AVENTURE, PÉPLUM, ACTION, GUERRE, ESPIONNAGE, HISTORIQUE Tome 2

LE POINT DE NON RETOUR

Point Blank

de John Boorman, 1967, US, 1h30, Couleurs

avec Lee Marvin, Angie Dickinson, Keenan Wynn


RÉSUMÉ : C'est pour le compte de son ami Reese que Walker, accompagné de sa femme, récupère dans la prison désaffectée d'Alcatraz un magot de 93 000 dollars. L'opération réussit. Reese abat Walker et emmène sa femme, qu'il convoitait depuis longtemps. Seulement Walker n'est pas mort et essaie de le retrouver pour récupérer les 93 000 dollars qui lui sont dus. Il remonte les échelons de l'organisation, laissant derrière lui un monceau de cadavres, pour découvrir qu'il a été manipulé depuis le début de cette affaire. 


COMMENTAIRE : Un film « élémentaire » tournant autour d'un seul motif : Walker et son opiniâtreté obsessionnelle à récupérer ses 93 000 dollars, déclenchant une violence qui fait boule de neige et devient absolue, tant elle dépasse son enjeu initial. Remarquons simplement que, contrairement à ce qui a été dit, Walker n'y tue personne. Il est l'agent indirect de la mort, se contentant de « tuer » un téléphone et une voiture à la place de ses victimes. Il n'est qu'un fantasme, la projection (tout le monde le croit mort) de la mauvaise conscience autodestructrice d'une société de profit. Des perspectives béantes jalonnent cette œuvre physique, constituée d'inoubliables effets abstraits, qui renforcent l'impression que ce film toujours en mouvement fait métaphoriquement du sur place. Stéphan Krzesinski.


CRITIQUE : Point Blank est le deuxième long métrage de John Boorman et son premier film tourné aux Etats-Unis. En adaptant un roman de Donald Westlake, le cinéaste britannique signe en 1967 l'une des œuvres séminales du cinéma du Nouvel Hollywood. On y retrouve les figures de la modernité qui marqueront le cinéma américain des années 70 : brouillage des repères, perte de sens, de but, empêchement de l’identification du spectateur, refus de la psychologie, dialogues minimalistes ou non signifiants... un héritage européen dont Boorman se sert pour travailler de l’intérieur les codes du film noir. Il les défragmente, en propose une relecture à l’aune de ce qu’est devenu l’Amérique dans les années 60 et plie leur logique habituelle à l’univers mental de son héros. Montage fracturé, ralentis et essais expérimentaux nous font partager la trajectoire de Walker, là où le cinéma noir classique aurait pris en charge son voyage au bout de la nuit au moyen d’une voix off ; les jeux d’ombres et de lumières sont remplacés par l’utilisation extrême des couleurs ; la nuit cède la place au plein soleil... 


Point Blank, avec ses images saturées de couleurs et de lumières, est un film aveuglant. Le fait de remplacer la nuit par le grand jour crée le sentiment d’un monde où tout est visible, mais où rien ne se voit ; et Walker se trouve confronté tout au long du film à des figures anonymes empêtrées dans un monde de manipulation et de surveillance, éléments symptomatiques de l'ère post-Kennedy. En quittant les ruelles sordides noyées de brouillard et d’ombres pour les grands espaces désertiques et vitrés de la cité, Boorman nous plonge dans un monde déshumanisé. Les personnages, les pantins de Point Blank font l’effet de zombies, figures sans âmes qui réagissent en fonction de quelques stimuli simples : survie, pouvoir. Ce ne sont plus des êtres humains mais des rouages de la gigantesque organisation que Walker remonte. Lui-même n’agit que dans un seul but : récupérer son argent. C’est une force brute que rien ne semble pouvoir arrêter, un concept. Par cette volonté jamais défaillante, il dérègle le mécanisme et la machine s’emballe d’elle-même. Walker n’a quasiment rien à faire : l’organisation s'autodétruit du seul fait qu’elle a été dérangée dans son fonctionnement, qu'elle a été nommée. Organisée jusqu’à l’extrême, cadrée, surveillant constamment chacun de ses rouages, elle est incapable de réagir à une force brute et primitive et s’écroule. 

Mais la trajectoire de Walker fait partie d'un projet plus vaste et Boorman, très finement, utilise un code classique du film noir et du cinéma américain en général pour in fine le contredire. Un goût amer reste en bouche, Boorman évacuant toute notion de rédemption, thème central du cinéma noir, ainsi que tout effet cathartique pour ne garder du genre que l’absurdité des trajectoires humaines, l’implacable présence du mal et la déshumanisation de la société. Il est étonnant de voir qu’un tel film ait pu être réalisé dans le cadre du cinéma commercial hollywoodien. Si John Boorman a pu expérimenter à ce point et livrer une œuvre purement conceptuelle, il le doit à la volonté de Lee Marvin de laisser les coudées franches à ce jeune cinéaste britannique. En déléguant son droit de regard sur le scénario, la distribution et le choix de l’équipe technique à Boorman, il impose à la MGM de lui laisser une totale liberté artistique. Marvin avait le nez fin : Point Blank est l’un de ces films qui font avancer le cinéma. Olivier Bitoun.

On a souvent décrit Le Point de non retour, premier film américain du Britannique Boorman d’après un roman de Donald Westlake, comme une série noire filmée par un émule d’Alain Resnais. Walker (Lee Marvin génial), trahi par son meilleur ami et laissé pour mort après un vol à Alcatraz, revient pour récupérer sa part du magot. Le film met en scène un récit de vengeance et de violence en l’adaptant à la grammaire encore neuve du cinéma moderne : narration fragmentée, images mentales, chronologie brisée, ralentis. Autrefois limité à la voix off et au flash-back, le film noir s’enrichit d’une syntaxe plus complexe, et les jeux d’ombres cèdent la place à une utilisation symbolique de la couleur. Inspiré par la peinture hyperréaliste, Boorman multiplie les plans bichromes ou monochromes, où tout est gris ou marron, de la cravate de Lee Marvin jusqu’au papier peint. Le résultat est étrange, surtout lorsque cohabitent dans le même plan Angie Dickinson en robe jaune pétant et un télescope exactement de la même couleur : des êtres vivants et des objets inanimés qui finissent par s’imiter et se confondre. Car cette panoplie de tics n’est pas si toc. Si les effets de Boorman sont proches de la redondance et son travail sur la couleur trop systématique, le film échappe au pur exercice de style. Les choix esthétiques de Boorman accompagnent le projet ambitieux de faire non pas l’état des lieux d’un genre cinématographique (le polar dans tous ses états, il s’en fiche) ni même d’une époque (la scène du night-club, qui annonce les incartades psychédéliques du cinéaste d’Excalibur), mais la critique d’une société déshumanisée, en deuil de morale, à peine peuplée de zombies anonymes. Boorman se permet même des scènes de satire sociale déconnectées du pur récit de vengeance (lorsqu’Angie Dickinson déclenche tous les appareils électriques de la cuisine équipée modèle tandis que Marvin regarde abruti des publicités à la télévision dégoulinantes de valeurs familiales et consuméristes.) 

Walker, clairement désigné comme un mort vivant (« Walker », « celui qui marche » en anglais, que l’on voit mourir au début du film, comme dans Sunset Boulevard), avance comme un automate à l’aide d’un unique moteur, la vengeance, sentiment qui va à son tour disparaître au fur et à
mesure qu’il approche du but, croisant dans sa quête absurde des robots privés de volonté, simples maillons de l’ »Organisation », société tentaculaire, entité abstraite qui cache ses activités criminelles sous la façade respectable d’une multinationale. Prison vide, villas inhabitées, bureaux gigantesques, miroirs et parois vitrées, espaces urbains désertiques ; les lieux du film, tous hors la vie et hors le monde, renforcent ce climat de solitude et de frigidité émotionnelle. Situé entre les deux chefs-d’œuvre du film policier moderne,
À bout portant de Don Siegel (également avec Marvin) et Guet-apens de Sam Peckinpah (avec Steve McQueen), Le Point de non retour est une fable politique, spectaculaire et esthétisante, déguisée en polar (ce que n’est pas Drive, qui évolue uniquement sur le registre du conte de fée pour adultes.) C’était aussi, à l’époque de sa sortie (1967, soit un an avant 2001 : l’odyssée de l’espace), le prototype du film expérimental concevable dans le cadre d’un système de production commercial. Olivier Père

MÉTÉORE

Meteor

de Ronald Neame, 1979, US, 1h58, Couleurs

avec Sean Connery, Natalie Wood, Karl Malden


RÉSUMÉ : Après une collision avec une comète, un morceau de l’astéroïde "Orpheus" d'environ 8 km de large se dirige vers la terre. Si ils se percutent, ce sera une catastrophe sans précédent qui provoquera surement l'extinction de l'humanité. Pour arrêter le météore, la NASA compte utiliser une arme nucléaire illégale, le satellite "Hercules" mais découvre bientôt qu'il ne disposent pas d'assez de puissance de feu. Leur seule chance de sauver le monde dorénavant est de s'allier avec l'URSS qui a aussi lancé son propre satellite illégal. Mais les 2 gouvernements vont ils arriver à coopérer ? 


POINT DE VUE : Le passage d'une comète pulvérise une ceinture d'astéroïdes. Résultat, le gigantesque météorite Orpheus dévie et fonce droit vers la Terre. Heureusement, si l'on peut dire, les Etats-Unis possèdent un satellite avec des ogives nucléaires braquées vers la Russie. Et, bien sûr, les Soviétiques disposent d'un système similaire en orbite autour de la Terre. Ces engins de destruction massive deviennent alors l'espoir de l'humanité ! Le Dr Bradley (Sean Connery) prend donc la tête d'une organisation russo-américaine qui doit réaligner les ogives en direction d'Orpheus en moins de sept jours pour tenter de le détruire avant qu'il ne soit trop tard pour notre planète !

En 1979, le cycle de films catastrophe initié par AIRPORT dix ans plus tôt parvient à sa fin. Même Irwin Allen n'y arrive plus. LE DERNIER SECRET DU POSÉIDON et L’INÉVITABLE CATASTROPHE sont de graves échecs. La télévision s'empare du genre en lâchant HORIZONS EN FLAMMES et DELUGE SUR LA VILLE. La parodie pointe le bout de son nez avec LE BIG EN FOLIE. Ça sent donc la fin d'un règne. Malgré cela, METEOR voit le jour. Et, dans la grande tradition initiée par George Seaton, une palanquée de stars rejoint le casting.

Le producteur de Hong Kong, Sir Run Run Shaw avait dans l'idée de percer la marché international. Il s'y employa via divers projets, dont l'incongru INSEMINOID, et en initiant un projet dans un genre jusque là porteur. Arrive donc le prestigieux réalisateur de L’AVENTURE DU POSÉIDON, Ronald Neame. Puis les stars affluent : Sean Connery, Natalie Wood, Karl Malden, Brian Keith ou Martin Landau. Tous connus du grand public, même si la carrière de certains se trouvaient en perte de vitesse. À l'instar de Paul Newman pour LE JOUR DE LA FIN DU MONDE tourné la même année, Sean Connery ne garda pas METEOR dans son cœur, l'ayant signé pour des raisons strictement financières. On y retrouve même Sybil Danning dans un petit rôle qui servira de relais à sa carrière internationale, puisqu'elle enchainera AIRPORT 80 CONCORDE juste après!

METEOR parvient rarement à la hauteur d’œuvres spectaculaires comme LA TOUR INFERNALE ou encore TREMBLEMENT DE TERRE, véritables phares du genre catastrophe. Neame passe à côté de la très atmosphérique AVENTURE DU POSÉIDON et, malgré cela, garde les règles du casting prestigieux. Le scénario s'engage dans une voie multidimensionnelle quelque peu inédite. Le premier quart du film oscille entre récit de guerre froide latente (Brejnev et Carter sont encore au pouvoir), militaires bornés et scientifiques largués. Connery apporte sa touche de rebelle attitude et se voit doté de dialogues crus du meilleur effet ! Puis on plonge en pleine science-fiction avec la station spatiale pulvérisée pour aboutir aux divers morceaux de la menace spatiale qui s'abattent sur la Terre. Cela n'est donc pas un mais plusieurs désastres auxquels nous assistons. Une avalanche monstrueuse qui détruit un village suisse, un gigantesque raz-de-marée ravageant Hong Kong... Ou la destruction de New York City qui commence, coïncidence malheureuse, par le symbole des anciennes Twin Towers qui explosent en premier. Clairement, METEOR veut donner au spectateur son lot d'action, en passant la vitesse supérieure sur le nombre de destructions.

L'autre aspect intéressant demeure la préconisation du travail commun entre américains et russes. Mettant de côté les diverses dissensions politiques et militaires entre les deux blocs, le film prône un rassemblement des forces et non pas une opposition de facto. Un traitement rarissime, d'autant que pour une fois, les personnages ne font pas que subir l'atrocité qui s'abat sur eux, mais agissent contre.

Cinéaste anglais et héros écossais : le film balance de ce fait quelques coups de griffes envers le bloc américain. Connery qui indique à sa collègue russe jouée par Natalie Wood qu'elle se sentirait bien aux Etats-Unis, car il ont tout : un taux de criminalité galopant, entre autres. Et un commentateur anglais précisant qu'il est étonnant que le gouvernement américain ait besoin de la BBC pour prendre connaissance des événements tragiques qui se préparent. Le tout dans un flegme typique qui rend les arguments encore plus porteurs.

Il existe encore aujourd'hui pas mal de réticences critiques quant à METEOR. Le film possède l‘inconvénient d'une production arrivant en fin de cycle, de bricolage de certaines images provenant de stock-shots - dont certains plans recyclés d'AVALANCHE. Ceci reste néanmoins très mineur. Les très nombreux effets spéciaux optiques et mécaniques oscillent entre le tout à fait correct et le médiocre. Mais au regard de ce qui se pratique depuis quelques années en matière d'effets numériques déplorables, METEOR apparait comme un soulagement charnel et un terreau de créativité quant aux challenges visuels que la narration. D'autre part, on sent que certains acteurs payent clairement leurs impôts en offrant le minimum syndical. Pourtant, à l'image d'un Martin Landau qui se donne clairement, tout comme Karl Malden, Ronald Neame emballe l'ensemble de manière très pro. À l'inverse de Mark Robson qui manque le coche avec son AVALANCHE EXPRESS. Des transitions réussies comme après le générique de début le plan du bateau de Connery naviguant sur une mer d'étoiles en fondu enchaîné. Ainsi que la première apparition de la navette spatiale. Ou pour dynamiser un moment clé comme le métro de New York City submergé par la boue où les acteurs ont bien payé de leur personne - confirmé par Sean Connery dans un entretien avec NBC lors de la sortie du film. Karl Malden a réellement du souffrir!

Le film rencontra de nombreux soucis dès le lancement du projet. Neame et Connery refusèrent la première mouture du scénario. Il fut réécrit à la fois par  Stanley Mann et Ronald Neame (non crédité au générique). Ce fut à ce moment que Sean Connery accepta de signer. Malgré un quart du budget dévolus aux effets spéciaux, les premiers résultats furent jugés insuffisants. Le développement de la relation entre Natalie Wood et Sean Connery se voit condamné et les plans échouèrent sur le sol de la salle de montage. Et de ce fait, certaines scènes ont été retournées. Avec un budget raboté -notamment pour la scène du tsunami où selon Tony Doublin (spécialiste des miniatures ayant travaillé à la fois sur 1941, CARNOSAUR 2 ou TOTAL RECALL !) il n'y avait pas assez d'argent pour construire les miniatures entières des immeubles - comme il avait été effectué pour 1941. Et donc certains plans du raz-de-marée excisés du fait des problèmes de tournage, rapporté en ce sens par Gene Warren, non crédité au générique par ailleurs. Plusieurs spécialistes défilèrent et quittèrent le tournage qui vira au cauchemar, et ce fut William Cruse (ayant œuvré sur CITE EN FEU, DAR L’INVINCIBLE, L’EMPRISE) qui compléta le tout.

Dans son autobiographie, Ronald Neame exprima son désaccord et sa colère vis-à-vis de l'équipe des effets spéciaux et son responsable. D'abord sur l'utilisation d'une caméra concernant le tournage de plans en extérieur par cette équipe, avec l'accord de la production. Alors que le directeur de la photographie Paul Lohmann préférait opter pour une Panavision plus stable. Le résultat fut l'impossibilité de coupler les plans tournés par Neame et ceux du responsable de l'équipe, même après une tentative de réparation via la post production. Ce qui se voit considérablement sur certains trucages optiques, les différences de lumières étant assez criants - voir en ce sens l'impact sur la montagne suisse. D'un autre côté, Neame insista pour utiliser un morceau de lave spécifique pour tourner la scène pré-générique pour le météore, ce qui donna un look plus réaliste que le reste… Mais aux vues du résultat, on ne sait pas vraiment quelles décisions ont commencé à plomber le projet.

Malheureusement pour METEOR, le film sera distribué par American International, une compagnie habituée à sortir des séries B, rêvant de rivaliser avec les majors américaines. Le film ne versera pas dans un succès monumental : pour un budget annoncé à 16 millions de dollars, parti majoritairement dans le salaire des acteurs, il n'en rapporta que huit aux Etats-Unis. Et 595.000 entrées en France, par exemple. Ce qui n'empêcha pas le film se vendre partout à travers le monde. Et donc des résultats plus que notables comparés aux désastres financiers des dernières productions Irwin Allen, dont le pire restera LE JOUR DE LA FIN DU MONDE. Ce qui clouera le genre catastrophe au pilori malgré un (ridicule) soubresaut avec AIPORT 80 CONCORDE. Francis Barbier.

L’AFFAIRE RACHEL SINGER

The Debt

de John Madden, 2010, US, 1h53, Couleurs

avec Helen Mirren, Jessica Chastain, Sam Worthington


RÉSUMÉ : En 1965, trois jeunes agents du Mossad -Rachel Singer, David Peretz et Stephan Gold- orchestrent la traque et la capture du tristement célèbre "chirurgien de Birkenau" dans le but de le transférer en Israël où il sera jugé pour ses crimes passés. Mais le détenu tente de s’enfuir et la mission s’achève avec la mort du criminel nazi dans les rues de Berlin-Est. Les trois agents rentrent en Israël où ils sont accueillis en héros. 30 ans plus tard, Rachel est toujours célébrée dans son pays comme un modèle de dévouement et de courage. Et sa fille publie un livre qui relate toute la mission du trio, de l’identification à l’enlèvement, puis à la séquestration du médecin nazi à l’ombre du Mur de Berlin. Mais bien des choses se sont passées depuis. Rachel et Stephan ont été mariés et ont divorcé. Et David n’est toujours pas en paix avec lui-même ni avec Rachel. Un sentiment de doute et d’incertitude plane sur le trio.


POINTS DE VUE : Agent du Mossad, Rachel Singer se fait passer pour une patiente qui vient à une consultation gynécologique. Un examen d’autant plus pénible que le médecin est un monstre : il s’agit d’un ancien nazi, qui exerce désormais incognito dans le Berlin-Est des années 1960. Cette Rachel Singer, c’est Jessica Chastain, belle rousse au visage fin. Objectif de l’espionne et de ses deux compagnons : kidnapper l’infâme, le faire passer à l’Ouest et le ramener en Israël pour qu’il soit jugé. Mission compliquée et d’ailleurs à moitié réussie : le nazi, en fuite, est abattu. C’est du moins la version officielle, aujourd’hui en Israël, où Rachel Singer, femme d’âge mûr (interprétée alors par Helen Mirren), est une figure héroïque de l’État hébreu. Mais des fantômes du passé resur- gissent pour venir démentir les faits... 

Ce remake de La Dette, d’Assaf Bernstein, va et vient entre les années 1960 et aujourd’hui. Ce qui s’est réellement passé finit par diviser les trois agents secrets, d’autant que l’amour s’est insinué dans leurs relations. L’intérêt tient à la hantise de ces espions a priori blindés, qui étaient prêts à tout sacrifier pour honorer la mémoire de leur peuple martyr. L’ambiance de guerre froide à Berlin-Est dans les années 1960 donne lieu à un intense bras de fer mental. La tension extrême est entretenue par la mise en scène efficace mais sobre de John Madden. Jacques Morice.

Remake d’un film israélien du même nom, le nouveau long-métrage de John Madden semble, sur le papier, ne pas avoir grand-chose en commun avec ses précédents films, Shakespeare in Love et Capitaine Corelli, pour les plus connus. Pourtant, derrière le thriller d’espionnage, c’est un triangle amoureux, qui est à l’origine de l’histoire de ces trois agents du Mossad. La fille issue de deux de ces agents tirera en e!et un livre retraçant leur mission secrète, laquelle semble toutefois dissimuler un lourd secret dont on découvrira la teneur à travers un long flashback. 

Si la partie espionnage n’atteint pas le réalisme de l’excellent film d’Eric Rochant, Les Patriotes (tout se joue beaucoup plus rapidement ici, sans pour autant tomber dans le spectaculaire), celle-ci se montre suffisamment convaincante et bien construite. Pourchassant un ancien nazi, trois agents du Mossad (deux hommes, une femme, deux possibilités) ont pour mission de le conduire en Israël pour le faire juger. Nous sommes en 1966. La confrontation avec celui que l’on appelle le « chirurgien de Birkenau » se montre particulièrement réussie et éprouvante. Pour l’approcher et dans le but de préparer l’enlèvement, la jeune espionne doit en e!et se laisser ausculter par cet homme, devenu gynécologue. Terrifiante façon de mêler l’horreur absolue renvoyée par le bourreau à la partie la plus intime de son corps. 

Dans sa seconde partie, La Dette joue beaucoup plus sur la psychologie des personnages. Condamnés à retenir prisonnier l’ancien nazi dans leur planque, en attendant de pouvoir l’expédier en Israël, les agents se retrouvent tiraillés entre leur désir de mener leur mission jusqu’au bout et l’envie de se faire justice eux-mêmes (tandis qu’elle le rase, le prisonnier profère les pires horreurs à l’égard du peuple juif). De cette mission, il en restera finalement des traces immuables, qu’elles soient physiques (la cicatrice sur la joue) ou plus profondes (l’amour perdu, le secret difficile à porter qui conditionnera toute leur vie) qui donnent au film une belle consistance, un bel impact (sur les conséquences de nos actes, de nos choix). 

Si la réalisation de John Madden se révèle classique, elle sait se faire discrète pour intelligemment mettre en avant son histoire et ses personnages (le casting sans fausse note dont une belle révélation, Jessica Chastain, que l’on retrouvera avec plaisir dans le Terrence Malick, Tree of Life). Seul le final, pas totalement maîtrisé, sonne un peu trop hollywoodien. La Dette n’en demeure pas moins un captivant thriller de très bonne tenue. Christophe Butelet.

LE CHANT DU LOUP

d’Antonin Baudry, 2017, France, 1h55, Couleurs

avec François Civil, Omar Sy, Mathieu Kassovitz


RÉSUMÉ : Un jeune homme a le don rare de reconnaître chaque son qu’il entend. À bord d’un sous-marin nucléaire français, tout repose sur lui, l’Oreille d’Or. Réputé infaillible, il commet pourtant une erreur qui met l’équipage en danger de mort. Il veut retrouver la confiance de ses camarades mais sa quête les entraîne dans une situation encore plus dramatique. Dans le monde de la dissuasion nucléaire et de la désinformation, ils se retrouvent tous pris au piège d’un engrenage incontrôlable. 


POINTS DE VUE : Nous voici dans un sous-marin nucléaire français, plongés au cœur d’une opération dangereuse, au large de la Syrie. Tout l’équipage a les yeux braqués sur Chanteraide (François Civil), jeune militaire expert en guerre acoustique, qui se concentre sur un son menaçant, difficile à déchiffrer... 

Un alliage d’hyperréalisme, de suspense spectaculaire et de mystère poétique porte ce surprenant film de guerre français, signé par un ancien diplomate, le scénariste remarqué de Quai d’Orsay (la BD puis le film de Bertrand Tavernier). Une série d’événements catastrophiques mènent l’Europe au bord de la guerre. Deux sous-marins coupés du monde entrent alors en action. Avec ce récit captivant de géopolitique-fiction, l’auteur brasse nombre de thèmes : le rapport homme-machine, les degrés d’efficacité de la dissuasion nucléaire, l’intelligence froide et l’intuition, la confiance et la peur, le sens du sacrifice. Dans une ambiance crépusculaire, Antonin Baudry balaie les vieux clivages (militarisme contre pacifisme) de manière élégante, en réactivant une forme d’héroïsme pudique. Jacques Morice.

C’est la guerre, l’heure n’est plus aux petits enjeux personnels et à la légèreté de la description du microcosme des relations diplomatiques que Baudry mettait en scène dans son succès de bande-dessinée, Quai d’Orsay. Désormais, la Russie a envahi la Finlande. Tel est donc le prétexte scénaristique sur lequel Antonin Baudry a basé son premier film en tant que réalisateur. 

Il lance son récit comme un cri d’amour au film d’action de sous-marin, auquel le cinéma français s’était peu frotté jusqu’à présent, faute de moyens, mais que le cinéma d’action américain a allègrement surexploité dans les années 90 (À la poursuite d’Octobre Rouge, USS Alabama, U-571, Sphère, K19...). Or, en allant piocher dans les codes de ces films, oscillant entre le blockbuster de série A et les séries B costaudes, Baudry s’essaie à un modèle ouvertement chargé en références et en stéréotypes. 

C’est précisément le cas du personnage de jeune marin enthousiaste, incarné par François Civil, rouage central au sein d’une équipe de sous-mariniers qui ouvre le film magistralement et personnage principal d’une trame terrestre, plus...terre à terre par la suite. L’enquête qu’il va mener au grand dam de sa hiérarchie et la love interest qu’il va rencontrer en la personne de Paula Beer, sont deux sous-intrigues archétypales et caractéristiques de l’aspect vintage de la partie majeure du long-métrage. Cependant, le scénariste faisant alors preuve d’un terrible manque de subtilité dans son écriture, on peut surtout y voir davantage un manque d’inspiration qu’une volonté de jouer avec une dramaturgie ultra référencée qui saute aux yeux. 

Pourtant, l’excellent prologue réussit à ouvrir le film avec efficacité, se révélant d’une redoutable intensité : on croit à la situation d’urgence et à la mission de sauvetage qui se met en place. Le réalisme devient un élément essentiel à cette réussite. La reproduction minutieuse et documentée de tous les protocoles, qu’ils soient gestuels pour les soldats au sol ou lexicaux pour les sous-mariniers (au risque d’y perdre les non-initiés), est essentielle à la vraisemblance et à la mécanique du suspense que l’excellent découpage ne cesse d’amplifier. Ainsi, même si on ne connaît pas ces personnages, c’est parce que l’on croit en leur existence que l’on frémit pour eux. Ils n’ont plus lieu d’être... 

Mais tout cela, c’est jusqu’à ce que l’on apprenne que la Russie a envahi la Finlande, véritable point de rupture dans la narration. 

Après avoir réussi à nous prendre aux tripes contrairement à nombre de films de guerre ces dernières années, le changement radical d’approche enterre l’argument réaliste et permet donc aux codes du cinéma de genre de reprendre brutalement le dessus sur le réalisme du décorum militaire jusque-là au cœur du dispositif. La frugalité de l’intrigue des premières minutes, au profit de grosses ficelles scénaristiques bien connues de tous, n’est donc pas l’unique victime de ce changement de ton. Cette fracture se retrouve dans la direction d’acteurs, maladroite. L’exemple d’Omar Sy est révélateur. Alors que l’on se surprenait, dans un premier temps, à voir le comédien disparaître derrière son personnage de haut gradé, sans doute aidé par le montage ultra dynamique, il suffit –une fois qu’il est acté que nous sommes dans une fiction et donc qu’on peut se le permettre– qu’il fasse une petite blague, et, aussitôt, il devient bien plus difficile de le prendre au sérieux. Il faudra attendre une heure supplémentaire pour que la mise en scène vienne elle-même redonner un semblant de grandeur et de souffle dramatique à son personnage. 

Malgré les lourdeurs qui s’accumulent, on aimerait pardonner l’inexpérience de Baudry et blâmer la production de ne pas lui pas avoir permis de réaliser l’intégralité de son film dans le huis-clos d’un sous- marin. Sa volonté de travailler sur le son, en se concentrant sur le personnage d’expert en acoustique, ne persiste malheureusement pas face à la transformation qu’a subi son scénario dès l’instant où les personnages ont mis le pied à terre. On ne peut alors qu’attendre impatiemment qu’ils retournent dans leur submersible et qu’Antonin Baudry réitère la maîtrise avec laquelle il a ouvert son film. Mais, quand l’intrigue s’accélère, ce qu’il restait encore de crédibilité au récit est sacrifié sur l’autel de la surenchère des enjeux, qui apparaît pourtant comme une continuité naturelle de la direction obsolète et prévisible prise par le scénario. Le schéma dramaturgique va alors virer vers un développement programmatique romanesque de série B rebattu et auquel il devient plus difficile d’adhérer pleinement. Le point de non-retour est si radical que chaque effort du réalisateur pour alimenter la gravité de la situation ne fait que renforcer, paradoxalement, l’impression d’assister à un divertissement impersonnel. La mise en scène s’agrémente de plus en plus d’effets pompiers, à commencer par l’usage appuyé d’une musique sentencieuse. Pareillement, les dialogues voient se multiplier les punchlines écrites à la truelle qui achèvent la transformation des personnages en caricature, alors que leurs relations sont la clef du suspense. 

À cause de tous ces poncifs, Baudry n’arrivera jamais à retrouver l’intensité de l’ouverture, où pourtant les enjeux se limitaient au sauvetage de quatre soldats anonymes. L’effet miroir entre la scène d’action qui ouvre et celle qui clôt ce long-métrage, illustre particulièrement bien l’opposition entre ce que ce film de sous-marin peut offrir de plus efficace d’un coté, et de plus indigeste de l’autre. C’est de là que naît le sentiment de déception qui alimente le film. 

Quand on réfléchit au fait que l’intention première de Baudry était –comme c’était déjà le cas dans Quai d’Orsay – la dénonciation des institutions et de leurs protocoles, il est d’autant plus décevant de le voir se casser le nez sur d’autres conventions, non pas politiques ou militaires, mais bel et bien cinématographiques. Et le comble dans tout ça, c’est que son scénario en arrive au final à complètement oublier le sort de ces pauvres Finlandais envahis par les Russes. Julien Dugois.

LA REINE MARGOT

de Patrice Chéreau, 1994, France, 2h39, Couleurs

avec Isabelle Adjani, Daniel Auteuil, Vincent Perez


RÉSUMÉ : La vie à la Cour et à Paris, entre les « noces vermeilles » et le massacre de la Saint-Barthélemy. Août 1572. Paris est en ébullition. Le protestant Henri de Navarre, futur Henri IV, s'apprête à épouser Marguerite de Valois, dite Margot, catholique, fille de France, fille de Catherine de Médicis et soeur de l'instable roi Charles IX. Les deux époux ne s'aiment pas. Il s'agit d'un mariage politique, orchestré par Catherine de Médicis, destiné à apaiser les haines et les rivalités entre catholiques et protestants et à ménager les susceptibilités du pape Grégoire XIII et de l'Espagne d'une part, des états protestants d'autre part. La peur, l'hostilité et la violence se ressentent jusque dans Notre-Dame, où le mariage est célébré. Les frères de Margot affichent une morgue sans retenue et ne cachent pas les relations ambiguës qu'ils entretiennent avec leur soeur. Margot est une princesse arrogante et volage. La reine Catherine ourdit un complot le jour même des noces de sa fille. Chacune des parties cherche à en découdre et la maladresse de la reine mère, couplée avec les ambitions contraires des divers protagonistes, sans oublier le goût du pouvoir des princes, fera basculer le pays tout entier dans un terrible massacre, six jours seulement après le mariage. Ce sont ces sombres heures qui feront découvrir à Margot des notions qu'elle ignorait jusqu'alors : l'altruisme, l'amitié et l'amour.


POINTS DE VUE : Tous les ingrédients du succès ont été réunis : un gros budget, une distribution de qualité dominée par une star de première grandeur, un scénario fondé sur un des chapitres les plus sanglants de l'histoire (la Saint- Barthélemy), revu par Alexandre Dumas et éclairé par une belle histoire d'amour. Le résultat : un spectacle bien réglé avec plusieurs plans remarquables, de nombreuses séquences bien sanguinolentes, quelques scènes de sexe bien drues, de l'action et du spectacle plastique équitablement alternés. Une seule chose s'est perdue en route : l'émotion. Dictionnaire des films.


Août 1572. Catherine de Médicis, mère de Charles IX, marie sa fille Marguerite de Valois, catholique, à Henri de Navarre, protestant, afin de réconcilier les Français, déchirés par les guerres de Religion. Six jours après le mariage, c’est la nuit de la Saint-Barthélemy... 

Adjani se tient immobile, hiératique, glaciale, le visage de marbre posé sur sa collerette comme sur un billot. Trois heures plus tard, le couperet est tombé. Pas sur la tête de Margot, mais sur celle de son amant, qui repose sur les genoux de la jeune reine... 

Ce n’est pas vraiment du Dumas. Ce n’est peut-être pas non plus de l’histoire. Mais, assurément, c’est du Chéreau. Du grand Chéreau, qui prend toujours parti pour les fous ou les folles. Margot ne peut échapper à la malédiction familiale : mi-duègne, mi-Nosferatu, Catherine de Médicis (Virna Lisi, Prix d’interprétation à Cannes) règne sur une famille de morts-vivants. La mise en scène est à l’image de cette famille : violemment baroque, traversée de ruptures et de fulgurances. L’hystérie incessante peut lasser, mais la morale de l’histoire ne laissera jamais indifférent : aujourd’hui comme hier, les guerres dites « civiles » sont le fait de haines fratricides... Vincent Remy.

Dès la première séquence, Chéreau nous emporte. Des voix nous parviennent, mêlées à la violence des chants liturgiques : nous voilà introduits, d’emblée, au mariage de Marguerite. Un mariage arrangé, bien entendu, mais qu’importe ? Les personnages s’en accommodent et semblent indifférents à leur sort. De telles compromissions leur sont, à eux comme à tant d’autres, devenues familières. 

Aussi le film se garde-t-il de réhabiliter une histoire - celle des femmes par exemple, comme a tenté de le faire sans succès Bertrand Tavernier dans La Princesse de Montpensier. Dans La Reine Margot, la distance n’épargne jamais de la menace, et cette menace latente se donne autant à voir dans la chair des acteurs que dans leurs discours. 

Les premières minutes s’apparentent ainsi à un grand ballet qui entraîne tous les corps vers le massacre d’un seul, le corps protestant, pendant la nuit de la Saint-Barthélémy. Chéreau nous le fait attendre, redouter, à travers une mise en scène des plus étouffantes où le ciel (au sens propre comme au figuré) est étrangement absent. Les personnages errent et complotent en groupe, agglutinés les uns aux autres, dans les couloirs étouffants du Louvre ou les ruelles glauques de Paris. La violence éclatera sans mesure. 

Mais cette violence, dans le film, n’est pas seulement collective : elle est le fruit d’un mal individuel, du vice que chacun se plaît à nourrir. Les rapports charnels de La Môle et Margot le montrent : la souffrance et le plaisir n’y font qu’un. Idem de la relation qui unit Charles IX à sa mère. L’amour, la haine, le désir s’y entremêlent pour n’y former qu’un seul corps, hybride et monstrueux. 

La fin du film le révélera du reste avec éclat, par un coup de théâtre presque improbable. Car ici tout le monde s’empoisonne. C’est toute la Cour qui souffre et transpire le sang de Charles IX - superbe agonie, servie par le grandiose Jean-Hugues Anglade. Ceux et celles qui, à l’image de Margot, se dissimulent la violence de ce mal collectif, ne peuvent le faire qu’au prix d’une lourde souffrance individuelle. 

Magique, le film réussit à nous émouvoir sans jamais abolir la distance qui nous sépare de l’histoire. Tous les acteurs y sont excellents, sans exception, emportés par un même mouvement de grâce. Nous, spectateurs, nous ne formons avec eux et avec elle, Margot, qu’un seul corps. Bouleversant et vertigineux. Jean-Patrick Géraud.

COMMENTAIRE : En 1987, Patrice Chéreau vient de réaliser son quatrième film, Hôtel de France, avec des comédiens du Théâtre des Amandiers de Nanterre. Son producteur Claude Berri est ébloui et aimerait les revoir tourner au cinéma. Il propose au metteur en scène d’adapter à l’écran Les Trois Mousquetaires, le célèbre roman d’Alexandre Dumas. Patrice Chéreau commence à travailler sur le projet, mais il ne se reconnaît pas dans le livre, et les droits sont alors réservés par Jean Becker. Sur les conseils de la scénariste Danièle Thompson, il relit une autre œuvre de Dumas, La Reine Margot, écrite en 1845. Ce récit va le passionner, car il rejoint des préoccupations très personnelles. Chéreau rêve aussi d’un projet qui abolirait la frontière entre théâtre et cinéma. « Il y a là un film prodigieux à faire, qui relève totalement des moyens du cinéma », mais un film où il pourrait « injecter son expérience théâtrale ». Patrice Chéreau est alors connu avant tout comme un homme de théâtre, mais il a obtenu avec son troisième film, L’Homme blessé, en 1982 son premier succès au cinéma. Il demande à Danièle Thompson d’écrire le film avec lui. Le scénario de La Reine Margot est ainsi le fruit d’une rencontre originale entre deux personnages aux registres à priori très différents : un metteur en scène à la réputation intimiste et élitiste et une scénariste habituée aux grands succès populaires (elle a été la scénariste de son père Gérard Oury). 

La production de La Reine Margot prendra 5 ans. Le film sort en France le 13 mai 1994 dans une version provisoire dont le montage est précipité pour sa présentation au Festival de Cannes (où il remporte le Prix du jury). Puis Chéreau remonte le film pour sa sortie aux États-Unis, en le raccourcissant de 20 minutes. Fait exceptionnel, le film ressort en France dans cette nouvelle version le 16 décembre 1994. C’est un projet très ambitieux, réalisé dans une totale liberté artistique et porté par l’enthousiasme d’une troupe d’acteurs réunis autour d’une actrice-vedette, Isabelle Adjani. Cette coproduction à très gros budget connaîtra une cascade de péripéties et de contretemps. Elle met en œuvre des moyens humains et techniques extraordinaires et nécessite 5 mois de tournage (de mai à décembre 1993) et autant de montage. 

DES ARCHIVES EXCEPTIONNELLES 

La Reine Margot est un film très bien documenté à la Cinémathèque française, qui conserve un fonds d’archives très important sur la carrière de Patrice Chéreau, consultable à l’espace Chercheurs de la Bibliothèque. Les documents se rapportant à La Reine Margot en constituent la pièce maîtresse. Leur diversité (archives scénaristiques, de production, de tournage, de montage et de distribution) permet de reconstituer toutes les phases de la vie du film, depuis les premières réflexions du cinéaste au milieu de l’année 1988 jusqu’à sa réception critique en France et à l’étranger en 1995, dans sa nouvelle version remontée. Le fonds d’archives Suzanne Durrenberger, la scripte du film, est également très précieux pour la connaissance du film. Véritable collaboratrice de création, elle a tourné 4 films avec Patrice Chéreau. La Reine Margot est leur première coopération. Le fonds comprend des scénarios de tournage annotés et près de 2000 polaroïds en couleurs. Les découpages techniques contenus dans le fonds d'archives Danièle Thompson complètent avantageusement cet ensemble. La Cinémathèque conserve également de magnifiques costumes du film, dont la robe portée par Isabelle Adjani dans la scène du mariage royal. 

LE CADRE HISTORIQUE 

Fidèle au roman de Dumas, le film de Chéreau a pour cadre la période des Guerres de Religion qui déchirent la France entre Catholiques et Protestants au XVIe siècle. Pour apaiser les tensions, la reine catholique Catherine de Médicis (interprétée par Virna Lisi) négocie le mariage de sa fille Marguerite de Valois (Isabelle Adjani), que Dumas surnomme Margot, avec le protestant Henri de Navarre, futur Henri IV (Daniel Auteuil). L’union est célébrée, mais un attentat manqué contre l’amiral de Coligny (Jean-Claude Brialy), chef des Protestants, déchaîne les passions meurtrières. Le 24 août 1572, influencé par ses frères, les ambitieux princes Anjou (Pascal Greggory) et Alençon (Julien Rassam), et saisi d’une frayeur irrationnelle, l’instable roi catholique Charles IX (Jean-Hugues Anglade) ordonne le « Massacre de la Saint-Barthélemy ». Le pays tout entier bascule dans la violence. 4000 Protestants sont tués en 3 jours. À l’intérieur de ce cadre historique, Dumas invente une idylle entre la reine Margot, membre du clan royal catholique, et un noble protestant, le comte de la Môle (Vincent Perez). Chéreau la reprend à son compte et en fait une histoire d’amour passionnée et tragique qui sera la clé de voûte de son film. Le thème des Guerres de religion est aussi décisif dans sa volonté d’adapter le roman. Il va pouvoir aborder la question de la violence politique et de l’intolérance religieuse. 

LA LONGUE GESTATION DU FILM 

Les archives de La Reine Margot mettent en lumière l’investissement de Patrice Chéreau et l’intensité de sa réflexion au cours des 5 années de préparation du film. Le scénario, coécrit avec Danièle Thompson, connaîtra 9 versions successives : la première date de juin 1990, la dernière d’avril 1993, à la veille du tournage. 

Les archives révèlent d’abord un important travail de relecture du texte d’Alexandre Dumas. Patrice Chéreau s’approprie le roman au cours d’une véritable gestation qui donne lieu à la production de multiples documents, de toutes nature : annotations du livre de Dumas, réflexions personnelles, idées ou questions formulées sous forme de notes manuscrites, parfois griffonnées sur des supports improvisés (papiers à en-tête d’hôtels, nappes de restaurant, et même pochons de compagnies aériennes), au moment où elles viennent à l’esprit du cinéaste, toujours aux aguets. 

L’étude des versions successives du scénario de La Reine Margot, toutes annotées, éclaire les modalités de la collaboration entre Patrice Chéreau et Danièle Thompson. Si cette dernière est l’auteur principal des dialogues, l’écriture du film se fait véritablement à quatre mains, dans un dialogue permanent où les rôles ne sont jamais figés. 

Les sources d’inspiration des deux scénaristes sont très diverses, à la fois littéraires, picturales, théâtrales et cinématographiques. S’ils conservent la trame du roman de Dumas, l’intrigue est recentrée sur la Cour des Valois, dans le huis clos d’une famille monstrueuse, incestueuse, et assoiffée de pouvoir, aux dépens de la description pittoresque du Paris de la Renaissance. D’un feuilleton populaire nourri de suspense et de rebondissements, ils font un drame shakespearien, animé d’un souffle épique. Malgré son ancrage dans un moment précis de l’Histoire de France, le cinéaste cherche à brouiller les repères spatio-temporels pour atteindre à l’universalité. Il s’attache au personnage de Margot, en délaissant le portait de la « reine des catins », maléfique, intrigante et nymphomane imaginé par Dumas. Pour Chéreau, elle est une femme libre, rebelle et subversive, dont l’évolution est l’un des sujets principaux du film : princesse catholique, arrogante et volage, appartenant au clan des vainqueurs, elle sera transfigurée par son amour pour un noble protestant, le comte de la Môle, qu’elle sauve du massacre lors de la Saint- Bathélemy et qui se sacrifiera pour elle. Passant du camp des bourreaux à celui des victimes, elle fait l’expérience de l’horreur et du crime d’État, et découvre l’altruisme et le don de soi, en se dépouillant de tout. Elle finira libre, mais dans la plus grande solitude. 

Le scénario de La Reine Margot est aussi nourri de la lecture de documents d’époque, comme la Correspondance de Catherine de Médicis et Les Mémoires de Marguerite de Valois. Mais Chéreau tire son inspiration principale de l’étude du Roman de Henri IV d’Heinrich Mann (frère de Thomas), paru à Amsterdam en 1935 et 1938. Cette œuvre qui dépeint la jeunesse des Valois et des Navarre, familles amies et rivales, est aussi un roman engagé contre le nazisme et sa lecture vient enrichir la conception psychologique des personnages du film. 

Par ailleurs, Patrice Chéreau a déjà évoqué la tuerie de la Saint-Barthélemy dans un drame mis en scène en 1972 avec Roger Planchon, Massacre à Paris, d’après une pièce de théâtre écrite en 1593 par le dramaturge britannique Christopher Marlowe. Le cinéma l’inspire aussi. Chéreau cherche à retrouver la forme d’un certain « grand cinéma américain » épique à la John Huston, pour raconter une histoire shakespearienne « pleine de bruit et de fureur », avec une caméra très souple et très mobile. Ses références cinématographiques revendiquées sont les films de Martin Scorsese et de Francis Ford Coppola dont il admire les intrigues pleines de tension. Dans l’esprit du metteur en scène, La Reine Margot s’apparente à un « film de mafia », avec ses complots et ses rapports entre maîtres et vassaux. Danièle Thompson qualifiera La Reine Margot de « thriller historique ». 

Parmi les sources d’inspiration picturales et visuelles de Patrice Chéreau, qui est fils de peintres, on trouve les tableaux de Zurbarán et de Rembrandt, mais aussi ceux de Goya, de Géricault et de Bacon. Le Radeau de La Méduse (peint par Théodore Géricault en 1819) a eu sur le cinéaste une influence toute particulière. Cette représentation de la détresse humaine, des cadavres et des corps dénudés nourrit son imagination pour la description des massacres de la Saint-Barthélemy. 

Pour les décors et les lumières, il va s’inspirer de la peinture hollandaise du XVIIe siècle (Vermeer de Delft ou Pieter de Hooch). 

Patrice Chéreau collectionne aussi les photos de reportages d’actualités. On trouve dans ses archives des pages de magazines découpées, images « choc » illustrant la violence des conflits mondiaux au moment de la production du film : la montée de l’islamisme radical en Algérie et en Iran et les affrontements ethniques et religieux en ex-Yougoslavie. Le siège de Sarajevo par l’armée serbe qui débute en avril 1992, les images effroyables des camps de concentration et les massacres de masse perpétués pendant la guerre de Bosnie entre peuples voisins, tout établit le parallèle avec les guerres de religion du XVIe siècle en France. 

LA DÉCLARATION D’INTENTION 

Cette réflexion préliminaire aboutit fin 1988 à la rédaction d’un synopsis sous la forme d’une « note d’intention », texte fondamental pour comprendre les ambitions du cinéaste. Sa version finale est reprise sous l’intitulé « note sur la réalisation du film » dans le scénario édité par Grasset en 1994. 

La première utilité de ce texte rédigé entre novembre 1991 et mars 1992 est de convaincre des producteurs de participer au montage financier d’un film à très gros budget. La Reine Margot sera une coproduction franco-germano-italienne à laquelle prend part Claude Berri, l’initiateur du projet, via sa société Renn Productions. Chéreau commence la préparation à trois reprises. Isabelle Adjani, pour laquelle le film est écrit, tarde à donner sa réponse. La préparation s’arrête quand l’actrice déclare forfait. Mais Chéreau saura la convaincre de revenir. Il existe plusieurs versions de cette « note d’intention », allant du texte manuscrit d’origine au texte final dactylographié. C’est un texte d’allure très « littéraire », extrêmement construit, maniant avec élégance certaines figures de style (comme l’anaphore), le texte d’un homme de lettres qui met tout son talent au service d’un projet qui revêt pour lui une importance majeure. 

NE PAS FAIRE UN FILM HISTORIQUE 

Patrice Chéreau ne veut pas faire un film de reconstitution historique. Il souhaite « réinventer » la Renaissance, en proposer une transposition visuelle, qui, pour être peut-être moins fidèle à l’Histoire, serait plus authentique. Faire revivre une époque où la barbarie cohabitait avec le plus grand raffinement, en montrer à la fois la proximité et l’éloignement d’avec notre monde d’aujourd’hui. Il rassemble toutefois une abondante documentation historique pour la préparation de son film, en particulier pour la conception des décors. Une équipe importante est réunie autour du chef décorateur Richard Peduzzi, son fidèle collaborateur, chargé de la construction en studios des intérieurs, principalement les appartements royaux. 

Olivier Radot, l’assistant de Richard Peduzzi, supervise la conception des extérieurs et dirige les campagnes de repérage, très bien documentées dans les archives. Les décors extérieurs choisis sont parfois d’« époque », du XVIe siècle, comme Le Palais Farnese de Caprarola, en Italie, mais d’autres sont volontairement anachroniques. Antérieurs à l’action, comme la basilique de Saint-Quentin (dans l’Aisne), construite entre le XII et le XVe siècle, où a lieu le mariage royal. Postérieures, comme Le Palais national de Mafra au Portugal, de style baroque, édifié au XVIIIe siècle, où le cinéaste choisit de tourner les scènes se déroulant dans la cour du Palais du Louvre. Les entrées extérieures du Louvre sont filmées dans la citadelle de Blaye, vaste complexe militaire de la fin du XVIIe, ainsi qu’au château de Compiègne, plein de passages secrets et de recoins. Le massacre de la Saint-Barthélemy, ainsi que les scènes censées se dérouler dans les rues de Paris, sont tournées, souvent de nuit, dans les rues de Bordeaux. 

Cette hétérogénéité dans le choix des décors extérieurs est intentionnelle. Patrice Chéreau veut recréer une Renaissance qui ne ressemble à rien de connu, qu’il situe hors d’un cadre historique précis. Il faut que le spectateur soit dérouté, projeté dans un temps qui n’est plus le sien, mais qui n’est pas non plus complètement celui de la fin du XVIe siècle. Toute note anecdotique est bannie des décors intérieurs, conçus comme des épures, avec des fonds quasiment abstraits, d’où se détachent ici une colonne, là un entablement, des lignes quasi-géométriques comme dans les arrière-plans des portraits de la Renaissance. Le travail de la créatrice des costumes, Moidele Bickel, va dans le même sens, celui d’un anachronisme revendiqué. Elle imagine des costumes en léger décalage par rapport à l’époque. 

La matière sonore de La Reine Margot, essentielle à son intensité dramatique, est conçue dans le même esprit. Patrice Chéreau choisit pour écrire la musique originale du film le compositeur Goran Bregović, né à Sarajevo. Violoniste de formation classique, ce musicien a créé très jeune un groupe de rock et est devenu une idole dans son pays. Il vient de signer la bande originale d’Arizona dream de son compatriote Emir Kusturica (1992). Indépendamment de son talent, qui apporte au film flamboyance et modernité, le choix de Chéreau d’un compositeur issu de l’ancienne Yougoslavie, alors en guerre, n’est certainement pas dû au hasard : né d’une mère serbe orthodoxe et d’un père croate catholique, mariée à une musulmane, Goran Bregović se trouve au croisement de plusieurs cultures. Sa musique est riche d’apports multiples et donne au film une couleur sonore originale. Encore une fois, Chéreau ne cherche pas à reconstituer une « musique d’époque ». Bregović écrit une partition métissée, puisée au fond de la musique traditionnelle du bassin méditerranéen. Très marqué par la guerre fratricide qui déchire son pays, le siège de Sarajevo inspire au compositeur l’orchestration musicale du massacre de la Saint-Barthélemy, traité non pas comme un requiem instrumental, mais comme une chanson funèbre, où les mélopées corses se mêlent aux chants hébreux portés par la voix de l’Israélienne Ofra Haza

La majorité des scènes de La Reine Margot se déroulent la nuit, en intérieur dans un huis-clos oppressant, ou dans des extérieurs plongés dans une demi-pénombre, aubes blafardes ou couchants ténébreux. La photographie, conçue par le chef opérateur Philippe Rousselot, participe pleinement à l’atmosphère générale du film, par la richesse et la profondeur de ses clairs-obscurs. Dans une démarche originale, Philippe Rousselot a consigné pendant le tournage ses réflexions dans un document rare, un cahier intitulé L’Objet lumière, conservé dans le fonds d’archives Suzanne Durrenberger. Entre notes poétiques et indications techniques, il y traduit ses intentions de mises en lumière sous forme « d’impressions lumineuses ». 

FILMER AVEC TROIS COULEURS DE BASE 

Le parti-pris de Patrice Chéreau est de filmer dans une gamme de tons limitée à trois couleurs essentielles, tour à tour majeures ou mineures. Au début, c’est le noir qui envahit l’écran : noir des costumes des Protestants venus à Paris célébrer les noces de leur chef Henri de Navarre. C’est aussi le noir porté pour le deuil de Jeanne d’Albret, reine de Navarre et mère d’Henri, que le parti huguenot soupçonne d’avoir été empoisonnée par les Catholiques. 

Puis le noir se mêle au rouge et à l’or des habits royaux et épiscopaux du mariage royal, dans la cathédrale. Le noir disparaît ensuite, englouti dans le rouge du sang du massacre de la Saint-Barthélemy. Le blanc des cadavres nus amoncelés dans les rues de Paris et des chairs blafardes des charniers l’emporte alors. Le noir ne revient qu’à la fin, quand Henri de Navarre se convertit de nouveau à la Religion protestante. Les trois couleurs parfois se mêlent : l’habit noir de Catherine de Médicis, la robe blanche de Margot, la chemise blanche puis rouge du roi Charles IX empoisonné, agonisant, « transpirant le sang des Protestants » qu’il a massacrés. 

PARLER DE L’HISTOIRE D’AUJOURD’HUI 

Chéreau l’a dit à plusieurs reprises : ce qui l’a décidé à entreprendre l’adaptation de La Reine Margot, c’est le thème des guerres de religion. Il veut « raconter une histoire où l’on allait tuer au nom de Dieu », observer les mécanismes de l’intolérance et la façon dont elle peut engendrer des massacres de masse. Le matériau de base du scénario (le conflit sanglant entre Catholiques et Protestants au XVIe siècle) a croisé l’actualité. La résurgence barbare de guerres de religion dans le monde au début des années 1990 résonne comme un écho terrible au film. En 1989, au début de l’écriture du film, l’enterrement de l’ayatollah Khomeini en Iran annonce la montée de l’intolérance religieuse dans le monde musulman. Alors que La Reine Margot est en cours de production, des guerres de religion modernes vont déchirer le cœur de l’Europe, avec la guerre en ex- Yougoslavie où le fanatisme religieux grandit sur les ruines des idéologies communistes défuntes. Par une ironie amère de l’Histoire, le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda aura lieu au moment de la sortie du film, entre avril et juillet 1994. 

Plusieurs séquences de La Reine Margot sont ainsi fortement connotées. Les charniers de la Saint-Barthélemy rappellent d’autres charniers, ceux des camps de concentration nazis, où, plus proches, ceux de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Pour dénoncer l’horreur, Chéreau filme les blessures, les corps anonymes amassés, sans pudeur, avec une sorte de sensualité macabre. 

Le massacre de la Saint-Barthélemy est l’un des points d’orgue du film. Pour aider à la mise en place de l’action, Patrice Chéreau a fait appel à un dessinateur et story-boarder, Maxime Rebière. À l’issue de plusieurs séances de travail avec le cinéaste, celui-ci a réalisé le story-board de cinq séquences importantes du film (dont le mariage royal et la chasse au sanglier). Composés des vignettes dessinées des images clés de chaque plan, le story-board est un outil pour visualiser à l’avance la scène à tourner et prévoir le dispositif de tournage. Si le story-board de Maxime Rebière, conservé dans le fonds Patrice Chéreau de la Cinémathèque, a rempli cette fonction, il a également une valeur artistique en soi, par sa beauté graphique. 

FILMER LES CORPS 

Patrice Chéreau recrée autour de lui l’atmosphère d’une troupe de théâtre. Certains acteurs le connaissent bien pour avoir déjà travaillé avec lui : Dominique Blanc (Henriette de Nevers), Pascal Greggory (Anjou) ou Vincent Perez (La Môle). Comme en témoignent les documents de casting conservés à la Cinémathèque, les acteurs (principaux et secondaires) ont été choisis à l’issue de plusieurs rencontres et auditions. Si le rôle principal a toujours été destiné à Isabelle Adjani, la distribution a parfois varié durant la préparation du film. Jean-Hugues Anglade s’est ainsi « promené » entre plusieurs personnages, avant d’incarner un Charles IX dont il donne une vision très moderne. Le film, dans lequel s’entrecroisent des destins individuels, doit reposer sur les acteurs. Ce qui compte, c’est l’incarnation, non la fidélité absolue à l’Histoire. D’ailleurs, la plupart des acteurs sont clairement plus âgés que les personnages historiques. L’évolution psychologique de Margot, « une enfant mal aimée sous une armure de reine » est au cœur du récit. Patrice Chéreau est le chef d’orchestre du tournage, au centre du tourbillon, comme il aime au théâtre diriger les comédiens sur le plateau plutôt que depuis la salle. Selon ses propres mots, il instaure avec ses acteurs un rapport de prédation, il prend possession de leur corps. 

L’actrice Virna Lisi, si belle, accepte de s’enlaidir pour interpréter Catherine de Médicis, fantôme blafard rôdant dans les couloirs du Louvre. Vincent Pérez évoque le travail titanesque de Chéreau sur la figuration, agençant ses cadavres comme un peintre ou un sculpteur. « Les corps, les visages, c’est mon métier, c’est la matière première avec laquelle je travaille tous les jours. Il y a une chose totalement physique qui fait partie de mon métier ». Avec une caméra mobile, « rôdant autour des visages comme un fauve bienveillant », selon l’actrice Dominique Blanc, le cinéaste attend de ses acteurs qu’ils dépassent leurs limites. Dans la peau de La Môle, Vincent Pérez dit avoir souffert des nuits entières, à moitié nu, le nez dans la poussière, glissant sur les corps des figurants, recouvert de faux et de vrai sang (après s’être blessé avec son épée). 

Du mélodrame d’Alexandre Dumas, Patrice Chéreau a tiré « un grand opéra funèbre où, pour la première fois, il donne toute sa mesure au cinéma ». Avec La Reine Margot, Patrice Chéreau semble avoir réussi la fusion entre théâtre et cinéma. « Margot, c’est du cinéma parce que c’est un pur produit du récit cinématographique. Au théâtre, je ne pourrais ni raconter cette histoire, ni m’occuper de tant de personnes à la fois. Le cinéma m’a permis enfin de me rapprocher des corps, de rôder près des visages, d’assister, atterré, aux ravages de l’Histoire ». Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française. 

DEUX FRÈRES

de Jean-Jacques Annaud, 2003, France, 1h49, Couleurs

avec Guy Pearce, Jean-Claude Dreyfus, Philippine Leroy-Beaulieu


RÉSUMÉ : Deux frères naissent loin de tout, parmi les ruines d'un temple oublié, englouti au cœur de la jungle d'Angkor. Ils grandissent sous le regard affectueux et vigilant de la Tigresse, leur mère et de leur père, le grand Tigre. Hélas, en ce début des années 1920, la fièvre de l'Art Asiatique s'empare des grandes capitales occidentales. Des pilleurs de temples font irruption. Les deux frères sont capturés, séparés et vendus. L'un atterrit dans un cirque, l'autre chez un Prince. Les deux félins se retrouvent opposés, face à face, dans une arène. Au cours du combat, ils se reconnaissent et parviennent à s'enfuir... 


POINTS DE VUE : En renouant avec le film « animalier », Annaud tente de retrouver le succès et la poésie qui ont fait sa renommée avec l'Ours et s'attache cette fois-ci à retracer les aventures de deux frères tigres de nature opposées. Nés dans la jungle indochinoise, on les suit en plein apprentissage de la vie. Un jour, capturés par un pilleur de temples dans la jungle d'Angkor, ils sont alors vendus et se retrouvent soudainement séparés. L'histoire, prévisible et proche de la caricature, est un peu conventionnelle, mais la magie des péripéties mettant en scène les tigres emporte facilement l'adhésion. Les enfants seront ravis devant ce livre d'images, pur moment d'évasion où tendresse est synonyme d'émotion. Dictionnaire des films, Larousse.


L'Ours, c'était au siècle dernier, et il faut bien reconnaître que l'évolution, même au cinéma, suit son cours. Métamorphoser des bébêtes sauvages en stars de cinéma n'est plus un exploit : le numérique résout tous les problèmes... Quant à Jean-Jacques Annaud, exit le wonder boy rêvant de produits cul-turels duty free (Duras en roman-photo torride). Et si c'était tant mieux ? Car Deux Frères est moins un manuel d'éthologie assaisonné d'écologie new age qu'un film d'aventures bien ficelé. 

Deux frangins félins, donc. Bébés, donc mignons, puis adultes, donc dangereux. L'un sera promis à la cage-roulotte d'un cirque vadrouillant dans l'Indochine française des années 20 ; l'autre sera capturé par un tireur d'élite, par ailleurs trafiquant d'art. Un soupçon de satire historique, de l'anthropomorphisme détendu. L'accumulation de péripéties invraisemblables donne à l'ensemble un côté serial (les films américains à épisodes des années 30) décomplexé et sympathique. Aurélien Ferenczi.

Après L’ours, Jean-Jacques Annaud nous replonge dans l’univers des animaux sauvages, incompris des hommes. Le propos est simple, presque puéril. Mais ce n’est pas ce qui compte dans Deux frères. Les images que Jean-Jacques Annaud a ramenées du Cambodge sont simplement sublimes. On ne peut s’empêcher d’être magnétisé par les péripéties de ces deux félins aux yeux bleus qui filent dans les ruines du temple d’Angkor, leur capture, leur contact avec les hommes (notamment la relation de tendresse entre Sangha et l’enfant) et leurs retrouvailles, qui commenceront par un ahurissant combat de tigres au milieu d’une arène. 

Le travail du réalisateur et du dresseur, les conditions de tournage avec les tigres (jungle, chaleur, centaines de personnes sur le plateau) sont extrêmement méritoires. Et le spectacle est à la hauteur. Le décor colonial indochinois est minutieusement retranscrit (une magnifique et drolatique partie de chasse, sous des ombrelles, à dos d’éléphant). Et même si les personnages du film semblent parfois servir de prétexte à la mise en scène des tigres, ils n’en ressort pas moins un bon équilibre entre les scènes de jungle, purement animales, et l’intrigue humaine. 

Il reste cependant une contradiction intrinsèque au film : une partie du propos est de dénoncer la captivité des animaux sauvages alors que pour tourner ce film, on a utilisé des tigres bien dressés à leur papa, transportés dans des cages... Oublions. Thibault Lang-Wilar.

LE TEMPS D’AIMER ET LE TEMPS DE MOURIR

A Time to Love and a Time to Die

de Douglas Sirk, 1958, US, 2h13, Couleurs

avec John Gavin, Liselotte Pulver, Erich Maria Remarque


RÉSUMÉ : Pendant la Seconde Guerre mondiale, un officier allemand découvre l'horreur des combats et meurt au moment où il a rencontré l'amour. L'écrivain interprète un antinazi se sacrifiant pour la liberté. 


POINTS DE VUE : « Je n’ai jamais cru autant à l’Allemagne en guerre qu’en voyant ce film américain tourné en temps de paix » écrivit le jeune critique Jean-Luc Godard dans un article devenu célèbre publié dans les Cahiers du Cinéma au moment de la sortie française du film. 

On ne peut que lui donner raison tant le chef-d’œuvre de Sirk, loin des clichés de la reconstitution guerrière selon les studios hollywoodiens, atteint une forme de vérité et de tragique pas si éloignée de Allemagne année zéro de Roberto Rossellini qui racontait, déjà, le lent chemin d’un enfant vers la mort, à travers les ruines de l’Allemagne. 

Avant-dernier long métrage américain du cinéaste allemand, prince du mélodrame exilé aux Etats-Unis dès le début des années 40, Le Temps d’aimer et le temps de mourir est une adaptation d’un roman de Erich Maria Remarque, écrivain très prisé par Hollywood depuis le triomphe de À l’ouest rien de nouveau

Pendant la Seconde Guerre mondiale, lors de la terrible retraite de Russie, un jeune officier allemand (John Gavin, pâle substitut à Paul Newman initialement pressenti, Rock Hudson du pauvre, mais qu’importe) bénéficie d’une permission, la première depuis deux années de combats. Il arrive à Berlin dévastée par les bombardements, découvre que la maison familiale a été détruite, et tombe amoureux de son amie d’enfance (Liselotte Pulver). 

Avec un incroyable sens de l’épure Sirk parvient à montrer l’horreur de la guerre en quelques plans lors du prologue : une main gelée jaillissant de la neige, une goutte d’eau en forme de larme sur l’œil d’un cadavre en train de dégeler, un amas de terre sous lequel gisent des otages fusillés, autant d’images poétiques inoubliables dans un film aux accents intimes longtemps cachés par le cinéaste. Le Temps d’aimer et le Temps de mourir est le film le plus secrètement autobiographique de Douglas Sirk, et pas seulement parce que le cinéaste déambulera lui aussi au milieu des ruines de son pays. 

En effet Sirk était hanté par le sort tragique de son fils, né d’un premier mariage. Sa première femme était une militante nazie et avait embrigadé son fils en partie par vengeance envers Sirk dont la seconde femme était d’origine juive. Le fils endoctriné de Sirk a probablement été tué sur le front russe au printemps 1944. Sirk, malgré ses nombreuses démarches, ne parviendra pas à le sauver ni à le retrouver, vivant ou mort. L’adaptation d’un roman de Erich Maria Remarque – qui ne tarira pas d’éloges ni sur le film ni sur Sirk – devient alors pour le cinéaste un prétexte lui permettant d’évoquer le destin de son fils unique disparu sans laisser de trace. Le film est hanté par l’image manquante d’un fils dont le cinéaste rêve ce que furent les dernières semaines, allant jusqu’à mettre en scène sa mort cinématographique qui vient se substituer à sa véritable disparition, demeurée hors champs. Jamais une superproduction hollywoodienne n’aura été aussi proche d’une lettre d’amour d’un père écrite à son enfant mort. Olivier Père.

Lorsqu’il réalise ce film, Douglas Sirk est au sommet de sa carrière. Il va bientôt signer Mirage de la vie, son magnifique chant du cygne hollywoodien, avant de retourner en Allemagne. Le Temps d’aimer et le Temps de mourir est déjà pour lui une manière de retrouver son pays et de crier à mi-voix sa souffrance d’avoir vu l’Allemagne de Goethe et de Heine devenir celle de l’abomination nazie. 

Ernst Graeber, un soldat allemand, quitte le front russe le temps d’une permission et rejoint sa ville natale : il ne trouve que ruines et désolation, découvrant de l’intérieur l’absurdité de la guerre et l’idéologie criminelle et mensongère du régime hitlérien. Il n’a que le temps de vivre le début d’un amour avec Elizabeth, la fille d’un médecin résistant, et il repart au front... 

La beauté plastique de ce drame, éclairé par Russell Metty, reste incomparable, axée sur la dualité chromatique entre printemps et hiver, qui est aussi une thématique chez Sirk. L’amour et la mort, la guerre et la paix, le désespoir et la promesse de renaissance, comme lors de ce plan bouleversant : un arbre solitaire miraculeusement en fleurs dans la neige et les décombres. Cette rencontre magique entre Douglas Sirk le romantique et Erich Maria Remarque le pacifiste a donné l’un des plus beaux films du monde. Télérama.

COMMENTAIRE : Deux amants au milieu des décombres. Film de guerre et film d'amour, film social et politique tout à la fois, Le Temps d'aimer et le temps de mourir est peut-être le plus personnel des films de Sirk. S'il adapte l'œuvre forte et incandescente d'Erich Maria Remarque, le cinéaste apporte aussi une partie de son histoire personnelle, son rapport à Berlin en ruines, et surtout une projection déchirante de son fils disparu. La beauté des images s'oppose à la barbarie nazie, le bonheur s'échappe inexorablement et le désespoir sourd de chaque plan. Sirk au sommet, et un chef- d'œuvre bouleversant. 

J’ACCUSE !

d’Abel Gance, 1919, France, 1h58, Noir et Blanc

avec Romuald Joube, Séverin-Mars, Maryse Dauvray


RÉSUMÉ : Le poète Jean Diaz est amoureux d'Édith, mariée contre son gré à un paysan jaloux et brutal, François Laurin. Vient la guerre où Jean et François se réconcilient avant que ce dernier soit tué, tandis qu'Édith est victime de la barbarie teutonne. À la fin, le poète, halluciné des suites d'une explosion d'obus, lance un « Debout les morts ! » à toutes les victimes de l'hécatombe pour qu'elles empêchent une nouvelle guerre et s'écroule mort. 


POINTS DE VUE : Cette « Tragédie des Temps Modernes en trois Époques » est marquée à la fois par l'exaltation patriotique du temps de la Grande Guerre et par le fervent espoir qu'elle serait « la der des der ». Visionnaire et prophétique, surchargé de symboles visuels naïfs mais saisissants, le film frappe pourtant par la sincérité de son message pacifiste et par la puissance fantasmagorique du « réveil des morts ». Marcel Martin.


Malgré son titre J’accuse ! n’a rien à voir avec l’article de Zola et pourtant l’homonymie n’est pas fortuite, Gance choisissant la forme pamphlétaire – mais pas seulement – pour filmer la guerre et ses conséquences tragiques. 

Gance filme l’avant, le pendant et l’après de la Première Guerre mondiale, même s’il accorde à ces trois périodes une durée et une importance inégales. Elles permettent toutefois de s’attacher avant tout à trois personnages et à installer une forte tension émotionnelle et mélodramatique, loin du simple récit guerrier. 

Le film met en relief deux hommes que tout sépare issus d’un même village. L’un, Jean Diaz (Romuald Joubé), est poète et porte la joie de vivre, ainsi que l’amour pour sa vieille mère ; l’autre, François Laurin (Séverin-Mars), est une brute qui rend sa femme, Edith (Maryse Dauvray), contrainte au mariage par son père, malheureuse. Jean et Edith tombent amoureux. La guerre éclate. Jean et François, qui se haïssent à cause de leur rivalité amoureuse, découvrent avec stupeur qu’ils sont dans le même régiment. Ils apprennent à se connaître pendant la guerre, et deviendront même amis, liés à la fois par l’amour qu’ils éprouvent pour Edith et la vie dans les tranchées. Pendant ce temps loin du front Edith est violée par des soldats allemands et donnera naissance à une petite fille... 

Gance qui bénéficia de moyens considérables effectuera des prises de vues de batailles avec des vrais soldats, tandis que la guerre fait encore rage en France, conférant au film une authenticité assez hallucinante. La mise en scène, le montage et aussi le jeu des acteurs frappent par leur modernité et leur dynamisme, loin d’un cinéma français d’avant-garde figé et théâtral. Le génie et le lyrisme de Gance, Hugo du cinéma, éclatent dans les scènes intimes comme dans les grands mouvements de foule. 

Contrairement aux idées reçues en partie colportées par le cinéaste en personne, le J’accuse ! de 1918 n’est pas un film pacifiste. C’est un mélodrame qui exacerbe les valeurs patriotiques et exalte le sentiment national qui unit les Français face à l’ennemi, mais aussi un patchwork aux intentions et aux idéologies parfois contradictoires. Le film ne cache rien de l’horreur de la guerre, des conditions et de l’état d’esprit des « poilus » dans les tranchées, tandis qu’une scène fameuse montre soudain un guerrier gaulois (Vercingétorix?), symbole de la France éternelle guider les soldats lors d’un assaut victorieux contre les troupes allemandes. Quant à la marche finale des soldats morts, invoqués dans le délire de Jean Diaz, ils ne ressuscitent pas pour condamner la guerre, l’armée ou les politiciens mais pour couvrir de honte et de culpabilité les civils restés loin du front, et aux comportements peu moraux (femmes infidèles, profiteurs...) 

Cette marche des morts sera reprise dans la version de 1935 de J’accuse de manière encore plus macabre et spectaculaire avec une signification bien différente : avertir l’opinion mondiale et empêcher qu’un nouveau conflit embrase l’Europe. En pure perte. Olivier Père.

Est-ce le premier film de zombies de l'histoire du cinéma ? De fait, dans la troisième partie de J'accuse, d'Abel Gance (sortie en 1919), on voit dans une séquence mémorable, qui fit pousser des « Oh ! » et des « Ah ! » aux spectateurs de l'époque et qui impressionne aujourd'hui, les Poilus morts au combat se lever de leurs sépultures. 

Gueules cassées, pansements noircis – le film est teinté, mais en noir et blanc –, ils viennent dire aux vivants l'horreur et l'absurdité du premier conflit mondial. Ils les accusent en silence d'avoir causé leur sacrifice terrible et inutile. Il faut imaginer l'émotion qui devait étreindre les spectateurs d'alors qui venaient de perdre un proche dans la grande boucherie. 

Jeune cinéaste, Abel Gance (1889-1981) avait quitté, les poumons atteints, une usine d'Aubervilliers où l'on fabriquait des gaz toxiques – le lieu mériterait un film à lui seul. « Lorsque je découvris la mort de la plupart de mes amis, racontera-t-il plus tard à l'historien Kevin Brownlow, j'eus cette rage insensée d'utiliser ce nouveau médium, le cinéma, pour montrer au monde la stupidité de la guerre. Nous étions encore au milieu du conflit, et il était très difficile de faire un film pacifiste. Je me demandais quel sujet je pourrais choisir pour bien montrer la stupidité du conflit. Un jour, alors que je traversais le boulevard du Château, étant encore mobilisé, j'eus cette idée qu'il fallait que tous les morts reviennent – et dès lors devenus incontournables, ils nous obligeraient à finir la guerre immédiatement. » 

Le film fut tourné dans les derniers mois de la guerre, sur des champs de bataille encore fumants, voire pendant les ultimes combats, au cœur d'un bataillon américain. Intimiste dans ses premières bobines – l'histoire de deux rivaux en amour que la guerre va rapprocher –, touchant dans les scènes loin du front, le film prend peu à peu la dimension épique qu'affectionnait Gance. Mais sans la grandiloquence qui dessert par moments son célèbre Napoléon, tourné quelques années plus tard. J'accuse connut un grand succès, Gance fut comparé à Griffith, ce dernier a même interrompu un tournage pour accueillir le cinéaste français à Hollywood, voir son film et le distribuer lui-même aux Etats-Unis. 

En 1938, Gance signa une version parlante de J'accuse, reprenant sans se gêner des fragments, notamment celui des morts- vivants, dans son propre négatif muet. Après l'incendie du Pontel, en 1980, qui amputa les collections de la Cinémathèque française, le film n'existait plus sous sa forme originelle : avec l'aide de la cinémathèque d'Amsterdam, Serge Bromberg et Eric Lange, de Lobster Films, lui ont redonné son ampleur et sa jeunesse perdues. Le monument vaut le coup d'œil, et plus encore ! Aurélien Ferenczi.

COMMENTAIRE : J'accuse constituait au départ le premier volet d'une trilogie qui devait comprendre aussi Les cicatrices, puis La société des nations, dont les scénarii furent écrits en octobre 1917. 

Le financement de J’accuse, dû en partie à la contribution de Charles Pathé, le fait que le Service Cinématographique de l'Armée apporta son concours à la réalisation obligèrent Gance à composer pour édulcorer ce qu'il avait d'abord écrit, et sans doute à abandonner les deux autres projets. 

À sa sortie, en avril 1919, entre la signature de l'armistice et celle de la paix, J'accuse provoqua des remous divers et déplut aux nationalistes et aux chauvins qui parlèrent d'antimilitarisme. Gance fit alors quelques coupures et modifications qui atténuèrent la violence initiale de l’œuvre. 

En 1938, Gance tourna rapidement une version parlante de J'accuse, à laquelle il garda le titre tout en modifiant beaucoup le scénario initial. Victor Francen, Jean Max et Renée Devillers interprétèrent ce nouveau film où étaient intercalées un certain nombre des cènes choisies dans l’œuvre muette. 

LE CAPITAN

d’André Hunebelle, 1960, France/Italie, 1h55, Couleurs

avec Jean Marais, Bourvil, Elsa Martinelli


RÉSUMÉ : Pendant la jeunesse de Louis XIII, un jeune et pauvre noble, François de Capestan, arrive de province et se lie à la famille d'Angoulême, dont Gisèle qui l’a sauvé lors d’une embuscade. Ils conspirent pour chasser Concini, régent et favori de la reine mère. Après bien des aventures, il triomphe et devient l'ami du roi. 


POINT DE VUE : Le Capitan fait partie de ces films de cape et d’épée incarnés par un Jean Marais bondissant et souvent mis en scène par André Hunebelle (celui des Fantômas), films qui ont enchanté des générations au fil de leurs rediffusions. Il faut dire que ça ferraille, ça bondit, que Bourvil est souvent drôle et qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer. Certes, la diction est désuète, le jeu parfois théâtral, mais les péripéties s’enchaînent sans heurts, et on retrouve une âme d’enfant à les suivre. Mineur, distrayant, et finalement recommandable. François Bonini.


LE LIVRE DE LA JUNGLE

The Jungle Book

de Wolfgang Reitherman, studios Disney, 1967, US, 1h58, Couleurs, animation


RÉSUMÉ : La panthère Bagheera découvre dans la jungle un jeune enfant abandonné. Elle décide de le confier à une famille de loups qui l'éleve comme un louveteau. Alors que Mowgli a dix ans, le tigre Shere Kahn approche du territoire des loups. Pour éviter à l'enfant une fin inévitable, les loups l'éloignent et décident de le confier aux hommes d'un village proche. C'est Bagheera qui le conduit. Pendant leur voyage, ils feront de nombreuses rencontres, parfois redoutables. 


POINT DE VUE : Dernière production Disney supervisée par tonton Walt lui-même — qui mourut avant la fin du tournage —, Le Livre de la jungle est une ode bucolique et écolo aux plaisirs simples de la vie. C’est aussi un magnifique voyage initiatique pour le jeune Mowgli, élevé par les loups, qui ne veut pas rejoindre le monde des hommes... 

Très librement adapté du livre de Rudyard Kipling, le film est un chef-d’œuvre d’animation, une comédie musicale a la partition exemplaire : le trompettiste Louis Prima prête sa voix au roi des orangs-outans pour un morceau de jazz-rock endiablé et les Beatles ont servi de modèles pour les quatre vautours chamailleurs, même s’ils ne les ont finalement pas doublés eux-mêmes — « That’s what friends are for ». Le Livre de la jungle, encore plus pop que Woodstock ? On y sent souffler l’euphorie des Swinging Sixties. On y fait l’éloge de l’amitié et de la nature dans un esprit teinté de sagesse indienne. « Prenez la vie du bon côté/Riez, sautez, dansez, chantez... », le credo de Baloo, l’ours débonnaire, véritable hymne hippie, traverse les décennies pour gagner aujourd’hui les descendants de la génération Flower Power. Anne Dessuant, 2019.

COMMENTAIRE : Le Livre de la Jungle est une adaptation du fameux roman de Rudyard Kipling. Disney choisit (après une dispute avec le précédent scénariste) Larry Clemmons, aidé pour la musique par les frères Sherman. Après le mauvais accueil par le public de Merlin l'Enchanteur, il décide de s'investir bien plus dans la production, malgré un emploi du temps chargé, comme jamais il ne l'avait fait depuis au moins 10 ans. La première chose qu'il demande à ses artistes est de savoir s'ils avaient lu le livre. Répondant tous par la négative, il saisit là l'opportunité de s'éloigner du ton du roman. Disney cherche à faire un film plus joyeux, plus comique et divertissant. Il insiste donc pour que les artistes se focalisent sur les personnages et sur les séquences. Si Le Livre de la Jungle, est assurément une histoire présente dans l'inconscient collectif, le scénario de son adaptation est essentiellement basé sur une succession de scènes. Pour autant, Disney tient à conserver une ligne directrice : Mowgli doit ainsi rentrer au village des hommes, même s'il n'en a absolument pas envie. Dès lors, le film doit se terminer par le retour chez les siens. Mais comment justifier que Mowgli veuille retourner à la civilisation alors qu'il a toujours voulu rester dans la jungle ? Comment faire pour que Baloo le laisse finalement partir ? La solution est vite trouvée : c'est l'amour, tout simplement ! En rencontrant une jeune fille, le garçon oublie tout de suite la jungle et part vivre auprès des hommes tandis que Baloo a compris qu’il fallait préserver le bonheur de son ami humain... Wolfgang Reitherman devient ensuite le réalisateur officiel des films d'animation des studios Disney durant les deux décennies suivantes. Le Livre de la Jungle marque, également, par sa faute, le début d'une fâcheuse habitude qui entachera toutes les productions Disney des années 70 du sceau du « déjà vu ». Reitherman a en effet l'idée saugrenue de recycler des pans entiers de vielles séquences d'animation déjà utilisées dans d'autres films ! Mais Le Livre de la Jungle est malgré tout épargné des conséquences de cette technique désastreuse. 


Le film doit aussi beaucoup à Ken Anderson qui va définir l'apparence de tous les personnages. La véritable force du Livre de la Jungle repose à l'évidence et avant toute autre chose sur le charisme de ses différents personnages. Le film inaugure, par la même, une nouvelle technique de production chez Disney, jusqu'à présent, la construction des personnages se faisait en amont du choix de leur voix, ici, la personnalité de l'artiste doubleur est étudiée avant, pour lui faire coller au mieux son personnage. 

Mowgli a ainsi l'apparence des petits garçons comme les dessinent régulièrement les artistes Disney. Il ne subit pas l'aventure et n'est pas du tout un héros passif comme l'était Moustique de Merlin l’enchanteur. Même si tous les animaux cherchent soit à le protéger soit à le dévorer, il affiche, une belle force de caractère. C'est d'ailleurs son profond désir de rester dans la forêt qui amène l'action dans l'histoire. Tout cela ne l'empêche pas d'être un adolescent dans toute sa splendeur qui se cherche encore, étant tour à tour ours, panthère, loup, singe ou éléphant. Et bien évidemment, comme n'importe quel ingénu, il se laisse piéger par l'amour... 

L’ours Baloo est un personnage inoubliable dont la bonhomie épicurienne fait littéralement exploser son capital sympathie. Bagheera, la panthère, est son parfait contraire. Certes, elle aussi s'inquiète pour Mowgli et veut son bien : mais son approche est plus terre à terre ! Cela n'en fait pas moins un des personnages centraux du film. Bagheera sert de narrateur mais aussi de lien entre toutes les scènes où l’enfant rencontre différents animaux. Il surgit chaque fois que le garçonnet se retrouve en difficulté. L’orang-outang, roi des singes, ne rêve que de devenir un homme. Pour cela, il lui faut la fameuse « fleur rouge » qui n'est autre que la maitrise du feu, premier signe du pouvoir de ses cousins, les hommes. Pour arriver à ses fins, il kidnappe donc Mowgli pour le voir lui révéler le secret du feu. Le Roi Louie est, en réalité, à la foi bouffon et excentrique mais également un vrai méchant, l’indulgence du public à son égard lui venant, sans doute, de son côté jazzy et débonnaire. 

Kaa entre aussi dans le même schéma que Le Roi Louie : le spectateur ne peut pas totalement le détester ! Ce reptile hypnotique et hypocondriaque est un méchant superbe. Le spectateur ressent à son encontre un sentiment ambivalent : il le craint mais ne peut s'empêcher de l'apprécier. Il a un côté attachant qui le rend irrésistible notamment dans sa scène où il rencontre le tigre Shere Khan. C'est Walt Disney lui-même qui souhaitait que Kaa soit un méchant inédit car attachant. Shere Khan est, pour sa part, le véritable Vilain du film. Le tigre affiche ainsi un côté dandy qui cache sa férocité et le rend encore plus dangereux. Une méchanceté cachée par une prestance remarquable au charisme incroyable. 

Les autres personnages de l'opus sont, eux-aussi, fort sympathiques, même s'ils sont plus anecdotiques comme les loups, les vautours (une caricature des Beatles), ou encore les éléphants avec le Colonel Hathi et sa femme Winifred, couple hilarant... L'autre grande qualité du Livre de la Jungle repose sur sa bande son qui regorge de chansons plus réussies les unes que les autres aux rythmes entraînants et swinguants à souhait. Le 19ème long-métrage de la Compagnie de Walt est, de la sorte et assurément, le film le plus jazzy et le plus enjoué des Grands Classiques Disney ! Un pur enchantement ! 

Le papa de Mickey décède un an avant la sortie du film, le 15 décembre 1966, d'un cancer des poumons. Il s'éteint ainsi à l'âge de 65 ans, à l'hôpital Saint-Joseph, situé en face des studios chers à son cœur. Partout, les gens sont sous le choc. Sa disparition est pleurée par les Rois, les Reines, les Présidents, et bien-sûr les Enfants. Le monde perd un pionnier, un artiste, un oncle, un novateur et un grand créateur. Les critiques et le public saluent le film comme un ultime cadeau posthume de ce producteur adoré. Le Livre de la Jungle montre un Walt Disney au sommet de son art. En minimisant l'action, il a su développer les personnages comme rarement jusque là. Il a magistralement conservé le don d'adapter les classiques de la littérature en les magnifiant à sa manière. Le Livre de la Jungle est ainsi un superbe testament plein de charme, de personnages attachants, de musique intemporelle le tout rehaussé par un beau message de fraternité entre les êtres vivants venus du règne animal et du monde des hommes. 

L’ESCLAVE LIBRE

Band of Angels

de Raoul Walsh, 1957, US, 2h07, Couleurs

avec Clark Gable, Yvonne De Carlo, Sidney Poitier


RÉSUMÉ : Amantha Starr découvre, le jour de la mort de son père, qu'elle est la fille d'une esclave. Cédée comme telle au trafiquant Calloway, elle devient la propriété, et bientôt la maîtresse, d'un riche et mystérieux aventurier de La Nouvelle-Orléans, connu sous le nom d'Hamish Bond. L'orgueil de la jeune femme, le lourd passé d'Hamish les séparent. Amantha tente sa chance dans la société blanche, mais revient à son amant. Fuyant la guerre de Sécession, tous deux partent ensemble à l'aventure sur les mers. 


POINTS DE VUE : Le dernier grand film de Raoul Walsh marque à certains égards l'apogée de sa longue et féconde carrière. Conçu sur la lancée du Roi et quatre reines, il se fonde, comme lui, sur l'aura mythique d'un Clark Gable vieillissant, et plus « souverain » que jamais. C'est autour de la personnalité charismatique de Hamish Bond, de sa légende obscure, de ses souvenirs que s'ordonne le destin chaotique d'Amantha. Dans ce film d'amour et de mémoire, l'esclave et le maître ne conquièrent leur liberté qu'en assumant et transcendant leur passé, en fuyant les déchirements de l'Histoire, dans une course éperdue vers la mer, réservoir inépuisable de rêves et d'aventures. Olivier Eyquem, 1995.


Kentucky, 1850. La fille d’un propriétaire ruinée (Yvonne De Carlo) découvre que sa mère était noire. Elle manque de devenir folle, subit l’humiliation de l’esclavage avant d’être achetée par un mystérieux aventurier (Clark Gable) dont elle tombera amoureuse. L’Esclave libre compte parmi les nombreux chefs-d’œuvre de Raoul Walsh qui signe un sublime mélodrame à mille lieues de tous les Autant en emporte le vent du monde. On reprocha à Clark Gable d’être trop vieux pour le rôle, et au film de ne pas répondre aux canons esthétiques de son époque. Cela n’empêchera pas L’Esclave libre, comme d’autres films méprisés ou incompris en leur temps, d’acquérir une stature particulière aux yeux des cinéphiles, et de finalement gagner les faveurs des spectateurs au gré des rediffusions télévisuelles. 

Le film confirme l’affection qu’éprouvait Walsh pour les parias, les marginaux et les déclassés de toutes sortes, davantage que pour les figures héroïques qui sont finalement peu nombreuses dans son œuvre. Le couple d’amants impossibles formé par Yvonne De Carlo et Clark Gable est l’un des plus émouvants et sensuels du cinéma hollywoodien. L’une est marquée du sceau de l’infamie, l’autre charrie la faute d’un sombre passé. C’est le troisième film tourné coup sur coup par Gable et Walsh, duo de rêve, après Les Implacables et Le Roi et Quatre Reines. Une fois n’est pas coutume le titre français avec son admirable oxymore est plus beau que l’original. Olivier Père, 2013.

« Avec une fougue qui évoque les meilleures œuvres de King Vidor, Raoul Walsh a brossé avec L’Esclave libre, un tableau haut en couleurs de la Louisiane du XIXe dernier. Les vastes champs de coton, la végétation luxuriante constituent ici une toile de fond grandiose qui prête au film cet aspect de fresque, renforcé par l’emploi du cinémascope. » André S. Labarthe, 1958. 

L’esclave libre est très supérieur au film de Fleming (Autant en emporte le vent, 1939), le déclassement secret des deux héros les renvoie puissamment, sans qu’ils en soient conscient, l’un vers l’autre et suscite l’une des plus riches et plus subtiles love stories du cinéma américain. Jacques Lourcelles.

COMMENTAIRE : Tourné en 1957, L'Esclave libre (Band of Angels) est l'adaptation d'un roman de Robert Penn Warren (1905-1989). Il s'agissait de toute évidence pour la Warner de confier à Raoul Walsh - alors au sommet de sa carrière et de son art  - une nouvelle production ambitieuse. C'est une nouvelle œuvre de prestige que signe le réalisateur, avec une distribution de vedettes : Clark Gable vieillissant et Yvonne De Carlo qui fut longtemps une tête d'affiche de la compagnie Universal. Le film recrée en studio l’univers des États-Unis au moment de la guerre de Sécession, redonnant vie à un monde heureusement disparu dont les valeurs sont fondées sur la ségrégation et le racisme. Walsh et ses scénaristes sont restés fidèles à l’esprit du roman. 

Arrivé à son terme, le classicisme romanesque hollywoodien parvient ici à un degré de complexité inouï dans sa conception même de la figure humaine. Amantha Starr apparaît très vite comme l'objet d'un désir partagé par tous les protagonistes masculins ou presque. Son périple est celui d'une femme qui doit passer de la condition de Blanche à celle de Noire, de la liberté à la servitude. Walsh oppose ici la noblesse et la prestance des gentlemen du Sud à la veulerie et à la brutalité des soldats nordistes. L’Esclave libre n’est pas une œuvre politique : la guerre de Sécession n’est que la toile de fond d’une aventure où se mêlent l’Histoire, l’amour, l’honneur, le danger... Une chaleureuse complicité unit visiblement Clark Gable à Raoul Walsh. L’Esclave libre est, pour le cinéaste, l’occasion de composer un fascinant portrait de femme, victime des circonstances mais décidée à tout tenter pour faire triompher ses convictions. 

La photo est magnifique, tout comme les décors. Il y a le charme de la Louisiane, l’autorité détachée de Gable, l’insolence de Poitier et une magnifique actrice qui ne tournera, semble-t-il, que ce film (Carolle Drake Faulkner) et qui a pourtant une grâce rare, un maintien presque princier, une dignité dans le ton, l’attitude, une assurance. Son rôle aurait mérité un peu plus d’attention. Certes un seul film, mais quelle présence ! 

Il y a plusieurs manières d’aborder L’esclave libre : on peut saluer la mise en scène de Walsh, précise et allègre, jamais complaisante, qui joue de moyens limités pour se centrer sur l’essentiel. S’il se tire avec les honneurs de rares morceaux de bravoure comme l’incendie des plantations, c’est surtout dans les séquences de tension que le cinéaste est à son meilleur : ainsi de la confrontation finale entre Bond et Rau-Ru, remarquable de sobriété et d’efficacité. 

Mais surtout, sa réalisation laisse place à toute l’ambiguïté d’une réflexion sur le racisme et la liberté ; tous les personnage sont en effet prisonniers : Amantha de sa condition, Bond de son passé, Rau-Ru de la bonté de son maître, Michèle de ses sentiments à sens unique, le pasteur de son aveuglement idéologique ; d’où un questionnement explicite sur l’impossibilité de la liberté. Pareillement les scénaristes déploient un véritable arc-en-ciel de variations sur le racisme : qu’il soit brutal, méprisant ou condescendant, c’est bien le même sentiment de supériorité qui prévaut à l’époque, et pas seulement : Bond assure qu’il faudra une centaine d’années pour une vraie émancipation. Un tel propos en 1957 ne manque pas de sel... 

Moteur de la narration, le secret est aussi au cœur d’un motif souterrain du film. Chacun dissimule, que ce soit une pulsion ou un fait de son passé, et, en une séquence, ce secret est révélé, par le personnage ou un tiers. Mais c’est Bond qui doit vivre avec le plus lourd : son aveu, en une scène remarquable, éclaire sa lassitude et son indifférence. Magnifiquement interprété par Gable, il traverse le film comme un homme désabusé qui apprend à revivre et à s’accepter. Le charme magnétique de l’acteur fait merveille dans chaque scène, si bien que quand il disparaît le film s’enlise en peu. Mais c’est une œuvre puissante et profonde, qui ne cesse de fasciner. 

AUTANT EN EMPORTE LE VENT

Gone With the Wind

de Victor Fleming, 1939, US, 3h40, Couleurs

avec Vivien Leigh, Clark Gable, Olivia De Havilland


RÉSUMÉ : L'aristocratie géorgienne au moment où éclate la guerre de Sécession (1861). Belle, passionnée, égoïste, Scarlett O'Hara aime Ashley Wilkes, promis à la douce Melanie Hamilton. Mariée par dépit, aussitôt veuve, Scarlett flirte avec le capitaine Butler, qui reconnaît en elle un esprit libre, parent du sien. Malgré l'héroïsme des Confédérés, la guerre tourne à l'avantage du Nord. Sherman assiège Atlanta, qui est la proie des flammes. Réfugiées dans ce qui reste de Tara, la plantation familiale, Scarlett et Melanie donnent la mesure de leur énergie. Après la guerre, toujours éprise du velléitaire Ashley, Scarlett se remarie par intérêt, exploite une scierie, est veuve une seconde fois, épouse enfin Rhett Butler. Malgré la naissance d'une petite fille, le couple ne tarde pas à se déchirer. Melanie meurt, laissant Ashley désemparé. Rhett reprend sa liberté ; Scarlett, un instant prostrée, décide de se consacrer à Tara. 


POINTS DE VUE : Autant en emporte le vent part d'un mythe (le Vieux Sud), fait mine, à l'aide du personnage de Rhett Butler, de le détruire, puis s'emploie, avec celui de Scarlett O'Hara, à le reconstruire. En quoi le film se conforme à une réalité historique, celle de l'érection même du mythe sudiste : c'est la défaite militaire des Confédérés qui, transformant la Cause en cause perdue, lui donna l'aura séductrice de la nostalgie. Rhett Butler, dont l'anticonformisme contraste avec la mollesse du « chevaleresque » Ashley Wilkes, critique les caprices de Scarlett ; en dernière analyse, pourtant, le film célèbre d'abord la jeune femme, moins insupportable qu'indomptable, et son interprète Vivien Leigh, aux yeux de porcelaine et à la taille serpentine. Si l'œuvre reste admirable, elle le doit, en même temps qu'à cette interprétation inspirée, à la splendeur de son chromatisme, à sa palette de jaunes vifs, de velours verts, d'escaliers écarlates et de pommettes cramoisies qui disent le luxe provocateur du Sud, son goût du paraître et du gaspillage, mais aussi la passion qui anime l'héroïne, le sang chaud qui court sous la carnation laiteuse. Jean-Loup Bourget, 1995.


Le gros livre de Margaret Mitchell ne cachait pas ses sympathies pour le Sud. Le Rhett Butler du livre était le portrait craché de Clark Gable : aucun problème, donc. Pour Scarlett, après avoir fait tourner des bouts d'essai à toutes les grandes comédiennes de l'époque (de Katharine Hepburn à Paulette Goddard, la mieux placée), Selznick, le producteur, choisit, alors que le tournage avait commencé (on tournait l'incendie d'Atlanta), une Anglaise semi-inconnue, Vivien Leigh

Les metteurs en scène, eux, valsèrent. Victor Fleming signa finalement le film après l'abandon ou le renvoi de George Cukor et de Sam Wood. Autant en emporte le vent fut une réussite commerciale sans précédent et continue d'avoir ses fans éperdus. Leigh et Gable sont parfaits, c'est vrai : impossible d'oublier Scarlett, ruinée, se faisant une robe avec les rideaux de Tara, sa chère propriété. Ni Rhett, lassé des caprices de sa bien-aimée, qui lui lance : « Frankly, my dear, I don't give a damn ! » (traduction : « Franchement, ma chère, j'en ai rien à cirer ! »). Pierre Murat, 2012. 

COMMENTAIRE : Autant en emporte le vent, présente une version romantique du Sud et une vision très édulcorée de l’esclavage, avec notamment du personnel de maison dépeint comme satisfait de son sort et traité comme des employés ordinaires. 

Cette réinterprétation d’une période sombre de l’histoire américaine est l’œuvre de mouvements qui se sont attachés à montrer le Sud d’avant la guerre de Sécession sous un jour présentable. L’idéologie de la « Lost Cause » soutenait que les Etats du Sud s’étaient battus pour leur indépendance politique, menacée par le Nord, et non pour le maintien de l’esclavage, ce qui est une contre-vérité historique. 

Sacralisé par une pluie d’Oscars, le succès du film ne s’est jamais démenti depuis plus de soixante ans. Autant en emporte le vent reste le phénomène qu’il a été à sa sortie, en 1939, marquant, au moment même où était déclarée la guerre, l’apogée de l’âge d’or hollywoodien. 

Les bons sentiments ne faisant pas les bons films, le fichu caractère de la belle Scarlett et la grande désinvolture du peu recommandable Rhett, aussi séduisant que mufle, ont fait beaucoup pour cette apothéose. Un regard plus moderne s’inquiétera de l’absence d’esprit critique au sujet du sort fait aux esclaves. Ce en quoi le film est parfaitement fidèle à l’esprit du roman de Margaret Mitchell, pur produit sudiste et peu encline au mea culpa. Rattrapage effectué par l’académie des Oscars en couronnant de ses lauriers Hattie McDaniel, première comédienne noire à recevoir la fameuse statuette. En tout cas, Autant en emporte le vent est un spectacle dont on ne se lasse jamais... 

M.A.S.H.

de Robert Altman, 1970, US, 1h53, Couleurs

avec Donald Sutherland, Elliott Gould, Robert Duvall


RÉSUMÉ : Pierce, Forrest et McIntyre rejoignent la 4077e antenne chirurgicale militaire, en Corée. Ils se révèlent d'incorrigibles contestataires, bafouant sans cesse l'autorité militaire. Le colonel Blake comprend vite que leur venue va bouleverser la vie paisible de l'unité. Mais il n'est pas au bout de ses peines. Après un déferlement de farces plus ou moins douteuses, les trois compères ne tardent pas à se livrer à diverses tentatives de séduction sur la population féminine locale, notamment sur la nouvelle infirmière-major, dont les airs puritains cachent de folles pulsions... 


POINTS DE VUE : Cette chronique féroce de la vie d'un hôpital de campagne condamne sans appel l'absurdité et la boucherie de la guerre. Tourné en 1970, le film évoque métaphoriquement une guerre encore plus meurtrière que celle de Corée : le Viêt Nam. L'horreur, la farce, le cynisme, la bouffonnerie et l'acidité du propos vont de pair avec une authenticité quasi documentaire de certaines scènes. Altman mélange les genres comme il mêle les zooms, le téléobjectif, la saturation de l'image. Cette comédie sexuelle et satirique s'inscrit, par son humour noir, dans la lignée du To Be or Not to Be de Lubitsch. Les personnages de Lubitsch se ressourcent dans le théâtre tandis que ceux d'Altman le font dans le sexe et parfois même, en bons gentlemen, dans le golf ! Claude Aziza, 1995.


Pagaille dans une antenne chirurgicale américaine — un « Mobile Army Surgical Hospital », d’où le titre — pendant la guerre de Corée : entre les soins aux blessés, trois médecins font les quatre cents coups. Ils retransmettent en live les ébats d’un major puritain et d’une infirmière volcanique, redonnent courage à un soldat se croyant impuissant, organisent un match de football truqué... 

Le scénario avait été refusé partout. Nullement gêné par sa crudité et son anticonformisme, Robert Altman en fit un succès mondial, témoin de la contre-culture qui s’opposait alors à la guerre du Vietnam et prônait la liberté sexuelle. Vigoureusement antimilitariste, le film ne cesse de brocarder la stupidité des états-majors, sans pour autant occulter les horreurs du conflit. Aujourd’hui, alors que le cinéma américain s’est réconcilié avec son armée, il n’est pas déplaisant de retrouver ce ton politiquement incorrect. Mais c’est surtout une comédie, et les amours bruyantes de Robert Duvall et de Sally Kellerman font partie des moments d’anthologie de la satire. M.A.S.H. inspirera une série télé après avoir raflé la Palme d’or à Cannes, en 1970. Aurélien Ferenczi, 2018.

COMMENTAIRES : Une vision totalement irrespectueuse d'un conflit (la guerre de Corée) tel que le vivent des chirurgiens militaires plus préoccupés de faire des farces que de défendre une cause. Un succès inattendu qui révèle un réalisateur pratiquement inconnu, Robert Altman (il accepta un scénario de Ring Lardner Jr. refusé par 32 metteurs en scène). Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon (50 ans de cinéma américain).


Ce film fit sensation par le cynisme et la verdeur des propos, et le joyeux esprit d'anarchie que font souffler sur le camp trois gaillards. Quand il réalise M.A.S.H. en 1968, Robert Altman a déjà 43 ans et une carrière qui végète. Sans doute mû par l’idée de frapper un grand coup, Altman impose d'emblée tout ce qui fera l'originalité de son cinéma : l'iconoclasme, l'improvisation, l'overlapping et le miroir tendu à la société américaine. Ici, ce sera la dénonciation de l'atrocité de la guerre, en référence à peine voilée à celle qui bat son plein au même moment au Vietnam. Le cinéaste est sur le fil du rasoir, jouant son va-tout avec ce pari un peu fou dans le style "ça passe ou ça casse". Il faut replacer le film dans son époque car ce sacré pavé dans la mare contribua, comme d'autres films plus sérieux, à engager les États-Unis sur la voie du retrait au Vietnam. Farce grinçante sur l’attitude de certains soldats lors des conflits, le film aura fait couler beaucoup d’encre avant, pendant et après le Festival de Cannes 1970. Il fut notamment interdit de projection dans les cinémas des forces armées américaines. Malgré son côté subversif, ou peut-être grâce à lui, M.A.S.H. recevra pourtant la Palme d’or cette année-là. Mais l’histoire du festival l’a largement prouvé : le public raffole de ces palmes à scandale qui mettent un peu de piment dans des mondanités bien convenues. M.A.S.H. marquait aussi le retour en grâce des États-Unis, dont la dernière Palme remontait à 1957 (La loi du seigneur de William Wyler). 


FURYO

Senjo no Merry / Merry Christmas Mister Lawrence

de Nagisa Oshima, 1983, Japon/GB, 2h02, Couleurs

avec David Bowie, Tom Conti, Ryuichi Sakamoto, « Beat » Takeshi


RÉSUMÉ : Le capitaine Yonoi dirige un camp de prisonniers à Java, en 1942, où il fait régner une discipline de fer dans la tradition japonaise du « bushido ». Le sergent Hara, lui, est en bons termes avec le lieutenant-colonel Lawrence, qui représente les prisonniers. Yonoi est fasciné par un officier anglais, Jack Celliers, qui le défie insolemment à tout propos et, suprême provocation, l’embrasse devant tout le camp réuni. Yonoi est limogé. Condamné à mort, Celliers est enterré jusqu’au cou sous le soleil brûlant…


COMMENTAIRE : Sept ans après L’Homme qui venait d’ailleurs où il interprétait un extra-terrestre, Bowie se révèle un formidable acteur dans Furyo (il y exprime aussi ses talents de mime). Le film, présenté à Cannes, repartira bredouille mais deviendra un immense succès. Oshima évoque le choc des cultures par la première scène, la punition infligée au Coréen sodomite. Le cinéaste place la bravoure militaire sur le défi amoureux (fascination de Yonoi par la beauté de Celliers). Mais Celliers, semant le trouble dans le camp par ses actions provocatrices, ne se sacrifie pas pour son pays, mais pour expier ses fautes (son frère), et, de toute évidence le mener vers l’inévitable conclusion. Oshima n’a jamais été aussi près de l’émotion que dans la confession entre Lawrence et Celliers, dans leurs cellules respectives. La bande originale du film (Ryuichi Sakamoto) contribua beaucoup au culte de Furyo (qui signifie « prisonnier de guerre » en japonais), par les admirateurs d’Oshima et ceux de Bowie et Sakamoto


POINT DE VUE : L’antagonisme de Celliers et de Yonoi est celui de deux civilisations insulaires, l’anglaise et la japonaise, également attachées à l’honneur et à la fierté… Mais c’est aussi l’histoire d’une attirance homosexuelle inavouée, dont la révélation publique va briser le capitaine Yonoi, parce que son système de valeurs n’admet aucun faiblesse. L’interprétation de David Bowie et Ryuichi Sakamoto, tous deux musiciens et chanteurs de rock, donne une résonance particulière à ce face-à-face. Gérard Lenne, 1995.


DÉSERTEURS ET NOMADES

Zbhove a putnici

de Juraj Jakubisko, 1969, Tchécoslovaquie, 1h41, Noir et Blanc

avec Gejza Ferenc, Stefan Ladižinský, Helena Grodová


RÉSUMÉ : Durant la Première Guerre mondiale, ne pouvant plus supporter les horreurs de la tuerie, le soldat Kálmán déserte. De retour dans son village, où il est rejoint par un autre déserteur, Martin, il trouve la population en proie à toutes sortes de violences. Tandis qu'une fille le dénonce aux gendarmes, les villageois se lancent dans une révolte sauvage contre les autorités et les gendarmes. Kálmán est tué dans le massacre général. 

COMMENTAIRE : L'histoire apocalyptique des trois guerres, réalisée en trois parties. La fin de la première guerre mondiale, de la deuxième, puis l'explosion de la bombe atomique. Des gens ont survécu à la catastrophe, mais la mort triomphe toujours. Les films ne circulaient pas à l’époque communiste, sauf pour la police politique. Le cinéaste a eu des ennuis quand il a tourné Déserteurs et Nomades. La seconde partie met en scène une patrouille soviétique qui se cache dans les montagnes, sous les ordres d’un officier alcoolique. Finalement débusquée, elle est massacrée par la Wehrmacht. Cet épisode a été considéré comme antisocialiste, parce qu’il représentait un officier toujours saoul et une armée russe inefficace. Quant à la violence, elle provient des images de l’invasion soviétique de Prague en 1968, mais aussi des mouvements de caméra et la focale très courte utilisée (9,5 mm). La première du film eut lieu à Prague en présence de tous les dignitaires. Une personne s’est évanouie et le film a été interdit, mais tous les hommes politiques l’ont vu, c’était le but du réalisateur. Après cet événement, on lui a interdit de tourner pendant dix ans. Cette balade visionnaire de trois guerres mondiales souligne la cruauté du thème par l’intensité des images (Jakubisko est son propre directeur de la photographie). L’espace imaginaire des visions des guerres passées et à venir se superposent pour être finalement envahi par un cavalier de l’Apocalypse (le char des « alliés militaires » du 21 août 1968)… 

POINT DE VUE : L'auteur a tourné dans son village natal avec des acteurs non professionnels. Représentant le plus typique du cinéma slovaque, son expression visuelle peut être qualifiée de « surréaliste » et elle le différencie nettement du traditionnel réalisme tchèque. Il a conçu son film comme une ballade populaire convulsive et sanglante brillamment illustrée en images insolites et en situations saisissantes, et comme une protestation contre les violences suscitées par les passions humaines. Marcel Martin, 1995.

LA BELLE ET LE CLOCHARD

Lady and the Tramp

de Hamilton Luske, Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, 1955, US, animation 1h15, Couleurs


RÉSUMÉ : Belle est une superbe et adorable cocker, qui vit dans une bonne maison et qui a eu une éducation stricte. Gâtée et chouchoutée, elle fait presque tout ce dont elle a envie. Les temps changent pour Belle lorsque ses maîtres ont un bébé. La chienne n'est plus au centre de l'attention. Quand la tante Sarah, accompagnée de ses deux terribles siamois, vient s'occuper du rejeton pendant que les parents partent en voyage, c'en est trop pour Belle. Accusée des méfaits commis par les deux chats, elle s'enfuit et rencontre un corniaud roublard, mauvais garçon au grand coeur. Et c'est le coup de foudre. Les voilà partis à l'aventure... 


POINT DE VUE : Difficile, avouons-le, de manger un plat de spaghettis bolognaise en amoureux sans penser à ce classique de Disney. Dès le plus jeune âge, La Belle et le Clochard nous a enseigné comment avoir du chien lors d’un dîner romantique : préférer les petits restos italiens qui ne paient pas de mine et offrir sa dernière boulette de viande à l’être aimé. Les plus fleur bleue pourront même se munir d’une mandoline et chanter Bella notte

Si les aventures de Lady et de son craquant SDF ne prennent pas une ride, c’est qu’elles reposent sur le schéma sentimental des grandes comédies hollywoodiennes : la jolie jeune fille de bonne famille, l’aventurier affranchi qui se propose de la délurer, une bonne dose de complications (la fourrière, une muselière, des chats, un rat, un incendie), des personnages secondaires qui connaissent la vie et un happy end où le forban d’amour se fait passer le collier au cou. 

En résumé, une Olivia De Havilland à poils roux apprivoisant un Clark Gable corniaud ! Premier film d’animation en CinémaScope, cet indémodable est à revoir en famille, avec chiens et chats, après avoir dîné sur une nappe à carreaux rouges et blancs... Guillemette Odicino, 2020.

LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ

The Bridge on the River Kwai

de David Lean, 1957, GB, 2h41, Couleurs

avec William Holden, Jack Hawkins, Alec Guinness


RÉSUMÉ : En 1943, le colonel Saïto dirige un camp de prisonniers dans la jungle birmane. Il reçoit l'ordre de construire un pont sur la rivière Kwaï et d'y faire travailler les détenus, y compris les officiers, au mépris des conventions internationales. Le colonel anglais Nicholson, capturé à Singapour avec ses troupes, refuse énergiquement de participer au chantier. Saïto pense pouvoir le faire plier en le soumettant à toutes sortes de vexations et de sévices, mais Nicholson tient bon. Son geôlier finit par céder. Nicholson accepte alors, de son plein gré, de prendre la tête des opérations pour montrer aux Japonais de quoi sont capables les soldats de Sa Majesté. Pendant ce temps, un commando américain progresse prudemment vers le site, dans le but de faire sauter l'ouvrage... 


POINTS DE VUE : Ce film est, à plus d’un titre, un événement dans le cinéma des années 50. D’abord une date dans l’histoire du film de guerre qui commençait à s’essouffler. Avec le Pont de la rivière Kwaï, le point de vue évolue et se nuance. Il n’y a plus, d’un côté les puissances occidentales, nanties à la fois du bon droit et des bonnes méthodes, face à un ennemi à peine silhouetté, mais deux civilisations qui s’opposent, avec leurs coutumes, leurs croyances et les perversions de ces croyances. Pour Saïto, mû par le code d’honneur du bushido, les Anglais sont méprisables parce qu’ils n’éprouvent pas de honte à être battus. S’il est vaincu, il se suicidera. Convaincu que l’Empire britannique a pour mission de faire régner l’ordre et la loi, Nicholson n’a de cesse d’endurer et de persévérer pour imposer sa supériorité morale sur celle des barbares. Pour Shears, l’Américain, la guerre n’est qu’une affaire de survie, dépourvue de toute dimension héroïque, où le plus fort et le plus malin l’emportent. 

Confié à David Lean, connu jusque-là pour ses films intimistes, le Pont de la Rivière Kwaï est le premier film-spectacle d’une série (Lawrence d’Arabie, Docteur Jivago) qui va redorer le blason d’un cinéma fortement concurrencé par la télévision. Les films de Lean, sur ce point, apporteront la preuve qu’il est possible de réaliser, grâce aux nouveaux moyens techniques, des films spectaculaires, intelligents et beaux. Toutes les composantes de cette première réalisation ont été, en effet, également soignées. La construction du scénario, d’après le roman de Pierre Boulle, est particulièrement habile ; le grand écran et la lourdeur des moyens mis en œuvre ne nuisent jamais au rythme du film, à la beauté des cadres, ni à la célérité de la mise en scène. Quant aux acteurs, ils incarneront leurs personnages à un point tel que ces rôles leur colleront pour longtemps à la peau. Michel Sineux, 1995.


1943. Le colonel anglais Nicholson et ses hommes sont faits prisonniers par l'armée japonaise, dans la jungle birmane. Ils doivent obéir au sanguinaire colonel nippon Saito, et construire un pont sur la rivière Kwaï pour assurer la liaison entre Bangkok et Rangoon... 

Cette superproduction guerrière, loin de se complaire dans les clichés d'usage, - radiographie scrupuleusement la folie destructrice qui ronge le cœur des hommes. Si le début du film peut laisser craindre une opposition bêtement manichéenne entre le flegme britannique et la sauvagerie japonaise, la suite dément ce pronostic. Il n'y a pas de grande différence entre la psychologie du gradé japonais et celle du colonel Nicholson (génial Alec Guinness)... On trouve dans les deux cas le même délire mégalomane, le même instinct de mort. La mise en scène de David Lean, sans atteindre les sommets de Lawrence d'Arabie, exploite merveilleusement les possibilités du format Scope, autant dans les scènes de gesticulations militaires que dans les séquences où ses élégants travellings rendent grâce aux beautés de la jungle birmane... 

Immense succès dès sa sortie, le film n'a pris que peu de rides. Ni chef-d’œuvre ni monument d'académisme, il témoigne de la personnalité de David Lean, cinéaste à la fois efficace et contemplatif. Olivier de Bruyn, 2016.

C’est à partir de ce film de guerre à grand spectacle, adaptation d’un roman de Pierre Boulle par les scénaristes américains « blacklistés » Carl Foreman et Michael Wilson, que David Lean se tourne vers le monumentalisme cinématographique. Ses films deviennent des superproductions ambitieuses entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis mettant en scène des sujets historiques avec une pléiade de vedettes internationales. Chez le cinéaste le perfectionnisme et la maîtrise totale du moindre détail vont de pair avec un comportement tyrannique et une froideur hautaine sur les plateaux. C’est l’heure de la consécration pour David Lean, mais aussi de l’enfermement dans des projets de plus en plus lourds et coûteux, et du risque de l’illustration. Un risque dans lequel Lean, cinéaste obsessionnel, ne sombrera jamais complètement. Malgré l’inflation des budgets qui lui sont alloués il conserve le goût du risque et n’a pas peur des sujets à controverse, en rapport direct avec l’histoire du XXe siècle. Lean, loin d’être un cinéaste révolutionnaire, pose pourtant un regard sans complaisance sur la tradition militaire et l’empire colonial anglais dans ses deux films les plus célèbres, Le Pont de la rivière Kwaï et Lawrence d’Arabie, produits par Sam Spiegel. Immense succès populaire, Le Pont de la rivière Kwaï mérite une réévaluation critique. Certains cinéphiles ont sans doute été aveuglés par la machinerie grandiose du film de Lean pour dénoncer un peu vite son soi-disant académisme. Un terme qui définit mal la mise en scène de Lean, d’une beauté toujours surprenante et qui tend parfois vers l’abstraction, qui sublime les éléments naturels – ici la jungle birmane – mais se concentre sur des enjeux humains d’une grande puissance. L’œuvre de Lean, et ce film en particulier, est un monument qu’on croit connaître et qu’il faut visiter à nouveau, avec un regard neuf. 

Au travers d’une histoire de résistance dans un camps de prisonniers et l’organisation d’une opération commando par les Alliés, Le Pont de la rivière Kwaï propose une réflexion intelligente sur l’héroïsme et la lâcheté en temps de guerre, opposant le cynisme et l’individualisme américain (le personnage de Shears incarné par William Holden) au respect britannique pour l’ordre, la discipline et la tradition – comportement à la limite de la pathologie du colonel Nicholson interprété par Alec Guinness – qui débouche sur une situation tragique et absurde, mais révélatrice de la folie guerrière. Olivier Père, 2016.

L’ÎLE MYSTÉRIEUSE

Mysterious Island

de Cy Endfield, 1961, GB, 1h41, Couleurs

avec Joan Greenwood, Michael Craig, Herbert Lom


RÉSUMÉ : Durant la guerre civile américaine, des soldats de l'union s'enfuient à bord d'un ballon d'un fort où ils étaient prisonniers ; par un concours de circonstance, un soldat sudiste se retrouve avec eux dans la nacelle. Ne sachant comment piloter l'engin, ils partent à la dérive, portés par les vents violents d'une gigantesque tempête. Ils finissent par s'échouer sur une île qui semble déserte. Bientôt, deux autres naufragés les rejoignent et, alors que la vie commence à s'organiser, ils font connaissance avec les créatures qui peuplent l'île : un crabe, des guêpes, des oiseaux..., mais tous d'une taille démesurée ! 

Comme si celà ne suffisait pas, ils sont attaqués par des pirates ; mais l'embarcation de ceux-ci est coulée grâce à l'intervention inespérée du capitaine Nemo. Ce dernier n'a pas été tué comme on le croyait lors du naufrage de son fantastique sous-marin, le Nautilus (voir Vingt mille lieues sous les mers) : en fait, il mène secrètement des expériences scentifiques hors du commun, dont les monstres gigantesques qui peuplent l'île sont le fruit. Un large volcan entre alors brusquement en éruption et menace de réduire l'île à néant. Le capitaine Nemo sacrifiera son vaisseau et sa vie pour sauver les malchanceux aventuriers, qui quittent hâtivement leur havre mystérieux que la lave détruit complètement. 

POINTS DE VUE : 1865. Trois militaires nordistes et un journaliste s'échappent en ballon d'une prison confédérée, embarquant au passage un de leurs geôliers. Ils dérivent pendant plusieurs jours avant d'échouer sur une île inconnue et apparemment déserte. Ils apprennent à survivre, malgré des dangers insoupçonnés : certains animaux sont devenus géants ! Deux naufragées rejoignent nos Robinsons... 

Si le roman de Jules Verne est un peu malmené, c'est pour la bonne cause : rendre encore plus fantastiques des aventures déjà bien extraordinaires ! L'Ile mystérieuse possède deux atouts majeurs : les effets spéciaux de Ray Harryhausen, qui anime abeilles et crabes géants avec son habituelle verve poétique. Et une magnifique partition de Bernard Herrmann, résolument évocatrice : elle souligne les moments dramatiques, commente ironiquement certaines séquences et exalte l'invention plastique de Cyril Endfield et de son décorateur... Tous ceux qui ont participé à ce film semblent avoir mis à l'unisson leurs rêves de gosses : bateaux de pirates, cités englouties, volcans en éruption, on en a plein les yeux ! Aurélien Ferenczi, 2013.

Cy Endfield est peu connu sous nos contrées ; nombre de ses films sont introuvables et on ne retient plus guère, hormis cette Île mystérieuse, que son Zoulou, si bien qu’il est difficile de juger d’une éventuelle cohérence ou d’établir une vision d’ensemble. Le personnage semble pourtant passionnant : scénariste, réalisateur, mais encore magicien et inventeur, il a été victime du maccarthysme et contraint à l’exil. C’est donc en Grande-Bretagne (et en Espagne) qu’il a filmé cette adaptation ébouriffante de Jules Verne, intégrant au mieux les effets spéciaux de Harryhausen et prétexte à des aventures délirantes. 

Le métrage commence pourtant presque sagement, avec une évasion pendant la guerre de Sécession, évasion rocambolesque en ballon. De ce début nerveux Endfield tire le meilleur en accumulant les péripéties avec une belle efficacité. Mais dans ce qui est encore à peu près réaliste les trucages apparaissent déjà, dans leur naïveté charmante, et vont peu à peu contaminer le film entier (stop-motion, matt painting) en lui donnant un aspect féerique qui sied bien à ce livre d’images coloré. Voici donc les évadés sur une île déserte, motif dont on sait la richesse, de Robinson Crusoé à Lost en passant par Michel Tournier, mais dont le scénario donne une version sage et propre : n’étaient les monstres (un crabe, un oiseau, des abeilles et une pieuvre géants), le lieu serait idyllique, puisque, dans une conception presque rousseauiste, la nature semble pourvoir à tout. Ainsi les personnages trouveront-ils viande, légumes et eau sans grande difficulté ; le hasard d’un naufrage leur procurera même une double présence féminine. Et si les outils leur font défaut, une caisse de matériel dont on apprendra vite d’où elle vient aura la bonne idée de venir s’échouer sur la plage. Vision enfantine, naïve, sans aucun doute. Mais quel plaisir de feuilleter cet album constamment animé et inventif ! 

Avec l’apparition de Némo, auquel Herbert Lom apporte son autorité, le rythme s’essouffle un peu, le bavardage tend à l’emporter dans des discussions oiseuses qui, heureusement, ne durent pas, le volcan mettant un terme à l’aventure. C’est la partie la plus faible du film, malgré de belles séquences de destruction, peut-être parce que la magie est rompue : les explications de Némo, outre qu’elles alourdissent le métrage, rompent ce qu’il pouvait avoir de mystérieux et le réduisent à un discours humaniste compassé qu’une voix off caverneuse caricature. 

On pourra regretter des acteurs transparents ou une mise en scène parfois trop sage, reste que les inventions visuelles font le prix de ce film gentiment désuet : les ruines sous-marines, les grottes à l’éclairage outré et les animaux fantastiques ont le charme des contes anciens et indémodables. François Bonini, 2021.

L’AS DES AS

de Gérard Oury, 1982, France/R.F.A., 1h40, Couleurs

avec Jean-Paul Belmondo, Marie-France Pisier, Rachid Ferrache


RÉSUMÉ : Dans l’Allemagne en proie au nazisme, une jolie journaliste et Jo Cavalier, entraîneur de l ‘équipe de France de boxe aux J.O. de Berlin, tentent d’arracher à la Gestapo une famille de Juifs, avec l’aide d’un général allemand opposant au régime.


POINT DE VUE : Jo, ex-champion d'aviation, entraîne l'équipe française de boxe aux JO de Berlin. Dans le train, un petit garçon lui demande un autographe. À la gare, l'enfant ne trouve pas ses grands-parents. Jo l'accompagne à leur librairie. Les nazis y sont déjà... 


Triomphe populaire qui se comprend : intrigue généreuse, mise en scène rythmée (ça se gâte sur la fin) et un Belmondo très à l'aise... On est assez loin, tout de même, des réussites comiques de Gérard Oury, comme Le Corniaud et La Grande Vadrouille. Et l'ombre de Lubitsch (To be or not to be) est écrasante. Mais la première heure a du charme. Et Marie-France Pisier est parfaite dans son rôle. Télérama, 2011.

L’APPEL DE LA FORÊT

Call of the wild

de Ken Annakin, 1972, GB/France/Allemagne, 1h44, Couleurs

avec Charlton Heston, Michèle Mercier, Raimund Harmstorf


RÉSUMÉ : En 1896, Buck, un chien de garde qui coulait des jours paisibles en Californie auprès de ses maîtres, est enlevé, dressé comme chien de traîneau et revendu à plusieurs propriétaires indignes en Alaska. Thornton et Pete, deux vétérans du Nord-Ouest canadien, finissent par l'acheter. Les deux hommes espèrent faire fortune dans le territoire du Yukon, où abondent les gisements aurifères. Ayant fait la preuve de sa force et de son courage, Buck prend la tête de l'attelage de ses maîtres et les conduit à Dawson. Mais les relations entre les différents chiens de l'attelage s'enveniment. Au cours d'une bagarre, Buck retrouve ses instincts de loup. Pendant ce temps, au saloon, Thornton fait la connaissance de Calliope, la ravissante propriétaire de l'endroit, qui rêve de faire construire un hôtel... 


POINT DE VUE : Croisement entre un saint-bernard et un berger écossais, Buck vit dans une famille californienne. Il est enlevé et vendu à des chercheurs d'or du Klondike. L'un d'entre eux se prend d'affection pour lui. 

Cette adaptation cosmopolite du classique animalier de Jack London est mise en scène avec un professionnalisme passe-partout. Elle est plutôt plus respectueuse du roman que la version de Wellman (réalisée en 1935, avec Clark Gable). Mais, malgré de beaux paysages, de grands sentiments et une interprétation solide de Charlton Heston, le film ne retrouve jamais la sauvagerie du récit originel. Ce livre d'images un peu fades finit par distiller un ennui poli. Télérama, 2011.

L’APPEL DE LA FORÊT

The Call of the Wild

de Chris Sanders, 2020, US, 1h40, Couleurs

avec Harrison Ford, Omar Sy, Dan Stevens


RÉSUMÉ : La paisible vie domestique de Buck, un chien au grand cœur, bascule lorsqu’il est brusquement arraché à sa maison en Californie et se retrouve enrôlé comme chien de traîneau dans les étendues sauvages du Yukon canadien pendant la ruée vers l’or des années 1890. Buck va devoir s’adapter et lutter pour survivre, jusqu’à finalement trouver sa véritable place dans le monde en devenant son propre maître... 


POINTS DE VUE : Cinquième adaptation du classique de Jack London, le nouveau Disney est un spectacle plutôt soigné qui suit les aventures du chien Buck, dont la trajectoire est évidemment symbolique : l’arrachement à son environnement d’origine et le voyage vers des terres beaucoup plus inhospitalières configurent à la fois un itinéraire initiatique et un récit d’émancipation. L’âpreté du texte de Jack London est toutefois gommée pour faire de cette histoire un spectacle somme toute comestible, où l’animal star, amas d’images numériques (et cela se voit), est d’abord accompagné par le bienveillant Perrault, qu’interprète Omar Sy, tout en rires chaleureux, en paroles bienveillantes, en cris d’encouragement et en slogans neuneus. Dans la première partie du film, défilent des paysages splendides, que traverse à toute allure la meute d’animaux. Mais l’ensemble est quelque peu gâché par une musique aussi tonitruante qu’incessante. Les épreuves ne tardent pas à se succéder : un sauvetage aquatique impressionnant sous une épaisse couche de glace, qui atteste de la bravoure du chien, puis l’affrontement violent avec le rival Spitz, tandis que dans le décor s’allument des aurores boréales, avant une gigantesque avalanche qui déchaîne les effets spéciaux. Le courrier acheminé par le traîneau de chiens intrépides arrivera finalement à destination. 

L’épisode du maître maltraitant rapidement expédié, la dernière partie se concentre sur la relation entre Buck et le bienveillant John Thorton, vieil homme désabusé et esseulé, en proie à la boisson (mais le canidé veille, qui renverse le verre et enterre la bouteille). C’est assurément la partie la plus tranquille du film, elle nous repose d’une première heure plutôt assommante. L’aventurier et son chien apprennent à se connaître, s’éclatent dans des rapides, puis investissent une cabane de chercheur d’or, bien loin du texte de London, où Buck perdait son protecteur, et de la consistance darwinienne du livre, en fait. Du classique initial ne restent que des belles images d’Épinal, jusqu’au dénouement mélodramatique. Jérémy Gallet, 2020.

Le fameux roman d’aventures de Jack London a droit à une grosse mise à jour avec cette adaptation qui met en vedette une version numérisée du chien Buck, arraché à sa Californie pour un voyage forcé vers le Nord, à l’époque de la ruée vers l’or. On s’attache vite à cet énorme toutou, saint-bernard mâtiné de colley écossais, et mélange entre le dessin animé et Beethoven, le héros canin. En postier des neiges aux commandes d’un traîneau, Omar Sy fait vrombir la comédie. Difficile, ensuite, de ne pas trouver pesant Harrison Ford, dans le rôle d’un homme hanté par la mort de son fils. Mais les enfants n’auront d’yeux que pour Buck. Et ils auront raison. Frédéric Strauss, 2020.


LE CAPITAINE FRACASSE

de Alberto Cavalcanti et Henry Wulschieger, 1929, France, 1h32, Noir et Blanc

avec Charles Boyer, Lien Dreyers, Daniel Mendaille


RÉSUMÉ : Un baron ruiné, Philippe de Sigognac, rencontre un jour une troupe de comédiens ambulants que dirige Hérode. Attiré par celle qui tient le rôle de l'ingénue: Isabelle, et par le dynamisme et l'enthousiasme de ses compagnons, il prend la place du poète défunt de la troupe. Et lors des représentations, Philippe devient le capitaine Fracasse. De son côté, Isabelle aime Philippe, mais ne veut envisager aucune union, la noblesse lui faisant défaut, elle refuse de nuire à la carrière du baron. Et un jour, le duc de Vallombreuse, séduit par Isabelle, se voit provoqué en duel par Philippe pour avoir touché à la jeune fille. Vaincu, il lance ses hommes contre Fracasse, puis enlève Isabelle. Les comédiens se jettent alors à l'assaut du château où elle est retenue prisonnière. Cette fois Vallombreuse est grièvement blessé, et le propre père du duc, accouru sur les lieux, découvre en Isabelle la fille qu'il avait eu jadis avec une actrice. Plus rien ne s'oppose désormais à l'union de Fracasse et d'Isabelle, sous le regard attendri des comédiens Hérode et Scapin.


POINT DE VUE : Retrouvé récemment alors qu’il était réputé perdu, ce film d’Alberto Cavalcanti est l’une des adaptations muettes du roman parodique de Théophile Gautier. Cavalcanti est alors un cinéaste débutant qui fréquente les milieux avant-gardistes, et si son Capitaine Fracasse est relativement classique, il reste quelque chose des expérimentations passées. Mais ce qui frappe d’abord, c’est que l’histoire est racontée au premier degré : cavalcades, amours passionnées, duels, grands sentiments, rebondissements, tout y est. Charles Boyer, avant son exil aux USA, y incarne sobrement le méchant vraiment méchant, Pierre Blanchar est un héros pur et courageux, et les seconds rôles mettent en valeur les personnages principaux (mention spéciale à la caricaturale et savoureuse Marguerite Moreno). Bref le spectacle est assuré et joyeusement enlevé. 

Mais à y regarder de plus près, on peut considérer que Cavalcanti a voulu adapter non seulement la lettre (roman de cape et d’épée farci de clichés) mais aussi l’esprit du roman : là où Théophile Gautier faisait tenir son récit par une recherche stylistique constante, le transformant en tour de force, le cinéaste s’amuse à parsemer le sien de trouvailles réjouissantes. On verra par exemple des plans très brefs à la limite de l’abstraction dans les combats. Plus fréquemment, Cavalcanti choisit de travailler la profondeur de champ en multipliant les détails qui enrichissent l’action de commentaires parallèles. De même, les cadrages très étudiés mettent en valeur le goût du paysage (les comédiens en ombre sur une colline, par exemple) comme la fascination pour les visages, voire les trognes (cf. à ce titre les plans de spectateurs parfois très brefs) du réalisateur, qui utilise tous les moyens du cinéma (montage, décors souvent traversés de lignes verticales ou horizontales, jeux de lumière) pour dynamiter cette histoire simpliste. On voit ici à quel point le muet finissant était parvenu à une réflexion en acte passionnante, loin de l’image convenue d’un art figé. 

Le corollaire de cette recherche est le décalage entre un récit foisonnant mais largement prévisible et certains aspects de la mise en scène qui le minent ou au moins en distraient. L’unité du film en souffre, même si une lecture naïve est toujours possible, soutenue par un rythme parfois trépidant. Cavalcanti maîtrise d’ailleurs l’alternance de temps forts et de temps faibles, installant même des moments de mélancolie subtile. 

On se réjouit de voir un film considéré comme perdu et retrouvé par miracle, surtout dans une copie teintée et plutôt bien conservée. Mais l’intérêt n’est pas simplement archéologique : Le Capitaine Fracasse est constamment passionnant, inventif et enrichit notre connaissance d’un cinéaste dont l’œuvre reste en grande partie méconnue. François Bonini, 2015.

L’HOMME DE RIO

That Man from Rio

de Philippe de Broca, 1963, France, 2h, Couleurs

avec Jean-Paul Belmondo, Françoise Dorléac, Jean Servais


RÉSUMÉ : Adrien a trois jours de permission pour revoir à Paris Ageès, sa fiancée. Mais celle-ci est enlevée sous ses yeux, tandis que le collaborateur de son défunt père ethnologue disparaît. Adrien ira jusqu’au Brésil où il trouvera sa fiancée mêlée à une obscure histoire de statuettes indiennes derrière laquelle se profile l’ombre du collaborateur disparu : Catalan.


POINTS DE VUE : Ce film aux allures décontractées et désinvoltes, qui l’apparentent à la Nouvelle Vague, est surtout un hommage au Hitchcock de la Mort aux trousses, dont il retrouve le rythme frénétique, le goût pour les situations insolites et l’hyperréalisme spatial. Une réussite menée par un Belmondo en grande forme. Stéphan Krezinski, 1995.


L'Homme de Rio est le meilleur film d'aventures-divertissement-populaire-comédie-d'action jamais produit par le cinéma français. Un bijou, une merveille. On exagère ? Certes non. Le film ne serait pas ce qu'il est sans la fougue juvénile de Belmondo, héros idéal de cette BD qui voyage de Paris à Rio pour s'achever dans la forêt amazonienne. Mais Bébel ne serait pas non plus ce héros à la fois familier et athlétique si Françoise Dorléac — kidnappée par d'odieux trafiquants — ne lui imposait pas ce copieux programme de prouesses. Laquelle Françoise Dorléac est résolument irrésistible. 

Mais, rendons à César ce qui lui appartient, ces deux personnages ne seraient pas si séduisants, et si élégamment placés dans des situations rebondissantes, si les quatre auteurs du scénario ne s'étaient pris le chou pour accoucher d'une histoire jubilatoirement abracadabrante et tintinophile. Histoire qui profite de la verve exceptionnelle de Philippe de Broca qui, ici, égale quelques-uns des maîtres hollywoodiens... Comme parfois dans ces cas-là, rarissimes, le film est encore supérieur à la somme de ces savoir-faire. Aurélien Ferenczi, 2015. 

L’Homme de Rio est l’équivalent cinématographique des aventures de Tintin signées Hergé : ligne claire de la mise en scène et de la photographie, qui magnifient les décors naturels et urbains du Brésil, entre favélas colorées, jungle luxuriante et architecture moderne et monumentale de Brasilia ; péripéties, poursuites et action non stop, qui trimbalent notre héros de Paris à Rio à la recherche de sa fiancée enlevée par de mystérieux individus ; McGuffin (un vol d’objets archéologiques précieux) prétexte à une intrigue de serial avec des cascades et des méchants dignes des meilleurs James Bond (Adolfo Celi reprendra du service un an plus tard dans Opération Tonnerre) ; personnage féminin aussi horripilant qu’irrésistible (la belle Françoise Dorléac) qui renvoie autant à une misogynie très Nouvelle Vague (de Broca fut longtemps considéré comme le pendant commercial des films de Godard, Chabrol et Truffaut) qu’aux ingénues excentriques de la « screwball comedy » hollywoodienne. Ce va-et-vient entre dandysme germanopratin et hommage au cinéma américain, série B et bande dessinée, virtuosité et vocation populaire ne va pas vraiment connaître de postérité en France ailleurs que dans les autres films de de Broca, presque aussi réussis que L’Homme de Rio, comme Les Tribulations d’un Chinois en Chine ou Le Magnifique. En revanche, un jeune cinéaste nommé Spielberg se souviendra de L’Homme de Rio en réalisant presque vingt ans plus tard Les Aventuriers de l’Arche perdue, qui lui emprunte certains épisodes, eux-mêmes inspirés par les serials américains des années 40. Aller-retour transatlantique Hollywood-Paris-Hollywood, comme celui de Tuttle-Melville-Tarantino à propos du film noir. Sauf que L’Homme de Rio est beaucoup plus gracieux, virevoltant et amusant que le premier épisode des aventures d’Indiana Jones, et que chaque nouvelle vision, surtout dans une restauration numérique, est source de plaisir et d’enchantement. Olivier Père, 2017.

Philippe de Broca réalisa ici son film le plus célèbre. Avec trois scénaristes et pas des moindres - Jean-Paul Rappeneau, futur cinéaste, Ariane Mnouchkine qui démarrait à l’époque l’aventure du Théâtre du Soleil, et Daniel Boulanger, par ailleurs dialoguiste et acteur occasionnel -, il nous emmène dans une aventure picaresque que n’aurait pas reniée Hergé

Jean-Paul Belmondo déploie son personnage bondissant, beau parleur et charmeur, le Bébel qui deviendra par la suite comme une marque de fabrique, dont il abusera parfois, notamment sous la direction de Philippe de Broca.
Cette aventure rocambolesque, qui n’a d’autres prétentions que de divertir, permet à l’acteur de multiplier les prouesses physiques : roulant à moto en ville à tombeau ouvert, pendu à la fenêtre d’un hôtel, dégringolant d’un immeuble en construction, sautant en parachute, participant à une énorme bagarre générale. 

L’histoire touffue ne laisse pas une minute de répit au spectateur. Les séquences s’enchaînent à une vitesse stupéfiante, rappelant tout autant certaines bandes dessinées (Tintin, bien sûr) et les films burlesques muets. Bien que rien ne soit sérieux dans les tribulations des personnages, la mise en scène est d’une précision constante et exemplaire, en maintenant un récit haletant qui ne faiblit pas une minute. 

Le couple formé par Jean-Paul Belmondo et Françoise Dorléac s’intègre parfaitement dans cette aventure totalement improbable. Face à Bébel, Françoise Dorléac campe une jeune femme capricieuse, imprévisible et qui ne s’étonne de rien. Elle est capable pour tromper l’ennui (!) d’aller danser la salsa avec des inconnus, pendant que le héros risque encore une fois sa vie pour elle. 

Après plus de 55 ans, L’homme de Rio reste un modèle de comédie d’aventures à la française, qui n’a rien à envier aux productions des Américains, spécialistes du genre. Fabrice Prieur, 2021.

BOULEVARD DU RHUM

de Robert Enrico, 1971, France, 2h, Couleurs

avec Lino Ventura, Brigitte Bardot, Guy Marchand


RÉSUMÉ : Dans les années 20, la Prohibition a fait naître un trafic d'alcool effréné. Cornelius Van Zeelinga est l'un de ces contrebandiers dont le cargo a été coulé. Il doit se réfugier au Mexique, où il gagne de l'argent dans les tripots. Un soir, il rencontre Linda, une star de cinéma, dont il tombe amoureux... 


POINTS DE VUE : Pendant la prohibition, la rencontre d’un trafiquant d’alcool et d’une star du muet. Aventures pleines de fantaisie, pastiches de films anciens, chansons et costumes des Années folles… Dictionnaire des films, 1995.


1920, la prohibition. Cornelius, un marin dessalé trafique de l'alcool de la Jamaïque pour la trop sobre Amérique. À la suite d'un assaut des garde-côtes, il se réfugie au Mexique et fait fortune en une nuit dans un « jeu de l'aveugle » - ou comment se faire canarder dans le noir par d'oisifs ivrognes pour un paquet de dollars. Quelques bagarres plus tard, il entre par hasard dans un cinéma, où, sur l'écran, Linda Larue bat des cils, à moitié nue. Le baroudeur des mers chavire pour la star du muet. Un jour, sur une plage, elle est là, - devant lui, en chair et en os. Ils ne sont pas au bout de leurs aventures amoureuses, facétieuses et maritimes... 

Un couple rêvé dans un hommage rocambolesque et exotique au cinéma muet, Robert Enrico a tout en main pour nous enivrer de plaisir. Dommage qu'il n'y parvienne que par intermittence. Car s'il nous abreuve de la virilité bouffonne de Lino et si BB et Guy Marchand jouent parfaitement leur partition, Enrico a beau faire, il n'est pas Philippe de Broca. C'est si difficile, la fantaisie au long cours... Guillemette Odicino, 2016. 

Boulevard du rhum n’est évidemment pas à prendre au premier degré et, pour peu qu’on s’attache aux effets d’une rencontre complètement improbable, le film devient de plus en plus réjouissant, au fil des péripéties. Voir Lino Ventura tituber, ivre, sur une plage antillaise, puis se frotter les yeux, tandis que Bardot lui apparaît comme un rêve, avant de lui filer entre les doigts, est en soi très sympathique, d’autant que les deux comédiens surjouent chacun leur partition, avec une évidente jubilation pour la parodie. Dans plusieurs scènes, l’acteur des Aventuriers laisse de côté sa sobriété, se fond dans le grotesque des situations où Enrico croise la comédie musicale et le film d’aventures, avec quelques hommages appuyés à l’âge d’or hollywoodien. 

Cornelius tombe d’abord amoureux d’une image, celle de Linda Larue, qu’il découvre un soir dans un film : mais le long métrage s’interrompt, la pellicule s’enflamme et le bâtiment prend feu, comme dans Cinema Paradiso. Qu’à cela ne tienne, il verra la suite et la fin de l’histoire totalement caricaturale, où l’actrice prend des poses outrageuses. La suite se décline comme un rêve surréaliste, complètement décousu, avec son lot de séquences amusantes : ainsi, la placidité de Cornelius, jamais atteint par les balles de Linda Larue, vaut bien les envolées du pianiste de Ronald (tout jeune Guy Marchand), le jeune partenaire de la comédienne impulsive. 

Il y a bien sûr des ruptures de rythme qu’illustrent des scènes inutiles et la deuxième partie de l’histoire renoue avec l’orthodoxie des films d’aventures, s’avère moins drôle, mais on est quand même content de voir Ventura dans un quasi contre-emploi, tandis que Bardot, souvent traitée d’actrice nulle, prend au mot ses détracteurs et joue la pin-up ringarde. Si elle n’est pas aussi irrésistible que dans L’Ours et la Poupée, elle contribue au plaisir que procure ce film coloré. 

À sa sortie, Boulevard du rhum sera un semi-échec commercial, avec un peu plus d’un million d’entrées. Jérémy Gallet, 2020.

BENJAMIN GATES ET LE TRÉSOR DES TEMPLIERS

de Jon Turteltaub, 2004, US, 2h10, Couleurs

avec Nicolas Cage, Justin Bartha, Diane Kruger


RÉSUMÉ : Benjamin Gates, archéologue passionné de légendes anciennes, recherche la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis au dos de laquelle figure le plan qui mène au trésor des Templiers. La Déclaration est également convoitée par un certain Ian Howe, que Benjamin décide de prendre de court, aidé par le docteur Abigail Chase, une employée des archives, et par son meilleur ami, Riley Poole. Une fois son forfait accompli, Benjamin est poursuivi par Howe et par le FBI. Il trouve refuge chez son père, mais est arrêté par la police. Abigail Chase vient à son secours et l’aide à s’échapper. Ses ennuis ne sont toutefois pas terminés : le voilà contraint de négocier avec Ian…


POINT DE VUE : Cette production Disney remet au goût du jour la bonne vieille tradition de la chasse au trésor. Une jeune et jolie érudite européenne accompagne un casseur de codes dans sa quête du Graal matérialiste. L'esprit de ces aventures est enfantin, parfois naïf, tendance Bibliothèque verte, limite rose. La tension et le suspense naissent d'une course-poursuite facile, mais pas dénuée de charme. 

Dès le départ, on peut se croire sur un plateau de jeu grandeur nature. D'un côté, Nicolas Cage-Benjamin Gates et les gentils futés, qui opèrent en finesse, façon Mission : Impossible. De l'autre, un gang de pilleurs qui ont les méthodes de tous les méchants dans les films d'action. La culture cinématographique est sans cesse citée, jusqu'à un finale à la Indiana Jones. La réalisation n'est pas forcément à la hauteur, et le résultat s'apparente à une sorte de Fort Boyard à l'échelle américaine. Mais les gamins (qui sont en nous) sont ravis. Frédéric Strauss, 2015. 

BENJAMIN GATES ET LE LIVRE DES SECRETS

de Jon Turteltaub, 2007, US, 2h04, Couleurs

avec Nicolas Cage, Diane Kruger, Jon Voight


RÉSUMÉ : Lorsque réapparaît une page manquante du journal de John Wilkes Booth, l'assassin d'Abraham Lincoln, tout indique que l'arrière-arrière-grand-père de Ben a joué un rôle clé dans la conspiration qui a conduit au meurtre de l'ancien Président américain. Déterminé à prouver l'innocence de son ancêtre, Ben remonte la piste tracée par une série d'indices, qui va le mener à Paris et à Londres avant de le ramener aux États-Unis. Ce périple, marqué par de surprenantes révélations, le conduira vers les secrets les mieux gardés de notre monde. 


POINT DE VUE : C’est reparti pour une nouvelle course au trésor du gentil archéologue informaticien. Dans le premier épisode, Benjamin recherchait la Déclaration d’indépendance des États-Unis sur laquelle était dessiné à l’encre sympathique l’emplacement du trésor des Templiers. Ici, c’est une cité d’or inca qu’il piste. Sorte d’Indiana Jones pépère, Gates préfère utiliser l’ordinateur plutôt que la serpette et le fouet. Comme dans un jeu de l’oie, il passe d’une case à l’autre en devinant des charades, déjouant des pièges, ouvrant des tiroirs secrets… Les seconds rôles cabotinent gentiment et le scénario égrène quelques idées rigolotes se jouant des clichés américano-américains : le méchant a forcément trafiqué en Irak, un indice est évidemment caché dans le bureau ovale, le mont Rushmore recèle des merveilles, le président est supercool et le FBI, très arrangeant… Le pays de l’Eldorado, décidément. Anne Dessuant, 2021.


GREYSTOKE, LA LÉGENDE DE TARZAN

Greystoke, the Legend of Tarzan, Lord of the Apes

de Hugh Hudson, 1983, GB, 2h17, Couleurs

avec Christophe Lambert, Ralph Richardson, Andie McDowell, Ian Holm


RÉSUMÉ : Peu après sa naissance, un petit garçon dont les parents viennent de décéder est recueilli par une guenon en pleine jungle d'Afrique équatoriale. Cet aristocrate britannique, élevé par des singes à la suite de la mort de ses parents, préfère finalement les lianes tropicales aux landes ancestrales. 


POINTS DE VUE : Une adaptation fidèle de l’histoire originale de Tarzan imaginée par le romancier, filmée avec force moyens dans des décors dignes du mythe avec des comédiens parfaits. Dictionnaire du cinéma, 1995.


Même ceux qui n'auraient pas encore vu ce succès du box-office en connaissent le héros, Tarzan. À l'écran, les performances de Weissmuller en avaient fait un boy-scout rousseauiste yodlant sur une liane. Hudson lui rend sa dignité, plus fidèle à l’œuvre de Burroughs. Rentré parmi ses semblables, ce Mowgli romantique n'est pas un énième symbole du passage de l'état de nature à celui de culture. Il est déchiré entre deux civilisations, également féroces. 

Les images, féeriques, créent un étrange parallèle entre les voûtes du château écossais et les frondaisons de la forêt vierge. Dans l'un et l'autre, l'aristo-primate reste un étranger. À travers son apprentissage du langage, des roueries et des bonnes manières, se glisse la critique d'une Angleterre victorienne étroite et perce une réflexion sur la différence. Mais Greystoke reste, avant tout, un joli film d'aventures. Cécile Mury, 2014. 

JEAN GALMOT, AVENTURIER

d’Alain Maline, 1990, France, 2h15, Couleurs

avec Christophe Malavoy, Roger Hanin, Désirée Nosbusch


RÉSUMÉ : En 1906, le journaliste-écrivain Jean Galmot arrive en Guyane, un titre de propriété en poche, pour y gérer une petite mine d'or prétendument épuisée. Aidé par les indigènes, il reprend  l'exploitation des galeries. 

Après des semaines de souffrance et de labeur incessant, la mine laisse finalement apparaître de nouvelles pépites. C'est le début de la fortune pour cet
aventurier travailleur et chanceux. Détesté par les notables blancs parce qu'il partage tout avec ses associés guyanais, Jean Galmot devient un héros populaire. Soutenu par Iqui, son partenaire, il décide de se présenter aux élections et, en  1918, est élu député de Cayenne... 


POINT DE VUE : En 1906, Jean Galmot, un journaliste dreyfusard, arrive en Guyane avec le titre de propriété d'une mine d'or. On lui dit qu'elle est épuisée. Malgré cela, Galmot y trouve un filon et s'enrichit avant d'acheter une plantation pour produire du rhum. Mais il gêne les intérêts des autres planteurs, qui voient d'un mauvais œil le fait que Galmot partage ses bénéfices avec ses associés guyanais. 

Alain Maline avait été séduit par la Guyane, où il avait tourné Cayenne Palace, en 1987. Il y revint avec ce personnage, aujourd'hui mal connu en France mais qui a défrayé la chronique dans les années 1910-1920, et qui, dans son roman Rhum, avait plus ou moins servi de modèle à Blaise Cendrars — celui-ci apparaît d'ailleurs à l'image, ainsi que le mannequin de chez Poiret, Arlette Simon, et Stavisky, dont elle devint la femme. Alain Maline a orienté le personnage de Galmot vers une destinée tragique et romantique, ce que confirme l'interprétation de Christophe Malavoy. Une très belle photographie et une mise en scène soignée contribuent à l'intérêt de ce film, dont le scénario reste pourtant un peu obscur dans certains épisodes. Jacques Siclier, 2017.

EDGE OF THE WORLD

de Michael Haussman, 2021, Chine/Malaisie/GB/US, 1h44, Couleurs

avec Jonathan Rhys Meyers, Dominic Monaghan, Josie Ho


RÉSUMÉ : En 1839, James Brooke, ancien soldat britannique, vogue en direction de Bornéo, accompagné par son cousin, le colonel Arthur Crookshank, son neveu Charles et Subu, qui leur sert d'interprète. Sur place, il vient en aide à Makota, le gouverneur local, pour mettre fin à une rébellion mais découvre que ses adversaires ne sont que de simples villageois. Brooke gagne le respect de ses hommes en cessant le combat et devient le rajah de Sarawak. Conquis par les charmes de cette région exotique, il s'éprend également de Fatima et décide de rester sur place pour lutter contre l'esclavagisme et la piraterie. 


POINT DE VUE :  Visible pour la première fois en France, Edge of the World retrace le destin de James Brooke : cet explorateur anglais fut le premier rajah blanc du royaume de Sarawak — sur l’île de Bornéo —, indépendant de 1841 à 1946. Une figure qui inspira autant Rudyard - Kipling ( L’Homme qui voulut être roi , adapté par John Huston en 1975) que Joseph Conrad (Lord Jim , par Richard Brooks en 1965). En toute logique, le roman d’aventures britannique irrigue le film. Végétation sournoise, fleuve trompeur, brume ténébreuse... Michael Haussman, spécialiste du vidéoclip, met en scène ces clichés sans maladresse mais sans génie. Il s’avère davantage à l’aise pour brosser le portrait d’un homme tiraillé entre enjeux diplomatiques (empire de la reine Victoria contre sultanat de Brunei) et enjeux amoureux (prince homosexuel ou séductrice mystérieuse). S’il fait des apparitions marquantes à la télévision (Les Tudors, Vikings), Jonathan Rhys Meyers reste discret au cinéma depuis Match Point (2005), de Woody Allen. Il se montre convaincant, ici, en aventurier qui s’enfonce dans la jungle pour faire table rase de son passé — abandon d’un enfant illégitime, violence coloniale en Inde... Avant de perdre ses illusions. Nicolas Didier, 2021.


CAPITAINE SANS PEUR

Captain Horatio Hornblower

de Raoul Walsh, 1951, US, 1h47, Couleurs

avec Gregory Peck, Virginia Mayo, Robert Beatty


RÉSUMÉ : En 1807, un navire de guerre de la marine royale britannique le Lydia, appareille pour une destination inconnue. Napoléon est alors à la tête d'une armée de cinq millions de soldats qui font régner la terreur sur tout le continent européen. L'Angleterre elle-même ne peut espérer le salut que sur sa flotte, qui lui assure une maîtrise presque totale des mers. À bord du Lydia, seul le capitaine Horatio Hornblower connaît le but du voyage... 


POINTS DE VUE : Au début du 19e siècle, les multiples aventures maritimes du célèbre capitaine Hornblower et son histoire d’amour avec une belle lady anglaise très séduisante. Dictionnaire des films, 1995.


Aye aye, captain ! Voici Gregory Peck et son regard d'aigle, capitaine de la Royal Navy chargé d'une mission secrète, à l'heure des guerres napoléoniennes : passer le cap Horn et rallier un fort en Amérique centrale, afin de livrer une cargaison d'armes. Son destinataire ? Un rebelle à l'Espagne, à visées autocratiques, surnommé El Supremo. C'est alors que tombe la nouvelle : l'Espagne vient de se rallier à l'Angleterre... 

Dès lors qu'il s'agit de filmer deux navires voguant face à face, prêts au carnage, Walsh témoigne de tout son talent. Ses choix d'angles de vue et de cadrages, la vélocité de son rythme... Idem pour les scènes de combat. Selon cette méthode qui lui est propre, plutôt que de les préparer à l'action, Walsh fait croire à ses figurants qu'ils vont assister à une simple répétition. Et tourne la vraie scène avec ses explosions, afin de filmer leur effroi non simulé... Méthode imparable et qui confère à ses films une authenticité inimitable. 

C'est un fabuleux récit, d'une richesse visuelle étonnante. Un branle-bas de combat ? L'occasion d'un plan rapproché sur un roulement de tambour. Un navire ennemi ? Voilà le superbe galion espagnol qui vogue toutes voiles dehors — on le reverra l'année suivante dans Le Corsaire rouge, de Robert Siodmak. Le tout enrichi d'un superbe Technicolor, et d'une fin étonnante. Aucun doute, on embarque ! Pierre-Julien Marest, 2017.

PLUS FORT QUE LE DIABLE

Beat the Devil

de John Huston, 1953,US/Italie, 1h32, Noir et Blanc

avec Humphrey Bogart, Gina Lollobrigida, Peter Lorre


RÉSUMÉ : Quatre aventuriers, Peterson, Ravello, O'Hara et Ross, sont sur une affaire de mines d'uranium, dont ils veulent s'approprier le gisement. Billy Dannreuther, le cinquième larron de cette douteuse association, attend les quatre premiers avec son épouse, Maria, dans la rade du petit port italien où mouille le bateau qui devra les mener à destination. Là, Billy et Maria font la connaissance d'un couple d'Anglais : Gwendolen, une blonde excentrique et voyante, et Harry Chelm, qui, sous des dehors respectables, est en réalité un escroc. Les quatre comparses de Billy, constatant l'intimité des deux couples, s'imaginent avoir été roulés avant de comprendre que Billy s'intéresse surtout à la belle Anglaise et Maria, à l'époux de celle-ci... 


POINTS DE VUE : Plusieurs curieux personnages embarquent sur un vieux rafiot à destination d’une mine d’uranium, en Afrique. L’humour noir de Huston pour un scénario de Truman Capote. Dictionnaire des films, 1995.


Quatre gangsters et un aventurier qui doit leur procurer une mine d’uranium en Afrique... Un drôle de polar, où les bandits sont ridicules, dans lequel John Huston laisse libre cours à son goût de l’absurde. Exemple ? « Ces hommes sont dangereux », dit Gwendolen à son mari. « Pourquoi ? » demande-t-il. « Ils n’ont pas regardé mes jambes... » 

Trois scénaristes, dont John Huston lui-même, se succédèrent sur le script, avant qu’il ne soit remanié de façon délibérément abracadabrante et parodique par Truman Capote. Huston choisit, lui, la dérision, utilisant la quasi-totalité de la distribution à contre- emploi et poussant au maximum l’humour noir des situations. « Un soir, se souvenait Huston, je trouvai Capote avec une joue tout enflée. Il souffrait énormément. Je fis venir une ambulance. Il s’enveloppa dans un châle violet signé Balmain que lui avait offert Jennifer Jones et partit. Quelques heures plus tard, on m’apportait de l’hôpital plusieurs pages de texte. Un courage du tonnerre ! » Le film ressemble à cette anecdote : cinglé et délirant. Et l’interprétation outrée donne un plaisir constant. Pierre Murat, 2021.

LA ROSE ET LA FLÈCHE

Robin and Marian

de Richard Lester, 1976, GB, 1h52, Couleurs

avec Sean Connery, Audrey Hepburn, Robert Shaw


RÉSUMÉ : Après des années d'exil, Robin des Bois revient avec son fidèle ami Petit Jean à Sherwood. Dame Marianne est entrée au couvent, le Roi Richard et son frère Jean sont devenus fous, le temps de l'aventure semble définitivement terminé pour le valeureux cambrioleur. Mais le shérif de Nottingham revient troubler la paix de Sherwood. Afin de se battre contre l'opression et la terreur qu'inspire le shérif aux habitants, Robin rassemble ses vieux amis. 


POINTS DE VUE : Nouvelle version - décapante - du mythe, loin de l’héroïsme flamboyant du film de Curtiz. Le Robin qu’interprète magnifiquement Sean Connery n’a plus rien à voir avec le fringant redresseur de torts qu’incarnait Errol Flynn. C’est qu’en près de 40 ans le monde a changé, les illusions ont disparu et les héros sont fatigués : ils ne peuvent même plus coucher à la belle étoile. Belle réflexion - inattendue de la part d’un réalisateur qu’on a connu plus à l’aise dans la satire et la fantaisie - sur l’amour et la mort, sur la mort de l’amour et sur la fuite du temps. Claude Aziza, 1995.


Robin Hood et Petit-Jean reviennent de croisade avec le roi Richard. Robin a perdu toutes ses illusions sur ce roi au cœur de pierre qui s'est révélé cruel et cupide. Lors d'un assaut, Richard meurt. Robin et Petit-Jean regagnent l'Angleterre. La forêt de Sherwood a bien changé et la belle Marian est devenue nonne... Après une adaptation très parodique des Trois Mousquetaires, Richard Lester s'est attaqué au mythe de Robin des bois. Vieilli mais encore romantique, amer et toujours ironique, le maître de Sherwood, interprété ici par un extraordinaire Sean Connery, fait éclater l'image de sa légende dans un Moyen Âge violent et misérable. Un humour corrosif n'empêche pas la tendresse mélancolique qu'éprouve Lester envers ses personnages de transparaître. La mise en scène, la photographie et les acteurs font de ce film une vraie réussite. Télérama, 2010.

L’ÉNIGME DE KASPAR HAUSER

Jeder für sich und Gott gegen alle

de Werner herzog, 1974, R.F.A., 1h50, Couleurs

avec Bruno S., Walter Ladengast, Brigitte Mira


RÉSUMÉ : Kaspar enferme depuis l'enfance decouvre le monde sous la conduite bienveillante du professeur Daumer. Il va vite se heurter aux codes et carences de ce nouvel univers qui va jusqu'a broyer son existence et son humanite. 


POINTS DE VUE : Cette énigme qui passionna toute l’Europe romantique, est prise comme prétexte par Herzog pour évoquer la solitude radicale de l’homme (le titre original signifie : « Chacun pour soi et Dieu contre tous »). Un excédent d’énergie (ici toute spirituelle : Hauser est quasi infirme) qui ne sait comment s’employer (thème récurrent chez Herzog) conduit son étrange héros dans l’univers visionnaire propre au cinéaste : il rêve de pays qu’il n’a jamais vus, tels le Caucase (allusion à Prométhée) et le Sahara. Nourri dans une cave par un rustre mystérieux qui sera peut-être son meurtrier, enfermé dans une tour comme vagabond, exhibé comme phénomène dans une foire, Hauser trouve le repos chez un pasteur : la Nature (merveilleusement évoquée en quelques plans) lui est-elle hostile ou protectrice ? Au spectateur de choisir. L’acteur anonyme (un ancien malade mental) est extraordinaire. Gérard Legrand, Critique, 1995.


Rares sont les cinéastes de la trempe de Werner Herzog. Ours d’Argent à Berlin pour Signes de vie, L’énigme de Kaspar Hauser remporte le Grand Prix spécial du jury au Festival de Cannes. Si son œuvre est indissociable de son "ennemi intime" Klaus Kinski (Woyzeck, Fitzcarraldo, Cobra Verde,...), Herzog a trouvé l’interprète idéal pour "être" Kaspar Hauser. Mieux que l’inoubliable et habité Aguirre, il a déniché un parfait inconnu, Bruno S. (Schleinstein), ancien résident d’un asile de fous qui ne pouvait pas mieux correspondre au personnage (Herzog le retrouvera pour La ballade de Bruno).
En 1828, à Nuremberg, un homme attend (sans même remuer un cil) sur la place avec une lettre en main. Orphelin, taciturne et inexpressif, Kaspar Hauser sera recueilli par le professeur Daumer qui se chargera de son apprentissage. Jusqu’à sa mort et aujourd’hui encore, le mystère demeure entier quant à celui que l’on a surnommé "l’orphelin de l’Europe".
L’énigme de Kaspar Hauser rappelle à l’esprit L’enfant sauvage de François Truffaut. Moins axé sur le processus d’éducation que son prédécesseur, Herzog laisse planer le doute sur son identité (finalement, il aura emporté avec lui son secret dans la tombe !) pour dresser un jugement sans compromis de ses contemporains (même si l’action se déroule au début du XIXe siècle, ce n’est qu’un prétexte). Herzog crée sous nos yeux une ode qui clame le droit à la différence, transcendée par des images de nature (que Terrence Malick n’est pas le seul à filmer si divinement) et émaillée de songes (à couper le souffle, auxquels je songe encore) qui en disent long sur la pureté et la clairvoyance de ce simple d’esprit. L’univers que filme Herzog est celui de la marginalité et de la démence. Le titre original, "Chacun pour soi et Dieu contre tous", exprime le rejet du réalisateur à l’égard de ses semblables qui appartiennent à une société à laquelle il ne veut plus croire. Et si le message perspicace à décoder entre les lignes était que le plus ignorant n’est pas toujours celui que l’on croit... Sébastien Schreurs, 2010.

Il avait ce supplément d'âme et de folie, un vécu qui le rendait « extra-ordinaire ». Différent, immédiatement poignant, ce « soldat inconnu du cinéma » (la formule était d'Herzog). Dans L'Enigme de Kaspar Hauser (1974), titre loin de l'original (Chacun pour soi et Dieu contre tous), le moindre de ses gestes et de ses mots revêtait un caractère de performance singulière. Ecrire son nom, tenir un bébé dans ses bras, jouer du piano, ruiner la démonstration d'un professeur de logique par une remarque pleine de bon sens, raconter un rêve, dire son incompréhension en révélant dans le même temps un abîme métaphysique. 

Qui mieux que Bruno S. (c'est ainsi qu'il avait tenu à être crédité au moment de la sortie du film, plus tard, on sut qu'il s'appelait Schleinstein) aurait pu donner plus d'intensité à ce Kaspar Hauser de légende (qui a inspiré maints ouvrages, essais et poèmes, dont un de Georg Trakl, un autre de Verlaine), jeune homme ayant été attaché vingt ans durant dans un cachot sombre, ne connaissant rien du monde et qui fut abandonné un jour de 1828 sur la place de Nuremberg avec un message à la main ? Si le film de Werner Herzog était si fort, en-deçà de ses qualités de mise en scène, de ses paysages embués de douce mélancolie, reproduction signifiante du romantisme allemand, c'est aussi parce qu'il y avait bien sûr des correspondances troublantes entre le parcours de Kaspar et celui de Bruno

Né en 1932, Bruno était le fils illégitime d'un père polonais et d'une mère allemande, une prostituée qui le maltraitait. Il a passé plus de vingt ans de sa jeunesse enfermé dans des maisons de redressement et des asiles d'aliénés. En pleine époque nazie, vous imaginez le tableau. Psychotique, brisé mais rescapé, Bruno ressort de cet enfer vers 1955 en faisant divers boulots, dont celui de routier. Il dessine aussi, apprend à jouer de plusieurs instruments (accordéon et glockenspiel). Il est musicien de rue au début des années 70 – il joue dans les cours d'immeubles de Berlin, des airs traditionnels et des compositions personnelles – lorsque Herzog le remarque dans un documentaire et fait appel à lui. 

J'ignore exactement comment s'est déroulé le tournage, si Bruno s'est facilement ou non adapté à ses règles. À l'image en tout cas, il exprime une tension intériorisée peu commune. Il est un bloc frémissant, aux yeux écarquillés, maintenus ouverts. Il détache chaque syllabe, les martèle. Ton staccato. À travers tout son corps un peu mécanique, au bord de la rupture, se dessine toute l'articulation du langage. Et un mystérieux combat entre nature et culture. Ajoutez Albinoni, Palchelbel, Roland de Lassus, et vous aurez un film qui tient, comme souvent chez Herzog, d'une alchimie hétérodoxe. 

Le cinéaste et son comédien « sauvage » n'ont pas voulu en rester là. Ils ont enchaîné avec un autre film, La Ballade de Bruno, beau road-movie branlant, à teneur documentaire, nourrie de pas mal d’éléments biographiques. On y voit Bruno sortir de prison, faire la rencontre d'une prostituée et d'un vieillard. Fuyant l'Europe où personne ne veut d'eux, ce trio de pieds nickelés traverse les Etats-Unis, où une autre vie d'errance les attend. Voilà ce sera tout. Après, Bruno arrête le cinéma. Mais pas la création. Il continue de bricoler des trucs dans son coin, d'emmagasiner (son logis est un capharnaüm), de donner de petits concerts ici et là. En 2003, un photographe allemand, Miron Zownir, lui consacre un documentaire, qui le montre du côté de la vie. Un journaliste du New York Times vient le voir en 2008. Et en août 2010, on apprend sa mort. 

Je serais curieux de voir ses dessins sur papier quadrillé, des scènes de rue, paraît-il étonnants de précision. Bruno rappelle bien sûr tous ces marginaux « timbrés » de l'art brut (Robillard, Aloïse et tant d'autres), visionnaires et attachants. Lui fut un acteur brut : qui d'autre aurait pu parvenir à une telle vérité extatique, contenant toute la joie et la souffrance du monde ? Jacques Morice, 2015.

THE SPY GONE NORTH

Gongjak

de Yoon Jong-bin, 2018, Corée du Sud, 2h17, Couleurs

avec Hwang Jeong-min, Jo Jin-woon, Ju Ji-hoon


RÉSUMÉ : Séoul, 1993. Un ancien officier est engagé par les services secrets sud-coréens sous le nom de code 'Black Venus'. Chargé de collecter des informations sur le programme nucléaire en Corée du Nord, il infiltre un groupe de dignitaires de Pyongyang et réussi à gagner la confiance du parti. Opérant dorénavant en autonomie complète au coeur du pays le plus secret et le plus dangereux au monde, l'espion devient un pion dans les tractations politiques entre les gouvernements des deux Corées.


POINTS DE VUE : « Black Venus ». Ce nom de code est celui d’un héros très discret, ancien militaire sud-coréen recruté par les services secrets dans les années 1990 afin d’espionner Pyongyang et son programme nucléaire. Nul hasard si le titre anglais évoque L’Espion qui venait du froid, de John le Carré. L’histoire de The Spy Gone North possède la densité des romans d’espionnage du maître britannique et partage sa vision de l’absurdité de la guerre froide, qui joue ici les prolongations dans une Corée divisée. 


Lui-même scindé en deux, le film déroule dans un premier temps le récit complexe de l’enrôlement de Black Venus. On se laisse volontiers balader par le montage galopant et la mise en scène fluide, qui n’empêche pas de retomber sur nos pieds grâce aux enjeux, très clairs, et à la présence de figures classiques du genre (taupes, traîtres...). Toute cette partie tend vers un point de rupture drôle et grinçant, une scène où le temps se suspend enfin : la rencontre avec le leader nord-coréen, Kim Jong-il, qui, avec sa petite taille et son petit chien-chien, évoque une caricature effrayante et ridicule d’un méchant chez James Bond

La suite est un enthousiasmant jeu de dupes entre les deux Corées, à la fois cynique et profondément humain. La morale est amère : pour régner, on a toujours besoin d’un ennemi. Tourné avant les récentes tentatives d’apaisement entre les deux pays, le film invite à ne pas s’y fier. Les poignées de mains factices cachent souvent des symbioses mortifères. Sébastien Mauge, 2021.

Depuis ces quelques années que le cinéma coréen est reconnu à l’international comme l’un des plus créatifs au monde, le genre de l’espionnage a peu été exploité alors que sa situation géopolitique s’y prête particulièrement. A l’heure où l’actualité locale est celle d’une volonté de réchauffement diplomatique entre le Sud et le Nord, le réalisateur Yoon Jong-bin a choisi d’exploiter une affaire politico-judiciaire des années 90. Un précédent effort de rapprochement avait en effet été alors effectué entre les dirigeants, mais il s’agissait d’une manipulation des services secrets qui met en lumière la difficulté de voir se concrétiser une telle tentative de pacification entre ces deux pôles au statu quo depuis 1951.

Cette reconstitution historique se concentre, pendant plus de la moitié des 140 minutes, sur la façon dont Park Seok-young, un ancien soldat à la solde de Séoul, se retrouve embauché par le NIS, l’agence de services secrets locale, avant d’avoir infiltré les réseaux commerciaux de Pyongyang. Le scénario suit donc le long cheminement qui a mené ce faux homme d’affaires depuis de piètres trafics entre les Nord-Coréens et les Chinois jusqu’à réussir à influencer Kim Jong-il, qui apparaît comme une figure impressionnante, loin du sociopathe nombriliste tel qu’on a l’habitude de le voir représenté. L’enjeu principal de ce parcours tortueux est alors la difficulté avec laquelle ce personnage doit surmonter son rejet de l’idéologie communiste tel que lui a inculqué des décennies de propagande sud-coréenne. Toutefois, les longueurs avec lesquels sont amenées ces péripéties laborieuses marquent un frein à l’empathie envers cet espion anti-héroïque que l’on suit de près tout du long.


La confusion qui pèse sur le rythme de cette première moitié – qui s’achève par la rencontre avec le dictateur nord-coréen, dont l’apparition est assurément la scène la plus mémorable du film – finit par se retrouver contrebalancée par l’intrigue bien plus passionnante qui se dessine après cette introduction péniblement élancée. Dès lors que les enjeux dépassent le seul personnage incarné par Hwang Jeong-min (récemment vu dans les rôles du chef d’orchestre dans Battleship Island et du shaman de The Strangers) pour atteindre une dimension géopolitique, le thriller gagne en intensité. Et quand bien même les tensions qui précédèrent l’élection de Kim Dae-jung en 1998 ne parleront pas au grand public français, le complotisme que dénonce le scénario est un élément qui leur sera bien plus évocateur.
Ceux des spectateurs qui seront les plus déçus sont ceux pour qui espionnage est synonyme d’action. Park Seok-young n’est pas un « James Bond made in Korea », loin de là, et d’ailleurs
Yoon Jong-bin s’amuse à jouer de ce manque d’action en faisant en sorte que le seul et unique coup de feu que l’on voit tiré à l’écran le soit avec un jouet pour enfant. À défaut de poussées d’adrénaline, qui auraient pu rendre plus fluide le parcours du personnage principal, les passages au cours desquels la mise en scène délaisse son extrême sobriété sont ceux, en particulier à la fin, qui se bâtissent sur la charge émotionnelle qui naît de la difficile amitié entre cet agent infiltré sud-coréen et le responsable des services secrets nord-coréens. Une tonalité mélodramatique qui atteint son paroxysme dans la conclusion à l’occasion de laquelle le réalisateur n’hésite pas à sortir les violons dans l’espoir assumé de nous faire verser une petite larme.

Assurément, The Spy Gone North se savoure davantage pour l’exploitation de son contexte propice au nationalisme et à la paranoïa que par son récit lui-même, loin de la violence et de l’ambiguïté que l’on aime du cinéma coréen. Dans son développement étiré et verbeux, le film brasse beaucoup d’informations, ainsi que quelques émotions de façon bien plus grossière, qui visent à replacer le conflit à hauteur d’hommes. Une intention tout à fait louable mais pour laquelle il apparaît en fin de compte qu’une histoire d’espionnage n’était certainement pas la plus appropriée. Julien Dugois, 2018.


BOULEVARD DE LA MORT

Death Proof

de Quentin Tarantino, 2007, US, 1h45, Couleurs

avec Kurt Russell, Rose McGowan, Vanessa Ferlito


RÉSUMÉ : Jungle Julia est l'une des animatrices radio les plus populaires de Californie. Alors que le week- end approche, elle décide de partir en virée avec ses amies Arlene et Shanna. Les trois filles se retrouvent dans un bar et les conversations s'enchaînent, rythmées par les verres d'alcool. Au comptoir, Pam, une de leurs connaissances de lycée, sympathise avec "Mike La Cascade", un personnage énigmatique et balafré. Mike se propose de reconduire Pam dans sa voiture, spécialement équipée pour les cascades de cinéma. Ce que Pam et les autres filles ne savent pas, c'est que Mike est un véritable psychopathe de la route qui assassine des jeunes femmes avec sa voiture...


POINTS DE VUE : D’emblée, éliminer les idées toutes faites : Boulevard de la mort ne serait qu’un film de bagnoles, et donc de « bourrins ». Fausse piste. Ensuite, le nouveau Tarantino ne serait pas tout à fait le nouveau Tarantino, plutôt un petit film en passant, plaisir malsain de cinéphile fou. De fait, pour sa sortie aux Etats-Unis, il n’était que la moitié d’un double programme que complétait Planet Terror, un film de zombies signé Robert Rodriguez. Grindhouse – le terme désigne les séries B des années 70 – est un diptyque hommage aux films de genre vus par les deux amis cinéastes dans leur jeunesse, une quête des émotions abandonnées dans les salles de quartier, aujourd’hui détruites. Idée potache, ou simplement nostalgique ? Les deux. Mais dans sa version longue, destinée à l’Europe, Boulevard de la mort est un film à part entière, et peut-être l’un des plus intrigants tournés par Tarantino

Drôle de structure, déjà. Deux blocs de récit, deux histoires presque semblables. Soit une poignée de copines tchatcheuses, en pleine virée alcoolisée et automobile, qui trouvent sur leur route (l’expression ne peut pas être plus littérale) un drôle de cascadeur balafré (Kurt Russell, aussi cool qu’en Snake Plissken chez John Carpenter). Au dialogue choral succède deux fois de suite le clou du spectacle : deux époustouflantes poursuites en voiture, filmées avec virtuosité. Le plaisir de l’action suit celui des mots. 

Quatorze mois séparent les deux épisodes, nous dit un intertitre. Mais la temporalité est beaucoup plus complexe. L’histoire n°1, située à Austin, Texas, fleure bon les années 70 – musique comprise. En rentrant dans le bar, une fille s’écrie : « Il fait plus moite qu’au Vietnam, ici ! » Une référence d’aujourd’hui, vraiment ? Les signes de modernité sont là, mais fugitifs : un portable, des SMS, une mention des séries télé des années 80. Où se trouve-t-on ? Dans la tête à Quentin, probablement, curieux univers mental foutraque et ludique. La seconde partie, qui se déroule dans le Tennessee, joue moins des carambolages temporels : les filles travaillent sur un tournage, l’une est maquilleuse, l’autre cascadeuse. On est, semble-t-il, au présent, et on jurerait que c’est la raison pour laquelle le dénouement des deux épisodes diffère. Les temps ont changé – et pas en mal, puisque Tarantino annonce clairement que la femme est l’avenir (punchy) de l’homme... 

Dans cette optique-là, « Stuntman Mike » – imaginez un film dont le héros s’appelle « Cascadeur Mike » –, dans sa voiture noire, une tête de mort peinte sur le capot, est à la fois un fantôme du passé, une incarnation de la mort, peut-être même une image du père ou d’un vieil ordre moral qui dénierait aux pimpantes héroïnes leur liberté de conduite et de parole. Tarantino a toujours été un fin dialoguiste. Jadis, dans Reservoir Dogs ou Pulp Fiction, c’étaient les mecs qui parlaient ; aujourd’hui, les « chicks », les nanas, sont intarissables. De quoi parlent-elles ? De cul, bien sûr, et de l’emprise qu’il leur donne sur les hommes. 

Mais on est dans un territoire lexical étrange, entre Marivaux et, disons, Beckett. Parce que la stratégie amoureuse le dispute à la savoureuse rhétorique, et que la logorrhée verbale est tour à tour pure poésie sonore (commander un cocktail baptisé « Cadillac cabo wabo »), clin d’œil cinéphile (appeler un type « Zatoichi »), signe d’appartenance au groupe (alliance contre les « skinny bitches », comprenez les « salopes anorexiques ») ou, tout simplement, pur échange phatique. C’est bien simple, l’existence, chez Tarantino, se résume à : « Je parle, donc je suis », et seuls les morts se taisent... Boulevard de la mort est un exercice de style incroyablement plaisant et au fond très conceptuel. Mais curieusement, plus le film est artificiel, référentiel, fabriqué, plus il s’approche de la vie, avec ses « pépettes » délurées et leur franc-parler. C’est aussi toute la grâce de Boulevard de la mort de tourner le dos à la standardisation des blockbusters hollywoodiens et de réussir, par le biais d’un pastiche assez sophistiqué, à être pertinent et moderne. Aurélien Ferenczi, 2007.

Il y a quelques années, Tarantino a crée chez Miramax le label Rolling Thunder pour ressortir en salles quelques perles de la sous-culture. Grindhouse, terme qui servait à désigner les drive-in américains, peut être vu comme l’aboutissement de cette volonté de rendre cette sous-culture accessible au plus grand nombre en vantant la coolitude. Si pour sa sortie européenne le projet Grindhouse est fragmenté en deux films (la seconde partie réalisée par Robert Rodriguez sortira plus tard), le segment de Tarantino est lui-même divisé en deux parties distinctes liées par un seul personnage, celui du tueur incarné par un Kurt Russell revenu de tout. Dans ce road movie qui carbure dans le sillage de Duel et Hitcher, il n’est pas utile de désosser les hommages ou connaître les références de tout un pan de cinéma seventies pour apprécier le voyage psychédélique à sa juste valeur. Tarantino ne se contente pas de faire dans le recyclage. Avec son sens de l’humour tordu et du détail maniaque, il apporte dans cet objet référentiel une touche personnelle qui se traduit par la présence de ses deux grandes obsessions : les pieds féminins (répétés depuis Pulp Fiction) et les voitures américaines (depuis Reservoir Dogs). 

La grande scène de la collision située en plein milieu du récit, montrée du point de vue des quatre victimes, est un moment de cinéma virtuose. Il suffit au cinéaste d’amplifier l’horreur en la répétant avec force ou de l’annoncer en se focalisant sur une jambe à travers une fenêtre pour marquer l’intensité. Ce climax percutant remplace la scène de viol de Rape and Revenge comme La dernière maison sur la gauche, de Wes Craven ou I Spit on Your Grave, de Zehr Marchi. De même qu’on s’évoque Brian De Palma pour les deux histoires qui s’entrechoquent en donnant une nouvelle perspective au récit (Pulsions). Dans le look (vêtements, coiffures), les personnages féminins (au nombre de huit, si on exclut la première victime) renvoient à des icônes seventies du genre Faster Pussycat, Kill Kill !, même si elles n’ont pas les opulences mammaires chéries par Russ Meyer.
Certains éléments sont volontairement discordants pour créer un décalage entre le style seventies et le monde actuel. Les personnages utilisent par exemple leur téléphone portable pour communiquer entre eux, trahissant ainsi les repères temporels. À la manière de ses protagonistes,
Tarantino tente de faire comme s’il avait réalisé son film dans les années 70 mais parsème suffisamment d’indices et de clés pour qu’on déniche la supercherie. En contrepartie, les conversations excessivement nombreuses sont filmées en travellings latéraux ou circulaires et déterminent les psychologies de personnages féminins qui ne cherchent pas les meilleurs morceaux de Madonna (Reservoir Dogs). Le fait que la première protagoniste, jolie black entre Laura Gemser et Pam Grier dans les pittoresques années 70, à la fois arrogante et sexy, anime une émission de radio en star locale, est à mettre en relation avec l’animateur radio dans Point limite zéro, film nommément cité dans ce segment de Tarantino. S’il y avait une référence à dénicher, ce serait celle-ci tant elle justifie l’époustouflante scène finale de course-poursuite. C’est un moment de bravoure équivalent à la longue scène de tuerie de la House of Blue Leaves dans  Kill Bill 1 qui devrait rester dans les mémoires. Romain Le Vern, 2022.


Au-delà de l’hommage fétichiste au cinéma d’exploitation des années 70, imaginé avec son complice de l’époque Robert Rodriguez, Boulevard de la mort est le film le plus expérimental de Quentin Tarantino. Son amour des dialogues, des acteurs et des actrices se double ici d’une grande inventivité stylistique. La virtuosité du cinéaste ne se limite pas à l’écriture de scènes digressives, portées par le bagout de leurs interprètes, mais concerne également la photographie et la structure du film : son enveloppe visuelle et son déroulement, marqués par de nombreux accidents. Boulevard de la mort s’affranchit des règles narratives classiques pour proposer une histoire scindée en son milieu, qui déjoue les attentes du spectateur. On y trouve l’empreinte de Psychose d’Alfred Hitchcock, qui lui aussi filmait l’assassinat de l’héroïne de manière prématurée et inattendue. La première partie de Boulevard de la mort déroule le plan diabolique d’un tueur en série, ancien cascadeur au visage balafré, qui utilise sa voiture comme une arme phallique. Il s’introduit telle une ombre menaçante dans le film qui accompagnait jusqu’alors plusieurs jeunes femmes désireuses de prendre du bon temps dans un bar. La seconde reproduit le même dispositif, mais transforme ses victimes désignées, un nouveau groupe d’amies, en furies vengeresses. Tarantino imagine un double programme sexy à l’intérieur du même film, qui inverse le rapport de domination entre le chasseur et ses proies, et se conclut par le triomphe de la féminité. Il se dégage de ce film un profond sentiment de jubilation, procuré par les scènes de comédie entre filles, l’utilisation de la musique mais aussi les incroyables séquences de cascades et de poursuites automobiles.  Olivier Père, 2022.

SCARAMOUCHE

de George Sidney, 1952, US, 1h58, Couleurs

avec Stewart Granger, Eleanor Parker, Janet Leigh


RÉSUMÉ : France, 1789. Alors que le pays est à la veille de basculer dans la Révolution, Philippe de Valmorin, jeune poète et pamphlétaire, est tué en duel par le marquis de Maynes. Alors que la Révolution éclate, André Moreau, Son frère adoptif, prend le masque du comédien Scaramouche, afin de le venger... 


POINTS DE VUE : En France, au 18e siècle, André Moreau jure de tuer le marquis de Maine qui a mortellement blessé son ami Philippe dans un duel. Il prend la personnalité d’un mime de province : Scaramouche… Un chef-d’œuvre du film de cape et d’épée. Dictionnaire des films, 1995.


Amateurs de films de cape et d’épée, réjouissez-vous ! Technicolor flamboyant, cascades millimétrées, multiples rebondissements : après avoir adapté Dumas (Les trois mousquetaires, 1948), George Sidney s’attaque avec encore plus de bonheur à l’œuvre de Sabatini. Le réalisateur réussit un brillant exercice en mettant en application les méthodes de la comédie musicale, genre dans lequel il a débuté sa carrière à la MGM, en bon faiseur, rien de plus. Étonnement donc. Mais rendons-nous à l’évidence, ce Scaramouche lui a donné des ailes. Quel rythme, quelle fluidité !
Il faut dire qu’il est servi à ravir par un scénario futé, utilisant admirablement tous les stéréotypes du genre, regorgeant d’humour, mais qui est aussi une brillante variation sur les jeux de masques. Côté comédiens, ça déménage.
Stewart Granger, en séduisant bretteur, n’a rien à envier à Douglas Fairbanks ou Errol Flynn, ses glorieux aînés. À ses côtés, Janet Leigh (celle qui plus tard mourra sous la douche dans Psychose) émeut par sa fragilité. En contrepoint, Eleanor Parker a la beauté qui convient aux femmes de tête. Mention spéciale à Mel Ferrer dans son rôle de méchant. Bref, un casting de rêve pour un film de pure distraction qui se termine par un duel de six minutes et vingt-trois secondes (en 126 plans), entré dans la légende hollywoodienne. Scaramouche, un des fleurons de la MGM qui brillait alors de tous ses feux puisque, cette même année 1952, Kelly et Donen y signaient Chantons sous la pluie. Nostalgie... Marianne Spozio, 2008.


LE CONVOI DE LA PEUR

Sorcerer

de William Friedkin, 1977, US, 2h01, Couleurs

avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal, Amidou


RÉSUMÉ : Un terroriste arabe, un financier français indélicat et un petit gangster américain, exilés volontaires en Amérique du Sud, se proposent pour un convoyage dangereux… (Remake du Salaire de la Peur).


POINT DE VUE : Trois hommes de nationalités différentes, un gangster américain, un banquier français et un terroriste palestinien, chacun recherché par la police de son pays, s’associent pour conduire un chargement de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine, afin de stopper l’incendie d’une exploitation pétrolière. La cargaison hautement explosive est uniquement transportable par voie routière, expédition qui relève de la mission suicide. Mais les trois aventuriers ont désespérément besoin d’argent pour quitter ce lieu infernal... Un quatrième homme (Francisco Rabal), tueur à gages lui aussi en fuite, les rejoint au dernier moment dans ce dangereux périple. 

Ce prétendu remake a acquis une réputation exceptionnelle au fil des ans, au même titre que trois autres nouvelles versions modernisées de grands films classiques d’abord méprisées ou incomprises lors de leurs sorties au début des années 80, aujourd’hui admirées par les amateurs de cinéma : The Thing de John Carpenter, La Féline de Paul Schrader et Scarface de Brian De Palma. Trois cinéastes qui s’engouffrent dans la violence et le pessimisme le plus total comme Friedkin avant eux. 

Mais Le Convoi de la peur, qu’on a le droit de préférer au film de Clouzot demeure un cas à part dans l’histoire mouvementée du Nouvel Hollywood. 

Ce récit d’aventure moderne sur le thème du destin et de la dualité au cœur de chaque être humain (« personne n’est quelque chose et rien de plus » – « No one is just anything » est prononcé au début du film dans l’épisode parisien, comme une sentence éclairant ce qui va suivre) dresse aussi, à la différence du film de Clouzot, le tableau géopolitique d’un monde qui bascule dans le chaos, régi par des forces opaques – mafieuses, financières et politiques qui broient les individus, leur interdisant toute forme de salut. 

Fascinant, éprouvant pour les nerfs et magnifiquement interprété par Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal et Amidou, Le Convoi de la peur connut un des tournages les plus compliqués de l’histoire du cinéma avant d’accéder au statut de chef-d’œuvre maudit. 

Il s’agit sans doute du film le plus passionnant de Friedkin et d’un titre majeur du cinéma américain contemporain. L’hyperréalisme cher à l’auteur de French Connection, le goût du cinéaste pour les ambiances à la fois cauchemardesques et documentaires, débouchent dans Le Convoi de la peur sur des images criantes de vérité (aucun trucage) et en même temps proches de l’hallucination, grâce au montage, à l’investissement physique des comédiens et à la musique obsédante du groupe de rock progressif allemand Tangerine Dream. Olivier Père, 2014.

LA FUREUR DE VAINCRE

Fist of Fury

de Lo Wei, 1972, Hong Kong, 1h40, Couleurs

avec Bruce Lee, Nora Miao, James Tien


RÉSUMÉ : Chen Chen, élève d’une école de kung-fu, affronte les dirigeants japonais d’une école de karaté qu’il tient pour responsables de la mort de son maître.


POINT DE VUE : Seconde apparition sur les écrans français, après Big Boss, de l’américain chinois Bruce Lee, le héros le plus populaire des salles de cinéma de l’Asie du Sud-Est. La Fureur de vaincre magnifie le style furieux du personnage et la rage d’un jeu très physique, parfois aux limites de l’hystérie. Le réalisateur Lo Wei, qui apparaît dans un rôle secondaire, montre avec Big Boss et La Fureur de vaincre qu’il est un des réalisateurs les plus efficaces dans le genre par la fusion remarquable qu’il opère entre les nécessités du film de « boxe » et une certaine tradition américaine.

D’autre part il est le scénariste de son film, comme il était celui de Big Boss. Mais ici, tout en respectant les normes du genre (thématique composant avec l’affrontement d’écoles rivales et de techniques de combat, organisation du récit permettant insertion et progression dramatique de séquences violentes, etc…), il s’éloigne notablement des schémas passe-partout que l’on décèle aisément dans une vingtaine de films de Hong Kong sortis en 1973.

Tout d’abord - et contrairement aux habitudes - les événements sont soigneusement situés et datés, et l’époque retenue détermine l’expression d’une forme de nationalisme conscient et explicite. Le héros entre en fureur lorsqu’il découvre dans la concession britannique un panneau interdisant l’entrée d’un jardin public « aux Chinois et aux chiens ». L’ennemi maléfique est le Japonais, mais il est plus que déloyal et criminel : c’est un occupant, qui impose sa loi par la politique et manipule la police locale. On s’éloigne donc des oppositions simplistes habituelles et de la xénophobie immédiate et naïve. Et pourtant les codes et conventions sont respectés, sinon renforcés comme le montre le traitement du thème de l’école de kung-fu. Les archétypes subsistent mais on leur attribue un sens clairement exposé : il s’agit de discipline morale autant que physique, d’arts martiaux à préserver et à développer pour le jour où la défense de la Patrie exigera l’action (« Nous n’avons jamais eu l’occasion de défendre notre drapeau, nous essaieront dans quelque temps »).

Le film ne manque pas, par ailleurs, des recettes habituelles, d’ailleurs plutôt mieux exploitées, ni de « gags » (rarement comiques, mais on peut voir le Russe planter des clous avec le poing), ni de gadgets : Bruce Lee s’y montre virtuose dans le maniement du nuchaku, sorte de petit fléau de combat. Et bien sûr, film d’action il l’est pleinement avec une influence très sensible du cinéma américain des années quarante, d’ailleurs mieux assimilée que dans Big Boss. Influence peut-être à l’origine d’un dénouement déviant, exprimant une morale romantique et qui aurait été demandé par Bruce Lee lui-même. D.S., Image et Son 288_289, 1973.


BLACK BOOK

Zwartboek

de Paul Verhoeven, 2006, Allemagne/Pays-Bas/Belgique, 2h25, Couleurs

avec Carice van Houten, Sebastian Koch, Jacques-André Bertrand, Halina Reijn


RÉSUMÉ : Les Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale. Rachel Stein, jeune chanteuse, est obligée de se cacher à la campagne parce qu'elle est juive. Quand la maison où elle logeait explose, la jeune femme accepte l'offre d'un résistant et embarque en compagnie de sa famille et d'autres juifs sur une barge qui doit leur permettre de traverser la frontière. Mais l'embarcation est interceptée par l'armée allemande, qui fusille tout le monde. Rachel est la seule survivante. Quelque temps plus tard, elle parvient à prendre contact avec le général Kuipers qui, sous une couverture anodine, gère un réseau de résistants. La première mission de Rachel, désormais appelée Ellis de Vries, la pousse dans les bras de Ludwig Müntze, un o$icier SS. Tous deux tombent vite amoureux... 


POINTS DE VUE : À Hollywood, il avait su distraire (avec Robocop, Basic Instinct), mais n'était finalement pas entré dans le moule (à cause des plus tordus Starship Troopers ou Hollow Man). Sa carrière était au point mort. Alors Paul Verhoeven est rentré chez lui, aux Pays-Bas, pour y tourner une superproduction à l'échelle européenne, un film de guerre qui a tout pour faire vibrer le public, et a aussi du caractère. Voilà la belle histoire de ce Black Book, revanche d'un cinéaste qui, à 68 ans, refuse qu'on l'enterre et, ici, ne quitte pas des yeux une jeune femme acharnée à vivre. Une profonde noirceur habite ce Black Book bien nommé. Tout y est traîtrise, mensonge. Plus que la cruauté de la guerre, Verhoeven montre celle des individus, qui veulent tirer profit de l'horreur. Son héroïne même, avec toute sa générosité, est une individualiste qui sauve sa peau armée de sa propre morale : elle ne devient jamais une allégorie des martyrs de la Shoah, ni même des survivants. Elle est à part, unique et seule. Son étonnant destin donne matière à un film feuilletonesque au charme presque rétro. 

Quand les cinéastes d'aujourd'hui abordent les films de guerre avec l'obsession du réalisme, Verhoeven ne craint pas de s'en tenir aux atouts de toujours : une histoire forte, des comédiens qui séduisent, des décors efficaces. Tantôt passe un parfum de série B, tantôt c'est un lyrisme sombre à la Visconti qui domine. L'ensemble compose un style unique, et reflète un appétit de cinéma qui fait plaisir à voir. Télérama, 2011.

Sadique ! On peut avoir envie de hurler cela devant un film de Paul Verhoeven. L'homme qui popularisa l'usage du pic à glace dans les relations intimes (Basic Instinct), qui envoya de gentils soldats du futur se faire mettre en charpie par des insectes géants (Starship Troopers), et Isabelle Huppert se faire violer et tabasser par un détraqué masqué (Elle). Dans Black Book, le film du retour dans sa Hollande natale après l'aventure hollywoodienne, Verhoeven convoque les horreurs de la Seconde guerre mondiale pour faire subir des avanies à une jeune femme juive, qui, après avoir réchappé à un massacre, s'engage dans la résistance, s'éprend de l'officier SS qu'elle devait espionner et se retrouve rejetée de toutes parts, haïe par les Allemands comme par les Hollandais. Un véritable acharnement sur cette pauvre Rachel, interprétée avec une grâce tenace par Carice van Houten, aujourd'hui connue pour ressusciter les morts dans Game of Thrones

Des films de guerre, on retient toujours, au bout du compte, la victoire, la revanche, le sursaut de liberté, de paix, la renaissance de l'espoir. Dans Black Book, on va de défaites en défaites et l'horreur est sans fin. Pour Verhoeven, cette noirceur n'est pas celle de l'Histoire, du cours des événements qu'on peut espérer inverser, qu'on se doit de changer pour échapper à la catastrophe. C'est la noirceur, indélébile, de l'être humain. Prêt à se repaître du malheur de son prochain, capable d'abominations. Une vision qui, dans Black Book, dont le scénario s'inspire de faits réels, fait ressortir, comme rarement au cinéma, la virulence assassine de l'antisémitisme – pas seulement celui des Nazis car les Hollandais de la résistance ne sont certainement pas, ici, des anges rédempteurs. Si le film est réalisé avec un certain classicisme formel, et un sens du récit qui doit beaucoup au séjour de Verhoeven à Hollywood, sa tonalité accusatrice détonne radicalement : aucun héroïsme ne réchappe à ce spectacle de la guerre où pullulent les bassesses, les trahisons et les mensonges. 

La charge pourrait être facile, déplaisante, complaisante. Mais cette noirceur n'est pas seulement dénoncée, étalée au grand jour, elle est accueillie, finalement, avec une certaine philosophie, une forme de sagesse consolatrice. Verhoeven, qui s'est souvent dit fasciné par la figure du Christ et voulait tourner une vie de Jésus, met l'être humain à nu, regarde ce qu'il a de plus désespérant, mais ne désespère jamais. Comment l'héroïne de Black Book peut-elle survivre, noyée dans des excréments, enfermée vivante dans un cercueil ? Ce qui la sauve, c'est qu'elle n'a jamais honte. Comme la femme violée que joue Isabelle Huppert dans Elle, plus forte que l'affront parce qu'elle l'affronte sans le cacher, sans s'en sentir dégradée. Il n'y a pas de honte à être humain et à subir la violence dont l'humain est fait. Il n'y a pas de honte à s'en remettre. Face au sadisme de cette espèce qui est la nôtre, la sienne, Verhoeven en appelle à une résistance ultime, qui arrive après l'irréparable. Au-delà du Bien, du Mal et du pardon, au-delà de toutes les humiliations, il y a encore l'Homme. Et, en l'occurrence, chez lui, la femme. Qui s'en sort. Frédéric Strauss, 2016.

Black Book marque le grand retour de Verhoeven en Hollande 23 ans après Le Quatrième Homme, le dernier film qu’il avait réalisé dans son pays natal avant son départ pour une carrière internationale et son installation aux Etats-Unis. 

Mécontent de Hollow Man et des projets qui lui étaient proposés à Hollywood, où sa situation était devenue délicate depuis le désastre commercial de Showgirls, Verhoeven décide que le moment était venu de rentrer en Europe et de se consacrer à un film plus personnel et ambitieux qui lui permettrait de renouer avec la veine historique et romanesque de Soldier of Orange (1977), avec une approche du sujet aussi audacieuse et provocante que possible. Ce sera Black Book, qui scelle aussi les retrouvailles avec le vieux complice de ses débuts, Gerard Soeteman, qui avait accumulé une vaste documentation sur l’occupation nazie de la Hollande depuis l’écriture de Soldier of Orange

Black Book s’inspire d’une histoire vraie pour proposer un haletant thriller d’espionnage et un magnifique portrait de femme dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Rachel (génialement interprétée par Carice van Houten) est sans doute la plus belle héroïne du cinéaste qui a souvent mis au cœur de ses films des femmes en péril, obligées d’user de leurs charmes mais aussi de leur courage et de leur intelligence (il n’y a pas que l’instinct et les pulsions primitives chez Verhoeven) pour survivre dans un environnement dangereux : Katie Tippel, La Chair et le sang, Showgirls... et dernièrement Elle

Rachel, jeune fille juive qui échappe plusieurs fois à la mort, doit changer d’identité et d’apparence physique, frayer avec ses ennemis en évoluant dans l’entourage de l’occupant nazi, espionne au service de la résistance hollandaise. Malgré ses masques et ses mensonges elle demeure tout au long du film d’une totale intégrité morale tandis que la corruption, la trahison et la violence règnent autour d’elle, y compris dans les rangs des résistants qui recèlent un traître diabolique. Verhoeven est tout sauf un cinéaste manichéen et Black Book n’occulte en rien les zones d’ombres les plus dérangeantes de l’Histoire, l’ambigüité des comportements, les grandeurs et les faiblesses des hommes qui se révèlent dans les situations extrêmes. Le retour au réalisme et le souci de la reconstitution historique s’accompagnent pour Verhoeven d’une mise en scène et d’un sens du récit plus brillants que jamais. Le cinéaste se souvient des leçons du cinéma d’Alfred Hitchcock, notamment ses films d’espionnage anglais des années 30, et livre dans Black Book plusieurs scènes de suspense anthologiques, jouant en permanence avec les émotions des spectateurs avec des va-et-vient entre l’ironie, la tragédie et l’angoisse. Un chef-d’œuvre. Olivier Père, 2016.

LES AVENTURIERS DE L’ARCHE PERDUE

Raiders of the Lost Ark

de Steven Spielberg, 1980, US, 1h56, Couleurs

avec Harrison Ford, Karen Allen, Wolf Kahler….


RÉSUMÉ : Dans les années 30. Indiana Jones, un athlétique professeur d'archéologie, n'hésite pas à parcourir le monde à la recherche de fabuleux trésors dont il fait don à son université. De retour d'Amérique du Sud où Belloq, son principal concurrent, s'est joué de lui, il est contacté par les services secrets, qui le chargent d'une mission : court-circuiter les agents du IIIe Reich qui, avec l'assistance de Belloq, sont à la recherche de l'Arche d'alliance contenant les Tables de la Loi reçues par Moïse. Indiana s'envole pour le Népal, où réside la fille du professeur Ravenwood, la belle Marion qui, non contente d'être son amour perdu, est surtout l'heureuse dépositaire d'un bijou essentiel pour localiser l'Arche... 


POINTS DE VUE : Comme le dit le slogan publicitaire, c’est « le retour de la Grande Aventure ! ». Ce genre n’était plus fréquenté depuis les années 50 lorsque le duo Lucas-Spielberg entreprit de le ressusciter avec tout le faste qu’il mérite. L’importance du budget a permis la réalisation spectaculaire d’un scénario qui pastiche intelligemment ses constantes, et restitue le suspense d’antan, non sans la distance rafraîchissante de l’humour. Gérard Lenne, 1995.


Au plus profond d’un sanctuaire oublié, une Arche abrite les Tables de la Loi. Celui qui la possédera aura le pouvoir absolu... Dans les années 1930, cette légende intéresse autant les archéologues nazis que leur adversaire : l’intrépide, l’increvable, l’incorruptible Indiana Jones, avec son fouet, son cuir et son chapeau. 

Avec ses folles tribulations, son charme pince-sans-rire, Harrison Ford conjugue au triple galop l’action et la satire, le suspense et le conte fantastique. 

Steven Spielberg orchestre cette première rencontre avec Indy comme une fête foraine, grouillant d’attractions formidables. Cécile Mury, 2021.

LES CROIX DE BOIS

de Raymond Bernard, 1932, France, 1h50, Noir et Blanc

avec Pierre Blanchar, Charles Vanel, Gabriel Gabrio


RÉSUMÉ : Durant la Grande Guerre, les rudes réalités de la vie des tranchées remplacent bien vite les illusions d’un jeune homme qui vient de s’engager et qui trouvera la mort.


POINTS DE VUE : Comme son titre l’indique le film est tout entier voué à la mémoire des morts, les anonymes et les sans-grades, tous les « poilus » qui n’obtinrent qu’une croix de cimetière en guise de médaille militaire. 

Hanté par le souci d’authenticité, par respect pour les soldats, le film bénéficia de moyens considérables mais développa surtout de nouvelles techniques sonores – nous sommes au début du parlant – pour retranscrire avec le plus de réalisme possible le fracas des combats et des explosions, ou le bruit régulier et angoissant des souterrains que les allemands creusent sous les tranchées françaises, grâce à des trouvailles révolutionnaires pour l’époque d’enregistrement et de mixage des sons. Raymond Bernard emploiera aussi des vétérans de la guerre de 14-18 plutôt que des soldats inexpérimentés fournis par l’armée française pour les rôles secondaires et la figuration. Les deux acteurs principaux du film, Pierre Blanchar et Charles Vanel, avaient combattu pendant la « Grande guerre ». Félicité pour sa bouleversante scène d’agonie, Charles Vanel aurait dit : « pour ce film il n’y a pas besoin de jouer, il suffit de se souvenir... » 

Les Croix de bois s’attache aux destins de différents soldats du même bataillon, rejoint par un soldat idéaliste, étudiant en droit, Demarchy (Pierre Blanchar). Le jeune engagé découvre avec les spectateurs le quotidien des soldats qui passent parfois de longues semaines avant de tirer un seul coup de fusil. 

Raymond Bernard filme alors le froid, l’attente, l’ennui mais aussi la camaraderie qui règnent dans les tranchées, décrivant un groupe de caractères humains issus des différentes couches populaires de la société française de l’époque : ouvriers, paysans ou commerçants, menés par le caporal Breval (Charles Vanel), pâtissier dans le civil, aimé par ses hommes pour son courage et sa droiture. 

La mise en scène de Bernard, très expressive, regorge d’images frappantes dans un contexte réaliste, comme lorsque les soldats interrompent soudainement un moment de liesse pour se recueillir devant un cortège de brancardiers revenant du front et transportant des cadavres. 

La violence des combats succède au calme avec une deuxième partie consacrée à une interminable bataille (« dix jours » martèle une succession de cartons) au cours de laquelle nos amis soldats perdront presque tous la vie, sous un déluge interrompu d’obus et de mitraille. Le film prend une dimension allégorique lorsque le combat se poursuit dans un cimetière, les vivants et les morts se mêlant dans la boue et les tranchées creusées entre les tombes. 

Demarchy finira par perdre la plupart de ses camarades, mais aussi ses idéaux dans cette boucherie où les fantassins servent de chair à canon et sont sacrifiés par le haut commandement. Les Croix de bois est sans nul doute le meilleur film jamais réalisé sur la Première Guerre Mondiale, et c’est aussi le plus formidable pamphlet antimilitariste produit par le cinéma, nous permettant de comprendre l’enfer enduré par les soldats dans les tranchées. Raymond Bernard est un très grand cinéaste dont la filmographie est à redécouvrir et qui a réalisé plusieurs chefs-d’œuvre dans les années 30, parmi lesquels Les Misérables (génial) et ces Croix de bois qui rivalisent en force et en émotion avec l’art de John Ford. Nul lyrisme déplacé, mais un sens implacable de la dramaturgie et de la mise en scène qui place l’homme au cœur du film et de son propos. Olivier Père, 2014.

Un étudiant idéaliste est prêt à en « découdre » avec les Allemands. Le front lui offre bien des désillusions : la faim, le froid, la peur, et l'impitoyable boucherie d'un combat qui fera, certes, reculer l'ennemi, mais qui décimera le régiment français. 

En évoquant la triste vie des poilus dans les tranchées des plaines de Champagne, Les Croix de bois, réalisé huit ans avant la Seconde Guerre mondiale, se voulaient un plaidoyer contre la guerre. Le cinéaste, qui s'inspirait du livre de Dorgelès (prix Femina en 1919), a voulu avant tout jouer la carte du réalisme et de la reconstitution scrupuleuse. Il filme au plus près la lassitude des soldats, puis leur déconfiture, la guerre des nerfs avec l'ennemi, puis la violence qui lui succède. 

Quelques fausses notes dans ce vibrant document d'actualités : le jeu de Pierre Blanchar, emphatique, et un symbolisme outrancier qui paraît aujourd'hui définitivement kitsch. Marie-Elisabeth Rouchy, 2014.

LE COMTE DE MONTE-CRISTO

de Robert Vernay, 1954, France, 3h08, Couleurs

avec Jean Marais, Lia Amanda, Roger Pigaut, Daniel Ivernel


RÉSUMÉ : Marseille, en 1815. Accusé à tort de bonapartisme, arrêté le jour même de ses noces, Edmond Dantès entame un interminable séjour derrière les murs du château d'If. Ses accusateurs - son rival en amour, Fernand Mondego, et son rival en affaires, Danglars - sont bien décidés à tirer profit de son absence. Son emprisonnement sert également les vues politiques d'un jeune et ambitieux magistrat, monsieur de Villefort. Après 18 ans de cachot et de souffrances, Dantès, soutenu par son voisin de misère, l'abbé Faria, parvient à s'évader et à s'emparer du fabuleux trésor de l'île de Monte-Cristo... 


POINTS DE VUE : La première version en couleurs (hélas disparues aujourd’hui, le procédé ayant viré) des aventures du bagnard Edmond Dantès. Luxueux et attrayant. Dictionnaire des films, 1995.


Le soir de ses noces, Edmond Dantès est injustement envoyé en prison. Mondego, qui l’a dénoncé, le fait passer pour mort et épouse sa cousine... 

Cette adaptation de Dumas est la seconde de Robert Vernay, qui s’illustra par quelques nanars. L’interprétation de Jean Marais est moins fielleuse que celle de son prédécesseur, Pierre Richard-Willm, en 1942, mais assez flamboyante pour masquer la mièvrerie de ses consœurs. À condition de réviser son histoire de France (le complot bonapartiste apparaît ici comme un écheveau inextricable), on peut s’amuser à montrer aux enfants cette adaptation consensuelle d’un grand classique de la littérature. Marine Landrot, 2020.

RUNAWAY TRAIN

d’Andreï Konchalovsky, 1985, US, 1h51, Couleurs

avec Jon Voight, Eric Roberts, Rebecca De Mornay


RÉSUMÉ : Deux évadés d’un pénitencier montent dans un train, mais le conducteur de celui-ci meurt et le convoi fou poursuit sa route…


POINTS DE VUE : Dans la série « thriller sur rail », on a pu voir, récemment, le sanglant Dernier Train pour Busan, avec zombies coréens survitaminés enfermés dans un TGV local. Il y a plus de trente ans, le réalisateur russe Andrei Konchalovsky reprenait un scénario écrit par Akira Kurosawa, avec un train fou et sans morts-vivants affamés, mais avec deux fugitifs plus morts que vifs. Manny et Buck se sont échappés d'une prison de haute sécurité où ils étaient traités comme des bêtes sauvages par un chef nazillon. 

Dès le début, dans les coursives de la prison où gronde la révolte, Konchalovsky crée un univers déshumanisé, où les exclus grognent plus qu'ils ne parlent. Une ambiance de fin du monde qui ne fera qu'empirer : les fuyards se cachent dans un train dont le conducteur est foudroyé par une crise cardiaque. Le convoi s'emballe, impossible d'arrêter sa course folle. Comme dans Snowpiercer, de Bong Joon-ho, cette fuite en avant est aussi inexorable que métaphorique. Fonçant dans l'hiver éternel de l'Alaska, le train, au gré des obstacles qu'il rencontre, se transforme en bête fantastique, monstre surpuissant à la gueule métallique effrayante qui dévore le décor. Jon Voight, halluciné, ne fait qu'un avec la locomotive, et devient le symbole d'une humanité vouée à sa perte, confrontée à sa propre bestialité. Anne Dessuant, 2016.

C’est sans doute l’un des meilleurs films d’action jamais réalisés, et on ne s’en était pas rendu compte immédiatement. Il faut dire qu’au moment de sa sortie, malgré une sélection officielle au Festival de Cannes, Runaway Train (1985) avait souffert de la mauvaise réputation de ses producteurs, Menahem Golan et Yoram Globus, pourvoyeurs de séries B et récupérateurs de cinéastes prestigieux sur le déclin, jamais pris au sérieux par la critique. Au final et avec le recul, Runaway Train est sans doute le meilleur film jamais produit par la Cannon, l’accomplissement du fantasme des cousins Golan-Globus : concilier le cinéma d’auteur, les projets artistiques les plus fous et l’action « hard boiled » comme Hollywood ne savait déjà plus en faire, ces trois objectifs miraculeusement réunis dans le même film. Dès le départ Runaway Train n’était pas une production comme les autres. Il y eut d’abord un scénario d’Akira Kurosawa, inspiré d’un fait-divers pour un film américain qui devait être tourné dans l’Etat de New York au début des années 70, avec Henry Fonda et Peter Falk dans les rôles principaux. Le projet dut être abandonné par le réalisateur japonais en partie à cause de conditions de tournage trop difficiles. On ne sait par quel tour de magie le scénario atterrit dans les mains de la Cannon une dizaine d’années plus tard, partiellement réécrit par Edward Bunker, fameux romancier taulard qui tient aussi le rôle du frère de Manny sous les verrous, au début du film. Spécialiste de l’univers carcéral pour avoir purgé de nombreuses peines, notamment dès l’âge de 17 ans à San Quentin (l’une des prisons les plus dures des Etats-Unis), Bunker est sans doute pour beaucoup dans l’ajout d’un long prologue situé dans un pénitencier perdu en plein désert glacé de l’Alaska, véritable enfer sur terre dans lequel un directeur fasciste règne sur une meute de criminels presque aussi dangereux que lui. La violence et la folie de cette introduction mettent la barre très haut, et Runaway Train ne descendra jamais de ces cimes extrêmes. Jon Voight interprète Manny, un voleur de banques multirécidiviste devenu un dieu vivant pour les autres détenus, en raison de son insoumission et d’une volonté surhumaine qui lui a permis de résister à plusieurs séjours en cellule d’isolement, dans un bras de fer permanent avec le directeur de la prison, le sadique Ranken (John P. Ryan.) « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort » est le crédo nietzschéen de Manny, joué par un Jon Voight méconnaissance et halluciné, plus proche du loup enragé que de l’être humain. Konchalovsky dans ces premières séquences dantesques et bourrées jusqu’à l’explosion de testostérone marche sur les plates-bandes de Sam Peckinpah et John Milius, et même de Kubrick avec ces travellings arrière de matons suréquipés évoluant dans des couloirs saccagés par une révolte de prisonniers, et ces visages grimaçants et défigurés par la haine tout droit sortis d’Orange mécanique ou Full Metal Jacket. Le plan d’évasion de Manny, accompagné de Buck, un jeune acolyte un peu demeuré, condamné pour viol (Eric Roberts, dans un numéro hystérique et survolté), réussi au prix d’un combat contre le froid glacial, conduit les deux hommes dans une gare où ils montent à bord d’un train de marchandises. Ils ignorent encore que le conducteur de la locomotive est tombé de son engin, victime d’un malaise cardiaque, et que le train fou, monstre de ferraille, Leviathan sur rail, fonce vers une mort certaine pour ses infortunés voyageurs. 

Runaway Train se transforme alors en huis-clos à grande vitesse avec de nouveaux défis d’endurance physique et morale pour Manny, décidé à enrayer l’inéluctable catastrophe ferroviaire, et échapper à Ranken, parti en hélicoptère à la poursuite des fugitifs. Pas un seul moment de répit, et un affrontement psychologique titanesque entre Manny et Buck, rejoints par une jeune femme mécanicienne qui ose prier Dieu dans cette situation extrême, tandis que Manny a toujours appris à ne compter que sur lui-même, prêt à tout pour parvenir à ses fins, y compris à sacrifier ses compagnons. « Etes-vous une bête ? lui demande- t-elle devant ses crises de violence. Pire que ça, un homme ! » répond Manny. 

Ce dualisme entre la bestialité et l’humanité au cœur du film et du personnage de Manny est explicité par le carton final et la citation de Shakespeare sur fond de Vivaldi : « La bête la plus féroce connaît la pitié. Je ne la connais pas, et ne suis donc pas une bête. » 

Cette citation de « Richard III » avait déjà donné son titre au premier roman de Bunker « Aucune bête aussi féroce », adapté au cinéma par Ulu Grosbard en 1978 (l’excellent Le Récidiviste.) 

Runaway Train, chef-d’œuvre des années 80 a depuis gagné ses galons de classique « bigger than life », comptant des admirateurs de plus en plus nombreux au fil des ans (parmi lesquels Marlon Brando). 

La seule réserve que l’on pourrait exprimer au sujet de Runaway Train concerne les passages dans le centre de contrôle ou une poignée de zigotos s’agite devant des moniteurs vidéo pour tenter d’arrêter le train ou d’éviter des collisions. Des scènes dignes d’un mauvais téléfilm catastrophe qui viennent rompre avec le reste de la direction artistique, sans parler de l’incroyable tension dramatique à bord de la machine et la proximité constante du spectateur avec les deux évadés, qui souffre et se bat avec eux. 

Comme si Golan et Globus n’avaient pas pu s’empêcher de renouer avec leur penchant pour les réalisations caricaturales, soucieux de dénaturer un projet unique en voulant le rendre plus conventionnel – ils n’y sont heureusement pas arrivé – alors que le reste du film est splendidement photographié et mis en scène. 

On ne connaît pas bien le reste de la filmographie de Konchalovsky qui après trois classiques réalisés en URSS (Le Premier Maître, Le Bonheur d’Assia, Sibériade) choisit l’exil comme son ami Tarkovski et partit travailler aux Etats-Unis, d’abord sous contrat avec la Cannon (quatre films), puis poursuivant une carrière erratique entre Hollywood, l’Europe et finalement le retour en Russie. Mais Konchalovsky s’est surpassé avec Runaway Train, sans doute motivé par une histoire inventée par l’un des plus grands cinéastes mondiaux et offrant à un récit d’aventure des dépassements physiques et philosophiques exceptionnels, et une réflexion sur la liberté individuelle et la lutte contre le totalitarisme. Le fait que l’action se déroule en Alaska – « l’Amérique russe » – rend encore plus pertinente l’implication de Konchalovsky dans un tel projet, allégorie à peine voilée des goulags sibériens perdus dans les immensités glacés et réduisant des hommes à l’état d’animaux. Olivier Père, 2013.

BULLET TRAIN

de David Leitch, 2022, Japon/US, 2h06, Couleurs

avec Brad Pitt, Zazie Beetz, Michael Shannon


RÉSUMÉ : Un tueur à gage se retrouve en mission dans le train le plus rapide du monde, au Japon, en compagnie d'autres assassins ayant le même but que lui.


POINT DE VUE : Ancien cascadeur devenu spécialiste du cinéma d’action déjanté et décalé, le réalisateur de Deadpool 2 a mis du style dans son moteur. Adaptation d’un polar de l’écrivain Kotaro Isaka, Bullet Train tire le meilleur profit de son exotisme japonais : une énergie de manga emporte ce film coloré et graphique qui se joue presque entièrement à bord d’un TGV du réseau Shinkansen, un modèle de fantaisie inspiré par le véritable Hayabusa, le plus rapide de tous. À bord prennent place un tueur à gages surnommé Coccinelle, les flingueurs Citron et Mandarine, la jeune Prince, fille de la Mort Blanche, chef russe d’un gang de yakuzas, et aussi le Loup et le Frelon, tous en mission élimination... Des personnages que le scénario distribue comme des cartes à jouer, dans une grande partie où le spectateur sera bien servi. 

Toutes les leçons du meilleur cinéma de divertissement ont été retenues, notamment celles de Tarantino lorsqu’il maniait le sabre nippon (Kill Bill), et celles dispensées sur des rails fous par les visionnaires coréens aux commandes de Snowpiercer et Dernier Train pour Busan. S’il n’invente rien, David Leitch se révèle doué pour orchestrer la surenchère : comme pris de vitesse, son Bullet Train se mue en un film catastrophe, tout en démêlant avec un plaisir acrobatique les fils d’une intrigue burlesquement labyrinthique. Destinée à rendre le spectacle juvénile et sympathique, l’habituelle distanciation comique trouve ici un interprète d’exception en Brad Pitt. Dans le rôle de Coccinelle, l’acteur s’amuse comme un gamin et se bat comme un héros, toujours risible, toujours crédible. Un numéro de première classe. Frédéric Strauss, 2022.

RAN

d’Akira Kurosawa, 1985, Japon, 2h43, Couleurs

avec Tatsuya Nakadai, Akira Terao, Mieko Harada


RÉSUMÉ : A la fin du XVIe siècle, dans le Japon féodal. Le clan Ichimonji, l'un des plus puissants du pays, est dirigé d'une main de fer par le vieil Hidetora. Sentant la lassitude le gagner, Hidetora décide de laisser le pouvoir à ses trois fils, Taro, Jiro et Saburo. Le partage se fait selon un rituel précis... 


POINTS DE VUE : Le film de Kurosawa, par sa mise en scène qui prend « le point de vue du ciel », comme il le dit lui-même, annonce un changement : peut-être la fin du cinéma, peut-être son renouveau dans un art indifférencié, impersonnel et « cosmique ». La nouveauté du point de vue de Kurosawa, extérieur aux choses et aux gens qu’il « égalise », est telle que son recours à un drame classique et « connu » semble superflu, tant la mise en scène dé-dramatisée et géométrique « dépasse » le propos dramatique et humaniste. Stéphan Krezinski, 1995.


Akira Kurosawa était fasciné par l'histoire de Motonari Mori, chef de guerre du XVIe siècle, légendaire au Japon pour avoir su transmettre sa fougue, son courage, mais aussi sa sagesse à ses descendants. La genèse de Ran répond à cette interrogation : quel aurait été l'avenir de la famille Mori si les fils s'étaient opposés à leur père et s'étaient déchirés ? 

Le projet, l'un des plus ambitieux du réalisateur des Sept Samouraïs, va ainsi glisser de la fresque médiévale à la tragédie shakespearienne via une adaptation exemplaire du Roi Lear. Kurosawa transforme les filles de la pièce en fils, développe des thèmes seulement esquissés par le dramaturge anglais (notamment la responsabilité du vieux monarque dans la folie autodestructrice de ses enfants), fusionne certains personnages secondaires et en imagine d'autres, saisissants — comment ne pas être impressionné par l'impitoyable Kaede, qui évoque autant lady Macbeth que la femme-serpent du théâtre kabuki ? 

Les pentes du mont Fuji deviennent la scène d'un théâtre de bruit et de fureur, où les passions humaines conduisent inexorablement à la désolation. Les cadavres criblés de flèches s'entassent, un amputé tient son bras coupé avec sa main valide, les servantes se poignardent par fidélité envers leur seigneur et maître déchu (Tatsuya Nakadai, dont le jeu réussit la synthèse du réalisme occidental et de la stylisation du théâtre nô). Kurosawa organise ce chaos (ran, en japonais) en peintre du clair-obscur et du rouge sang qui connaît son Caravage et son Paolo Uccello sur le bout du pinceau. Et le spectacle de l'horreur devient œuvre d'art. Samuel Douhaire, 2014.

Le film de Kurosawa – qui avait déjà adapté Macbeth dans Le Château de l’araignée en 1957 – évoque la trame du Roi Lear, mais cette similitude n’apparut à Kurosawa qu’au cours de l’écriture. Le point de départ du projet était basé sur des événements historiques réels. Dans Ran les trois filles de Lear cèdent la place à trois fils d’un seigneur affaibli par la vieillesse, dans le Japon du XVIème siècle. Ran signifie « chaos », résultat final de divergences familiales qui vont conduire à une terrible guerre de clans. La beauté visuelle de Ran n’éclipse jamais la noirceur crépusculaire de son propos, condamnation sans appel de la folie meurtrière et de l’ivresse du pouvoir qui s’empare inexorablement des hommes. Ran est une fresque somptueuse que Kurosawa considérait comme son chef-d’œuvre, l’accomplissement d’une vie de cinéaste. Ran impressionne du début à la fin. On a pourtant le droit de lui préférer les moins solennels Sept Samouraïs, Chien enragé ou Dode’s Kaden. Son film précédent, Kagemusha (Palme d’or à Cannes), également situé dans le Japon féodal, n’était selon Kurosawa qu’une esquisse de Ran, qui nécessita des années de préparation et des moyens considérables. Le soin apporté aux costumes et aux décors est exceptionnel. Les batailles, muettes ou accompagnées de musique, sont des sommets de mise en scène, au même titre que les images inaugurales qui marient cinéma, dessin et peinture. Kurosawa avait pu réaliser Dersou Ouzala grâce aux capitaux soviétiques, Kagemusha grâce à la Twentieth Century Fox et le soutien de deux admirateurs américains, George Lucas et Francis Ford Coppola. Ran fut la première coproduction entre la France et le Japon, et il faudra l’obstination de Serge Silberman (producteur des films français de Buñuel, entre autres) pour mener à bien cette entreprise titanesque. Olivier Père, 2016.

HUGO CABRET

de Martin Scorsese, 2011, GB, 2h06, Couleurs

avec Asa Butterfield, Ben Kingsley, Sacha Baron


RÉSUMÉ : En 1931, Hugo Cabret, un petit orphelin de 12 ans, vit dans les combles de la gare Montparnasse, à Paris. Il occupe ses journées à en remonter les horloges. Mais son rêve secret est ailleurs. Son père lui a laissé un curieux automate inachevé qu'Hugo voudrait voir fonctionner. Il lui manque une pièce essentielle, une clef en forme de coeur. Sa quête n'empêche pas Hugo de se lier avec une autre orpheline, Isabelle, dont s'occupe un vieil homme, vendeur de jouets dans un des magasins de la gare. Hugo découvre que, même s'il n'en parle jamais, ce vieil homme n'est pas n'importe qui. Il s'agit de Georges Méliès, le premier cinéaste de fiction du monde, tombé dans l'oubli... 


POINT DE VUE : Dans le Paris de 1931, un orphelin vit seul sous les toits d’une grande gare dont il remonte les horloges. Mais c’est surtout un étrange automate laissé par son père qui occupe le petit Hugo Cabret. Pour l’animer, une clé en forme de cœur est nécessaire. La trouver est une aventure qui le guide jusqu’au vieux marchand de jouets de la gare, homme austère au fabuleux secret... Il s’appelle Georges Méliès ! Le génial réalisateur du Voyage dans la Lune (1902) a fini ruiné. Mais ce magicien est sûrement encore capable de faire vivre un automate... 

Voilà un film qu’on reçoit comme un cadeau, une malle aux trésors. On y découvre pêle-mêle une aventure pleine de mystères dans un Paris façon Eugène Sue, l’histoire des débuts du cinématographe à travers celle de Méliès, et un grand spectacle conçu pour la projection en 3D. Le jeu de piste auquel nous sommes conviés est à la fois simple et sophistiqué : tourné vers le plaisir comme vers la connaissance, il débouche sur un hymne au cinéma, capable d’illuminer notre vie, de nous guider de la solitude à la lumière. Scorsese se fait avec brio et ferveur le porte-voix de ce message, lui qui a consacré depuis longtemps une grande partie de son travail à la mémoire du septième art et à sa transmission. Il y a là de quoi enchanter les enfants comme les cinéphiles. Télérama, 2017.

EMPIRE DU SOLEIL

Empire of the Sun

de Steven Spielberg, 1987, US, 2h34, Couleurs

avec Christian Bale, John Malkovich, Miranda Richardson


RÉSUMÉ : Shanghai, 1941. Ayant perdu la trace de ses parents fuyant les Japonais, un jeune Anglais échoue dans un camp de prisonniers où il s’organise une vie trépidante…


POINT DE VUE : En 1987, Steven Spielberg adapte au cinéma un roman semi-autobiographique de James C. Ballard. Empire du soleil retrace l’odyssée du fils d’un industriel britannique résidant à Shanghai, capturé par les soldats japonais et séparé de ses parents en 1941 après l’attaque de Pearl Harbour. David Lean avait travaillé un temps sur l’adaptation du roman de Ballard puis avait abandonné le projet, le jugeant trop proche du Pont de la rivière Kwaï. Lorsque Spielberg accepte de réaliser Empire du soleil, il entend rendre hommage à Lean, l’un de ses maîtres, en signant un grand spectacle néoclassique qui embrasse la grande Histoire au travers d’une destinée individuelle exceptionnelle. On connaît la passion de Spielberg pour la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a consacré plusieurs films, dans des registres diamétralement opposés, de la pochade autodestructrice de 1941 au solennel et réaliste Il faut sauver le soldat Ryan, en passant bien sûr par les aventures d’Indiana Jones opposé à des nazis de bandes dessinées. L’enfance est aussi un thème central dans l’œuvre de Spielberg. Il y a du Antoine Doinel dans le jeune Jim (étonnant Christian Bale), gamin curieux, dynamique et malin contraint de grandir trop vite en compagnie des adultes, en milieu hostile.

Empire du soleil représente pour Spielberg le vrai film de la maturité. Le cinéaste ne quitte pas le point de vue d’un enfant perdu qui fait l’expérience quotidienne de la mort dans un camp de prisonniers, expulsé du paradis de l’amour maternel. Avec cette histoire de survie et d’apprentissage à la Dickens, Spielberg filme aussi la fin de l’innocence de notre civilisation. Son jeune héros traverse un monde dévasté et assiste même à l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima lors d’une séquence hallucinée. Il est intéressant de constater à quel point Empire du soleil annonce La Liste de Schindler mais aussi A.I. Intelligence artificielle (deux enfants plongés dans un monde dangereux et cauchemardesque) dans la filmographie de Spielberg. Olivier Père, 2017.

SILENCE

de Martin Scorsese, 2017, US, 2h41, Couleurs

avec Liam Neeson, Andrew Garfield, Tadanobu Asano


RÉSUMÉ : Au XVIIe siècle, les jésuites Rodrigues et Garupe sont envoyés au Japon afin de retrouver le père Ferreira, leur mentor qui les a guidés sur le chemin de la spiritualité. Celui-ci se cache-t-il, a-t-il été exécuté, s'est-il marié ou alors s'est-il converti au bouddhisme ? Rodrigues et Ferreira vont devoir le découvrir, à leurs risques et périls. Sur place, c'est un choc pour eux. Ils affrontent des seigneurs féodaux qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée des deux hommes d'Eglise. Au moindre faux pas, Rodrigues et Garupe risquent de mourir noyés, brûlés ou crucifiés. C'est le sort funeste qu'ont déja subi les Japonais convertis... 


POINT DE VUE : Deux missionnaires portugais décident, en 1633, de gagner le Japon et de retrouver leur maître disparu là-bas et accusé d’avoir renié le Christ. C’est dans la plus grande clandestinité qu’ils débarquent, guidés par un pauvre hère effrayé et braillard... 

Cela faisait des années que Martin Scorsese rêvait de porter à l’écran le roman de Shûsaku Endô. Sans doute y retrouvait-il, porté à son paroxysme, le thème qui a inspiré toute son œuvre : la culpabilité. 

Silence est l’apothéose d’un cinéaste hanté par la grâce, donnée à certains presque naturellement, mais que d’autres poursuivent à jamais et en vain. Et les périls d’une foi qui, parfois, ne reflète que la vanité de celui qui la professe. C’est un film lent, ample, rongé par le doute, mais bien plus apaisé que d’habitude. Devant ces plans magnifiques, où la nature dépasse constamment les ambitions humaines, on mesure à quel point Akira Kurosawa a pu être, pour le réalisateur américain, une sorte d’ange gardien. Kagemusha et Ran sont formellement tout proches... 

La force du film vient de son humilité même. Pas un instant le cinéaste ne se veut un prosélyte du catholicisme. Au contraire, il montre ses deux prêtres étonnés, voire dégoûtés par ces villageois japonais incultes, convertis par hasard, qui réclament avec une ferveur hystérique confessions et absolutions. Et s’ils croisent la route de chrétiens qui acceptent de mourir pour leur foi, leur admiration est confrontée à l’inutilité de cette mort. Leur foi vacille... Pierre Murat, 2019.

LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN

The Fall of the Roman Empire

d’Anthony Mann, 1964, US, 3h07, Couleurs

avec Sophia Loren, Stephen Boyd, Alec Guinness


RÉSUMÉ : Sous le règne de son empereur fou Commode, Rome bascule dans l’insanité et ne peut faire face aux invasions répétées des barbares…


POINTS DE VUE : Cette superproduction est sans doute le péplum américain le plus brillant et le plus intelligent jamais réalisé ; un film fondamental. Dictionnaire des films, 1995.


L'empereur Marc Aurèle combat les Barbares aux frontières du Danube. Il est épuisé et songe à céder le pouvoir à un général loyal qui est aimé secrètement par sa fille. Mais son propre fils, avide de pouvoir, le fait empoisonner. 

Anthony Mann prouve une fois de plus (après Le Cid, en 1961) qu'il connaît l'épopée. Il se veut aussi historien et moraliste : « Dans le reflet de la chute de Rome, explique-t-il, on retrouve bien des éléments d'actualité, pour ne pas dire les causes exactes de la fin de nos empires. » La période charnière de la succession mouvementée de Marc Aurèle est décrite avec réalisme. Les Barbares poussent aux frontières, les généraux romains s'entre-déchirent, la capitale de l'Empire s'enfonce dans la débauche. Après un début un peu poussif, les aventures individuelles, servies par une distribution somptueuse, prennent vite le pas sur la grande histoire. Gérard Camy, 2016.

Si Quo Vadis a relancé la mode du péplum à Hollywood au début des années 50, La Chute de l’empire romain de Anthony Mann va en sonner le glas lors de la décennie suivante. Cette superproduction de Samuel Bronston figure dans la liste des films les moins rentables de toute l’histoire du cinéma, avec seulement 1,9 million de dollars de recette en Amérique du Nord pour un budget de plus de 20 millions de dollars. Cet échec entraînera la faillite de Bronston, producteur indépendant qui s’était spécialisé dans les films historiques à grand spectacle tournés en Espagne. Cette déconvenue commerciale, qui confirme l’essoufflement du péplum auprès des spectateurs américain, peut s’explique par l’absence d’une grande vedette masculine au générique. Charlton Heston et Richard Harris initialement prévus dans les rôles de Livius et Commode se désistèrent et furent remplacés par Stephen Boyd et Christopher Plummer. Sophia Loren retrouve son réalisateur et son producteur du Cid et se montre excellente tragédienne dans le rôle de Lucilla, la fille de l’empereur Marc-Aurèle, mais sa seule présence ne parvint pas à attirer en masse le public. La Chute de l’empire romain mérite pourtant d’être réhabilité et compte parmi les plus beaux films historiques hollywoodiens. Anthony Mann est un grand cinéaste qui signa plusieurs classiques du western et sa mise en scène embrasse les décors naturels avec majesté. Cependant, c’est dans les scènes intimes et les affrontements verbaux que le film atteint des sommets. Les auteurs – les scénaristes Ben Barzman, Basilio Franchina et Philip Yordan – ont opté pour une approche adulte et sérieuse de leur sujet, et pris la décision de privilégier la réflexion à l’action. Le film s’interroge sur les origines et les raisons profondes de l’effondrement de l’Empire romain, à son apogée au début du récit. Il s’appuie sur des faits historiques mais s’oriente vers la tragédie shakespearienne, en contant une histoire de rivalité, de jalousie et de folie au sein de la famille impériale, où la quête effrénée du pouvoir conduit à la trahison, au meurtre et à la guerre. Ainsi La Chute de l’empire romain, avec ses personnages névrosés – Commode, homosexuel parricide, inapte au trône d’empereur et fasciné par la violence des combats de gladiateurs – ou déchirés par des dilemmes moraux, partagés entre l’amour et le devoir, rejoint l’approche intimiste et psychologique de l’autre grand péplum de 1963, Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz, chef-d’œuvre de démesure et d’intelligence. Il accorde plus d’importance aux dialogues – ce qui permet de savourer les interprétations des superbes comédiens britanniques Alec Guinness et James Mason – qu’aux scènes spectaculaires, malgré le gigantisme des décors et de la figuration. Un hommage paradoxal fut rendu à La Chute de l’empire romain en 2000. Le triomphal Gladiator de Ridley Scott qui allait relancer la mode du péplum à Hollywood raconte la même histoire que le film de Mann, sans que cette source d’inspiration ne soit à aucun moment mentionnée, ni au générique ni lors de sa promotion. Olivier Père, 2016.

LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST

The Last Temptation of Christ

de Martin Scorsese, 1988, US, 2h44, Couleurs

avec Willem Dafoe, Barbara Hershey, Harvey Keitel


RÉSUMÉ : Effrayé par son destin, Jésus descend de la Croix et épouse Marie-Madeleine avant de se raviser et mourir pour les hommes.


POINTS DE VUE : Malgré quelques fautes de goût, une œuvre forte qui ne méritait pas le scandale ayant accompagné sa sortie. Dictionnaire des films, 1995.


Le célèbre film de Martin Scorsese adapté du non moins célèbre roman de Nikos Kazantzakis, propose un Jésus écartelé entre son humanité et sa divinité. Personne n’a oublié qu’à sa sortie en 1988, après une période de gestation et de financement longue et compliquée, La Dernière Tentation du Christ (The Last Temptation of Christ) fut victime d’une attaque des Catholiques, intégristes et extrémistes de droite qui, spécialement en France, multiplièrent les manifestations et les attentats contre ce film taxé de blasphémateur, jusqu’à incendier le cinéma Saint-Michel à Paris, causant la mort d’un spectateur. 

La critique ne fut guère plus tendre, pour de toutes autres raisons, on s’en doute, en accusant Scorsese de lourdeur visuelle, de mauvais goût et surtout de bondieuserie. Il est vrai que le film ne s’embarrasse pas d’images sulpiciennes et de grands discours sur la foi. Il ose surtout des rencontres esthétiques assez abruptes entre les conventions hollywoodiennes les plus caduques (Jésus est interprété par Willem Dafoe, alors jeune acteur blond aux yeux bleus, sorte de clone rachitique de Charlton Heston) et les afféteries modernistes les plus irritantes (la world music de Peter Gabriel). Et pourtant, La Dernière Tentation du Christ s’élève largement au-dessus des deux ratages « spiritualistes » de Scorsese commis à la fin des années 90, Kundun et À tombeau ouvert

Plutôt que de s’auto-parodier, Scorsese expérimente de nouvelles formes cinématographiques, puisées dans les origines du cinéma comme dans la modernité, entre solennité et grand guignol, imagerie respectueuse et foutoir kitsch. À revoir le film, on est frappé par l’audace souvent payante de Scorsese, son souci de filmer « à la lettre » certains épisodes des Évangiles, sa croyance dans la représentation, la puissance évocatrice des plans, l’intensité presque grandiloquente de l’interprétation. Un cinéma qui finit par évoquer l’art des pionniers du cinéma hollywoodien muet, Cecil B. DeMille et surtout King Vidor, dont la religiosité, le monumentalisme jusque dans l’intime pouvait également frôler l’hystérie. Un film à part dans l’œuvre de Scorsese et dans le cinéma américain contemporain : le cinéaste, dont certains films précédents (Bertha Boxcar, Taxi Driver, Raging Bull) offraient déjà des allégories christiques violentes et inspirées transposées dans l’Amérique du XXIème siècle, ose aborder frontalement ses obsessions religieuses et son mysticisme. Olivier Père, 2014.

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