CINÉASTES_TOME 2

ROBERT MULLIGAN  1925 - 2008


Fils d’un policier new-yorkais, il interrompt des études théologiques pour faire la guerre comme radio dans les Marines, puis devient journaliste à la CBS et, dès les années 50, est un réalisateur de TV connu. Par moments, dans sa carrière de cinéaste, on retrouvera le style en grisaille du « petit écran ». Il se montre pourtant un cinéaste attentif à la caractérisation psychologique de ses personnages et à leur présence physique, à leur rapport à un espace parfois complexe (Escalier interdit), parfois vidé de tout au profit de la violence (l’Homme sauvage) ou du pur sentiment (le Sillage de la violence).


Traitant de préférence des histoires de « marginaux » qui restent tels même en s’intégrant à la société en équilibre instable, son style unit de même une fluidité (qui peut aller jusqu’à la pudeur du « classicisme » américain) avec des notes modernistes de bon aloi. Il a signé quelques comédies qui, après un début brillant, deviennent somnolentes : ce n’est pas son genre. La collaboration de Pakula à ses meilleurs films pose un problème que résout l’examen des films de Pakula seul : ils ne se ressemblent pas. Parmi les réussites de Mulligan, il faut noter le mélancolique Été 42, l’élégant et primesautier Daisy Clover, et enfin un film fantastique qui, à quelques détails près, réussit sans supercherie à nous faire croire à une psychose de dédoublement : l’Autre. Mais le soin apporté par Mulligan à ses réalisations ne l’a pas préservé de plusieurs échecs commerciaux. C’est ce qui l’amène à se retirer en 1982, après l’obscur Kiss me Goodbye. En revanche, il revient contre toute attente en 1988 avec d’abord Clara’s Heart, réussite mineure ou Whoopi Goldberg est plus nuancée qu’à l’ordinaire, et surtout avec Un été en Louisiane (The Man in the Moon, 1991), l’un de ses meilleurs films. Dans cette chronique rurale, plastiquement superbe, émouvante et silencieuse, son talent du clair-obscur et de la demi-teinte se déploie pleinement. Gérard Legrand.


Un des cinéastes les plus sous-estimés de sa génération, Robert Mulligan a souvent été jugé avec une réticence pouvant aller jusqu’au souverain mépris d’un Jacques Rivette qui le traita, en 1963, de « laborieux director ». Une quarantaine d’années plus tard, Le Monde, dans sa nécrologie, ressortait l’étiquette passe-partout « honnête artisan hollywoodien ». Aux États-Unis le film de Mulligan le plus fameux est Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird ), mais il n’a pas tiré le cinéaste d’une semi-obscurité dont il n’est sorti que sporadiquement et de manière éphémère. 

« Honnête » et « laborieux » artisan, Mulligan a pourtant construit une œuvre cohérente et personnelle, dont il est facile d’énumérer les thèmes, tropes et préférences : enfants ou adolescents (de son premier à son dernier film) et leur antagonisme fréquent avec les adultes, fascination nostalgique pour le passé (refuge, d’ailleurs illusoire, de nombre de ses personnages), angoisse, menace incertaine, inquiétude, attention au décor, aux lieux, aux espaces, qu’il s’agisse de l’environnement urbain de ses films new-yorkais (il en tourne cinq entre ses débuts et 1971), des évocations de petites villes du Sud (Mockingbird ; Baby, the Rain Must Fall), de la campagne (L’Autre, The Man in the Moon) ou de l’Ouest westernien (The Stalking Moon). 

En 1956, un producteur débutant, Alan Pakula, acquiert les droits de l’autobiographie du base-balleur Jim Piersall, choisit comme réalisateur Mulligan, homme de télévision dont ce sera le premier film, et comme vedette le jeune Anthony Perkins, dont ce troisième rôle est le premier en vedette pour le grand écran. Le résultat est l’excellent Fear Strikes Out (Prisonnier de la peur, titre français qui dit le contraire de l’original, « Victoire sur la peur » serait plus exact), où Perkins est remarquable dans le rôle du jeune sportif que les efforts obsessionnels d’un père abusif pour faire de lui une vedette finissent par mener à la dépression nerveuse. On en oublie la réalisation appliquée (mais non déficiente) : Mulligan trouve ici les personnages et situations qu’il reprendra dans la plupart de ses films majeurs. Bien reçu par la critique, il ne lance pourtant pas le cinéaste qui retourne à la télévision pendant presque trois ans. En 1960, il revient pour diriger Tony Curtis et Debbie Reynolds dans The Rat Race (Les Pièges de Broadway), adaptation par son auteur d’une pièce de Garson Kanin : Curtis est un musicien de jazz provincial qui débarque à New York, sans cesse victime de son innocence (ses collègues musiciens lui volent ses instruments et disparaissent), et partage une chambre avec une danseuse (« Miss Cha Cha Cha of Tampa 1957 ») perpétuellement dans la dèche et très endettée. Reynolds est parfaite dans le rôle inhabituel d’une jeune femme au bout du rouleau. Mulligan, bien qu’acceptant les contraintes de la pièce filmée sans trop se soucier d’aérer, s’intéresse avant tout aux rapports de ces deux personnages malchanceux, un peu paumés mais courageux, qui s’entraident ou se heurtent.
Pour le producteur
Robert Arthur, Mulligan dirige ensuite trois films Universal. Le meilleur, et de loin, est The Great Imposter (Le Roi des imposteurs) avec de nouveau Tony Curtis dans un de ses meilleurs rôles, un homme sans aucune éducation particulière qui réussit à se faire passer successivement pour professeur, chirurgien, moine trappiste... Mieux vaut oublier Come September (Le Rendez-vous de septembre), affligeante comédie touristique, et The Spiral Road (L’Homme de Bornéo), interminable pensum qui cherche à imiter les mélodrames de Sirk (Rock Hudson joue dans les deux). Puis, tournant essentiel, Mulligan renoue son association avec Pakula pour six films en six ans, dont l’incontournable To Kill a Mockingbird

Je passerai très (trop) vite sur les autres films de cette « phase de pseudo-classicisme » (Gérard Legrand in « Cinémanie »), non qu’ils soient négligeables, mais pour m’attarder sur des œuvres plus personnelles et aventureuses (aventureux d’ailleurs, dès 1966, l’assez baroque Inside Daisy Clover l’était curieusement). Je garde un bon souvenir de Love with the Proper Stranger (Une certaine rencontre), que, au contraire des autres films mentionnés dans cet article, je n’ai pu revoir récemment. En revanche, Baby the Rain Must Fall (Le Sillage de la violence), adaptant une pièce plutôt mélodramatique de Horton Foote, n’est qu’en partie réussi : ce qui concerne Lee Remick (et sa petite fille) est sobre, juste, convaincant, émouvant, tandis que tout ce qui concerne le mari (Steve McQueen), chanteur minable tout juste sorti de prison et inévitablement destiné à y retourner, paraît artificiel, convenu, outré. 

Mulligan allait s’imposer enfin comme un metteur en scène de grande classe en 1967 avec Up the Down Staircase (Escalier interdit), le meilleur film américain sur les problèmes de l’enseignement secondaire. Il nous enferme pendant deux heures dans le chaos ahurissant d’une vaste high school d’un quartier pauvre de New York, sa caméra ultra-mobile arpentant avec une inlassable énergie couloirs, escaliers et bureaux divers, exposant impitoyablement les faiblesses et absurdités d’une administration tracassière, compliquée et peu efficace. La vie en classe n’est guère moins chaotique que dans les couloirs, les élèves, blancs, noirs ou hispaniques, partageant tous un total mépris de la discipline et le manque d’enthousiasme pour l’étude. Sandy Dennis, dont c’est sans doute le meilleur rôle, prof débutante dans cet univers catastrophique et éprouvant, va de frustration en frustration, tant dans ses rapports avec ses étudiants qu’avec ses collègues ou avec l’administration. Elle finira par capituler et demander sa démission, puis se ravise à la dernière minute, seule concession au happy ending (mais en est-ce un ?) d’un film qui les refuse toutes. 

Summer of ’42 (Un été 42) n’a pas trop bien vieilli et nous inflige les bavardages, facéties et chamailleries de trois adolescents en vacances, obsédés par leur sexualité naissante, avec scènes comiques obligées (tentatives d’achat de préservatifs, tentatives de pelotage au cinéma – pendant la projection de Now, Voyager), le tout partiellement compensé par la beauté de la photographie de Robert Surtees et d’amples mouvements d’appareil dans les dunes. Mais Mulligan se rachète dans l’avant-dernière séquence, qui aurait pu être désastreuse (classique initiation sexuelle d’un adolescent par une femme plus âgée) et qu’il traite avec une délicatesse digne d’éloges. 

Dernier film de la collaboration Pakula-Mulligan et seul western du réalisateur, The Stalking Moon (L’Homme sauvage, 1969), est un chef-d’œuvre. On comprend mal qu’après l’avoir vu on puisse encore parler de Mulligan comme Sarris ou Rivette (mais avaient-ils vu le film ?). Sa mise en scène, intensément visuelle, n’a plus rien du fameux style télévision qu’on a pu lui reprocher parfois. Maîtrise de l’espace, profondeur de champ systématique, absence totale de transparences, refus des gros plans, longs et complexes mouvements de caméra suivant les personnages dans des extérieurs superbement abrupts (en particulier la séquence d’ouverture), Mulligan se montre digne des meilleurs moments d’un Anthony Mann, voire de Ford

L’argument, qui évoque La Prisonnière du désert (le film commence là ou celui de Ford finissait), est d’une simplicité exemplaire. Un détachement de l’armée libère une Blanche (Eva Marie Saint) capturée dix ans plus tôt par un Apache, Salvaje, qui en a fait sa femme (cette union a produit un garçon âgé de neuf ans). La mère, craignant que Salvaje ne les retrouve, reprenne son fils et peut-être la tue, demande à partir sans attendre une escorte militaire. Sam, l’éclaireur qui a organisé le sauvetage, finit par se décider à emmener la mère et l’enfant au Nouveau-Mexique où il a acheté un ranch. Ce long périple est marqué par la poursuite du trio par un Salvaje aussi meurtrier qu’invisible (c’est le stalker du titre) jusqu’au violent combat final avec Sam... Western peu bavard, The Stalking Moon met à profit la situation de départ (la jeune femme répugne à parler sa langue en partie oubliée et s’exprime le moins possible, tandis que son fils reste muet pendant tout le film) pour pratiquer un laconisme plus efficace que de longues tirades. Il donne même lieu au seul moment d’humour du film : Sam essayant maladroitement d’engager une conversation avec la mère et l’enfant alors qu’ils sont à table (« Dites quelque chose, n’importe quoi, dites : Passez-moi le sel... »). 

The Other (L’Autre), autre grande réussite de Mulligan, est sans doute son film le plus ambitieux, adaptation d’un roman de Thomas Tryon qu’on aurait pu croire inadaptable (une grande partie de l’action n’existe que dans l’imagination d’un enfant) : le jeune Niles, ne pouvant accepter la mort accidentelle de Holland, son jumeau, le fait revivre et finit par se substituer à lui – un Autre qui se révèle être le Même. La présence absente de Holland s’insère sans heurt dans la « vie de tous les jours » grâce à une mise en scène très complexe qui s’abstient de montrer les deux frères (merveilleusement interprétés par de vrais jumeaux) dans le même plan, ou plutôt dans le même cadre, Holland étant souvent évacué du champ par des panoramiques et autres artifices visuels. 

Bien que d’un genre très différent, The Nickel Ride rappelle The Other par son atmosphère oppressante d’inquiétude, de menace non identifiée ; la scène du meurtre de l’amie du protagoniste (dont on ne découvre qu’après coup qu’il s’agissait d’un mauvais rêve) répondant aux scènes à la fois « réelles » et imaginaires du film précédent. Le film disparut de l’affiche en un temps record et réduisit Mulligan à l’inactivité pendant plusieurs années. En 1978, il sort enfin Bloodbrothers (Les Chaînes de sang), inégal et tapageur, où l’on ne retrouve guère le style discret du réalisateur. Same Time, Next Year (Même heure l’année prochaine) est anodin. Kiss Me Goodbye (1983) est le seul remake du cinéaste (Dona Flor et ses deux maris de Bruno Barreto). Il est loin d’être aussi mauvais qu’on l’a parfois écrit : Mulligan y utilise avec élégance un appartement à Manhattan, où se passe une bonne partie de l’action. L’idée d’un personnage fantôme l’attira peut-être pour son rapport superficiel avec L’Autre. Mais les comédies à revenants sont souvent convenues, et celle-ci n’échappe pas à la règle. Quant à Clara’s Heart (1988), étude appliquée des rapports d’une bonne à tout faire jamaïcaine avec le fils de ses employeurs, un adolescent en crise, réussit rarement à émouvoir et encore moins à convaincre. 

Avec The Man in the Moon (Un été en Louisiane), Mulligan retrouvait thèmes, situations, lieux et personnages familiers : une adolescente découvre l’amour dans un décor agreste idyllique (l’inévitable old swimmin’ hole de la tradition rurale, site de joyeux plongeons et de flirts innocents). L’action se passe en 1957, comme Mockingbird et L’Autre se situaient pendant les années 30 et Un été 42 pendant les années de guerre, le recul d’une trentaine d’années garantissant l’effet nostalgique cher au réalisateur. Le film parut anachronique au grand public ; vu à sa sortie dans une salle presque vide, il m’avait séduit par son « classicisme » assumé, son atmosphère quasi griffithienne, son côté americana à la Henry King. Il n’a rien perdu de son charme. Reese Witherspoon en particulier, qui, dans ce premier film, avait l’âge de son personnage (Dani, 14 ans), reste inoubliable. Dans une scène vers la fin, elle est avec son père dans son camion et s’enhardit à lui parler, à lui dire qu’elle ne lui en veut pas de l’avoir battue dans un accès de colère (elle est indirectement responsable de l’accident dont sa mère a été victime). Le père ne dit rien, tourne la tête : il n’a pas l’habitude de ce genre d’effusion, de la part d’une enfant qui doit l’appeler sir. Il sort du véhicule, en fait le tour pour ouvrir la portière à Dani... et soudain, de façon inattendue, le père et la fille se jettent dans les bras l’un de l’autre. Au lieu d’exploiter en gros plan ce moment d’émotion, Mulligan place sa caméra très loin pour le filmer, avec un mélange de discrétion et de pudeur qu’on pourrait dire iconique de sa manière. Le film se termine dans l’apaisement, avec la réconciliation des deux sœurs faisant écho à la scène d’ouverture. La caméra les quitte, s’éloigne de la maison pour s’arrêter dans un dernier plan sur la pleine lune, évocatrice de nostalgiques souvenirs d’enfance (« l’homme dans la lune »). Mulligan n’aurait pu mettre plus à propos un point final à sa carrière. Jean-Pierre Coursodon.

AGNÈS VARDA  1928 - 2019

Cinéaste, Photographe


Née d'un père grec et d'une mère française, elle grandit dans cette région sétoise où elle situe l'action de son premier film (la Pointe courte) réalisé en 1955. Elle vient au cinéma par la photographie : elle a été en effet l'une des photographes du Théâtre national populaire à l'époque de Jean Vilar. Ce premier long métrage, produit avec peu de moyens mais beaucoup d'amitié (Alain Resnais en est le monteur, Philippe Noiret l'interprète), anticipe sur une approche du cinéma qui sera quatre ans plus tard celle de la « nouvelle vague ». 

De 1962 à 1977, elle réalise cinq autres longs métrages de fiction, qui ont en commun l'approche frémissante de moments de vie (Cléo de 5 à 7, 1962), l'attention chaleureuse aux êtres (le Bonheur, 1965) mais aussi une certaine mollesse, une désinvolture peut-être, dans la narration (Lions Love, 1970). Le véritable talent d'Agnès Varda, c'est plus dans ses films courts qu'il faut le chercher. Dans les courts métrages de 1957-1958 (Ô saisons, ô châteaux ; Opéra- Mouffe ; Du côté de la côte), dans certaines interventions militantes, dans les essais sur une rue parisienne (Daguerréotypes) ou sur les murs peints de Los Angeles (Mur murs), ou dans les films-billets (Une minute pour une image) qu'elle produit en 1982-1983 pour la télévision française. Quels qu'en soient le métrage ou la finalité, ces œuvres associent un sens aigu de l'image (du cadre, de la composition, de la tension interne du plan) à l'intervention directe de l'auteur (son commentaire, souvent sa propre voix). Ulysse, un court métrage de 22 minutes qu'elle signe en 1983, est dans cet ordre d'idées une réussite : à partir d'une vieille photographie retrouvée, elle conduit une enquête sur le temps, l'histoire, les significations du document. Sa sensibilité, son humour, la qualité de l'écriture et de la diction font de ce film court un moment d'intelligence. 

Elle obtient en 1985 le Lion d'or au festival de Venise pour Sans toit ni loi, œuvre singulière et dépouillée, longue errance jusqu'à la mort d'une jeune marginale, magistralement interprétée par Sandrine Bonnaire. Jane B. par Agnès V. (1987) est un portrait-collage de deux femmes, l'actrice Jane Birkin et la réalisatrice, tandis que Kung-Fu Master (id.) est une prolongation du premier film dans la mesure où le sujet émane de l'actrice et où les protagonistes sont aux côtés de cette dernière, tels les propres enfants de Jane et d'Agnès. Jacquot de Nantes (1991) est un hommage pudique et poignant à la mémoire de Jacques Demy qui partagea sa vie de 1962 jusqu'à sa mort. En 1995, année commémorative du premier siècle du cinéma, Agnès Varda tourne une fantaisie mi-onirique mi-réaliste, les Cent et Une Nuits, encombrée de références et de clins d'œil cinéphiliques, jouée par une pléiade de vedettes françaises et internationales, qui s'avérera malheureusement un échec public cuisant. Dans la tradition de ses films à la fois documentaires et très personnels, elle revient au premier plan avec les Glaneurs et la Glaneuse (2000), Quelques veuves de Noirmoutier (2005) et les Plages d’Agnès (2008). Jean-Pierre Jeancolas.

Née Arlette, parce qu'elle a été conçue en Arles, Agnès Varda grandit rue de l'Aurore, à Bruxelles, avec son père grec, sa mère et ses quatre frères et sœurs. Elle quitte en 1940 la Belgique bombardée pour rejoindre Sète, où elle passe son adolescence, avant de monter à la capitale. Elève de Bachelard à la Sorbonne, étudiante à l'Ecole du Louvre, elle obtient un CAP de photographie, sa première passion. 

En 1949, Agnès Varda rejoint en Avignon le Sétois Jean Vilar, qui créa deux ans plus tôt le célèbre Festival de théâtre. Se faisant connaître grâce à ses clichés de Gérard Philipe ou Maria Casarès, elle choisit deux acteurs du TNP, Silvia Monfort et Philippe Noiret (débutant au cinéma) pour son premier long métrage, La Pointe courte, monté par le jeune Resnais. Ce coup d'essai, qui mêle avec peu de moyens chronique réaliste et étude psychologique, annonce, en 1954, les audaces de la Nouvelle vague. Le succès public suivra en 1961 avec Cléo de 5 à 7, promenade dans Paris en compagnie d'une chanteuse qui attend des résultats médicaux, tandis que Le Bonheur décrochera le Delluc en 1965. 

Dès ses débuts, Varda passe du court au long métrage, du documentaire à la fiction, signant un film de commande sur les châteaux de la Loire en 1957 puis un récit onirique avec Catherine Deneuve (Les Créatures). En 1967, elle accompagne aux Etats-Unis son mari Jacques Demy, qu'elle rencontra au Festival de Tours en 1958. Tombée amoureuse de Los Angeles, où elle fréquente Andy Warhol et Jim Morrison, elle y tournera notamment une fiction hippie (Lions love) et un documentaire sur les peintures murales. Elle peut aussi partir à la rencontre de ses voisins de quartier (Daguerréotypes en 1978), s'inspirer d'une photo (Ulysse) ou prendre pour modèle Jane Birkin, à l'occasion d'un de ces films-gigognes dont elle a le secret (Jane B. par Agnès V./Kung-Fu Master). 

Adepte du coq-à-l'âne, du collage et du calembour, Agnès Varda sait aussi se faire le témoin de son époque, évoquant les luttes féministes dans L'Une chante, l'autre pas ou la condition de ceux qu'on ne nomme pas encore SDF dans Sans toit ni loi : au terme d'un tournage éprouvant pour la toute jeune Sandrine Bonnaire, le film remporte le Lion d'or à Venise et un beau succès en salles en 1985. Plus tard, avec Les Glaneurs et la glaneuse, tourné en DV, la cinéaste pointera, à sa manière, les excès de la société de consommation. 

Avec son talent de conteuse, son insatiable curiosité et son éternelle coupe au bol, Varda a su se faire, au fil des ans, une place à part dans le cinéma français, au point de se voir confier le redoutable honneur de tourner le film-hommage au 7e art centenaire (Les Cent et une nuits). Sur un mode plus intime, elle consacre 3 films précis et précieux (dont Jacquot de Nantes en 1991) au défunt Jacques Demy. Auréolée d'un César d'honneur pour l'ensemble de sa carrière en 2001, elle s'essaie ensuite à l'art contemporain à travers expositions et installations. Elle qui a passé sa vie à raconter la vie des autres réalise en 2008 un émouvant autoportrait, Les Plages d'Agnès, chaleureusement accueilli à Venise. AlloCiné.

Commandeur de la Légion d’honneur depuis 2009, elle a été élevée en 2013 à la dignité de grand-croix de l’ordre national du Mérite. 

CHRIS MARKER  1921-2012

Écrivain, photographe et cinéaste


Il est une des personnalités les plus attachantes et les plus insaisissables du cinéma français, qui allie à un certain type de discours « bourgeois » le sens de l’engagement politique pur et dur, à l’abri de toute sclérose idéologique. Il allie son héritage du classicisme français (il a écrit un subtil Giraudoux par lui-même) à une sympathie évidente pour toutes les formes de « révolution culturelle » et corrige ses tranquilles certitudes par l’instabilité des grands rêveurs. Véritable « gentleman des antipodes », Chris Marker a tourné un peu partout dans le monde : en Chine, en Sibérie, à Cuba, en Israël, au Japon et aussi à Paris (le Joli Mai, 1963), mais tous ces voyages, réels ou imaginaires, sont autant d’autoportraits. Il cite, dans l’épigraphe de l’un de ses films les plus personnels, Si j’avais quatre dromadaires, journal de voyage entièrement composé de photos fixes prises dans vingt-six pays, entre 1955 et 1965, ces vers d’Apollinaire :

« Avec ses quatre dromadaires,

Don Pedro d’Alfaroubeira

Courut le monde et l’admira.

Il fit ce que je voudrais faire. »


Notre monde même ne saurait suffire à cet éternel baladin : il lui faut se perdre dans les labyrinthes de la quatrième dimension, et c’est la Jetée, étonnant « photo-roman » d’anticipation qui est aussi une poignante histoire d’amour. Il y a encore chez lui un polémiste sarcastique, pour lequel le texte compte autant, sinon plus, que l’image, au point de charger celle-ci de significations insolites, voire contradictoires (cf. le pied-de-nez au documentaire classique que constituent les trois commentaires successifs d’une même séquence, dans Lettre de Sibérie).  Depuis 1968, Chris Marker anime un collectif d’extrême gauche, Slon, qui se veut « instrument de production ouvert à toutes les recherches et leur servant à l’occasion de point de rencontre et de rassemblement ». Parmi ses réalisations, on citera À bientôt j’espère et la Bataille de dix millions. Pour ses amis (Alain Resnais, Henri Michaux, Paul Paviot), Chris Marker « préfigure l’homme du XXIe siècle ». Claude Beylie, 1995.


Chris Marker est décédé le jour de son 91e anniversaire. Il restera comme l’une des personnalités les plus fortes et singulières du cinéma français. 

Chris Marker, référence majeure pour la cinéphilie mondiale, vient de nous quitter. Il restera comme l’un des auteurs les plus intransigeants du cinéma français, de la trempe des Bresson et Rohmer avec qui il partageait le goût de la discrétion et du refus de la médiatisation. Il a été éditeur, photographe, producteur, vidéaste, et surtout... artiste et cinéaste. Auteur de films mêlant approche documentaire, fiction, force poétique et engagement politique, Chris Marker est révélé avec Les statues meurent aussi (1953), court métrage co-réalisé avec Alain Resnais. Ce format lui sied, et d’autres réussites suivront, à l’instar de Junkopia (1981), César du meilleur court métrage. En 1962, La jetée, essai de science-fiction, devient rapidement culte, et inspirera L’armée des 12 singes à Terry Gilliam. L’année suivante, Le joli mai (avec Montand et Signoret) est primé à Venise. En 1967, il participe, avec Jean-Luc Godard, Agnès Varda et Joris Ivens, au film collectif Loin du Vietnam réalisé contre l’intervention des Etats-Unis en Asie du Sud-Est. Grand voyageur, Chris Marker trouve l’inspiration dans ces splendides poèmes visuels que forment Lettres de Sibérie (1957), Sans soleil (1983), primé à Berlin ; ou encore Level Five (1997), fascinant jeu narratif autour de la bataille d’Okinawa. « Son œuvre a suivi et épousé la deuxième moitié du XXe siècle en se tenant à la bonne distance des événements historiques qui ont bousculé le monde », ont déclaré Serge Toubiana et Costa-Gavras. 2012.

JEAN COCTEAU  1889 - 1963

Poète, écrivain, dramaturge et cinéaste


Issu d’une famille de notaires et d’agents de change, ses études (de « cancre », dit-il) achevées à Paris, Cocteau s’impose en littérature dès ses vingt ans. Il a résolu d’être, définitivement, agressivement, moderne. Mobilisé en 1916, bientôt réformé, il rentre à Paris, se rend célèbre avec le ballet Parade (1917), collabore avec Picasso, Erik Satie, Serge de Diaghilev (les Ballets russes), Stravinski. Il inspire le groupe des Six (1918), découvre et lance Raymond Radiguet (1920), auteur à dix-sept ans du Diable au corps. Hormis le Sang d’un poète (1931), film d’avant-garde que le mécénat du vicomte de Noailles (qui, en même temps, commandite l’Âge d’or de Bunuel) lui permet de réaliser. Cocteau ne s’intéresse activement au cinéma qu’à partir des années 40. Il élabore alors des adaptations, écrit des dialogues, rédige et souvent commente lui-même des films « poétiques » jugés difficiles ou insolites par leurs distributeurs. En 1942, il travaille pour Marcel Carné aux dialogues de Juliette ou la Clé des songes, qui sera tourné neuf ans plus tard, mais selon le scénario de Jacques Viot et Georges Neveux. En tant que dialoguiste, c’est au film de Robert Bresson, les Dames du bois de Boulogne (1945), qu’il apporte son concours le plus étonnant d’intelligence, d’élégance, de dépouillement et d’efficacité dramatique. Il met en scène son deuxième film en 1943, son dernier, le huitième en 1960. L’Académie française l’élit en 1955.

On a dit de Cocteau qu’il avait un talent polymorphe ou qu’il était un touche-à-tout de génie. Lui-même se définit comme « un franc-tireur du cinéma ». Le film est une corde de plus qu’il ajoute à son arc. À sa « poésie de roman », sa « poésie de théâtre », sa « poésie critique », sa « poésie graphique », il ajoute une « poésie cinématographique ». Pratiqué à l’égal du poème (le poète s’y expose et s’y découvre au double sens du mot : il se connaît, il se dévoile aux autres), le cinéma devient écriture, « encre de lumière ». Non plus 7ème art mais dixième muse, Cocteau l’appelle « cinématographe ». Dans ses films, comme ailleurs dans son œuvre, Cocteau bâtit sa poésie en cartésien. Elle est concrète et raisonneuse. Elle a besoin des artifices du merveilleux comme les machineries féériques du cirque, du théâtre, de la fête foraine ; comme les ressorts des contes : miroirs magiques qu’on traverse, statues qui bougent, animaux qui parlent, passages enchantés, métamorphoses. Elle repose sur les données précises d’une expérience vécue : « Je capte mes mythes et mes souvenirs de jeunesse. » Elle doit surprendre, « saisir la chance au piège » car « il n’y a de beauté qu’accidentelle ». Pour la Belle et la Bête, et plus tard avec Melville pour les Enfants terribles, Cocteau, sur la table de montage, recherche, entre partition musicale et images, « un synchronisme accidentel ». Le côté artisanal du cinéma le ravit : l’univers filmique se créé aussi avec les mains. Le bric-à-brac des décors renvoie au foisonnement des greniers de l’enfance, puis vient l’art qui épure, ordonne, simplifie. Au dernier plan de l’Éternel Retour, l’entrepôt des pêcheurs est un capharnaüm. Patrice/Tristan y meurt ; Nathalie/Iseut s’étend près de lui pour elle aussi mourir. Alors le décor se vide absolument et s’archaïse ; l’endroit devient crypte romane, tombeau antique, grandiose, austère, nu.

Ce goût du concret fait le réalisme magique que Cocteau revendique pour sa poésie. « Tout poème est un blason. Il choisit des objets réels et en fait un documentaire. » La féérie, la légende sont d’autant plus prenantes qu’elles sont réelles. Sur l’écran, « ce qu’on voit, on le voit ». La fable, sans aucun doute, est fiction, fantaisie ; les mythes qu’elle sert sont vrais, sont universels. Bien moins désinvoltes, bien moins étincelants de pirouettes et de préciosités que ne le sont souvent ses vers, les films de Cocteau affichent et parfois cachent une fantaisie grave, une souriante « difficulté d’être » et cette hantise de la mort que doit fournir, à l’œuvre, selon l’auteur même, son éclairage définitif. (Tous les films de Cocteau cultivent le thème du renfermement.) Avec le Sang d’un poète, Cocteau ne s’est nullement proposé de faire (ce que beaucoup croient) un film surréaliste : André Breton le combattit d’ailleurs farouchement comme un faux, un ersatz. On n’y trouve ni dictée de l’inconscient, ni écriture automatique, ni ouverture métaphysique. C’est un rêve dirigé, très machiné et déjà, comme plus tard Orphée et le Testament d’Orphée, une parabole et une méditation sur la destination du poète parmi les hommes. Visualisation dynamique d’un poème, tous les thèmes tenaces de l’auteur s’y rassemblent : la boule de neige frappant au cœur, la marche sur les plafonds, la traversée des miroirs, les portraits qui mordent. Dans l’Éternel Retour, comme il aime à le faire au théâtre, Cocteau rajeunit la légende, ici celle de Tristan et Iseut. Il la « désanachronise » en quelque sorte ; merveilleux et tragique, du coup, versent dans le quotidien. La même opération apporte à la Belle et la Bête, sans rien retrancher de sa magie, une interprétation psychanalytique du conte, plus vigoureuse de demeurer discrète. Filmant sa pièce les Parents terribles, respectant scrupuleusement ses trois actes et ses deux décors, Cocteau accomplit un double tour de force. D’une part, il dépasse, il retourne - comme on retourne un gant - le théâtre du Boulevard (Bunuel au Mexique réussira le même dépassement, mais dans le mélodrame). De l’autre, il abolit la traditionnelle synthèse cinéma-théâtre filmé. Le théâtre, assumé dans sa théâtralité, devient cinéma par la grâce d’un magistral découpage en continuité. La peinture cruelle et grinçante de l’intimité bourgeoise se retrouve dans Orphée. L’échec de cette nouvelle actualisation d’un mythe condamne Cocteau à un silence de dix ans. Il ne fera plus que le Testament d’Orphée, qui est aussi le sien propre. Il y lègue à la postérité la somme de ses thèmes, de ses manières stylistiques comme aussi de ses tics d’écriture, la synthèse de tous ses films. Mais, prisonnier de son image (celle que, sa vie durant, il a voulu donner de lui-même, celle qu’on a forgée de lui), Cocteau, mégalomane et pontifiant, plus que jamais enfant terrible de l’art, peine à dresser sa statue au milieu de cent métaphores ésotériques. Décevant congé qui contredit l’un des plus singuliers mérites de Cocteau cinéaste et que l’on n’a guère relevé : tous ses films - et Orphée tout particulièrement - hormis ce Testament, ménagent à tous les publics un accès immédiat à sa poésie pourtant subtile, raffinée, intellectuelle plus encore que sensible. Cocteau poète populaire grâce au cinéma, cela vaut d’être souligné. Barthélémy Amengual, 1995.

 

WAYNE WANG  1949

Réalisateur, producteur, scénariste


Il représente l’émergence d’une thématique asiatique à l’intérieur du cinéma américain. Après des études à Hongkong, il revient aux États-Unis, où il a passé son enfance, et s’impose par des films modestes, drôles et justes, qui racontent l’environnement qui est le sien. Son premier film, Chan Is Missing (1981), jette un regard inattendu sur le Chinatown de San Francisco. Son deuxième film, Dim Sun (1985), remporte un succès inespéré qui le mène à tenter de prendre sa place dans le « système ». Hélas, Slamdance (1987) le fait retomber dans l’anonymat. Il a alors l’intelligence de revenir à ce qu’il connaît le mieux avec Eat a Bowl of Tea (1989) et le Club de la chance (The Joy Luck Club, 1993), réussites mineures mais personnelles. Son dernier film, Smoke (1995), est cependant une nouvelle tentative vers le grand film de prestige (avec William Hurt et Harvey Keitel), couronnée par un Ours d’argent au Festival de Berlin. Christian Viviani, 1995.


Prénommé par son père d’après son acteur favori, John Wayne, Wayne Wang est né à Hong Kong et y a travaillé durant de nombreuses années mais connaît bien les Etats-Unis pour y avoir étudié le cinéma. Après avoir réalisé plusieurs épisodes d’une série sur la vie quotidienne des Hong-Kongais, il a d’ailleurs décidé de s’installer à San Francisco. En 1984, il signe Dim sum : a little bit of heart qui est présenté au Festival de Cannes. En 2002 sort son film le plus connu du grand public, la comédie romantique Coup de foudre à Manhattan. Mais ce qu’il a le mieux réussi ce sont les deux films réalisés en compagnie de Paul Auster, Smoke (Ours d’argent au festival de Berlin) et sa suite, Brooklyn boogie, en 1995. Après cette double pépite, on attendait une suite de carrière excitante. Hélas, pour l’instant, rien n’est venu confirmer tout le bien que l’on pensait de lui. Marianne Spozio, 2008.


Diplômé du lycée jésuite de Wah Yan, Wayne Wang part à 18 ans s'établir aux Etats-Unis pour étudier le cinéma au California College of the Arts and Crafts d'Oakland. En 1975, il réalise A man, a woman and a killer, un film de fin d'études. Sa maîtrise en poche, il revient à Hong Kong et obtient un poste à R.J.H. - Radio and Television Hong Kong - berceau de la nouvelle vague des jeunes réalisateurs hong-kongais. Il y réalise plusieurs épisodes de la série dramatique « Below the lion rock », sur la vie quotidienne des habitants de Hong Kong.

Wayne Wang retourne quelque temps plus tard aux Etats-Unis et s'installe à San Francisco. Sa vie au sein de la communauté de nouveaux immigrants asiatiques lui inspire son second long métrage, le thriller Chan a disparu (1981).

Son troisième film, Dim sun : a little bit of heart, est présenté en première mondiale dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 1984 et est cité au BAFTA Award du meilleur film étranger. En 1987, il dirige Mary Elizabeth Mastrantonio et Virginia Madsen dans un thriller à tendance érotique intitulé Slamdance

Chinatown est le décor et le sujet de son œuvre suivante, Eat a bowl of tea, film en costumes se déroulant dans les années quarante, interprété par son épouse Cora Miao et Russel Wong. Le Club de la chance (1993), d'après le best-seller d'Amy Tan, est le premier film de studio de Wayne Wang.

L'année suivante, celui-ci met en scène Smoke, une comédie dramatique écrite par Paul Auster sur les destins entrecroisés d'un écrivain désespéré (William Hurt) et d'un photographe amateur (Harvey Keitel). Ce film remporte l'Ours d'argent au Festival de Berlin et est nommé au César du meilleur film étranger. Forts de ce succès, Wayne Wang et Paul Auster coréalisent en 1996 Brooklyn boogie, une pseudo-suite de Smoke.

Dès lors, de nombreuses stars se bousculent pour tourner sous la direction du cinéaste d'origine hong-kongaise : Jeremy Irons dans la romance Chinese box (1997), Susan Sarandon dans le drame familial Ma mère, moi et ma mère (1999), Molly Parker dans le sulfureux Centre du monde, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2001, ainsi que Jennifer Lopez et  Ralph Fiennes dans une version moderne du conte de Cendrillon intitulée Coup de foudre à Manhattan (2002). AlloCiné.


Filmographie

A man, a woman and a killer (1975)

Chan a disparu (Chan is missing) (1981)

Dim sum : a little bit of heart (1984)

Slamdance (1987)

Eat a bowl of tea (1989)

Le club de la chance (The joy luck club) (1993)

Smoke (1995)

Brooklyn boogie (Blue in the face, 1995)

Chinese box (1997)

Ma mère, moi et ma mère (Anywhere but here) (1999)

Le centre du monde (The center of the world) (2001)

Coup de foudre à Manhattan (Maid in Manhattan) (2002)

Winn-Dixie, mon meilleur ami (Because of Winn-Dixie, 2005)

Vacances sur ordonnance (Last holiday, 2006)

Un millier d’années de bonnes prières (A thousand years of good prayers, 2008) La princesse du Nebraska (The princess of Nebraska, 2008)


SAMUEL FULLER   1911-1997


Journalisme. Grouillot à treize ans, reporter à dix-sept, Fuller ne semble pas avoir connu d’autre école que celle du journalisme. Il ne l’évoquera que deux fois explicitement dans son œuvre. Avec une prodigieuse énergie, Violence à Park Row évoque l’émergence du journalisme moderne à la fin du siècle dernier. Mais l’idéal du patron de presse conscient de son devoir d’information y est inséparable de sa capacité à fabriquer de toutes pièces le fait divers qui fera grimper les ventes en enflammant les imaginations. Ambiguïté fondatrice de l’univers d’un cinéaste qui cherchera toujours à convaincre par la passion plutôt que la raison, mais ne renoncera jamais à témoigner, avec une vraie générosité, de l’horreur que lui inspirent le racisme et toutes les formes de bigoterie.

C’est de ce devoir de témoigner que parle encore Shock Corridor où un journaliste se fait enfermer volontairement dans un asile psychiatrique pour en tirer un reportage sensationnel. Les dernières images le montrent s’engloutir dans l’univers de la folie en brandissant au bout de son bras tendu une torche imaginaire. Les journalistes de Park Row, déjà, lançaient une souscription - historique - pour financer le piédestal de la statue de la Liberté.


Hollywood. Le puissant système de production hollywoodien se délite déjà quand apparaît Fuller au début des années 50, et il n’y trouvera que la place marginale d’un réalisateur de petits films d’action bon marché. Rapidement, il devient son propre producteur et se revendique auteur complet, de plus en plus déconnecté d’un système qui trouve de nouvelles formes pour se perpétuer. Paradoxalement, ses meilleurs films démontrent pourtant qu’il n’est jamais meilleur que lorsqu’il affronte les contraintes des genres imposés ou du tournage en studio pour en faire exploser les conventions de l’intérieur.


Plans-séquences. Peu de cinéastes se sont aussi brillamment servi du plan-séquence que Fuller, qui en fait l’expression idéale de son univers en incessante métamorphose. On garde en mémoire le prodigieux plan à la grue qui part de l’intérieur d’une chambre pour suivre dans la rue le héros de Quarante Tueurs et l’y faire rencontrer le shérif, puis envoyer un message télégraphique avant qu’une troupe de cavaliers brisent brutalement la linéarité droite-gauche longuement établie. Dans le même film, le plan, plus long et plus complexe encore, dans le bureau de Barbara Stanwyck s’achève par la découverte du corps pendu de Dean Jagger qui vient à peine de quitter la scène. Et comment ne pas évoquer le plan, exultant d’énergie brutale, qui précipite les pugilistes de Park Row d’un intérieur à l’autre, en repassant à chaque fois par la rue qui donne son titre au film ?


Guerre. Dernier film de Fuller produit à l’intérieur du système hollywoodien, Les Maraudeurs attaquent ridiculise tous les soupçons de bellicisme qu’avaient pu faire naître sa demi-douzaine de films de guerre antérieurs. Refusant de se constituer en spectacle, la violence des combats s’y exténue dans l’horreur pure et interdit toute exaltation héroïque pour lui préférer une description de l’épuisement dépouillée du lyrisme ou du baroquisme qui faisaient le prix des films précédents. Près de vingt ans plus tard, Fuller met les points sur les i avec The Big Red One, qui suit, comme l’avait fait le réalisateur lui-même, la vie quotidienne et les combats de la première division d’infanterie de l’armée américaine depuis l’Afrique du Nord jusqu’à la libération des camps de concentration. Le film avance par à-coups chaotiques, jalonné de fulgurations sidérantes, vers l’abomination finale des camps et la désespérance. « À la guerre, déclare Fuller au moment de la sortie du film, tout porteur d’idéal est un mort en sursis. C’est pour cette raison qu’elle est pure abjection. »


Responsabilité. Le cinéma de Fuller, jamais, n’esquive l’idée de la responsabilité ultime du cinéaste qui prend la parole pour s’adresser au spectateur. D’où cette présence récurrente de personnages (le journaliste de Shock Corridor, l’écrivain de The Big Red One) qui s’engagent dans l’action pour témoigner ensuite. Mais il ne dédaigne pas de renvoyer aussi le spectateur à sa propre responsabilité de citoyen, comme dans l’ouverture de Violence à Park Row (« L’un de ces journaux est le vôtre ») ou le carton final du Jugement des flèches (« La fin de cette histoire ne peut être écrite que par vous »).


Racisme. Souvent soupçonné de fascisme (à cause de l’anticommunisme viscéral de ses débuts, à cause aussi de l’ambiguïté idéologique de ses premiers films de guerre), Fuller ne saurait l’être de racisme. En témoignent les nombreuses relations interraciales mises en scène dans ses films et qui font la matière du Jugement des flèches. En témoignent aussi ses deux films les plus ouvertement allégoriques, Shock Corridor et White Dog, qui identifient l’un et l’autre racisme et folie. Folie du Noir qui se prend pour un membre du Ku Klux Klan dans le premier, folie du chien dressé à attaquer les Noirs dans le second et qui, privé de repères par sa rééducation, se retourne contre les Blancs. S’arrêter là n’aurait pas de sens si l’on ne voyait combien le thème est indissociable de celui de l’égalité fondamentale de toutes les religions explicitée dans Le Jugement des flèches, de la recherche de l’harmonie entre les cultures qui fait le sujet de tant de ses films, et du refus constant de Fuller de partager l’humanité selon des lignes claires.


Identité. Du flic infiltré chez les truands de Maison de bambou à la prostituée d’Allo Police spéciale qui reconstruit sa virginité en s’occupant d’enfants handicapés, l’œuvre de Fuller est sillonnée de personnages qui risquent leur identité pour s’en réinventer une autre. Le modèle ultime en est le soldat sudiste du Jugement des flèches, décidé à devenir indien pour mieux abjurer son appartenance à une nation réunifiée au coût de sa défaite. Pour chacun d’eux, le prix à payer est la réalisation qu’ils ne peuvent plus appartenir à aucune communauté. Il est plus lourd encore pour le journaliste de Shock Corridor qui croyait pouvoir préserver intacte une identité qu’il ne songeait pas à répudier, et qui sombre dans le néant de la conscience pour avoir osé s’aventurer dans l’univers de la démence. (extraits) Jean-Pierre Berthomé, 1998.


BIOGRAPHIE


Pigiste d’Arthur Brisbane au New York Journal (auquel il rendra hommage dans Park Row), il est, à dix-sept ans, le plus jeune reporter affecté aux affaires criminelles. Cet apprentissage lui inspire des nouvelles et des romans policiers (dont The Dark Page, 1944). Dès 1936, il collabore aux scénarios de diverses productions « B » (il sera ainsi à l’origine de Jenny, femme marquée de D. Sirk, 1949). De 1942 à 1945, il combat avec la Big Red One, la première division d’infanterie, en Afrique du Nord et en Europe. De cette expérience fondamentale témoigneront ses films de guerre, qui sont autant de répétitions ou d’esquisses de The Big Red One, projet mûri pendant plus de trente ans. Il débute dans la réalisation en 1949, s’affirmant d’emblée comme l’auteur complet de ses films ; il en sera également le producteur (Globe Enterprises) à partir de 1956. Réduit à l’inactivité par son exigence d’indépendance, il se consacre à la télévision (1962-1966), accumule les scénarios et fait des apparitions dans les films de ses jeunes admirateurs (J-L Godard, D. Hopper, W. Wenders, S. Spielberg, etc.). Il prend une revanche éclatante en 1980, avec The Big Red One, enfin mené à bien sur les deux fronts, littéraire et cinématographique.

« Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort - en un mot émotion », décrète Fuller dans Pierrot le fou. Abrupte, chaotique, plus soucieuse de surprendre que de séduire, son œuvre reste, aujourd’hui comme hier, fort controversée. Comment cerner, comment « récupérer » cette force de la nature qui dirige son équipe à coups de révolver et conçoit en une journée plus de projets qu’il n’en pourra jamais réaliser ? Cet éternel « jeune homme en colère » qui dénonce l’hypocrisie et le conformisme dans des fables aussi déconcertantes qu’explosives ! Cet individualisme forcené que seuls passionnent les excès de personnages exceptionnels, mais n’en croit pas moins aux vertus pédagogiques de son art ! Ce pamphlétaire imprévisible qui pourfend les totalitarisme de droite ou de gauche avec la même véhémence, la même générosité de libéral à tout crin ! Ce journaliste « à sensation » qui dynamite les clichés de genres consacrés pour mieux dévoiler les pulsions inavouées de l’Amérique ! Ce moraliste paradoxal qui choisit pour figures du double jeu social mercenaires et prostituées, imposteurs et névropathes ! Cet anarchiste romantique qui célèbre la démesure ou l’infamie en convertissant chaque valeur en son contraire, l’amour en haine, la peur en courage, l’héroïsme en traitrise ! Cet artificier baroque qui ne compose ses images qu’en termes de collision ou de conflagrations, télescopant dans le même plan les signes les plus opposés, jusqu’à trouver dans l’asile d’aliénés de Shock Corridor la métaphore définitive de sa poétique ?

« Barbare » ? « Primitif » ? « Confusionniste » ? Cinéaste de la folie et du chaos, Fuller est aussi celui de l’inconfort et de la lucidité. N’a-t-il pas toujours rêvé d’installer une mitrailleuse derrière l’écran pour décharger quelques rafales authentiques sur les spectateurs - et les rappeler ainsi à la réalité à laquelle ils espéraient échapper ? Michael Henry, 1995.


GEORGE A. ROMERO  (1940 - 2017)


Habitué dès son plus jeune âge au maniement de la caméra 8 mm, George A. Romero réalise son premier court métrage à 14 ans. Avec le temps, il perfectionne sa technique et enchaîne les courts métrages.


1968 marque un tournant dans la carrière du cinéaste. Avec des amis, il fonde la société de production Image Ten Productions, et regroupe 10 000 dollars pour produire et réaliser son premier long métrage, La Nuit des morts-vivants. Avec ce film d'horreur, l'un des plus connus de tous les temps, il se voit consacrer réalisateur-culte par toute une génération de cinéphiles. Filmé en noir et blanc, tourné en 16mm et réalisé le week-end entre amis, le long métrage connaît un succès public et critique aussi inattendu que considérable. Chez Romero, comme chez ses illustres devanciers, Robert Wise (Le Jour où la Terre s’arrêta) ou encore Don Siegel (L’Invasion des Profanateurs de sépultures), le fantastique et l'horreur se doublent d'une parabole politique. Romero, comme plus tard John Carpenter, se fait le chantre du côté obscur d'une Amérique paranoïaque. Tout au long de son œuvre, le cinéaste ne cessera de creuser cette veine.


Après deux longs métrages placées une nouvelle fois sous le signe de l'horreur, il renoue avec la thématique qui l'avait fait connaître (les morts vivants) en signant La Nuit des fous vivants (1973). En 1977, il aborde le vampirisme avec Martin, l'histoire d'un jeune adolescent psychotique, sorte de mante-religieuse au masculin qui se repaît du sang de ses maîtresses.


Avec le soutien d'un autre maître de l'horreur, l'Italien Dario Argento, qui co-produit et co-écrit le film, il réalise Zombie (1978), la suite de La Nuit des morts-vivants. Plus sanguinolent que le premier volet, le deuxième volet de ce qui deviendra la Trilogie des Morts-vivants bénéficie de l'apport d'un maquilleur de génie, Tom Savini. Ce dernier réalisera le remake de La Nuit des morts-vivants en 1990.


En 1982, il signe Creepshow, film à sketches à gros budget inspiré par l'univers de la bande dessinée. Pour la première fois de sa carrière, Romero fait appel au romancier Stephen King. Les deux hommes se retrouveront en 1993 pour La Part des ténèbres, une troublante histoire d'écrivain à succès en quête de respectabilité.


Trois ans plus tard, en 1985, Romero clôt sa trilogie des "Morts-vivants" avec Le Jour des morts-vivants. Non dénué d'humour, le film n'en est pas moins noir, puisqu'il montre un univers totalement passé sous le contrôle des morts-vivants. Cherchant à se renouveler, le cinéaste met en scène en 1988 un singe manipulateur et tueur dans Incident de parcours, avant de co-réaliser avec Dario Argento le film à sketches Deux Yeux maléfiques (1990). Adapté de deux contes fantastiques d’Edgar Allan Poe, ce film réunit notamment l'une des muses du cinéma d'horreur, Adrienne Barbeau (qui avait notamment travaillé avec Wes Craven et John Carpenter) et Harvey Keitel


En 2000, après de longues années d'absence derrière la caméra et d'apparitions devant celle des copains, il réalise Bruiser, une variation sur le thème de l'homme invisible, puis, en 2004, tourne un nouvel épisode de sa saga des morts-vivants : Land of the dead (le territoire des morts), pour lequel il engage, une fois n'est pas coutume, des stars (entre autres Dennis Hopper et Asia Argento). Toujours fidèle aux morts-vivants, il revient pour Diary of the Dead - Chronique des morts vivants en 2007, mettant en scène des étudiants en cinéma filmant des morts revenant à la vie. Il enchaîne la même année avec le long métrage  Diamond dead, mélange de comédie musicale rock et d'horreur. AlloCiné.


        Cet amateur de bandes dessinées et de fantastique fait des études de peinture à Pittsburgh, où il s’intéresse au théatre (acteur, metteur en scène), et tourne en amateur plusieurs courts métrages. Il créé une société de production - films publicitaires, reportages, qu’il réalise pour la TV. Il dispose, grâce à la production publicitaire et aux documentaires, d’une équipe et d’une infrastructure (Laurel Group, 1972), qui lui assurent de poursuivre en indépendant une carrière ouverte en 1968 avec le succès de La Nuit des morts vivants (Night of the Living Dead), qui est l’adaptation d’une de ses nouvelles. Les amateurs en ont fait un classique du genre, mais les films qui ont suivi n’ont guère confirmé cette originalité : There’s Always Vanilla (1972) ; Jack’s Wife (1973 - nouveau titre : Hungry Wives) ; La Nuit des fous vivants (The Crazies, id. - Code Name Trixie ou Cosmos 859 sont des titres abandonnés) ; Martin (1977) ; Zombie ou Dawn of the Dead (1978) ; Knightriders (1981) ; Creepshow (1983) ; Incident de Parcours (Monkey Shines, 1988) ; La Part des Ténèbres (The Dark Half, 1991). Claude Michel Cluny, 1995.


Avec John Carpenter, David Cronenberg (première période), Tobe Hooper, Dario Argento et quelques autres George A. Romero fut un maître de l’horreur moderne, dont l’entrée dans le genre – La Nuit des morts-vivants en 1968 – fut un véritable coup de tonnerre. Malgré la gloire que lui a apportée ce premier long métrage, phénomène des séances de minuit bientôt élevé au rang de classique, Romero est demeuré toute sa vie un indépendant, voire un marginal. Mis à l’écart des studios comme de la respectabilité critique, il a continué à exprimer son talent et son regard acerbe sur le monde contemporain et la société américaine dans des films modestes, mais intègres et réussis. Né en 1940 à New York, George A. Romero s’installe très tôt à Pittsburgh, Pennsylvanie, une ville qu’il ne quittera plus et qui deviendra le symbole de son indépendance vis-à-vis des deux pôles de la production cinématographique aux Etats-Unis, New York et surtout Los Angeles. Fidèle à ses origines populaires, à sa ville, à ses idéaux de jeunesse, Romero resta un cinéaste irréductible, insensible aux sirènes de la gloire, un des seuls de sa génération à mériter l’appellation de franc-tireur. Son intégrité, ses convictions politiques et son mode de vie l’ont sans doute marginalisé sur le plan professionnel, mais elles lui ont permis de mener à bien une véritable œuvre, à contre-courant de la pensée et de l’industrie dominantes. Romero n’est donc pas le réalisateur d’un seul film, La Nuit des morts-vivants, et sa carrière est jalonnée de réussites. On ne peut non plus réduire sa filmographie à la seule saga des zombies (six films entre 1968 et 2009) puisque Romero s’est illustré avec talent dans d’autres courant du fantastique, avec quelques grands films secrets, comme Incident de parcours en 1988. 

La preuve en neuf jalons importants dans l’œuvre de George A. Romero, pour rendre hommage à l’une des voix les plus originales du cinéma indépendant américain, qui vient de s’éteindre. 

Après le retentissement mondial de La Nuit des morts-vivants, Romero peine à enchaîner avec d’autres succès. The Crazies et Season of the Witch, avec lesquels il récidive dans le fantastique politique, connaissent des diffusions limitées et souffrent de leurs budgets modestes, qui leur confèrent une facture proche de l’amateurisme. Martin propose une vision très originale du vampirisme, traité comme une maladie mentale. Martin, un jeune homme de dix-sept ans est obsédé par le sang : il viole et tue des femmes et des hommes dont il boit le sang en leur entaillant les membres au rasoir. Son oncle très croyant qui l’héberge est persuadé qu’il est un vampire. Martin est-il un véritable vampire, ou bien seulement un marginal en proie à la folie ? George A. Romero signe avec Martin un film d’horreur social. Les reliquats tenaces des superstitions religieuses devant certains comportements déviants rencontrent l’antipsychiatrie et la sociologie dans la grisaille des banlieues américaines. Un film dépressif, punk, qui va acquérir une belle réputation auprès d’une petite chapelle de cinéphiles. 

Les morts reviennent à la vie et dévorent les vivants. Un groupe de survivants, trois hommes et une femme, fuit la ville en hélicoptère et se réfugie dans un centre commercial désaffecté, bientôt cerné par les zombies. Second volet de la saga de George A. Romero consacrée aux morts-vivants, Zombie est un titre essentiel du nouveau cinéma fantastique des années 70, et un chef- d’œuvre indiscutable du cinéma « gore ». Ici l’horreur se pare des atours du film d’action et du western urbain. Romero conserve l’idée de huis clos mais la couleur succède au noir et blanc, un vaste espace à une simple maison isolée, et Zombie est cent fois plus spectaculaire que La Nuit des morts-vivants. Dans les deux films, le personnage central est un homme noir. Romero continue d’inscrire la question raciale au centre de ses films. Au thème du racisme il ajoute ceux du consumérisme et de l’aliénation. Romero met en scène une succession d’attaques et de tueries à la violence nihiliste, digne de Sam Peckinpah, avec des débordements sanguinolents orchestrés par le maquilleur fou Tom Savini. La participation de Dario Argento à la production donnera naissance à une version européenne plus nerveuse et bénéficiant de la musique angoissante et frénétique du groupe rock Goblin, déjà à l’œuvre sur Suspiria. Le film ne sortira en France qu’en 1983, après avoir été totalement interdit par la censure. L’édition VHS (chez René Château, dans la fameuse collection « les films que vous ne verrez jamais à la télévision ») connaîtra un grand succès et hantera longtemps les vidéoclubs. L’ambiance apocalyptique de Zombie, avec ses hordes sinistres de zombies déboussolés qui reviennent hanter un ancien lieu de vie aura un impact considérable sur la culture populaire. Et traumatisera plusieurs générations de spectateurs. 

Après Zombie, Romero réalise le beau et étrange Knightriders, film maudit de sa carrière. Délaissant pour la première – et dernière – fois le fantastique, Romero imagine les pérégrinations d’une troupe itinérante de motards qui vit selon le code de chevalerie et organise des spectacles inspirés des récits de la Table ronde. Ce qui ne constitue pour certains qu’une forme dévoyée et dérisoire de « show business » représente au contraire pour le directeur de la troupe un véritable art de vivre. Réflexion sur les mouvements communautaires des années 70, très représentatif des idées de Romero sur l’utopie, le rêve et l’indépendance, Knightriders essuie un rejet cinglant de la critique et du public. Il ne sera jamais distribué en France mais on peut maintenant se le procurer dans une édition blu-ray américaine. « Le cinéma fantastique n’est pas mon seul centre d’intérêt, et je ne me considère pas comme un cinéaste de genre. Mais chaque fois que le téléphone a sonné, c’était pour me demander de réaliser un film d’horreur. J’ai fini par me résigner. » (George A. Romero

Après l’échec de Knightriders, Romero s’attelle à un projet plus commercial, avec la complicité de Stephen King dont le nom est à l’époque synonyme de succès au box-office. Dépourvu des implications politiques et libertaires des meilleurs films de Romero, Creepshow est un hommage aux E. C. Comics, ces bandes dessinées horrifiques des années 50 et 60 qui ont construit l’imaginaire de plusieurs générations de garçons américains passionnés de fantastique et de science-fiction, parmi lesquels Stephen King (scénariste et acteur dans Creepshow), Tom Savini (spécialiste des effets spéciaux sanglants) et Romero lui-même. Le cinéaste transpose à l’écran de façon convaincante les couleurs criardes, les situations macabres et les personnages grotesques caractéristiques des E. C. Comics, dans cinq sketches reliés par des intermèdes animés. Un mort-vivant revient éliminer les membres de sa famille et réclamer son gâteau d’anniversaire (« La Fête des pères »), un paysan solitaire se transforme en monstre végétal au contact d’un météore (« La Mort de Jordy Verrill », inspiré de La Couleur tombée du ciel de H.P. Lovecraft), un mari jaloux filme la noyade de sa femme et de son amant (« Un truc pour se marrer »), un professeur d’université se débarrasse de son épouse grâce à un monstre oublié dans une caisse (« La Caisse »), un vieillard obsédé par la propreté lutte contre une invasion de cafards (« ça grouille de partout »). Comme souvent, le dernier sketch est le meilleur, portrait d’un misanthrope reclus et phobique (on pense à Howard Hughes). Ces portraits grotesques jettent un regard corrosif sur l’humanité (tous les personnages sont moralement et physiquement hideux, rongés de vices : misogynie, cupidité, alcoolisme, sadisme, ...), fidèles aux B.D. originales qui flattaient leur lectorat adolescent par une description vengeresse du monde des adultes. Creepshow est un titre à part dans la carrière de Romero, un peu occulté par les autres films majeurs du cinéaste qui privilégient une approche sérieuse et réaliste de l’horreur. Mais c’est un excellent souvenir de jeunesse, une petite madeleine pour les amateurs de fantastique qui fréquentaient les vidéoclubs dans les années 80. 

Troisième volet, après La Nuit des morts-vivants et Zombie, de la saga horrifique et politique de George A. Romero. Les fans des scènes sanglantes qui firent la réputation de ce cinéaste trouvèrent au moment de sa sortie le film trop bavard et sérieux. Ils avaient tort. Le film est admirable, anxiogène et tendu. Il baigne dans une atmosphère étouffante. Et les moments d’horreur supportent la comparaison avec ceux des deux précédents films. Romero, grâce à qui le gore pense, filme une nouvelle fois un groupe assiégé : à la maison de La Nuit... et au centre commercial de Zombie succède un laboratoire militaire souterrain, propice à une charge contre l’armée et la science. Mais surtout, Romero inverse les données de ses films précédents : le futur de l’humanité est désormais dans le camp des zombies, et l’animalité dans celui des derniers vivants. Un postulat passionnant qui fait de Day of the Dead, avec La Mouche de Cronenberg, un des derniers grand film d’horreur moderne, réalisé à une époque – le milieu des années 80 – où le genre était rongé par la parodie. 

Un des films les moins connus de Romero, qui compte pourtant parmi ses meilleurs. Incidents de parcours prolonge la réflexion sur l’humanité et l’animalité de Day of the Dead. Un jeune scientifique doué qui voit son brillant avenir brisé par un accident qui le laisse paraplégique. Il sombre alors dans la dépression et fait une tentative de suicide. Un ami lui offre un singe capucin prénommé Ella, pour l’aider et lui tenir compagnie dans sa vie quotidienne. Avec ce singe, le jeune homme reprend goût à la vie, mais l’animal domestique développe bientôt un comportement agressif envers tous ceux qui s’approchent de lui. Ce thriller est riche en émotion fortes et se révèle le film le plus hitchcockien de Romero, avec plusieurs scènes de suspens et d’angoisse magistrales. Comme à son habitude Romero ne se contente pas de faire frissonner le spectateur, et l’invite à réfléchir sur les sentiments de dépendance et de possessivité, et sur l’intelligence animale. Cette relation d’amour et de mort inter-espèces délivre un malaise profond et durable, et se termine sur une note bouleversante. 

George A. Romero est passé à côté des années 90. Après un segment d’un médiocre film à sketches italo-américain coréalisé avec Dario Argento (Deux Yeux Maléfiques, 1990), et l’adaptation anonyme d’un roman de Stephen King (La Part des ténèbres, 1993), George A. Romero est réduit au silence par les studios qui refusent de lui confier les projets fantastiques auxquels il pourrait légitimement aspirer : La Momie, ou Resident Evil, d’après un jeu vidéo lui-même inspiré par La Nuit des morts-vivants. Les décideurs n’entendent pas prendre le moindre risque avec ce cinéaste à forte tête et volontairement en marge du cinéma dominant. En 2000, après dix ans d’inactivité, de chômage et de projets avortés, Romero parvient à mettre en scène Bruiser, un film à tout petit budget lointainement inspiré d’un conte d’Hoffmann et de « La Métamorphose » de Kafka. Il s’agit avant tout de rester en vie professionnellement, en attendant la production du quatrième volet de sa saga des morts-vivants, longtemps retardée. Le scénario de Bruiser témoigne des convictions politiques de Romero, et assouvit son goût de la satire. Un employé de bureau timoré se réveille un matin le visage effacé, ses traits remplacés par un masque lisse et crayeux. Il décide de prendre sa revanche sur la société, et plus particulièrement sa compagne infidèle et son patron tyrannique. Hélas, Bruiser fait peine à voir. C’est le nadir de la carrière de Romero. Acteur principal médiocre, direction artistique hideuse, ... Le film transpire l’absence de conviction et d’inspiration. On devine ce qui a pu intéresser Romero dans cette histoire de vengeance sociale. Mais le cinéaste n’en fait rien, par manque de moyens sans doute mais aussi par fatigue. Le film sortira directement en vidéo aux États-Unis et connaîtra en France une distribution technique, deux ans après sa réalisation. Embarrassés par ce film indigne de Romero, les admirateurs du cinéaste se consoleront avec l’excellent Land of the Dead, retour inespéré aux affaires qui démontrera que le dernier grand maître du cinéma d’horreur américain n’avait pas encore dit son dernier mot, ni perdu son énergie et son talent derrière la caméra. 

Un film digne des précédents titres de la saga des zombies, intelligent, efficace et sans compromis. Après une traversée du désert, des films à moitié réussis ou victimes des contingences du marché, Romero revient en pleine forme avec un brûlot horrifique, nerveux et stylisé comme une bonne série B postclassique des années 80, presque sans effets numériques mais ancré dans le contexte sociopolitique des Etats-Unis de l’après 11 septembre 2001 et de la guerre en Irak. Land of the Dead, formellement et idéologiquement, se situe aux antipodes de la mode du cinéma fantastique mainstream. Impossible de ne pas penser, devant le spectacle d’un véhicule blindé détruisant tout sur son passage, et des soldats de fortune mitraillant des zombies par écrans de contrôle interposés, aux images des guerres retransmises par les journaux télévisés. Les allusions au problème des sans-abris, au terrorisme, au fossé qui se creuse entre une élite coupée du monde et les couches les plus démunies de la société font de Land of the Dead un film toujours d’actualité plus de dix ans après sa réalisation, et même prophétique à bien des égards – Dennis Hopper y incarne un odieux milliardaire tout-puissant qui fait furieusement penser à Donald Trump

Réalisé après Chronique des morts-vivants (Diary of the Dead, 2007) qui s’inspirait de la mode du found-footage lancée par Le Projet Blair Witch, le dernier opus de Romero est enthousiasmant et spectaculaire. Survival of the Dead renoue avec la série B classique. Cette allégorie sur le bellicisme humain obéit aux codes du western, venant confirmer l’hypothèse selon laquelle Romero est un cinéaste hawksien. Celui qui aimait transformer ses films d’horreur en satire du consumérisme ou de la politique américaine semble ici s’intéresser davantage à l’action pure. Cinéphile, mais aussi héritier de la culture pop, Romero n’oublie pas l’influence de la bande dessinée et tempère le désespoir de son propos par beaucoup d’humour macabre, notamment dans les différentes manières de mettre un zombie hors d’état de nuire, et l’inventivité des nombreuses morts violentes qui parsèment le récit. À l’univers du western vient s’ajouter une touche d’épouvante gothique, avec les visions d’une magnifique jeune morte vivante chevauchant un étalon noir. Olivier Père, 2017.

ERNST LUBITSCH  (1892 - 1947)


Lubitsch est un juif berlinois qui, contrairement à Stroheim et Sternberg, ne se rêvera jamais d’origines aristocratiques ; bien au contraire : il se satisfera (ou paraitre se satisfaire), pendant sa double carrière, allemande puis américaine, de jouer le rôle d’un amuseur public. Carrière placée sous le signe d’une singulière fidélité : il fait ses débuts d’acteur de théatre dans une mise en scène de Hamlet par Max Reinhardt, où il est un des fossoyeurs ; l’un de ses derniers films américains, Jeux dangereux, emprunte à la même pièce son titre original (To Be or Not To be) et plusieurs allusions. Dans le même film, le premier magasin que l’on voit à Varsovie a pour raison sociale et enseigne Lubinski, autant dire Lubitsch (de même, Max Ophuls fait figurer dans De Mayerling à Sarajevo un magasin nommé Oppenheim et Fils). Le même mouvement a porté Lubitsch à souligner en Allemagne ses attaches juives, en Amérique ses attaches allemandes ou, de manière générale, européennes.


Débutant au cinéma comme acteur, il joue son premier rôle comique dans Meyer aux der Alm (1913), connaît bientôt la notoriété avec Die Firma Heiratet (Carl Wilhelm, id.) permet de se faire une idée du type partiellement autobiographique alors incarné par Lubitsch - jeune commis israélite dans un magasin de tissus. Il passe à la mise en scène dès 1914 et remporte son premier succès avec Schuhpalast Pinkus (1916), où il interprète un rôle du même genre. Ses ambitions et ses moyens se développent à partir des Yeux de la momie (1918), drame exotique qu’interprètent Pola Negri et Emil Jannings. Lubitsch est entouré de collaborateurs de qualité, comme le scénariste Hans Kraly et le décorateur Kurt Richter. Il donne avec La Princesse aux huîtres (1919) une étonnante satire, dont les personnages - le « roi des huîtres », millionnaire américain, sa fille et le prince désargenté Nuki - sont dignes de Stroheim mais dans une tout autre atmosphère et avec une conclusion qui déjà célèbre le mariage de la riche et jeune Amérique et de la vieille Europe aristocratique.


Dans le même temps, Lubitsch se fait un nom dans le film historique, avec Carmen (1918) et surtout Madame du Barry (1919), tous deux avec Pola Negri. Infidèle sur bien des points à la vérité historique, passant en particulier de manière brusque et presque immédiate de la mort de Louis XV à la Révolution, Madame du Barry n’en est pas moins un très important film historique, qui préfigure bien des recherches dans ce genre, de Renoir à Kubrick en passant par Rossellini. L’esprit hautement civilisé mais intime du XVIIIe siècle y est parfaitement saisie-, en même temps que l’envers du décor y est peint des couleurs les plus sombres. L’inspiration de Lubitsch reste alors très diverse : La Poupée (1919), d’après des thèmes de E. T. A. Hoffmann est, comme l’a bien noté J. Domarchi, un rare exemple d’utilisation de l’expressionnisme à des fins comiques ; Sumurun (1920) est une pantomime orientale, où Lubitsch joue le rôle d’un clown bossu et rend hommage à Max Reinhardt, qui avait produit ce spectacle pour la scène. Puis il revient à la veine historique : Anne Boleyn (1920) ; La Femme du Pharaon (1921), tous deux avec Jannings. Il se rend en Amérique et assiste à la première des Deux Orphelines (Griffith, 1922), revient définitivement aux États-Unis à l’invitation de Mary Pickford, qu’il dirige dans Rosita (1923), d’après Don César de Bazan de d’Ennery.


Réalisateur européen, considéré comme un spécialiste du film historique, à grand spectacle, Lubitsch signe effectivement plusieurs œuvres de cette veine : Rosita, mais aussi Paradis défendu (1924) ; Le Prince étudiant (1927) ; Le Patriote (1928). Certains des interprètes de sa période allemande l’ont suivi en Amérique : Pola Negri (Paradi défendu), Emil Jannings (Le Patriote). Cet aspect de son œuvre représente un mode (parmi d’autres) d’appropriation de l’expressionnisme allemand par le cinéma américain, et la démarche de Lubitsch croise ici celle de Sternberg, dont L’Impératrice rouge (1934) rappelle Paradis défendu et Le Patriote à plus d’un titre : atmosphère « russe », décors signés par l’Allemand Hans Dreier, interprétation « européenne » (Marlène Dietrich, en l’occurence). Mais d’autres films de Lubitsch seront européens dans un tout autre sens, et son nom deviendra synonyme de comédie sophistiquée, genre dans lequel désir de la richesse et désir sexuel sont dans tous les esprits mais ne sont montrés sur l’écran que de manière allusive ou métaphorique. C’est l’expression célèbre de « touche à la Lubitsch » (Lubitsch touch) qui désigne ce mode allusif et narquois. Le premier film du genre est Comédiennes (1924) et presque toute l’œuvre suivante en participera à des degrés divers.


Ces comédies sophistiquées tiennent, pour l’intrigue, du théatre de boulevard, elles sont d’ailleurs adaptées de Sardou et Najac (Embrassez-moi) ; de Meilhac et Halevy (les Surprises de la TSF), ou encore d’auteurs hongrois pour lesquels Lubitsch avait une prédilection (Lothar Schmidt : Comédiennes ; Laszlo Aladar : Haute pègre ; Melchior Lengyel : Ange…). Le scénario en est le plus souvent dû à Samson Raphaelson, auteur à succès de Broadway. Le milieu est aristocratique ou de la haute bourgeoisie ; les femmes y déploient tous leurs charmes, naturels et artificiels, pour séduire leurs proies masculines plus ou moins consentantes. Il y a adéquation parfaite entre les manœuvres des protagonistes (qui doivent toujours garder une apparence policée quelle que soit la crudité de leurs mobiles) et celles du metteur en scène lui-même, « amuseur » cynique mais jamais grossier, qui d’ailleurs travaille dans un système où l’autocensure est la règle, et qui en explore périlleusement les limites extrêmes. Autrement dit, les codes sociaux - d’apparence parfaitement respectable et elle-même sophistiquée - qu’utilisent les personnages sont simultanément, pour Lubitsch lui-même, un code stylistique : une surface lisse et chatoyante, que composent tous les signes sociaux de la haute civilisation (habits de soirée et robes longues, voix suaves, accessoires de porcelaine et de cristal, etc.), laisse entrevoir une lutte sans merci dont l’enjeu est le conquête ou la conservation du pouvoir précisément conçu comme luxe, jouissance voluptueuse. Dans l’orientation de Lubitsch vers la comédie sophistiquée, H. Weinberg voit l’influence déterminante de Chaplin et de l’Opinion publique (1923). Influence réelle, qui se traduit en particulier par l’utilisation d’Adolphe Menjou dans Comédiennes, puis dans Paradis défendu, mais qui ne saurait faire oublier que Lubitsch s’était illustré dans la satire et la comédie de mœurs dès ses débuts berlinois, et notamment La Princesse aux huitres. Ce qui est plus intéressant, c’est que Lubitsch ait réussi là où Chaplin avait échoué : aux yeux du public américain (succès confirmé par le phénomène du « remake »). C’est sans doute qu’au lieu de poser au moraliste, au donneur de leçons, il semble se contenter d’être un « amuseur », un européen frivole montrant les choses frivoles que font les Européens - et surtout les jolies Européennes -, spectacle qui ne manque jamais de divertir la puritaine Amérique, même si celle-ci omet de s’interroger sur le fait que les jolies Européennes sont généralement interprétées par des actrices américaines.


Au début du parlant, Lubitsch réalise des opérettes musicales qui ne démentent nullement (bien au contraire) cette apparence frivole et cette présentation assez kitsch d’une Europe hédoniste : Parade d’amour (1929) avec Maurice Chevalier et Jeannette MacDonald, que l’on retrouvera ensemble dans Une heure près de toi (1932) et dans La Veuve joyeuse (1934) ; Monte-Carlo (1930) avec Jeannette MacDonald et Jack Buchanan ; Le Lieutenant souriant (1931) avec Chevalier, Claudette Colbert et Miriam Hopkins. En revanche, le public ne suit pas Lubitsch lorsqu’il donne, sur un sujet sérieux (le pacifisme), le mélodrame l’Homme que j’ai tué (1932), qui cependant appartient bien au corpus de son auteur, tant par la délicatesse de son style que par ses touches humoristiques et ses allusions sexuelles à peine plus voilées que dans les comédies.


Pendant la période 1932-1942, Lubitsch atteint le plénitude de son talent en même temps que celle de ses moyens (il est même brièvement, en 1935-36, directeur de la production à la Paramount). Il donne avec Haute Pègre (1932) le chef-d’œuvre de la comédie sophistiquée, ironique et néanmoins sentimentale, qui bénéficie d’interprètes inégalés, Miriam Hopkins, Kay Francis, Herbert Marshall. Ce film est suivi de nombreuses autres comédies, dont certaines évoquent des sujets existentiels qui ne sont pas dépourvus de gravité : Sérénade à trois (1933) d’après Noel Coward ; Ange (1937). La satire politique prend tour à tour pour cible la Russie soviétique dans Ninotchka (1939) et, de manière beaucoup plus convaincante, l’Allemagne nazie dans Jeux dangereux (1942). Si auparavant on n’avait guère apprécié que Lubitsch parlât sérieusement, on ne toléra pas davantage qu’il plaisantât sur le thème tabou de la Résistance. Avec le recul, on s’aperçoit que Jeux dangereux qui contient de nombreuses observations justes, tant sur les nazis que sur le théatre, est un film non seulement drôle mais aussi très émouvant. Lubitsch traite les humbles de Varsovie  avec la même tendresse que les humbles de Budapest dans Rendez-vous (1940), une tendresse qu’il manifestera à nouveau dans Le Ciel peut attendre (1943), sorte de plaidoyer pro domo, et dans La Folle ingénue (1946), qui est sa dernière œuvre achevée. À une riche veine comique berlinoise, au sein du spectacle, Lubitsch a su joindre le raffinement d’un style incomparable, et aussi (mais de manière discrète) le scrupule du comique qui s’interroge sur la validité de son œuvre, et sur la durée à laquelle elle est promise. Ce scrupule, et la passion de Lubitsch pour le travail bien fait, ont été soulignés par Samson Raphaelson. En ce sens, on n’a pas tort de voir en Woody Allen le véritable héritier de Lubitsch aujourd’hui. Jean-Loup Bourget, 1995.


ERNST LUBITSCH, LE PRINCE DE LA COMÉDIE

« Pas de Lubitsch sans public mais, attention, le public n’est pas en plus, il est avec. Il fait partie du film. » François Truffaut (Cahiers du cinéma, n°198, février 1968)

Le Festival du film de Locarno, pour sa 63ème édition du 4 au 14 août 2010, avait présenté avec un succès extraordinaire une rétrospective complète de l’œuvre cinématographique d’Ernst Lubitsch, l’un des plus grands cinéastes de l’histoire du cinéma, et le maître incontesté de la comédie.

Ce fut une nouvelle occasion – et personne ne s’en était plaint – prolongée à la Cinémathèque française et à la Cinémathèque suisse à la suite du festival, de voir et revoir des dizaines de films qui marquent le triomphe de l’humour, du style et de l’intelligence.

Cinéaste américain d’origine allemande, Lubitsch est né à Berlin en 1892. Lubitsch est issu d’une famille de commerçants juifs d’Europe de l’Est. Attiré par les planches, il intègre la prestigieuse troupe théâtrale de Max Reinhardt. D’abord acteur, puis scénariste, Lubitsch devient une vedette du grand écran dans une série de comédies très populaires en Allemagne. Passé à la mise en scène en 1914, il réalise son premier film marquant en 1918, Les Yeux de la momie, un drame avec les deux grands stars du cinéma allemand de l’époque, Pola Negri et Emil Jannings. Il triomphe bientôt avec des films à costumes et des comédies qui font de lui un cinéaste à la stature internationale. La carrière muette d’Ernst Lubitsch permet de vérifier la précocité du génie de ce cinéaste, adulé pour ses chefs- d’œuvre de la comédie hollywoodienne. Lubitsch fait alors tourner les plus grandes stars de la UFA, Pola Negri, Paul Wegener ou Emil Jannings dans des superproductions historiques. L’orientalisme est à la mode en Allemagne, en témoigne Sumurum (1920) conte fastueux des mille est une nuits, écrin à la gloire de Pola Negri dans lequel Lubitsch s’octroie le rôle d’un bossu amoureux. Réalisé la même année, Anna Boleyn est un ambitieux drame à costumes, véritable étendard de la puissance et de la qualité du cinéma allemand des années 20. Dans ces films, et dans La Chatte des montagnes (1921), satire antimilitariste, Lubitsch ne cache pas l’influence esthétique du théâtre de Max Reinhardt, dans la scénographie et le jeu des comédiens. C’est dans la comédie pure, grotesque et d’une grande franchise sexuelle, comme La Princesse aux huîtres (1919) que Lubitsch se montre le plus inspiré, que s’épanouit sa véritable personnalité artistique.


Le film le plus surprenant demeure Je ne voudrais pas être un homme (1918), brève comédie du travestissement d’une audace et d’une modernité assez sidérantes. Une jeune fille de la grande bourgeoisie, en révolte contre les bonnes manières se déguise en homme afin d’assouvir sa soif de liberté. Elle part dans une folle nuit de beuverie et de débauche et finira au petit matin dans les bras... d’un autre homme ! Le film est hilarant et en dit long à la fois sur la guerre des sexes, le féminisme et la frivolité du Berlin des années « folles ». Lubitsch émigre aux Etats-Unis en 1922 à l’âge de 30 ans. 

Il est invité à Hollywood où il perfectionne son art de la comédie sophistiquée. Il passe avec une extrême aisance du muet au parlant et signe une suite ininterrompue de chefs-d’œuvre. On parle très vite de la « Lubitsch Touch », ce mélange unique d’élégance, de satire, d’esprit, de sens du rythme et de l’ellipse. Dans les années 30 et 40, il va travailler avec les plus grandes stars d’Hollywood : Maurice Chevalier, Gary Cooper, Marlene Dietrich, James Stewart, Greta Garbo... Son film le plus célèbre, parmi une cinquantaine de titres géniaux, est sans doute To Be or Not to Be (1942), qui évoque sur le ton de la comédie la résistance au nazisme. Varsovie, août 1939. Une troupe répète une pièce anti-nazie et joue Hamlet. Dans le rôle-titre, Joseph Tura, un cabot exécrable, est interrompu tous les soirs au début de son monologue par un spectateur qui quitte la salle. Il s’agit en fait d’un code entre une femme mariée et un jeune soldat : le prétendant part rejoindre dans sa loge la propre épouse de Tura. Après l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, les comédiens et le militaire vont sauver la résistance polonaise en empêchant un agent double de communiquer ses renseignements à la Gestapo, grâce à des stratagèmes et déguisements empruntés au théâtre. Ce classique absolu fut très mal reçu à sa sortie en raison de son humour féroce, son absence de sentimentalisme, et l’audace de certaines plaisanteries. Le chef-d’œuvre d’Ernst Lubitsch se distingue de tous les films de propagande anti-nazis tournés à Hollywood par la subtilité prodigieuse de son écriture et les nombreux thèmes abordés, parmi lesquels le couple et le théâtre. La plus fameuse tirade shakespearienne, d’une importance capitale dans le récit, donne au film de Lubitsch sa véritable signification. Il s’agit d’être libre ou pas, intelligent ou pas, résistant ou pas. Lubitsch livre ici sa philosophie hédoniste de la vie. Liberté des désirs amoureux, liberté d’esprit et liberté politique sont indissociables; l’amour de femmes et du théâtre s’oppose à la barbarie et à la bêtise nazies. 

En 1947, Lubitsch reçoit un Oscar d’honneur et meurt peu après d’une crise cardiaque sur le tournage de son dernier film, La Dame au manteau d’hermine, qui sera terminé par Otto Preminger. Le succès des films de Lubitsch auprès du public et de la critique ne s’est jamais démenti du moment de leur sortie jusqu’à aujourd’hui. À l’instar de Jean Renoir ou Alfred Hitchcock, Lubitsch fut adulé par ses pairs et les spectateurs du monde entier de son vivant et son influence, plus de cinquante ans après sa mort, est toujours immense auprès des cinéastes américains et européens. Billy Wilder avait une pancarte dans son bureau où était écrit « qu’aurait fait Lubitsch ? ». William Wyler, Blake Edwards, François Truffaut, et plus près de nous Quentin Tarantino (Inglourious Basterds) et les nouveaux auteurs de la comédie américaine ne cachent pas leur admiration pour l’auteur de Haute Pègre, The Shop Around the Corner, Ninotchka, La Folle Ingénue ou Ange. Olivier Père, 2012.

JEAN-CLAUDE BRISSEAU  (1944 - 2019)


D’abord enseignant, il vient au cinéma avec des longs métrages non diffusés, La Croisade des chemins (1975) et La Vie comme ça (1978) puis, pour la TV, Les Ombres (1980). Un Jeu brutal (1982) révèle un auteur complet dont l’inspiration originale et le ton personnel sont confirmés par De Bruit et de fureur (1987), Noce Blanche (1989), Céline (1992) voire par L’Ange noir (1994). Marcel Martin.


        Se décrivant lui-même comme "le fils d'une femme de ménage qui a vécu dans un rêve de cinéma", Jean-Claude Brisseau ne se destine pas immédiatement à suivre une carrière de réalisateur. Il emprunte les chemins de l'enseignement en étant professeur de français pendant plus de vingt ans dans un collège de la banlieue parisienne, mais ses rêves se septième art finissent par le rattraper et il mène en parallèle une carrière de cinéaste amateur. Sa rencontre avec Éric Rohmer est déterminante : il travaille peu de temps après à l'INA (Institut National de l'Audiovisuel), qui produit en 1978 son premier long métrage : La Vie comme ça, tout d'abord destiné à la télévision.


En 1983, Brisseau entame sa première collaboration avec l'acteur Bruno Crémer, qu'il dirige dans le drame Un jeu brutal. Il le retrouve en 1988 pour le long métrage De bruit et de fureur, plongée violente dans la vie des banlieues mêlée à une composante surnaturelle, qui lui permet de recevoir un Prix spécial de la jeunesse au Festival de Cannes.


L'une des particularités de Jean-Claude Brisseau est d'utiliser des acteurs à l'image publique très forte afin de les détourner sur grand écran : en 1989 il s'emploie ainsi à transformer Vanessa Paradis, à l'époque vue comme l'innocente interprète de Joe le taxi, en une adolescente psychologiquement fragile et amoureuse sensuelle de son professeur dans le drame Noce blanche. Une prestation qui vaut à l'actrice le César du Meilleur espoir féminin. Puis L’Ange noir, en 1994, met en scène Sylvie Vartan dans le rôle d'une femme fatale aux secrets diaboliques.


Après six ans d'absence, Brisseau réalise la comédie dramatico-romantique Les Savates du bon Dieu, qui tranche avec ses précédentes œuvres du cinéaste en raison d'une dimension métaphysique nettement moins affirmée que dans ses précédents films. Le cinéaste confirme ce changement en 2002 avec Choses secrètes, un drame situé dans le milieu des entreprises.


En 2005, alors qu'il achève le montage de son nouveau long-métrage, Les Anges exterminateurs, Jean-Claude Brisseau est condamné à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende pour le harcèlement sexuel de deux actrices de Choses secrètes. Un épisode étrangement similaire au scénario des Anges exterminateurs qui implique un cinéaste poussant deux jeunes comédiennes à explorer leur sexualité en vue du tournage d'un film policier. Précédé par une sulfureuse réputation, le film est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes.

En 2009, Jean-Claude Brisseau dirige Carole Brana et Arnaud Binard dans le film dramatique À l’aventure puis signe, trois ans plus tard, La Fille de nulle part, qui remporte le Léopard d'or au Festival de Locarno. Fin 2017, une rétrospective devant lui être consacrée à la Cinémathèque de Paris est annulée suite à l'indignation d'organisations féministes. Jean-Claude Brisseau réalise, en 2018, le drame érotique Que le diable nous emporte, son ultime opus. AlloCiné.


ADIEU JEAN-CLAUDE BRISSEAU 

Jean-Claude Brisseau, cinéphile dès l’enfance, est né le 17 juillet 1944 à Paris. Devenu cinéaste, auteur de 18 films courts et longs, pour le cinéma ou la télévision, c’est dans la même ville qu’il est mort le 11 mai 2019, à l’âge de 74 ans. 

La Vie comme ça, son premier long métrage professionnel, fut tourné à l’origine pour la télévision. Brisseau, enseignant et cinéaste amateur, avait d’abord tourné un film en super 8, La Croisée des chemins qui avait été remarqué par Pialat et Rohmer. Le film avait été restauré il y a quelques années. On avait pu alors constater que tous les éléments de son œuvre étaient déjà présents dans cet essai qui se proposait de dresser le bilan de la France de l’après 68, et s’aventurait sur les territoires du surnaturel et de l’inconscient. La Vie comme ça, déjà un chef-d’œuvre, fut en 1978 le premier film à montrer la violence et la déshumanisation des grandes cités, avec un réalisme et une cruauté qui n’étaient pas sans évoquer Buñuel. Le regard politique de Brisseau sur un sujet qu’il connaissait très bien pour l’avoir lui-même vécu de l’intérieur se teintait de fantastique et évitait le naturalisme pur. Un jeu brutal (thriller métaphysique où il rencontre son acteur fétiche Bruno Cremer) et De bruit et de fureur (qui évoque avec poésie mais sans détour un climat de violence insoutenable dans les banlieues) l’imposent comme l’une des révélations majeures du cinéma français des années 80. 

Noce blanche, malgré la gravité des thèmes abordés et l’exigence sans concession de la mise en scène de Brisseau, obtint un immense succès commercial en 1989, en grande partie grâce à Vanessa Paradis, alors considérée comme une petite chanteuse idiote et qui se révéla sous la direction de Brisseau une excellente actrice. Noce blanche, histoire d’un amour impossible, propose comme tous les autres films de Brisseau une interrogation philosophique sur le sens de la vie, en émotions et en actes. Un prof de philo guetté par l’ennui et la solitude, malgré sa réussite professionnelle et sentimentale, tombe sous le charme d’une jeune lycéenne brillante mais en situation d’échec scolaire en raison d’une existence désordonnée et d’un passé mystérieux. Elle représente son double apparu sous la forme d’un ange exterminateur, et il va passer à côté de la chance que lui offre le Destin, par peur. 

Réalisé après le triomphe de Noce blanche, Céline (1992) avec Isabelle Pasco et Lisa Hérédia – sa muse et sa compagne de toute une vie, présente dès ses premiers films en super 8 – est un autre film magnifique de Brisseau qui aborde des questions métaphysiques et philosophiques à travers l’histoire d’une jeune fille suicidaire qui revient à la vie grâce à la méditation transcendantale et au yoga. L’Ange noir (1994) avec une surprenante Sylvie Vartan est le grand film maudit de Brisseau, incompris en son temps, qui apparaît aujourd’hui comme un sublime mélodrame post hollywoodien, où s’affirme la vision tourmentée du cinéaste de l’amour, du désir et de la corruption. Le film s’inspire librement de La Lettre (1940) de William Wyler et mêle à une critique implacable du monde du pouvoir et de l’argent les fantasmes cinéphiliques et érotiques d’un cinéaste qui sera de plus en plus hanté par son obsession de la jouissance féminine et des rapports entre sexe, mysticisme et lutte des classes. 

Les Savates du bon dieu (2000) est une sorte de poème élégiaque sur la recherche de l’absolu. Le film procède d’un audacieux mélange des genres que tentera également le cinéaste sur ses films suivants, Choses secrètes et Les Anges exterminateurs. Mélodrame, enquête sociale, polar, thriller érotique... Dans une cité de province, un mécanicien amoureux fou de sa femme est quitté par cette dernière qui rêve de luxe et de richesse. Commence alors une poursuite effrénée dans laquelle il entraîne son amie d’enfance, secrètement éprise de lui. Les deux jeunes gens commettent plusieurs braquages, croisent sur leur chemin un griot africain, traversent les différentes strates de la France, de la petite délinquance sordide à la bourgeoisie clinquante et corruptrice. Jean-Claude Brisseau, à l’écart des modes et des discours dominants, s’isole un peu plus avec ce film magnifique qui ne rencontrera pas le succès au moment de sa sortie. Les Savates du bon dieu, condensé des obsessions et des convictions qui fondent le cinéma de Brisseau, est son titre le plus exalté, un mélodrame au lyrisme torrentiel qui charrie des idées et des sentiments plus grands que la vie. Les Savates du bon dieu embrasse d’un même et sublime élan la société française, le cinéma et l’amour fou. Le film sublime ses jeunes actrices par une image sensuelle et fantasmatique, ose confronter l’esthétisme de la série B (un plan cite Gun Crazy de Joseph H. Lewis, d’autres évoquent Nicholas Ray) ou du roman-photo à une critique marxiste de la société. 

Jean-Claude Brisseau s’est souvent attaqué aux tabous. Dans La Vie comme ça, il parlait de la vie dans les banlieues, dans De bruit et de fureur, il s’est intéressé à la délinquance. Avant tout le monde. Dans ses trois films des années 2000 (Choses secrètes, Les Anges exterminateurs, À l’aventure), il a pris le risque de s’approcher du plus grands des tabous : le sexe, et plus particulièrement la jouissance féminine. Il s’y brûlera les ailes. Jean-Claude Brisseau est condamné par le tribunal correctionnel de Paris le 15 décembre 2005 à un an de prison avec sursis et à 15000 euros d’amende pour harcèlement sexuel sur deux actrices lors d’auditions pour son film Choses secrètes. À l’issue d’un procès où sa défense est maladroite, il refuse de faire appel et accepte la condamnation. Cette marque infâmante le poursuivra toute sa vie. Elle resurgira en pleine affaire Weinstein, lorsque les médias recherchent des équivalences françaises aux agissements criminels du producteur américain. 

Choses secrètes, l’un de ses plus beaux films, montre comment deux jeunes filles jouent de leurs charmes comme d’une arme pour pénétrer les hautes sphères de la société et du pouvoir, dans un jeu dangereux qui se retournera contre elles. Avec Les Anges exterminateurs (2006) il plonge dans les mystères du désir et du plaisir féminin, vécus comme une forme de mysticisme, non pas comme un provocateur mais comme un explorateur et un expérimentateur, avec la complicité de ses magnifiques jeunes comédiennes, en procédant à une audacieuse mise en abîme et un jeu de miroirs (le film met en scène un cinéaste pris au piège de son propre dispositif, et fait directement allusion à l’affaire Choses secrètes.) 

Après un film un peu moins sulfureux mais moins convainquant aussi (À l’aventure), La Fille de nulle part (2012) est un émouvant retour aux sources. Le film est autoproduit, interprété par Brisseau, et essentiellement tourné dans son propre appartement, un peu à la manière des films amateurs de ses débuts, et le numérique (employé pour la première fois par Brisseau) remplace le super 8. Le film fait penser à ces œuvres de cinéastes qui n’ont plus rien à prouver mais ont toujours soif d’expérimentations, comme les derniers films de Francis Ford Coppola, Jean-Luc Godard ou Alain Cavalier. Le confinement du sujet (la relation platonique entre un vieux professeur et une jeune fille sauvage) et la modestie des moyens apparaissent, davantage qu’un aveu de résignation, comme une authentique démonstration de résistance politique et économique, un véritable manifeste de cinéma guérilla. Car tournage léger et micro budget ne signifient pas amateurisme sous la direction d’un cinéaste obsédé par le style et la forme. Chez Brisseau, tout est question de mise en scène, et La Fille de nulle part est une véritable leçon de cinéma, symptomatique de la fidélité de Brisseau à certains préceptes esthétiques de la Nouvelle Vague mais aussi du cinéma américain classique (surtout Hitchcock). Si l’on retrouve les préoccupations mystiques et morales du cinéaste, avec de nouveau des incursions du côté du paranormal et du spiritisme, La Fille de nulle part s’enrichit d’une surprenante dimension émotionnelle qui le fait échapper à un simple exposé théorique. Avec le portrait de cet homme vieillissant, misanthrope et idéaliste, Brisseau se livre à une étrange confession intime, sacrifiant pour la première fois à l’autobiographie, sans renoncer à sa passion pour le romanesque. Sa propre interprétation est touchante, et il confirme sa réputation magistrale de directeur d’actrice, obtenant des merveilles de Virginie Legeay, ancienne étudiante du département scénario de La fémis qui ne se destinait pas au métier de comédienne (malgré un petit rôle dans Les Anges exterminateurs.) La Fille de nulle part obtient le Léopard d’or au Festival de Locarno, remis par un jury présidé par Apichatpong Weerasethakul. Ce retour en grâce ne parvient pas à freiner la marginalisation de Brisseau. Mauvais caractère, mauvaise réputation, mauvais karma. La dernière période de la vie de Brisseau montre un cinéaste reclus dans son appartement, macérant des idées noires, en proie à des angoisses et des problèmes de santé de plus en plus persistants. La seule bouée de ce colosse aux pieds d’argile, en dehors d’un petit cercle d’amis, demeure le cinéma. Fidèle aux films qu’il avait aimé enfant ou adolescent et qu’il revoyait sans cesse, tels Psychose son Hitchcock préféré, Brisseau était aussi un visionneur compulsif de films américains récents, attentif aux nouvelles technologies comme la 3D, qui le passionnait. Son salon se transformait souvent en salle de cinéma, mais aussi en plateau de tournage, cocon protecteur où il n’avait plus besoin d’affronter le regard de la société et du milieu du cinéma qui l’avaient rejeté. En 2014, il met en scène une nouvelle version, en numérique et en 3D, d’un court métrage qu’il avait d’abord filmé en 1973 en 8 mm noir et blanc muet, puis en 1975 en super 8 couleurs et sonore. Les trois films portent le même titre, Des jeunes femmes disparaissent. Cette terrifiante histoire de crimes rituels permet à Brisseau de revenir inlassablement sur ses obsessions de cinéaste, et de démontrer une maestria imparable. Avec peu de moyens, et un art très sûr de la suggestion, il parvient à créer un suspens, et même des scènes choc absolument glaçantes. Que le diable nous emporte (2017), testament cinématographique de Jean-Claude Brisseau, renouait avec ses thèmes de prédilection, mais peut-être de façon plus apaisée, et optimiste, que par le passé. Il y prônait une utopie féminine en chambre, où l’amour pouvait vaincre l’oppression sociale et dépasser la domination masculine, avec la complicité de ses actrices Fabienne Babe, Anna Sigalevitch et Isabelle Prim

La croyance dans le cinéma ne l’a jamais abandonné, comme en témoignent les nombreux projets ambitieux qu’il rêvait de tourner mais qu’il savait condamnés d’avance, faute de moyens de production désormais inaccessibles – un film sur la Bande à Bonnot par exemple. Sa passion pour Hitchcock, Ford ou Bresson fut aussi un puissant carburant qui alimenta son existence de spectateur et de cinéaste, et l’incitait à communiquer sa compréhension intime de la mise à scène de ses cinéastes de chevet à quiconque avait la patience de l’écouter parler des heures, habité par un feu sacré. Il était resté un pédagogue hors-pair. Hélas d’autres démons finirent par le consumer. Un jour viendra, espérons-le, où ses films pourront être redécouverts et admirés à leur juste valeur, comme des soleils noirs inondant d’une obscure clarté un cinéma français trop cartésien, trop confortable. Olivier Père, 2019.

KOJI WAKAMATSU  (1936 - 2012)


Après une jeunesse sauvage et désemparée, il aborde le cinéma en 1963, se spécialisant dans les « pink-eiga » (films érotiques), au rythme d’une dizaine par an. L’Amour derrière les murs (Kabe no Nakata no hiôegoto, 1965), présenté à Berlin, y déclenche un scandale. Il poursuit une carrière prolifique avec des dizaines de fis mêlant sexe et violence, dont les titres sont explicites : Quand l’embryon part braconner (Taiji ga mitsuryo suru toki, 1966) ; Les Six Épouses de Ch’ing’ (Kimpeibai, 1968) ; Les Anges violés (Okasareta bhakti, 1967) ou Sex Jack’ (1970). Il est également le producteur exécutif de deux films de Nagisa Oshima, l’Empire des sens (1975) et l’Empire de la passion (1978). Max Tessier, 1995.


Nous avons appris hier la triste nouvelle de la disparition de Koji Wakamatsu, renversé par un taxi à Tokyo. Le réalisateur et producteur japonais était âgé de 76 ans, et toujours aussi hyperactif avec pas moins de trois films tournés en 2012, dont un sur le coup d’état et la mort de Mishima présenté en mai au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard : 11·25 jiketsu no hi: Mishima Yukio to wakamono-tachi

Koji Wakamatsu, l’enfant terrible du cinéma japonais, est connu pour sa pléthorique filmographie majoritairement constituée de séries B érotiques. Mais moins qu’un érotomane formaliste, Wakamatsu est un cinéaste enragé pour qui le sexe est d’abord affaire de politique. Né en 1936, cet enfant de la campagne de la province de Myagi débarqué à Tokyo devient très jeune un petit yakuza. En 1958 il purge une peine de six mois de prison après une rixe, ce qui met un terme à ses activités dans la pègre. À sa sortie de prison il se prend de passion pour le cinéma et trouve du travail à la télévision, puis dans les milieux du « Pinku-eiga », les films sexy nippons. Il entre à la Nikkatsu en 1963 en réalisant des films érotiques à la chaîne avant de devenir son propre producteur dès 1965. 

Les années d’apprentissage de Wakamatsu, son expérience carcérale ont forgé le caractère et les convictions d’un homme foncièrement révolté et insoumis, hostile aux forces de l’ordre et au pouvoir politique en place. 

Ses films érotiques frappent par leur avant-gardisme mais aussi leur discours subversif et engagé. Des récits souvent très cruels d’humiliation et de relations sadomasochistes sont autant de critiques d’une société capitaliste, machiste et soumise à la puissance militaire et politique des Etats-Unis. La sexualité n’est pas le lieu d’une jouissance hédoniste et libertaire, mais au contraire la métaphore, par le viol et la folie, d’une relation de domination. La dimension révolutionnaire des films érotiques de Wakamatsu est comprise par les étudiants gauchistes des années 60. L’intérêt est réciproque puisque Wakamatsu ne cache pas ses sympathies pour l’extrême gauche internationale. Au début des années 70, il part au Liban et vit plusieurs mois avec les combattants du Front Populaire de libération de la Palestine et film des camps de réfugiés. Il en revient avec un documentaire, entre le témoignage et le militantisme : Armée rouge/FPLP : déclaration de guerre

En 1972, la prise d’otages d’Asama Sanso va sonner le glas de toute la gauche japonaise, décrédibilisée aux yeux de l’opinion par les excès autodestructeurs de l’Armée rouge unifiée. Wakamatsu, qui avait jusque-là soutenu la lutte armée, découvre les dérives sanglantes du groupuscule et les assassinats de quatorze militants, victimes de séances d’autocritiques imposées par des petits chefs hystérisés. Il faudra attendre 2007 pour que Wakamatsu décide de produire et mettre en scène le film United Red Army (Jitsuroku Rengo Sekigun: Asama sanso e no michi) sur cette page tragique de la gauche révolutionnaire japonaise. Ce projet hors-normes dans le cinéma contemporain et dans l’œuvre du cinéaste, par sa forme semi documentaire et sa durée (plus de trois heures) est autant un film de colère que de mémoire. Il s’agit d’exposer avec honnêteté l’histoire de la lutte armée au Japon en contextualisant l’issue tragique de l’Armée rouge unifiée, et de se révolter contre les précédentes reconstitutions cinématographiques, en particulier Le Choix d’Hercule / Face à son destin (Totsunyûseyo! Asama sansô jiken, 2002) de Masato Harada qui adoptait le point de vue de la police. Le huis clos dévastateur dans la seconde partie du film renvoie aux films des années 60 de Wakamatsu. Le cinéaste parvient à trouver la distance juste pour expliquer une explosion de violence plus pathologique que politique, tout en exprimant sa solidarité et son admiration pour ces jeunes garçons et filles qui crurent en la possibilité d’un monde différent et meilleur. 

Dans les années 60 Wakamatsu pratique la guérilla cinématographique, capable de signer sans beaucoup de temps ni d’argent des œuvres détonantes dont la violence politique a un impact direct, autant viscéral qu’intellectuel, sur le spectateur. Les films de Wakamatsu se situent à la croisée de la série B sado maso et du cinéma moderne japonais. Wakamatsu est un formaliste talentueux, amoureux du noir et blanc contrasté, des musiques dissonantes et de la dissertation politique qui a intégré les ruptures narratives et formelles de la modernité au marché du film de cul. Plastiquement superbes, les films empruntent les nombreux procédés en vogue à l’époque (mélange du noir et blanc et de la couleur, arrêts sur images, faux raccords, free jazz...) avec une volonté permanente d’agresser le spectateur. Chargés d’une rage pure, traversés parfois par une douce poésie, les films de Wakamatsu provoquent moins l’excitation du public (la chair est triste) que sa réaction devant des scènes de sexe dérangeantes qui sont autant de métaphores de la lutte des classes et de l’exploitation des femmes. Le jeune cinéma japonais des années 60 fut le plus radical du monde, et les films de Wakamatsu le confirment. Les Secrets derrière le mur (Kabe no naka no himegoto, 1965) est une charge sociale où une histoire de voyeurisme permet d’explorer le désarroi et la lâcheté de la société japonaise de l’après-guerre. Quand l’embryon part braconner (Taiji ga mitsuryô suru toki, 1966) est un hallucinant huis clos dans lequel un homme séquestre sa maîtresse et la soumet à de longue séance de bondage sauvage sur fond de musique classique. Quand l’embryon part braconner connut le douteux privilège d’être interdit aux moins de dix-huit ans lors de sa première distribution française dans le circuit art et essai... en 2007 ! 

Les Anges violés (Okasareta hakui, 1967), l’un des titres les plus célèbres de Wakamatsu, s’inspire d’une tuerie commise par un déséquilibré dans un hôpital. Va va vierge pour la seconde fois (Yuke yuke nidome no shojo, 1969), récit de viol et d’humiliation tourné en quatre jours sur le toit d’un immeuble est un véritable manifeste du cinéma selon Wakamatsu. La Saison de la terreur (Gendai kôshoku-den: Teroru no kisetsu, 1969), réputé mineur, dresse le portrait clinique de l’embourgeoisement d’un ex-militant qui se fait entretenir par ses deux maîtresses. Mais la filmographie pléthorique de Wakamatsu est riche en trésors cachés. Réflexions sur la mort passionnelle d’un fou (Kyôsô jôshi-kô, 1969) est un film moins ouvertement politique que d’habitude, l’histoire d’une fugue de deux amants unis par le meurtre et la culpabilité. 

Le fameux Sex Jack (Seizoku, 1970) est un long métrage particulièrement programmatique et illustre la méthode du cinéaste qui consistait à faire du cinéma révolutionnaire en profitant du réseau des salles spécialisées dans le cinéma érotique, dit « pink ». Wakamatsu est un producteur réalisateur indépendant, il ne se soucie pas de détourner l’esthétique des séries B sexy produites à la chaîne par la Nikkatsu, à la manière d’un Kumashiro. Wakamatsu invente son propre style, agressif et dissonant mêlant noir et blanc et couleur, images de reportage et mise en scène épurée. Il s’adresse aux étudiants et aux gauchistes qui sont aussi les héros de ses films ainsi qu’aux spectateurs éberlués croyant découvrir un porno soft. Chez Wakamatsu, la chair est allégorique, soulignant les relations de soumission entre hommes et femmes, exploiteurs et exploités. Sex Jack reprend la structure du huis clos, chère au cinéaste, pour enfermer dans un appartement des étudiants révolutionnaires recherchés par la police. Exacerbées par la promiscuité et l’alcool, les tensions sexuelles et politiques vont provoquer l’effondrement du groupe. Le cinéma de Wakamatsu, sans cesse au bord de l’explosion (qui finit parfois par se produire dans des finales apocalyptiques), véhicule une rage folle de sexe et de destruction. Les films embrassent la cause révolutionnaire, mais ils en font également la critique précoce, stigmatisant les dérives autoritaires et répressives de certains groupuscules d’extrême gauche. Le très beau L’Extase des anges (Tenshi no kôkotsu, 1972) montre la lutte armée révolutionnaire s’enliser dans les guerres fratricides. Deux fractions se disputent la possession d’explosifs volés dans une base américaine pour perpétrer des attentats dans Tokyo. Bien avant United Red Army (2007) Wakamatsu dénonçait déjà l’hystérie des petits chefs de cellules prêts à torturer et violer des camarades par fanatisme. L’idéalisme de jeunes gens qui rêvaient de construire un nouveau monde sur les cendres de l’ancien se heurte aux trahisons internes et à la violence pathologique. La séance de photo coquine avec deux lycéennes délurées, scène de genre incontournable, est abrégée par la crise de nerfs d’un gauchiste impuissant. 

Sex Jack et Les Anges violés seront présentés à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 1971. C’est le début de la reconnaissance internationale. En 1976 il co-produira L’Empire des sens de son ami Nagisa Oshima, qui connaîtra un grand succès et une polémique mondiale. Alors que ses productions des années 90 et 2000, moins nombreuses, avaient sombré dans l’anonymat du marché spécialisé nippon, invisibles à quelques rares exceptions près, Wakamatsu est revenu sur le devant de la scène cinématographique avec la dernière partie de son œuvre, dans laquelle il entreprend un remarquable et ambitieux travail de mémoire et refuse l’idée de réconciliation avec le Japon et son histoire. Après United Red Army, il réalise en 2010 Le Soldat dieu (Kyatapirâ), son centième film, en 48 ans de carrière et parfois dix titres par an, présenté en sélection officielle au Festival de Berlin, où Shinobu Terajima remporte le prix de la meilleure actrice. 

Aujourd’hui ses films les plus célèbres sont tous disponibles en DVD grâce à l’éditeur Blaq Out. C’était un homme affable et sympathique, un combattant qui n’a jamais perdu sa foi dans le cinéma et sa volonté d’en découdre avec le monde et la société. Olivier Père, 2012.

RENÉ CLAIR  1898 - 1981

(René Chomette, dit René Clair)


Il naît et grandit dans le quartier des Halle, dont l’animation, la vie nocturne, le pittoresque quotidien, transfiguré par son regard d’enfant, laisseront en lui une empreinte inoubliée. Il fait ses études au lycée Montaigne et Louis-le-Grand et se découvre une précoce vocation pour la littérature. Réformé en 1916, il s’engage dans une ambulance du front. On l’évacue sur Berck au bout de quelques mois. Intimement meurtri par les horreurs de la guerre, il dit son désarroi en deux recueils de poèmes demeurés inédits. Devenu journaliste à l’Intransigeant, il est l’un des tout premiers « proustiens ». Damia, pour laquelle il écrit quelques chansons, l’introduit au cinéma, qui d’abord ne l’intéresse que par ses danseuses et ses cachets généreux. Sous le pseudonyme de René Clair, il est acteur - sans conviction - pour Loïe Fuller (le Lys de la vie, 1920), pour Feuillade (l’Orpheline, Parisette, 1921), pour Jacob Protazanov (le Sens de la mort, Pour une nuit d’amour, 1921). À partir de 1922, il assure la critique des films dans Paris-Journal et Théâtre et Comœdia illustrés, publication luxueuse du Théâtre des Champs-Élysées, alors haut-lieu de l’art moderne. (Ses textes, aigus et lyriques, sont réunis en 1951 dans Réflexion faite). Son frère Henri Chomette, de deux ans son aîné, le présente à Jacques de Baroncelli dont il devient à son tour l’assistant pour quatre films. Baroncelli doit superviser son premier essai, Geneviève de Brabant, mais cette production belge ne se fait pas. Il recommande alors René Clair au producteur Henri Diamant-Berger, qui lui confie Paris qui dort (1924). Au Théâtre des Champs-Élysées, Francis Picabia et Erik Satie montent le ballet dadaïste Relâche. Il faut un film pour « sortir le public de la salle » ; ils le demandent à Clair : c’est Entr’acte (1924). Paris qui dort n’est distribué qu’après Entr’acte, ce qui situe le cinéma de Clair sous le signe de l’avant-garde. L’étiquette est au demeurant parfaitement justifiée. Clair procède de la première avant-garde par ses recherches d’écriture et son intelligence artistique ; de la deuxième avant-garde par sa sensibilité proche de dada et du surréalisme (il y a plus de surréalisme véritable dans la scène des perles sur la tour Eiffel - Paris qui dort - que dans maints films portant le label de l’école, et un Robert Desnos ne s’y est pas trompé) ; de la troisième avant-garde par son attention poétique au réel (la Tour). De plus, caractéristique remarquable, il met cet avant-gardisme à la portée de tous : la poésie cesse d’appartenir à l’élite, elle est populaire sans déchoir.


Clair, qui a écrit tous ses films et, jusqu’au début du parlant, s’est chargé de leur montage, apporte au cinéma, l’un des tout premiers, une vision d’auteur. Son monde, que la fantaisie aimable, l’optimisme conquis sur la lucidité, la tendresse, l’unanimisme hédoniste apparent à celui de Giraudoux, se propose de rendre leur noblesse et leur richesse humaine aux bonheurs des simples, aux plus minces aventures sentimentales, d’enchanter et moquer nostalgiquement la midinette, l’âme « fleur bleue » qui sommeille toujours au fond de chacun. Il transpose les primitifs de l’École française - Méliès, Zecca, Feuillade, Max Linder - dans la modernité, cet art nouveau qui se met en place en tous domaines dans les années 20 ; il unit le plus naïf, le plus ingénu, aux plus raffiné et au plus subtil. Il emprunte aux Américains - Griffith, Chaplin, Keaton - leurs leçons d’humour sentimental. Il conçoit tous ses films comme un hommage permanent au cinéma des pionniers, dominé par le mouvement, le sens du rythme, le goût de l’inexploré, « la merveilleuse barbarie d’un art » qui ne balbutiait que parce qu’il était superbement, follement jeune. Puisque « le vrai cinéma ne se raconte pas », il bâtit le sien sur des paradoxes : avec Un chapeau de paille d’Italie, avec les Deux Timides, il transforme le verbe, le théâtre de Labiche, en rythmes et images en film-opérette, en ballets cinématographiques, en anti-théâtre.


Par son frère encore, Clair fait la rencontre en 1925 de Jacques Feyder, qui le fait engager par la firme Albatros, la seule à maintenir jusqu’à l’arrivée du parlant un haut niveau de qualité. Il s’y lie avec le décorateur Lazare Meerson et l’opérateur Georges Périnal, qui seront ses collaborateurs éminents et précieux pendant dix ans. Dès la fin du muet, Clair est universellement célèbre, constamment associé aux grands noms du cinéma : Griffith, Chaplin, Pabst, Eisenstein, Anatoli Lounatcharski, Maïakovski s’offrent à travailler avec lui. Sa « tétralogie » parisienne fait aimer du monde entier une image mythologique, contagieuse et tenace, d’un Paris bon enfant, peuple et heureux (ce qu’à moindre échelle Marcel Pagnol obtiendra bientôt pour sa Provence natale). Même À nous la liberté, joyeusement satirique et anarchisant, qui rencontre les préoccupations sociales de l’Opéra de quat’sous et anticipe celles des Temps modernes, demeure un plaidoyer narquois pour le simple bonheur de vivre sans contraintes.


Après l’échec du Dernier Milliardaire, où le background unanimiste et sentimental fait défaut, où la caricature des dictateurs se veut - non sans invention - actuelle, Clair s’expatrie, d’abord en Angleterre puis aux États-Unis, après une parenthèse française interrompue par le guerre. (Il semble que le film Air pur, commencé en 1939 et bientôt abandonné, aurait pu orienter Clair vers un cinéma néoréaliste qui, à deux ou trois reprises déjà, l’avait sollicité.)


Loin de Paris, l’inspiration de Clair ne s’appauvrit pas mais s’intellectualise. Le poète devient géomètre et cartésien. Lui qui, en 1923, dénonçait le « cinéma cérébral » où « l’intelligence se plaît à se savoir maîtresse », il s’enferme dans le calcul, la formule, la mécanique. Ses films gagnent en brio, en esprit, ils perdent en chaleur, en vérité humaine. On pouvait rêver et s’émouvoir sur son petit monde parisien, nostalgique et gai. Désormais, devant ses horlogeries savantes, on peut seulement se divertir. Lorsqu’il reviendra s’établir en France, en 1946, on croit un moment qu’avec Le silence est d’or l’ancien filon est retrouvé : n’est-ce pas, comme on l’a écrit, l’École des femmes ressuscitée « sous les toits de Paris ? » Mais c’est en fait le chant du cygne. Un classicisme littéraire et théâtral pénètre toujours davantage l’œuvre du cinéaste, que l’Académie française coopte en 1960. Les derniers films n’ont plus rien de clairien qu’un air d’élégance (les Belles de nuit, les Grandes Manœuvres, Porte des Lilas).


Ce cinéaste qui, dix années durant, a compté parmi les grands, s’est constamment voulu un initiateur. Avec Un chapeau de paille d’Italie, il inaugure au cinéma la mode 1900 qui dure encore ; avec Sous les toits de Paris, il va au-devant du contrepoint audiovisuel tel que le définissent Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine, et produit un modèle de non-coïncidence du son et de l’image et un modèle de cinéma intimiste-populiste qui prospèrent aussitôt en Allemagne, au Japon, en Italie et reparaissent jusque dans le néoréalisme. Avec Fantôme à vendre, il pratique l’humour anglais avant même le cinéma anglais. Avec les Grandes Manœuvres, il utilise la couleur travaillée en continuité au lieu d’être abandonnée aux aléas du montage.


En dépit des ambitions affichées de À nous la liberté, du Dernier Milliardaire et de la Beauté du Diable, l’œuvre de Clair s’est en fait toujours tenue éloignée des problèmes concrets de son époque. Si Clair n’a pas été un véritable témoin de son temps, du moins a-t-il su enseigner le bonheur. Barthélémy Amengual, 1995.



RENÉ ALLIO  1924 - 1995


Peintre de formation, puis décorateur de théâtre, il est associé comme scénographe au travail de Roger Planchon au Théâtre de la Cité à Villeurbanne à partir de 1957. Il aborde le cinéma en 1959 avec un film d’animation qu’il dessine pour la représentation scénique des Âmes mortes de Gogol, puis réalise un court métrage en 1963.


La pratique d’Allio est fondée sur un rare respect du cinéma, qui l’amène à sans cesse théoriser sa propre démarche. Ses trois premiers films procèdent d’une réflexion sur le réalisme à partir des thèses de Bertold Brecht (dont il adapte la nouvelle la Vieille Dame Indigne). Après 1968, il tente d’intégrer l’histoire à une approche de plus en plus politique du réel, au nom de la reconquête de la mémoire populaire et d’un retour à la région opposé au centralisme de l’État. Moi, Pierre Rivière…, en 1976, participe encore de cette démarche et y ajoute la volonté de recruter sur place les figurants et les acteurs principaux de la chronique, par souci d’authenticité et pour briser les codes du spectacle. Malheureusement, le traitement cinématographique n’est pas toujours au niveau des ambitions affichées ; les films d’Allio souffrent d’une sécheresse qui trahit la difficulté du passage de l’interrogation sur le langage à un langage différent.


Après 1976, René Allio prend l’initiative de décentraliser son activité dans la région marseillaise, où il fonde un atelier de production. Le film Retour à Marseille (1980) illustre ce repli sur la province qui est aussi redécouverte d’un cinéma populaire, simplement narratif et fondé sur le métier de comédiens professionnels. Jean-Pierre Jeancolas.



JEAN-PIERRE MELVILLE  1917 - 1973

(Jean-Pierre Grumbach, dit Jean-Pierre Melville)

Scénariste et cinéaste


Auteur singulier, auteur complet d’une douzaine de films, Melville occupe une place unique dans le cinéma français. Par sa formation et par ses goûts d’abord : il a appris le cinéma en autodidacte fortuné qu’il est, jouant dans son enfance avec une caméra Pathé-Baby (il avait six ans) ou avec un projecteur miniature, ce qui lui a permis de voir et de revoir les classiques du burlesque muet. Adolescent, il passait ses journées au cinéma et se nourrissait de la production américaine : âgé, il aimait à citer la liste des soixante-trois réalisateurs qui composaient son panthéon personnel, tous américains, tous confirmés entre 1930 et 1937. Avec un quart de siècle d’avance, Melville s’était voulu metteur en scène comme les jeunes gens qui feront la Nouvelle Vague. Celle-ci tentera d’ailleurs de se l’annexer, dans le rôle d’un parrain ou d’un garant (Godard lui a fait interpréter le personnage du romancier Parvulesco dans À bout de souffle), mais le regard de l’auteur du Doulos sur les films des jeunes ambitieux de 1960 sera plus sarcastique que paternel.


Melville fait la guerre dans la cavalerie française, puis dans l’armée anglaise, enfin dans les FFL (Melville est son patronyme de clandestin, emprunté à l’auteur de Moby Dick, qu’il admirait). En 1945, il retrouve Paris et créé une firme de production. Seconde singularité : il est l’un des très rares cinéastes français (avec Pagnol) à s’être doté d’un outil de travail personnel. Il a son entreprise, ses studios, installés rue Jenner à Paris. Il tourne d’abord un court métrage, Vingt-Quatre Heures de la vie d’un clown (1946), où il y a déjà, fugitivement, ces plans de ville nocturne, ces silhouettes incertaines inscrites dans un décor urbain de fin de nuit, qui seront plus tard sa marque d’auteur. Puis, en marge de toutes les règles du cinéma installé, il dirige une adaptation du Silence de la mer de Vercors, texte qu’il aime pour l’avoir découvert à Londres en 1943. Cocteau, qui admire le Silence, lui confie alors l’adaptation des Enfants terribles. Après 1950, Melville est un indépendant que la profession prend au sérieux. Avec Bob le flambeur, un film de gangsters qui ne ressemble pas aux « Série Noire » alors réalisés à la chaîne, Melville inaugure une ligne qui lui est personnelle: des films de moraliste désabusé, qui exaltent une image qui serait désuète si elle ne composait une mythologie de la virilité et des sociétés d’hommes. Le Doulos, le Deuxième souffle, le Samouraï sont, après Deux hommes dans Manhattan (où éclate la fascination  du décor américain), les réussites déjà « classiques » (où la forme même du récit semble sécrétée par la violence et la tension épurées) d’un des auteurs les moins réalistes du cinéma français. Jean-Pierre Jeancolas, 1995.


Films : le Silence de la mer (1949) ; les Enfants terribles (1950) ; Quand tu liras cette lettre (1953) ; Bob le flambeur (1956) ; Deux hommes dans Manhattan (1959) ; Léon Morin prêtre (1961) ; le Doulos (1963) ; l’Aîné des Ferchaux (id.) ; le Deuxième souffle (1966) ; le Samouraï (1967) ; l’Armée des ombres (1969) ; le Cercle rouge (1970) ; Un flic (1972).



JEAN RENOIR  1894 - 1979

Cinéaste, scénariste, producteur, écrivain, metteur en scène de théâtre français


Son père est le peintre impressionniste Auguste Renoir (1841-1919). Cette filiation a beaucoup compté. le cinéaste lui doit les formes même de sa sensibilité, sa culture, sa « morale du bouchon », sa philosophie de l’accord avec le monde (« La vie est un état, non une entreprise »), son esthétique (« Je suis un homme du XIXe siècle et j’ai besoin de l’observation comme point de départ »), son insertion sociale, l’héritage paternel lui permettant de poursuivre une carrière novatrice en dépit de nombreux insuccès. Jean Renoir s’est formé dans la double familiarité du « peuple » - à commencer par les domestiques-modèles de son père - et de l’aristocratie intellectuelle de l’époque. Le thème « maîtres et serviteurs », tenace dans son œuvre, est primordial. C’est d’ailleurs, prétendra-t-il, pour faire du dernier modèle de son père, Andrée Heuchling, épousée en 1920, une vedette (Catherine Hessling) qu’il viendra au cinéma. En attendant, il est céramiste (1920). Engagé dans les dragons en 1912, après des études médiocres, il participa à la guerre comme chasseur à pied (1914-15) puis comme aviateur (1916-18). Il en rapporte une claudication permanente. Folies de femmes (E. von Stroheim, 1921), qu’il découvre en 1924, décide de sa nouvelle vocation (« J’ai dû le voir au moins dix fois »). L’allègre et sarcastique cruauté de Stroheim sera une composante du style renoirien, particulièrement marquée dans Nana, Tire-au-flanc, la Chienne, le Journal d’une femme de chambre.


La première époque - dionysiaque, agressive, ludique et anarchisante - de la carrière de Renoir s’accomplit sous le signe de l’avant-garde. Entre 1924 et 1928, de la Fille de l’eau à Tire-au-flanc, le cinéaste explore et souvent marie les valeurs de l’impressionnisme français et de l’expressionnisme allemand. Leur synthèse, à la fois harmonieuse et exaspérée, explique la puissance originale de Nana. Ces deux courants, pour l’essentiel, relèvent de la culture de l’avant-guerre. Aux œuvres qu’ils lui inspirent, Renoir ajoute deux essais franchement modernes, typiques de l’ »esprit nouveau » - celui des années folles et de l’ère du jazz : Charleston (1927) et la Petite marchande d’allumettes. Dans ces films, comme dans les autres, la mise en scène gravite autour de la personne de Catherine Hessling, actrice singulière entre la femme et l’enfant, entre la poupée et la femme, d’une expressivité et d’un érotisme au bord de la caricature ; héritière, jouant-dansant, du « nervosisme » des premières interprètes de Griffith (Renoir lui imposait de « jouer saccadé »). Une seule actrice peut lui être comparée : Alexandra Khokhlova qui, en URSS, est sa contemporaine. Catherine Hessling sort de l’univers de Renoir à la fin du muet. Le couple divorcera en 1935. Aucun film de cette première époque n’a grand succès. Renoir, soucieux de ne pas se laisser marginaliser, consent à des concessions : « Le cinéma, comme les autres métiers, c’est un « milieu » et, pour un « étranger », pénétrer dans un milieu, ça n’est pas seulement une question d’idées et de tendances, c’est aussi une question de langage, d’habitudes, de costumes, etc. » Concessions totales : le Tournoi, le Bled ; partielles : On purge Bébé.


Avec la Chienne (1931), une nouvelle période commence - celle du réalisme - qui va voir, dix années durant, Renoir s’affirmer cinéaste unique, inévitablement inégal, sans équivalent cependant dans le monde. La fantaisie, la féérie, le burlesque, la théâtralité, l’esprit de jeu et d’insolence, la marionnette, la « commedia dell’arte » subsiste certes dans ses films nouveaux mais ils s’y transforment. Renoir en fait les instruments de sa méthode : l’artificiel lui sert à exalter le naturel, le faux rend hommage au vrai, le détail non réaliste travaille à l’effet de réalité. Il s’agit, dira l’auteur, « d’arrive à maintenir au même niveau les plateaux de la balance et lorsque l’un a baissé très fort (de) faire baisser l’autre tout de suite après » - ou encore, selon la parfaite formule d’André Bazin, d’élaborer et renouveler un porte-à-faux, « un décalage qui prépare l’éclatante révélation de la coïncidence ». C’est là la justification essentielle du « drame-gai ». L’œuvre ne cesse alors d’adhérer toujours plus étroitement aux réalités de la société française ainsi qu’à l’épiderme sensuel du monde. De la Chienne à Toni (dont on a pu faire un ancêtre du néoréalisme), du Crime de M. Lange aux Bas-Fonds et à la Bête humaine, Renoir se fonde sur le fait divers pour analyser un destin de classe, tout entier social, jamais métaphysique, dépouillé de toute aura mystificatrice. Le meurtre y apparaît comme la réponse dernière à une intenable situation d’oppression. Semi-collectif dans les Bas-Fonds et le Crime de M. Lange, il ébauche une solidarité pré-révolutionnaire des exploités. 1934 : le Front populaire est proche. Renoir se lie au groupe Octobre, lui emprunte plusieurs collaborateurs tels Jacques Prévert et Jacques B. Brunius. Avec eux il réalise son film le plus politique et le plus optimiste : le Crime de M. Lange (1936). Il se rapproche aussi des communistes. Il supervise la réalisation collective de La vie est à nous (1936), destinée à soutenir la campagne électorale du parti communiste. De 1936 à 1939, il tient une rubrique régulière dans le quotidien Ce soir, dirigé par Aragon. Il rédige et dit le commentaire français du film de Joris Ivens Terre d’Espagne (1938) ; avec la Marseillaise (id.), produit d’abord par la CGT, il illustre l’idéologie du rassemblement des gauches alors au gouvernement ; il témoigne de leur volonté de paix avec la Grande Illusion (1937). Ce Renoir humaniste, chaleureux, généreux et ouvert touche au sommet de son art avec la Règle du jeu (1939), film prémonitoire qui témoigne d’un tournant, d’une rupture dans l’œuvre de l’auteur comme dans l’histoire du monde. Le « Montaigne du cinéma français » sent se défaire ses certitudes. Si, dans la Règle du jeu « tout le monde est sincère, il n’y a pas de méchants », Renoir glissera bientôt de « tout le monde a ses raisons » à « tout le monde a raison ». Cependant, aux États-Unis, où il s’exile en 1940 (après avoir commencé à Rome une Tosca qu’achèveront Karl Koch et Luchino Visconti) et où il espère, contradictoirement, s’intégrer au système hollywoodien et poursuivre une création indépendante, il devra néanmoins opposer aux hitlériens les résistants français (Vivre libre, 1943) puis les combattants alliés (Salut à la France, 1944), en deux films de commande, impersonnels, mais, le second, aussi efficacement pensé que la Vie est à nous. L’Étang tragique (1941), l’Homme du Sud (1945) transposent le conflit typiquement renoirien entre l’individu et la société en conflit homme-nature ; le destin n’est plus humain mais cosmique ; Renoir fait sien non sans puissance et lyrisme le chant proprement américain de l’énergie individuelle. À l’opposé, le Journal dune femme de chambre, tiré du roman de Mirbeau, est une sorte de Règle du jeu burlesque, dévorée par l’onirisme.


En Inde, Renoir tourne le Fleuve, d’après le très beau roman autobiographique de Rumer Godden. Plus question dans cette élégie panthéiste de luttes avec la nature ou avec la société, mais seulement de leur préalable : le consentement à l’humaine condition : « Ô monde, je veux ce que tu veux! » C’est un Renoir assagi, apaisé bien plus que désabusé, qui rentre en Europe l’année suivante. Son œuvre, désormais, va cultiver le plaisir d’esthète de raconter, d’inventer des histoires, des spectacles, sans pour autant renoncer à y faire passer quelques propositions idéologiques et morales, contestataires ou non. Le Carosse d’or, le final de French-Cancan, les noces champêtres du Déjeuner sur l’herbe sont d’inoubliables fêtes pour les yeux. Le Testament du docteur Cordelier lui offre l’occasion d’expériences nouvelles ; « éternel débutant », il le tourne en dix jours, avec huit caméras, selon les techniques de la télévision en direct. Il juge à ce moment que le cinéma connaît une « crise du gros plan ». À partir de 1954, Renoir, dont les nombreux projets ne trouvent pas de producteurs, sinon la TV française pour le Petit Théâtre de Jean Renoir (1971 - RÉ 1969), s’oriente vers le théâtre - soit comme auteur (Orvet, 1955 ; Carola, 1973), soit comme metteur en scène (Jules César, 1954) - et vers la littérature. Outre un superbe livre de souvenirs sur son père (Renoir, 1962), qui nous dévoile le cinéaste autant que le peintre, et un autre sur lui-même (Ma vie et mes films, 1974), il a publié trois romans : les Cahiers du capitaine Georges (1966), le Cœur à l’aise (1978), le Crime de l’Anglais (1979). Il s’était retiré définitivement dans sa maison de Beverly Hills en 1970. Il y mourra neuf ans plus tard après avoir pris la nationalité américaine, mais son corps repose à Essoyes (Aube), près des siens.


Issue principalement des Cahiers du cinéma, une critique inconditionnellement laudative s’est crue longtemps autorisée, en dépit de sa « politique des auteurs », à privilégier les œuvres de la vieillesse du cinéaste sur celles d’avant 1939. Prétendre que Renoir a cessé d’être grand cinéaste après la Règle du jeu est bien évidemment une absurdité. Il n’en demeure pas moins que l’époque de sa plus radicale originalité, de sa plus riche nouveauté, à la lettre incomparable, coïncidence avec les dix première années du film parlant. Barthélémy Amengual, 1995.


Il y a comme une évidence dans la façon dont Jean Renoir fait du cinéma. Comme s'il avait toujours partagé ce mystère premier d'un art qui enregistre la vie même, son mouvement et ses bruits en y apportant une inestimable plus-value. Comme si la justesse naturelle de sa mise en scène lui permettait de jouer de tous les artifices du septième art, y compris les plus énormes. Le Patron, tel est le surnom que lui donneront les cinéastes de la Nouvelle Vague. Ils reconnaissent en lui le cinéma français qu'ils ont envie de continuer à l'encontre de celui, académique, de la " Qualité française ". Cette plénitude vient sans doute en partie de l'influence du sens aigu de la lumière et des couleurs de son père Pierre Auguste. Une exceptionnelle variété de registres constitue sa filmographie, de l'expérimentation tous azimuts des années vingt (Nana, La Petite Marchande d'allumettes), l'engouement pour le Front populaire dans les années trente (La vie est à nous, La Marseillaise), le départ aux Etats-Unis dans les années quarante (L'Homme du Sud, La Femme sur la plage), le choc de l'Inde (Le Fleuve) avant son retour en Europe (Le Carrosse d'or, French Cancan). Michel Simon reste à jamais l'inoubliable Boudu et Jean Gabin, cheminot pris dans les rêts de son violent désir amoureux, le Lantier de La Bête humaine. Jacques Prévert signe l'un de ses meilleurs scénarios avec Le Crime de monsieur Lange. La Grande Illusion et La Règle du jeu sont les deux films qui révèlent le plus subtilement la société française dans ses rigidités et ses faiblesses à la veille de la Seconde Guerre mondiale. 

Rédactrice et membre du comité de rédaction des Cahiers du cinéma, Charlotte Garson, 2008.


F. W. MURNAU  1888 - 1931


Mieux que Dreyer, Murnau lui-même aurait pu faire de son propre destin le sujet d’un de ses films. L’art, la solitude, le romantisme et le tragique s’y mêlent constamment. Superstitieux, il ne déjoue pas l’accident de voiture (il le provoque, selon ses proches) qui lui coûte la vie quelques jours avant la présentation du film qui s’avère le dernier. Le « faré » qu’il s’est fait construire à Punaauia, à Tahiti, sur un terrain tabou, est détruit par un incendie. Aux États-Unis, deux fois son cercueil est descendu à quai, les marins ne voulant pas embarquer un mort. Le peintre Marc, avec qui Murnau, dès l’époque du Blaue Reiter, s’était lié, dans cette Haute-Bavière où l’avant-garde venait travailler, résidant à Sindelsdorf, ou à… Murnau (village qui lui inspire son patronyme), est tué à Verdun. Friedrich Wilhelm avait déjà perdu un intime ami de jeunesse, Hans Ehrenbaum Degele. Dès lors, il se mure dans le secret. Même dans le milieu artistique où il apprenait les métiers d’acteur, de régisseur et la mise en scène auprès de Max Reinhardt (1910), se refusant à devenir professeur, il allie à la séduction une infranchissable réserve. 


Dans presque tous les films qui nous restent, l’ombre le dispute à la lumière, la paix de la nature aux artifices de la vie urbaine, l’amour à l’échec ; et la traduction, l’expression visuelle d’une dichotomie aussi constante est d’autant plus saisissante que l’art de Murnau, influencé par les Scandinaves, touché par l’expressionnisme et aussitôt l’annexant pour le repenser, débouche sur un véritable réalisme lyrique, caractéristique de l’époque américaine. Sa culture, qui parait avoir été multidisciplinaire et profonde, ne pèse jamais sur ses œuvres. Attentif à tous les aspects de la création cinématographique, minutieux, inlassable, il veille à ce que la technique demeure au service de l’idée, de l’expression, de la finalité qu’il a définie. Montage rapide, décors et caméra mobiles (portée, à la grue, sur chariot, suspendue…) sont des pratiques habituelles à l’équipe de Murnau, dues à son inventive exigence, qu’illustre Fantôme, Faust ou le Dernier des hommes. Les remarques de Karl Freund à propos d’un prétendu désintérêt de Murnau pour les éclairages sont contredites par d’autres témoignages et, surtout, par l’analyse de l’œuvre. Sadoul lui reproche d’être incapable de mettre en scène des passions normales (il s’agit de Faust), visant, au-delà de la fatalité comme lot du couple, une autre sexualité qui, pour être diffuse (l’époque n’en eut pas autorisé davantage), n’en est pas moins présente en filigrane - révélée par un plan, profil ou visage d’un acteur, d’un jeune figurant, comme on la décèlera dans les premières œuvres, par exemple, d’un Visconti. Du Garçon en bleu (Der Kanbe in blau) à Tabou, encore qu’on ne puisse évoquer les titres perdus qu’à travers des scripts, parfois annotés, et des photos de plateaux, la filmographie fait apparaître des thèmes déterminants tandis que le style évolue vers un dépouillement capable de marier l’intimisme - issu du Kammerspiel - à un panthéisme lumineux que le jeune Plumpe (Murnau) avait sans doute découvert dans la peinture de Franz Marc et qu’après lui (après City Girl et Tabou) le film américain ne retrouve véritablement que chez W. S. Van Dyke et Flaherty. Il y a dans la personnalité voilée de Murnau, les marques d’une sorte de déracinement. L’espace n’est jamais une donnée décorative ni un élément neutre : dans Der Gang in die Nacht, le lac est devenu le seul lien permettant d’assurer le succès du sacrifice, du don rédempteur ; dans la tragédie un peu fin-de-siècle, voire un peu loufoque qu’est Schloss Vogelöd, la coupable baronne se jette, in fine, dans le lac du château ; dans l’Aurore, les marais jouent le même rôle de mer porteuse de la mort que dans Nosferatu et Tabou… Tempête de neige dans un film perdu (l’Expulsion), terre aux richesses néfastes : qu’il s’agisse des mines de soufre des Finances du grand-duc (mélodrame aujourd’hui assez drôle) ou des gisements de pétrole, dont les puits embrasé déchaînent l’enfer superbe où les passions médiocres sont enfin anéanties, les forces élémentaires tissent un contrepoint tragique à l’exaltation de la nature.


Les figures féminines se partagent selon qu’elles sont celles du sacrifice qui rachète (l’héroïne de Der Gang in die Nacht ; la délaissée de la Terre qui flambe), voire celles qui agissent de sang-froid (Elmire démasquant Tartuffe, ou la jeune épouse piégeant Nosferatu), ou celles par qui le malheur arrive : la baronne de Schloss Vogelöd ou, plus typiquement, la vamp de l’Aurore. Il semble que tout suscite ou justifie son contraire, y compris (mais le happy-end a été voulu, semble-t-il, par Jannings) le retournement ironique du destin du portier déchu (le Dernier des hommes). Ces oppositions, ces lignes de force divergentes, Murnau les traduit par le flux et le reflux de l’ombre et de la lumière, par les plongées et les contre-plongées de la prise de vues, ou l’éviction des personnages du cadre, livré à la nature apaisante - ou oppressante. Murnau excelle à chanter la lente irruption de la menace et de la mort. Du Kammerspiel, il n’oublie jamais, cependant, le resserrement sur l’être, et sur l’indicible. Si le jeu des acteurs reste théâtral à nos yeux dans la tragi-comédie qu’est Schloss Vogelöd et dans les Finances du grand-duc, en revanche l’encombrant cabot qu’est Emil Jannings est utilisé par Murnau à partir de ses défauts comme de ses qualités.


Nosferatu a beaucoup fait pour la renommée du cinéaste. ce film est aujourd’hui un des classiques du fantastique. Mais c’est que le sujet adapté par Henrik Galeen, d’après Bram Stoker (Dracula) a subi une métamorphose. Murnau a investi l’image du pouvoir d’épouvanter non grâce aux artifices scéniques de Caligari (R. Wiene, 1919), mais par le réalisme de l’indicible. Il nous donne à déchiffrer la poésie de l’horreur avec une étonnante simplicité de moyens. Dans Fantôme, puis dans le Dernier des hommes, les trucages, les mouvements d’appareil traduisaient les visions de l’ivresse du jeune homme et du vieux portier, le premier dépouillé de ses rêves, le second de son statut, de sa dignité. Nosferatu atteint, comme l’Aurore ou Tabou, par la transparence de son écriture, les nappes les plus noires des vieilles hantises de l’homme romantique. C’est, sans doute, cet enracinement culturel qui, plus tard, fera considérer ce film comme prémonitoire. Mort à la fin du muet, Murnau demeure un des premiers très grands auteurs de l’histoire du cinéma, autant par ce qu’il annonçait que par une œuvre pour sa plus grande part exemplaire.


Méfiant envers le sonore, Murnau avait porté le cinéma muet à la plénitude de ses moyens, au moment même où il abordait la phase nouvelle de son évolution. Claude Michel Cluny.



JEAN-DANIEL POLLET  1936 - 2004


Il surprend agréablement avec son premier essai, Pourvu qu’on ait l’ivresse. Ce court métrage tourné en 1958 dans un bal populaire lui permet, en outre, de découvrir Claude Melki, acteur timide et émouvant dont il saura utiliser le jeu intériorisé et le profil keatonien dans l’Amour c’est gai, l’amour c’est triste (1968) et l’Acrobate (1976). Très à l’aise dans ces films doux-amers et sympathiquement populistes (auxquels il faut joindre le sketch la Porte Saint-Denis de Paris vu par…, 1964), il a parfois changé de registre en abordant des thèmes plus ambitieux : Méditerrannée (MM, 1963), film en plans fixes avec commentaire de Philippe Sollers ; l’Ordre (MM, 1973), documentaire sur le sort réservé aux lépreux en Grèce - voire prétentieux : le Maître du monde (1970) ; le Sang (1971). Il est également l’auteur de la Ligne de mire (1960), Gala (CM, 1961), Une balle au cœur (1965), le Horla (MM, 1966), Tu imagines Robinson (1967), les Morutiers (CM, 1968), Pour mémoire (1978). Jean-Loup Passek.


BIOGRAPHIE

Assistant réalisateur sur L’Homme à l’imperméable de Duvivier, Jean-Daniel Pollet tourne en 1958, dans le cadre du Service Cinématographique des Armées, son premier court-métrage, Pourvu qu'on ait l'ivresse, sur lequel il rencontre celui qui deviendra son acteur-fétiche, le lunaire Claude Melki. Après son premier long, La Ligne de mire, en 1960, le cinéaste tournera avec Melki ses films les plus fameux, comme L’Amour c’est gai, l’amour c’est triste et surtout L’Acrobate en 1976, portrait tendre et burlesque d'un timide garçon de bains qui se prend de passion pour le tango. 


Parallèlement à ces fictions, Jean-Daniel Pollet, "petit frère" de la Nouvelle vague -il est l'un des auteurs du film-manifeste Paris vu par… en 1965- réalise des œuvres novatrices qui oscillent entre le documentaire et l'essai cinématographique, comme Méditerrannée (1963), succession de plans de paysages accompagnés d'un commentaire de Philippe Solers. Très diminué physiquement depuis 1989 à la suite d'un grave accident -il a été happé par un train alors qu'il filmait tout près de la voie de chemin de fer-, Jean-Daniel Pollet avait pourtant tourné depuis Dieu sait quoi en 1994, inspiré de la poésie de Francis Ponge, et Ceux d’en face (2001). Juste avant de mourir, il avait achevé le scénario d'un nouveau film. AlloCiné



MAYA DEREN  1908 - 1961


Fille d’un psychiatre qui émigre en 1922 aux États-Unis, elle fait ses études en Suisse et à New York : licenciée en arts, elle fait un peu de journalisme et s’occupe de poésie, de danse, puis d’anthropologie. De sa rencontre avec le cinéaste Alexander Hammid résulte Meshes of the Afternoon (1943), qui marque la naissance d’une avant-garde américaine assez proche de Cocteau. Ses « films de chambre » suivants incorporent de plus en plus la danse ou l’expression corporelle (A Study in Choregraphy for Camera, 1945 ; Ritual in Transfigured Time, 1946 ; Meditation on Violence, 1948 ; The Very Eye of Night, 1959). Elle utilise la première bourse décernée par la « Fondation Guggenheim » à un cinéaste, en 1946, à des recherches sur les rituels vaudous en Haïti. De ce séjour résulteront un livre, Divine Horsemen (1953), et cinq heures d’un film que la mort l’empêchera de monter. Autour d’un recueil de textes sur « l’art, la forme et le film », elle crée avec Amos Vogel la « Creative Film Foundation » et, en 1953, participe à l’existence éphémère de  l’ « Independent Film-makers Association », première tentative de regroupement des cinéastes expérimentaux américains. Dominique Noguez, 1995.



JACQUES DERAY  1929 - 2003


Jacques Deray a étudié l’art dramatique au cours de René Simon et a tenu de petits rôles, à la scène comme à l’écran, avant de travailler comme assistant metteur en scène à partir de 1952 et régulièrement jusqu’en 1960, année où il réalise son premier film. Comme nombre de cinéastes qui abordent la mise en scène plus en techniciens qu’en auteurs, Deray dirige des films de genre, surtout policiers, non sans participer, toutefois, à l’écriture des scénarios, ni affirmer un sens visuel aigu. Si Rififi à Tokyo (1961) est une révélation pour les cinéphiles, il faut attendre 1969 pour voir s’affirmer la personnalité d’un certain regard, avec la Piscine, premier opus d’une longue et inégale collaboration avec Alain Delon, acteur-producteur, qui lui signe un contrat de longue durée parfois bien aliénant. Ensemble, ils feront Borsalino et Borsalino et Co, Doucement les basses, Flic story, le Gang, Trois hommes à abattre, ouvrages inégaux, où la personnalité de Deray ne s’affirme que sporadiquement, quand s’atténue l’interventionnisme de l’acteur-producteur. Ainsi, faute d’avoir jamais pu gagner une autonomie suffisante dans le cadre de ses productions, Deray donne l’impression de dilapider un talent qui ne s’est jamais complètement exprimé que dans trois films : la Piscine, Un peu de soleil dans l’eau froide, Un Papillon sur l’épaule, qui révèlent sinon un auteur complet, du moins un styliste de grande classe. La perfection du découpage, la fluidité du travail de la caméra, la précision de la direction d’acteurs confèrent à des schèmes classiques (policier, adultère, espionnage) une qualité d’émotion, affective et esthétique, une dimension fantastique qui ont parfois permis de citer le nom de Preminger pour définir l’équivalence de son art. Cette référence à l’auteur de Laura n’est pas un mince compliment, adressé à un cinéaste au demeurant imprégné de culture cinématographique américaine, culture parfaitement digérée et comme naturellement réinventée avec une sensibilité française. Michel Sineux, 1995.


BIOGRAPHIE

Fils d'une famille d'industriels lyonnais, Jacques Deray montre très jeune un intérêt pour les activités artistiques, et s'inscrit au Cours Simon. Il ambitionne alors de devenir comédien. Son entrée dans le cinéma, il l'a fait par l'assistanat. Deray travaille apprend son futur métier de réalisateur aux côtés de Jean Boyer (Le Trou normand), de Gilles Grangier, de Luis Bunuel (Cela s’appelle l’aurore) ou encore de Jules Dassin. Après ces années d'apprentissage, où il développe ses talents techniques, Deray signe Le Gigolo, un premier long métrage, et déjà un drame mâtiné de polar. La critique en fait d'emblée le successeur de Jean-Pierre Melville, alors le maître incontesté du film policier français. Ses réalisations suivantes creusent le même sillon, sans pour autant parvenir à retrouver la maestria de son premier essai.


En 1969, il connaît enfin la reconnaissance, et rallie public et critique autour de La Piscine. Deray y démontre ses qualités de directeur d'acteurs dans un film qui réunit Maurice Ronet, Romy Schneider, la toute jeune Jane Birkin, et Alain Delon, qui fait de Deray son réalisateur attitré. Les deux hommes se retrouveront à huit reprises. De leur collaboration naissent quelques classiques du film policier, comme Borsalino (1970), Borsalino & Co (1974), Flic story (1975), Trois hommes à abattre (1980) ou encore L’Ours en peluche (1994), la dernière réalisation de Deray pour le cinéma.


Fidèle à un cinéma de genre qu'il lui vaut les faveurs du public, le cinéaste décline le policier sous différentes formules, l'action musclé (Le Marginal, avec Jean-Paul Belmondo), l'intrigue (On ne meurt que deux fois, avec Michel Serrault et Charlotte Rampling), l'espionnage (Netchaïev est de retour, avec Yves Montand), le thriller (Un papillon sur l’épaule, avec Lino Ventura) tout en dirigeant les plus grands comédiens de leur génération. Privilégiant les atmosphères troubles (Les Bois noirs), fin connaisseur de la littérature policière, adaptant notamment Robin Cook, Jean-Pierre Manchette et Georges Simenon, Jacques Deray s'impose comme l'une des personnalités incontournables du cinéma français. AlloCiné.



WES CRAVEN  1939 - 2015


Les amateurs de fantastique « gore » lui sont redevables de la création du surprenant personnage de Freddy, créature onirique terrifiante, aux doigts bardés de lames en tout genre et au visage odieusement défiguré. En fait, Craven n’est que l’initiateur de cette série à succès : les Griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street, 1984). Il a tenu à récupérer ce personnage qui lui avait échappé avec Freddy sort de la nuit (Wes Craven’s New Nightmare : The Real Story, 1995), sorte de private joke destiné aux aficionados et estampillé du nom du créateur. On lui doit aussi d’autres titres célèbres comme la Colline a des yeux (The Hills Have Eyes, 1981), la Créature des marais (Swamp Thing, 1982), Shocker (1990) ou le Sous-sol de la peur (The People Under the Stairs, 1991). Également très actif à la télévision, il est presque toujours mêlé au scénario et à la production de ses films. Christian Viviani, 1995.


BIOGRAPHIE

Après des études de lettres et de psychologie à Baltimore, Wes Craven officie quelques années comme professeur de sciences humaines et de dramaturgie. A la fin des années 60, il part pour New York, où il obtient un poste dans une maison de production. D'abord chargé de superviser le département des documentaires, il devient vite assistant de production tout en se perfectionnant au montage.


En 1972, Wes Craven écrit et réalise La Dernière maison sur la gauche, un film d'horreur d'une extrême violence qui préfigure déjà l'intérêt du cinéaste pour le morbide. Ce premier essai, très remarqué, lui permet de mettre en scène, cinq ans plus tard, un classique du genre : La Colline a des yeux, un long métrage s'inspirant de documentaires sur la guerre du Vietnam. Adapté de l'histoire vraie d'une famille écossaise anthropophage qui tendait des embuscades aux voyageurs de la région, le film remporte de nombreuses récompenses à travers le monde.


En 1980, avec La Ferme de la terreur, il offre un de ses premiers rôles à Sharon Stone, mais il lui faut attendre 1984 et les premières aventures de Freddy dans Les Griffes de la nuit (voyant les débuts à l'écran de Johnny Depp), pour accéder enfin à la consécration. Dès lors, intronisé maître de l'horreur, Wes Craven poursuit dans cette veine avec Shocker (1989) et Le Sous-sol de la peur (1991), mais c'est toujours avec Freddy, l'homme au visage brûlé, pull rayé et griffes d'acier, qu'il rencontre le succès. En témoigne la sortie du septième volet de la saga, Freddy sort de la nuit, en 1994.


Après l'échec d’Un vampire à Brooklyn (1995) avecEddie Murphy, Wes Craven donne un second souffle au slasher movie, et par la même occasion à sa carrière, avec Scream, Grand Prix au Festival Fantastique de Gérardmer 1996. Dans la foulée, il réalise Scream 2 et peut, grâce aux retombées financières des deux films, mettre en scène un projet plus personnel, La musique de mon cœur. Ce drame interprété par Meryl Streep se solde par un échec relatif, rapidement essuyé par le triomphe au box-office de Scream 3, nouveau volet des aventures du serial killer masqué.


Croulant sous les propositions de grands studios, Wes Craven prend son temps pour finalement tourner en 2004 le calamiteux film de loups-garous Cursed, maintes et maintes fois remonté. Pour se remettre de ce fiasco, le cinéaste tente une incursion dans le domaine du thriller en confinant Rachel McAdams et Cillian Murphy dans le Boeing 767 de Red eye / sous haute pression (2005). Il s'essaie ensuite à la comédie romantique en participant au film collectif Paris, je t’aime. Dans le segment Père Lachaise il met en scène Rufus Sewell et Emily Mortimer (qu'il a fait jouer dans Scream 3) dans une quête absurde de l'amour guidée par Oscar Wilde.


Après ce détour par le thriller et la comédie, il en revient en 2010 avec My Soul To Take (il faut attendre 2012 pour voir le film débarquer dans les salles françaises) à ce qu'il sait mieux mettre en scène : les tueurs en série. Une façon de se remettre dans le bain avant de réaliser Scream 4, la suite très attendue de ce qui est désormais sa saga la plus populaire. AlloCiné


        Wes Craven est décédé dimanche 30 août d’un cancer du cerveau à l’âge de 76 ans, dans sa maison de Los Angeles. La disparition de Wes Craven, « master of horror » – même s’il ne participa pas à la série qui porte ce titre – invite à une lecture rétrospective de sa filmographie exclusivement consacrée à la peur, à l’exception d’un mélo musical oublié avec Meryl Streep à la fin des années 90. Contemporain des cinéastes à l’origine du renouveau du cinéma d’horreur américain au début des années 70 (Tobe Hooper, John Carpenter, Larry Cohen, John Landis, Joe Dante), Craven se distingue cependant de cette génération qui affiche de façon ostentatoire sa cinéphilie et inaugure des principes citationnels bientôt assimilés par le système hollywoodien (Carpenter, héritier autoproclamé de Hawks ; Landis et Hooper gavés de séries B). Loin des écoles de cinéma ou des plateaux de Roger Corman, Craven est en 1970 un universitaire et enseigne les sciences humaines. C’est en intellectuel dévoyé en rupture de classe qu’il intègre professionnellement les milieux cinématographiques, travaillant pour un obscur producteur de films pornos, Sean S. Cunningham, qui deviendra célèbre quelques années plus tard grâce à la série très rentable (et très nulle) des Vendredi 13. À l’instar de William Lustig et Abel Ferrara, Craven se fait donc (non officiellement !) la main dans le X, avant de réaliser son premier film, La Dernière Maison sur la gauche (Last House on the Left, 1972), produit par Cunningham

La Dernière Maison sur la gauche demeure l’un des films les plus dérangeants jamais réalisés, dont Craven refusa longtemps de parler, honteux d’être allé trop loin à l’époque. Iil s’agit d’un remake approximatif de La Source de Bergman, preuve que Craven n’avait pas perdu toutes ses lettres en sombrant dans la fange de Hollywood Boulevard : deux jeunes filles sont violées et assassinées par des voyous, qui subiront la vengeance d’une sauvagerie inouïe des parents des victimes, un couple de bourgeois libéraux. Perçu comme une apologie nauséeuse de l’autodéfense, le film fut hâtivement taxé de crypto fasciste, au même titre que la série des Death Wish avec Charles Bronson. Malgré une complaisance évidente dans la violence graphique (castration buccale d’un des violeurs, dents éclatées au burin...), certains furent assez perspicaces pour déceler dans La Dernière Maison sur la gauche un brûlot libertaire à l’instar des film de George A. Romero, fustigeant les valeurs morales de l’Amérique, une attaque frontale de la famille et de la propriété. La suite de l’œuvre de Craven allait leur donner raison. Deuxième « shocker » de Wes Craven après La Dernière Maison sur la gauche, La colline a des yeux (The Hills Have Eyes, 1977) est un nouveau récit d’horreur et de violence qui met à mal la famille américaine. Des vacanciers perdus en plein désert sont confrontés à une horde de cannibales dégénérés. Malgré l’amateurisme du tournage, le film réserve de bons moments d’hystérie et Craven démontre avec ce petit classique de l’horreur moderne que sous le vernis de la civilisation, la barbarie ne tarde pas à ressurgir en chacun de nous lorsqu’il s’agit de défendre sa propriété ou ses enfants. Une fois encore, le cinéaste se plaît à révéler la barbarie tribale enfouie sous le vernis de la civilisation, assène aux spectateurs des images insoutenables. La colline a des yeux, proche par certains aspects de Massacre à la tronçonneuse, nous rappelle aussi que dans le cinéma américain des années 70 les notions d’indépendance artistique et de subversion politique n’étaient pas encore galvaudées. On a toutefois le droit de lui préférer son remake encore plus efficace et brillamment réalisé par Alexandre Aja en 2006. 

Après ces deux succès, la carrière de Craven, toujours à l’écart des grands studios, se partage entre des œuvres routinières pas désagréables, des travaux alimentaires pour la télévision, des ratages, et surtout une belle surprise au box-office : Les Griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street, 1984) bande inventive et truffée d’effets spéciaux sur des adolescents assassinés dans leurs rêves par le spectre d’un tueur pédophile, brûlé vif par les parents de ses victimes, qui engendrera de nombreuses suites transformant une figure maléfique en monstre parodique et rigolard. 

Le cinéaste renouera avec sa veine contestataire le temps de deux excellents films fantastiques : L’onirique Emprise des ténèbres (The Serpent and the Rainbow, 1988) qui confronte en Haïti les superstitions vaudous à la menace physique des tontons macoutes et Le Sous-sol de la peur (The People Under the Stairs, 1991) dans lequel un couple de pervers séquestre des enfants à la frontière du ghetto noir de Los Angeles. C’est avec They Live de John Carpenter le film de genre américain de cette période le plus ouvertement politique, une critique sociale virulente que l’on peut préférer aux pamphlets moralisateurs de Spike Lee

Craven réalise en 1994 Freddy sort de la nuit (Wes Craven’s New Nightmare), film réellement ambitieux et réflexif, une mise en abyme qui décrit les interférences que provoque la série des « Freddy » dans la vie privée de ses protagonistes. Paradoxalement, Wes Craven a créé l’une des plus célèbres icônes du cinéma fantastique de divertissement (le croquemitaine Freddy Krueger) alors qu’il est d’abord un cinéaste de l’horreur concrète et des phobies quotidiennes. Ses tentatives de modernisation des mythes traditionnels (la comédie Un vampire à Brooklyn avec Eddie Murphy, Cursed histoire de loup-garou à Los Angeles) se sont soldées par de cuisants échecs. Cette approche réaliste du fantastique s’est longtemps incarnée dans une mise en scène sans effets, presque frustre (la photo de ses premiers films est d’une laideur clinique) aux antipodes d’une certaine sophistication hollywoodienne ou même des effets de style de son collègue Carpenter. Wes Craven démontre dans ses meilleurs films que la société américaine génère ses propres monstres, non pas dans ses dysfonctionnements mais au contraire dans sa logique consumériste et ses principes fondateurs respectés jusqu’à l’absurde. 

Wes Craven a réalisé avec Scream (1996), son triomphe commercial, écrit par Kevin Williamson, un film très malin qui a remis l’horreur au goût du jour grâce à une bonne dose de second degré et de distanciation ironique. On peut concéder à Scream d’excellentes idées de mise en scène et une indéniable efficacité, mais cette histoire de tueur masqué et cinéphile dans un campus porte aujourd’hui la responsabilité d’une série de suites cyniques, imitations et parodies toutes plus nulles les unes que les autres, qui pourrirent pendant plus d’une décennie toute la production fantastique américaine sérieuse. 

Scream qui aurait dû relancer la carrière de Craven va l’enterrer, à coup de suites indigentes, de tentatives ratées et de nouvelles productions de genre destinées aux adolescents, incapables de renouer avec le succès critique et public. Olivier Père, 2015.

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