à une mise en scène frontale, opte pour un espace à deux dimensions et pousse ses interprètes vers la théâtralité. Ce qui pourrait passer pour des archaïsmes relève d’un art primitif qui perdure au sein de l’âge classique du cinéma américain, au plus près de son sujet. Le cinéaste témoigne d’un sens exceptionnel du cadre et de la composition, préférant le format VistaVision à celui du CinemaScope. Son utilisation du Technicolor en fait l’un des grands coloristes du cinéma américain. DeMille peut aussi bien organiser des déplacements gigantesques de foules (20 000 figurants), utiliser des trucages optiques spectaculaires, bâtir des décors colossaux et triompher dans les scènes intimistes et mélodramatiques, en portant à leur paroxysme les émotions, mais aussi la sensualité de ses personnages. De ce spectacle démesuré et triomphal se dégage finalement un sentiment de poésie, d’humanité, un goût du détail qui rapproche le cinéma de DeMille dernière période de la peinture miniaturiste. Olivier Père, 2017.
LE SEPTIÈME VOYAGE DE SINBAD
The Seventh Voyage of Sinbad
de Nathan Juran, 1958, US, 1h27, Couleurs
avec Kerwin Mathews, Kathryn Grand…
RÉSUMÉ : Le mythique marin, manipulé par un redoutable magicien qu'il vient pourtant de sauver, affronte un cyclope et un squelette pour l'amour de sa belle.
POINTS DE VUE : La jolie fiancée de Sindbad, la princesse Parisa, a été miniaturisée par le méchant Sokurah, dont un cyclope vient de voler la lampe magique. Sinbad va aussitôt mettre de l'ordre dans tout cela...
Peu importe l'intrigue abracadabrante : le charme du film - et il est tenace ! - naît de la magie des effets spéciaux mis au point par le grand Ray Harryhausen, dont les terrifiantes créatures, animées image par image, ont sauvé de l'oubli deux bonnes dizaines de séries B extravagantes.
Ici, outre la jeune première transformée en fée Clochette, on notera un cyclope de belle prestance, un dragon tout ce qu'il y a de plus agressif, et le mythique oiseau Roc, au sujet duquel Marco Polo précisa jadis qu'il pouvait soulever un éléphant, et que Harryhausen a affublé, pure licence poétique, de deux têtes. Sinbad triomphera-t-il de l'oiseau bicéphale ?
Bien sûr, et ces combats merveilleux constituent les morceaux de bravoure de ce divertissement poétique et coloré. On prêtera aussi une oreille à la magnifique musique de Bernard Herrmann, le compositeur attitré de Hitchcock. Télérama, 2008.
Le nom de Ray Harryhausen au générique d’un film est la promesse de rêve, d’évasion et de fantaisie et il reste associé à quelques-unes des meilleures productions de cinéma d’aventures fantastiques et de science-fiction. Au-delà de sa participation essentielle à plusieurs classiques du genre dont il peut être considéré comme l’auteur à part entière davantage que leurs réalisateurs, Ray Harryhausen a inventé ou du moins perfectionné une technique, la « stop motion », méthode d’animation permettant de créer un mouvement à partir d’objets immobiles, soit l’animation image par image de marionnettes ou figurines de tailles et de matières diverses. Harryhausen est fasciné enfant par la projection de King Kong (1933) qui marque les débuts de sa vocation d’animateur. Il devient rapidement le disciple le plus doué de Willis O’Brien et invente le « Dynamation », une nouvelle technique de combinaison des prises de vue réelle et de miniatures, technique dont il aura un usage presque exclusif au cinéma et qu’il ne cessera d’affiner.
En 1955, Harryhausen rencontre Charles H. Schneer. Leur collaboration durera plus de 25 ans, Schneer s’occupant de la production, Ray du scénario et des aspects techniques. Douze des quinze films que Ray Harryhausen va signer seront produits par Schneer avec quelquefois Harryhausen comme coproducteur. Les premiers films qu’ils font ensemble sont Le monstre vient de la mer (It Came from Beneath the Sea, 1955) de Robert Gordon, Les soucoupes volantes attaquent (Earth vs. The Flying Saucers, 1956) de Fred F. Sears et À des millions de kilomètres de la Terre (20 Milion Miles to Earth, 1957) de Nathan Juran.
Les deux hommes s’installent ensuite à Londres et c’est là que Harryhausen va vivre et travailler jusqu’à la fin de ses jours, bénéficiant des nombreuses facilités de production et des décors naturels offerts par les îles britanniques, mais aussi par d’autres lieux en Europe comme les îles Baléares, où fut tourné Le Septième Voyage de Sinbad. Débute alors un âge d’or pour le duo qui enchaîne dans un état de grâce plusieurs films d’aventures inspirés par les contes des 1001 nuits, la mythologie grecque ou les romans de Jules Verne. Le premier film de cette série est l’un des meilleurs du genre, petit classique à la réussite absolue qui bénéficie également d’une partition géniale de Bernard Herrmann : Le Septième Voyage de Sinbad (The 7th Voyage of Sinbad, 1956) de Nathan Juran, suivi de près par deux autres films extraordinaires, L’Ile Mystérieuse (Mysterious Island, 1961) de Cy Endfield et Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts, 1963) de Don Chaffey.
Le Septième Voyage de Sinbad est le premier long métrage couleur en Dynamation. Ce nouveau défi technique – l’incrustation de figurine miniatures animées dans des prises de vue réelles est plus difficile à rendre crédible en couleur – est totalement relevé par Harryhausen, qui se surpasse en inventant un bestiaire fantastique inoubliable. Le cyclope que Sinbad affronte sur l’île de Colossa est sans doute la créature la plus célèbre inventée et animée par Harryhausen. Le succès du film de Nathan Juran engendrera deux suites tardives : Le Voyage fantastique de Sinbad (The Golden Voyage of Sinbad, 1973) de Gordon Hessler et Sinbad et l’œil du tigre (Sinbad and the Eye of the Tiger, 1977) de Sam Wanamaker. John Philip Law puis Patrick Wayne (fils de John) remplacent Kerwin Mathews dans le rôle de Sinbad, sans réellement s’imposer. Ces derniers titres s’inscrivent dans un courant du cinéma bis britannique des années 70, pop et naïf, aux côtés des ultimes productions Hammer ou des films d’aventures de la Amicus dont ils partagent parfois les techniciens, acteurs et scénaristes – Le Voyage fantastique de Sinbad est écrit par Brian Clemens, qui signa 32 épisodes de la série Chapeau melon et bottes de cuir. Une fois de plus, la qualité et la poésie des effets spéciaux de Ray Harryhausen font la différence, et permettent aux films de supplanter leurs concurrents directs de la même époque. Olivier Père, Arte.
LE VOLEUR DE BAGDAD
The Thief of Bagdad
de Michael Powell, Ludwig Berger et Tim Whelan, 1940, GB, 1h46, Couleurs
avec Conrad Veidt, Sabu, June Duprez…
RÉSUMÉ : Le Grand Vizir Jaffar a traîtreusement ravi à Ahmad son trône de calife de Bagdad. Jeté en prison avec Abu, un voleur déluré, Ahmad jure de se venger. Les deux jeunes gens s'évadent. Ils trouvent refuge dans la ville de Basra, où Ahmad s'éprend de l'unique fille du sultan Alas, hélas promise au triste Jaffar, en échange d'un cheval ailé. Excédé de toujours trouver Ahmad et Abu sur son chemin, Jaffar leur jette un sort. Ahmad perd la vue, et Abu est transformé en chien...
POINTS DE VUE : Un jeune aveugle et son chien sont recueillis dans une riche maison : l'homme raconte son histoire. Il est en réalité Ahmad, prince héritier dépossédé de son trône par le méchant vizir Jaffar. Il s'est évadé grâce à un jeune voleur, Abu, et s'est épris de la fille du sultan de Bassora, que convoitait Jaffar. Jaffar a transformé Abu en chien et rendu Ahmad aveugle...
Le film a une curieuse histoire, puisqu'il a vu passer une demi-douzaine de cinéastes : Alexander Korda, le producteur, ayant vite compris que Ludwig Berger ne serait pas à la hauteur du grand spectacle en Technicolor dont il rêvait, appela Michael Powell en renfort, tandis que Tim Whelan tournait certaines scènes. Il y eut donc par moments trois équipes de tournage simultanées ! Puis la guerre éclata, et le film fut terminé à Hollywood. A qui doit-on alors cette somptueuse aventure tirée des Mille et Une Nuits ? Sa splendeur visuelle, ses décors et ses couleurs incroyables de beauté appartiennent totalement à l'esthétique de Michael Powell, habilement servie par le travail du chef opérateur Georges Périnal. C'est un véritable enchantement, un plaisir de tous les instants (auxquels participent les comédiens, l'inquiétant Conrad Veidt autant que le bondissant Sabu), la richesse visuelle contrebalançant quelques faiblesses du script. Si vos enfants ont aimé Aladdin, des studios Disney, qu'ils regardent Le Voleur de Bagdad : ils verront la même histoire, en chair, en os, magie et Technicolor véritables. Télérama, 2009.
Ce remake sonore et en couleur du Voleur de Bagdad (1924) de Raoul Walsh – déjà un chef-d’œuvre féérique – compte parmi les plus beaux films d’aventures jamais réalisés. Les moyens techniques et financiers mis au service de cette superproduction britannique furent gigantesques pour l’époque. Le tournage débuta dans les studios anglais de Denham mais dut se déplacer à Hollywood en raison des bombardements aériens allemands sur Londres. Comme Autant en emporte le vent réalisé un an plus tôt, Le Voleur de Bagdad est avant tout un film de producteur. Alexander Korda à la tête de London Films fut l’un des grands bâtisseurs de l’industrie britannique. Le Voleur de Bagdad entrepris à la fin des années 30 est un projet à l’ambition démesurée qui réquisitionna de nombreux talents anglais et européens. L’histoire fut développée par Miklós Rózsa, compositeur d’origine hongroise – comme Korda – qui signera aussi la musique du film.
Korda confia d’abord cette fantaisie inspirée par les Mille et Une Nuits au réalisateur allemand Ludwig Berger. Mais des divergences artistiques éclatent bientôt entre Korda et Berger. Ce dernier, également metteur en scène de théâtre et docteur en musicologie, souhaite tourner Le Voleur de Bagdad en noir et blanc pour en faire un divertissement charmant et raffiné, tandis que Korda voit le film en Technicolor et imagine un déluge de décors somptueux et de scènes spectaculaires. Les créations de Vincent Korda, responsable des décors et directeur artistique du film, abondent dans la même direction que son frère. Le contrôle du film va progressivement échapper à Ludwig Berger, dépassé par les événements. C’est à ce moment que Korda appelle en renfort Michael Powell pour commencer le tournage du film, qui prend du retard. Powell est envoyé en Cornouailles pour tourner la scène de l’apparition du génie qui sort de sa bouteille sur une plage devant Sabu, tandis que Berger prépare le tournage en studio. D’autres réalisateurs après Powell seront engagés par Korda pour tourner des parties du film. Trois sont crédités au générique, mais William Cameron Menzies – spécialiste des effets spéciaux – Zoltan Korda, l’autre frère d’Alexander et Alexander Korda lui-même participeront eux aussi aux prises de vues. Dans cette œuvre collective dirigée d’une main de maître par la fratrie Korda, il est pourtant aisé de retrouver aussi la personnalité du jeune Michael Powell, encouragé par Korda. Powell n’a pas encore signé ses grands films en Technicolor avec son complice Emeric Pressburger mais possède déjà une solide expérience de réalisateur. Il sort du tournage de L’Espion noir produit par Korda avec Conrad Veidt, acteur allemand célèbre pour son interprétation du somnambule Cesare dans Le Cabinet du docteur Caligari, et qui incarnera le méchant sorcier Jaffar dans Le Voleur de Bagdad. La contribution de Powell est certainement essentielle à la réussite du Voleur de Bagdad, qui mêle avec un équilibre parfait la romance, le merveilleux et le fantastique. Sans temps mort et avec beaucoup d’esprit, le film glorifie l’amour, l’aventure et la liberté. La beauté et la poésie des décors, modèles réduits et peintures sur verre dépassent de loin le kitsch oriental habituel des productions hollywoodiennes des années 40. Dans ses mémoires Powell raconte qu’il prépara des scènes finalement abandonnées et réalisa trois séquences importantes filmées en extérieur, impliquant des centaines de figurants : celle du navire et de l’arrivée de Jaffar ; Sabu transformé en chien qui retrouve son apparence humaine dans le port et le raid dans le marché par les archets du calife. Le talent de conteur et le sens visuel de Powell ont rencontré le génie artisanal d’une superproduction qui marqua l’apogée grandiose du cinéma selon Alexander Korda. Olivier Père, 2017.
BEN HUR
de William Wyler, 1959, US, 3h32, Couleurs
avec Charlton Heston, Stephen Boyd…
RÉSUMÉ : Dans Jérusalem occupée par les Romains, deux amis d’enfance se retrouvent, le tribun Messala et Ben Hur, issu d’une noble famille juive. Ben-Hur déchante vite : commandant de la garnison romaine, Messala lui demande de trahir les siens. Ben-Hur refuse. L'arrivée du procurateur romain provoque le drame. Une tuile tombée du toit des Hur effraie le cheval du nouveau gouverneur. Ben-Hur est envoyé aux galères, il sauvera le Romain Quintus Arius d’un naufrage. Il devra affronter Messala dans une course de chars avant de retourner dans son pays pour retrouver sa mère et sa sœur atteintes de la lèpre. Jésus les guérira avant de mourir sur la croix…
POINTS DE VUE : Ce film, qui a nécessité 400 000 figurants, 4 mois de répétitions et 3 de tournage pour la seule séquence de la course de chars, a, malgré son énorme succès commercial, assez mauvaise réputation. C’est pourtant une réussite certaine, qui n’emploie pratiquement aucun des clichés du genre propres à Hollywood. Les scènes sur la galère sont pathétiques et le morceau de bravoure de la course de chars - 30 minutes - demeure un sommet spectaculaire dont l’horreur réaliste glace le sang. Stéphan Krezinski, 1995.
Le tribun romain Messala, commandant de la garnison de Jérusalem, rend visite à son ami d'enfance, Judah Ben-Hur, dernier descendant d'une noble famille juive. Tout, maintenant, les sépare...
On a tout dit sur ce péplum biblique aux onze oscars réalisé avec des moyens gigantesques — 15 millions de dollars, quatorze mois de tournage, cent mille figurants, qui dit mieux ? Tout et son contraire. On a même pris Wyler pour un auteur broyé par la machine hollywoodienne, et dont on ne reconnaîtrait la patte que dans les morceaux de bravoure. Or, en 1959, sa carrière déjà bien entamée, il peut se permettre de ne pas réaliser lui-même la fameuse course de chars. Très documenté, Ben-Hur a une double nature : grand spectacle populaire et récit édifiant. Revu aujourd'hui, il laisse une impression de lenteur, due à l'intérêt pesant que Wyler porte aux personnages : tout est exposé, théâtral. Par ailleurs, le spectaculaire du film, aujourd'hui dépassé, est éclipsé par son aspect religieux. Après tant de péplums puisés dans l'Ancien Testament, Hollywood montait en fait indirectement une vie de Jésus, par le biais d'un personnage imaginaire, au destin, disons, plus mouvementé. A voir tout de même une fois dans sa vie... — François Gorin, 2014.
KAGEMUSHA
L’ombre du guerrier
de Akira Kurosawa, 1980, Japon, 2h39, Couleurs
avec Tatsuya Nakadai, Tsutomu Yamazaki…
RÉSUMÉ : A la fin du XVIe siècle, alors que des guerres intestines ravagent le Japon, le clan de Takeda est en émoi : Shingen, le chef, a été grièvement blessé en assiégeant une forteresse ennemie. Nobukado, le frère de la victime, imagine un stratagème : un voleur sans envergure, Kagemusha, qui ressemble trait pour trait à Shingen, va prendre la place du maître. Seuls les généraux sont mis au courant. Le brigand s'affirme au combat comme un valeureux guerrier. Mais, en voulant dompter un cheval rebelle, Kagemusha se blesse. Ses compagnons de lutte découvrent alors qu'il ne porte pas les cicatrices du chef qu'il est censé être. Le subterfuge est découvert et le petit voleur, pourtant à la hauteur de sa nouvelle position sociale, est ravalé et humilié...
POINTS DE VUE : Le Japon est divisé en clans rivaux au cours du 16e siècle. Shingen, chef du clan Takeda, impose pour se protéger la présence d’un « guerrier-ombre », un kagemusha, choisi pour sa ressemblance avec le Maître afin de « doubler » ses apparitions publiques. À la mort du seigneur, le kagemusha doit rester trois ans au pouvoir, pour maintenir la continuité de la politique extérieure du clan, aidé des conseils du frère du défunt. Pourtant, malgré la valeur que révèle celui qui n’était qu’un brigand sauvé de la potence, il sera découvert fortuitement et l’héritier véritable du pouvoir mènera alors son clan au désastre militaire.
Beauté et férocité du Japon médiéval, plastique somptueuse de la prise de vue, mais aussi étude troublante du thème du « double » : c’est encore l’identité du Japon qui est ici en question. Denis A. Canal, 1995.
Kagemusha représentait pour Kurosawa une sorte de renaissance ; après l’échec de Dodes Ka-den, l’exil de Dersou Ouzala, après dépression et tentation suicidaire, il lui fallut cinq ans et l’aide de Lucas et Coppola pour revenir aux films en costumes (Kagemusha, puis Ran) qui avaient fait sa gloire. Mais il ne s’agissait pas pour lui de refaire Les sept samouraïs et on peut voir cette œuvre comme une méditation sur le sort du cinéaste autant que sur le cinéma lui-même. Car, pour qui attendait une fresque épique, avec batailles et couleurs flamboyantes, Kagemusha commence par une déception : un plan-séquence de six minutes, qui présente le sosie en un dialogue long et quasi immobile, le tout sur fond gris. Mais si l’on est attentif, ces paroles lancent le programme du film : qu’est-ce qu’une crapule ? Qu’est-ce qu’un meurtrier ? Qui est l’imposteur ? Ce début sonne aussi comme une interrogation personnelle, celle de la quête d’identité, comme si Kurosawa se demandait ou nous demandait si lui-même n’était pas un imposteur, un falsificateur du cinéma. Suivre le chemin de croix du sosie, son questionnement sur le devoir et l’honneur, résonne bien comme la traduction magistrale d’une angoisse profonde.
Après le générique, la « déception » continue : un magnifique travelling suit un messager qui sur son passage réveille des soldats colorés ; c’est la résurrection de l’épopée, ou celle du maître du genre. Mais ce plan qui semblait appeler le bruit et la fureur se poursuit par des discussions, des récits. Nous sommes au théâtre, dans l’intime, comme si le cinéaste nous frustrait consciemment de notre goût du spectacle. Et cette frustration se poursuit méticuleusement en des séquences longues et farcies de détails : voir par exemple ces balayeurs qui aplanissent le sol avant l’arrivée du sosie ; mais aussi par un jeu sur le point de vue : l’urne qui contient le corps de Shigen est jetée dans un lac, mais le brouillard nous empêche (et empêche les espions) de voir l’action. Kurosawa va jusqu’à expédier une bataille en plans larges, qui mêlent fumée et corps indistincts. Et le combat final, cruel et pathétique, en grande partie hors-champ, sonne comme une délivrance, celle du spectateur, celle aussi du cinéaste, qui donne la pleine mesure de son talent après des interrogations et des doutes. Kagemusha ressemble ainsi à une purge, celle de ses démons intérieurs, qui lui permettra de réaliser ensuite Ran, point d’orgue et adieu au film historique et épique.
L’intelligence du récit se double d’une quête passionnante, celle du sosie qui découvre l’honneur et la rédemption. Le thème du double se croise à ceux du pouvoir et des apparences, et chaque séquence est une station d’un chemin de croix suicidaire : les rencontres avec le petit-fils, avec les maîtresses, et avec le cheval indompté, annoncées plusieurs fois et préparées par une première chute, entretiennent un savant suspense qui enserre le sosie dans un piège inextricable, que la scène du cauchemar matérialise en un délire coloré. Souterrainement travaillé par la mélancolie, Kagemusha comporte peut-être aussi en creux une interrogation sur l’identité japonaise du réalisateur : la musique hollywoodienne, l’introduction du vin occidental ou l’image des prêtres, le bannissement surtout, avec jets de pierres, contribuent à composer une geste masochiste et purificatrice.
Évidemment, chez un cinéaste comme Kurosawa, la dimension esthétique ne peut être évacuée. L’inventivité est ici constante : à un plan sur-signifiant, celui de l’ombre qui gagne le plafond sur le passage du sosie, répond un autre incongru, par exemple celui de la bénédiction des soldats. À des extérieurs géométriques et quasi abstraits, s’oppose un luxe de détails des plus concrets, voire triviaux. Dans le choix des couleurs qui vont jusqu’à l’ irréel, dans la composition des plans (voir en particulier la scénographie des intérieurs), dans l’alternance de séquences très colorées et de plans austères, le réalisateur impose une noblesse et une grandeur solennelle qui s’accordent aux nombreux dialogues shakespeariens (mais on pourrait tout aussi bien valoriser le silence, ou l’utilisation parcimonieuse de la musique, orientale et occidentale, ou la richesse du bruitage) pour faire de Kagemusha l’un des sommets d’une œuvre majeure. François Bonini, 2021.
LE TRÉSOR DE LA SIERRA MADRE
The Treasure of the Sierra Madre
de John Huston, 1948, US, 2h06, Noir et Blanc
avec Humphrey Bogart, Walter Huston…
RÉSUMÉ : Trois prospecteurs, puis un quatrième, cherchent de l’or et en trouvent. Ils sont attaqués par des bandits mexicains. L’un succombe, les autres, devenus riches, commencent à « s’entre-jalouser » et « s’entre-craindre ». Le plus vieux du trio a la sagesse d’abandonner toute idée de richesse pour s’installer dans un petit village très convivial. Les deux autres s’exaspèrent. Ils seront à nouveau attaqués par des bandits et la poussière d’or retournera à la poussière du désert.
POINTS DE VUE : Le cadre est celui du western, mais le propos est proche du conte philosophique et moral. Dans un paysage aride mais magnifique, les hommes affrontent les difficultés, les intempéries, la nature, puis s’affrontent entre eux. Ce qui les rassemble, puis ce qui les divise, c’est l’or, c’est-à-dire l’argent : une matière noble et vile, belle et corruptrice. John Huston, excellent conteur, nous fait partager les espoirs et les dangers du quarteron d’aventuriers, mais il les regarde de côté, avec le sourire. À la fin de l’histoire, le sourire devient éclat de rire. Huston s’amuse de l’inanité de la course à la fortune. Ce rire libérateur est une réponse gouailleuse à la tension et au suspense qui l’ont précédé. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
Cette histoire de ruée vers un or qui va rendre fou Humphrey Bogart confirma ce qui était déjà évident dans Le Faucon maltais : John Huston était un grand auteur. On sent dans ce film d'aventures en décors âpres une recherche permanente de vraisemblance. Porté par des dialogues abondants et d'une rare intelligence, Le Trésor de la sierra Madre est une farce pittoresque et tragique sur le grand thème hustonien, l'échec, et sur la nécessité d'en rire, coûte que coûte.
Mais Huston est avant tout le cinéaste de l'aventure, et chacun de ses trois antihéros en symbolise une vision différente : la fuite en avant (Bogart, assoiffé d'or, sans dessein, sans morale), une étape dans la réalisation d'un projet (Tim Holt, parfait en candide qui rêve d'un ranch et d'une femme) ou une raison de vivre. C'est évidemment cette troisième vision que défend Huston en la faisant incarner par son propre père, Walter Huston, dans le rôle du vieux mais énergique prospecteur qui parle à cent à l'heure. — Guillemette Odicino, 2014.
John Huston adapte lui-même le roman homonyme de B. Travers (pseudonyme d’Otto Feige, romancier originaire de Prusse), datant de 1927.
Le film est un peu à l’image du personnage de Howard, joué par le propre père du cinéaste : malicieux, imprévisible et doté d’un solide humour. Les deux personnages principaux, eux, attirent moins la sympathie. On devine que leur passé est plutôt trouble. Doobs est nerveux, versatile et facilement violent. Curtin, lui, est plus énigmatique, reste souvent en retrait et s’exprime très peu.
Le trio improbable va se lancer dans un projet dangereux et pas gagné d’avance : ils ne sont pas des forces de la nature, mais devront affronter le dur climat des montagnes mexicaines, éviter les bandits et travailler comme des mineurs dotés d’un outillage rudimentaire.
Les dures conditions de vie, une forme de confinement et l’appât du gain vont mettre à mal les bonnes relations entre les trois aventuriers, bientôt rejoints par un quatrième larron, Cody (Bruce Bennett).
La mise en scène est exceptionnelle : chaque plan fait évoluer une riche dramaturgie où tous les éléments du récit sont précis, directs et participent à la progression de l’intrigue. La lumière en noir et blanc de Ted McCord et la musique de Max Steiner contribuent pleinement à l’ambiance souhaitée par le cinéaste.
Les trois acteurs principaux sont exceptionnels dans ces rôles complexes, en plus d’être très physiques : Humphrey Bogart, loin de ses rôles de gangsters ou de policiers durs à cuire, est ici antipathique, calculateur et fragile psychologiquement.
Tim Holt tient sa place à côté de ce monstre du cinéma, amenant en contrepoint une humanité inattendue. Quant à Walter Huston, visage souriant et buriné, il incarne un personnage beaucoup plus intègre que son comportement ambigu et ses propos équivoques du début le laissent entendre. Pour ce rôle, il obtiendra l’Oscar 1949 du meilleur second rôle.
John Huston, qui s’est offert le petit rôle d’un Américain généreux mais pas naïf, au début du film, se verra remettre la même année deux Oscars : meilleur réalisateur et meilleur scénario adapté.
Un modèle du long métrage d’aventures. Fabrice Prieur, 2020.
L’ÉPOPÉE DE L’EVEREST
de JBL Noel, 1924, GB, 1h27, Noir et Blanc
avec Andrew Irvine, George Mallory…
RÉSUMÉ : En 1924, George Mallory et Andrew Irvine, deux alpinistes britanniques, se lancent dans l'ascension de l'Everest, le sommet du monde. Ils empruntent des chemins jusqu'alors inexplorés par l'Homme et font la rencontre de Tibétains, dans le monastère de Rongbuk. Chacun de leurs pas est une victoire sur les rudesses de la nature mais les mènent vers de nouveaux dangers...
POINT DE VUE : Aujourd’hui, le télescope James-Webb capte des images à 13,1 milliards d’années- lumière, mais il y a un siècle, en 1924, on était fier de réussir à filmer deux petits bonshommes gravissant une montagne 3,2 kilomètres plus loin et 1 220 mètres plus haut. Il s’agissait de George Mallory et Andrew Irvine, s’approchant du sommet de l’Everest, à près de 8 500 mètres d’altitude. « Jamais personne n’avait photographié quelque chose d’aussi loin », souligne John Noel, l’auteur de ce film (muet), par un intertitre.
C’est une prouesse, incontestablement, d’avoir réussi à trimballer une caméra aussi haut, là où personne n’avait mis les pieds, et d’en avoir fait un document, que le British Film Institute vient de restaurer. On y retrouve le charme désuet de vieux stéréotypes (« les bébés tibétains sont de charmantes petites créatures ») et une fascination sans borne pour ces beautés millénaires, que les images restituent avec lyrisme et poésie. Derrière les ultimes villages, c’est le « royaume enchanté de la glace », où raconte-t-on se baladent lutins et autres créatures magiques, dont les chiens de garde de Chomolungma, que certains affirment avoir entendus, la nuit, aux alentours de 8 000 mètres... Un filtre bleu, parfois, vient recouvrir le noir et blanc, qui rappelle les œuvres de Jean Painlevé, où la rigueur scientifique a toujours le don de stimuler l’imaginaire.
Un film fou, prosterné devant les grandeurs et les mystères de la « nature », que John Noel déifie dans des accès panthéistes croquignolets, à la fin. Difficile d’expliquer autrement la disparition de Mallory et Irvine, tout là-haut, puisque la caméra n’aura pas su montrer leur mort. On ne saura jamais s’ils ont touché au but... Michel Bezbakh, 2022.
LES OLIVIERS DE LA JUSTICE
de James Blue, 1962, France, 1h21, Noir et Blanc
avec Pierre Prothon, Jean Pélégri…
RÉSUMÉ : En 1962, alors que la guerre d'indépendance algérienne touche à sa fin, Jean retourne dans son pays natal pour se rendre au chevet de son père mourant. Sur place, pris de nostalgie, il se remémore ses souvenirs d'enfance, marqués par la bonne entente entre Algériens et colons. Son père, un vieux colon ruiné qui habite avec sa mère dans un modeste appartement de Bab el Oued, vit à travers son passé, attendant la mort. L'atmosphère est pesante, sur fond de lutte nationale. En effet, en dépit de l'amitié intercommunautaire, la violence du colonialisme et les privilèges de certains sont des réalités qui ne peuvent plus être ignorées...
POINTS DE VUE : Revenu en Algérie au chevet de son père, un pied-noir fixé en France se rappelle son enfance marquée alors par la bonne entente entre colons et Arabes. À ce jour, le seul film valable sur les causes et les acteurs de la guerre d’Algérie. Dictionnaire des films, 1995.
Tourné en Algérie peu avant l’indépendance, proclamée en juillet 1962, ce film met en scène un Français qui est né là et arrive d’Angoulême pour rendre visite à son père, malade. Le vieil homme va mourir. Le fils, Jean, après avoir retrouvé sa terre natale, décidera d’y vivre à nouveau. Tout est dit dès les premières minutes. L’important est dans l’affirmation d’un lien avec l’Algérie, envers et contre tout ce qui menace cette alliance, à l’heure du grand divorce...
Le film séduit par son style, portant la marque du cinéma de la Nouvelle Vague, qui descend dans les rues et capte la vie librement. Mais le propos ne laisse rien au hasard. Tout est centré autour de l’écrivain Jean Pélégri (né en Algérie en 1920, mort en 2003), qui adapte son roman et interprète le personnage du père. De cet homme affaibli, le film éclaire toute la grandeur passée : dans la plaine de la Mitidja, il est l’un des premiers colons à faire pousser de la vigne, du blé, des orangers. Montré comme un bienfaiteur, il dit fièrement « ce sont les Arabes qui m’ont appris à être juste », et se place au-dessus du conflit qui déchire l’Algérie. La position qu’il défend, reprise par son fils, est pourtant discutable : il faut qu’il y ait un pays pour tout le monde, ou alors il n’y a pas de pays. Une sorte de « J’y suis, j’y reste » autoritaire, mais exprimé avec beaucoup d’amour pour cette terre. Par ses ambiguïtés mêmes, Les Oliviers de la justice est un témoignage précieux sur la complexité de la situation algérienne en 1962. Frédéric Strauss, 2020.
DOCTEUR FOLAMOUR
Doctor Strangelove
de Stanley Kubrick, 1963, GB, 1h33, Noir et Blanc
avec Peter Sellers, George C. Scott…
RÉSUMÉ : Un bombardier américain, chargé de bombes nucléaires, file vers l'URSS. Le major King Kong s'en va accomplir la mission la plus décisive de toute sa carrière. C'est le général Jack Ripper, un extrémiste farouchement persuadé que les Russes empoisonnent l'eau potable des Etats-Unis, qui a pris l'initiative de cette mission que plus rien ne peut arrêter. Prévenu, le président Muffley est obligé de se servir du téléphone rouge pour avertir son alter ego soviétique de la catastrophe. Malgré toutes les consignes et les discussions, un des avions lâche sa bombe. Le docteur Folamour, chef des armements, explique que les rescapés vont devoir vivre sous terre...
POINTS DE VUE : Ce film, après de grandes réussites, est le premier où le génie de Kubrick s’affirme totalement et entame une série ininterrompue de chefs-d’œuvre. L’humour ravageur et burlesque qui le caractérise, et qui a pu choquer, est celui d’un désespoir dépassé par l’horreur. L’amour dont il est question dans le titre est ici amour irrationnel de la mort : le pilote du bombardier, à cheval sur la bombe, tombe avec elle en agitant son chapeau texan et en hurlant de joie comme à un rodéo ; sa mort sera aussi celle de ses ennemis. La fin du monde qu’annonce le docteur Folamour, paralysé depuis la dernière guerre, l’exalte tellement qu’il se remet à marcher. Création hors pair de Peter Sellers dans un triple rôle. Stéphan Krezinski, 1995.
Comment arrêter un bombardier américain parti par erreur larguer ses charges - nucléaires sur l'URSS ? Le président des Etats-Unis prend les choses en main pour corriger la bourde d'un général belliciste à l'extrême.Il faut se remettre dans le contexte de la guerre froide pour apprécier l'ironie mordante de Kubrick. Si, au début des années 1960, Hollywood produit plusieurs films décrivant les possibles engrenages menant à un conflit nucléaire, Docteur Folamour est le seul à traiter le sujet avec le sourire crispé du condamné en sursis, conscient d'être conduit à la catastrophe par un troupeau d'irresponsables.
Le cinéaste ridiculise l'état-major américain de façon admirable. Les compositions de George C. Scott ou de Sterling Hayden sont savoureuses. Mais c'est Peter Sellers qui écrase le film, dans un triple rôle étourdissant : il s'en donne à cœur joie en Dr Folamour, cousin paralytique (ou créature ratée ?) de Wernher von Braun. L'image finale du major King Kong sautant de son B-52 à califourchon sur une bombe atomique coince un peu le rire dans la gorge... Télérama, 2011.
Ce film, adapté du roman Red Alert du Britannique Peter George, en 1958, devait d’abord être réalisé comme un film à suspense de facture classique. Abordant des sujets graves tels que l’Holocauste et le bombardement nucléaire, le cinéaste est parvenu à créer une comédie grinçante à l’humour noir radical.
Mais pour comprendre l’intérêt du long métrage, il est nécessaire de le replacer dans son époque. En effet, à l’issue de la guerre froide, la menace nucléaire était omniprésente dans les pays occidentaux. De plus, la production s’est déroulée alors que John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis, venait d’être assassiné en pleine rue.
Cette fiction représente ce qu’était le monde en 1964, à partir d’un gouvernement dirigé uniquement par des hommes. Ainsi, la seule femme apparaissant à l’écran est la secrétaire et maîtresse (Tracy Reed) du général Turgidson (George C. Scott), que l’on découvre pour sa première apparition en maillot de bain sous une lampe à bronzer.
Certains personnages masculins sont froids et détachés, notamment le président des États-Unis et le colonel de la base militaire, tous deux interprétés par Peter Sellers. D’autres, comme le général Ripper, sont au contraire totalement givrés et puérils. Persuadé que les Russes ont empoisonné l’eau potable des USA, c’est ce dernier qui déclenche l’attaque contre l’URSS. Turgidson, le général travaillant à l’état-major, est quant à lui capable de croire et d’amplifier toute information pouvant nuire à l’ennemi communiste, aussi farfelue qu’elle puisse être. Enfin, le pilote du bombardier, le commandant T.J. King (Slim Pickens), se montrera cocardier et pérorera de sa voix d’enfant jusqu’au bout du film. Mais il ne faut pas oublier le docteur Folamour, également incarné par Peter Sellers. Médecin allemand et ancien nazi, il rêve d’un nouvel holocauste post-nucléaire, qui lui permettra de s’adonner à nouveau à des expériences médicales.
Mêler cette collection de personnages grotesques et inquiétants à un récit de catastrophe nucléaire, était un risque de rendre le film ridicule. Au contraire, Stanley Kubrick réussit la prouesse de réaliser une œuvre extrêmement maîtrisée et équilibrée, au cynisme excellent.
Les acteurs, au diapason du cinéaste, sont tout à fait exceptionnels.
Peter Sellers reprend et amplifie le principe du rôle multiples que Stanley Kubrick lui avait fait expérimenter dans Lolita (1962). Il alterne facilement entre le militaire naïf, le flegmatique et pincé président des États-Unis, pour finir en un médecin sadique. Sterling Hayden incarne quant à lui un militaire fou et halluciné, fumeur de cigare en barreaux de chaise. Enfin, George C. Scott interprète un général d’état-major puéril, aux mimiques exacerbées.
En 2000, l’American Film Institut a classé ce long métrage comme troisième meilleur film humoristique américain, derrière Certains l’aiment chaud de Billy Wilder (Some Like It Hot 1959) et Tootsie de Sydney Pollack (1982). Fabrice Prieur, 2021.
LA MORT AUX TROUSSES
North by Northwest
d’Alfred Hitchcock, 1959, US, 2h16, Couleurs
avec Cary Grant, Eva Marie Saint, James Mason…
RÉSUMÉ : Jusqu'à présent, Roger Thornhill, un quinquagénaire, n'avait pour seul souci que les éternelles embrassades de sa mère abusive. Une méprise complique singulièrement sa vie, jusque-là paisible. Un groupe d'espions à la solde d'une puissance étrangère le confond avec un certain George Kaplan. Enlevé et conduit dans la luxueuse demeure de Lester Townsend, Thornhill ne peut évidemment rien révéler de ce que le chef des espions, Phillip Vandamm, attend de lui. Il échappe miraculeusement à la mort. Un second quiproquo et le voici qui passe pour un assassin. Il parvient néanmoins à prendre la fuite et décide d'enquêter afin de prouver son innocence et de confondre les véritables criminels...
POINTS DE VUE : La Mort aux trousses passa longtemps pour un film mineur, un exercice brillant, mais moins sérieux que Vertigo et moins grave que Psychose. En fait, jamais le mot « divertissement » ne fut mieux appliqué à un film. Au sommet de son art, Hitchcock sembla avoir pris un grand plaisir à tenter l’expérience d’un film qui tire toute sa force de son improbabilité même. D’un côté, les métamorphoses incessantes d’un récit construit comme une bande dessinée, de l’autre, le souci persistant des apparences, des corps et de la vraisemblance. Autrement dit, Hitchcock livre avec élégance comme un « art poétique » de son propre cinéma, fondé sur la contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Le film, loin d’être « vide », monte au contraire comment à partir d’un mot vide (« Kaplan ») se met en place toute une série de personnages, de calculs et de malentendus, allant du simple quiproquo à l’espionnage international. À l’image du spectateur confronté au film, le personnage de Roger Thornhill (l’un des grands rôles de Cary Grant) est persuadé qu’il doit élucider une histoire qui a de l’avance sur lui alors que, par ses mouvements, c’est lui qui la fait avancer. En ce sens, Hitchcock désignait avec La Mort aux trousses le point de perfection d’un cinéma qui tirait son existence même du désir du spectateur de se projeter. Serge Daney.
Véritable encyclopédie du cinéma selon Hitchcock, La Mort aux trousses est un film dont la réussite donne le vertige. Elle est éclatante à tout point de vue : scénario, interprétation, décors et, évidemment, mise en scène. Tant de perfection pourrait peser, les chefs-d’œuvre sont souvent écrasants. Celui-ci est d’une superbe légèreté... L’argument a la saveur d’un coup de dés. Le publicitaire Roger Thornhill est pris pour un certain George Kaplan, agent secret. Mais Kaplan n’existe pas, c’était un leurre pour tromper d’autres espions...
Kidnapping, assassinats, La Mort aux trousses est une course folle. Il y a bien quelques microfilms dans cette histoire. Mais l’important est dans l’élan, la fuite en avant. Les scènes s’enchaînent, plus mémorables les unes que les autres : la vente aux enchères, la fuite sur le mont Rushmore. Et l’attaque de l’avion dans une immensité désertique où Thornhill ne peut se cacher, géniale leçon de cinéma. Télérama, 2021.
La mort aux trousses représente l’idée que l’on peut se faire du film parfait, rien de moins. Tout se conjugue de manière impeccable : une histoire de faux espion pris dans une aventure rocambolesque, une mise en scène d’une précision stupéfiante, une musique lancinante et un jeu d’acteurs épatant. Chaque scène, comme un petit film dans le film, constitue une séquence d’anthologie : la méprise dans l’hôtel qui fait prendre Thornill (Cary Grant) pour un autre, la recherche de la maison d’un certain Townsend, sous l’œil goguenard de la mère de Thornill (Jessie Royce Landis), le meurtre dans le hall des Nations Unies, le voyage en train qui permet la rencontre entre le héros et Eve Kendall (Eva Marie Saint), avec une scène dans le wagon-restaurant pimentée d’un dialogue à double sens, le faux rendez-vous qui doit avoir lieu en rase campagne, où le protagoniste va être pourchassé par un avion d’épandage, le remue-ménage provoqué par Thornill dans une vente aux enchères pour échapper à des tueurs, l’intrusion dans la maison hyper moderne, et la scène finale sur le fameux mont Rushmore.
La scène de l’avion est à elle seule une véritable leçon de cinéma. Cary Grant se trouve seul à un arrêt de bus, dans une campagne où il n’y a rien à perte de vue. Que peut-il lui arriver ? Pourtant, la tension est palpable. Il attend ce fameux Kaplan qu’il n’a jamais vu et qui lui a donné rendez-vous dans cet endroit insolite. Un homme amené par une voiture attend le bus de l’autre côté de la route. Interrogé par Thornill, ce taiseux va lui faire comprendre qu’il n’est pas Kaplan, mais avant de monter dans son bus, il exprime son étonnement de voir un avion épandre sur un champ où il n’y a rien ! Là, le spectateur comprend, avant Thornill, que l’aéroplane va devenir une arme pour le tuer. Sans dialogue, ou presque, Hitchcock, par son génie de la mise en scène et un découpage incroyable, se joue de nous avant de nous donner un coup d’avance sur ce qui attend son héros. Ce moment du film est l’une des plus parfaites scènes jamais tournées.
Et que dire de Cary Grant ? Elégant dans toutes les situations, éternel séducteur, toujours sous la coupe de sa mère, il n’a pas une mèche de son crâne qui bougera, malgré les vicissitudes qu’il endure. Il faut le voir se raser dans les toilettes d’une gare, avec le minuscule rasoir emprunté à Eve.
La scène finale, qui ne montre rien, est en fait très explicite, et prouve une fois de plus que l’œuvre du cinéaste est émaillée de références aux fantasmes sexuels, quand bien même ceux-ci sont traités, comme ici, avec humour. Fabrice Prieur, 2021.
FEAR AND DESIRE
de Stanley Kubrick, 1953, US, 1h12, Noir et Blanc
avec Virginia Leith, Kenneth Harp…
RÉSUMÉ : Après le crash de leur avion, quatre soldats se retrouvent dans une forêt, derrière les lignes ennemies, et tentent péniblement de regagner leur camp.
POINTS DE VUE : Peu de spectateurs ont vu à sa sortie Fear and Desire, premier long métrage très court de Stanley Kubrick : à peine plus d'une heure. Et le maître, devenu l'exigeant génie que l'on sait, a tout fait, par la suite, pour qu'on ne voie plus ce film, moins parfait que les autres... Quelques facilités amusent, c'est vrai : l'abus de gros plans, par exemple, censés refléter les réactions des personnages. Et l'influence du cinéma russe : Eisenstein n'eût sûrement pas renié le montage — découpé, voyant, didactique — du double meurtre des soldats...
On est en pleine guerre, donc, dans une sorte de Full Metal Jacket intimiste et irréel. « Ces soldats n'ont pas d'autre pays que l'esprit », précise le cinéaste. Ils errent, donc, tels des pions inconscients, dans une forêt symbolique qui finit par leur révéler leur vérité : ils sont dérisoires et interchangeables (ironiquement, le cinéaste fait interpréter par les mêmes comédiens les chefs des deux camps ennemis). L'espace, peu à peu, se resserre et la folie finit par emporter ces humains sans importance...
Deleuze définissait le héros kubrickien comme « un cerveau en dysfonctionnement ». Ici, le processus s'enclenche : isolé dans la pénombre, le visage du militaire évoque déjà tous les grands malades des films à venir. Et notamment le Peter Sellers de Lolita et du Docteur Folamour. — Pierre Murat, 2014.
Après des débuts dans la photographie et deux courts métrages, Stanley Kubrick se décidait à franchir le pas du long métrage. Le film fut réalisé avec de faibles moyens. Sorti en 1953, il ne fut pas trop mal accueilli par la critique, mais Kubrick peu satisfait du résultat fit tout pour empêcher sa diffusion et s’arrangea pour détruire les copies. Heureusement pour l’Histoire, certaines d’entre elles échappèrent à la destruction et il y a peu le film a été réédité en DVD. On peut donc désormais voir à quoi ressemblait cette première œuvre.
Ce n’est pas sans espoir qu’on aborde ce genre d’objet. On se dit que plus d’un réalisateur a renié un chef d’œuvre. Et quand on a affaire à celui qui peut éventuellement être considéré comme le plus grand génie de l’histoire du 7ème art, forcément, on se met à saliver devant la perspective de découvrir un trésor perdu. Hélas, dès les premières minutes du film, on se rend compte qu’il n’y aura pas d’heureuse surprise. On a beaucoup de mal à s’intéresser aux péripéties des 4 soldats perdus derrière les lignes ennemies. Le scénario n’est pas très intéressant et on ne s’attache pas du tout aux personnages. Le film ne dure qu’une heure mais on a hâte que ça s’arrête. Du coup le côté fauché de l’entreprise ressort vraiment.
Kubrick jugea qu’il s’agissait d’une œuvre d’amateur et voulut la faire disparaître. On peut lui donner raison sur le jugement mais il aurait toutefois été dommage de détruire ce film. Bien que le résultat soit raté, il est tout de même intéressant car on y voit en germe tout ce qui fera l’œuvre à venir. La thématique kubrickienne est déjà là. Kubrick a développé dans ses films une idée pessimiste de l’Homme enchaîné à des pulsions fondamentales. Derrière le vernis policé de la civilisation il y a une violence à laquelle on ne peut pas échapper, violence qui est en outre le fondement même de la civilisation. Dans 2001 l’odyssée de l’espace, un singe lance un outil qui lui a servi d’arme, et cet outil se transforme en vaisseau spatial : dans un raccourci saisissant, la civilisation se construit sur un meurtre. Cette image résume à elle seule la pensée de Kubrick. Sur chacun de ses films, il s’est évertué à faire voler en éclats tous les beaux discours de façade sur l’humanisme. L’Homme n’est pas un être libre et bon par essence, capable de s’élever au-dessus de ses instincts animaux. Ses instincts sont au contraire toujours là et guident chacun de ses actes.
La peur et le désir : ce premier film est en quelque sorte programmatique. Et effectivement nos 4 soldats ont déjà tout des personnages kubrickiens. Le lieutenant semble le plus évolué mais lorsqu’une jeune fille est faite prisonnière, ses propos paraissent suspects. Un des soldats devient fou en citant Shakespeare. Le sergent se sacrifie dans un fantasme héroïque alors que son action n’est qu’un trait supplémentaire d’une guerre absurde et atroce. Voilà pour le fond. On peut faire le même constat pour la forme, on y trouve déjà des touches kubrickiennes. Le film est cérébral, encore plus abstrait que les films à venir. On n’est jamais touché par un personnage de Kubrick et là c’est plus vrai que jamais. Cette approche est logique et va de pair avec le fond. Si l’Homme est enchaîné à ses pulsions, il ne peut qu’être dépeint de façon froide et distancée, comme une machine. Par ailleurs, on peut déjà remarquer l’aisance technique du réalisateur dans certaines scènes. Par exemple la façon dont il filme les combats au corps à corps et les cadavres est très intéressante et renvoie à son expérience de photographe. Ces scènes sont hyper découpées et chaque plan pourrait constituer un cliché remarquable. La façon dont elles sont montées crée un effet glaçant qui rompt avec l’insignifiance de la trame principale. Et puis il y a tout de même quelques sorties de route assez surréalistes. On assiste ainsi à un monologue d’un général allemand qui s’adresse à son doberman ayant un grade de lieutenant. C’est filmé sérieusement mais on sent poindre la folie des personnages de Docteur Folamour. Ces saillies brillantes font de Fear and desire un étrange objet cinématographique à défaut d’un grand film. Mais c’est finalement surtout une pièce historique de premier plan, un premier brouillon qu’on aurait tort de négliger si on veut comprendre l’œuvre dans son unité. Souhaitons que cet exemple qui montre qu’il faut du temps et du travail avant de maîtriser son moyen d’expression saura inspirer à un futur maestro toutes les vertus nécessaires à sa propre maturation. On aurait bien besoin d’un nouveau visionnaire de la trempe d’un Kubrick. Adrien Lozachmeur, 2014.
LA GRANDE MURAILLE
The Bitter Tea of General Yen
de Frank Capra, 1933, US, 1h28, Noir et Blanc
avec Barbara Stanwyck, Nils Asther…
RÉSUMÉ : Megan Davis se rend en Chine pour y épouser le docteur Robert Strike, un missionnaire américain. Mais la guerre civile qui fait rage les oblige à reporter leur mariage. Un redoutable chef de bande, le général Yen, s'éprend de Megan et la fait enlever. La jeune femme ne tarde pas à ressentir un mélange de répulsion et d'amour pour son ravisseur, qui peut se montrer tour à tour cruel et sensible. À la suite d'une maladresse, Megan provoque la disgrâce du général. A rebours de tous ses principes, Yen renonce à se venger sur la jeune femme et décide qu'un suicide au thé empoisonné s'impose pour remédier à la situation. Megan laisse alors éclater ses sentiments..
POINT DE VUE : Joyau méconnu, ce film hors catégorie est à la fois un poème d’amour fou et un réquisitoire contre l’hypocrisie d’une morale occidentale bigote. La Columbia donna carte blanche à Frank Capra : sa mise en scène tisse autour des deux protagonistes un climat onirique, irréel, culminant dans une séquence de rêve où l’héroïne frustrée, subtilement campée par Barbara Stanwyck, est révélée à son propre désir. La distribution est parfaite. Acteur chevronné de Broadway, Walter Connolly fit des débuts remarqués à l’écran dans le rôle du conseiller bougon de Yen ; mais le coup de génie est d’avoir imposé, pour interpréter le général, un acteur suédois peu connu, Nils Asther, dont ce fut le seul grand rôle : sa composition énigmatique est inoubliable. Bien reçu par la critique, le film fut un échec commercial, interdit par la censure dans plusieurs pays, en raison de son thème « inter-racial ». Œuvre à part dans la carrière de Capra, La Grande Muraille resta un de ses films favoris, comme l’attestent ses Mémoires (« l’Art avec un grand A », écrit-il) et fut redécouverte bien plus tard par les cinéphiles du monde entier. N.T. Binh, Critique, 1995.
Son vingt-deuxième film — chef-d’œuvre méconnu —, Frank Capra le surnommait lui- même « l'Art avec un grand A ». À l'opposé du formalisme de Josef von Sternberg qui, l'année précédente, avait tourné Shanghai Express, Capra s'attache avant tout à l'évolution intime des personnages, et met sa caméra au diapason de leurs fantasmes, de leurs rêves. Barbara Stanwyck incarne de façon magistrale la missionnaire bigote et refoulée qui, à la veille de son mariage, est enlevée et séquestrée par un seigneur de guerre chinois sanguinaire. L'histoire d'amour provoquera le suicide du général, absorbant son fameux « thé amer », tandis que la jeune femme, ayant pris conscience de l'hypocrisie de ses idéaux, assume ses pulsions : « Vous m'avez appris une terrible leçon... » Sublime photo, tour à tour réaliste et onirique, de Joseph Walker, excellents dialogues d'Edward Paramore. Le film fut un échec commercial. Et totalement interdit dans tout l'Empire britannique, à cause de l'élément interracial. — N.T. Binh, 2012.
L’AIGLE DES MERS
The Sea Hawk
de Michael Curtiz, 1940, US, 2h07, Noir et Blanc
avec Errol Flynn, Brenda Marshall, Claude Rains…
RÉSUMÉ : En 1585. Le roi Philippe II d'Espagne et son Invincible Armada préparent l'invasion de l'Angleterre, tandis qu'à Londres, la reine Elizabeth est traîtreusement conseillée par lord Wolfingham qui est, en réalité, vendu à la cause espagnole. Geoffrey Thorpe, l'un des plus impétueux corsaires de la flotte britannique, arraisonne un navire espagnol à bord duquel se trouvent don José de Córdoba, l'ambassadeur d'Espagne, et sa nièce, doña Maria. Thorpe propose à Elizabeth d'intercepter une expédition espagnole chargée d'or. L'état des finances de l'Angleterre pousse la reine à accepter, à la condition qu'elle ne soit jamais citée comme instigatrice de l'opération...
POINT DE VUE : Philippe II prépare l'invasion de l'Angleterre et la constitution de l'Invincible Armada. Pour gagner du temps, il envoie à la reine Elizabeth un ambassadeur, don José Alvarez de Cordoba. Mais son navire est attaqué et vaincu par les corsaires du capitaine Thorpe. Après avoir feint de le réprimander, la reine envoie Thorpe à la conquête de Panamá, dont les richesses pourraient aider la flotte anglaise. Mais, à la Cour, un traître apprend la destination de Thorpe et lui tend un piège...
Cinq ans après Capitaine Blood, voici l'apogée de la collaboration entre Michael Curtiz et Errol Flynn, au sein de la Warner, studio à l'exceptionnel savoir-faire. Le rythme et le panache de la mise en scène, la richesse visuelle de la reconstitution historique, les partis pris esthétiques (un duel final marqué par l'expressionnisme d'Europe centrale), l'enthousiasme de l'interprétation : tout tient du miracle, d'une alchimie volatile, et suscite à chaque vision le même enthousiasme. Le sujet du film évoque, à mots plus ou moins couverts, l'inéluctable entrée en guerre des Etats-Unis ; mais ce discours patriotique n'empêche pas Curtiz de flirter avec les excès du cinéma « bis » : le producteur Hal Wallis lui demanda de rendre moins réalistes les coups de fouet donnés aux galériens ! Il y a donc à la fois le principe normatif de la grosse production holly- woodienne et l'énergie rebelle du pur romanesque. Un joyau du cinéma d'aventures ! Télérama, 2011.
THE REVENANT
de Alejandro Gonzalez Iñárritu, 2015, US, 2h36, Couleurs
avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy…
RÉSUMÉ : Au début du XIXe siècle, Hugh Glass, un trappeur accompagné par son fils, un Indien métis, guide des colons. Le convoi est attaqué par des Indiens et tente de leur échapper par les montagnes. Grièvement blessé par un ours, Glass est confié à John Fitzgerald, qui le déteste, et au jeune et innocent Jim Bridger. Fitzgerald tue le fils de Glass, ment à Bridger et le convainc d'enterrer le trappeur. Mais Glass parvient à s'extirper de sa tombe, bien décidé à retrouver celui qui lui a enlevé son fils. Affaibli par ses blessures, il peut compter sur sa soif de vengeance pour parcourir les 300 kilomètres qui le séparent de son pire ennemi...
POINTS DE VUE : C’est une jungle glacée que filme Iñárritu. Le héros — Leonardo DiCaprio, oscarisé pour ce rôle —, un trappeur grièvement blessé, y lutte à chaque instant pour sa survie. Tout lui est hostile : le froid hivernal du Nord-Ouest américain, les Indiens, les bêtes, et même ses anciens coéquipiers, dont certains l’ont trahi et abandonné. Il ne songe qu’à se venger. Les faits historiques, situés autour de 1820, ont déjà inspiré Le Convoi sauvage, de Richard Sarafian, en 1971. Avec Iñárritu, l’épopée perd son classicisme au profit d’une démesure baroque. Le réalisateur opère la synthèse entre le cinéma d’auteur symboliste (Terrence Malick, dont le chef opérateur importe le style) et le cinéma de genre dernier cri : The Revenant est, dans le jargon hollywoodien, un survival, un film de survie extrême. Et contrairement à Tarantino (entre autres), Iñárritu redonne à la vengeance son essence tragique. Tant qu’elle demeure l’horizon lointain du héros, elle le maintient en vie, alors qu’il devrait mourir cent fois. Mais dès que cette vengeance devient réalité, le justicier paraît se désarticuler. Aucune joie ni satisfaction dans cet assouvissement. En témoigne le regard que le survivant nous lance en bout de course, inoubliable de vulnérabilité. Louis Guichard, 2020.
The Revenant sera t-il le Heaven’s Gate (La porte du paradis) d’Alejandro González Iñárritu ? La référence au film titanesque de Michael Cimino, échec commercial si cuisant qu’il mis son réalisateur au ban d’Hollywood, est en effet appropriée. The Revenant dépassa lourdement son budget initial et fût tourné dans des conditions si extrêmes que de nombreux membres de l’équipe abandonnèrent le projet en cours de route. Iñárritu, obsédé par la bonne tenue de sa vision artistique, choisit de tourner son film chronologiquement par souci de réalisme et en lumières naturelles, c’est-à-dire à peine quelques heures par jour, obligeant tout le monde à recréer méticuleusement les directives mises au point durant les répétitions. Et disons le tout de suite, l’application tyrannique avec laquelle il mis en scène l’ouvrage de Michael Punke est payante : The Revenant contient des séquences tout bonnement incroyables, jusqu’ici inédites au cinéma et se montre si jusqu’au-boutiste qu’il en est harassant de réalisme. Une expérience unique dont le succès commercial est loin d’être assuré, car si The Revenant bénéficie de la présence du très exigeant Leonardo DiCaprio, il s’étire sur plus de deux heures et demi dans une âpreté narrative totale et regorge de scènes d’une violence inouïe... The Revenant sera t-il « Alejandro’s Gate » ?
« Les Indiens ne sont jamais aussi morts qu’on pense qu’ils le sont » nous dit John Fitzgerald, la vipère anguleuse qu’incarne Tom Hardy. Et il a raison. Après avoir laissé pour mort Hugh Glass (Leonardo DiCaprio), couvert de blessures et enterré vivant, ce dernier sort de sa tombe animé par la vengeance. Commence alors son éprouvant voyage à travers cette Amérique barbare où la nature est encore souveraine. Le froid, les animaux sauvages et ces arbres comme des grattes-ciels, la transpiration, la bave, les larmes, tout concours à l’âpreté du parcours en terre hostile. Pour la représenter, Alejandro González Iñárritu capture ces éléments dans des cadres étirés avec pour but de nous y immerger totalement. À l’intérieur de ces cadres, tout bouge, tout s’agite, la caméra navigue constamment et jamais Iñárritu ne prend la pose statique, moyen usité pour contraindre son sujet à une sorte de solennité facile, mais privilégie la vitesse, le grouillement des hommes et de la nature pour nous transporter comme jamais dans les années 1820.
Dès la mise en route de Glass dans sa quête vengeresse, le voyage du personnage se ponctuera de nouvelles naissances qui le rendront plus fort, plus puissant. Dormant à l’intérieur d’une carcasse animale, Glass en ressort comme un nouveau-né dont les blessures ont comme disparu par magie. Il semble clair dans The Revenant que Glass n’est plus vraiment humain dès lors qu’il est sorti de sa propre tombe. Lorsque dans une courte scène son souffle vient engluer la caméra, Iñárritu y appose une vue du ciel engoncé dans la brume. Conservant en off le son de la respiration de Glass, il réitère là une technique de montage ancestrale où l’association fait naître du sens. Si dans Lawrence d’Arabie, le personnage soufflait sur une allumette avant d’être transporté dans le désert saoudien (l’association nous indiquant dès lors comment il deviendra le Dieu du feu et donc du désert), l’association du souffle et de la brume dans The Revenant indique comment Glass devient le dieu du froid, comme si de son souffle naissait la brume, comme s’il pouvait dorénavant contrôler tout l’univers autour de lui.
Si dans le sublime Le territoire des loups de Joe Carnahan, les survivants en venaient par la force des choses à faire appel à Dieu, se voyant sévèrement ignorés par celui-ci, The Revenant vient traiter ce sujet par opposition. Fitzgerald est un athée convaincu, raciste et méprisant envers le peuple indien. De ce fait, il s’oppose aux forces spirituelles qui entourent ces peuples et dont Glass est imprégné. La rivalité des deux hommes est un choc des civilisations autant qu’un choc des croyances. Si Glass devient plus en phase avec la nature au fur et à mesure de sa guérison, s’opposant ainsi totalement à Fitzgerald, seulement motivé par l’argent, il confirme ainsi son statut de Dieu. Tout son chemin initiatique consistera à réfuter ce statut de tout-puissant et de laisser aux véritables souverains de cette terre, les Indiens, le soin de décider de la vie et de la mort.
Avec The Revenant, Alejandro González Iñárritu avait donc pour note d’intention l’envie de faire un « poetic epic », un film « épique poétique » donc. Cette double proposition est justement au cœur de ce qui empêche son film de toucher au chef-d’œuvre, car épique, The Revenant l’est sans commune mesure, poétique par contre, beaucoup moins. Mais au delà de ce jugement somme toute subjectif, c’est la trop forte séparation entre les deux qui empêche bien souvent notre implication émotionnelle dans le récit. Si The Revenant regorge d’exploits techniques ahurissants, de plans-séquences déments et de chorégraphies de batailles fulgurantes, Iñárritu déploie une poésie souvent très stéréotypée. Les souvenirs de Glass, en particulier de sa femme et du village dans lequel ils habitaient reposent en effet sur une imagerie édulcorée qui tranche trop fortement avec l’âpreté du reste du film. Dans Le territoire des loups, Joe Carnahan faisait lui aussi naître un lyrisme inattendu chez ces survivants mais y trouvait une subtilité qui fait cruellement défaut à Iñárritu.
The Revenant passe donc tout près du statut de chef-d’œuvre. Visuellement éblouissant, d’une violence brute et soudaine à l’image de ces flèches dont l’impact sur le corps humain est pour la première fois au cinéma rendu avec une précision morbide, le film d’ Alejandro G. Iñárritu ne parvient pas à unifier le fond à la forme. Car de quoi veut-il nous parler ? De Dieu, de la vengeance, du racisme, de la survie, de la souveraineté indienne ? Par le jusqu’au-boutisme qui fait sa force, The Revenant se fait du même coup dangereusement hermétique. Ce qui ne l’empêche pas d’être une expérience unique et absolument indispensable. Loris Hantzis, 2020.
L’APPEL DE LA FORÊT
Call of the Wild
de William A. Wellman, 1935, US, 1h35, Noir et Blanc
avec Clark Gable, Loretta Young…
RÉSUMÉ : Péripéties en Alaska pour un chercheur d'or et son chien-loup, animal robuste et courageux, croisant la route d'un prospecteur et de sa belle épouse.
POINTS DE VUE : En Alaska, vers 1900, la grande aventure attend deux chercheurs d’or. Lumineuse adaptation du célèbre livre de Jack London. Dictionnaire des films, 1995.
Wellman aime filmer les passions qui s’accélèrent. Cette adaptation réussie du beau livre de Jack London en est la preuve. Dans des paysages enneigés, grandioses et rudes, Clark Gable, aventurier solitaire, désabusé et ironique, sauve un saint-bernard, puis rencontre une jeune femme dont le mari a disparu. Il succombe un moment à l’amour avant de se sacrifier, à l’image de bien des héros wellmaniens. La sobre efficacité de la mise en scène n’empêche pas les notes d’humour apportées par un Jack Oakie tout en rondeurs et bon enfant. Télérama, 2017.
LES AVENTURES DE ROBIN DES BOIS
The Adventures of Robin Hood
de Michael Curtiz et William Keighley, 1938, US, 1h42, Couleurs
avec Errol Flynn, Olivia De Havilland…
RÉSUMÉ : Alors que le prince Jean, aidé de son bras droit, l'infâme Guy de Gisbourne, règne sur l'Angleterre, Robin de Loxley proclame sa fidélité à Richard Cœur de Lion, retenu prisonnier en Autriche. Dépossédé de ses biens par le prince Jean, Robin, que l'on nomme désormais Robin des Bois, a formé avec quelques hommes audacieux et courageux une bande de hors-la-loi, qui assaillent et dévalisent sans relâche les hommes du prince. L'attaque d'un convoi d'or conduit par Guy de Gisbourne permet à Robin de nouer de tendres liens avec lady Marian, la filleule du roi Richard, dont les beaux yeux s'ouvrent soudain sur la misère des Saxons et l'arrogance des Normands...
POINTS DE VUE : Commencé par William Keighley et achevé par Michael Curtiz, cette version hollywoodienne de la fameuse légende reste aujourd’hui le modèle du film d’aventures moyenâgeuses. La prestance d’Errol Flynn dans le rôle de Robin, la grâce d’Olivia De Havilland, le rythme des poursuites et du célèbre duel final, enfin et surtout le chatoyant Technicolor des débuts de la couleur, en font un enchantement qui, au fil des années, n’a rien perdu de son charme. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.
La question ne se pose pas : il faut régulièrement refaire ce parcours fléché en forêt de Sherwood et se plonger encore et encore dans ce bain de jouvence en vieille terre hollywoodienne pendant le règne éclatant du Technicolor. Car la fougue et l’insolence de ces aventures-là restent intactes. Guillemette Odicino, 2020.
SAMSON ET DALILA
Samson and Delilah
de Cecil B. De Mille, 1949, US, 2h08, Couleurs
avec Victor Mature, Hedy Lamarr…
RÉSUMÉ : Samson, un berger à la force surhumaine, mène la lutte des Hébreux contre le joug des Philistins après avoir perdu la femme dont il était amoureux.
POINTS DE VUE : La meilleure réussite de De Mille dans un genre où il connut ses plus gros succès, malgré la médiocrité du traitement. De Mille s’affirma bien mieux dans ses comédies du muet, ses films d’aventures et surtout ses westerns admirables. Samson et Dalila échappe à la lourdeur de ses autres films bibliques. L’illustration est somptueuse, se référant pour les couleurs aux Très Riches Heures du Duc de Berry des frères de Limbourg et pour la composition des plans à l’école nazaréenne allemande. On notera le souci ambitieux de De Mille de faire exécuter ses effets spéciaux de l’intérieur du plan, sans trucage de montage. Stéphan Krezinski, 1995.
Sexe, sang, fureur : Cecil B. De Mille a trouvé dans la Bible la matière d'un cinéma populaire directement inspiré des feuilletons du XIXe siècle. Ici, le scénario prend des libertés avec les textes sacrés en faisant de Dalila la belle-sœur de Samson. Sa félonie se justifie par du dépit amoureux : raccourci astucieux qui donne aux épisodes disjoints de la vie du berger culturiste une réelle cohérence dramatique...
Mais, pour son premier récit biblique en couleurs, De Mille est resté fidèle à son style, établi au temps du muet : décors monumentaux — la destruction finale du temple est un morceau de bravoure — dans lesquels s'agitent des personnages tout aussi marmoréens. Si le film convainc, c'est justement parce que la distribution convient parfaitement à cette approche monolithique : Victor Mature et Hedy Lamarr — l'une des plus belles actrices hollywoodiennes — sont, pourrait-on dire, des corps avant d'être des comédiens, leur présence a plus d'importance que leur talent. De Mille compose avec eux de véritables tableaux, d'une grande invention plastique. Tandis que George Sanders est chargé d'apporter un peu de subtilité dramatique. Le cocktail n'a pas pris une ride. — Aurélien Ferenczi, 2016.
Le film de DeMille conte l’épopée biblique et tragique de Samson (Victor Mature), qui lutte pour libérer son peuple, les Hébreux soumis aux Philistins. Il tombera dans le piège tendu par la belle et cruelle Dalila (Hedy Lamarr).
Samson et Dalila est un projet que DeMille portait en lui depuis les années 30, retardé à cause de l’échec de son autre film antique Les Croisades. Avant Sous le plus grand chapiteau du monde et Les Dix Commandements, Samson et Dalila est sans doute le sommet de la dernière période de l’œuvre de DeMille. Le cinéaste a souvent puisé dans la Bible les histoires de ses films, adaptant les saintes écritures avec fantaisie au gré de ses fantasmes et de ses besoins d’homme de spectacle, avec cependant la paradoxale fidélité d’en extraire ce mélange délirant de sexe et de violence, d’amour, de passion et de destruction. Les morceaux de bravoure physiques alternent avec des moments d’intimité, nous rappelant que DeMille fut d’abord un grand cinéaste du couple et des relations entre les hommes et les femmes, avec ses mélodrames mondains muets, et qu’il ne céda que par intermittence au monumentalisme qui devint sa marque de fabrique. Une autre facette constante de l’œuvre de DeMille, l’érotisme, éclate dans Samson et Dalila, sublime écrin pour la sensualité de Hedy Lamarr, actrice d’origine austro-hongroise qui était devenue une star en se montrant nue à l’écran, dans Ekstase en 1933. Le style de DeMille, proche de l’enluminure en ce qui concerne ses films bibliques doit autant à la sculpture qu’à la peinture, dans son souci de la composition davantage que du mouvement, dans son utilisation extraordinairement expressive du Technicolor. Souvent qualifié péjorativement de « pompier » l’art de DeMille est plutôt celui d’un primitif, fidèle à l’esthétique du muet même dans ses films tardifs sonores et en couleur, constamment hors des modes et donc indémodables, mais dont l’impact sur le public, immédiat et profond, ne s’est jamais démenti.
Voici ce qu’écrivait le cinéaste Albert Serra au sujet de ce film admirable, lors de sa carte blanche au Centre Pompidou : « À mon sens, le meilleur film de Cecil B. DeMille (même si Paulette Goddard en est absente.) Tout son univers, plus délicat et corrompu que jamais, s’y retrouve, ainsi que son hiératisme classique, et il est facile de confondre Victor Mature avec une colonne... De plus, le conflit psychologique des personnages est d’une complexité et d’une sensualité si intimes que jamais on ne retrouvera cela sur un écran de cinéma. Samson et Dalila, c’est la sublimation de l’ingéniosité naturaliste.» Olivier Père, 2014.
SEULS LES ANGES ONT DES AILES
Only Angels Have Wings
de Howard Hawks, 1939, US, 2h01, Noir et Blanc
avec Cary Grant, Jean Arthur…
RÉSUMÉ : Durant une escale à Barranca, en Amérique du Sud, Bonnie Lee, une danseuse, rencontre Geoff Carter, qui dirige une ligne de la compagnie aéropostale avec une fermeté proche de l'insensibilité. D'abord surprise, elle tombe amoureuse de lui et ne se laisse pas décourager par ses tentatives de l'évincer...
POINTS DE VUE : Lorsqu'il imaginait, dans Un conte de Noël (2008), les rapports électriques entre Catherine Deneuve, mère mal-aimante, et Mathieu Amalric, fils mal-aimé, Arnaud Desplechin ne cessait de visionner Seuls les anges ont des ailes, de Howard Hawks (1939), « ce film génial dont les héros - les aviateurs d'une minable compagnie cernés par la mort - n'avaient pas le temps de prendre des gants ». Leur incroyable cynisme le fascinait. « Un seul exemple : deux types sont en train de draguer Jean Arthur et commandent trois steaks à la cantine. L'un d'eux est brusquement appelé en mission et son avion s'écrase. Cary Grant arrive pour annoncer cette triste nouvelle. Puis, il s'assoit tranquillement et, à la stupeur de Jean Arthur, entame le steak du mort... Ben quoi : il n'a pas le temps de faire de chichis : il a faim et l'autre n'en aura plus besoin »...
La scène est splendide, en effet, parce qu'elle résume parfaitement l'éthique de Hawks : ne jamais céder aux jérémiades, ni à l'auto-apitoiement. Les sentiments, OK, le sentimentalisme, non ! Chez lui, les êtres commettent des erreurs, mais sûrement pas des bassesses. La lâcheté peut les envahir, parfois, mais le pire des salauds (dans Seuls les anges ont des ailes, c'est cet aviateur qui a sauté en parachute en laissant mourir son mécanicien) trouvera en lui, le moment venu, le désir et la force de se racheter. Hawks est un humaniste. Et s'il est le seul hollywoodien de l'époque à filmer si bien les femmes, c'est qu'il les considère peut-être comme des adversaires (la guerre des sexes existe) mais, d'abord, comme des égales : des baroudeuses à l'inébranlable force d'âme. Le rythme du film est inouï : à la fois aiguisé (les répliques entre Cary Grant et Jean Arthur crépitent comme celles de L'Impossible Monsieur Bébé) et élégiaque (lorsque de petits coucous luttent contre la tempête). Le moment le plus émouvant du film est la disparition du « Kid » (Thomas Mitchell, grandiose), qui demande à tous ses potes de s'éloigner de la table où il agonise pour accueillir, seul, la mort dont il attend qu'elle lui offre les mêmes plaisirs que la vie, en mieux. Et on vous laisse le plaisir de découvrir le brio avec lequel Hawks fait d'une simple pièce truquée la plus intelligente des déclarations d'amour. — P.M., 2016.
Un concentré de pur « Hawksisme ». Le film préféré des cinéastes de la Nouvelle Vague (les fameux « hitchocko-hawksiens »). Le meilleur rôle de Cary Grant, qui pourtant en a eu beaucoup. Et surtout, une sacrée tragi-comédie d'aventures exotiques dont, curieusement, les enseignements peuvent s'appliquer à tous, dans toutes les situations. Un chef-d'œuvre, Seuls les anges ont des ailes ? Vous plaisantez, bien plus que ça...
Souvenez-vous, on avait laissé l'ami Howard Hawks sur l'échec de L'Impossible Monsieur Bébé. Privé, du coup, de son épopée coloniale Gunga Din, réattribuée à George Stevens. Qu'importe, Hawks plaque la RKO et s'en va proposer une histoire à la Columbia de Harry Cohn. Un seul scénariste est crédité (le fidèle Jules Furthman, qui écrira Rio Bravo et une poignée d'autres films pour le cinéaste), mais il y eut trois autres collaborateurs et, surtout, les souvenirs de Hawks lui-même. Pendant le tournage de Viva Villa !, cinq ans plus tôt, il avait observé une petite compagnie aérienne mexicaine : pilotes américains plus ou moins « borrachos », conditions de sécurité tout à fait précaires, atmosphère d'émulation et de camaraderie. Hawks, lui-même pilote, et amateur de sports mécaniques en général, les côtoie avec envie.
Ce sera le sujet de son prochain film, et c'est bien un sujet pour lui : soit Cary Grant, raide comme la justice, dirigeant dans un port tropical une poignée de gringos intrépides, les héros de l'Aéropostale locale, chargés de passer le courrier à travers les Andes dans des coucous qui ne montent pas assez haut... Pas de tour de contrôle, mais un rade qui fait office d'hôtel-bar-bureau de la compagnie et où, au fond, tout va se passer. Et quand on dit tout, c'est tout : amours perdues qui refont surface (Rita Hayworth, débutante, revient draguer Cary Grant, qu'elle a plaqué quelques mois plus tôt), nouvelle conquête potentielle (Jean Arthur, la star des films de Frank Capra, un peu dépaysée dans l'humour à froid hawksien), héroïsme et trahisons en tout genre.
Il y a des scènes d'action dans Seuls les anges ont des ailes : des maquettes d'avion, des atterrissages spectaculaires, quelques moments dans la cabine — y compris l'intrusion d'un oiseau en plumes délogé par les oiseaux en acier —, mais l'essentiel est ailleurs, chez ceux qui, au sol, attendent les pilotes partis dans la purée de pois ou l'orage, cohabitent plus ou moins facilement, s'aiment et se chamaillent à répétition.
L'amitié masculine, le groupe et ses rites initiatiques — qui excluent ou accueillent —, l'amour et son désordre, plus intimement le courage ou la peur : le film explore ces thèmes et ces émotions jusqu'à devenir une véritable leçon de vie. Car ce sont des hommes au travail ; et la petite compagnie aérienne, Barranca Airlines, est une entreprise comme une autre, avec ses règles qu'il ne faut pas enfreindre, ses employés « placardisés » qui cherchent à se racheter (Richard Barthelmess, dans le rôle d'un pilote traînant la malédiction d'un accident dont il a réchappé), ses types qu'on pousse vers la retraite (le meilleur pote de Cary Grant, dont la vue baisse inexorablement), et, au centre, le manager charismatique, le chef qui aime et châtie mais fait lui, quand il le faut, le sale boulot.
Cary Grant est exceptionnel : on l'a connu (et on le connaîtra souvent) séducteur blagueur, ahuri gaffeur et même play-boy vieillissant. On l'a rarement vu incarner ainsi la maîtrise : maîtrise de lui-même et du métier où il excelle, esprit hyper vif sachant réagir à toutes les situations, assurance jusqu'à l'arrogance. La petite Jean Arthur, qui tombe amoureuse de lui au premier regard ou presque, s'attaque, comme les pilotes, à une montagne de glace, un cœur brisé — par Rita Hayworth — qu'il faut raccommoder, un orgueil effarant qu'il faut apprivoiser. Elle en avalera des couleuvres jusqu'à un dénouement magnifique, qu'on ne vous révèlera pas — l'un des aveux amoureux les plus singuliers de l'histoire du cinéma. On vous le répète : dans ce film, il y a la vie toute entière. Aurélien Ferenczi, 2015.
Ce film d’aventures parfait est le modèle du cinéma de Hawks : un groupe d’hommes isolés du monde avec une mission à accomplir, le reste par la communauté de celui qui a failli au code de l’honneur viril, la femme présentée comme élément perturbateur, le refus de tout sentimentalisme, l’alternance des moments d’action et de repos, le mélange du drame et de la comédie… Tout y est dans une harmonie totale et une mise en scène « à hauteur d’œil ». Joël Magny, Critique, 1995.
Howard Hawks, réalise le deuxième des trois long métrages qu’il tourna à la suite avec Cary Grant à cette période. Si les deux autres étaient des comédies débridées L’impossible Monsieur Bébé (Briging Up Baby, 1938) et La Dame du vendredi (His Girl Friday, 1940), celui-ci fait partie des films d’aventures dont il a aussi émaillé sa carrière. Dans ce registre, le cinéaste confronte, comme il le fit souvent, un groupe humain qui ne peut faire face à une difficulté qu’en étant solidaire.
Le personnage de Jean Arthur assiste, impuissante, comme une spectatrice, aux conséquences du comportement illogique de Geoff, qui sacrifie tout à sa compagnie et semble insensible aux dangers courus par ses pilotes. De plus, celui-ci malmène ses deux plus proches collaborateurs Kid Dabb (Thomas Mitchell) et Dutchy le cuisinier (Sig Ruman). L’arrivée d’un nouveau et controversé aviateur, MacPherson (Richard Barthelmess), accompagné de son épouse Judy (Rita Hayworth), va bouleverser les certitudes de Geoff.
Le cinéaste avait cette idée de scénario depuis qu’il avait coréalisé Viva Villa ! en 1933. Lors de ce tournage au Mexique, il avait en effet découvert un aérodrome peuplé de casse-cous. Les premières moutures de script ne parvinrent pas à convaincre un producteur, jusqu’à ce qu’il demande un scénario à Jules Furthman.
C’est aussi la réussite et le succès de L’impossible Monsieur Bébé et l’idée d’employer de nouveau Cary Grant qui aidèrent à la concrétisation du projet.
Même si le couple Arthur/Grant est central, c’est le caractère choral du récit qui fait la différence avec ses protagonistes complexes et haut en couleur : Richard Barthelmess joue un personnage sombre et peu aimable, tenu pour responsable d’un drame ancien ; Rita Hayworth est une femme consciente de sa beauté, mais qui s’astreint à tenter de le faire oublier ; Thomas Mitchell interprète un homme intègre, sérieux et âme damnée du patron. Enfin, Sig Ruman, l’œil rond toujours étonné, incarne un individu en attente des compliments de ce même patron qui ne viendront jamais !
Bonnie, mutine et faussement ingénue, va patiemment mettre en place des manœuvres de séduction envers Geoff qui, lui, ne voit rien. Ce dernier, toujours élégant, passe en un clin d’œil du chef inflexible sans cœur au joyeux drille capable de jouer au piano toute une nuit. C’est cette dernière facette de sa personnalité qui permettra de souder le groupe et mener à bien le but poursuivi.
Hawks retrouvera Jules Furthman par deux fois pour Le Port de l’angoisse (To Have and Have Not, 1944), qui révéla le couple Bacall/Bogart et Le Grand Sommeil (The Big Sleep, 1945), avec les mêmes interprètes principaux.
Il emploiera de nouveau Cary Grant dans deux comédies totalement loufoques : Allez coucher ailleurs (I Was a Male War Bride, 1949), où il le fera se déguiser en femme pour pouvoir quitter l’Allemagne d’après-guerre et Chérie, je me sens rajeunir (Monkey Business, 1952), où il lui demandera de retomber en enfance à cause d’une potion miracle. Fabrice Prieur, 2021.
SPARTACUS
de Stanley Kubrick, 1960, US, 3h17, Couleurs
avec Kirk Douglas, Jean Simmons…
RÉSUMÉ : Spartacus, esclave d'origine thrace, est vendu à Lentulus Batiatus, le richissime propriétaire de l'école de gladiateurs de Capoue. Il y subit le dur entraînement des futurs combattants de l’arène, non sans regimber. Sa noblesse naturelle attire le doux regard d’une autre esclave, Varinia…
POINTS DE VUE : L’an 73 avant Jésus-Christ. Deux gladiateurs vont s’affronter. Or ils sont amis...
Sous ses allures de péplum traditionnel, avec jupettes tout cuir et profusion de figurants, Spartacus est un véritable manifeste antimaccarthyste. C’est Kirk Douglas qui s’est entiché du roman de Howard Fast : une interprétation collectiviste de la célèbre révolte d’esclaves de l’Antiquité. L’écrivain a, en son temps, comparu devant l’impitoyable commission des activités antiaméricaines. C’est Kirk Douglas, encore, qui demande à Dalton Trumbo, autre victime expiatoire de la chasse aux sorcières, de signer l’adaptation. C’est Kirk Douglas, enfin, qui congédie Anthony Mann au profit de Stanley Kubrick.
Aux mains d’une telle équipe, les damnés de la terre se lancent dans une formidable épopée. À Trumbo les envolées vengeresses ou idéalistes ; à Kubrick le fracas d’un récit puissant, mais froidement maîtrisé. L’homosexualité, très présente dans le roman, sera gommée de cette parabole virile et antique sur la lutte des classes : la seule scène équivoque fut censurée. Cécile Mury, 2020.
Ce classique du péplum, voulu par le comédien et producteur Kirk Douglas, adapté du récit d’Howard Fast, est une relecture très romancée et marxiste de la vie du gladiateur Spartacus, qui dirigea la rébellion d’esclaves contre la République romaine, au premier siècle av. J.-C. De cet événement sur lequel les interprétations historiques divergent, Stanley Kubrick tire un beau long métrage qui ne s’écarte pourtant jamais de l’orthodoxie du film à grand spectacle sur l’Antiquité, avec des plans attendus, souvent généraux, dès lors qu’il s’agit d’orchestrer la mise en scène des combats, impliquant des centaines de figurants (on mentionnera évidemment la bataille entre l’armée esclave et l’armée romaine).
Le gigantisme de l’entreprise fut à elle seule une aventure : Anthony Mann était d’abord prévu pour diriger l’affaire, mais il se fâcha avec la vedette du film, et Kirk Douglas obtint que le jeune réalisateur Stanley Kubrick, qui l’avait impeccablement dirigé dans Les Sentiers de la gloire, célèbre brûlot antimilitariste, reprenne le tournage au pied levé, s’accommodant d’un scénario qu’il n’avait pas écrit. Le réalisateur expliqua plus tard la gêne qu’il avait éprouvée à accepter cette configuration, lui qui était notoirement réputé pour être le grand démiurge de ses créations cinématographiques. Le metteur en scène avalera quelques couleuvres jusqu’à l’amputation de quelques moments jugés trop violents (un bon quart d’heure qui sera rétabli dans la version intégrale) et d’une séquence dont l’homo-érotisme était inacceptable pour la production hollywoodienne de l’époque.
Spectaculaire à bien des égards, Spartacus est à la jonction entre le film d’action, le mélodrame (exemplairement, l’adieu de Varinia au héros crucifié, après lui avoir montré son fils) et le long-métrage politique, aux accents humanistes. Les séquences mémorables abondent : les combats de gladiateurs, la bataille finale, la solidarité des esclaves se levant spontanément pour ne pas livrer leur chef, avec leur célèbre réplique "Je suis Spartacus !", le tout servi par des dialogues soignés et des prestations d’acteurs globalement excellentes : le duo Kirk Douglas-Jean Simmons parvient à susciter l’émotion, Laurence Olivier incarne un Crassus tyrannique à souhait, Charles Laughton est un Gracchus sardonique, Peter Ustinov joue la lâcheté avec une efficacité redoutable (il obtiendra d’ailleurs l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle, en 1961). Dans cette constellation de stars, seul le jeune Tony Curtis paraît bien falot.
On le sait : Kubrick désavoua cette œuvre devenue un classique du genre. Mais globalement, Spartacus tient encore la route et figure dans le trio de tête des meilleurs péplums, avec Ben-Hur et Les Dix Commandements. Jérémy Gallet, 2020.
LÀ-HAUT
de Peter Docter, Bob Peterson, 2009, US, 1h36, animation, Couleurs
RÉSUMÉ : Après la mort de sa femme Ellie, Carl, un vieil homme, se souvient du rêve qu'il avait avec elle de se rendre en Amérique du Sud. Refusant de vendre son pavillon à des promoteurs et d'aller dans une maison de retraite, il attache des milliers de ballons à sa demeure et s'envole pour cette destination. Il ne se doute pas qu'un petit garçon de 9 ans, Russell, se trouve à l'intérieur. Ce boy-scout très bavard veut décrocher la médaille récompensant un enfant pour une bonne action auprès d'une personne âgée. Contraint de cohabiter avec l'enfant, Carl, que la vie solitaire a rendu taciturne, l'entraîne en direction de son objectif, une chute d'eau...
POINT DE VUE : En choisissant ce vieux Carl — bougon, sourd, casanier, avec dentier et déambulateur — comme personnage principal, Pixar s’offre le luxe d’afficher un handicap commercial. Le premier quart d’heure, résumé poignant des épisodes marquants de sa vie jusqu’à la mort récente de son épouse, est un film dans le film. Bien que travaillée par le deuil, la suite est plus aérienne. Harcelé par les promoteurs, le vieil homme (faux air de Walter Matthau) a opté pour une solution inattendue. Il arrache sa maison du sol, la fait décoller grâce à des ballons, avec l’espoir de réaliser le rêve partagé avec sa défunte femme : s’installer sur les hauteurs de gigantesques chutes, en Amérique du Sud.
Un papy qui veut se libérer d’un fardeau et un enfant parasite qui ne fait pas le poids : à deux, peut-être arriveront-ils à quelque chose. Initiatique, cette aventure les emmène dans la jungle et au creux d’un canyon en revisitant plusieurs genres. Le montage vif produit parfois des images quasi subliminales. Entre légèreté et pesanteur, ascension et chute, le film balance. Trouver le bon équilibre, tout est là. Cette apologie de l’émancipation et du voyage serait un peu courte si le détachement prôné ne visait, au fond, une stabilité synonyme de sérénité. Télérama, 2022.
IRRADIÉS
de Rithy Panh, 2022, France-Cambodge, 1h28, Documentaire
avec André Wilms, Rebecca Marder
RÉSUMÉ : Le siècle passé, les nombreuses guerres ont laissé des traces indélébiles. En effet, d'Hiroshima à Hanoï, du Rwanda à la Polynésie, ces lieux partagent un triste passé commun : ils ont subi, et subissent toujours les conséquences des irradiations auxquelles ils ont été exposés. Parvenus à maîtriser des nouvelles technologies, les hommes n'ont pas su en faire un bon usage. Des conflits ont nécessité d'employer des moyens toujours plus importants, et surtout dévastateurs. Des années, voire des décennies après les faits, ces endroits portent encore les stigmates d'inventions certes dissuasives, mais aussi terriblement dévastatrices...
POINT DE VUE : Depuis plus de trente ans, il revient obstinément sur le génocide cambodgien dont il a réchappé. Rithy Panh n’a cessé de plonger toujours plus loin dans l’abîme mortifère, documentant cette histoire qui est aussi la sienne, sans se soucier de celles et ceux qu’elle pourrait rebuter. Après avoir ressuscité les gestes des bourreaux dans S21, la machine de mort khmère rouge (2003), évoqué sa famille disparue à travers les statuettes d’argile de L’Image manquante (2013) ou invoqué l’âme des défunts dans Les Tombeaux sans noms (2018), il élargit le cadre et emprunte à la forme visuelle du triptyque pour inscrire la barbarie khmère rouge dans l’histoire mondiale du crime de masse. Celle d’un siècle qui a vu l’ingéniosité de l’homme servir de manière répétée le projet suicidaire de notre humanité, de Verdun à Phnom Penh, en passant par Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki, dont les survivants irradiés (figurés dans le film par des artistes de butō) sont, comme lui, les messagers d’un désastre toujours recommencé.
Certes, le voyage que propose Irradiés est éprouvant — comment pourrait-il ne pas l’être ? On aimerait parfois ne pas avoir vu les images que nous tend Rithy Panh. Mais, convoquant les ressources poétiques de la littérature, de la musique, de la danse et du montage pour affronter cette puissance maléfique qui aspire à faire taire les manifestations de l’esprit humain, il signe une sorte d’oratorio d’une prodigieuse intensité. Et quand, au bout de ce parcours jonché de millions de cadavres, il se recentre quelques minutes sur la parole d’une survivante qui marche seule dans les rues de Paris, évoquant son dernier échange avec un père aimé, à Auschwitz-Birkenau, l’émotion survient sans qu’on l’ait vue venir, comme une réponse aussi ténue qu’irréductible à la pulsion de mort vouée à engloutir jusqu’à ceux qui l’exercent. François Ekchajzer, Télérama, 2022.
CONVERSATION SECRÈTE
The Conversation
de Francis Ford Coppola, 1974, US, 1h53, Couleurs
avec Gene Hackman, John Cazale…
RÉSUMÉ : Pour le compte d'un énigmatique Mister C, Harry Caul, un spécialiste des écoutes téléphoniques, capte la conversation entre une femme et un homme, au moyen d'un équipement ultra-perfectionné. De retour chez lui, il passe en boucle le dialogue du jeune couple, Mark et Ann. Très vite, Caul comprend qu'ils se sentent en danger et refuse de remettre les bandes à son commanditaire. En effectuant différents montages, il tente d'en apprendre davantage sur la menace qui pèse sur les jeunes gens. En son absence, son appartement est cambriolé. Les enregistrements disparaissent. Caul décide d'exploiter sa seule piste : l'adresse d'un hôtel où les jeunes gens pensent qu'ils vont être assassinés...
POINTS DE VUE : Sorti en pleine affaire du Watergate, Conversation secrète décrit avec un luxe de détails la profession des « écouteurs » de l’espionnage industriel ou politique, et cette conjonction lui valut un accueil chaleureux au festival de Cannes. En fait, Coppola préparait ce film depuis 1968. L’aspect documentaire sur la technologie hyper-perfectionnée de la captation du son se double d’un drame psychologique, quasi métaphysique, qui est pour Gene Hackman l’occasion d’une puissante performance. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.
Dans le domaine de la surveillance privée, Harry Caul, solitaire et glacé, est un as. Mais voilà qu’en espionnant, visuellement et auditivement, un couple dans un parc, il se persuade que les photos et les enregistrements qu’il va fournir à son employeur vont provoquer un meurtre...
C’est une époque où Francis Ford Coppola avait de l’ambition et un sacré talent. La séquence d’ouverture, par exemple, où l’on voit le couple être pris au piège, apparaît savamment et suavement mise en scène. Presque antonionien, par les idées sinon par le style, Conversation secrète est une réflexion passionnante sur l’apparence (comme l’est Blow-up) et les pièges qu’elle recèle. Mais c’est aussi, bien sûr, en un temps où le cinéma américain avait l’habitude de dénoncer ses tares — nous sommes en plein Watergate —, une plongée inquiétante dans la paranoïa d’un individu et d’une nation. Certes, les moyens techniques qui permettent au héros de s’infiltrer dans la vie des gens ont bien évolué depuis, mais, paradoxalement, le côté désuet des écoutes de Gene Hackman rend encore plus effrayant et dérisoire son professionnalisme, avec sa sécheresse, son refus des autres, qui masquent si mal ses troubles et ses névroses. Cette formidable méditation sur l’aveuglement et la responsabilité, servie par une étonnante musique de David Shire, crée une angoisse diffuse. Palme d’or du Festival de Cannes 1974, cinq ans avant celle d’Apocalypse Now. Pierre Murat, Télérama, 2022.
L’intrigue livre tout d’abord une fausse piste au spectateur. On pense tout, au vu du déploiement de moyens, que Caul est un agent des services secrets chargé de pister de dangereux ennemis des États-Unis. Or, ce n’est pas le cas : il est à son compte et travaille uniquement pour de l’argent. Les deux personnes qu’il surveille peuvent tout aussi bien être des ennemis du client qu’un couple illégitime.
Le personnage de Caul est quant à lui totalement différent de l’image que l’on peut se faire habituellement d’un agent de renseignement, aux antipodes de l’espion charismatique. Il est vêtu de manière terne avec un pardessus transparent dont il ne se défait jamais à l’extérieur quel que soit le temps ; il a une vie hyper réglée, quasi monacale, uniquement égayée par des gammes de saxophone qu’il pratique chaque soir. Il ne fait confiance à personne, ni à ses voisins pourtant bienveillants, ni à sa petite amie qui ne doit parler de lui à personne, et pas plus à son collaborateur qu’il tient au maximum dans l’ignorance.
Dans ce contexte paranoïaque, le héros verra malgré toute son organisation millimétrée, tout son univers voler en éclats.
Ce film austère et précis trouve sa pertinence après l’affaire du Watergate, tout en se référant au cinéma de Hitchcock et Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966) : les images et les dialogues peuvent être différemment interprétés et réinterprétés selon l’angle duquel on les examine. Conversation secrète influencera lui-même plusieurs films de genre à venir, ne serait-ce chez Brian De Palma.
Entouré d’un belle distribution, de Frederic Forrest à Harrison Ford, Gene Hackman livre une prestation exceptionnelle de ce personnage solitaire et introverti.
Entre autres prix, le long métrage reçut la Palme d’or au festival de Cannes 1974. Ce sera une première pour Francis Ford Coppola qui la décrochera une seconde fois en 1979 avec Apocalypse Now. Fabrice Prieur, 2022.
MONSIEUR KLEIN
de Joseph Losey, 1976, France, 2h03, Couleurs
avec Alain Delon, Jeanne Moreau…
RÉSUMÉ : Paris, 1942. Robert Klein est un trafiquant peu scrupuleux qui s'est enrichi sous l'occupation allemande, en rachetant à bas prix les biens des Juifs spoliés. Alors qu'il reconduit sans ménagement un client, il trouve sur le seuil de sa porte un journal, "Informations juives", envoyé à son nom et à son adresse. Intrigué, Robert se rend au bureau du journal, puis à la préfecture de police. Partout, il retrouve son nom. Poursuivant son enquête, il découvre que l'homme en question est en fait un homonyme, disparu depuis peu. Décidé à le retrouver pour justifier sa propre identité, Robert doit s'enfuir pour échapper à la Gestapo...
POINTS DE VUE : Paris, 1942. M. Robert Klein, bellâtre jouisseur et égoïste, s’enrichit dans le commerce des tableaux, au détriment de propriétaires juifs. Un jour, ce cynique trouve sur le pas de sa porte un journal, Informations juives, qui semble le compter parmi ses abonnés. M. Klein découvre l’existence d’un homonyme, juif et résistant. Il entame une étrange et dangereuse quête de son double.
Le grand film de Joseph Losey coule comme un fleuve noir vers la rafle du Vél’ d’Hiv. M. Klein découvre à ses dépens que dans une dictature l’identité peut être réversible. Le profiteur de guerre devient persécuté et voit son ancien entourage se ranger dans le clan des persécuteurs. Que fut-il d’autre lui-même ? Le refus de l’engagement est illusoire, semble nous dire Losey, il n’est qu’une autre forme, perverse, d’engagement. Dans l’air fiévreux et délétère du Paris occupé, le réalisateur construit un suspense glacé, psychologique, métaphysique et historique. Une réflexion sur la folie, sur la dépossession de soi, autant qu’une analyse en profondeur des méandres de l’État policier.
Alain Delon, qui porte son rôle comme un masque de terre, impressionne. Cécile Mury, Télérama, 2021.
Enfin un film authentiquement kafkaïen. Ici, comme chez Kafka, on ne traite pas d’un être dépersonnalisé que la société écrase de son indifférence, mais d’un homme « qui a des responsabilités » et que la société remet en cause, en lui laissant toute latitude de s’y réintégrer. Cette mise en cause devient une quête de quelque chose ou de quelqu’un qui lui permettra de se justifier, quête qui finit par fasciner l’homme et devient un but en soi, lui interdisant qu’il le veuille ou no, toute réintégration. L’homme écrasé par sa propre démesure. Stéphan Krezinski, 1995.
Les années qui ont suivi la sortie du documentaire Le chagrin et la pitié ont brisé le tabou de la représentation cinématographique des noirceurs du régime de Vichy. Après Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974), Mr. Klein se déroule également dans une France où règnent lâchetés, délations, mesquineries et compromissions, dans un contexte d’antisémitisme institutionnalisé. Le film démarre fort, avec la visite médicale d’une femme nue (Isabelle Sadoyan) subissant un examen pour déterminer ses origines ethniques, les propos du docteur assumant un racisme convaincu, et ses gestes s’apparentant à ceux d’un vétérinaire. Un spectacle de cabaret raillant les juifs, auquel assistent Robert Klein et sa maîtresse (Juliet Berto), met en exergue l’attitude inconsciente d’une partie du monde des artistes. L’horreur va crescendo jusqu’à une séquence montrant la préparation et le déroulement de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Entre ces passages emblématiques, on aura vu un affairiste arnaquer un juif en fuite (Jean Bouise), un employé de préfecture (Michel Aumont) d’un zèle administratif digne de Maurice Papon, des policiers inquiétants (Étienne Chicot et Pierre Vernier), traquant un homme tels des tueurs à gages, un vieux père (Louis Seigner) expliquer que les Klein sont « catholiques depuis Louis XIV », ou un respectable avocat (Michael Lonsdale) dénonçer un juif forcément criminel à ses yeux. Pourtant, Monsieur Klein n’est que partiellement un film historique, les déboires de Robert Klein prenant une dimension kafkaïenne et absurde qui dépasse le souci de vraisemblance et de reconstitution d’époque, pourtant soignée. Bourgeois cultivé, fier d’être Français et faisant confiance à la police de son pays, Mr. Klein a trouvé un créneau.
L’exil des juifs lui assure une prospérité financière, même s’il n’est pas directement impliqué dans la collaboration. Bel homme, il est partagé entre Jeanine et la femme de son meilleur ami (Francine Bergé), jusqu’au jour où une curieuse homonymie viendra bouleverser son existence moralement équivoque mais socialement réglée. Arroseur arrosé, Robert mène son enquête mais c’est précisément la complexité de celle-ci et l’ambiguïté de son attitude qui font la force du récit. Volonté de se protéger ou attirance vers le danger qui le menace ? Toute la force de Losey est de ne pas donner de réponse à cette interrogation et de réussir à teinter le film d’un climat étrange et irréel, à l’instar de la séquence d’un dîner en province auprès de châtelains mystérieux (Jeanne Moreau et Massimo Girotti). On pourra voir aussi des correspondances avec The Servant (1963), le chef-d’œuvre de sa période anglaise, pour les thèmes de la manipulation et du double, les deux Klein se livrant sans se voir au même jeu du plus fort pratiqué par Dirk Bogarde et James Fox. Comme dans ce film, Losey est un maître dans la captation des sentiments humains et l’aptitude à créer une tension. On se référera ici à la scène où son antihéros, évasif, sort un rasoir d’un tiroir sous le regard effrayé d’une logeuse (Suzanne Flon) : le film nous mène le temps de quelques secondes vers une fausse piste narrative... Producteur du film, Alain Delon fut très impliqué dans le projet. Froidement accueilli au Festival de Cannes, Monsieur Klein fut un échec public mais séduisit les professionnels qui lui donneront les César du meilleur film, du meilleur réalisateur des meilleurs décors (Alexandre Trauner). Gérard Crespo, 2022.
LES MENDIANTS DE LA VIE
BEGGARS OF LIFE
de William A. Wellman, 1928, US, 1h25
avec Louise Brooks, Richard Arlen…
RÉSUMÉ : Dans le Middle West, Nancy, venant d’abattre son tuteur qui voulait abuser d’elle, part, déguisée en homme, avec Jim le vagabond. Se cachant dans les trains, affamés, traqués, ils s’intègrent à une bande de clochards, bientôt dirigée par Oklahoma Red. Après l’attaque par la police du train où ils ses sont installés, quelques survivants se réfugient dans une maison abandonnée.
POINT DE VUE : Un film quelque peu mythique, par la présence de Louise Brooks, une des actrices les plus rayonnantes du cinéma, et son sujet qui donne la parole à ceux que la vie a laissés pour compte. L’œuvre est belle, surtout dans la première partie où voyages en wagons de marchandises, nuits dans une meule de foin conjuguent superbement réalisme et poésie. Les péripéties finales, couronnées par la rédemption du méchant, se ressentent un peu des conventions de l’époque. Conçu et tourné en muet, le film fut parfois projeté en version sonore. Jean-Pierre Bleys, Critique, 1995.
VALSE AVEC BACHIR
de Ari Colman, 2008, Israël/France/Allemagne, 1h30
RÉSUMÉ : Une nuit, Ari se rend dans un bar où il a rendez-vous avec un ami, qui se plaint de cauchemars récurrents. En effet, cet homme est hanté par les 26 chiens qu'il a dû tuer au cours de la guerre du Liban, au début des années 80. Tous le pourchassent en meute durant son sommeil. Peu à peu, Ari se retrouve confronté aux souvenirs qui lui restent de cette période de sa vie. Il se revoit, jeune soldat, se baignant devant Beyrouth avec ses camarades de régiment. Ari décide de renouer avec ce douloureux épisode de l'Histoire et se lance dans un périple à travers le monde pour interviewer ses anciens compagnons d'armes. Progressivement, il tisse des liens qu'il croyait oubliés...
POINTS DE VUE : Qu'ai-je fait à Beyrouth, en septembre 1982, pendant le massacre perpétré par les chrétiens phalangistes dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila ? Ainsi se tourmente Ari Folman, quadragénaire de Tel-Aviv mobilisé par l'armée israélienne lors de la première guerre du Liban. Son enquête prend la forme d'un « documentaire d'animation », onirique et psychanalytique, où le dessin restitue, de manière fulgurante, la navigation du récit entre présent et passé, cauchemars et vérités. Car non seulement les souvenirs font défaut au personnage-auteur, mais les anciens soldats qu'il retrouve paraissent eux aussi flotter dans les eaux troubles de leur mémoire.
Autour de ce trou noir resurgissent les années 1980 d'une jeunesse bouleversante dans sa banalité : le tube Enola Gay, les soirées en boîte et leur tension sexuelle, les ambitions d'alors, toutes abdiquées au retour, sur fond de culpabilité entêtante. Si Valse avec Bachir ne réserve aucune révélation sur Sabra et Chatila, c'est qu'Ari Folman veut regarder en face une vérité déjà accessible à autrui depuis longtemps, et qui surgira finalement dans une lumière aveuglante. Un grand film antimilitariste. Un grand film tout court. — Louis Guichard, Télérama, 2016
D’aucuns pensaient que ce film d’animation aurait figuré au palmarès du Festival de Cannes 2008, y compris pour la plus haute distinction. La présence de Marjane Satrapi (Persepolis) dans le jury aurait pu, de surcroît, donner un coup de pouce à cette œuvre au graphisme recherché et politiquement courageuse, bien qu’éloignée de l’imagerie consensuelle du dessin animé de la cinéaste franco-iranienne. Le récit explore l’inconscient d’un ancien soldat israélien persuadé d’avoir été le témoin ou l’acteur d’actes horribles lors de la première guerre au Liban, dans les années 80. Ses nuits étant troublées de cauchemars et d’hallucinations (il se voit poursuivi par vingt-six chiens féroces), il décide d’interviewer ses ex-compagnons d’armes, ainsi que des psychanalystes qui tenteront d’interpréter ses rêves.
L’originalité du récit est de transformer un matériau documentaire et autobiographique en création graphique, en dépassant la technique du « rotoscope » qui permet de repeindre un enregistrement vidéo. Plus qu’un graphisme réaliste, il s’agit d’un véritable travail de création artistique, particulièrement convaincant dans les séquences d’épisodes de guerre (attaque d’un tank israélien par une milice, fuite d’un soldat dans la mer...). Le film culmine avec l’évocation des massacres de Palestiniens par les phalangistes chrétiens voulant venger Bachir Gemayel, dans les camps de Sabra et Chatila.
Toute une réflexion sur la culpabilité et le traumatisme des militaires parcourt le scénario, qui permet de hisser le cinéma d’animation à un niveau d’intelligence rarement atteint. Pourtant, on regrettera une narration parfois confuse, certaines métaphores répétitives (les signes illustrant le désir et la mort, la sensualité féminine ou le refuge marin), ainsi que d’authentiques images d’archives de femmes en pleurs et de photos d’horreur : cette volonté d’évacuer toute velléité de fiction et de donner un ancrage historique rompt un peu la magie de l’ensemble. Ces quelques réserves n’empêchent pas Valse avec Bashir de remplir son contrat et d’être à la fois efficace et esthétiquement ambitieux. Ari Folman ne rencontrera pas pareille inspiration avec Le Congrès, présenté cinq ans plus tard en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, et qui sera un échec critique et public. Gérard Crespo, 2021.
LES MAUDITS
de René Clément, 1946, France, 1h45
avec Henri Vidal, Michel Auclair…
RÉSUMÉ : En 1945, alors que le IIIe Reich est à l’agonie, le Dr Guilbert est emmené de force dans un sous-marin à bord duquel des nazis et des sympathisants veulent tenter de se rendre en Amérique du Sud. Parmi eux, un général allemand, un chef de la Gestapo et son adjoint, un industriel italien et sa femme, un journaliste français « collabo », un savant compromis. Au cours du voyage, ils vont s’entretuer ou s’enfuir et le Dr Guilbert, resté seul à bord, sera recueilli par les Américains.
POINTS DE VUE : L’aventure fictionnelle revêt ici, comme dans la Bataille du rail, un aspect documentaire qui assure sa crédibilité et dans lequel René Clément montre à nouveau son souci du détail exact et de la notation précise. Les dialogues d’Henri Jeanson jouent un rôle essentiel dan l’intérêt constant de ce huis clos spatial et dramatique où s’agitent des spécimens d’humanité peu recommandables mais excellemment interprétés. Marcel Martin, critique et historien, 1995.
Après La Bataille du rail, son premier grand succès, et Le Père tranquille, sorti en 1946, René Clément continue d’évoquer la tragédie que fut la Seconde Guerre mondiale. Mais il ne l’aborde pas ici selon le point de vue des résistants. Cette fois, il s’intéresse à quelques nazis et collaborateurs, qui regagnent secrètement un sous-marin, à Oslo. Leur but : s’enfuir en Amérique du Sud, où, comme on le sait, s’établirent nombre d’anciens hauts dignitaires du Troisième Reich et de thuriféraires notoires d’Adolf Hitler. Ici, l’objectif est d’établir des réseaux d’influence et des centres d’accueil, aux fins de reconstituer un régime qui vit ses derniers jours sur le sol européen. "La victoire, on ne la perpétue qu’avec une action opiniâtre dans la paix", martèle le général nazi présent à bord. Dès lors, savants, industriels et militaires nationaux-socialistes vont cohabiter au cours de cette traversée erratique, toujours à la merci d’attaques inopinées. L’apparente connivence idéologique se lézarde à mesure que les péripéties s’enchaînent. Des alliances se nouent entre des personnages opportunistes : ainsi, le Gestapiste Forster complote-t-il avec le général de la Wechmacht, pour se débarrasser de Hilde Garrosi, épouse d’un riche industriel, blessée au cours d’un bombardement.
L’univers confiné permet d’organiser un huis clos aux intentions didactiques (montrer l’immoralité globale des protagonistes impliqués, prêts à tout pour sauver leur peau, prompts à trahir l’ignoble système politique qu’ils défendaient hier). La proximité de la fiction avec les événements réels donne à l’ensemble sa dimension vraisemblable, qui chemine vers une tragédie attendue. La voix off du médecin enlevé, que joue Henri Vidal, s’apparente à un réalisme psychologique pourfendu par François Truffaut, dans son célèbre article des Cahiers du Cinéma, en janvier 1954.
En dépit du jeu mécanique de certains comédiens, ce film méconnu de René Clément demeure une métaphore très intéressante de la défaite guerrière et de ses conséquences sur les actes et les pensées de chacun(e). Le thème de la claustration, cher au réalisateur, agit comme une sorte de catalyseur. Il préfigure la très grande réussite que sera Plein soleil. Jérémy Gallet, 2020.
ZERO DARK THIRTY
de Kathryn Bigelow, 2013, US, 2h35
avec Mark Strong, Jessica Chastain…
RÉSUMÉ : Après les attentats du 11 septembre 2001, une poignée d'hommes et de femmes du renseignement américain mettent tout en œuvre pour débusquer et neutraliser Oussama Ben Laden, devenu l'ennemi public numéro un. En 2003, Maya, jeune agent fraîchement recrutée par la CIA, est dépêchée au Pakistan, où elle collabore étroitement avec des agents spécialisés qui n'hésitent pas à recourir à la torture. La traque, menée dans le plus grand secret, s'avère longue, difficile et hasardeuse. Certains agents commencent à se décourager. Ce n'est qu'en 2011 que des renseignements permettent de localiser Oussama Ben Laden, retranché dans une maison fortifiée dans le Nord du Pakistan...
POINTS DE VUE : Elle est d’abord spectatrice silencieuse d’une scène pas belle à voir : la torture d’un détenu, membre d’al-Qaida. Cette femme qui n’en mène pas large, c’est Maya (Jessica Chastain), agent de la CIA. Sa mission : trouver où se planque Oussama Ben Laden... L’interrogatoire, la torture : Kathryn Bigelow n’escamote rien. Oui, la CIA a torturé. Et, oui, c’est horrible — dans ces scènes, on souffre avec le détenu et il n’est nullement question de défendre la torture. D’autant qu’elle n’est pas capitale : ce qui permet de - localiser Ben Laden tient à un faisceau d’aveux et d’indices, d’âpres négociations et des bakchichs.
Du pur cinéma, captivant, soutenu par un vrai travail journalistique (Mark Boal), c’est assez rare. Les deux se combinent dans ce jeu de piste entre Afghanistan, Pakistan et Washington. Jusqu’à l’assaut final de la maison fortifiée, dans la banlieue d’Islamabad. Tout, alors, impressionne visuellement, à la fois hyperréaliste et abstrait. L’héroïne participe à l’action, mais c’est le plus souvent en femme de l’ombre qu’on la voit, scotchée à son ordinateur, enfermée dans son obsession. Jessica Chastain donne à ce double probable de la cinéaste une beauté impénétrable, un mélange de force et de vulnérabilité. Jacques Morice, Télérama, 2020.
La traque du terroriste Oussama ben Laden, pendant les dix ans qui ont suivi les attentats du 11 septembre, c’est ce que Zero Dark Thirty documente, avec une constante attention portée à la factualité, sans jamais verser dans le prosélytisme patriotique ou la tentation d’un récit édifiant à l’usage des générations futures. Le montage imprime une tension, dès le premier interrogatoire d’un prisonnier complice des attentats du 11 septembre (joué par Reda Kateb). L’homme est soumis à la torture par l’eau et la séquence a suscité à l’époque une polémique, même si elle correspond à ce que les Etats-Unis ont pratiqué, pour soutirer des informations susceptibles de les mener au chef d’Al-Qaïda. D’autres scènes de violence sont également montrées, qui correspondent à des agissements couverts par le président George Bush, puis admis par celui-ci, dix ans plus tard.
Parallèlement à l’enquête menée par un inflexible agent de la CIA, en quête du message personnel de ben Laden, Abu Ahmed al-Kuwaiti, le film évoque plusieurs attentats commis durant cette première décennie du millénaire, dont celui de Londres, en 2005 ou celui de l’hôtel Marriott, à Islamabad, en 2008. Empruntant à la fois au thriller d’espionnage et au film d’action, Zero Dark Thirty, particulièrement bien documenté, chemine lentement mais sûrement vers la cache du criminel le plus recherché du monde, à travers un enchevêtrement d’informations que Maya parvient à démêler. Ce bon petit soldat est entièrement dévoué à sa mission, capable de cautionner la torture (au début du film), pourvu qu’il y ait des renseignements à glaner.
Jessica Chastain lui donne une forme de raideur qui ne trompe pas sur sa dimension symbolique : son personnage est une force qui va, conquérante comme une Amérique prête à tout pour tenir sa revanche. Restent des segments parfois saisissants, notamment la dernière demi-heure, où le réalisateur suit, caméra sur épaule, l’équipe des SEAL dans le repaire d’Oussama ben Laden, au cours de l’opération Neptune’s Spear. Jérémy Gallet, 2021.
LES TRENTE-NEUF MARCHES
THE THIRTY-NINE STEPS
G-B 1935 de Alfred Hitchcock
avec Robert Donat, Madeleine Carroll…
RÉSUMÉ
La jeune femme que Richard Hannay accepte d’héberger dans son appartement londonien est un agent secret en lutte contre une mystérieuse organisation : « les Trente-Neuf marches ». Elle est assassinée dans la nuit et a tout juste le temps de révéler le nom du village écossais siège de l’organisation. Hannay y parvient non sans péripéties, débusque l’espion… et se fait arrêter par la police pour le meurtre de la jeune femme. Parvenant à s’échapper, il retombe dans les griffes de l’organisation en compagnie de la charmante Pamela qu’il finit par convaincre de son innocence. Après avoir déjoué les pièges des espions, ils parviennent au Palladium de Londres où se produit le fantastique « Mister Memory » qui a appris par cœur une formule secrète…
POINTS DE VUE
Les trente-Neuf marches est sans conteste le film anglais le plus célèbre d’Alfred Hitchcock. Il doit sa popularité au savant dosage des éléments. À l’inverse de Rich and Strange qu’il aima longtemps - le cinéaste sait garder le sourire sans tomber dans la parodie : avec les Trente-Neuf marches, il découvre véritablement les vertus de l’understatement. Le succès vient d’abord de là, et de larges pans de l’œuvre américaine, fussent-ils, du propre aveu de l’auteur, de l’ordre de la concession, relèvent de ce mode enjôleur.
Tout est réussi dans le film. Le couple Donat/carroll est un des plus efficaces de la saga hitchcockienne, la poursuite échevelée à souhait, et le rocambolesque tient ici sa vraie place dans la stylistique de l’œuvre : une des premières. Les exemples foisonnent : peut-on oublier Donat quand, menottes aux poings, il saute à travers une fenêtre, se mêle à des musiciens de l’Armée du Salut, est pris pour un conférencier et finit par se lancer dans un discours électoral, le tout sans aucun transition ?
Tout a fait réussie également, la description de l’organisation. Donat se jette avec une candeur navrante dans la gueule du loup et cela donne une séquence d’anthologie. Dialoguant sans le savoir avec le chef des espions, il le décrit avec une relative précision car il lui manquerait une phalange de la main gauche. « Ne serait-ce pas plutôt à la droite ? », lui rétorque son interlocuteur en levant lentement vers le cadre sa main mutilée. C’est à des petits détails comme ça que l’on est Hitch ou pas, et nous serons toujours « gogos » face à ces « gimmicks ». De ce type de situation nait le suspense, qui ne se laisse pas résumer par la seule question : quelque chose de terrible va-t-il arriver ? Ici, comme souvent, le terrible est arrivé et un accident bienheureux permet au héros de retarder l’échéance. La question devient : comment va-t-il s’en tirer ? Le film offre un cas ultime de résurrection : Donat est donné pour mort, abattu par une balle. Mais une séquence ultérieure nous apprend qu’un livre dissimulé sous son pardessus lui a sauvé la vie. L’idée est volée au Fritz Lang des Espions (comme il se doit), mais le livre ici est une Bible : tout Hitchcock est là - aussi. Marc Cerisuelo, 1995.
Alfred Hitchcock est déjà un cinéaste reconnu quand il réalise Les 39 marches en 1935. Mais ce film lui fait passer un cran supplémentaire, et augure en quelque sorte de ce que sera sa carrière américaine.
Un scénario touffu, tiré du roman policier de John Buchan, un argument, le fameux MacGuffin, qui ne sert que de prétexte (ici les secrets de fabrication d’une arme), des rebondissements à foison pour un innocent que tout accuse, sont les ingrédients de ce "road movie" policier.
Robert Donat incarne parfaitement le gentleman un peu désabusé et flegmatique, qui, d’abord incrédule, va devoir affronter de nombreuses péripéties, pour se sortir des griffes des espions, s’en sortir devant les policiers et rétablir la vérité. Ce principe de l’innocent injustement accusé sera récurrent dans la filmographie du cinéaste. On mentionnera par exemple Montgomery Clift dans La loi du silence ("I Confess" 1953), Henry Fonda dans Le faux coupable ("The Wrong Man" 1957) ou encore Cary Grant dans La mort aux trousses ("North by Northwest" 1959).
La rencontre imposée avec Pamela (Madeleine Carroll), une jeune femme venue témoigner contre Hanney, va donner lieu à un savoureux quiproquo agrémenté par une paire de menottes.
On trouve ainsi ce qui fera le succès du cinéaste : une course-poursuite menée tambour battant (un peu à la manière d’une bande dessinée), réunissant un couple improbable. Tout est fait pour abuser et amuser le spectateur jusqu’à la dernière minute. Fabrice Prieur, 2020.
LES ENCHAÎNÉS
NOTORIOUS
USA 1946 de Alfred Hitchcock
avec Ingrid Bergman, Cary Grant…
RÉSUMÉ
Delvin, un agent secret américain, contacte Alicia pour qu’elle s’introduise dans les milieux nazis du Brésil. Ils ne tardent pas à tomber amoureux l’un de l’autre, mais lorsque Sébastien, l’homme qu’elle est chargée d’espionner, la demande en mariage, Alicia doit accepter. Découvrant que c’est une espionne, Sébastien et sa mère décident de l’empoisonner lentement. Devlin la tirera des griffes des nazis.
POINT DE VUE
Le film le plus épuré et abstrait de Hitchcock. Presque tout le sens du film passe par la mise en scène, que ce soit par la lumière avec les ombres mobiles et les distorsions d’images pendant les malaises d’Alicia, par l’utilisation des objets dans la scène d’empoisonnement, où Hitchcock aligne une tasse de thé en avant-plan avec Alicia au fond, ou par les mouvements d’appareil dans la fameuse scène de la réception, où la caméra part d’un plan général pour finir son mouvement sur un gros plan de la main d’Alicia tenant une clé d’une importance capitale. Le premier chef-d’œuvre de Hitchcock. Stéphan Krezinski, 1995.
JUGEMENT À NUREMBERG
JUDGMENT AT NUREMBERG
USA 1961 de Stanley Kramer
avec Spencer Tracy, Burt Lancaster, Richard Widmark…
RÉSUMÉ
En 1948, le juge américain Haywood est envoyé à Nuremberg pour présider le procès des magistrats allemands coupables de trop de complaisance à l’égard du régime nazi. Le magistrat Janning, écartant les témoignages et les films sur les camps de concentration, dit qu’il n’a fait qu’appliquer la loi en vigueur.
POINT DE VUE
Malgré sa longueur, ce n’est pas un film spectaculaire que cette relation assez théâtrale d’un procès. Les témoignages se succèdent, sobrement, dans ce lieu unique d’une salle de palais de justice. C’est pour mieux mettre l’accent sur les vraies questions : jusqu’où doit aller la complaisance d’un juge ? Était-ce une excuse que de prétendre n’avoir pas su ? L’indifférence n’est-elle pas une forme de complicité ? Béatrice Bottet, critique de cinéma.
LE MARIAGE DE MARIA BRAUN
DIE EHE DER MARIA BRAUN
R.F.A. 1979 de Rainer Werner Fassbinder
avec Hanna Schygulla, Klaus Löwitsch…
RÉSUMÉ
L’histoire de Maria commence juste après la capitulation de l’Allemagne. Son mari fait prisonnier - leur mariage n’a duré que vingt-quatre heures -, elle doit affronter, avec sa mère et son grand-père, leur survie dans un pays détruit par la guerre : marché noir, trocs, petits trafics, c’est le lot de tous les Allemands à l’époque. Mais cela ne suffit pas pour vivre, et Maria qui croit son mari mort s’engage comme entraîneuse dans un bar pour soldats américains. Elle a une liaison avec un officier noir qui la comble de cadeaux, mais son mari revient et, prise de peur, elle tue l’Américain. Hermann s’accuse du crime et est condamné à huit ans de prison. Maria ne vit que dans l’espoir de sa sortie. Entre-temps, elle est engagée par un riche industriel - dont elle devient accessoirement la maitresse - et grâce à son travail, sa ténacité, son intelligence, fait rapidement carrière. Au bout de quelques années, sa réussite est totale, mais Hermann, sorti de prison, refuse de profiter de l’argent gagné par sa femme et s’expatrie au Canada. Désespérée, Maria devient de plus en plus âpre au gain, égoïste et amère. Malgré son extraordinaire réussite, sa vie est un échec. Hermann revient, fortune faite, et le couple peut enfin, après tant d’années de séparation et d’épreuves, se reconstituer. C’est alors qu’une explosion de gaz fait sauter la maison…
POINTS DE VUE
L’actrice Hanna Schygulla, omniprésente dans le film, lui donne une force particulière en jouant avec talent sur l’ambiguïté du personnage, oscillant sans cesse entre la femme dure, arriviste, sans scrupules et l’amoureuse éternellement fidèle à son époux. Mais il est évident que Maria est une métaphore de l’Allemagne de l’après-guerre : ses ruines, son désastre économique, le désespoir de ses habitants n’ont été surmontés que grâce à l’aide américaine, et l’enrichissement de Maria, c’est, bien sûr, l’extraordinaire et rapide remontée économique de l’Allemagne d’Adenauer dont on entend la voix proclamer l’abandon de tout rêve de gloire et de conquête et la volonté du pays de s’enrichir et uniquement de s’enrichir. Mais l’explosion finale est un signe de fragilité : de même que Maria s’endurcit au fur et à mesure de sa réussite, de même l’Allemagne perd son âme dans ce processus. Si le film véhicule une certaine critique de l’Allemagne post-Adenauer, repue dans sa richesse et son égoïsme, il faut noter qu’aucune allusion n’est faite à la période nazie ; il y a occultation du passé - et de la responsabilité de la génération des parents de Maria. Or, c’est ce passé que Maria essaie de retenir, malgré aventures et compromissions, en restant fidèle à son mari : il n’est pas seulement l’homme qu’elle aime, mais celui qu’elle a épousé vingt ans auparavant, et qui constitue un élément fondamental de sa propre identité. Annie Goldmann, chercheur aux Hautes Études en sciences sociales, 1995.
Le film s’ouvre et se clôt par une explosion, mais alors que la première tient presque du burlesque, malgré le contexte, et marque une naissance (un mariage, le cri d’un bébé), la seconde signifie la fin de Maria Braun, au moment même où elle retrouve le mari avec qui elle n’a vécu que quelques heures. Sombre destin, digne d’un mélodrame, ce que le film est aussi, mais magnifique de précision, et préparée par une première cigarette allumée avec la gazinière. Deux cigarettes, deux explosions, dans cette œuvre qui multiplie les échos, les répétitions, les parallélismes, comme le symptôme d’une société qui bégaie interminablement, du nazisme au libéralisme. De cette société Maria est le symbole direct, tournée vers l’avenir, avançant à grands pas à l’image de cette scène de bar où elle fend la foule des danseurs.
Elle avance, imperturbable et sans morale, et si les autres sont fatigués (jusqu’au médecin qui se pique), elle déborde d’énergie, et incarne même l’énergie vitale. Il faut dire que Hanna Schygulla rayonne dans ce rôle, auquel elle apporte sa beauté et sa grâce, bien que, comme dans tout bon mélodrame, son bonheur soit empêché : Hermann, son mari parti au front, est déclaré mort. Quand il revient (une première fois), il la trouve avec Bill, un GI noir. Elle le tue, il endosse le crime et va en prison. Commence alors l’ascension de Maria, qui rencontre Oswald, dont elle devient la maîtresse – mais c’est elle qui le décide- et l’irremplaçable collaboratrice.
Quand Hermann sort enfin, qu’elle a de quoi vivre largement, il s’enfuit au Canada. Deuxième empêchement, mais celui-ci la brise. Irascible, cynique, elle achète une maison trop grande et engueule la secrétaire.
Enfin Hermann revient, une dernière fois, mais quelque chose est cassé : Maria s’agite, parcourt la maison pendant que son mari reste immobile. Ils ne sont plus accordés, plus dans le même espace. Il ne reste qu’à conclure : machination, mort.
Dans ce récit à rebondissements, Fassbinder utilise les ingrédients du drame (mort, résurrection, meurtre, héritage), mais il les entremêle et modifie leur signification : la « résurrection » devrait être synonyme de retrouvailles, mais Maria est avec son amant ; l’héritage devrait tout résoudre, mais il révèle un complot. Et pourtant le cinéaste, avec des moyens un peu plus importants qu’à son habitude, côtoie la « grande forme » hollywoodienne : ainsi de cette séquence superbe où elle attend son mari, pancarte dans le dos, traversant une foule compacte. Mais c’est dans les lieux clos qu’il est le plus à son aise, inventant une scénographie des plus riches ; que ce soit dans le bureau et ses deux espaces séparés par une colonne, dans la maison propice aux sur-cadrages, ou dans les ruines de l’école, toujours la mise en scène règle une chorégraphie méticuleuse.
Le film fonctionne comme s’il était l’adaptation d’un roman-fleuve dans lequel les scénaristes auraient taillé à la hache : plus de dix ans d’une vie racontée en deux heures, avec force ellipses. Si les dates ne sont pas données, elles se devinent par des indices, sans doute plus familiers aux Allemands, mais qui concourent à structurer ce récit parfaitement linéaire. D’année en année et selon un schéma classique, Maria s’élève puis sombre. Son énergie vitale (celle de l’Allemagne) ne devient qu’agitation et malaise : ainsi de cette belle séquence au restaurant, évidemment la seconde, dans laquelle elle est presque seule face aux serveurs figés (premier malaise) puis, au moment de partir, elle vomit (second malaise) pendant que, pour le seul spectateur, un couple s’enlace au premier plan.
On ne saurait épuiser la richesse d’un film aussi exubérant. On pourrait ajouter la description précise de l’après-guerre et du manque (séquence de la bagarre pour un mégot, par exemple). On pourrait gloser sur le symbolisme jamais appuyé (Maria jetant la pancarte avec le nom de son mari, n’est-ce pas l’Allemagne qui rejette son passé ?), s’attacher à tel détails (la persistance de bruits qui se font écho (mitraillage, marteau-piqueur, machine à écrire, clés du gardien) ou s’émerveiller devant tel travelling ondoyant, tel sur-cadrage ingénieux (le pique-nique vu depuis la fenêtre). Mais ce qui reste en mémoire, indubitablement, c’est surtout la réussite d’un portrait d’une femme indépendante, presque balzacienne en ce qu’elle met toute son énergie et tous ses moyens en direction d’un seul but, une femme hors du commun pour une œuvre hors du commun. François Bonini, 2018.
LES NUS ET LES MORTS
THE NAKED AND THE DEAD
USA 1958 de Raoul Walsh
avec Aldo Ray, Cliff Robertson…
RÉSUMÉ
Lors de la guerre du Pacifique, une compagnie menée par le sergent Croft est chargée de conquérir une petite île. Croft est un homme dur, cruel et sadique. À cause de lui, la compagnie vit de nombreux drames. Il réussit pourtant à accomplir sa mission avant d’être tué par un de ses hommes.
POINT DE VUE
À l’origine du film, un terrible roman et le goût de Walsh pour les sujets militaires. Mais, après une adaptation très réductrice et des problèmes avec la censure, il ne reste au bout du compte qu’un film de guerre de plus, certes très bien mené, mais qui ne s’écarte guère des conventions, voire des clichés du genre. Seul le personnage du sergent Croft, complexe et ambigu, remarquablement interprété par Aldo Ray, sort de l’ordinaire. Dans le registre des films guerriers dénonçant le militarisme, Kubrick ou Aldrich ont réalisé des œuvres plus puissantes. Laurent Aknin, journaliste et critique de cinéma.
DERSOU OUZALA (l’Aigle de la taïga)
DERZU UZALA
Japon 1975 de Akira Kurosawa
avec Maxime Mounzouk, Youri Solomine…
RÉSUMÉ
Un jeune officier tsariste, en mission d’exploration dans la taïga sibérienne, y rencontre un vieux chasseur d’une tribu locale. Venus de deux univers totalement différents, les deux hommes finissent par fraterniser pudiquement dans le partage des mêmes dangers et des mêmes émotions. Cette amitié profonde, née du cœur même de la nature, durera jusqu’à la mort du vieil homme.
POINT DE VUE
Ce film fleuve, régulièrement repris sur les écrans depuis sa parution, envoûte littéralement le spectateur par la puissance grisante d’une nature omniprésente : ses rythmes profonds donnent le tempo d’une méditation sur la vie. Les personnages communiquent et communient dans l’échange du silence. La lenteur se mue en approfondissement douloureux des rapports entre l’homme et la nature. Denis A. Canal, Agrégé de l’Université, 1995.
ALLEMAGNE, ANNÉE ZÉRO
(GERMANIA, ANNO ZERO)
Italie/France 1947 de Roberto Rossellini
avec Edmund Moeschke, Franz Krüger…
RÉSUMÉ
Dans les ruines du Berlin de l’immédiat après-guerre, sous l’occupation alliée, le jeune Edmund subvient, par divers trafics, aux besoins d’un père infirme, d’un frère aîné ancien S.S. qui se cache, d’une sœur quasi prostituée. Conseillé par son ancien instituteur nazi, Edmund empoisonne son père avant de se donner la mort. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Dans la ligne du néoréalisme de Rome, ville ouverte et Païsa, Rossellini décrit le calvaire d’un enfant balloté, piégé par les effets de la guerre et de l’idéologie nazie. Edmund est la victime expiatoire d’une situation qu’il ne peut comprendre comme de l’inconséquence et de l’immaturité des adultes. En accordant la même importance à chaque détail, aux temps forts comme aux temps faibles, la mise en scène élève l’observation du quotidien le plus sordide au rang d’une allégorie christique. Joël Magny, critique aux Cahiers du Cinéma.
À Berlin, en 1947, le petit Edmund aide sa famille dans la misère en rendant toutes sortes de services. Son ancien maître d'école lui donne 10 marks pour avoir vendu un disque d'un discours de Hitler qu'il lui avait confié. C'est auprès de cet homme, apparemment habitué à manipuler les enfants à des fins sordides, que l'innocent Edmund va chercher secours pour sauver son père malade. Il recevra des directives pour forger son caractère à la manière nazie, et en fera un mortel usage...
C'est après avoir réalisé deux immenses films sur la guerre et la résistance au nazisme (Rome, ville ouverte et Paisà) que Roberto Rossellini a quitté l'Italie pour Berlin. Dans cette ville dévastée, au milieu des ruines où résonnait encore l'horreur de l'Histoire, il a tourné pendant l'été 1947 Allemagne année zéro, le film d'un monde qui repart de rien, cerné par le sentiment du néant. Dans une société laminée où personne n'a de place enviable, celle d'Edmund est la pire. Au service des autres, il devient le relais de la haine qui a survécu et d'un désespoir auquel il ne survivra pas. Au plus près de la réalité, Rossellini éclaire aussi l'âme d'une époque, et prend toute la mesure de sa noirceur à travers l'histoire de cet inoubliable enfant de 12 ans. — Frédéric Strauss, 2015.
ALLEMAGNE, MÈRE BLAFARDE
(DEUTSCHLAND, BLEICHE MUTTER)
R.F.A. 1980 d’Helma Sanders-Brahms
avec Eva Mattes, Ernst Jacobi…
RÉSUMÉ
La destinée de Hans et d’Hélène, de 1938 à 1950, au milieu des convulsions de l’Histoire. Ils viennent à peine de se marier lorsque Hans est envoyé sur le front polonais. Hélène accouche seule d’une petite fille, Anna. Exodes, souffrances, ruines et luttes pour la vie, dans l’Allemagne de la défaite et de la reconstruction Hans revenu et Hélène atteinte de paralysie faciale, vivent en étrangers l’un à l’autre. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINT DE VUE
Chronique émue de « l’amour et la vie d’une femme », ce film nous touche justement par sa chaleur et la sensibilité avec lesquelles la réalisatrice nous peint la destinée dramatique d’Hélène, remarquablement incarnée par Eva Mattes. Denis A. Canal, agrégé de l’université.
ALEXANDRE NEVSKI
(ALEKSANDR NEVSKII)
U.R.S.S. 1938 de Serguei M. Eisenstein
avec Nicolai Tcherkassov…
RÉSUMÉ
En 1242, le prince Nevski voit sa région pillée par les Mongols. Mais un danger plus grave menace la Russie : les chevaliers teutoniques qui envahissent le pays, semant la terreur. Nevski refuse la proposition de pacte des notables et accepte de commander une armée populaire qui s’est formée spontanément. Nevski écrasera les Teutons sur le lac Peipous gelé où les chevaliers s’engloutiront. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Réalisé en 1938, Alexandre Nevski est un avertissement à ceux qui voudraient entrer en Russie le glaive à la main. « Ils périront par le glaive », annonce un intertitre. L’intention est claire. Ce film, le premier parlant d’Eisenstein, mit en pratique ses théories de montage sur le contre-point entre les images et la musique (de Prokofiev). Le film, très composé, avec un raffinement extrême dans l’emploi des blancs, fut un opéra filmique atteignant son point culminant dans la gigantesque bataille de 40 minutes tourne en studio. Un grand classique. Stéphan Krezinski, scénariste et réalisateur.
Au temps où l’art d’Eisenstein était à la fois reconnu en URSS et surveillé de près par la nomenklatura soviétique, Staline lui-même commande Alexandre Nevski au plus grand cinéaste russe de son temps. Il s’agit pour Staline, à la veille de la Seconde guerre mondiale, de mettre en garde la nation contre l’expansionnisme allemand à l’Ouest ; pour ce faire, il va puiser dans l’Histoire russe, celle du Moyen-Age en particulier, pour en extraire un sujet apte à faire flamber le patriotisme : la victoire d’Alexandre Iaroslavitch (dit Alexandre Nevski) sur les troupes allemandes de l’Ordre Teutonique, venues envahir la terre russe pour y diffuser la religion chrétienne. L’avertissement pour Hitler est donc limpide (le film se refermant sur cette phrase emphatique : « Celui qui avec l’épée vient chez nous périra avec l’épée »), tout comme le manichéisme de la propagande : tandis que les allemands sont représentés comme des monstres barbares aveuglés par leur Dieu, le bon peuple russe est courageux, rieur, pur. A peine la masse est-elle freinée par quelques bourgeois frileux mais vite convertis (la récurrence du motif social, tout anachronique soit-il au XIIe siècle). Nanti de moyens énormes et quelque peu muselé par les représentants de l’autorité stalinienne, présents sur le tournage, Eisenstein a ainsi toutes les clés en main pour réussir une grande fresque nationale, et il la réussit. Mais dès l’année suivante (1939) et la signature du pacte germano-soviétique, le film, devenu inutile pour les besoins de la propagande, est retiré des écrans.
Ainsi "contrôlé" par le pouvoir stalinien, Eisenstein n’a guère les coudées franches pour diriger son projet et pour lui insuffler ses ambitions si personnelles : art réflexif du montage, expressivité des formes, touche d’ambiguïté... Le cinéaste aurait ainsi qualifié Alexandre Nevski de film impersonnel et superficiel. Pourtant, nanti de la puissance de vision démiurgique du cinéaste, Alexandre Nevski impressionne par son ampleur. Laissant de côté le génie politique supposé de son héros national, balayant ou expédiant ses considérations stratégiques et ses conseils de guerre (la fameuse « ellipse » propre au réalisateur), Eisenstein n’évite par les raccourcis et se concentre essentiellement sur le charisme et le courage infaillible d’Alexandre. Ce versant guerrier du prince et chef militaire permet évidemment à Eisenstein de multiplier les scènes de liesse populaire et de combats, toutes portées par un souffle formidable. Le cinéaste a ainsi parfaitement assimilé toute la grammaire littéraire de l’épopée, la régurgitant et la recrachant en purs blocs de puissance cinématographique : empoignades sur la lande, combats singuliers, invasions énormes, décors grandioses, intermèdes semi-comiques (à travers les personnages bouffons du forgeron ou du fier Buslai, le prétendant amoureux).
Bien entendu, il faut prendre la démonstration "politique" avec des pincettes : le manichéisme outrancier et sa manière de réécrire grossièrement l’Histoire sont les outils inévitables de la propagande stalinienne. Mais ces exigences, saisies à bras-le corps par Eisenstein, sont aussi l’occasion de donner toute leur force aux mécanismes du spectacle : ainsi, la représentation des allemands donne lieu à des scènes de terreur absolument démentes (le personnage démoniaque du moine noir, le massacre des prisonniers russes), tandis que la victoire finale, extrêmement étirée, s’achève par la noyade des ennemis sous un lac de glace, d’une grande puissance expressive. Dans ces séquences baroques, le réalisateur retrouve en partie ce qui fait sa singularité : un montage percutant ; une capacité à créer (sous couvert de "réalisme socialiste") des éclairs visuels proches de la fantasmagorie ; un travail minutieux sur le son (la partition de Serguei Prokofiev, remarquable, étant utilisée comme un véritable contrepoint de l’image). Sans être aussi expérimental et aussi passionnant que les plus grands films d’Eisenstein (La grève, Octobre, Le cuirassé Potemkine), Alexandre Nevski est surtout l’occasion de voir à l’œuvre un grand cinéaste sur un projet pharaonique, qu’il sait marquer de son empreinte, même subtilement. Et ça, c’est une expérience qui ne se refuse pas ! Frédéric de Vençay, 2010.
AIR FORCE
(AIR FORCE)
USA 1943 de Howard Hawks
avec John Garfield, John Ridgely…
RÉSUMÉ
Parmi une escadrille de forteresses volantes, le bombardier B17 « Mary Ann » quitte sa base pour une mission de routine. Apprenant le bombardement de Pearl Harbor, l’équipage se détourne vers différents îles du Pacifique où l’attendent de multiples combats. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Air Force constitue la quintessence du genre, tant par sa description réaliste de la vie dans un bombardier en guerre que par la rigueur de sa construction, alternant les combats avec les moments de repos à terre. Sans sentimentalité dans les relations d’amitié et de fraternité ni emphase dans le récit d’actes de bravoure, Hawks décrit un héroïsme quotidien où l’individu est sans cesse montré en tant qu’élément d’un groupe en action, comme l’avion n’est jamais qu’une partie d’un vaste dispositif dont il tire son efficacité. Joël Magny, critique aux Cahiers du Cinéma.
Tourné peu de temps après les événements qui ont conduit à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, ce long métrage est d’abord une œuvre de propagande visant à soutenir l’effort de guerre.
Il serait bien sûr réducteur de n’y voir que cette volonté de la part d’un cinéaste aussi talentueux que Howard Hawks.
Comme souvent chez cet auteur, le récit raconte les aventures d’un groupe humain qui ne doit son succès qu’à sa seule solidarité. Ici, le principe est poussé à fond, puisque la distribution ne comportant aucune star, les rôles ont pu être particulièrement équilibrés.
L’essentiel de l’action se passe dans l’avion où chaque soldat a son rôle et son caractère particulier. Il y a bien sûr parmi eux, un élément incontrôlable : un aspirant pilote qui n’a pas pu aller jusqu’au bout raison de son indiscipline (John Garfield).
Un petit chien, interdit dans l’Armée, mais adopté par les hommes de base, qui va passer de main en main, va servir de révélateur à la cohésion du groupe.
Le cinéaste, qui n’est pas à son coup d’essai en films d’aviation, après Brumes ("Celling zero" 1936) et Seuls les anges ont des ailes ("Only Angels Have Wings" 1939), réussit une œuvre palpitante et sans temps mort, malgré la contrainte d’une forme du huis clos et les obligations du film de commande.
Après ce long métrage, il tournera deux films à la suite interprété par le couple mythique Lauren Bacall/Humphrey Bogart. Ce sera Le port de l’angoisse ("To Have and Have Not" 1944) suivi du Grand sommeil ("The Big Sleep" 1946). Fabrice Prieur, 2022.
AGUIRRE, LA COLÈRE DE DIEU
(AGUIRRE, DER ZORN GOTTES)
R.F.A. 1972 de Werner Herzog
avec Klaus Kinski, Cecilia Rivera…
RÉSUMÉ
En 1560, un groupe de conquistadores commandé par Don Pedro de Ursua s’enfonce dans la forêt vierge à la recherche du pays mythique de l’Eldorado. Deux femmes et de nombreux prisonniers indiens accompagnent les soldats. La progression dans la jungle devient vite difficile. L’un des quatre radeaux de l’expédition est emporté avec son équipage. Harcelés par les Indiens, souffrant de la faim et des fièvres, les hommes sont pris d’hallucinations. Don Pedro est tué par l’un de ses lieutenants : Don Lope de Aguirre qui élimine rapidement les autres chefs. En proie à la folie, Aguirre décide de fonder une nouvelle dynastie en s’accouplant à sa propre fille. Celle-ci est tuée par une flèche et bientôt Aguirre reste seul. Dérivant sur son radeau, il crie vers le ciel : « Je suis la colère de Dieu ». Le radeau, assailli par une horde de singes, est emporté par le courant. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Werner Herzog s’est toujours défendu d’avoir fait œuvre historique. Partant du maigre récit du moine Gaspar de Carvajal, Herzog a écrit un scénario de pure fiction et, comme il l’a déclaré : « Les dialogues sont totalement imaginaires, hallucinants et farouchement surréels ». Ce film, cependant, donne à tout moment une impression d’authenticité. Tourné au Pérou dans la chronologie du récit, il constitue pour les comédiens et le s techniciens une véritable odyssée comparable à celle du héros. les conditions très pénibles du tournage, la caméra toujours placée dans l’action, à flanc de montagne, dans les rapides d’un fleuve, au milieu de la foule, concourent à faire d’Aguirre un film viscéral. Ce lent voyage à la recherche de l’or devient vite une véritable descente aux enfers.
Klaus Kinski, dans une composition hallucinante, en est le personnage central. Nul mieux que lui ne pouvait exprimer cette démence mystique qui fait d’Aguirre un aventurier surhumain évoquant l’univers wagnérien. Aguirre est un authentique chef-d’œuvre, un véritable film d’auteur qui a su rencontrer un vaste public. René Fauvel, distributeur et producteur.
La lente et difficile progression des conquistadors sur les flancs escarpés de la montagne, accompagnée par la musique envoûtante de Popol Vuh, est un des plus beaux génériques d’ouverture qu’on connaisse au cinéma. Il donne le ton du film, tumultueux comme le fut son tournage au Pérou (les scènes sur les rapides ont mis l’équipe en danger, Klaus Kinski s’avéra souvent ingérable, les conflits avec le metteur en scène se multiplièrent).
Aguirre impose rapidement sa loi dans la petite armée d’hommes partie à l’assaut du mythique Eldorado : c’est lui qui élimine l’opposition et désigne don Fernando de Guzman à la tête de l’expédition, le consacrant même "empereur", en lieu et place du roi espagnol Philippe II. Sa folie ne connaît aucune borne, ne s’embarrasse d’aucune justice. Seule la rationalité magnanime de Guzman permet de sauver Pedro de Ursúa, le chef initial de la troupe. La fureur du personnage se déchaîne à proportion de la sourde menace qui pèse sur le groupe : ainsi, lorsqu’une flèche atteint mortellement un des hommes, sans que l’origine n’en soit déterminée, il commande absurdement de faire feu.
Herzog filme d’abord les paysages comme des écrins menaçants, envahis par les rhizomes de la nature, agités par le tumulte des torrents. Puis, dès que le fleuve sur lequel naviguent les conquistadors devient enfin lisse, les indigènes apparaissent, que les Espagnols entreprennent d’évangéliser par la force. Cette brutalité appelle un châtiment : bientôt, l’empereur autoproclamé d’une terre non conquise, est retrouvé mort. En retour, la violence des colons ne connaît plus de limite, se déchaînant sur un village qu’ils pillent et incendient. Au milieu des ruines fumantes, Aguirre continue de châtier cruellement ceux qui ne respectent pas ses ordres, proclamant solennellement sa nature divine. Il finira seul et fou, sur son radeau démantibulé, envahi par des singes, dans une scène admirable et symbolique.
La performance hallucinée de Kinski, qui collaborait pour la première fois avec Herzog, la somptueuse mise en scène qui flirte avec le fantastique, ménageant parfois quelques moments surréalistes - un homme qui commente brièvement sa blessure mortelle, une tête tranchée qui parle -, font de ce film un jalon essentiel du nouveau cinéma allemand. Jérémy Gallet, 2019.
AFRICAN QUEEN
(THE AFRICAN QUEEN)
USA 1951 de John Huston
avec Humphrey Bogart, Katharine Hepburn…
RÉSUMÉ
Charlie Allnutt est un aventurier sympathique et mal dégrossi qui circule sur les eaux africaines à bord d’un rafiot poussif, l’African Queen. Les hasards de la guerre de 14-18 lui font rencontrer une demoiselle du meilleur monde, sœur d’un missionnaire anglais. Ensemble, ils vont essayer de détruire une canonnière allemande et ainsi faire leur devoir. Ils affronteront cent difficultés physiques et psychologiques. Tout les sépare, et pourtant… Dictionnaire des films, Larousse.
POINT DE VUE
Cette incroyable histoire est racontée avec humour et sensibilité. Huston était considéré comme le chantre de l’échec quand il a réalisé ce film captivant, détrompant ses exégètes. Cette série d’aventures exotiques et pittoresques brave la vraisemblance et se solde par une réussite inattendue. Humphrey Bogart (qui obtint l’Oscar du meilleur acteur) et Katharine Hepburn : le choc de deux mythes, la rencontre de deux acteurs géniaux. Sous la direction d’Huston, ils rendent crédible et poignante cette plaisante épopée. Gilbert Salachas, journaliste à Télérama et à Phosphore, 1995.
SA MAJESTÉ DES MOUCHES
(LORD OF THE FLIES)
GB 1963 de Peter Brook
avec James Aubrey, Tone Chaplin…
RÉSUMÉ
Un avion transportant des écoliers britanniques s’écrase sur une île déserte, pendant une guerre atomique. Seuls survivants, ravis d’être libres, les enfants cherchent néanmoins à s’organiser dans l’espoir d’être secourus. Ils élisent un chef, Ralph, de préférence à Jack. La rivalité entre les deux garçons grandit, tandis qu’une peur, inspirée par la présence supposée d’une bête mystérieuse au sommet de la montagne, se répand parmi les enfants. À la tête de ses « chasseurs » qui se couvrent de boue et enflamment l’imagination de leurs compagnons, Jack devient de plus en plus populaire. Sur la montagne, Simon, un ami de Ralph, découvre non « la bête » mais le cadavre d’un parachutiste. Ses camarades devenus hystériques le tuent, et mettent le feu à l’île pour débusquer Ralph.
Lorsqu’un officier britannique arrive enfin, il découvre des enfants sauvages, mais en face de lui, ils redeviennent de sages écoliers et montent à bord du navire venu les chercher.
COMMENTAIRE
Adapté du célèbre roman de l’écrivain anglais William Golding, Sa Majesté des mouches fut sélectionné pour le festival de Cannes en 1963. Il y souleva de vives polémiques, tant en ce qui concerne son message le plus évident (la cruauté naturelle des enfants) que l’horreur quasi démonstrative de certaines de ses images.
Il s’agit dune fable dans laquelle Peter Brook, à la suite de William Golding, prend le contre-pied des thèmes de Rousseau. Livrés à eux-mêmes, les nouveaux « robinsons » de Sa Majesté des mouches reconstituent une société tribale, avec rites, adoration de divinités, violence, cruauté… Une sorte de retour à la sauvagerie primitive, qu’un film comme Délivrance traitera à son tour, d’une autre manière…
Mais derrière cette image immédiate, s’en dessine une autre, plus symbolique, étroitement liée aux avatars de la société contemporaine : le fascisme, le culte du chef, l’hystérie collective…
Le film est délibérément provocant, mais l’humour est loin d’en être absent. Jacques Chevallier - 1988
POINT DE VUE
(…) « Dans une ambiance propice qui oscille entre « Signes de piste » version pink et « Club des cinq » corrigé Tarzan de la jungle, Brook se promène avec un bonheur évident dans cette utopie de paradis perdu. (…)
En summum : la cérémonie tribale autour d’une tête de porc, la lapidation de Porcinet (l’émouvant intellectuel grassouillet et binoclard), et la course-poursuite finale entre Ralph le bel enfant blond et la meute de petits sauvages déchaînés.
Mais excepté ce magnifique catalogue d’images cruelles et troubles, Brook sombre souvent dans les travers du roman : un message symbolique lourdingue (la sauvagerie guette la civilisation) et une leçon d’humanisme hâtive (au final, la civilisation triomphe et quelle ! Plutôt blonde et blanche).
Mais foin de ces maladresses, Sa Majesté des mouches est un film rare, une manière noble de prendre les enfants pour des êtres humains. » Gérard Lefort, Libération, 7 octobre 1983.
JASON ET LES ARGONAUTES
Jason and the Argonauts
de Don Chaffey, 1963, GB, 1h44, Couleurs
avec Todd Amstrong, Honor Blackman…
Résumé du film
Jason et les Argonautes s’inspire librement d’un célèbre épisode de la mythologie grecque. Vingt ans après que son père, le roi de Thessalie, a été assassiné, Jason veut reprendre le trône. Mais il doit d’abord partir à la recherche de la Toison d’Or, une peau de bélier dont les pouvoirs magiques lui permettraient de guérir la pauvreté et la famine de son peuple. Aidé par la déesse Héra, il réunit ainsi les meilleures athlètes grecs et réquisitionne le navire d’un vieil ami, Argo. Leur périple est semé d’embûches. Par l’imprudence d’Hercule, ils attisent la colère d’un géant métallique, Talos. Secourant un vieil aveugle susceptible de leur donner des informations, ils affrontent les terribles Harpies. Le dieu Triton surgit des profondeurs de l’océan pour les aider à traverser un détroit où le navire menace de couler. Avant de s’emparer de la Toison d’Or, Jason doit combattre l’Hydre à Sept Têtes, puis il fuit devant une armée de squelettes par lesquels le roi de Colchide entend récupérer la Toison.
Réalisé par le peu connu Don Chaffey, Jason et les Argonautes est surtout l’œuvre d’un pionnier dans le domaine des effets spéciaux, Ray Harryhausen, qu’avait ébloui, adolescent, l’animation image par image du colossal « King Kong ». Jason ne doit pas seulement à Harryhausen une série de créatures inoubliables, mais aussi des variations constamment inventives de la relation, tant mythologique que cinématographique, des hommes aux dieux.
Synopsis
Pour reconquérir le trône de son défunt père, l’intrépide Jason s’est promis d’accomplir un miracle qui lui apportera la confiance de son peuple. Il décide d’aller au bout du monde chercher la Toison d’or, dépouille sacrée d’un bélier, réputée pour apporter la paix et la prospérité. Son voyage sur un navire de guerre en compagnie de son équipage est une longue aventure semée d’embûches. Heureusement les dieux sont prêts à aider Jason, ainsi que son bateau, l’Argo, et son équipage, les Argonautes.
Autour du film
D’emblée, Jason et les Argonautes peut être placé au nombre des classiques du cinéma fantastique. La toute première des qualités de ce film, est d’être fidéle à la légende antique. A quelques détails mineurs près, les auteurs ont suivi presque à la lettre le grand poème que l’écrivain grec Apollinos de Rhodes consacra à la conquête de la Toison d’Or.
En plus de la finesse dont fait preuve Don Chaffey, dans sa façon de décrire la vie des dieux Jupiter et sa femme Hera, sur le mont Olympe, le film gagne de la vigueur, en racontant ainsi l’extraordinaire périple du vrai Jason de la légende, plutôt que les exploits musculaires d’un quelconque Maciste.
L’apparition de Harpies, la colère du géant de bronze Talos, le combat contre les monstres, nés des dents du dragon qui garde la Toison d’Or, ne cessent d’impressionner. Plusieurs séquences – telle celle où le dieu Poseidon surgit des bots pour protéger Jason et celle où Hermès se métamorphose dans les fulgurances d’un orage – constituent de véritables petits chefs-d’oeuvre, où l’on a eu autant le souci de rechercher la force que de respecter la beauté. Il y a là un effort pour retrouver, au cinema, le style de Gustave Doré illustrant Dante. Excellente aussi l’idée de confier la musique à Bernard Hermann, l’un des meilleurs compositeurs d’Hollywood, déjà distingué par Hitchcock.
Eric Leguebe / Le Parisien Libéré – 25 mai 1964
Le clou du film, ce sont les effets spéciaux de Ray Harryhausen. Pas d’ordinateur, pas d’images digitales... Rien que du fait main, animé image par image : de vrais “truquages” comme on disait alors, et qui renvoient avec poésie au cinéma du premier âge (celui de Mélies, évidemment!)...
Le scénaro et la mise en scène sont à l’unisson de cettte débauche d’imagination. Le même film aujourd’hui, accumulerait les péripéties à cent à l’heure. Don Chaffey lui donne le rythme idéal : on prend le temps de s’attacher aux Argonautes, avant d’aller de surprise en surprise au gré de leur voyage initiatique. Le script, lui, offre une formidable introduction à la mythologie grecque : il divise le monde en trois catégories, mortels, dieux et créatures fantastiques, mais offre à chacune sa part d’humanité. Avec en prime un soupçon d’humour “british”, tout à fait bienvenu ! Tout le monde manifeste ici une foi dans le cinéma, en sa capacité à faire vivre des histoires fantastiques, qui évoquerait volontiers la foi des Anciens pour les légendes de l’Olympe.
Aurélien Ferenczi /Télérama 9 avril 1997
POINTS DE VUE : Dans son « Dictionnaire des films », Jacques Lourcelles présente Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts, 1963) comme le meilleur péplum jamais réalisé. C’est aussi un classique du cinéma pour l’enfance, dont la capacité à émerveiller les jeunes (et moins jeunes) spectateurs est demeurée intacte. Jason et les Argonautes s’impose comme l’apothéose de l’association entre Ray Harryhausen et le producteur Charles H. Schneer, même si le film ne remportera pas au moment de sa sortie le succès escompté. Jason et les Argonautes est réalisé par Don Chaffey, spécialisé dans le cinéma d’aventures et de divertissement, qui travailla à la fois pour Walt Disney Productions et la Hammer Films dans les années 60 et 70. Jason et les Argonautes doit sa réussite totale à l’association de nombreux talents. Le film est une adaptation habile des Argonautiques, qui prend de nombreuses libertés avec le poème épique d’Apollonios de Rhodes et brasse plusieurs sources, situations et personnages empruntés à la mythologie et à la littérature grecques. Le scénario souligne avec ironie que les dieux ont besoin des hommes pour exister, tandis que ces derniers ne cessent de désobéir ou d’oublier les recommandations de divinités protectrices montrées sous un jour humain. Jason ne cesse de provoquer le destin et de s’embarquer dans des situations dangereuses, mettant sa vie et celle de ses hommes en péril. Parmi les membres de l’équipage des Argonautes on découvre un Hercule truculent et sanguin, interprété par Nigel Green, bien plus proche du héros mythologique des légendes grecques que de l’image lisse véhiculée par Steve Reeves dans les péplums italiens. Le voyage initiatique de Jason est ponctué de rencontres, d’attaques, d’épisodes spectaculaires et de catastrophes qui stimulent l’imagination de Ray Harryhausen, concepteur des effets spéciaux. Il parvient à donner une âme à ses marionnettes, souvent vouées à une fin tragique. Les monstres animés image par image en « Dynarama » sont particulièrement inoubliables dans Jason et les Argonautes, qui compte plusieurs morceaux d’anthologie. L’apparition de la statue du titan Talos (croisement entre Achille et le colosse de Rhodes), chargé de la protection d’une île, des harpies, une hydre à sept têtes... Mais la plus belle séquence du film demeure le combat de Jason contre une armée de squelettes sortis de terre. Elle dure trois minutes et nécessita plus de quatre mois de travail. Elle démontre le perfectionnisme et le goût du défi de Ray Harryhausen, qui avait déjà animé un squelette dans Le Septième Voyage de Sinbad, et se complique ici la tâche en le multipliant par sept. Malgré l’abondance des trucages, transparences et modèles réduits, le film évite les pièges du carton-pâte et du kitsch en profitant de la beauté des extérieurs dans le sud de l’Italie. La séquence des harpies a été tournée dans le temple de Paestum, grâce à une autorisation exceptionnelle. Le film baigne dans la lumière de la Méditerranée. Le Technicolor magnifie le bleu du ciel et de la mer. La musique de Bernard Herrmann apporte un souffle épique à ce chef-d’œuvre de l’aventure et du merveilleux. Olivier Père, 2019.
Si le nom de Don Chaffey ne dit plus rien aujourd’hui, même s’il a réalisé, outre ce Jason et les Argonautes, le très kitsch Un million d’années avant J. C., c’est que la postérité a retenu Ray Harryhausen comme le maître d’œuvre de ce célèbre métrage. Ce n’est pas tout à fait à tort : tout ce qui n’est pas effets spéciaux relève au mieux du convenu, au pire du balourd ; les personnages sont inexistants, les acteurs transparents (Nancy Kovack est une piteuse Médée, même sa mort confine au ridicule), et Chaffey a du mal à animer des conversations ou des péripéties simplistes pour donner du souffle à ce qui est normalement une épopée. Il y a certes de belles idées dues au scénario (et seulement à lui), comme le lien entre les dieux qui se divertissent et leurs jouets humains, mais, globalement, le film ne tient que par des morceaux de bravoure qui le colorent d’un merveilleux naïf.
Harryhausen déclare dans les bonus qu’il n’aurait pas aimé travailler avec un ordinateur ; l’image par image, dont le rendu est infiniment plus saccadé, lui semblait plus en accord avec la magie du cinéma. Pour lui, et on peut le comprendre, c’est l’artisanat qui donne une âme à ces séquences délirantes, non pas par un « réalisme » absurde, mais par un décalage qui fait accéder à une autre dimension, celle du livre d’images enfantin, joyeusement coloré. Au fond la mythologie s’accorde parfaitement avec l’irréel de trucages visibles, comme le prouve à l’inverse la laideur de certaines tentatives récentes.
Alors oui, malgré ses défauts évidents, Jason et les Argonautes charme par son caractère désuet, par ses cinq longues séquences dans lesquelles Harryhausen fait preuve d’une inventivité sans failles. On a surtout retenu et à juste titre le combat contre les squelettes, merveille de précision et de poésie. L’interaction entre Jason et ces assemblages d’os frappe et séduit encore aujourd’hui (il a fallu quatre mois pour réaliser trois minutes d’affrontement…), elle a conservé intacte sa capacité à enchanter. Mais l’hydre ou les harpies sont tout aussi réussies et l’animation des sept têtes relève d’un miracle de patience. Notre préféré cependant, c’est Talos, l’immense statue de bronze pour laquelle le mouvement saccadé correspond à des gestes brusques et lents ; le moment où il enjambe le bras de mer fait partie de ces images qui peuvent s’imprimer à jamais sur la rétine de spectateurs enfantins.
Le film fait partie de la Liste des 50 films à voir avant d’avoir 14 ans établie en 2005 par le British Film Institute. François Bonini, 2019.
LE CHOC DES TITANS
Clash of the Titans
de Desmond Davis, 1980, GB, 1h58, Couleurs
avec Laurence Olivier, Harry Hamlin…
RÉSUMÉ : Zeus aide son fils Persée à renverser les obstacles (et certains sont vraiment monstrueux) dressés sur sa route, pour conquérir Andromède…
POINT DE VUE : Le film est signé par le britannique Desmond Davis mais un seul maître règne à bord, le magicien des effets spéciaux Ray Harryhausen. Né à Los Angeles en 1920, grand admirateur du King Kong et des dinosaures de Willis O’Brien (dont il sera l’assistant), Ray Harryhausen s’est spécialisé dans l’animation en volume et a perfectionné les techniques d’animation image par image dans le domaine du cinéma fantastique et merveilleux. Des années 50 à la fin des années 70 on lui doit toute une série de films d’aventures ou de science-fiction, souvent co-produits avec Charles H. Sneer, dans lesquels Harryhausen donne vie à des monstres surgis de son imagination, inspirés par la préhistoire, les romans de Jules Verne ou les contes des mille et une nuits. En 1981, Le Choc des titans sera à la fois l’aboutissement spectaculaire et le chant du cygne de l’œuvre de Harryhausen. Cette ambitieuse production, dotée d’un budget très confortable, revisite la mythologie grecque et convoque les dieux, héros, titans et créatures maléfiques du mythe de Persée. Harryhausen y pousse à la perfection ses techniques de la « Dynamation », procédé qu’il avait inventé dans les années 50 et utilisé dans des films tels que Le Septième Voyage de Sinbad.
Le Choc des titans sera un succès même si au début des années 80 les trucages de Ray Harryhausen possèdent déjà un charme désuet et artisanal. Ils peinent à rivaliser avec l’apparition des effets spéciaux par ordinateurs et l’animatronique (marionnettes robotisées et télécommandées) qui vont bientôt remplacer l’animation image par image, avant d’être eux eux-mêmes rapidement balayés par l’avènement numérique des années 90. On a du mal à croire que Le Choc des titans est sorti le même jour que Les Aventuriers de l’arche perdue de Steven Spielberg aux Etats-Unis. Les deux films semblent appartenir à deux époques différentes. Pourtant la magie demeure et les jeunes spectateurs de l’époque se souviennent encore du titan des océans Kraken, de l’étalon ailé Pégase, de la Gorgone Méduse et d’autres créatures fantastiques qui sont les véritables stars du film, loin devant les vedettes invitées – et assez âgées – qui font figure de santons déguisés au milieu de décors plutôt kitsch : Laurence Olivier dans le rôle de Zeus, Ursula Andress dans celui d’Aphrodite, Burgess Meredith, etc.
Le Choc des titans à l’instar de la quasi totalité des films fantastiques ou d’Heroic Fantasy des années 80 a fait récemment l’objet d’un remake, affreux de l’avis général, et bien sûr en mauvaise 3D. Mieux vaut revoir l’original. Olivier Père, 2017.
Synopsis
Acrisios, roi d'Argos, jette à la mer dans un cercueil de bois sa fille Danaé et le fils de celle-ci, Persée, encore au berceau (on avait prédit que l'enfant serait fatal à Acrisios). Zeus, le père de Persée, ordonne à son frère Poséidon, roi de la mer, de libérer le Kraken pour détruire Argos, ce qui réalisera ainsi la prédiction sur Persée. Danaé et Persée au contraire sont amenés sains et saufs sur l'île de Sérifos.
Calibos est le fils de Thétis, la déesse de la mer, qui l'adore. Il était un beau jeune homme et devait se marier avec la princesse Andromède, fille de la reine Cassiopée et héritière de la riche ville de Joppé et finalement de toute la Phénicie. Mais il a commis, entre autres méfaits, le crime de tuer tout le troupeau sacré de chevaux volants qui appartenait à Zeus, à part l'étalon Pégase ; le dieu suprême l'a donc transformé en un monstre qui s'est vu alors rejeté et forcé de vivre comme un paria dans les marécages et les eaux stagnantes. Thétis, furieuse du sort assigné à son fils, a juré que si Calibos ne peut pas épouser Andromède, aucun autre homme ne le pourra non plus.
Non moins exaspérée par la dévotion totale de Zeus envers son propre fils, Thétis transporte Persée de Sérifos à Joppé. S'étant lié d'amitié avec Ammon, un érudit et un compositeur de pièces, Persée apprend l'aventure d'Andromède et de sa triste situation : elle ne peut pas se marier à moins que son prétendant ne réussisse à résoudre une énigme que lui donnera Calibos. Tout prétendant qui n'y arrivera pas sera brûlé sur le bûcher. En se servant d'une épée, d'un bouclier, et d'un casque qui rend son propriétaire invisible, que lui ont donné les dieux, Persée capture Pégase et découvre la réponse à l'énigme : c'est l'anneau que porte Calibos. Ce dernier est à deux doigts de le tuer, mais Persée lui coupe la main avec son épée, bien que dans la lutte il perde son casque.
À la cérémonie suivante où l'on attend un nouveau prétendant, Persée entre, répond correctement à l'énigme et présente la main coupée de Calibos avec l'anneau, gagnant ainsi la main d'Andromède. Dans le temple de Thétis, Calibos supplie sa mère pour le venger de Persée, mais elle lui répond qu'elle en est incapable car Persée est protégé par Zeus, cependant elle peut se venger sur Joppé. Lors du mariage, la reine Cassiopée compare la beauté d'Andromède à celle de Thétis elle-même, ce qui met la déesse en colère. La statue de Thétis s'effondre et sa tête s'anime, en exigeant que dans les trente jours Andromède soit offerte vierge en sacrifice au Kraken, autrement Joppé sera détruite.
Persée cherche un moyen de vaincre le monstre. Quand Zeus ordonne à Athéna de donner sa chouette à Persée, elle préfère demander à Héphaïstos de construire la chouette mécanique Bubo pour aider Persée. Bubo le conduit vers les sorcières du Styx, trois femmes aveugles qui lui révèlent que son seul espoir de survivre s'il combat contre le Kraken est d'utiliser la tête d'un autre monstre, la Gorgone Méduse. Jadis une femme superbe, Méduse, avait osé faire l'amour avec Poséidon dans le temple d'Aphrodite et avait pour cela été transformée par la déesse en monstre horrible. La voir dans les yeux devait changer en pierre toute créature vivante, y compris le Kraken. Elle habite sur l'Île des Morts, qui se trouve de l'autre côté du Styx, sur les bords des Enfers. Persée s'y rend et lui coupe la tête, puis il affronte Calibos qu'il finit par tuer avec l'épée d'Aphrodite. Il tue également trois scorpions géants nés du sang de la tête de Méduse.
Juste au moment où Andromède est sur le point d'être sacrifiée au Kraken, Persée apparait chevauchant Pégase ; grâce à la tête de Méduse, il change le Kraken en pierre et libère Andromède. Par un décret de Zeus, le héros et l'héroïne deviennent des constellations, et Pégase et Cassiopée connaissent la même métamorphose.
Distinctions
Entre 1981 et 1982, Le Choc des Titans a été sélectionné 8 fois dans diverses catégories et a remporté 2 récompenses
Récompenses
Académie des films de science-fiction, fantastique et d'horreur - Prix Saturn 1982 :
Prix Saturn du Meilleur acteur dans un second rôle décerné à Burgess Meredith. Prix des jeunes artistes 1982 :
Prix des jeunes artistes du Meilleur film - Fantastique ou comédie - Plaisir en famille.
Nominations
Le mauvais film de Stinkers (The Stinkers Bad Movie Awards) 1981 : Pires effets spéciaux (Effets spéciaux les moins «spéciaux»). Académie des films de science-fiction, fantastique et d'horreur - Prix Saturn 1982 :
Meilleur film fantastique,
Meilleure actrice dans un second rôle pour Maggie Smith, Meilleure musique pour Laurence Rosenthal,
Meilleurs costumes pour Emma Porteous,
Meilleurs effets spéciaux pour Ray Harryhausen.
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