BURLESQUE, COMÉDIE, HUMOUR, SATIRE, PARODIE
ANORA
de Sean Baker, 2024, US, 2h28, Couleurs
avec Mikey Madison, Youri Borissov, Karren Karagulian…
RÉSUMÉ : Anora, jeune strip-teaseuse de Brooklyn, se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe.
Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage...
COMMENTAIRES : Anora, qui préfère se faire appeler Ani, vit avec sa sœur à Brooklyn et exerce comme strip-teaseuse dans un club new-yorkais. Un jour, on lui demande de s'occuper d'Ivan, 21 ans, fils d'un richissime oligarque russe. Le jeune homme oisif tombe sous son charme et exige de passer une semaine avec elle. Une semaine de fêtes débridées, d'alcool, de drogue, et de virée à Las Vegas où, sur un coup de tête, Ivan épouse Ani. Mais à peine de retour à New York, le couple voit débarquer des hommes de main envoyés par les parents d'Ivan, bien décidés à faire annuler le mariage.
Débutant comme une version trash de "Pretty Woman", avant de bifurquer vers la comédie noire façon frères Coen, "Anora" colle au plus près à l'énergie volcanique de son héroïne aussi naïve que teigneuse, incarnée par l'incroyable Mikey Madison.
Exposant toute la vulgarité et la trivialité du rêve américain, Sean Baker confronte une génération de parents à une jeunesse biberonnée au néocapitalisme pour qui tout est argent et transaction. Comme dans ses précédents films ("Florida Project", "Red Rocket"), le cinéaste imagine un faux conte de fées porté par des marginaux magnifiques qu'il filme avec une empathie prodigieuse.
Et lorsque "Anora" crée insidieusement une relation improbable entre la jeune strip-teaseuse et un homme de main russe laconique, le récit touche au sublime, unissant deux êtres capables de se regarder en dehors des archétypes et des jugements péremptoires. Une rencontre fragile et précieuse, point d’orgue de cette œuvre résolument au sommet de cette compétition cannoise. Rafael Wolf.
Il y a chez elle de l'effronterie et pas mal d'humour, un côté Zazie américaine qui manie facilement le juron et le coup de poing. Elle s'appelle Anora (Mikey Madison), prénom ouzbek signifiant « grenade » – le fruit ou l'explosif au choix –, et donne son titre au film de Sean Baker qui a été sacré de la Palme d'or en clôture du Festival de Cannes, le samedi 25 mai. Son surnom au travail ? Ani. Son métier ? Escort girl, autrement dit travailleuse du sexe dans un club de Brooklyn, le Headquarters. Les hommes viennent s'y détendre, et plus si affinités dans les salons VIP. Ani a les pieds sur terre et sait attirer le client. Elle ne roule pas sur l'or, mais n'imagine pas d'autres moyens pour gagner sa vie.
Un soir, elle tombe sur Ivan (Mark Eidelstein), jeune fils d'oligarques russes, un peu taré qui boit la vodka au goulot et aligne les dollars. Un client en or qui en pince vite pour les déhanchés d'Ani au point de multiplier les rendez-vous privés chez lui, moyennant finances évidemment.
Ravie, notre travailleuse se plaît bien dans la somptueuse demeure de cet ado attardé qui passe son temps à jouer aux jeux vidéo ou à tirer sur sa pipe à eau. À elle, la grande vie ! Pourquoi ne pas aller à Las Vegas, histoire de flamber un peu plus ? Voici Ani, Ivan et sa bande de copains partis s'éclater dans les casinos et les pistes de danse. Sexe, drogue et rock and roll. No limit. Le couple décide même de se marier. Pour rire.
Les choses se compliquent lorsqu'à Moscou, les parents d'Ivan l'apprennent et ordonnent à leurs sbires de Conney Island de tout faire pour annuler le mariage et ramener leur gamin à la raison. Ils sont trois : un prêtre arménien pas très orthodoxe et deux bras cassés plus ou moins russes. Mais quand ils débarquent dans la maison d'Ivan qui a pris la fuite, ils ne savent pas encore qu'Ani est une vraie tornade qui n'a pas fini de leur causer des soucis...
C'est à ce moment qu'Ani entre spectaculairement en piste dans une scène de bagarre aussi drôle que violente. Un vrai feu d'artifice. Il faut la voir insulter ses assaillants, mordre l'un au cou, assommer l'autre, casser tout ce qui est en verre, pousser des hurlements au point de se faire bâillonner. Pas question de la supprimer. Elle seule peut les aider à retrouver Ivan avant que ses parents débarquent de Moscou à bord de leur jet privé. On finit par le retrouver, ivre mort. Fini la comédie !
Ainsi va Anora. À toute vitesse, sans les freins. Difficile de résister au tempo d'enfer de ce thriller érotico-comique rondement mené par Sean Baker qui a le chic pour conjuguer poussées d'adrénaline et fous rires en lorgnant du côté de Pretty Woman et d'After Hours. Le réalisateur de Red Rocket (présenté au festival de Cannes 2021) adopte une liberté de ton bienvenue en ces temps wokistes et puritains que traverse l'Amérique. Il a surtout trouvé en Mikey Madison (remarquée dans la série Better Things et un rôle éclair dans Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino) une formidable interprète qui crève l'écran.
Malgré les apparences, elle donne une belle profondeur à son personnage d'effeuilleuse qui se rêvait Cendrillon et se retrouve toute seule à la case départ, sans plus d'illusions. À Cannes, elle méritait, elle aussi, le prix d'interprétation. Jean-Luc Wachthausen.
“Ce que je voulais, c'était transposer l’histoire de Cendrillon dans les États-Unis d’aujourd’hui”explique Sean Baker, sourire aux lèvres, le lendemain de la projection officielle d'Anora. Le cinéaste a de quoi être de bonne humeur : son film, le troisième présenté au Festival de Cannes depuis ses débuts, a récolté une ovation inédite, et un accueil critique sans pareil depuis le début de cette 77ème édition. À côté de sa chaise, son chien roupille. “En réalité, je ne voulais pas filmer les riches différemment des autres personnages, poursuit-il. Ce sont des humains, en chair et os, pour qui l'on peut ressentir de l’empathie. Je n’ai jamais voulu faire de caricature de quiconque”. C'est là que notre lecture d'Anora diverge de celle de son créateur. Nous le lui avouons : nous avons bien eu du mal à ressentir ne serait-ce qu'une once d'empathie pour le jeune Vanya, insupportable gamin immoral et abject, vivant au crochet de ses parents. “Vous avez raison, acquiesce Baker. Cela demande beaucoup. Mais je vous assure : Ivan n’est pas un personnage malveillant. Juste ignorant”.
La force d'Anora se situerait-elle, ainsi, dans la tendresse qu'éprouve Sean Baker pour ses personnages ? Encore une fois, la notion d'équilibre est primordiale. Nourri par un humour abrasif, le scénario demeure toujours bienveillant, et doux à l'égard de ses différents protagonistes. Il jongle, à vrai dire, de l'un à l'autre – comme avec le personnage d'Igor, incarné par un Yura Borisov (découvert dans Compartiment n°6 en 2021) au regard fuyant, mais aux gestes protecteurs. La construction du personnage d'Ani est également admirable, tant elle était périlleuse. Raconter la vie des travailleuses du sexe au cinéma n'est pas chose aisée, tant leurs vécus sont soumis aux tabous sociaux. Pour se préparer au mieux, Mikey Madison a décidé d'aller à leur rencontre : “Elles étaient très généreuses, souligne-t-elle. Elles m’ont accordé beaucoup de temps, d’histoires et d’informations. J’ai appris que c’était un métier très difficile, à la fois physiquement et émotionnellement. Vous faites constamment de l’exercice, tout en essayant d’établir une relation émotionnelle avec quelqu'un. C'est grâce à ces discussions que j'ai pu rendre le personnage crédible”. Toutefois, l'actrice insiste : Ani est bien plus que son métier au début du film. Et Sean Baker complète : “C'est un personnage qui a beaucoup d'humour, une attitude très insolente. Elle peut même se battre !”. Il est drôle de noter que ces qualités se retrouvent dans les personnages précédemment incarnés par Mikey Madison, à savoir une membre du culte de Charles Manson dans Once Upon a Time... in Hollywood de Quentin Tarantino, et une mesquine tueuse en série dans le cinquième volet de la saga Scream.
Si l'on avait pour habitude de voir Sean Baker jouer avec des acteurs non-professionnels, il a choisi, pour Anora, une équipe hétéroclite, faite de néophytes et de jeunes espoirs, d'ores et déjà rodés aux plateaux de tournage. “Ce que j’aime, explique-t-il, c’est faire collaborer un groupe de personnes avec des niveaux d’expérience complètement différents. Dans Anora, c’est la multiplicité des langages qui m’intéressait. C’était très difficile de réunir tout ce monde : nous sommes indépendants, avec un très petit budget et un tournage très court. J’étais donc très heureux que mes acteurs soient des gens expérimentés et professionnels. Cela m’a facilité la tâche !”. En résulte un film joyeux, qui lui permet de revenir à New York, lui qui avait un temps délaissé la ville pour les grands espaces vides offerts par le cœur des États-Unis : “J'ai pu filmer cette ville de la manière dont j’avais toujours eu envie de la filmer. Le chaos de la ville, les néons, les rues mouillées – c'est tout ce que j'adore”. En résulte une œuvre radicale et entraînante, qui n'a fait aucun compromis, et qui a séduit le public cannois. Rires et applaudissements ont ponctué la séance de présentation du film, comme le présage de sa Palme d'or reçue samedi 25 mai 2024. Lolita Mang.
CRITIQUES : Enfin du cul, du cœur, de l’humour et des personnages qu’on aime d’amour, aussi insupportables soient-ils ! « Anora » de Sean Baker est arrivée à point pour nous venger des regards d’entomologistes sadiques et de misanthropes sardoniques qu’affectionnent le Festival et le cinéma d’auteur. Un auteur, l’Américain Sean Baker en est un mais il ne se pose même pas la question, elle est aussi là la différence. L’humain, le plaisir du spectateur et les oubliés du rêve américain comptent davantage pour lui. Il orchestre ici la rencontre entre Anora, une jeune strip-teaseuse new-yorkaise, escort à ses heures, d’origine ouzbèke, avec Ivan, le fils pourri gâté d’un oligarque russe. Livré à lui-même dans la colossale villa familiale, Ivan s’achète à coups de biftons les charmes exclusifs d’Anora jusqu’à l’épouser à Las Vegas. Ce qui n’est pas du tout du goût des parents...
Après « The Florida Project » et « Red Rocket », respectivement présentés à la Quinzaine des Cinéastes et en compétition, Sean Baker poursuit son exploration colorée, sans misérabilisme, de l’Amérique de la marge, ici en collision avec le monde hors sol des nouveaux milliardaires. Entre Anora, sa détermination, sa soif de dollars et sa grande gueule et Ivan, son je-m’en-foutisme, sa fortune facile et sa nonchalance sympathique, se joue le « Pretty Woman » de la génération « Jersey Shore ». Ou « Cendrillon » en travailleuse du sexe pour qui l’amour et la réussite se mesurent en dollars et fringues de marque. Avant que le film ne bascule en course-poursuite survoltée et drolatique avec l’irruption des hommes de main du père d’Ivan, une brave bande de bras cassés, chargés de faire annuler le mariage des deux tourtereaux.
Casting parfait – de Mikey Madison (la bombe Anora), vue dans les derniers « Scream », à Youri Borissov (un des hommes de main), découverts en 2021 sur la Croisette dans « Compartiment n° 6 » –, caractérisation subtile, justesse sociologique servent un joyeux et attachant cocktail de critique sociale, de sexe débridé et de fun décomplexé. Avec, en bout de course, un sauvetage par l’amour dont Sean Baker pave le chemin pour mieux nous cueillir. Il dit s’être inspiré de Robert Altman, de la comédie italienne des années 1960-1970, du Dogme de Lars von Trier et de... Jess Franco (pour l’écharpe rouge, vous verrez). On y a surtout vu son style s’épanouir. C’est beau de voir un cinéaste grandir ! Nicolas Schaller.
Une Palme surprise ? Pas tout à fait. Après sa présentation en début de semaine à Cannes, Anora de Sean Baker bénéficiait de la meilleure note moyenne auprès de la critique internationale. Son sacre vient consacrer l'un des derniers acharnés du cinéma indépendant américain, à l'heure où les grands studios ne leur laissent que des miettes. Révélé en 2015 avec Tangerine, le portrait deux prostituées afro-américaines transgenres, ce réalisateur new-yorkais a consacré ses cinq derniers films à l'univers des travailleurs du sexe. Avec l’idée d’aller à rebours du mépris dont ils et elles sont souvent victimes.
Trois ans après avoir filmé les déboires d’un acteur porno dans Red Rocket, il met en scène une stripteaseuse baptisée Anora (Mikey Madison). Dès la scène d’ouverture, la caméra se déplace le long d’une rangée de fesses bombées qui se déhanchent au-dessus des clients d’un club de Manhattan. Tout au bout, il y a Anora – mais elle préfère qu’on l’appelle Ani - une petite brune qui enchaîne les pirouettes et les clients sans jamais perdre le sourire.
Un soir, son patron lui demande de divertir Ivan (Mark Eidelstein), un jeune homme russe à peine sorti de la puberté. Entre eux, le courant passe tout de suite. Et ni une ni deux, la voilà invitée dans la luxueuse maison du garçon qui se trouve être le fils d’un oligarque. Ils baisent tout le temps, font la fête avec l'argent de papa, et sur un coup de tête partent se marier à Las Vegas. Ce qui commence comme une relecture indé de Pretty Woman va alors basculer vers le film noir. Et l'héroïne se retrouver entre les griffes d'une curieuse bande de pieds nickelés. Anora est-elle naïve ? Mauvaise calculatrice ? Désespérée de changer de vie ou simplement humaine ?
Avec un savant mélange de tendresse et de dérision, Sean Baker secoue le bon vieux mythe du prince charmant et dresse le portrait d’une battante qui ne renonce jamais au respect qu’on lui doit. Comédienne inconnue du grand public – on l’a aperçu dans Scream 5 et Once Upon A Time... in America, l'irrésistible Mikey Madison est le genre de révélation comme la Croisette les adore. Mine de rien cette nouvelle Palme est un événement pour le cinéma américain puisque la dernière remonte à Tree of Life de Terrence Malick en 2011. Grâce à son énergie, son humour et ses comédiens attachants, Anora a tout pour s'offrir un joli succès en salles. Jérôme Vermelin.
Dans la saga Sean Baker, son nouveau, intitulé Anora, en est l’œuvre à la fois pivot et somme. Le cinéaste américain, qui s’est forgé une solide réputation depuis une bonne dizaine d’années, passant régulièrement à Cannes au fil de ses films – The Florida Projet, en 2017 ; Red Rocket, en 2021 – arrive cette année, de nouveau en compétition au Festival de Cannes. Quelle fut la joie de retrouver son cinéma, renouvelé en quelque sorte, puisque désormais ouvert à un plus large public et à une méthode de production plus « traditionnelle » (habitué des castings sauvages, il s’est cette fois-ci laissé tenté par autre chose), mais toujours fort de sa singularité plastique et thématique.
Anora, qu’on se le dise, est un film saisissant, et ce dès sa première scène, qui nous plonge dans un strip club aux multiples néons, au fil d’un lent travelling en panneau, dévoilant des escort girls en pleine action. Très vite, on repère Anora, cheveux pailletés et sourire ravageur – son interprète, Mikey Madison (aperçue dans Once Upon a Time in Hollywood, plus tard dans la saga Scream), crève l’écran. Celle-ci rencontre un jeune garçon un peu (beaucoup) timbré, Yvan (Mark Eidelstein, sorte de Timothée Chalamet sous amphétamines). Les deux tombent vite follement amoureux et décident, un peu sur un coup de tête, de se marier ! Mais Anora (Ani pour les intimes) est loin de s’imaginer dans quel pétrin elle s’est jetée, se frottant (dans tous les sens du terme) au fils d’un oligarque russe...
Sean Baker déploie son nouveau film avec brio, en deux parties distinctes : la première est pop, excentrique et riche en clip shows et ellipses (on pense parfois à Pretty Woman), nous baladant entre un New York méconnaissable, du Bronx à Coney Island, jusqu’à Las Vegas ; la seconde, digne d’un chapitre de GTV IV et aux influences (inavouées) de Good Time des frères Safdie, est un véritable rollercoaster qui nous a scotché au siège, à la temporalité plus resserrée et à l’humour décapant. À ce sujet, Baker s’est expliqué pour « Rolling Stone », lors d’un rapide entretien post-projection. « Ce retour à l’humour et à la comédie noire, j’y pense souvent. Je suis né, en quelque sorte, en faisant de la comédie pour la télévision. J’essaie de plus en plus de trouver la balance entre la comédie et le pathos. » En réalité, son cinéma a toujours été proche de la satire, bien qu’ancré indéniablement dans une quête du réel. L’un de ses premiers films, Tangerine, qui suivait caméra à l’épaule pendant 24 heures le quotidien surmené d’une prostituée trans à Los Angeles, en fut l’impulsion explosive. A propos de la structure, si frappante, de son film, il ajoute : « Je n’y ai pas vraiment pensé pendant le tournage, c’est quelque chose qui est arrivé comme une évidence lors du montage – (il monte lui-même ses films). La première partie, qui se termine sur le mariage, pourrait être la « fin » d’un film en quelque sorte. La fin hollywoodienne. J’ai aimé imaginé une suite un peu plus, disons... cauchemardesque. Comme une descente après une soirée bien arrosée, ou un after un peu pourri. »
Avec Anora, Sean Baker perdure cette idée de déconstruction du rêve américain – savant programme, que beaucoup de cinéastes ont entamé depuis les années 2010 – en-y démontrant les travers et les conséquences marquantes que cela engendre sur nous. Ici, aucun personnage américain pur souche ne traverse cette épopée, Baker préfère raconter cette poursuite du bonheur aux regards d’immigrés, les premiers à souffrir de cette supercherie. « Je trouvais cela intéressant d’aborder le rêve américain d’un autre point de vue, pour constater à quel point celui-ci est devenu plus qu’une recherche de stabilité, mais un besoin d’être dans la lumière, dans le showbusiness, » dit-il. Il décrit les dérives de l’ultra richesse qui détruit, en un claquement de doigt, l’espoir cultivé par les marges, qui elles mêmes survivent en picorant dans leurs mains. Yvan a la possibilité de tout offrir à Anora, tout comme il a la capacité de tout lui arracher en même temps. Suivant ses personnages, toujours de très près et sans complaisance, Sean Baker réussi le pari de mettre en scène un film aux allures de coming-of-age, où l’humour cache insidieusement quelque chose de mélancolique...
« Je souhaitais avant tout filmer sans tomber dans une quelconque caricature, » nous confie Sean Baker, lorsque l’on évoque ces nombreux personnages secondaires qui prennent, peu à peu, leur importance autour d’Anora ; notamment le taciturne et contrasté Igor (Yuriy Borisov, force tranquille). Filmer le travail du sexe, un cas d’école pour le cinéaste, qui évite tout point de vue moralisateur. Pour se faire, il s’est bien sûr concerté auprès des concernées : « J’ai passé beaucoup de temps à leurs côtés, leur demandant des conseils sur ce qu’il fallait montrer et éviter toute mauvaise interprétation. » Baker s’est aussi librement inspiré d’un mémoire, écrit par Andrea Werhun (Modern Whore). « J’ai lu le livre et je l’ai tout de suite appelé, raconte le cinéaste. Elle est ensuite venue sur le set, en tant que consultante générale. Mikey a beaucoup appris grâce à elle. Consulter les communautés concernées quand on fait un film, c’est essentiel. »
Ainsi, la plupart des scènes où elles apparaissent sont souvent drôles et relevées, puisque imprégnées du réel. On pense notamment à une scène en coulisse autour d’un tupperware et d’un dj set mauvais (« J’ai vécu ce genre de moment en direct. Je voulais recréer ces gênes qui font parties du quotidien, particulièrement dans le milieu du travail. »). Malgré tout, Anora est aussi un film qui raconte la désillusion, lente et profonde, d’un personnage qui tente de regagner son libre arbitre. En témoigne cette fin subtile et abrupte. « On comprend que les événements laissent des traces indélébiles, termine Sean Baker. Tout ce qui pouvait être facile au début, devient une source de souffrance. » Samuel Regnard.
Les films de Sean Baker sont toujours des contes. Du moins en apparence. Les Cendrillons de TANGERINE, les enfants perdus de FLORIDA PROJECT, le grand méchant loup de RED ROCKET et maintenant donc, ANORA. Lap-danseuse dans une boîte de New-York, Anora dit Ani gagne sa vie en offrant son corps à des anonymes de passage. Un personnage au bord de la marge, comme les affectionne Sean Baker. Et dès les premières minutes, sous les néons où les corps féminins se déhanchent mécaniquement, on est en terrain connu de son cinéma. Avec les frères Safdie, il est l’une des voix du cinéma indé US les plus intéressante, avide de tirer le portrait des déclassés du rêve américain. Mais cette fois-ci, le rêve a bien lieu. Vanya, le fils d’un oligarque russe se prend de passion pour elle. Et si Ani trouvait là sa porte de sortie ?
Le milliardaire et la prostituée, ça ne vous rappelle rien ? Évidemment, le fantôme de PRETTY WOMAN plane au-dessus de la première partie du film. Comme si Baker réécrivait ce classique à l’aune d’aujourd’hui, il raconte l’idylle naissante entre Ani et Vanya en montrant la crudité de ce que le film de Garry Marshall rendait follement romantique. Sur fond de sexe pas terrible et de tractations financières, Baker filme la démesure d’une jeunesse russe ultra privilégiée qui s’achète tout, même l’amour. Ani, elle, travailleuse du sexe, se laisse emporter. Énergique, la première partie ressemble à du Baker, le conte est bon, la mise en scène sublime et ironise à tout va, et on voit venir le mélodrame à grand pas. Sauf que non, ANORA est une comédie. Une grande comédie, méchante, épileptique, ponctuée de coups de boule et de fuck jouissifs. Car soudain Pretty Woman croise la route des Sopranos, avec une bande d’hommes de mains arméniens bien décidés à séparer Ani et Vanya. Et là, tout dérape pour notre plus grande joie. Avec un tempo comique imparable, un sens des seconds rôles tordants, le film mute, délire, débraie et bastonne à tout va. Et derrière la virée folle, à la façon du meilleur du cinéma des frère Coen, Sean Baker de raconter cette Amérique de la servitude, celle de ceux qui doivent réparer les conneries des puissants et payer les pots cassés.
Tout ça pourrait emballer un chouette petit film, roublard et rigolo. Mais Sean Baker a l’élégance de prendre le genre au sérieux. Vous vouliez une comédie romantique ? Vous l’aurez. Inattendue, émouvante, qui survient par pointillés et vous file le sourire malgré vous. Pour autant, et c’est la prouesse du film, il n’en oublie pas la violence, la tristesse de ces corps épuisés, sommés de se vendre pour s’acheter une place dans ce monde. Et dans une dernière séquence finale marquante, il filme tout ça en même temps, concluant avec grâce un film qui ne peut pas abandonner son héroïne mais ne voudrait pas nous leurrer avec un happy end. Porté par l’énergie d’un casting brillant qui donne tout (Mikey Madison, de tous les plans, géniale ; Mark Eydelshteyn, sorte de Timothée Chalamet burlesque ; Yuri Borisov, droopy hilarant...), ANORA s’impose comme le meilleur film de Sean Baker et le meilleur d’un cinéma indépendant américain capable de faire du grand cinéma avec des personnages et des récits pas formatés. Tout ça en regardant l’Amérique et ses fictions de travers. Que demander de plus ? Renan Cros.
Elle s’appelle Anora, mais tout le monde l’appelle Ani. Cette jeune femme est magnifique : elle comprend le russe sans le parler et exerce dans une boîte de nuit où elle est payée pour faire consommer les hommes et les exciter. Tout le monde l’aime cette Ani, parce qu’elle est belle, lumineuse et enjouée. Jusqu’au jour où elle tombe sur un jeune homme, un Russe, gâté jusqu’aux ongles, qui dépense cent dollars comme on met un euro dans son caddie pour faire les courses. Il habite une maison somptueuse, en front de mer, propriété de ses parents, des nouveaux riches russes ; il organise des fêtes où l’alcool et l’argent coulent à flot, réserve des suites dans des hôtels de luxe, et regarde le monde du haut de ses vingt-et-un ans, là où il n’en paraît à peine plus que quatorze.
Anora parle de la prostitution légale aux États-Unis, à travers la figure de ce qu’on appelle les call-girls. Elles travaillent pour des clubs, ne pratiquent pas vraiment une sexualité complète, encourageant les clients à consommer et leur donner des billets pour l’excitation qu’elles leur procurent. Ani fait partie de ces femmes silencieuses, dominées, qui abiment leur jeunesse dans des activités nocturnes où elles perdent à chaque fois un peu de leur intégrité physique mais surtout de leur capacité à se penser autrement demain. Ce gamin russe qui débarque dans la vie d’Anora est une aubaine pour elle : il représente le luxe, l’argent facile, tout ce dont elle rêve sans vraiment se l’avouer. Elle se laisse embarquer telle une princesse moderne à Las Vegas où elle cède aux sirènes d’un mariage, arrangé en deux temps trois mouvements dans une chapelle conçue pour ce faire. Ce mariage impulsif, plus proche du caprice de ce jeune Ivan que d’une réalité, ouvre alors le drame, les parents étant prêts à tout pour le faire annuler.
Si les spectateurs sont en quête d’aller à la rencontre de jeune gens épanouis, réfléchis, ouverts sur le monde et remplis d’idées neuves pour demain, il ne faut surtout pas aller voir Anora. Le long-métrage donne à voir une génération de consommateurs désenchantés, dont le seul intérêt dans l’existence est de céder aux plaisirs faciles et au consumérisme à tout cran. Le personnage d’Ivan constitue une caricature en soi. Quand il ne flambe pas ou ne se perd pas dans des soirées hyper alcoolisées, il joue aux jeux vidéo et fait l’amour à des femmes. Les relations qu’il entretient avec les autres ne sont bâties que sur la société du plaisir, là où ses rares amis exercent tout de même des petits boulots pour payer les dépenses quotidiennes.
Même le personnage féminin d’Ani ne fait pas mieux. On ne la voit que dans ce club où elle drague les clients contre de l’argent, ou exploser dans des colères à la limite de l’hystérie.
Sean Baker offre une représentation consternante d’une certaine jeunesse américaine. Il crée un cinéma m’as-tu vu, finalement très consensuel, où les stéréotypes s’enlisent dans une fiction très mince. On assiste pendant près de deux heures à quasiment une succession de scènes désinvoltes, sans intérêt, montrant une Amérique au bord de la défaillance qui ne parvient plus à exister autrement que dans le paraître et le bruit. Une partie du long-métrage se focalise sur la recherche de ce jeune Ivan dont on cherche à annuler le mariage. Le spectateur assiste alors à des scènes de quasi-torture contre la pauvre Anora et à un long voyage dans un univers interlope où le jeune homme pourrait s’y trouver.
En réalité, le vrai intérêt du film se situe dans le dernier quart d’heure, où enfin Sean Baker révèle la personnalité profonde d’Anora : une femme digne, pétrie de valeurs, et d’une force inouïe. Anora génère une véritable frustration parce qu’il faut attendre la toute fin pour découvrir un personnage intègre, magnifique, qui redore soudain le blason de ces femmes qui se soumettent à la prostitution ou à l’argent facile. Laurent Cambon.
RUBBER
de Quentin Dupieux, France/Angola, 1h24, Couleurs
avec Stephen Spinella, Roxane Mesquida, Jack Plotnick…
RÉSUMÉ : Dans le désert californien, le lieutenant Chad distribue des paires de jumelles à un groupe qui assiste au tournage d'un film sur Robert. Robert est un tueur psychopathe et télépathe. Le grand passe-temps de Robert est d'écraser, à distance, tout ce qui peut se mettre en travers de sa route : bouteilles abandonnées sur le sol, animaux pas assez rapides pour lui échapper et même des êtres humains. Sauf que Robert est un pneu ! Et, en plein milieu du tournage, alors que Robert sème la terreur et réduit à néant tout ce qui croise sa route, il aperçoit la très jolie Sheila. Il décide alors de suivre la jeune fille jusqu'à un motel et se met à l'épier...
COMMENTAIRES : Abandonné dans une décharge, le pneu a pris vie et il tue tout ce qui bouge... Inutile de le dire, Rubber ne ressemble à rien de connu. Ou alors à la synthèse de mille et une références cinéphiles, plus ou moins déviantes : Psychose, le western spaghetti, Zombie de George Romero, le road-movie seventies...
Quentin Dupieux avait déjà réalisé un premier film barré : Steak, en 2007, où il n'y avait, bien sûr, aucun steak, mais les comiques Eric et Ramzy. Ici, le petit malin va encore plus loin dans le non-sens. « Pourquoi, dans le film JFK, le président des Etats-Unis est-il assassiné par un inconnu ? » « Pourquoi, dans Love Story, les deux personnages tombent-ils amoureux ? » : des questions posées très sérieusement, face caméra, par un shérif au début du film. « No reason. » Pourquoi un pneu télépathe ? Pas de raison non plus, si ce n'est une mise en abyme surréaliste et facétieuse du cinéma, à la fois comme mensonge et comme miroir déformant : dans le film, une bande de spectateurs passifs suit avidement les méfaits du pneu avec des jumelles, avant de se jeter comme des zombies sur un repas empoisonné et... en mourir. Rubber, ou un épatant dérapage contrôlé. Télérama.
Autant le dire tout de suite, Rubber ne ressemble à rien de connu sauf à un éventuel mix entre Steak et Non-Film, les précédentes réalisations de Quentin Dupieux. Sensationnel durant la semaine de la critique du Festival de Cannes 2010, le film a fait salle pleine. La raison : Rubber est un véritable ovni cinématographique, un film totalement absurde. Rubber nous conte donc l’histoire d’un pneu serial killer… En fait non, ça aurait été trop simple. Rubber nous conte tout simplement la vie d’un pneu, de sa naissance dans une décharge publique à ses premiers pas, jusqu’à ce qu’il tombe amoureux d’une belle brune. Le problème est que ce pneu est un sérieux psychopathe. Bref une histoire sacrément barrée. De plus, on a droit à une histoire dans l’histoire, puisqu’on suit un groupe de personnes qui regarde le film dans le film, installé dans le désert avec des paires de jumelles. Ne cherchez pas, il n’y a rien à comprendre. Enfin… rien à comprendre serait peut-être simpliste, Quentin Dupieux ne serait-il pas en train de se moquer des spectateurs d’aujourd’hui qui viennent voir du spectacle totalement standardisé sans attendre l’originalité ? En effet, tout le film tourne autour de ce concept, mais aussi d’un second sagement expliqué au début du film : « Pourquoi dans le film JFK le président des Etats-Unis est assassiné par un inconnu ? » « Pourquoi dans Massacre à la tronçonneuse personne ne va jamais aux toilettes ? » « Pourquoi dans Love Story les deux personnages tombent amoureux ? » La réponse est no reason, comme dans la vraie vie lorsque certains actes sont réalisés sans raison. Et bien Rubber c’est un film no reason. Le scénario est donc absurde mais tient la corde sans difficulté. Les péripéties s’enchaînent et sont divertissantes, on rit souvent face à la parodie de la parodie, bref on oublie son sérieux et on entre dans l’univers illogique de Quentin Dupieux. La réalisation est également très bonne, le film a été tourné aux Etats-Unis avec un appareil photo Canon 5-D et c’est très joli. Les décors sauvages et désertiques sont quant à eux superbes et Dupieux s’attarde régulièrement sur des détails visuels splendides. En tant que cinéphile averti, Dupieux a semé nombre de références au cinéma d’horreur, à l’instar de la manière dont les spectateurs se jettent sur la dinde et la dévorent avec avidité, tels les zombies de Romero. D’autres clins d’œil aux films d’horreur sont parsemés tout au long du film (Psychose, Massacre à la tronçonneuse). Au niveau du casting, nous allons parler du personnage principal, le pneu, qui est très bien mis en scène. Les effets spéciaux sont bien réalisés et suivre la route de ce personnage atypique – pas franchement passionnant à la base – s’avère être agréable. Stephen Spinella dans le rôle du shérif fou est incroyable, un acteur qui mériterait plus de rôles intéressants. Rubber est un ovni dans le paysage cinématographique actuel, un film complètement barré où l’absurde est au cœur de toute l’intrigue. Quentin Dupieux nous jette son œuvre en pleine poire et nous invite à entrer dans son délire, ce qui marche plutôt bien. Julien Mathon.
Lors du festival de Cannes, il y a des films qui sont plus attendus que d'autre, Rubber faisait partie de ceux ci, projeter dans une salle d'environs 350 places en séance spéciale pour la semaine de la critique mais seulement moins d'une centaine de places pour les gens n'étant pas invité.
Rubber, c'est l'histoire invraisemblable d'un pneu tueur prénomé Robert, ... oui oui un pneu qui tue par le pouvoir de la pensée.... Tout le film repose autour d'un concept, le « No Reason« . Le « No Reason » c'est un peu l'histoire de la vie, pourquoi tel chose est faite comme ca et pas autrement. Alors pourquoi un pneu (qu'ils soit Michelin ou Pirelli d'ailleurs) ne serait il pas un tueur en puissance aussi maléfique que surprenant. Sa raison de vivre : Tuer et tuer encore.
Nous découvrirons son histoire à travers les yeux de quelques spectateur.... Le film démarre au quart de tour, dès la première scène, la salle est aux éclats, mais malheureusement, l'humour va vite devenir un comique de répétition plutôt lassant, ponctué tout de même par quelque trait d'humour plutôt bien trouvé, surtout du comique de situation à vrai dire, genre dans lequel Quentin Dupieux excelle il faut l'admettre.
À coté de ça il y avait trop de longueur, et l'ennui s'est fait sentir au bout d'un moment, ce film aurait fait un excellent moyen-métrage. Là ou le film est intéressant c'est qu'il à été filmé entièrement au Canon 5D Mark II (un appareil photo donc) ce qui offre un grain particulier et agréable, avec notamment beaucoup de joli plan en macro (ou presque). Garko.
CRITIQUES : Un bien bel hommage au cinéma livré par le roi de la fête du slim, Quentin Dupieux. RUBBER, mise en abîme du 7e art à travers une poignée de cinéphages observant aux jumelles les exactions d’un pneu tueur (voyez le grotesque), le Monsieur Oizo déjà à l’origine du très mal-aimé STEAK, passe au mixeur de l’absurde toute une culture pop, du Z au western, en passant par le slasher redneck.
Son personnage de shérif penseur, fil rouge du récit, vous le demande droit dans les yeux : Pourquoi dans le E.T de Steven Spielberg, l’extra-terrestre est-il marron ? Pourquoi dans MASSACRE A LA TRONCONNEUSE de Hooper, les gens ne vont pas aux toilettes comme tout le monde dans la vraie vie ? Et Pourquoi dans JFK, Kennedy se fait-il assassiner par un parfait inconnu ? « No reason ». Après avoir dégommé des chaises installées dans le désert avec sa Chevrolet de flicaille dont il squatte le coffre, son law-man – que les frères Coen ne renieraient pas – annonce (trop ?) explicitement la couleur : RUBBER n’aura pas grand sens, parce que la vie et les grands films n’en ont pas toujours non plus. Et du réveil sanguinaire d’un pneu aux pouvoirs télékinésiques, brisant par son esprit le verre, la ferraille, explosant les caboches de ses victimes dans une transe constipatoire, déboule un emperlage jouissif de situations absurdes et de dialogues improbables. On pourrait même reprocher à Dupieux, malgré la vacuité et la drôlerie déjà bien Z du pitch, de ne pas pousser l’absurde jusqu’au bout : les constants allers-retours entre le slasher à la gomme et les réactions des « faux-spectateurs » du film dans le film désamorcent irrémédiablement le grand n’importe quoi, faisant craindre aux fans de STEAK que Mr Oizo préfère dorénavant justifier sa folie douce et la prendre avec distance et dérision. Alors comme ça, Quentin Dupieux n’assumerait plus d’être le nouveau réalisateur kamikaze du non-sens ? Pourtant RUBBER a tout pour rendre heureux : une vindicte violente (même si un peu grosse) contre l’industrie de l’exploitation cinéma, des plans d’une beauté inouïe recyclant l’imagerie américaine (déserts, nids de poule, station-essence, motel), une bande-son à tomber signée Mr Oizo et Gaspard Augé de Justice et un tueur en caoutchouc naissant littéralement sous nos yeux dans une grande habileté de mise en scène, et du super-cinéma tout autour. Pour les yeux, les oreilles, l’inconscient cinéphilique, RUBBER est un
énorme morceau de film. Et ce n’est pas parce qu’il est abscons, ou peu accessible qu’il dérape petit à petit. Mais une certaine complaisance, notamment dans ses dialogues et son montage poussifs, fait de ce film ultra-atypique un ovni autocentré sur son concept, sa prouesse. Si bien qu’avant d’être un bon film, RUBBER est avant tout une démonstration, au sens pas forcément le plus louable du terme. Emmanuelle Spadacenta.
"Rubber" est un film de terreur. Un tueur en série sévit dans le désert californien. Mais il se trouve que l'assassin est un pneu, animé d'une vie autonome et traquant ses proies qu'il assassine. Entre dessin animé et détournement surréalisant, "Rubber", long métrage du musicien Quentin Dupieux, est une curiosité conceptuelle et nonsensique à la fois.
Il paraît difficile de résumer Rubber sans déclencher l'incrédulité d'un interlocuteur qui n'aurait pas la moindre idée de ce qu'est le film de Quentin Dupieux. Le film reprend la structure d'un film de terreur avec tueur en série et traque de celui-ci par la police, ici dans le désert californien. Mais il se trouve que l'assassin est un pneu, animé d'une vie autonome et traquant ses proies qu'il assassine grâce à ses pouvoirs télépathiques. Du moins c'est ce que l'on comprend.
Troisième long métrage du musicien Quentin Dupieux plus connu sous le nom de Monsieur Oizo, Rubber mélange ainsi la parodie et l'absurde, avec une petite dose de mise en abyme et de réflexion sur le spectacle lui-même, dimension symbolisée ici par un groupe de spectateurs coincés dans le désert et assistant aux exploits du pneu tueur et les commentant.
Entre dessin animé et détournement surréalisant, Rubber est une curiosité conceptuelle et nonsensique à la fois. Jean-François Rauger.
Star de la scène électro pop sous le pseudonyme de Mr Oizo, Quentin Dupieux enregistre en 1997 son premier succès, « Flat Beat », interprété dans le vidéoclip par une marionnette jaune, Flat Eric, qui deviendra la vedette des publicités pour les jeans Levi’s. On sait moins que Quentin Dupieux est aussi cinéaste, et ses trois films comptent parmi ce qui est arrivé de mieux (et de plus excentrique) au cinéma français de ces dernières années.
En 2001 il réalise Nonfilm, qui existe sous plusieurs versions, et en 2007 Steak, splendide accident industriel qui voit le musicien cinéaste aux manettes d’une comédie grand public avec le duo de rigolos Eric et Ramzy, très populaire en France auprès des enfants et des adolescents. Entre science-fiction et burlesque, Steak invente un comique inquiétant, où le rire naît du décalage entre notre monde et l’univers mi-futuriste mi-rétro du film.
Rubber, son nouvel opus, confirme le talent hors norme de Dupieux qui imagine un pneu tueur en série et télépathe, semant sa route de cadavres (il fait exploser les têtes de ses victimes à distance) entre le désert californien et les motels de la région, obsédé par une très belle jeune femme voyageant seule et qu’il a pris en chasse (Roxane Mesquida, qualifiée par Philippe Azoury de “plus belle fille du monde”, sans grande exagération.) Nous sommes entre le documentaire animalier produit par Walt Disney, la fable surréaliste et le film d’horreur. Le cinéma de Dupieux évoque Tati, Buñuel, Lynch, avec une part de jubilation qui n’appartient qu’à lui et en font un artiste précieux et libre. On peut voir Rubber comme le manifeste du « no reason », philosophie de l’existence exprimée par le shérif au début du film, un voyage au bout de l’absurde. C’est aussi un bel exemple de fantastique hyperréaliste et fétichiste, où l’irrationnel surgit des objets de consommations les plus quotidiens et banals. C’est enfin une nouvelle façon de faire des films : Rubber a été réalisé avec la Canon 5D Mark II, en quatorze jours et une équipe ultra réduite, les images superbes sont l’œuvre de Dupieux lui-même, les effets spéciaux sont mécaniques et artisanaux... du pur « cinéma guérilla ».
Quentin Dupieux prétend vouloir « continuer à faire des films libres et plus ou moins drôles avec des scénarios amateurs et naïfs, et décrire des mondes parallèles au nôtre, mais aussi débiles que le nôtre ». À contre-courant du cinéma d’auteur français, mais aussi international, Dupieux est parvenu à subvertir le cinéma comique et fantastique, avec une folie inquiétante dont on attend les prochaines manifestations avec impatience. Olivier Père.
ARABESQUE
de Stanley Donen, 1966, US, 1h40, Couleurs
avec Gregory Peck, Sophia Loren…
RÉSUMÉ : Le Premier ministre d'un Etat du Moyen-Orient, Hassan Jena, demande à David Pollock, professeur de langues anciennes à l'université d'Oxford, qu'il vient justement de faire enlever, d'espionner pour son compte le magnat du pétrole Nejim Beshraavi. Il sait que Beshraavi va contacter Pollock pour l'aider à déchiffrer un document d'une extrême importance. Pollock n'apprécie guère le procédé, mais n'a pas vraiment le choix. Il ignore qu'il vient de mettre le doigt dans un redoutable engrenage, que de multiples bandes rivales vont s'acharner à sa perte et, surtout, qu'il va - enfin - rencontrer l'amour sous les traits d'une belle espionne orientale...
POINTS DE VUE : Un professeur de langues anciennes se trouve mêlé à un inextricable complot. Une parodie des films de James Bond, un chef-d’œuvre de malice. Larousse.
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Stanley Donen, dans notre souvenir, c'est d'abord Chantons sous la pluie. Un bien joli film qui ressemblait à un chef-d'œuvre.
Longtemps, à cause de Chantons sous la pluie, on attendit de Stanley Donen un nouveau miracle. Mais le miracle ne s'est jamais reproduit. Funny Face, Indiscreet, Charade réussirent du moins à nous tenir en haleine. Même si elles n'agissaient plus que par intermittence, on retrouvait dans ces comédies les qualités propres à l'auteur : le charme, l'élégance, l'allégresse.
Ces qualités n'ont pas complètement disparu d'Arabesque. Mais, à l'exception de quelques rares moments (par exemple quand Gregory Peck, sous l'effet d'une drogue, joue les toreros au milieu des voitures), elles apparaissent dénaturées. L'allégresse a perdu toute spontanéité, l'élégance est devenue sophistication et le charme n'est plus que virtuosité technique.
Arabesque est une parodie des films d'espionnage. Parce que les hiéroglyphes n'ont pas de secret pour lui, un brave savant est arraché à ses chères études et propulsé dans une époustouflante aventure au cours de laquelle il s'éprend d'une vamp moins sournoise qu'elle n'en a l'air et sauve la vie d'un prince arabe possesseur de quelques lopins de terre du côté de Koweït.
Après un départ assez terrifiant, le récit verse dans la pure fantaisie, le "suspense" pour rire et l'imitation ironique des classiques de l'effroi. Comme Gregory Peck fait bon usage de sa séduction légendaire et que Sophia Loren est plus belle que jamais, on devrait se divertir agréablement. Or il s'en faut de peu qu'on ne s'ennuie tant est manifeste l'application du réalisateur, tant est lourde son insistance à vouloir être brillant, tant est encombré de fioritures luxueuses et inutiles cette histoire anodine qui n'avait besoin que d'humour et de mouvement.
Au temps heureux de Chantons sous la pluie, Stanley Donen était à sa manière un poète. Le poète semble mort. Reste un astucieux metteur en scène qui nous offre un de ces films, tellement à la mode aujourd'hui, qu'on regarde sans déplaisir du coin de l'œil comme on feuillette un magazine. Jean de Baroncelli, 1966.
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Spécialiste des langues anciennes à l’université d’Oxford, le professeur David Pollock se trouve mêlé à une rocambolesque aventure, autour d’un texte en hittite. À qui bénéficiera le déchiffrement de ce "code" ?
Pourquoi se renouveler quand on a trouvé le bon filon ? D’habitude, ce genre de calcul aboutit au flop, au mieux au rabâchage. Mais dans ces swinging sixties, c’était l’état de grâce pour Stanley Donen. Trois ans après Charade, qui lorgnait du côté du Hitchcock de La mort aux trousses, il nous fait cadeau d’un nouveau pastiche plein de bulles pétillantes. Cette fois, c’est le film d’espionnage qu’il détourne (James Bond, en 1966, en est au troisième volet de la série), avec un scénario aussi abracadabrant que possible. Tous les ingrédients du genre y sont : courses-poursuites, imbroglio haletant, personnages mystérieux ou sinistres, méchant milliardaire et surtout belle espionne. Car c’est là l’idée de génie de Donen, une Sophia Loren absolument exquise (et habillée par Christian Dior, ce qui ne gâche rien), qui joue au chat et à la souris avec un Gregory Peck qui n’en peut mais. Le couple est sensationnel et fait regretter que l’un et l’autre aient été si peu utilisés dans le registre de l’humour. Montage trépidant, musique arabo-jazz de Mancini, sans oublier le générique de début, un kaléidoscope d’images colorées dû à la main d’or de Maurice Binder, l’homme des génériques des 007 : décidément Donen était au sommet de son art. La preuve, c’est qu’Arabesque, presque quarante ans plus tard, nous fait encore fondre de bonheur. Marianne Spozio.
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Trois ans après le triomphe de Charade, Stanley Donen décide de refaire le même film, mais à l’envers. Dans Charade, la mise en scène était au service du couple Audrey Hepburn-Cary Grant. Alors qu’ici le duo Sophia Loren-Gregory Peck sera au service de la mise en scène. D’où ces plans sophistiqués, à la limite du maniérisme : fuite dans les escaliers filmée à travers un lustre ; zooms sur des miroirs ou sur le capot d’une Rolls.
Autre différence : dans Charade, c’est Cary Grant qui changeait sans cesse d’identité, et Audrey Hepburn le croyait à chaque fois. Ici, c’est Gregory Peck qui joue les Audrey Hepburn, et c’est Sophia Loren qui ruse et se contredit, aussi excentrique que les tenues superbes créées par Marc Bohan, alors patron de la marque Christian Dior.
Un an plus tard, Stanley Donen fera encore mieux. Dans Voyage à deux, puzzle nostalgique sur un couple qui se défait, les robes et les coiffures d’Audrey Hepburn ne seront plus seulement un contrepoint. Elles serviront de fil d’Ariane au spectateur pour se repérer dans le temps et le désamour des personnages. Faire de la mode un personnage essentiel à l’action, c’est ce qu’a réussi Stanley Donen avec Voyage à deux, dont Arabesque est le brouillon brillant. Télérama.
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Finalement, c'est peut-être autant à son titre qu'aux défauts de son script - loufoque récit d'espionnage dans un Swinging London en pleine révolution psychédélique - qu'Arabesque (1966) doit son maniérisme étincelant. Ouvrons le dictionnaire à la lettre A. Quelle qu'en soit la définition proposée - un ornement purement décoratif d'origine arabo-musulmane, ou une ligne sinueuse résumant le rythme d'une composition, ou encore une figure d'équilibre de la danse -, le motif de l'arabesque résume à lui seul le propos et les enjeux esthétiques de ce film pimpant mais souvent mal aimé de Stanley Donen.
La grande idée qui parcourt une bonne partie de la filmographie du cinéaste, des séminales comédies musicales (Singin' in the Rain, Un Jour à New York ) aux romcoms virevoltantes ou acides qui succédèrent (Indiscret, Voyage à deux), c'est que le sujet d'un film se doit d'infléchir son écriture visuelle et que le fond, en somme, remonte à la surface pour irriguer la forme. Dans Arabesque, pastiche du film d'espionnage - mais tout spy movie, par sa lecture paranoïaque du monde, n'est-il pas par essence parodique ? -, Donen, en grand expérimentateur de formes qu'il est, va pousser cette idée à l'extrême en composant un film de pure mise en scène.
Traduisant à la lettre le principe fondateur (ambiguïté et jeux de dupes) présidant au genre par une débauche d'effets visuels d'une inventivité folle où tout n'est que reflets et écrans - actions et personnages apparaissent le plus souvent à travers un feuilletage de surfaces miroitantes, pampilles de lustres, aquariums, lunettes diffractées de microscopes, vitres ruisselantes, capots de Rolls rutilants, miroirs réfléchissant à l'infini, etc. -, le film opère, trois ans après le triomphe de Charade, une même greffe aventureuse entre un récit hitchcockien en diable (un homme ordinaire embarqué dans une situation extraordinaire) et l'élégante excentricité des comédies de Blake Edwards. Tout en surfant sur le succès de la saga James Bond en vogue depuis l'orée des sixties.
OK, Gregory Peck et Sophia Loren n'ont pas le charme flegmatique de Cary Grant et Audrey Hepburn pour lesquels les rôles avaient été écrits, et cette histoire d'universitaire égyptologue chargé de décrypter un message secret en hiéroglyphes pour sauver un chef d'Etat arabe présente un intérêt assez relatif, mais Donen, à l'évidence, se fiche complètement de l'intrigue confuse à souhait. Tout semble pour lui prétexte à expérimenter une écriture des plus audacieuses renforcée avec brio par la photo pop de son chef opérateur, Christopher Challis - angles décadrés soutenant un équilibre précaire, filtres de couleurs primaires se reflétant sur les visages (emprunt godardien), visions dédoublées évoquant les trips à l'acide et autres usages de psychotropes. Au risque parfois de se perdre dans l'imagerie arty, Donen multiplie les illusions d'optiques, les effets rétiniens, surimpressions et moirages, et à travers cette comédie sautillante au rythme effréné, livre un manifeste d'art cinétique où couleurs, mouvements et faux- semblants exaltent un monde illusoire, de pure apparence. Nathalie Dray.
LA BELLE IMAGE
de Claude Heymann, 1951, France, 1h30, Noir et Blanc
avec Françoise Christophe, Frank Villard, Pierre Larquey…
RÉSUMÉ : Un homme au physique très quelconque change brusquement de visage et devient un jeune premier sur lequel toutes les femmes se retournent.
L'équipée d'un homme tranquille qui, un beau jour, change de visage. À l'exception d'un vieil oncle, personne, pas même sa femme, ne le reconnaît. Devenu un véritable Don Juan, il fait la cour à son épouse, la séduit et retrouve son premier visage. À la femme comme au mari cette métamorphose aura changé la vie.
CRITIQUE : Marcel Aymé va-t-il devenir aussi « cinématographique » que Simenon ? Si oui, il est à craindre que l’adaptation n’en soit pas, en définitive, plus facile que celle des romans de son confrère policier dont les livres se sont souvent révélés pour le cinéma de « faux-amis ». En tout cas, les metteurs en scène auraient tort de se figurer qu’il suffit d’exploiter sans trop d’efforts les ingénieuses situations imaginées par Marcel Aymé.
Qu’un homme change subitement de tête -et à son avantage- c’est assurément un événement peu commun et dont les conséquences méritent d’être contées. Méconnu désormais de tous, écarté de son travail et de son foyer, il lui faut déployer des ruses de Sioux pour se réintroduire dans son bureau et devenir… l’amant de sa femme. On devine qu’il apprendra ainsi beaucoup de choses sur la vie en général et lui-même en particulier, et que, son ancienne tête miraculeusement retrouvée, il saura s’y prendre pour être un peu plus heureux.
Mais le roman se prête plus aisément que le cinéma au mélange du fantastique et du réel. La parole écrite ne requiert pas la même rigueur dans la vraisemblance. Il est plus facile d’insinuer l’impossible, du moins quand on a le talent poétique de Marcel Aymé, que n’a malheureusement pas Claude Heymann !
S’il ne s’est pas trop mal tiré de l’adaptation du récit proprement dit, rien dans sa mise en scène ne contribue à suggérer la nécessité équivoque de l’univers de Marcel Aymé. S’il nous arrive quelquefois d’y croire et de nous amuser, le principal mérité en revient à l’interprétation et d’abord à Frank Villard, dont chaque nouveau film confirme le talent. Françoise Christophe a bien du charme quand elle trompe son mari avec lui-même. Suzanne Flon a toujours la même intelligente façon d’être jolie. Larquey est… Larquey, et Robert Dalban nous prouverait, s’il n’était besoin, qu’il est un comédien de classe. André Bazin, Le Parisien libéré, juin 1951.
RENDEZ-MOI MA FEMME !
As Young as You Feel
de Harmon Jones, 1951, US, 1h17, Noir et Blanc
avec Monty Woolley, Thelma Ritter, David Wayne…
RÉSUMÉ : Un homme âgé de soixante-cinq ans est anéanti lorsqu'il doit quitter l'entreprise d'imprimerie pour laquelle il a toujours travaillé. Il décide de se déguiser en inspecteur afin de retrouver sa société. La femme de son ancien patron tombe alors amoureuse de lui.
CRITIQUE : Nous avons souvent écrit ici que la comédie américaine était morte avec l’ « avant-guerre » qui l’avait vue naître. Les idées générales en matière de critique sont décidément périlleuses. Voici un film bien fait pour démentir notre thèse, puisque son scénario est exactement dans l’esprit de la comédie édifiante et sociale dont Frank Capra fit la gloire il y a une quinzaine d’années.
Un vieil ouvrier imprimeur, grand-père, barbu et humoriste, est indigné d’être licencié pour limite d’âge. Il trouve que des vieux comme lui devraient pouvoir travailler s’ils en ont encore envie, et pour se faire réintégrer il monte une assez belle supercherie : le poil teint afin de se rendre méconnaissable, il se fait passer pour le président de l’énorme trust dont l’imprimerie n’est qu’une petite filiale. On le reçoit comme le général à la caserne. Il en profite pour faire un discours retentissant sur la dignité des vieux travailleurs et donner une leçon de morale conjugale à son directeur. La plaisanterie arrive fatalement à la connaissance du vrai président, tout étonné d’avoir prononcé un si remarquable discours. Mais nous sommes en Amérique, et les présidents de trust sont des sages : plutôt que de porter plainte, celui-ci offre au grand-père la direction des « public relations ». Plus sage encore, le bonhomme préfère rester dans sa province à manœuvrer sa presse à imprimer.
On voit qu’il y a là-dedans beaucoup de sagesse et de morale. Un peu trop, bien sûr, et ce n’est pas le meilleur. Mais on l’accepte assez facilement grâce à l’excellent agencement du scénario, qui multiplie les situations comiques, et surtout à cause de nombreux détails indépendants de la morale de l’histoire et fort bien observés. Plus que le grand-père, espèce de père Noël farceur et bien conventionnel, ce sont les personnages secondaires qui donnent son prix au film : le fils du directeur, imbu de psychologie scolaire ; le chef de bureau, arriviste ; la mère de famille « qui aurait pu faire une carrière de chanteuse » ; le fiancé qui n’ose pas se marier, et surtout la secrétaire, blonde incendiaire, qui détourne le patron des devoirs conjugaux. Autant de silhouettes dessinées avec une précision ironique et qui suffisent à donner au film un agrément plus sûr que son prêchions-prêcha politico-social. André Bazin, Le Parisien libéré, avril 1952.
TOOTSIE
de Sydney Pollack, 1982, US, 1h57, Couleurs
avec Dustin Hoffman, Jessica Lange, Teri Garr…
RÉSUMÉ : Michael Dorsey, acteur exigeant sur le déclin, désespère de décrocher à nouveau un rôle. Sans trop y croire, il décide alors de se créer une nouvelle personnalité : il sera Dorothy Michaels, une femme dotée d'une forte personnalité. Or son déguisement va non seulement lui permettre de jouer dans une série télévisée, mais même lui attirer un vrai public de fans. Si ce nouveau statut n'est pas pour lui déplaire, il se trouve bientôt confronté à un dilemme difficile : comment avouer à sa collègue Julie Nichols, qui a fait de lui sa confidente, qu'il est en réalité un travesti amoureux d'elle ?
POINTS DE VUE : Michael Dorsey a beau être un excellent comédien, son humeur versatile lui a valu beaucoup d'ennemis dans la profession. Il végète dans un cours d'art dramatique depuis dix ans sans réussir à percer. De guerre lasse, il prend la décision de se présenter à un casting travesti en femme. Il obtient le rôle qui a été refusé à sa protégée, et impose avec une telle conviction les revendications féministes et l'énergie de son personnage, surnommé Tootsie, qu'il devient une grande vedette. Le voilà désormais contraint de porter le masque, y compris devant sa partenaire, Julie, dont il est épris, et devant le père de celle-ci, qui le trouve à son goût...
« Michael Dorsey enseigne l’art dramatique à New York, mais peine à trouver des rôles. Son mauvais caractère lui ont fermé toutes les portes. Par défi ou par désespoir, il se déguise en femme, le temps d’une audition pour un feuilleton télé...
Énergique, fofolle, mais aussi terriblement touchante, Tootsie a marqué les mémoires : presque une « vraie » actrice à part entière. Aux antipodes de la farce graveleuse et grâce à l’extraordinaire performance de Dustin Hoffman, Sydney Pollack se livre à une réflexion délicate et drôle sur l’identité sexuelle et les préjugés qui l’entourent. Michael se découvre finalement des trésors de féminité, voire de féminisme. Il séduit sa partenaire Julie-Jessica Lange de manière bien ambiguë : un peu loup dans la bergerie, il la pousse à aimer au-delà des apparences. Le mensonge mène ainsi à la vérité des sentiments. Tootsie est aussi une fable ironique sur le métier de comédien, façon Actors Studio : quelles sont les limites de l’identification à un rôle, qu’y met-on de soi-même ? Si l’on ajoute une distribution impeccable et une satire réjouissante des soaps au kilomètre, on comprend pourquoi cette comédie à succès résiste à l’usure du temps... Télérama.
Les huit minutes d’ouverture de Tootsie, un montage parallèle qui suit son quotidien, précèdent le quarantième anniversaire de Michael Dorsey et cette adresse synthétisant son problème, le problème en somme de l’acteur (« travaille »-t-il seulement quand il est employé ? que fait-il quand il ne « travaille » pas ?) devaient selon Sydney Pollack établir trois éléments : 1) c’est un excellent comédien, 2) personne ne l’emploiera, 3) il serait convaincant déguisé en femme. Le premier élément est montré d’une part par son jeu sur des scènes désertes, dans des situations d’audition, où Dustin Hoffman donne libre cours à sa technique, son brio, d’une autre par les cours qu’il donne où transparaissent non seulement une passion mais une compréhension aiguë des mécanismes du jeu. Le second se déduit de son comportement face à des décideurs, moins motivé par un quelconque narcissisme (en bon character actor il ne demande rien tant que de disparaître derrière un rôle) que par son perfectionnisme, en inadéquation souvent avec la médiocrité de ce qui lui est demandé (son agent lui reproche d’avoir retardé d’une demi-journée le tournage d’une publicité, pour avoir refusé, déguisé en tomate, de s’asseoir : le faire n’aurait selon lui pas été logique). Le troisième transparaît quand, alors qu'il tient la réplique à son amie Sandy pour la préparer à une audition, il lui donne soudain l’exemple en jouant ses propres répliques, avec en l’occurrence plus d’aisance... les répliques de Tootsie, donc, personnage de soap opera qu’il deviendra plus tard sous la fausse identité de Dorothy Michaels. Une philosophie spécifique du jeu se dessine de tout cela : celle de la Méthode, pour laquelle il s’agit moins de présence, que de disparition, dans l’acte de jouer, avec les hypothèses concomitantes (et ensemble tendues) qu’il faille pour la personne qui joue suivre un déroulé intérieur logique, à même d’être justifié, alors même qu’extérieurement, plus la personne sera au départ loin de soi, mieux peut-être on se l’appropriera. Pollack, qui a été le second de Sanford Meisner et a préfacé la transcription de ses cours, revient ici à des sources du jeu (auxquelles il avait lui-même puisé en tant qu'acteur) découvertes auprès de cette figure, qui bien qu'en rupture avec l'Actor's Studio a en commun avec de s'inscrire dans la lignée intériorisée de Stanislavski par le relais américain du Group Theatre.
Tootsie, sur cet acteur tout à fait capable que personne n’emploiera sous sa véritable identité, a contribué à dessiner au cinéma cet archétype, voire son cliché : l’acteur new-yorkais au chômage. Michael, entre deux services de plats, court les auditions, se querelle avec son agent, à qui il incombe de lui relayer le verdict (ce petit rôle délicieux peut servir à rappeler, alors qu’il fut un cinéaste inégal, quel interprète exceptionnel Sydney Pollack fut lors de ses apparitions à l'écran, notamment dans Eyes Wide Shut ou Maris et Femmes). « Are you saying that nobody in New York will work with me? - No, that’s too limited... Nobody in Hollywood wants to work with you either. » La perception compte dans ce métier et Michael découvre alors qu’il lui faudra jouer un rôle tant « dans la vie » que sur scène ou face caméra s’il tient à y avoir accès. Le problème étant ensuite qu’il lui faudra le garder. C’est un prix fort à payer, celui auquel ne peut être prêt à consentir qu’un désespéré. « I don’t believe in hell : I believe in unemployment, but not in hell. » Ainsi naît Dorothy, création de Michael, dame à la fois quelconque et étrange, dans les diatribes de laquelle l’homme déguisé passera sa rage et son amertume. L’expérience du rejet de Michael, celle inhérente à son métier, lui donne une clé d’accès relative à celle d’une femme qui ne correspond pas aux canons de beauté (il découvrira aussi, sous cette couverture, ce que c’est d’être malgré cela l’objet d’une attention dont on se passerait bien).
Avec la complicité de son agent et d’un colocataire à qui ce coup permettra de financer sa pièce gauchisante sur la vie dans une région américaine polluée par un grand groupe, Michael crée une glorieuse figure de rejetée ordinaire qu’il lance sur le plateau d’un soap (le terme y est banni, il faut dire daytime drama). Hélas pour lui, le coup ne fonctionne que trop bien et celle qui ne devait lui servir qu’à régler quelques factures devient une célébrité, la série télé à laquelle elle participe un phénomène de société intimement lié à ses apparitions. Tootsie (défendue au départ par des femmes de la chaîne, alors que leurs collègues masculins n’avaient pour la plupart pour elle que le plus profond mépris) devient une sorte d’icône féministe du petit écran. Jouer le jeu interfère de plus en plus avec la vie privée de Michael, à l’ombre de cette personnalité publique fictive. Et jouer Dorothy « dans la vie » c’est en partie découvrir l’existence misérable qu’une telle actrice endurerait. Le jeu d’un acteur habitué aux planches le préparait au tournage en continuité d’un soap, au live final même (où Michael voudra, enfin, dire la vérité), mais le préparait-il à affronter sous ce costume le principe de réalité ? Tant intimement que professionnellement, tout ce que cette personne a à offrir se voit minoré.
D’une écriture très visible, le scénario du film est passé entre beaucoup de secondes mains, celles de Barry Levinson notamment, d’Elaine May surtout. Tout au long de l’histoire peut se percevoir une réflexion sur la manière, au début des années quatre-vingt, dont les acquis de la seconde vague féministe ont été intégrés dans la culture populaire et sur ce qui coince, encore et toujours. Sandy le dit face à Michael : elle a lu « Le Deuxième Sexe », « Le Complexe de Cendrillon », elle est responsable de ses propres orgasmes, merci, et pourtant, elle est toujours perdue face à lui. Ce que Julie dit attendre, à Dorothy sa collègue, comme propos d’un inconnu, valent à Michael quand il les lui prononce sous son apparence masculine un verre jeté à la figure. Si Dorothy peut parler haut et fort, c’est qu’elle n’a presque rien à perdre (au fond, elle n’existe même pas), quand il serait exténuant, et risqué, pour une femme réelle de parler ainsi, de se comporter comme cela, quand il s’agirait d’un rôle à tenir du matin au soir. Il y a l’horreur du rejet, mais il y a malgré tout celle de l’attention : sentimentale, ne visant qu’elle et elle seule, de la part du père de Julie ; libidineuse, visant toutes les femmes et constamment, de la part du vieux beau de plateau télé qui s’asperge de spray buccal avant de rouler des galoches à chaque membre du casting. Ce que Michael découvre, c’est que Dorothy ne peut pas gagner, qu’elle se fait avoir dans tous les cas, et qu’il en va ainsi des autres femmes, Sandy et Julie, qui peuplent sa vie. Pour clarifier les choses avec l’une et s’approcher vraiment de l’autre, il lui faut apprendre la modestie.
Récit d’apprentissage, Tootsie reprend les codes débrouillards du cinéma hollywoodien des années trente quand il s’intéressait (de Busby Berkeley à Gregory LaCava) au monde du spectacle, à ses aléas, à ceci près qu’une période de prospérité (enfin... 80 % d'acteurs au chômage en moyenne, à ce moment-là) succède à la Grande Dépression (ce n’est pas la même chose d’être un crève-la-faim quand autour de soi d’autres personnes mangent plus qu’à leur faim). La trajectoire explicitement morale de Michael en Dorothy est ce qui justifie, rend tolérable, l’omniprésence de l’humiliation dans le film. Tootsie est, profondément, de manière en fait assez tragique, une histoire de honte et de rejet. Ce sentiment que peuvent avoir, physiquement, dans leur être intime, en commun les comédiens et les femmes (sur le métier d’acteur, il est du reste émouvant de voir à l’écran un comédien « apprendre » à jouer une femme, en acquérir les gestes, la tenue, par l’observation, avoir la modestie de rendre explicite cet artisanat attentif).
Michael Dorsey est évidemment un rôle personnel pour Dustin Hoffman, acteur réputé « difficile » précisément pour son approche méthodique du jeu, la défense caractérielle au besoin de son art. Mais Dorothy Michaels ne l’est pas moins (les deux rôles sont crédités séparément au générique). Hoffman raconte que lorsque le projet lui fut proposé, il demanda avant d’accepter à passer des tests de travestissement. Il était hors de question pour lui de traiter ce déguisement en farce et il ne le ferait que s’il pouvait vraiment ressembler à une femme dans la rue, sans que personne ne trouve à y redire. Il voulait réellement se poser cette question : qu’est-ce que ce serait pour moi d’être une femme ? Les essais s’avérèrent convaincants. Mais quelque chose chagrinait Hoffman : il n’était pas une belle femme. Et cela, aucune dose de maquillage n’y remédierait fondamentalement. Il ne pourrait pas prétendre à mieux que ça. En passant de l’autre côté de ce miroir, il se découvrait une apparence physique qui serait celle de quelqu’un à qui il n’irait pas parler dans une soirée. Et ce déshonneur, ce sentiment physique de rejet, est ce qui l’a fait accepter le rôle, le plus personnel en fait de sa carrière. Tootsie est peut-être une comédie, mais Hoffman ne peut s’empêcher de pleurer quand il évoque ce film, quand réapparaît pour lui en l’évoquant cette honte intime. Car ce métier-là ne peut être fait qu’en prenant les choses personnellement. « You are psychotic ! - No I’m not : I’m employed. » Jean Gavril Sluka.
COMMENTAIRE : Michael est un bon comédien, mais il est le seul à le savoir. Il est têtu, travaille dans le sublime, veut monter un spectacle d'avant-garde. Au lieu de quoi, il trouve enfin un contrat à la télévision, dans une série populaire assez lamentable, parce qu'il a eu la bonne idée de se déguiser en femme. Il sera Tootsie, à l'écran comme à la ville, car il lui est difficile de révéler son subterfuge. Cette situation crée des quiproquos prévisibles.
Le principe du travesti est généralement une facilité et pour les scénaristes et pour les comédiens. Ici, il fonctionne à merveille. D'abord parce que le scénario est remarquable et se lit à plusieurs niveaux (en fait, c'est un hymne à la féminité), ensuite parce que Sydney Pollack et Dustin Hoffman ont trouvé le juste ton. Tootsie est vraisemblable. Le spectateur lui-même, pourtant prévenu, éprouve quelquefois un certain trouble devant l'hermaphrodisme du personnage. Il faut dire aussi qu'il s'agit d'une comédie satirique (ô ! les milieux de la télévision !). Mais le rire et l'émotion flirtent constamment. Gilbert Salachas.
TROIS HOMMES ET UN COUFFIN
de Coline Serreau, 1985, France, 1h40, Couleurs
avec Roland Giraud, Michel Boujenah, André Dussolier…
RÉSUMÉ : "Un copain déposera un colis et passera le reprendre plus tard". Tel est le message laissé par Jacques, avant son départ pour le Japon, à ses deux compères Pierre et Michel avec lesquels il partage un luxueux appartement. Comme prévu, le colis arrive et à la stupéfaction générale, il s'agit d'un bébé... Adieu liberté et aventures sans lendemain.
POINTS DE VUE : À Paris, Michel, Pierre et Jacques, trois amis, habitent ensemble. Outre leur appartement, ils partagent le même goût pour le célibat et l'"amour libre". Jacques, qui est steward, doit faire un long séjour à l'étranger. Au dernier moment, il prévient ses amis que quelqu'un va leur remettre un paquet pour lui. Le lendemain, les deux compères ahuris découvrent un bébé vagissant sur le pas de leur porte. Bien qu'inexpérimentés, ils se voient contraints de prendre soin de la fillette et de réorganiser leur vie en fonction d'elle. Ils se promettent de demander des comptes à Jacques, dès son retour, mais celui-ci, mis au courant, tombe des nues...
« Pierre et Michel contemplent, ahuris, le colis incongru adressé à leur colocataire absent. Un « paquet » gazouillant et gigotant... là, sur leur paillasson de célibataires endurcis. Un petit mot griffonné à la hâte leur confie l’objet pour six mois. Voilà les trois fêtards inconséquents et jolis cœurs contraints de jouer les nounous. Un vrai rôle de composition...
Affolés, dépassés, ces pères de fortune multiplient les gaffes attendrissantes. Coline Serreau tire mille gags de leur fébrile incompétence, de leur lent apprivoisement, en profite pour adresser un joyeux pied de nez aux préjugés machistes. Histoire tendre et amusante d’un apprentissage : de l’amour, de la maturité, de la responsabilité, hors des schémas classiques.
La cinéaste a toujours aimé bousculer le cadre familial ou social traditionnel. Elle bricole une tribu chaleureuse, avec trois tiers de père idéal : Michel Boujenah, bouclettes encore enfantines, Roland Giraud, tendre et bougon, André Dussollier, charmeur avant tout. Enlevée, touchante, cette comédie layette connut à sa sortie un immense succès commercial ». Cécile Mury.
Trois hommes et un couffin est l’une des comédies culte des années 80, qui a attiré à l’époque pas moins de dix millions de spectateurs dans les salles. Roland Giraud, André Dussollier et Michel Boujenah, trois célibataires endurcis, affrontaient à contre-cœur les hurlements d’une mouflette de six mois. Finalement, après de nombreuses péripéties, ces faux insensibles tombaient sous le charme de la petiote et déployaient des trésors de tendresse pour gagner son affection.
D’un ton résolument nouveau, Trois hommes et un couffin innovait en matière de comédie de mœurs. Avec ses situations inversées, ce film abordait un sujet tout juste naissant il y a encore vingt ans : l’éclatement de la famille et l’éducation non conventionnelle d’un enfant. Coline Serreau en profita pour imaginer quelques scènes culte comme la confrontation entre Roland Giraud et Dominique Lavanant ("C’est Madame Rapon !!!"), ou encore le désormais célèbre Au clair de la lune, fredonné par les trois compères. Trois acteurs, d’ailleurs, qui explosèrent littéralement avec ce numéro qui reste, encore aujourd’hui, un modèle de justesse et de connivence.
Le premier succès de Coline Serreau a-t-il pour autant su braver la fameuse épreuve du temps ? Trois hommes et un couffin a conservé toute son impertinence en raison de l’universalité du sujet : la lâcheté des hommes face à leurs responsabilités. Mais, à la différence de Catherine Breillat, Coline Serreau déborde de tendresse pour ses personnages, et n’hésite pas à leur accorder une seconde chance. Certes, cela doit passer par des situations iconoclastes mais finalement exemptes de toute méchanceté. De cette comédie émane un parfum d’amour dont l’arôme s’est préservé à travers les rires du public.
Coline Serreau et ses trois acteurs reviennent rétrospectivement, et avec beaucoup de lucidité, sur ce succès surprise de 1985. On apprend à travers leurs explications que Guy Bedos et Daniel Auteuil devaient jouer initialement dans le film, que Michel Boujenah a usé une cinquantaine de prises pour une seule phrase, que Roland Giraud adore chanter… Edgar Hourrière.
COMMENTAIRE : Trois célibataires et heureux de l'être, Pierre, Jacques et Michel, partagent un appartement. Jacques accepte de recevoir un « paquet » qu'il demande à ses amis de réceptionner en son absence. Au même moment, son ex-maîtresse Sylvia dépose à leur porte un couffin contenant son bébé, Marie. Quiproquo ! Mi-furieux, mi-attendris, Pierre et Michel jouent tant bien que mal les nourrices improvisées. Entre-temps, on vient rechercher le véritable paquet, qui contenait de la drogue. Ce qui provoque quelques démêlés avec les dealers qui croient avoir été floués. À son retour, Jacques, copieusement insulté par ses camarades, fait la connaissance de sa fille, que Sylvia reprend bientôt. Les trois hommes ont du vague à l'âme mais la solution miraculeuse se présente...
Jouant sur des ressorts classiques et parfois faciles (le célibataire endurci obligé de s'occuper d'un nourrisson...), mais sur un rythme vif, avec des dialogues dans l'air du temps et des comédiens pleins d'abattage, cette sympathique comédie de Coline Serreau a été plébiscitée par le public et a battu les records d'audience. Gérard Lenne.
LA FOLLE JOURNÉE DE FERRIS BUELLER
Ferris Bueller’s Day Off
de John Hugues, 1986, US, 1h43, Couleurs
avec Matthew Broderick, Alan Rock, Mia Sara…
RÉSUMÉ : Ferris Bueller, un adolescent populaire et charmeur mais aussi cancre invétéré, convainc sa petite amie et son meilleur ami hypocondriaque (dont le père a une Ferrari) de sécher les cours pour aller passer la journée à Chicago. Pendant qu'ils font les 400 coups dans la grande ville, le proviseur et la sœur de Ferris tentent, chacun de leurs côtés, de prouver aux parents que leur fils est un cancre et qu'il a séché.
POINT DE VUE : ÀS Chicago, le jeune Ferris Bueller est devenu une véritable idole dans son lycée. Rusé, débrouillard et charmeur, il a séduit tous ses proches à l'exception de Jeanie, sa sœur, et d'Ed Rooney, le proviseur de l'établissement, qui ne le connaissent que trop bien. Une fois de plus, Ferris a décidé de sécher les cours. Il réussit à duper ses parents, embarque Sloane, sa petite amie, et convainc Cameron, son complice de toujours, de les accompagner en ville. Pour s'y rendre, ils "empruntent" la superbe Ferrari 250 GT du père de Cameron. Bricoleur, jamais à court d'idées pour faire des plaisanteries, Ferris est bien décidé à profiter de tout : vitesse, bons restaurants, événements sportifs, fêtes dans les rues. Mais le proviseur du lycée ne l'entend pas de cette oreille et les prend en chasse...
« Ferris Bueller est un galopin farceur qui invente mille et une manières de sécher les cours. Un matin, il décide d’entraîner Sloane, sa petite amie, et Cameron, son meilleur copain, dans une trépidante journée d’école buissonnière. Le potache multiplie les pirouettes et les pieds de nez, brave toutes les formes d’autorité. On se balade dans la Ferrari de papa, on fronde audacieusement jusqu’à l’heure du dîner...
Face à la jeunesse libre et triomphante, les adultes ressemblent à de vieilles badernes réacs ou dépassées. Cette comédie, conçue pour défouler les adolescents et devenue culte au fil du temps, passe d’un gag à l’autre sans prendre le temps de souffler et se regarde à toute pompe. Matthew Broderick en fait des tonnes, et on se surprend, entre deux sourires, à griller d’envie de zapper sur son arrogante frimousse d’enfant gâté ». Cécile Mury.
QUAND LA PANTHÈRE ROSE S’EMMÈLE
The Pink Panther Strikes Again
de Blake Edwards, 1976, US, 1h58, Couleurs
avec Peter Sellers, Herbert Com, Colin Blakely…
RÉSUMÉ : Traumatisé par la chance de son adjoint Clouseau, l'inspecteur Dreyfus est interné dans un hopital psychiatrique. Devenu fou, un inspecteur de police, qui vient de s'évader d'un asile, tente d'éliminer son souffre-douleur et ennemi juré, le célèbre Clouseau.
POINT DE VUE : Dès le générique, c’est un enchantement : dans un cinéma, la Panthère efflanquée croise la route d’Alfred Hitchcock et échappe à l’inspecteur lancé à ses trousses en se déguisant en King Kong, Batman et Julie Andrews (épouse de Blake Edwards) dans La Mélodie du bonheur. Le reste est d’une invention qui fait de cet épisode le meilleur de la série.
Éblouissant, Peter Sellers/Clouseau parvient, en quelques minutes, à faire replonger l’inspecteur Dreyfus, pourtant guéri, dans une folie meurtrière. Il se livre ensuite à des combats déments avec son « jaune » ami Cato, échappe à la mort, déguisé en Quasimodo gonflé à l’hélium, désorganise vite fait Scotland Yard et sème la pagaille dans une noble famille anglaise, dont le maître d’hôtel joue les travelos dans une boîte gay. Le talent d’Edwards est à son apogée : cerné par des gags qui l’attaquent comme des scuds, le monde qu’il décrit devient un espace insensé, voué à un anéantissement inéluctable. À la fois témoin inconscient et acteur du désastre à venir, Clouseau est une catastrophe ambulante, une bombe à retardement, dont la mission secrète consiste à donner le coup de grâce à une société qui a perdu tout sens commun et menace, à chaque instant, d’imploser. Selon son habitude, Edwards dilate le temps, pour accentuer encore plus l’idée du destin en marche. Où la fatalité progresse sur le rire et non sur le drame. Pierre Murat.
COMMENTAIRE : Devenu fou, l'inspecteur Dreyfus cherche à éliminer le gaffeur inspecteur Clouseau, quitte pour cela à détruire la terre entière. Un burlesque grandiose. Quatrième film de la série. Dictionnaire des films, Larousse.
L’ACROBATE
de Jean-Daniel Pollet, 1975, France, 1h40, Couleurs
avec Claude Melki, Laurence Bru, Guy Marchand…
RÉSUMÉ : Léon est garçon de bains-douches. Effacé, solitaire, il fait son travail en satisfaisant sans joie aux exigences des clients, des clientes, de la patronne, en supportant aussi les quolibets de ses collègues de galère. Sa consolation : parler avec les prostituées qui habitent en face de chez lui. Fumée, l'une d'elles, repousse ses avances. Un jour, Léon découvre le tango et ne vit plus désormais que dans l'espoir de remporter un concours de danse avec Fumée. Au moment où le couple est couronné champion de France, Fumée est enlevée à Léon par un « ami », Ramon (de son vrai nom Robert Potier). Tout finira par s'arranger.
POINTS DE VUE : Sur un scénario dont les enjeux dramatiques tournent court, Jean-Daniel Pollet nous livre un bijou de poésie cinématographique. La grâce tient à peu de choses. Entre les pistes de danse du XXe arrondissement et les bains douches du Fjord, L’acrobate déroule sa magie. Pollet brode un canevas où la caméra s’attarde avec délice sur les scènes et fait la part belle aux acteurs. Edith Scob, Micheline Dax, Guy Marchand, etc., les seconds couteaux du cinéma français, souvent plus habitués aux navets qu’aux chefs-d’œuvre, y déploient leur fantaisie. Les répliques truculentes fusent mais le cinéaste prend à rebours la comédie populaire. L’humour facile a un goût amer dans cet Acrobate, pied de nez au comique boulevardier. Sorte de Pierrot lunaire hispanique, Claude Melki apporte à chaque gag un supplément d’âme. On pense à l’acteur Toto, à la comédie italienne des années 50, mais si le cinéaste est sous influence, son talent éclate à chaque image. La mise en scène est fluide, tout en travellings latéraux et le kitsch de la danse de salon s’estompe sous une lumière saisissante. Pollet a le talent des grands, de Rivette en moins hiératique, de Rohmer en verbe moins précieux. Le tango de L’acrobate est un apprentissage de la séduction qui nous "scotche" tout du long. Baptiste Drake.
C’est une histoire sympathique que raconte Jean-Daniel Pollet dans L’Acrobate : celle d’un garçon de bains-douches à qui manque l’argent nécessaire pour coucher avec Fumée, la prostituée d’en face. Elle le fait bien parfois gratuitement pour qui la séduit, mais pour cela, le baratin ne suffit pas : « C’est pas ce qui la fait fondre », il y faut quelque chose de spécial, un truc, quoi ! Et Léon, avec sa drôle de gueule, sa taille menue, sait bien ne pas l’avoir.
Le knack de Léon, ça va être le tango, le vrai, l’argentin, celui qui fait plus sexe. De leçon en leçon, de compétitions en championnats, Léon devient roi du tango et amant de Fumée. Sur ce thème de conte de fée, Jean-Daniel Pollet a tourné un film ironique et délicat, en demi-teintes, dont l’atout premier est Claude Melki. Il a la mimique des grands acteurs du cinéma muet, le visage immobile aux grands yeux de Buster Keaton, l’agilité de Charlot dévalant un escalier avec un verre plein en équilibre sur un plateau. Il y a aussi quelque chose de leurs personnages dans celui de Léon, un petit brimé par les fiers-à-bras du Bains-douches, qui conquiert sa belle à force de ténacité.
Son personnage n’est jamais pitoyable, n’appelle pas la condescendance. Dès les premières scènes où il apprend à maîtriser les figures compliquées du tango, on le sent capable de transformer les sinistres couloirs de l’établissement en palais de comédie musicale. Claude Melki a appris le tango en cours de tournage et l’euphorie que dégage le film est due à la lente appropriation d’une technique qui métamorphose en même temps l’acteur et le personnage.
Si le film de Jean-Daniel Pollet n’est pas seulement une comédie porteuse de rêve, c’est qu’il a tourné dans le milieu réel des petites salles de quartier, celui des compétitions un peu minables, un monde clinquant et en toc qui rappelle celui des foires.
Les leçons se déroulent chez Georges et Rosy, qui jouent leurs rôles de professeurs de tango et parlent avec passion de leur art. D’où ce poids de réalité et de naturel qui équilibre le côté farfelu et lunaire de l’histoire. Un petit chef-d’œuvre en mineur. Andrée Tournès
COMMENTAIRES : Un joli film où l'amour, la nostalgie et la dérision sont à fleur de peau, bercés par la musique d'une danse délicieusement désuète et involontairement humoristique. Un humour bien tendre. Denis A. Canal.
Léon, un garçon de bains-douches timide, découvre les joies du tango.
Jean-Daniel Pollet retrouve Claude Melki, acteur fétiche depuis son premier film, Pourvu qu'on ait l'ivresse. Pierrot lunaire, éternel amoureux déçu, Léon va soudain s'affirmer au rythme de la danse. Derrière le personnage insaisissable, se cachent la tendresse, l'humour et le talent d'un poète dont les moindres gestes prennent une dimension inattendue.
UN AMOUR DE COCCINELLE
The Love Bug
de Robert Stevenson, 1968, 1h48, Couleurs
avec Dean Jones, Michele Lee, David Tomlinson…
RÉSUMÉ : Choupette est une Volkswagen Coccinelle pas tout à fait comme les autres. Elle excelle dans l'art de mettre son propriétaire, Jim Douglas, un coureur automobile professionnel, dans des situations toujours plus embarrassantes les unes que les autres ! Mais cette petite "Cox", presque humaine, l'aidera bien vite à gagner un grand nombre de courses automobiles...
POINT DE VUE : Elles se font traiter de garces, elles sont amoureuses ou récalcitrantes... de vraies femmes fatales en somme. Sauf que ce sont des bagnoles ! Le film joue sur cette ambiguïté au risque d'être sur le fil de la misogynie la plus basique ! Donc, Jim Douglas, coureur automobile sur le retour, se fait draguer par une Volkswagen qui « décide » de le remettre dans la course et de le marier à une jolie concessionnaire. Pour ce faire, cette Coccinelle « pisse » de l'huile sur les chaussures des concurrents, « empêche » la belle d'ouvrir la portière...
Cet anthropomorphisme mené de main de maître par les Studios Disney est délicieusement désuet, et la niaiserie des personnages masculins désamorce vite la misogynie tant pointée du doigt. Ce sont les femmes (machines ou humaines) qui mènent la danse. On peut aussi voir cette histoire de voitures folles, qui rotent de l'irish coffee et se bagarrent, comme un trip psychédélique. Très 68. Très pop. Télérama.
NOBLESSE OBLIGE
Kind Hearts and Coronets
de Robert Hamer, 1949, GB, 1h46, Noir et Blanc
avec Dennis Price, Valerie Hobson, Alec Guinness…
RÉSUMÉ : Louis d'Ascoyne est un gentilhomme. Il appartient à l'aristocratie par sa mère qui s'est mésalliée avec un roturier. Condamné pour un crime qu'il n'a pas commis, il écrit, en prison, ses Mémoires et dévoile comment il a tué tous les parents qui s'interposaient entre lui et le titre de duc. Récit plaisant et cynique qu'il oublie malencontreusement dans sa cellule le jour où, son innocence étant prouvée, il est relaxé...
POINTS DE VUE : C'est une des plus brillantes satires sociales que le cinéma anglais – dont c'est la spécialité – nous ait offertes. Le héros raconte avec désinvolture ses crimes et nous en rend quasiment complices. Puisqu'il a été injustement dépouillé de son titre, il s'ingénie à le reconquérir. C'est la logique de l'humour anglais, humour noir, certes, mais orné de fanfreluches et falbalas du plus élégant effet. Une curiosité dans cet immoral conte moral : la performance d'Alec Guinness qui interprète huit rôles différents, dont celui d'une femme. Gilbert Salachas.
Fils d'un chanteur d'opéra et d'une aristocrate, Louis Mazzini d'Ascoyne est considéré comme un bâtard par sa famille maternelle. Lorsque ses parents rendent l'âme, Louis se réfugie sous un arbre généalogique feuillu mais trop ombreux. Décidé à tuer chaque rejeton d'Ascoyne, il entreprend un élagage sanglant de cette famille...
C'est l'histoire d'une cynique revanche sociale, traitée sur le mode pince-sans-rire de la confession satisfaite. Sous ses airs de dandy au-dessus de tout, le héros blessé n'exécute qu'une tâche de survie : puisque le destin a choisi de happer ses parents dans d'absurdes accidents, il inflige le même sort à son entourage, avec un flegme tout britannique. Cette qualité salutaire est d'ailleurs la seule que Robert Hamer accorde à sa patrie... Chaque membre de la famille d'Ascoyne incarne un pan froissé de la société édouardienne, qui fourmille de militaires corrompus, de pingres suffragettes et d'ecclésiastiques alcooliques...
Alec Guinness a tenu à interpréter la totalité de la famille d'Ascoyne. Le film doit sa célébrité à cette composition multiple et explosive, servie par des dialogues incisifs et absurdes. Un sommet de l'humour noir. Télérama.
C’est le ton qui saisit dès le début, cette extrême distinction, qu’on ne peut évidemment apprécier qu’en version originale ; il détermine l’ensemble du film, par l’effet d’une voix off omniprésente qui rend les événements les plus atroces délicieux. Atroces, puisque Louis, le héros, est un meurtrier en série qui élimine tous les membres de sa famille pour hériter d’un titre et venger sa mère reniée pour cause de mésalliance. Délicieux à cause de ce commentaire permanent, mais aussi de l’alacrité du récit, dans lequel les morts s’enchaînent à un rythme trépidant, sans se départir d’un sérieux teinté d’ironie. Qu’elles sont jolies ces variations dans le crime : poison, accident de chasse, de bateau, de photographie ou de montgolfière, tous les moyens sont bons pour se débarrasser d’encombrants héritiers. Mais le scénario prend soin de les présenter comme des abrutis finis, qu’ils soient ecclésiastique ou suffragette, odieux ou sympathiques. Cette vision sarcastique de la noblesse anglaise est des plus réjouissantes, mais elle faisait montre d’audace dans l’Angleterre de 1949. De manière parfaitement immorale, et comme l’assassin a suffisamment de charme et d’élégance, le spectateur ne peut qu’être ravi de son impeccable vengeance. Certes, la toute fin laisse entendre qu’il y a une justice, en un dernier retournement ravageur ; mais trop tard, Louis a conquis notre sympathie et ridiculisé l’ensemble de la noblesse.
On le sait, ce film tient sa réputation du fait qu’Alec Guinness y interprète pas moins de huit rôles, c’est à dire la totalité des ducs (et même une duchesse) potentiels. On sent d’ailleurs dans son jeu une jubilation communicative : le voir incarner un photographe amateur niais, un prêtre crétin ou un amoureux arrogant avec postiches et effets de voix relève du plaisir rare. Cependant, limiter Noblesse oblige à ce tour de force est une singulière réduction : l’humour exquis et qui supporte plusieurs visions repose également, et entre autres, sur une mise en scène aussi élégante que son héros (l’utilisation des décors ou de la musique, le choix des cadres). Les morceaux d’anthologie s’enchaînent sans heurts : l’éloge funèbre, le jugement, la conversation cryptée entre Sibella et Louis dans la prison, autant de petits délices dont on ne se lasse pas. On n’oubliera pourtant pas que, si le film est allègre et comme en apesanteur, son fond ne cesse de broyer du noir ; les femmes y sont victimes et manipulatrices, la justice obtuse. Quant aux hommes, leur bêtise et leur vanité s’ajoutent à des manies ridicules pour former un tableau d’une rare méchanceté. On sourira souvent de leurs travers, quitte à se reconnaître dans tel ou tel portrait à charge, car tout, dans ce chef-d’œuvre de la comédie, est porté par une grâce ineffable. Un vrai bonheur. François Bonini.
COMMENTAIRE : Sorti en juin 1949 au Royaume-Uni, Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets) de Robert Hamer est une des premières comédies noires qui ont fait le succès des studios Ealing. L’affiche originale anglaise annonçait : « A Hilarious study in the gentle art of murder » en mettant en avant les deux personnages féminins et reléguant l’interprète principal derrière les barreaux.
L’année suivante, en France, la promotion du film se concentre sur la performance d’acteur d’Alec Guinness qui interprète à lui seul les huit membres de la famille d’Ascoyne, décimés les uns après les autres par un parent éloigné qui brigue le titre de Duc d’Ascoyne. L’acteur lui même s’est lancé le défi en proposant d’incarner plus de personnages qu’initialement prévu dans ce film qui exploite justement un casting tout en jeu de rôles. Dennis Price, qui campe le personnage du tueur en série, apparaît aussi dans le rôle de son propre père. Mais Alec Guinness, cité en quatrième et dernière position dans la distribution, demeure malgré tout le seul acteur représenté sur cette affiche signée Jean Mascii, réalisée pour la ressortie de Noblesse oblige en 1960. Chacun de ses personnages est illustré par une sordide coupure de presse, dans une composition proche de l’arbre généalogique où trône le titre en forme d’armoiries. Adepte de la métamorphose de film en film, Alec Guinness vient de renouveler l’expérience du rôle multiple en 1957 dans Il était un petit navire (Barnacle Bill, Charles Frend) où il joue un capitaine et ses six ancêtres marins.
Auteur d’affiches de films réédités ou sortant en première exclusivité, Jean Mascii a débuté sa carrière d’affichiste à la fin des années quarante. Autodidacte au talent rapidement reconnu et réputé pour exceller dans l’art du portrait, il travaille à son propre compte à partir de 1955, notamment pour des distributions Rank, Warner Bros, Columbia ou Cocinor. Cette affiche reste atypique dans l’œuvre de Jean Mascii, qui a très peu pratiqué le photomontage au cours d’une carrière qui s’étend pourtant jusqu’aux années quatre-vingt. Cinémathèque française.
TEDDY
de Ludovic et Zoran Boukherma, 2021, France, 1h28, Couleurs
avec Noémie Lvovsky, Anthony Bajon, Christine Gautier…
RÉSUMÉ : Dans les Pyrénées, un loup attise la colère des villageois.Teddy, 19 ans, sans diplôme, vit avec son oncle adoptif et travaille dans un salon de massage. Sa petite amie Rebecca passe bientôt son bac, promise à un avenir radieux. Pour eux, c’est un été ordinaire qui s’annonce. Mais un soir de pleine lune, Teddy est griffé par une bête inconnue. Les semaines qui suivent, il est pris de curieuses pulsions animales...
POINTS DE VUE : La boule à zéro, un van qui hurle du hard-rock, une copine lycéenne aux dents baguées et un travail à mi-temps dans un salon de bien-être qui porte mal son nom, Teddy a 19 ans et la rage au ventre. Il y a de quoi. Lesté d’une famille de cas sociaux, tyrannisé par les jeunes de son âge, harcelé sexuellement par « miss Monde 82 », sa patronne esthéticienne (Noémie Lvovsky, génialement effrayante en nuisette rose), Teddy a toutes les raisons du monde de vouloir fuir dare-dare son village des Pyrénées, où son seul avenir consisterait à s’y confire lentement le foie au blanc-cassis comme les gendarmes moustachus qui ne manquent pas une occasion de rappeler à l’ordre la graine de violence. Mais Teddy s’accroche à ses rêves : fonder une famille et construire un pavillon sur place.
Déjà auteurs d’un étrange film de potes en pays de Caux (Willy Ier), qui injectait dans un naturalisme rural et prolétarien digne de l’émission Strip-tease l’onirisme d’un Bruno Dumont période comique, les frères jumeaux Boukherma poussent le curseur un cran plus haut avec ce film de loup-garou au pays des bergers. Mordu par une étrange bête restée hors champ, Teddy devient progressivement un loup pour les siens. La faute à quoi ? À la misère, à l’exclusion, à l’indifférence des villageois pour cette jeunesse défavorisée et sacrifiée par une société refusant tout ce qui dévie un tant soit peu de la norme. Avec un humour trempé dans l’encrier du désespoir et des effets spéciaux réduits au ketchup, les jeunes réalisateurs livrent un prototype de film de genre à la française - hanté par des enjeux sociétaux du XXIe siècle — retour à la nature, terrorisme... On en hurlerait à la lune d’admiration. Jérémie Couston.
Il faut se méfier des apparences. Si le film s’ouvre sur une éclaboussure de sang faisant penser à une mauvaise série Z, très vite, l’on comprend qu’en réalité, derrière cet objet iconoclaste du cinéma français, ce n’est pas tant le mythe du loup-garou qui intéresse les réalisateurs que la mise en abyme d’une jeunesse désœuvrée. Ludovic et Zoran Boukherma partagent non seulement la gémellité, mais surtout un talent incroyable à raconter des histoires décalées. Les deux cinéastes réinventent ainsi un monde, celui des campagnes, celui des petites bourgades où tout est possible : on peut être sans diplôme ni expérience et travailler dans un salon de massage ; il y a des loups qui traînent dans les bois et assassinent les vieilles dames et les moutons ; et on fête les soldats morts pour la France, plus de soixante ans après la guerre. Le rire est le meilleur allié de ce récit fantasque et inventif, où les personnages, tous aussi attachants que totalement loufoques, exposent leurs existences simples et poursuivent une certaine forme de bonheur.
En réalité, ce loup-garou n’est pas le sujet central du film. Du moins, si l’animal étrange griffe notre héros, Teddy, le long-métrage décrit la bête qui sommeille dans la tête de ce jeune homme, dont on perçoit rapidement la fragilité. C’est un adolescent sans âge qui conduit des camions. Il erre dans son village, tragiquement étouffé par la solitude, quand il ne fait pas l’amour avec sa copine ou ne déjeune avec son oncle et sa tante adoptifs. Le scénario ne s’aventure jamais dans la moquerie ou le mépris. Bien sûr, Teddy affiche un langage complètement désinhibé, il ne cache pas sa candeur et son entourage ne semble pas avoir inventé la pluie. Mais derrière ce panel de personnages, le spectateur ressent beaucoup de tendresse et de grâce. L’amour tient d’ailleurs de fil conducteur de ce récit drôle et alerte d’un protagoniste qui donne vie à son identité meurtrière.
Ludovic Boukherma et Zoran Boukherma confèrent à leur film un ton volontairement acide et ironique. Pour autant, les comédiens ne cèdent jamais à la facilité de la grossièreté ou de la caricature. Anthony Bajon habite son personnage avec une rare authenticité. Il donne vie à un Teddy complètement décalé, qui court à travers les campagnes, avec l’espoir d’y construire une maison et d’enfanter la vie. Il fait penser à un héros sorti d’un conte de Voltaire, dans un univers atemporel, isolé, peuplé de gens baroques qui ne sont pas sans faire référence aux Gilets jaunes, qui ont tant défrayé la chronique. Les cinéastes parlent de la vraie vie, celle des oubliés des politiques publiques, dont le combat solitaire trouve sa métaphore dans la chasse que les hommes mènent contre le loup. En composant un film sciemment sarcastique, c’est à un certain cinéma français bien-pensant que les deux frères assènent leur coup de griffe. Un moment de pure jubilation ! Laurent Cambon.
WALLACE ET GROMIT : LE MYSTÈRE DU LAPIN-GAROU
Wallace & Gromit : The Curse of the Were-Rabbit
de Nick Park et Steve Box, 2005, US/GB, 1h25, Couleurs
avec les voix de Peter Sallis, Helena Bonham Carter, Ralph Fiennes…
RÉSUMÉ : Une "fièvre végétarienne" intense règne dans la petite ville de Wallace et Gromit, et l'ingénieux duo a mis à profit cet engouement en inventant un produit anti-nuisibles humain et écolo, qui épargne la vie des lapins. L'astuce consiste simplement à capturer, à la main, un maximum de ces rongeurs et à les mettre en cage. A quelques jours du Grand Concours Annuel de Légumes, les affaires de Wallace et Gromit n'ont jamais été aussi florissantes, et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si un lapin-garou géant ne venait soudain s'attaquer aux sacro-saints potagers de la ville. Pour faire face à ce péril inédit, l'organisatrice du concours, Lady Tottington, se tourne vers nos deux "spécialistes" et leur demande d'appréhender le monstre.
POINTS DE VUE : Wallace et Gromit ont décidé de mettre leurs talents de bricoleurs inventifs au service de la lutte contre les lapins dévoreurs de potagers. Leurs aspirateurs à lapins, leurs pièges (avec trappes et monte-charges) vont faire merveille dans la capture des indélicats rongeurs, mais un immense lapin-garou leur donnera beaucoup de fil à retordre ! Un savoureux festival de non-sens et d'humour anglais. Dictionnaire des films, Larousse.
L’univers de Nick Park, le génial inventeur de Wallace et Gromit et des poules maboules de Chicken Run, est un laboratoire à gags et à inventions en tout genre. C’est un monde intemporel, perdu dans une Angleterre rurale pleines de choux, de petites vieilles, de curés de campagne et... de lapins dévastateurs de plates-bandes. Après le pingouin cambrioleur, voici donc une nouvelle mission pour nos deux héros totalement british, le stupide mais illuminé Wallace, aux créations de plus en plus génialement drolatiques (le système d’alarme avec nain de jardin laser et photos de famille tableau de surveillance, l’aspirateur de lapin...) et le silencieusement lucide Gromit, véritable baby-sitter de son propre maître. Il va leur falloir faire face à un lapin-garou (si, si...) qui s’attaque chaque nuit aux vergers des voisins, et à leurs précieux légumes géants, prêts pour la super-attraction de la région : la fête du légume.
Évidemment, dès le premier plan, on baigne dans le non-sens à l’anglaise, mais un non-sens ultra référencé, avec plan sur la pleine lune, nuages brumeux et professeur fou (Wallace lui-même n’étant pas étranger à la naissance du lapin-garou). La scène finale, course-poursuite irrésistible, amène la référence la plus visible à un autre monstre sacré du cinéma... que nous vous laissons le plaisir de découvrir.
Franchement irrévérencieux par instants, ce nouvel opus des bouts de pâte à modeler les plus tordants de l’histoire est aussi accessible aux enfants qu’à leurs parents. Car ce sont ses détails stylistiques et sa mise en scène hyper rythmée qui captivent et font s’envoler une heure et demie en un souffle. Attendez simplement d’avoir vu les lapins qu’hébergent Wallace et Gromit, indéniablement un coup de maître. Sans jamais rien dire, ceux-là provoquent le rire sans coup férir. Aussi irrésistibles qu’un bon bout de cheese avec un cracker. Gosh ! Pierre Langlais.
Alerte ! Les lapins cambriolent les potagers. La catastrophe est à la mesure des compétences de Wallace et Gromit, intrépides bricoleurs qui se lancent immédiatement au secours du voisinage... Voilà donc le « premier film d’horreur végétarien de l’histoire du cinéma ». Les créateurs de ce délire minutieux ont plus de points communs avec la cinématographie de leur Albion natale qu’avec l’efficacité comique de plus en plus formatée des blockbusters américains en 3D. On pense ainsi aux Monty Python, à L’Homme au complet blanc, d’Alexander Mackendrick.
Le lapin-garou du titre, montagne de poils à la mine bonasse, sème la terreur chez les riverains. L’occasion pour Nick Park d’une succulente galerie de portraits : la châtelaine, grande chose sentimentale tout en dents, ou le vénérable prêtre anglican. Les gags jaillissent, jamais là où on les attend. Gromit s’arrête en plein combat aérien avec un autre chien, à bord d’un avion de manège, pour mieux remettre des pièces de monnaie dans l’engin. C’est sans doute là le secret de cette merveille de minutie : peaufiner le détail logique au cœur de la plus totale dinguerie. Cécile Mury.
CRIMES ET DÉLITS
Crimes and Misdemeanors
de Woody Allen, 1989, US, 1h44, Couleurs
avec Martin Landau, Angelica Houston, Claire Bloom…
RÉSUMÉ : Un ophtalmologue rencontre par hasard un documentariste. Ensemble, ils vont réaliser qu'ils ont commis à eux deux énormément de crimes et délits.
POINTS DE VUE : Woody Allen nous prend toujours à contre-pied. On attend un sourire ou un gag, on rencontre des personnages inquiets, voire torturés. Inversement, ses histoires sombres sont traitées en comédies. Il y a plusieurs façons de voir Crimes et délits. Au départ, c'est un drame. Un homme comblé et respectable (il est ophtalmo et fréquente le meilleur monde) trompe son épouse avec une grande fille jalouse qui finit par l'encombrer. Il prend à la blague la suggestion qui lui est faite de s'en débarrasser par le crime. Et puis, l'idée fait son chemin. Dictionnaire des films.
L'autre voie d'accès est la farce d'humour noir. Elle est désopilante et peuplée de personnages pittoresques, savoureux, irrésistibles, au premier rang desquels un cinéaste intellectuel obligé de réaliser un documentaire à la gloire de son beau-frère, un vrai beauf qu'il déteste. Woody Allen se moque globalement de tout le monde : des bourgeois, des infidèles, des criminels, des lâches, des arrogants, des hypocrites, des intellectuels macérant voluptueusement dans leurs fantasmes d'incompris, de lui-même enfin qui est – un peu – tous ces personnages et – beaucoup – le contraire de tous ces personnages. Un malaise se dégage de cette comédie plus acide, plus triste et désabusée qu'il n'y paraît. Gilbert Salachas.
Il y a presque deux films en un dans Crimes et délits. D’un côté, Judah, médecin spécialiste à qui tout sourit, mais se trouve coincé par une maîtresse, laquelle menace tout son ordre établi. De l’autre, il y a Cliff, documentariste à qui rien ne réussit ! Ses dernières œuvres ont été des échecs et le film qu’il prépare sur un philosophe totalement inconnu semble prendre le même chemin. De plus, son couple est au bord de la rupture. Son seul réconfort est d’emmener sa jeune nièce à des séances de cinéma d’art et essai. On pourra ainsi entrevoir quelques extraits de films comme Joies matrimoniales (Mr and Mrs Smith, 1941) d’Alfred Hitchcock, avec Robert Montgomery et Carole Lombard, ou encore Le dernier gangster (The Last Gangster, 1937) d’Edward Ludwig avec Edward G. Robinson.
Le lien ténu entre les deux histoires est que Lester connaît le frère de Judah, Ben (Sam Waterston), rabbin atteint d’une grave maladie des yeux. Le récit alterne les deux parcours dramatiques en truffant de bons mots les séquences concernant Cliff, misanthrope désabusé qui va de malchance en malchance.
On mentionnera cet échange : une femme de retour de Londres lui annonce qu’elle refuse ses avances. Elle lui dit qu’elle lui rend sa lettre. "Dommage, c’était ma seule et unique lettre d’amour", répond l’homme. "Elle est belle", remarque son interlocutrice. Cliff reprend : "Remarque, c’est normal, j’en ai pompé plus de la moitié à James Joyce. Tu as dû être étonnée que je fasse aussi souvent allusion à Dublin."
La partie qui relate les aventures de Judah évoque la progression de son cas de conscience. Paradoxalement, lui, le scientifique, qui se revendiquait agnostique, va se rapprocher de Dieu.
Crimes et délits est un film sur la faute, l’existence ou non d’un Dieu et finalement la vacuité de la vie, avec un titre qui rappelle volontairement Fiodor Dostoeïvski, mais qui aurait été mieux traduit par "Crimes et comportements inappropriés". Cela sonne moins bien, mais les mots définissent mieux le contenu du long métrage.
Enfin, on évoquera une petite scène, purement dans l’esprit de Woody Allen, juste pour le plaisir, puisqu’elle n’a pas de réelle utilité dans la progression de l’intrigue : Mia Farrow et lui, en gros plan, dévorent des yeux le célébrissime Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, qui passe sur une télévision (mais dont on ne verra aucune image), tout en mangeant goulûment un plat indien et en commentant le long métrage avec extase. Fabrice Prieur.
QUAI D’ORSAY
de Bertrand Tavernier, 2013, France, 1h53, Couleurs
avec Thierry Lhermitte, Raphaël Personnaz, Niels Arestrup…
RÉSUMÉ : Le jeune Arthur Vlaminck est embauché en tant que chargé du "langage" par le ministre des Affaires étrangères Alexandre Taillard de Worms. En clair, il doit écrire les discours du ministre ! Mais encore faut-il se faire une place entre le directeur du cabinet et les conseillers qui gravitent dans un Quai d'Orsay où le stress, l'ambition et les coups fourrés ne sont pas rares...
POINTS DE VUE : Il aura fallu quarante ans pour que Bertrand Tavernier réalise sa première comédie. Il y avait tout dans la bande dessinée à succès de Blain et Lanzac pour inspirer ce cinéaste passionné de politique et d’histoire, et qui a toujours aimé filmer les gens au travail. Le ministère des Affaires étrangères, cette ruche avec ses couloirs sans fin, ses codes, ses conseillers qui travaillent jour et nuit pour préserver l’équilibre du monde... Dans ce huis clos sous les ors de la République, Tavernier orchestre un vaudeville malicieux, incroyablement rythmé, où monsieur le ministre fait claquer les portes comme personne.
Alexandre, belle crinière argentée, bouillonne, brasse du vent et surligne au Stabilo jaune les grands auteurs. Dans la peau de ce De Villepin pour rire, Thierry Lhermitte rappelle les meilleurs comédiens burlesques de l’âge d’or hollywoodien. Pendant qu’il gesticule, ses conseillers s’occupent des dossiers. Quitte à faire de surprenantes micro-siestes, comme Maupas, le chef de cabinet. Dans le registre du gros chat épuisé qui en a vu d’autres, Niels Arestrup, à contre-emploi, est hilarant. Guillemette Odicino.
Adapté de la célèbre bande dessinée d’Antonin Baudry et Christophe Blain, Quai d’Orsay s’appuie sur l’expérience vécue par l’auteur, la plume de Dominique de Villepin entre 2002 et 2004. Fidèle à l’esprit de la BD, le film s’offre une grande liberté de ton et des dialogues percutants à souhait pour le plus grand bonheur des comédiens qui s’en sont visiblement donnés à cœur joie. Bertrand Tavernier -le génial réalisateur de Que la fête commence, Coup de torchon et La Princesse de Montpensier-, s’il ne manque pas d’humour, nous avait jusque là plutôt habitués aux drames. Il surprend donc en livrant une comédie jubilatoire qui sous ses allures de farce nous parle aussi de choses plus graves. Hawks disait qu’une bonne comédie pouvait se transformer en drame en changeant seulement quelques éléments. Tavernier, fan du maître et cinéphile hors pair, a judicieusement choisi de suivre cette maxime en n’évacuant pas l’aspect tragique de son histoire. Certains diront sans aucun doute du film qu’il édulcore le traitement des crises internationales. Il n’empêche qu’elles sont bel et bien présentes. Le ministre, tout zozo qu’il est, est aussi un homme de conviction, courageux et droit dans ses bottes, qui n’hésite pas à sortir de sa voiture pour calmer une foule en colère et prononce le seul discours jamais applaudi à l’ONU.
Il serait alors dommage que le film soit assimilé à ce qu’il n’est pas, soit une satire de la classe politique. Le scénario, écrit par Tavernier avec le concours d’Antonin Baudry, est un petit bijou de finesse et d’intelligence, d’une fluidité confondante malgré une grande densité d’informations. Si nombre d’aspects de Quai d’Orsay évoquent le vaudeville, le film ne cède jamais à la facilité et ne tombe pas dans l’écueil de la suite de sketchs vendus comme autant de morceaux choisis. La caméra semble se balader dans les moindres recoins du ministère, captant ça et là des moments d’échanges ou de fous rires entre les différents protagonistes. Car si les gens peuplant ce microcosme présenté comme en perpétuel mouvement ont la lourde tâche de s’attaquer aux problèmes du monde entier tout en tâchant de préserver un fragile équilibre géopolitique, ils sont avant tout des hommes et des femmes comme vous et moi. Le film est en ce sens particulièrement intéressant dans sa volonté de désacraliser la classe politique (ce qui n’est pas nécessairement à prendre dans une acception négative). Tavernier observe sans juger, et présente une galerie de personnages si complexes qu’ils ne peuvent justement être réduits à une caricature.
En faisant du spectateur un locataire temporaire du Quai d’Orsay, le réalisateur nous permet de voir par nous-mêmes comment fonctionnent les rouages de cette machine politique dont beaucoup se sentent coupés. Et si le ministre est focalisé sur une vision du monde qui ne sou"re aucun compromis, il dirige son « armée » d’une main de fer pour donner à cette même vision une application concrète. Dans le rôle d’Alexandre Taillard de Worms, un Thierry Lhermitte ressuscité qui, après une longue traversée du désert de presque dix ans, se voit enfin confier un rôle à la mesure de son immense talent. C’est bien simple, on ne lui avait pas connu un tel aplomb depuis Le dîner de cons. Omniprésent, foutraque, exubérant, vociférant, claquant les portes à presque tous ses passages (on nous a assurés qu’aucun mobilier n’avait subi de dommages irréversibles), il donne à son personnage un charisme éblouissant, qui se transforme vite en véritable aura. Homérique serait l’adjectif idéal, mais le ministre nourrit une véritable passion pour Héraclite (dont les sages paroles rythment le film), si bien que sa « plume » doit sans cesse composer avec les citations du philosophe. On vous laisse découvrir. À ses côtés, Niels Arestrup (lui aussi impeccable dans un rôle pourtant à contre-emploi), le directeur de cabinet qui tempère les ardeurs trop enflammées du ministre, permet un contrepoint des plus judicieux qui renforce la crédibilité de l’ensemble. Quant à Raphaël Personnaz (découvert Bertrand Tavernier), parfait en jeune premier tout droit débarqué de l’ENA, il confirme qu’il a déjà tout d’un grand. En bref, Quai d’Orsay, servi par un montage nerveux qui nous maintient dans un état de veille permanent et une grande inventivité dans la réalisation (split screen, caméra mouvante) vibre, trépigne, éclabousse même, le tout pour notre plus grand plaisir. Un authentique coup de maître qui vient faire le ménage dans une comédie française globalement ultra formatée. Tristan Gauthier.
Bertrand Tavernier a exploité la majorité des genres cinématographiques. Il lui manquait la comédie et l'adaptation de BD. Il a trouvé les deux avec une bande dessinée best- seller de Christophe Blain et Abel Lanzac. Et a réussi une succulente comédie politique et satirique, avec des dialogues percutants, un humour décapant, des références avouées, notamment à Dominique de Villepin et à son proche collaborateur Pierre Vimont. Personne ne nie les ressemblances tellement elles sont évidentes. Tavernier dévoile les coulisses du Quai d'Orsay avec un esprit satirique décoiffant, appuyé par quelques pensées du philosophe grec Héraclite. Le film a reçu le prix du meilleur scénario au festival de San Sebastian. Les situations sont, pour la plupart, bien réelles et, pour celles-ci, le réalisateur a bénéficié des connaissances d'Antonin Baudry, diplomate et co-auteur de la BD (sous le pseudonyme d'Abel Lanzac) et ancien collaborateur de Dominique de Villepin.
Thierry Lhermitte, qui se met dans la peau de ce dernier, fait une composition éblouissante de politicien racé, intelligent, cultivé et en même temps, coléreux, hyperactif mais possédé par un seul dessein : servir la France. Belles prestations aussi de Niels Arestrup dans le rôle du chef de cabinet, et de Raphaël Personnaz dans celui d'Arthur. Il y a du beau monde à leurs côtés : Julie Gayet, Anaïs Demoutiers, Marie Bunel, Thierry Frémont, et même le député Bruno Le Maire. Point fort : la reconstitution du discours prononcé par le ministre à l'ONU expliquant la non-participation de la France à la guerre contre l'Irak. Ce film nous promène aussi parmi quelques décors fastueux de la République. Le Télégramme.
L'équation de départ était complexe : adapter au cinéma une bande dessinée à succès faisant le récit des deux années durant lesquelles Dominique de Villepin fut ministre des affaires étrangères. Quelle option allait choisir Bertrand Tavernier pour son film Quai d'Orsay ? Transposer la BD au cinéma ? Ou bien proposer un biopic de l'homme qui, le 14 février 2003, en pleine crise irakienne, au terme d'un discours prononcé devant le Conseil de sécurité des Nations unies, fut longuement applaudi par ses pairs ?
En choisissant Thierry Lhermitte pour interpréter le rôle d'Alexandre Taillard de Worms –– alias Dominique Marie François René Galouzeau de Villepin ––, Tavernier a d'emblée voulu signifier que son film était bel et bien une adaptation de Quai d'Orsay, la BD d'Abel Lanzac (pseudonyme du diplomate Antonin Baudry) et Christophe Blain (éd. Dargaud, 2010). Lhermitte, qui n'a ni la prestance ni le coffre de son modèle, ne pouvait que composer une caricature de la caricature que fut Villepin lorsqu'il dirigea la diplomatie française.
Ce parti pris réglé, Tavernier parviendrait-il à retrouver la qualité documentaire et l'humour qui firent le succès de cette BD ? En confiant l'écriture du film à Christophe Blain et Antonin Baudry –– qui fit partie du cabinet de Dominique de Villepin et servit de modèle au personnage d'Arthur Vlaminck ––, Tavernier savait qu'il parviendrait à « coller » à l'esprit et à la lettre de la BD. De fait, les lecteurs de Quai d'Orsay ne seront ni déçus ni déroutés par les dialogues. Autre qualité du film : le fait que Tavernier ait été autorisé à filmer au ministère des affaires étrangères, au Palais-Bourbon et dans la salle du Conseil de sécurité de l'ONU. Effet de contraste garanti entre la solennité des lieux et le côté fantasque du personnage interprété par Lhermitte.
La restitution de l'ambiance qui pouvait régner au cabinet ministériel en ces années 2002-2004 est réussie. Niels Arestrup compose un directeur de cabinet extraordinaire, qui n'est pas sans rappeler une figure légendaire du Quai, Pierre Vimont. Les autres membres sont eux aussi savoureux, en particulier Bruno Raffelli (qui incarne Stéphane Cahut, le conseiller Proche-Orient) et Julie Gayet (la conseillère Afrique).
D'où vient, dès lors, la sensation que Tavernier est, en définitive, passé à côté de son sujet ? À trop vouloir tirer son film du côté de la BD, et donc du burlesque, il a perdu en intensité dramatique. Lui qui aime tant la politique tenait pourtant un sujet en or : Worms-Villepin confronté à la crise irakienne dans un face-à-face grandiose avec les Etats-Unis. On ne peut s'empêcher de penser à ce qu'aurait été cette comédie du pouvoir si Dominique de Villepin avait interprété son propre rôle. Qui mieux que lui, en état d'exaltation, aurait pu dire cette phrase rapportée par Antonin Baudry, prononcée devant ses collaborateurs après son triomphe à l'ONU : « On a beau se casser le cul, on ne sera même pas dans les livres d'Histoire. Ou alors sur une petite note en bas de page. » ? Franck Nouchi.
Tavernier ne pouvait pas concevoir adapter « Quai d’Orsay » sans la collaboration de Christophe Blain et Antonin Baudry, qui ont signé la bande-dessinée. Il est de notoriété publique que le ministre des Affaires étrangères de la BD et du film, Alexandre Taillard de Worms, est un avatar de Dominique de Villepin, alors aux affaires, Antonin Baudry étant un de ses collaborateurs sous le gouvernement Raffarin de 2002 à 2004. Ayant vécu les choses de l’intérieur, son récit est des plus croustillants en dévoilant les arcanes du pouvoir sous un angle inédit.
Bertrand Tavernier prend un plaisir délectable à réaliser cette adaptation. D’abord en ayant accès aux véritables décors où se déroule l’action : le ministère des Affaires étrangères, au quai d’Orsay à Paris, lieu extrêmement fermé, et de nous faire découvrir les dorures de la République, mais aussi ses combles qui font office de bureau pour les subalternes, mais néanmoins serviteurs de l’Etat. Serviteurs de l’Etat ? Serviteurs d’eux-mêmes pour une grande partie, le milieu, on s’en doutait, faisant office de panier de crabes notoire. Même si le film rend justice à certains d'entre eux, et on peut compter sur Tavernier pour ne pas être complaisant sur le chapitre.
Si l’écriture est au bénéfice du film, très enlevée, toujours rebondissante et inventive, l’interprétation est ce qui fait décoller le film, du premier aux seconds rôles, tous très savoureux. Thierry Lhermitte est au meilleur de sa forme, peut-être dans son meilleur rôle. Niels Arestrup en directeur de cabinet est une fois de plus d’un talent monstrueux, sans doute le meilleur acteur français actuel, l’équivalent d’un Michel Simon en son temps. Raphaël Personnaz, que l’on voit décidément beaucoup ces temps-ci (« Au bonheur des ogres », « Fanny », « Marius »…) est parfait en candide qui s’accroche. Ils sont entourés de grands talents : une perfide Julie Gayet à tomber, Bruno Raffelli, dont les compétences sur le Moyen-Orient sont à peine écoutées et ne pense qu'à manger, où Thierry Frémont qui ne cesse de lancer des vannes salaces, en complet décalage. Ambiance !
L’on s’amuse beaucoup dans ce « Quai d’Orsay » où règne le stress en maître. Le comique de répétition y joue à merveille, avec les portes claquées par le ministre à rythme soutenu, qui sont comme dans des tremblements de terre dans les alcôves du pouvoir, où tout le monde se précipite sur ses dossiers pour empêcher les feuilles de s’envoler (gag récurrent de la BD). Si le service de l’Etat n’est pas ignoré, ce sont les personnalités qui dominent. Et au premier chef, Alexandre Taillard de Worms (Thierry Lhermitte), avec ses références littéraires et philosophiques alambiquées, son obsession du stabilo, ses non lectures des discours qu’on lui soumet, renvoyés sine die… Le film donne l’impression d'avoir été tourné par une petite souris dans les arcanes de la République en assumant sa dimension caricaturiste : drôle et instructif. Jacky Bornet.
LA FOLIE DES GRANDEURS
de Gérard Oury, 1971, France, 1h50, Couleurs, musique de Michel Polnareff
avec Louis De Funès, Yves Montand, Alice Sapritch, Paul Préboist…
RÉSUMÉ : Don Salluste profite de ses fonctions de ministre des Finances du roi d'Espagne pour raquetter le peuple. Mais la Reine qui le déteste réussit à le chasser de la cour. Ivre de vengeance, il décide de la compromettre. Son neveu Don César ayant refusé de se mêler du complot, c'est finalement le valet de Don Salluste, Blaze, transi d'amour pour la souveraine, qui tiendra le rôle du Prince charmant. Malheureusement à force de quiproquos, il ne parvient qu'à s'attirer les faveurs de la peu avenante Dona Juana.
POINTS DE VUE : Les manigances de Don Salluste, ministre du roi d'Espagne, pour compromettre la reine avec son valet. Mais il y a aussi la duègne. Parodie efficace de Ruy Blas. Dictionnaire des films, Larousse.
Du drame romantique de Victor Hugo, de son "ver de terre amoureux d’une étoile", il ne reste bien sûr que le squelette, la trame d’une vengeance ourdie par un ambitieux éconduit. Pour le reste, Gérard Oury paraît à son zénith comique, qui peut se permettre de parodier un texte patrimonial. La folie des grandeurs est un film bien plus rythmé que Le Corniaud et La grande vadrouille, parce que l’association incongrue de Montand (remplaçant au pied levé Bourvil) et Louis de Funès ne fonctionne pas sur l’opposition de l’impulsivité et de l’indolence. L’énergie de l’un vient doper l’agressivité naturelle de l’autre. La douceur de Bourvil, qui avait tendance à affadir la constante adrénaline dont se nourrit la drôlerie, est remplacée par une forme de séduction naturelle qui, chez Montand, s’infléchit vers des postures d’Arlequin. La vraie trouvaille du film est de les avoir réunis, ces deux acteurs-là, dont les univers cinématographiques semblaient pourtant si éloignés (la star des films politiques de Costa-Gavras, donnant la réplique au comédien fétiche de Jean Girault, il fallait quand même oser). Comme la galerie des seconds rôles est également excellente (mention spéciale à Sapritch dans un rôle de duègne atrabilaire et frustrée), la comédie n’accuse aucun temps mort.
Si le long métrage reprend, comme on le sait, la structure du drame hugolien, c’est plutôt à Molière que l’on pense, dans la mesure où le personnage incarné par Louis de Funès a tout d’un Harpagon, ataviquement requis par l’argent qu’il thésaurise, malade à l’idée qu’une seule pièce lui manque. Cette obsession nourrit une célèbre scène, où le fracas métallique de l’argent, coulant dans les doigts du valet, illumine le visage endormi du vilain. Mais on pourra, à sa guise, préférer l’absurde dialogue entre Salluste et un oiseau, envoyé en ambassade auprès de la reine, ou le surréaliste quiproquo que permet une haie, masquant la fuite du virevoltant Blaze, tandis qu’un gros molosse profile sa silhouette débonnaire, pour entendre une surprenante confession amoureuse. La folie des grandeurs mérite, à bien des égards, son titre hyperbolique. Lieu de toutes les audaces comiques, creuset jubilatoire où farandolent le western, le film de cape et d’épée, le balcon de Roxane et le meilleur du théâtre de Feydeau, l’œuvre s’agrémente d’une bande originale furieusement syncrétique de Michel Polnareff, un pur joyau de sa discographie inégale, qui convoque Morricone, le jazz-rock, le flamenco et la valse endiablée. Jérémy Gallet.
L’Espagne au XVIIe siècle. Ministre des Finances cupide, l’odieux don Salluste pille, dépouille, exproprie... aux quatre coins du royaume. Les contribuables l’abhorrent, la reine aussi. Elle obtient son exil. Mais le vieux coquin prépare sa vengeance : son valet aura pour mission de compromettre l’importune souveraine...
Certes, vous entendrez pour la énième fois Montand prononcer : « Il est l’or, Monseignor. » Vous anticiperez chaque envolée de pompons du génial et survolté de Funès. Vous vous lamenterez peut-être sur le sort du Ruy Blas d’Hugo, allègrement pillé par des scénaristes malicieux. Mais, si l’histoire et la littérature en prennent un coup, la comédie, elle, éclate de santé. Gérard Oury, comme toujours, utilise à plein les ressources du duo comique. Montand, remplaçant Bourvil, disparu à la veille du tournage, joue les valets loufoques avec une évidente jubilation. On ne s’en lasse pas. Cécile Mury, 2020.
REVUE DE PRESSE : Combat : Gérard Oury a « redonné ses lettres de noblesse au cinéma d'humour français », « Un montage cursif, nerveux et espiègle », « Oury ne sacrifie pas aux numéros d'acteurs, et met admirablement en valeur leurs tempéraments respectifs ». « Les héros de Gérard Oury promènent sur le monde un regard intelligent, narquois et moqueur. Les injustices, les contradictions, les cocasseries de notre société, on les retrouve illustrés avec espièglerie dans ce film frondeur, qui sait pratiquer la satire sans hargne ni méchanceté ». « Oury avait conçu pour Bourvil un rôle de valet de comédie proche du Sganarelle de Molière. Yves Montand est plus proche de son Scapin », « des allusions cinglantes au cynisme contemporain ». Henry Chapier écrit dans Combat : « Inspiré par le souffle de jeunesse et de liberté du film, Michel Polnareff a composé une musique pleine de verve, de fraîcheur et de grâce, n'abusant jamais des percussions, ni de l'attendrissement». «Avec la photo d'Henri Decae, elles obéissent à cette même harmonie dont la véritable clé de sol me semble être le bonheur et la conscience d'un retour du cinéma aux rêves de l'enfance, le cinéma-lanterne magique». «La surprise est de taille. On nous parlait d'une comédie inspirée de Victor Hugo, d'une Espagne sortie des tableaux de Vélasquez, d'un délire à la Cecil B. DeMille. Ce que l'on découvre, est beaucoup plus intime et plus inattendu : un conte voltairien, issu de l'imagination d'un homme libre, au zénith de son pouvoir d'expression ». « Un conte voltairien issu de l’imagination d’un homme bien né, c’est-à-dire d’un être libre, au zénith de son pouvoir d’expression (...) Il restait, entre les slogans contestataires ou une amertume à la Jean Anouilh, une voie à trouver : non pas celle du rire farceur, mais celle du sourire malicieux et railleur ».
L'Express : «Ce cinéma comique à grand spectacle, un genre trop souvent méprisé», «Une mécanique dans la mécanique. Il éructe, vibrionne, trépigne, gargouille, raille, grince, rampe, courtise, terrorise et rêve (d'or, de vengeance, de complot ou de nouvelles grandeurs). Il joue la farce, mais en férocité», «L'acteur (Yves Montand) parvient-il à tirer son épingle du jeu à côté du volcan en éruption qui lui sert de partenaire ?».
La Croix : Gérard Oury a «le sens du divertissement populaire», Le scénario de La Folie des grandeurs, inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo «jongle avec un texte qu'il chahute en le respectant».
France-Soir : «La splendeur de l'Espagne, la rigueur de sa cour empesée, et soudain la folie, le western, l'épique et le burlesque», «Ces deux grands comédiens forment un nouveau tandem du rire, insolite mais bien équilibré, à la fois complice et antagoniste, entre le comique bouillonnant de De Funès et le comique pétillant, malicieux, d'Yves Montand, qui dévoile ici une autre facette de son talent», «Cette tornade de rires, ce champion de la grimace inspirée et du geste irrésistible, joue avec un dynamisme ravageur. Il explose, il est à lui seul un feu d'artifice toujours renouvelé».
Le Journal du dimanche : «Un scénario à l'inflexible précision d'une montre suisse, un film qui fonce sans ratés vers l'explosion finale», «Hugo, Feydeau, Molière, dont le souvenir est constant, ne figent pas le spectacle en matinée poétique pour esprits distingués» (Pierre Billard).
Le Monde : «Il s'agit ici d'un divertissement qui, dépassant les limites de l'épopée burlesque, tient également du film de cape et d'épée, de la comédie de mœurs ou de caractère, et même de la satire. La richesse et la beauté du spectacle constituent un atout majeur», «si Gérard Oury emprunte à l'écrivain quelques fils de son intrigue, il les dénoue de telle manière qu'il compose un vaudeville picaresque sur la trame du mélo romantique».
Les Lettres françaises : «On prend une pièce de Victor Hugo, on la torture un peu, beaucoup, on pique quelques gags dans d'autres films, on fait intervenir Louis de Funès, qui doit commencer à se fatiguer de refaire toujours le même numéro, on lui adjoint un Yves Montand en grande forme, on filme le tout comme on peut et l'on pense que le tour est joué. On obtient un film terne, sans rythme, baigné d'une lueur d'humour involontaire : sa prétention au rire».
Télérama : «Oury et son équipe s'en tiennent à un ressort du rire particulièrement bas : l'utilisation systématique du sous-entendu, de l'allusion graveleuse. C'est à ce moment-là, hélas ! qu'on entend les plus gros rires. Et quelle piètre image nous donne-t-on de l'amour ! La pure idylle entre Ruy Blas et sa jeune reine n'est plus qu'une convention dramatique dépourvue de sentiment. Le sommet, c'est le personnage de la duègne austère saisie par la débauche. On tombe dans l'obscénité pure», «Si de Funès représente toujours, pour notre société fondée sur la hiérarchie, une forme d'autorité (patron, directeur, PDG, ici Premier Ministre), Montand est toujours le titi qui «aime se promener sur les grands boulevards», c'est-à-dire une image rassurante du peuple».
La Revue du cinéma : «le film exorcise bien des problèmes contemporains : la sexualité via Alice Sapritch (qui se livre à un pitoyable exercice de misogynie appliquée), l'homosexualité via de Funès travesti, le folklore espagnol (flamenco, corrida, fête Dieu), et de surcroît la xénophobie anti-allemande à travers une grossière parodie de l'accent germanique ! Il ne faut surtout pas faire réfléchir le spectateur, il faut éviter de le surprendre ou de le dérouter», Montand n'est «qu'un bon faire-valoir» dans un scénario taillé sur mesure pour la vedette Louis de Funès», «On se garde bien de remettre en cause le roi, malgré quelques phrases à intention contestataire».
La Revue : «une mise en scène des plus conventionnelles, et une vague similitude avec Ruy Blas qui fournit l'alibi culturel», «Il s'agit bien d'un film de divertissement. Dans le sens originel : action de détourner».
Écran : «la plupart des gags sont autant d'hommages à l'esprit du cartoon ou à la grande école des burlesques, Laurel et Hardy notamment», «ce cinéma dit commercial témoigne d'un tel soin, d'une telle élégance, d'une telle qualité perceptible à tous les niveaux (décors, costumes, figuration), que dans le désert du cinéma comique français, Gérard Oury est une oasis luxuriante».
Le Nouvel Observateur : Alice Sapritch «réussit à donner à son personnage une double tonalité, tragique et bouffonne», «Blaze-Montand, est un personnage mûr, un valet gentilhomme, un Figaro malicieux», «une plus grande implication personnelle, un irrespect sournois», «Louis de Funès cesse d'être boulevardier : il est insensé. La méchanceté de son personnage de politicien ambitieux, ministre prévaricateur et intrigant, buveur de la sueur du peuple, échappe à la monotonie pour imposer une image démesurée de la rapacité féroce, de l'ambition trépignante» (Jean-Louis Bory).
Les Nouvelles littéraires : «Montand n'est pas un seul instant écrasé par son partenaire, ce qui constitue une sorte d'exploit».
Cinéma : «l'argent ne fait pas le talent. Et le culot sans esprit, sans imagination, conduit à emprunter Ruy Blas à Victor Hugo pour en faire un salmigondis amphigourique où la prétention le dispute au faux bon goût. Le tiroir-caisse est sauf, mais ni de Funès ni Montand ne sortent grandis».
Positif : «voilà un film qui s'est passé de réalisateur. Certes, les gags témoignent d'une imagination méritoire, la photo semble de bon goût, les comédiens satisfaisants, pour autant qu'ils se dirigent eux-mêmes. La mise en scène dilue les gags par un découpage incohérent. Je serais le " vrai " Gérard Oury, je lèverais le voile et je porterais plainte !» (Frédéric Vitoux).
Paris-Jour : «La Folie des grandeurs est aussi un conte léger et ironique où les répliques font mouche et où les personnages ont la finesse, la malice et la vivacité de ceux de Beaumarchais plutôt que des héros de Victor Hugo» (Jacques Flurer).
Témoignage chrétien : «ce qui n'est pas pardonnable, c'est ce faux air d'esprit de gauche dont se pare, bien légèrement, le film. Blaze restitue leur or aux paysans, ce qui vaut de belles minutes de poursuite, mais ne convainc personne. Devenu Don César, il exige des impôts des nobles (Oh Hugo !) mais personne n'est impressionné».
COMMENTAIRE : La presse spécialisée dédaigne passablement La Folie des grandeurs, l'accusant d'être un film « commercial » qui flatte le public. Certaines revues ignorent le film, comme Les Cahiers du cinéma. D'autres lui reprochent son coût exorbitant (près de deux milliards de l'époque). « Gaumont a beaucoup investi dans cette Folie des grandeurs. N'est-ce-pas Gérard Oury qui en est atteint ? » ironise Le Canard enchaîné. « Voici la nouvelle superproduction du champion des films à gros budgets ! » s'exclame L'Aurore, tandis que La Revue du cinéma dénonce « un film qui s'inscrit parfaitement à l'intérieur du système production-exploitation : budget important, grosses vedettes, seconds rôles populaires, publicité envahissante et matraquage systématique sur les ondes et dans la presse ». Certaines revues réfutent ces arguments avec énergie. Selon Combat, « Gérard Oury n'a retenu de ses moyens hollywoodiens que ceux qui servaient son propos, la beauté de sa mise en œuvre, l'élégance de son écriture. Les palais de Tolède, les auberges de Séville, le désert d'Andalousie ne sont pas des caprices de luxe, ni des cartes postales. Il a voulu pour sa Folie des grandeurs une toile de fond à la Vélasquez. Pourquoi un film d'humour n'aurait-il pas droit à l'écrin somptueux de l'Histoire ? ».
La Folie des grandeurs, à sa sortie, n'a pas fait l'unanimité parmi les critiques. S'il a fait polémique dans la presse, le public a plébiscité le film. Sans toutefois rejoindre les très grands succès de Gérard Oury, La Folie des grandeurs s'est classé à la 4ème place des films sortis en 1971 en France. Le film a permis de débattre de la question du cinéma dit « commercial », trop souvent considéré comme vulgaire et démagogue. François Nourissier écrit dans L'Express : « voilà un film qui nous donne le sentiment d'être un spectateur respecté. Gérard Oury a veillé à la qualité de ses ressorts. Jamais il ne sollicite une approbation un peu complaisante. Offrir aux spectateurs de 1971 cent minutes de bonne humeur sans trivialité, c'est une ambition honorable ». Film devenu culte.
MON ONCLE
de Jacques Tati, 1958, France, 2h, Couleurs
avec Jacques Tati, Jean-Pierre Zola, Adrienne Servantie…
RÉSUMÉ : Monsieur Arpel, directeur d'une fabrique de tuyaux en plastique, a doté sa maison de tous les perfectionnements techniques possibles. Son beau-frère, monsieur Hulot, occupe un modeste deux pièces dans un quartier populaire. Il invite de temps à autre son jeune neveu à découvrir son domaine de fantaisie...
POINTS DE VUE : Après la vision pittoresque et harmonieuse du village de Jour de fête, qui apparaît comme un paradis perdu, et celle, flottante et artificielle, du temps des vacances dans les Vacances de M. Hulot, Tati « dialectise » son propos en confrontant cet univers qui ressort du rêve à la géométrie fonctionnelle du monde moderne, source de gags, certes, mais de gags pathétiques. Les cadrages se font de plus en plus « rigoureux », tandis que le décor et ses avatars prennent une importance considérable aux dépens des hommes réduits à l’état de maladroits rouages. Il ne reste plus à Tati, dans Play Time, qu’à rechercher ce qui reste de traces d’humanité dans cette pure transparence fonctionnelle où seul le regard peut encore bâtir des « fictions ». Serge Krezinski, 1995.
Monsieur Hulot habite un quartier pittoresque en banlieue ; sa sœur a épousé un directeur d’usine et vit dans une villa ultramoderne d’un quartier résidentiel. Elle se met en tête de lui trouver un travail et une femme. Mais Hulot est un candide indomptable.
Ceux qui s’extasièrent sur Les Vacances de M. Hulot firent la fine bouche devant cette chronique de la vie moderne. On reprocha à Mon oncle d’être réactionnaire, voire poujadiste. Comme Godard, mais sur le ton de l’humour poétique, Tati le Fou s’en prenait en réalité à la déshumanisation des petits soldats du conformisme, des pachas de la mécanique, des petits-bourgeois envoûtés par les parcours fléchés. Et à l’esclavage d’une femme mariée, hantée par la nécessité de nettoyer, servir et paraître. Hulot, lui, fait bande à part, refuse la technique absurde, le culte de l’objet-roi. Il fustige la passivité, exalte le réflexe blagueur des enfants, l’écologie sociale, l’innocence et la rébellion contre les codes imposés. La chronique est subtile, gorgée de gags sonores, truffée de clins d’œil, de plaisanteries visuelles... Télérama, 2021.
Dans Mon oncle nous retrouvons Monsieur Hulot personnage inventé et incarné par Tati rendant visite à sa sœur et sa famille qui habitent une maison ultramoderne. Son beau-frère essaie de lui trouver un emploi dans son usine et sa sœur essaie de lui faire rencontrer sa voisine. L’humour de Mon oncle repose entièrement sur l’inadaptation d’un homme « normal » mais timide et lunatique dans un monde qui a perdu tout sens de la raison et de la mesure, malgré son obsession de la rentabilité et du fonctionnalisme. Satire du snobisme et des délires architecturaux (la villa Arpel est l’autre personnage inoubliable du film), d’un univers pavillonnaire aliénant, Mon oncle est avant tout un feux d’artifices de trouvailles de mise en scène, avec une nouvelle fois l’invention d’un burlesque moderne qui exploite le moindre objet, le moindre détail à des fins comiques et poétiques, sans parler du perfectionnisme formel de Tati sur la couleur, qu’il utilise pour la première fois. Tati développe ses recherches sur le son et le langage, après les ruminations paysannes du facteur François dans Jour de fête – brides de phrases, babil mondain, expressions toutes faites qui côtoient onomatopées et propos incompréhensibles... Godard s’en souviendra, allant jusqu’à rendre un hommage explicite à Tati dans Soigne ta droite (Tati écrivit et interpréta un court métrage de René Clément intitulé Soigne ton gauche.) Olivier Père, 2015.
QUELLE JOIE DE VIVRE !
Che gioia vivere
de René Clément, 1961, Italie/France, 2h12, Noir et Blanc
avec Alain Delon, Barbara Lass, Gino Cervi…
RÉSUMÉ : Rome, 1921. Libéré des obligations militaires, Ulysse Cecconato s'inscrit aux "Chemises noires" fascistes. En guise de première mission, les dirigeants le chargent de repérer une imprimerie qui édite des tracts anti-fascistes. Ulysse rencontre un imprimeur, Olinto Fossati, et se fait embaucher comme ouvrier. Il découvre assez vite que les Fossati sont les anarchistes à l'origine des fameux tracts anti-fascistes. A force de côtoyer les Fossati, Ulysse s'éprend éperdument de leur fille, la ravissante Franca. Afin de la séduire, Ulysse a l'idée saugrenue de se faire passer auprès d'elle pour un célèbre terroriste anarchiste...
POINTS DE VUE : Le ton désinvolte et primesautier du film est inhabituel chez René Clément qui travaille généralement dans le drame et le grave. En fait, il s’agit d’une réflexion sur la liberté, l’oppression, l’engagement, le destin, autant de thèmes que Clément n’a cessé de traiter de film en film. Gilbert Salachas, 1995.
C'est une famille de gentils hurluberlus, qui impriment des tracts anarchistes en pleine montée du fascisme (Rome, 1922), qui chantent des hymnes révolutionnaires et qui appellent leur fille « Franca-Comtea » en l'honneur de l'indépendance régionale ! C'est chez ces doux-dingues que déboule Ulysse, orphelin venant d'endosser la chemise noire pour les 150 lires promises à la signature. Tombé amoureux de la fille, il se laisse adopter par cette famille foutraque, lui qui n'en a jamais eu. Ulysse - Delon, beau comme une statue de Michel-Ange - ne s'occupe pas de politique, mais la politique va le rattraper. Il ment sur ses origines et se fait passer pour un célèbre anarchiste activiste du nom de Campo Santo (« cimetière » !).
René Clément s'est emparé de ce scénario de comédie à l'italienne pour réaliser une fable humaniste, à mi-chemin entre De Sica (Miracle à Milan) et Capra (le titre de son film semble répondre à La vie est belle). En noir et blanc soyeux, il dépeint une Italie en plein chaos où chacun se cherche une identité (Ulysse a bien du mal à assumer les siennes) et où tout le monde aspire à être libre. Quitte à en payer le prix : pour prouver sa totale liberté, le grand-père anar s'est enfermé dans son grenier depuis quatorze ans... Télérama, 2011.
LA GRANDE VADROUILLE
de Gérard Oury, 1966, France, 2h02, Couleurs
avec Bourvil, Louis de Funès, Terry-Thomas…
RÉSUMÉ : A Paris, en 1942. Trois aviateurs anglais, abattus par la DCA, sont contraints de sauter en parachute. Le premier se pose parmi les phoques du zoo de Vincennes, le second perturbe les coups de rouleaux d'un peintre en bâtiment, Augustin Bouvet, occupé à ravaler la façade de la Kommandantur, et le troisième atterrit sur le toit de l'opéra, alors que le chef d'orchestre Stanislas Lefort y dirige une répétition. Bien obligés de s'occuper de leurs inopportuns visiteurs, Bouvet et Lefort, que tout oppose par ailleurs, font cause commune et décident d'aider les aviateurs à rejoindre la zone libre. Un noble projet, qui s'avère toutefois diffiicile à réaliser...
POINTS DE VUE : La période de l’Occupation et le grand comique dans la tradition burlesque, voilà la recette en or qui a permis à Gérard Oury de réaliser le plus grand succès de tout le cinéma français : plus de treize millions de spectateurs ! La France entière s’est donc régalée à cette gigantesque partie de cache-cache entre les soldats de la Wehrmacht et le désopilant duo Bourvil-deFunès. Gérard Lenne, 1995.
Un bain turc, en 1942. Deux têtes émergent d’un nuage de vapeur. De drôles de périscopes, qui naviguent en marmottant « Tea for two », un code censé attirer un aviateur anglais à big moustache. Bref dialogue in ze langue of Shakespeare entre Stanislas, chef d’orchestre, et Augustin, peintre en bâtiment, qui découvrent vite le quiproquo : « But alors, you are French ! »...
L’ennemi teuton n’a qu’à bien se tenir : cette paire d’aventuriers improvisés résiste encore et toujours à l’envahisseur. Ils n’ont pas de potion magique, mais sont malins, coléreux, bref, gaulois. À leurs trousses, les écrasants vainqueurs se muent en tas de guignols poussifs. Cette célébrissime comédie, l’une des meilleures de Gérard Oury, s’arrange avec l’Histoire, cueille la revanche du rire. Un an après Le Corniaud, de Funès, plus teigneux que jamais, tyrannise à nouveau Bourvil le tendre. On ne se lasse pas de ce road movie de l’Occupation mené tambour battant, avec, ici et là, une goutte d’humour poétique : « Il n’y a pas d’hélice, hélas ! — C’est là qu’est l’os ! » Télérama, 2022.
Comment faire mieux que Le corniaud, premier gros succès de Gérard Oury et du tandem de Funès-Bourvil ? En les associant dans le plan, en confrontant leurs personnalités si différentes et en tirant le meilleur de cet attelage à priori bancal : le petit excité obligé de composer avec le tendre échalas, c’est comme le feu qui lècherait l’huile. Plus de cinquante ans après sa sortie, le célébrissime road movie hexagonal constitue encore le maître-étalon d’une certaine qualité France en matière d’humour. Rythme sans temps mort, variété des gags, jubilation des comédiens, unanimement excellents (y compris les second rôles) : le film de Gérard Oury est un bréviaire de toutes les formes de comiques exploitables, jouant sur les situations (la méprise dans le bain turc, l’erreur sur la chambre d’hôtel), les caractères (l’indolence naïve de Bourvil excite l’humeur atrabilaire de son acolyte de Funès), les gestes (le même Fufu en chef d’orchestre contrarié dans sa rencontre artistique et spirituelle avec Berlioz) et même les formules, dont certaines sont passées à la postérité ("Y’a pas d’hélice, hélas - C’est là qu’est l’os").
Bien sûr, certains s’en prendront à cet humour typiquement gaulois, façon Astérix, imprégné d’une volonté réconciliatrice, conforme à la mythologie gaulliste d’une France unanimement résistante. Il est vrai que nos personnages s’opposent farouchement à l’envahisseur, comme chez Uderzo et Goscinny. Il est vrai que les Allemands n’y ont pas le beau rôle, évoqués de la façon la plus stéréotypée qui soit, c’est-à-dire en aboyeurs décérébrés. Il est finalement rassurant de se sentir Français, quand on essentialise à ce point un peuple à combattre. Mais enfin, si on prend acte que la comédie n’est pas un cours d’Histoire et que la caricature est son carburant potentiel, on prend un plaisir sans cesse renouvelé à voir ces pieds-nickelés, ballottés au gré de leurs aventures, malins et teigneux, sans cesse contraints à résoudre les difficultés auxquelles ils sont confrontés. À sa sortie, La grande vadrouille a été un immense succès, qui appelait d’autres films du tandem comique. Hélas, les circonstances en ont fait la dernière collaboration de Bourvil et de Funès. Jérémy Gallet, 2021.
LES VACANCES DE M. HULOT
de Jacques Tati, 1953, France, 1h36, Noir et Blanc
avec Jacques Tati, Nathalie Pascaud, Louis Perrault…
RÉSUMÉ : Au volant de sa vieille guimbarde, monsieur Hulot, célibataire dégingandé, gagne le littoral breton, où il a loué une chambre dans une paisible station. A peine a-t-il franchi la porte de l'Hôtel de la Plage qu'il provoque catastrophe sur catastrophe, semant involontairement la zizanie et le chaos...
POINTS DE VUE : Avec ce deuxième long métrage qui crée le personnage de M. Hulot, Tati donne un tableau inoubliable de la France du début des années 50, un pays archaïque, encore pauvre et soucieux de hiérarchie. Hulot n’est pas révolté par le conformisme des petites gens et c’est en voulant s’intégrer à leur monde qu’à la fois il déclenche le rire et permet de prendre conscience des limites de ce monde. En ce sens, Tati qui vient du mime et du cirque est aussi le premier grand comique moderne, celui qui a le mieux perçu l’évolution de la société française, qui a compris que les raisons de rire changeaient, tout comme changeaient le langage et la technique du cinéma. Les Vacances de M. Hulot tire sa force d’un sens aigu de l’observation mis au service d’une « reconstruction » scrupuleuse de ce qui a été observé. Non seulement Tati, comme tout mime, stylise les gestes et les corps, mais il stylise aussi l’univers sonore et reste le cinéaste après lequel il a été impossible d’écouter un film « distraitement ». Serge Daney.
Pour son deuxième long métrage, après Jour de fête, Jacques Tati dépêche un hurluberlu à la plage, où se côtoient sans se mêler les Français des congés payés de l’après-guerre. Mais ce Hulot que tout singularise (vêtements, posture, manières polies) est le seul à réellement désirer cette vacance. Le comique naît de ce que son engouement est en contradiction avec les choses ou les gens qui l’entourent. Ses moments de plaisir heurtent les clients de l’hôtel. Ses grands élans de courtoisie provoquent de petites catastrophes.
Tout est question d’équilibre dans cette chronique faussement nonchalante, bercée par une musique liquide et fluette. La posture même d’Hulot, mains posées sur les hanches, comme pour s’empêcher de tomber, est le symbole de cette instabilité. Voici la figure, immédiatement familière et parfaitement stylisée, de l’homme à la place jamais définie, et dont la liberté est à ce prix. Dans le refuge où il escorte une estivante, Hulot est accueilli par les campeurs au son de « Avec nous ! Avec nous ! ». Ce moment de griserie passé, les clients de l’Hôtel de la plage le renvoient finalement à sa nature profonde : le brave et laconique Hulot ne tient pas à faire partie d’un club qui l’accepterait pour membre. À la ville comme à la plage. François Gorin, 2020.
Ce classique de la comédie française invente un personnage récurrent dans la filmographie de Tati, double rêveur, solitaire et maladroit du cinéaste, destiné à devenir aussi célèbre que son créateur : Monsieur Hulot, qui réapparaitra dans tous ses films suivants.
Dans une petite station normande, pendant l’été, les pensionnaires habituels d’un hôtel sont troublés par l’arrivée de Monsieur Hulot, excentrique vacancier. Tati part d’un phénomène socioculturel – les congés payés et la ruée vers les plages – pour mettre en scène avec une précision infinie une série de gags poétiques et élégants.
Dans une démarche personnelle de Tati caractéristique de son perfectionnisme, Les Vacances de Monsieur Hulot a connu trois différentes versions au cours de son exploitation commerciale. Tout d’abord il y a la version originale sortie sur les écrans en 1953. Ensuite une seconde, au début des années soixante, quand Jacques Tati remonte le film en changeant certains plans et décide de refaire entièrement la musique et le mixage. Et enfin la dernière version à la fin des années soixante-dix, destinée à une nouvelle génération de spectateurs. Tati ne se contente plus de modifier le montage, il ajoute une scène tournée spécialement pour le film : un gag en forme de clin d’œil aux Dents de la mer de Steven Spielberg qui avait triomphé sur les écrans mondiaux en 1975, modifiant à tout jamais la perception d’un bord de mer tranquille à l’abri du danger pour des millions de vacanciers. Olivier Père, 2015.
Une silhouette longiligne, un chapeau, une pipe et un imperméable, Monsieur Hulot est immédiatement identifiable. Toujours en retard, maladroit, mais jamais malpoli, ce singulier personnage crée des catastrophes malgré lui et se retrouve inévitablement dans des situations des plus cocasses. Avec humour et finesse, Jacques Tati se met en scène dans le rôle d’un personnage sorti de nulle part et qu’il est difficile d’imaginer au quotidien, avec une vie sociale et un travail.
Après le succès rencontré par Jour de fête, le cinéaste aurait pu ré-exploiter le héros de son premier long-métrage, très populaire auprès du public. Mais, souhaitant s’en défaire, Jacques Tati a choisi de créer un protagoniste nouveau et singulièrement excentrique ; ainsi est né Monsieur Hulot. Le pari de proposer un personnage unique en son genre est réussi puisqu’Hulot apparait toujours en décalage avec son environnement. Sa maladresse et son étourderie le rendent inadapté au monde. L’atmosphère des vacances, périodes pendant lesquelles la réalité journalière est mise au repos et où les contraintes sont minimisées, correspondent parfaitement à l’insolite héros de Jacques Tati qui trouve sa place dans un espace-temps suspendu. Tout le génie du cinéaste se situe justement dans son aptitude à rendre attrayant et omniprésent (Hulot est de quasiment tous les plans) un individu gauche et somme toute ordinaire.
Ses aventures s’enchainent à un rythme effréné. L’homme parle peu, son extravagance porte sur les gestes. On retrouve là toute la magie du cinéma muet, Tati privilégiant le comique de situation. On pense évidemment à la scène improbable du bateau qui se replie sur lui-même, engloutissant Hulot et provoquant, en quelques plans, l’hilarité. Jacques Tati joue également avec le principe de répétition, de nombreuses scènes se déclinent tout au long du métrage, à l’instar de la célèbre ritournelle qui accompagne chaque nouvelle séquence. Le travail de restauration sonore est ici particulièrement appréciable car, les bruitages renforcés, on retrouve pleinement l’esprit du burlesque : les situations sont équivoques et l’atmosphère sonore participe activement à la création de la loufoquerie ambiante.
Une copie restaurée a été réalisée à partir du dernier montage effectué par Tati himself en 1978 et de ses carnets de notes. Il s’agit probablement là de la version la plus fidèle à l’esprit que souhaitait donner le cinéaste aux Vacances de Monsieur Hulot qui n’a eu de cesse d’améliorer régulièrement son second long- métrage. On ne saurait que trop vous conseiller de (re)découvrir cette œuvre, superbement remise à jour. Profitez alors des vacances pour partager celles, inénarrables, de ce sacré personnage ! Marine Bénézech, 2014.
L’HOMME AU COMPLET BLANC
The Man in the White Suit
d’Alexander Mackendrick, 1951, GB, 1h21, Noir et Blanc
avec Alec Guinness, Joan Greenwood, Cecil Parker…
RÉSUMÉ : Sydney Stratton est un doux savant qui poursuit ses recherches dans les usines qui l’emploient (et à l’insu de la direction). Il est toujours éconduit. Il s’obstine néanmoins. Un jour, il réussit l’expérience de sa vie : parvenir à créer une fibre textile insalissable, incassable et imputrescible. La science triomphe, mais le commerce s’émeut. Les industriels concurrents se liguent pour empêcher la découverte de Sydney d’être exploitée. Ils le menacent, le cajolent. Il est tranquillement intraitable. Hélas, il s’est trompé dans ses calculs. La fibre s’effiloche. La profession respire. Pas pour longtemps. Le savant a une autre idée…
POINTS DE VUE : Ce chef-d’œuvre d’humour subversif représente l’équilibre parfait. C’est un film récréatif follement drôle, fondé sur une anticipation plausible. C’est une œuvre très poétique et une satire sociale acerbe qui s’attaque au capitalisme carnassier et au prolétariat myope. Tous ces aspects fonctionnent merveilleusement sur une mise en scène élégante. Gilbert Salachas, 1995.
Alexander Mackendrick ne connut jamais la célébrité qu’il méritait, sans doute pour avoir dû renoncer, pour cause de maladie, à réaliser Les Canons de Navarone. Il fut pourtant l’un des piliers de l’humour britannique des années 1950 avec le légendaire Tueurs de dames, sans parler de son chef-d’œuvre américain, le très noir Grand Chantage. Dans L’Homme au complet blanc, son deuxième film, il jette un regard caustique sur le progrès, en faisant d’un inventeur génial la victime d’un système où capitalistes et syndicats s’allient au nom du profit. Sidney Stratton vient de créer une fibre inusable. Les industriels du textile et leurs ouvriers se voient déjà mettre la clé sous la porte. Il se retrouvera traqué dans les rues obscures, dans son costume blanc, sa chère invention, dont la phosphorescence le métamorphose en archange du défi scientifique. Le film, à l’interprétation (peut-être le plus grand rôle de sir Alec Guinness) et au scénario parfaits, est un fleuron du nonsense anglais, une superbe démonstration par l’absurde. Guillemette Odicino, 2020.
KNOCK
de Guy Lefranc, 1951, France, 1h43, Noir et Blanc
avec Louis Jouvet, Pierre Renoir, Jean Brochard…
RÉSUMÉ : Octobre 1923 à Saint-Maurice, une petite ville de 6,000 habitants. Le docteur Parpalaid vend son cabinet pour aller s'installer à Lyon. Le docteur Knock, le nouvel acquéreur du cabinet à Saint-Maurice, ne tarde pas à découvrir les raisons du départ de son prédécesseur. La clientèle est inexistante.
POINT DE VUE : Sans doute faut-il ici bien comprendre le désastre Omar Sy-Lorraine Lévy qui prend toute sa dimension au travers de la comparaison avec les deux films de Louis Jouvet. Celui de 1933 et plus encore celui de 1951, tourné peu de temps avant la mort du maître. Un Jouvet au sommet de son art, quelques imperfections scéniques et sous les cascades des rires jaunes, une œuvre politique, prophétique.
On connaît la trame en trois actes de Knock ou le Triomphe de la médecine, la pièce de Jules Romains jouée pour la première fois en décembre 1923 au théâtre des Champs-Elysées. Avec, déjа, Jouvet.
Le rire naît ainsi de cette utilisation dévoyée, contraire а l’éthique, d’un savoir et d’une connaissance supposée. Mais là où Molière pouvait faire rire du médecin objet de satire, Romains et Jouvet font rire des patients bien portants transformés en malades qui s’ignoraient.
Canton perdu de Saint-Maurice. Knock, homme étrange et solitaire se présentant comme médecin, a racheté la plus que maigre clientèle du Docteur Parpalaid, qui fuit s’installer а Lyon. Où l’on assiste à la mise en œuvre immédiate et progressive de l’ensemble des techniques de manipulations publicitaires et commerciales, techniques alors naissantes et appliquées ici а l’exercice de la médecine. À commencer par ce « must » qu’est la matinée de consultations gratuites. Créer le besoin avant de le satisfaire aussitôt.
Le jargon devient un langage de pouvoir. L’inefficacité disparaît puisque la maladie n’est pas là. Et l’effroi suivra avec la démonstration de l’emprise grandissante de Knock : par cercles concentriques, il étend son pouvoir sur l’ensemble des classes sociales, s’allie avec le maître d’école, le pharmacien et la tenancière de l’hôtel, bientôt transformé en établissement hospitalier.
S’installe ainsi un régime médical à la fois dictatorial et démocratique : chacun est, d’une manière ou d’une autre, sous la dépendance de celui qui dicte maladies et guérisons et qui a fait de Saint-Maurice la destination d’un nouveau pélerinage.
Avec Romains et Knock, l’ère de la médecine moderne pouvait enfin commencer. En sommes-nous sortis ?
«Car leur tort, c'est de dormir, dans une sécurité trompeuse dont les réveille trop tard le coup de foudre de la maladie.»
La boucle se referme avec le retour à Saint-Maurice, trois mois plus tard, d’un Docteur Parpalaid venu toucher son échéance. Un trimestre durant lequel la révolution s’est faite. La machine tourne à plein régime. Celles et ceux qui ne sont pas condamnés au lit et à la diète travaillent pour faire triompher la médecine. Reste une épreuve pour Knock : convaincre son confrère qu’il est, lui aussi, malade. Il y parvient mais en confiant, pour la première fois, les symptômes de la folie de toute-puissance qui l’habite.
Nous sommes loin, alors des rires du «gratouille-chatouille». Ce que l’on imaginait être un banal esprit de lucre commercial se révèle d’une autre nature. Et celui dont on ne sait toujours pas s’il a le titre de Docteur en médecine se confie а ce confrère malade :
«Que voulez-vous, cela se fait un peu malgré moi. Dès que je suis en présence de quelqu'un, je ne puis m'empêcher qu'un diagnostic s’ébauche en moi... même si c'est parfaitement inutile et hors de propos. À ce point que, depuis quelque temps, j’évite de me regarder dans la glace.»
«Je vous dis que malgré moi, quand je rencontre un visage, mon regard se jette, sans même que j’y pense, sur un tas de petits signes imperceptibles… la peau, la sclérotique, les pupilles, les capillaires, l’allure du souffle, le poil… que sais-je encore, et mon appareil à construire des diagnostics fonctionne tout seul. Il faudra que je me surveille car cela devient idiot.»
Jules Romains lève sa plume. Louis Jouvet retourne en coulisses. Nul ne sait jusqu’où serait allée cette dystopie médicale sur les corps et les consciences.
Un parallèle peut ici être fait, saisissant. En 1922, l’année précédant la première de Knock, sort le film de Murnau, Nosferatu le vampire. L'employé du Comte Orlock (Nosferatu) se nomme Knock. Nosferatu voyage sur un bateau, dont il décime l’équipage, tout en amenant la peste. Dans la pièce de Romains, Knock avoue avoir commencé à exercer sur un bateau dont tout l’équipage devient malade. Knock vampire-dictateur…
Au final, avec son Knock, Jules Romains dénonce le viol des consciences et l’asservissement des foules - comme purent le faire, sous d’autres formes, Aldous Huxley et Georges Orwell. Car Knock n’est pas un escroc avide d’argent. Ou plus précisément, l’exercice de la médecine épuise vite ses premiers appétits.
Apparaît alors un missionnaire sans religion ni idéologie, un visionnaire ayant compris ce que pouvait offrir l’exercice d’une médecine enfin moderne, débarrassée de toute forme de déontologie : l’avènement de «l’âge médical».
Que reste-t-il de Knock dans la médecine telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui ? Et qu’en sera-t-il demain, quand triompheront biologistes et généticiens ? Jean-Yves Nau, 2017.
UNE FEMME EST UNE FEMME
de Jean-Luc Godard, 1960, France, 1h20, Couleurs
avec Anna Karina, Jean-Paul Belmondo, Jean-Claude Brialy…
RÉSUMÉ : Une petite strip-teaseuse vit avec un coureur cycliste qui refuse de lui faire un enfant, jusqu’au jour où elle s’adresse à un ami…
POINTS DE VUE : Au début des années 1960, Godard avait le cœur à la comédie, et il battait sur un tempo irrésistible. Sous le ciel de la capitale s’envolent toutes sortes de chansons : ici, la première est d’Aznavour ; les autres, des airs de Michel Legrand. Le scénario du film est une forme de roman-photo, corrigé et transformé en revue. Angela danse dans un tout petit Moulin-Rouge olé olé et court après Emile pour qu’il lui fasse un enfant, pendant qu’Alfred court après elle, pour qu’elle l’aime d’abord. Pour ce ballet conjugal, Godard marie les enchaînements de couleurs artificielles et de vérités quotidiennes, de chorégraphies et de répliques. Les mots deviennent musique, la musique parle pour les personnages. L’intelligence et l’émerveillement se répondent. Anna Karina est magnifique dans le rôle d’Angela. Brialy et Belmondo la suivent avec brio. Quand tous trois nous font un clin d’œil en regardant la caméra, parce qu’il faut saluer le public avant de jouer la comédie, ça ne fait pas un pli : on applaudit. Frédéric Strauss, 2019.
Avec ce troisième film en moins de deux ans, le jeune et boulimique ancien critique et désormais cinéaste, change de genre pour aborder la comédie, mais évidemment pas de façon classique : elle est à la fois déstructurée, bourrée de références et de clins d’œil, casse les règles, d’après un scénario original certes, mais qu’il suit à sa façon. Il s’agit aussi de son premier long métrage en couleur.
C’est aussi la deuxième fois après Le petit soldat qui date de 1960 mais sera censuré jusqu’en 1963, qu’Anna Karina tourne avec Godard. De ce fait, Une femme est une femme est donc leur première collaboration sur les écrans. De plus, ils viennent de se marier et elle fera en tout sept films avec lui.
L’œuvre est donc aussi prétexte à magnifier l’actrice qui est de presque tous les plans. Et Belmondo est de retour après À bout de souffle.
C’est à la base une histoire à trois toute simple, copiée sur le modèle américain et traitée avec la légèreté d’une comédie musicale. Mais Godard bien sûr en brise toutes les conventions : la musique (de Michel Legrand) se coupe quand Angela commence à chanter ; les acteurs, Belmondo en tête (dont le nom de famille est Lubitsch !) s’adressent souvent à la caméra ; Angela et Émile se querellent sans un mot en s’invectivant avec les titres des livres de leur maigre bibliothèque ; Jeanne Moreau fait une apparition devant Belmondo en lui rappelant un autre film dans lequel ils sont tous deux en vedette ; et Marie Dubois, qui joue une amie d’Angela, mime le titre de Tirez sur le pianiste qu’elle vient de tourner pour Truffaut.
Avec son sens tout personnel du montage, Godard se joue de tout ce dont le cinéma peut lui mettre à disposition, y compris le merveilleux, et se montre d’une incroyable inventivité. Que l’on apprécie ou pas son style, il n’en demeure pas moins inimitable. Fabrice Prieur, 2022.
UNE BELLE FILLE COMME MOI
de François Truffaut, 1972, France, 1h40, Couleurs
avec Bernadette Lafont, Claude Brasseur, Charles Denner…
RÉSUMÉ : Un étudiant en sociologie interviewe une détenue, une « belle fille » qui n’avait qu’une idée, devenir chanteuse à succès, quitte à se débarrasser de tous les gêneurs.
POINTS DE VUE : Coincé entre Les Deux Anglaises et le continent et La Nuit américaine, Une belle fille comme moi a depuis sa sortie la réputation d’être un film mineur dans l’œuvre de Truffaut, une petite comédie adaptée d’une série noire où le réalisateur se frotte au burlesque et à l’humour trivial sans forcément briller dans ces registres éloignés de son répertoire habituel. Ce n’est pas totalement faux mais Une belle fille comme moi n’est pas non plus dénué de qualités. Il se révèle profondément sympathique, et participe à une approche personnelle de la comédie policière. Truffaut s’intéresse au cas haut en couleur de Camille Bliss, une jeune femme emprisonnée pour meurtre et qui clame son innocence. Interrogée par un sociologue naïf et inexpérimenté (premier rôle de André Dussollier) qui prépare un essai sur les femmes criminelles, elle relate devant son microphone une existence faite d’embrouilles, de rencontres sexuelles débridées et d’arrangements avec la morale et la loi. Une belle fille comme moi peut être vu comme une version détendue et légère de La Sirène du Mississipi, mélodrame fiévreux qui mettait en scène une jeune délinquante aussi belle que dangereuse. Truffaut, qui adolescent passa cinq mois dans une maison de redressement, a toujours été fasciné par celles qu’il appelait les « voyous femelles », dont il se sentait proche au point d’en faire les héroïnes idéales de certains de ses films. Si la blonde et éthérée Catherine Deneuve est idéalisée en femme fatale mystérieuse dans La Sirène du Mississipi, Bernadette Lafont, brune et plantureuse, campe une garce rigolote au langage de charretier. Conscient du potentiel comique de l’actrice, Truffaut offre littéralement Une belle fille comme moi à Bernadette Lafont, irrésistible de culot et de drôlerie dans l’un de ses seuls films en haut de l’affiche. Dans Une belle fille comme moi Truffaut n’accorde pas une importance capitale à la forme et se concentre sur des personnages excentriques et les rebondissements multiples d’un récit mené tambour battant. Il parvient néanmoins à glisser un hommage hitchcockien et à signer une belle séquence qui renvoie à sa passion dévorante du cinéma. Un jeune garçon, cinéaste amateur, a filmé sans le vouloir avec sa caméra super-8 la chute mortelle d’un des personnages, tombé du clocher d’une église. La pellicule, retrouvée après une longue enquête, permettra de rétablir la vérité sur cette mort violente. On assiste à une réappropriation désinvolte du « Zapruder film » par Truffaut et son scénariste Jean-Loup Dabadie, dans le contexte d’une comédie farfelue. Parmi les seconds rôles masculins, Guy Marchand est très drôle en macho crooner de seconde zone amant de Camille Bliss. Olivier Père, 2018.
Avec ses lunettes à la mode soviétique, un thésard en sociologie rédige un livre sur les femmes criminelles. Armé d'un magnétophone hors d'âge, il recueille les souvenirs de Camille Bliss, détenue délurée, « artiste de la cabriole » qui se dit poursuivie par « le pari de la fatalité ». Leurs entretiens donnent lieu à des flash-back sur la vie de la trousse-pète... François Truffaut tourna cette fresque antisociale et virevoltante juste après Les Deux Anglaises et le continent, dont le romantisme doloriste avait dérouté. Sa joie d'adapter ce roman truculent est perceptible à chaque image. Sa fascination pour Bernadette Lafont aussi, qu'il comparait au Michel Simon de Boudu sauvé des eaux. Cette belle fille sensuelle, qui a l'air de « savoir vraiment la vérité de la vie », inspire « une vache de respect », pour parler comme Camille. Elle fait partie de ces personnages au dynamisme déchaîné dont Truffaut avait le secret et qui traversent le temps sans ciller. Télérama, 2010.
ARIANE
Love in the Afternoon
de Billy Wilder, 1957, US, 2h10, Noir et Blanc
avec Gary Cooper, Audrey Hepburn, Maurice Chevalier…
RÉSUMÉ : Une jeune violoncelliste candide se fait passer pour une femme libérée afin de séduire un coureur de jupons milliardaire, en suscitant sa jalousie.
POINTS DE VUE : Billy Wilder n'était pas très conte de fées. Des deux seuls qu'il tourna, on retient toujours Sabrina, un peu mièvre, osons le dire. Et on oublie Ariane, merveille d'équilibre entre humour et romantisme. Si un film de Wilder rappelle qu'il fut scénariste pour Lubitsch, c'est bien celui-ci. Dans un Paris à la Doisneau bâti par Alexandre Trauner, voici une délicieuse ingénue dont le papa est détective. Entre deux cours de violoncelle, elle met son nez ravissant dans les dossiers de son père (Maurice Chevalier, tendre comme le Chaplin des Feux de la rampe). C'est ainsi qu'elle sauve Flannagan, riche et mûr don Juan américain menacé par un cocu. Elle en tombe, bien sûr, amoureuse. Mais comment séduire le type le plus coureur de la planète ? En faisant mine d'être encore moins sentimentale que lui, pardi !
Pour le rire, Billy Wilder prend un yorkshire, une pantoufle (pas de vair), des musiciens tsiganes et un chariot d'alcools. Pour le charme et l'émotion, un chapeau à voilette, un manteau d'hermine et deux oeillets à une boutonnière. Il fait valser le tout sur Fascination (« Et tu n'as rien fait pour chercher à me plaire / Je t'aime pourtant d'un amour ardent... ») et laisse Audrey Hepburn manipuler ce grand dadais de Gary Cooper. La mise en scène est aérienne comme la démarche d'Ariane dans les couloirs du Ritz. Alanguie dans une barque ou à quatre pattes sous une table pour chercher son escarpin, petit soldat coquin ou biche émue, Audrey est un conte de fées à elle seule. — Guillemette Odicino, 2013.
En signant Ariane, Billy Wilder entame avec I.A.L. Diamond une nouvelle collaboration scénaristique qui durera jusqu’au dernier film du cinéaste, Victor la gaffe ("Buddy, Buddy" 1981). Leurs scénarios sont autant des comédies acerbes que des critiques en règle de la société américaine. Ici, le récit s’apparente quelque peu à un conte de fées, dans lequel la jeune fille pauvre rencontre un prince charmant, sauf que ce dernier a dépassé l’âge limite. On peut penser que le vieux séducteur ne va faire qu’une bouchée de cette enfant naïve, mais c’est sans compter sur l’inventivité maline de la jeune femme très imaginative.
Sur un scénario malicieux, le film rend clairement hommage au maître de Billy Wilder, Ernst Lubitsch : une comédie chic se déroulant dans le beau monde, la présence de deux comédiens ayant travaillé avec le cinéaste, Gary Cooper, acteur emblématique, ainsi que Maurice Chevalier qui a tourné plusieurs comédies musicales viennoises. Pourtant, Gary Cooper ne fut pas le premier choix de Wilder : il a fallu que Cary Grant refuse à cause de sa différence d’âge, ainsi que Yul Brynner pour une raison non connue.
Plusieurs éléments du scénario sont purement un hommage souvent muet à Lubitsch : la voisine de chambre de Flanagan au Ritz, qui punit systématiquement son petit chien pour des bêtises dont il n’est pas responsable ; la femme de chambre qui, mine de rien, a bien compris le manège d’Ariane, avec ses visites quotidiennes d’après-midi au Ritz ; les quatre musiciens gitans flegmatiques convoqués chaque soir à la même heure par Flanagan, pour interpréter invariablement les mêmes morceaux quelle que soit la visiteuse.
Audrey Hepburn, habillée par Givenchy, irradie de sa fraîcheur et son sourire ce film léger comme du champagne, bien que parfois rehaussé de piment.
La dernière scène sur un quai de gare, très bavarde mais fondée sur des non-dits, est tout à fait bouleversante.
On peut noter dans la bande-son, une reprise de "L’âme des poètes" de Charles Trénet. Fabrice Prieur, 2021.
Le détective privé Claude Chavasse (Maurice Chevalier) est spécialisé dans les affaires d’adultère. Sa fille Ariane (Audrey Hepburn) est fascinée par son travail et plus particulièrement par le cas de Frank Flannagan (Gary Cooper), un milliardaire américain connu pour ses frasques de séducteur à travers le monde. Lorsqu’Ariane surprend un client de son père menaçant de tuer Flannagan, elle court prévenir ce dernier du danger qui l’attend. Quand le client jaloux débarque à l’hôtel, il trouve l’homme en compagnie d’Ariane et non de sa femme infidèle. Intrigué, Flannagan organise un rendez-vous avec elle le lendemain après- midi... « L’amour l’après-midi » est d’ailleurs le titre original du film, moins chaste que le titre français, mais nous sommes très loin d’Eric Rohmer.
Wilder le confessait sans peine ; « Pendant des années j’ai eu ce panneau sur mon mur : « COMMENT LUBITSCH AURAIT-IL FAIT ? » Je le regardais toujours quand j’écrivais un scénario ou préparais un film. Quelle direction Lubitsch prendrait-il ? Comment ferait-il paraître ceci naturel ? Lubitsch a été ma grande influence. »
Lubitsch était berlinois, Wilder viennois. Cinéastes experts dans les mystères de l’amour et des sentiments mais qui ne crachaient pas sur la grosse farce et la grivoiserie. On retrouve dans Ariane ce mélange de sophistication et de trivialité qui caractérise les comédies des deux cinéastes. Wilder se souvient de la virtuosité avec laquelle Lubitsch filmait les portes et les chambres d’hôtel, comme des petits théâtres de l’intime dans lesquels se font et se défont les couples, au gré de situations farfelues et de malentendus chorégraphiés avec une précision d’orfèvre. La séquence où un mari jaloux venu tuer son rival découvre Ariane à la place de sa femme dans les bras du séducteur est un splendide morceau d’anthologie représentatif de la « Wilder’s Touch ». Époque oblige, les allusions sexuelles chez Wilder sont un peu plus osées que chez Lubitsch. Ariane est une comédie sentimentale pleine de charme et d’intelligence, mais c’est aussi l’histoire scabreuse d’un playboy vieillissant et d’une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. La différence d’âge entre les deux personnages dissuada Cary Grant, initialement pressenti, d’accepter le rôle. C’est finalement Gary Cooper, de trois ans son aîné, qui interprète ce séducteur cynique au comportement immature qui va fondre pour une petite française innocente qui feint d’être une croqueuse d’hommes alors qu’elle vit son premier amour. L’alchimie fonctionne à merveille entre Cooper et Audrey Hepburn, plus belle et émouvante que jamais.
C’est aussi avec ce film que Wilder inaugure une collaboration fertile avec le scénariste I. A. L. Diamond et le décorateur Alexandre Trauner. Les trois hommes se retrouveront à plusieurs reprises sur des chefs-d’œuvre comme La Garçonnière ou La Vie privée de Sherlock Holmes. Olivier Père, 2013.
L’ÉTALON
de Jean-Pierre Mocky, 1969, France, 1h30, Couleurs
avec Bourvil, Francis Blanche, Michael Lonsdale…
RÉSUMÉ : Pendant ses vacances, le vétérinaire William Chaminade est amené à soigner une femme délaissée, qui a tenté de se suicider. Il a alors l’idée de créer un centre où l’Étalon, être sans malice, sain et de haute moralité, assouvira la fièvre des sens des ménagères malheureuses en amour...
POINTS DE VUE : La farce est totale et la liberté de ton habituelle à Mocky fait des ravages. Dictionnaire des films, 1995.
Le point de départ est audacieux : il s’agit de venir au secours de femmes mariées et frustrées à l’aide d’ « étalons » à même de les satisfaire. N’allons pas jusqu’à parler de féminisme, ce serait sans doute excessif, mais on mesure à quel point le scénario de Mocky porte des coups à la société des années 70 débutantes : pêle-mêle la bêtise de beaufs préoccupés par la pétanque et leur voiture, les députés muet ou incompétents, des policiers se revendiquant fascistes, l’aliénation par le confort, il frappe fort, sans nuances. Il attaque toutes les institutions à la manière d’un jeu de massacre, réjouissant en général, en s’appuyant sur ses trognes habituelles, mais aussi sur des caractères truculents (Francis Blanche, à qui il fait jouer un catholique vertueux), des seconds rôles (Jacques Legras et l’empreinte des boules sur son bronzage…) qu’il agite dans tous les sens, parfois de manière un peu vaine.
Les péripéties, qui conduisent jusqu’à l’Assemblée nationale, versent dans un excès voulu qui tire le film vers la pochade plus ou moins maîtrisée ; car, il faut bien le dire, Mocky ne tient pas la distance et L’étalon patine à quelques reprises. Le cinéaste a beau multiplier les situations cocasses, parfois proches du cartoon, elles ont tendance à se répéter (les poursuites de groupes, les « sosies » successifs du député) et à affadir la charge contestataire. Et pourtant, outre la sympathie qu’implique le côté iconoclaste de l’ensemble, on s’amuse beaucoup. Les cabotinages sont savoureux, et nombre de détails font mouche (les étalons qui pointent, le ballet sous-marin et adultérin) ; alors, même si, comme d’habitude, Mocky bâcle (sept jours de tournage !), il le fait avec une énergie dévastatrice, loin d’un cinéma tiède ou conventionnel, énergie qui en fait le charme sarcastique. François Bonini, 2019.
…Même en essayant de résumer le plus sobrement possible le propos du film, on est obligé de lui conserver son côté foutraque et égrillard. Mocky va toujours déclarer qu’il s’est assigné la mission de châtier les mœurs par le rire. Une place à part, qui, plus de trente ans après cet insolite étalon, bonifié par la présence de Bourvil et de Francis Blanche, est toujours la sienne. Gilbert Salachas – Télérama
Dans L'Etalon, Jean-Pierre Mocky impose un point de vue résolument féministe au spectateur macho et étroit d'esprit. Il soulève effectivement la question de l'adultère, mais en la tournant à l'avantage de la femme. Bien que propice à bon nombre de comiques de situations et à un scénario richissime en convergences, Mocky peine néanmoins à captiver l'attention au-delà de la première demi-heure. Les répétitions sont lourdes et souvent inutiles, tandis que les acteurs ne se contentent que de nous dévoiler une maigre façade de leurs personnages respectifs. S'il n'y avait pas eu ce casting de légende (Bourvil, Blanche, Lonsdale), on imagine que le film n'aurait peut-être pas valu le coup d'oeil... Gui - Dvdrama
LA GRANDE LESSIVE
de Jean-Pierre Mocky, 1968, France, 1h35, Couleurs
avec Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret…
RÉSUMÉ : Révolté par l’apathie de ses élèves, qu’il attribue à leur surconsommation de télévision, Armand Saint-Just, professeur de lettres, entreprend de neutraliser les antennes réceptrices sur les toits de Paris.
POINTS DE VUE : L’avantage des films de Mocky, c’est qu’ils ne perdent pas de temps : en quelques minutes, l’abrutissement devant la télévision, les familles qui ne parlent plus, les élèves qui dorment, et le bien-nommé Saint-Just qui passe à l’action. L’inconvénient, c’est qu’il faut tenir une heure et demie. Alors le scénario brode, multiplie les situations de poursuite et les quiproquos avec plus ou moins de bonheur. De même certains gags éculés alourdissent-ils la charge. Mais la verve réjouissante, elle, ne faiblit pas : comme d’habitude, Mocky tire sur tout ce qui bouge, de la police incompétente à la frustration des femmes mariées (qui sera l’objet de L’étalon deux ans plus tard), en passant par le conformisme des professeurs et l’imbécilité de la publicité. Il réserve pourtant l’essentiel de ses flèches à l’influence de la télévision, drogue puissante qui paralyse toute vie sociale ou même sexuelle. On peut bien sûr sourire de la naïveté du propos, surtout si l’on pense à la domination actuelle des images de toute sorte, et plus encore de l’approbation des enfants heureux d’étudier enfin. Mais le réalisateur-scénariste, avec sa générosité mordante, fustige la bêtise ambiante et vise juste. Il s’amuse en particulier de ces responsables qui, eux, protègent leurs enfants en limitant l’usage du petit écran ; plus mauvais encore, il fait de citoyens paisibles des tueurs en puissance capables du pire pour une télé couleurs ...
Comme toujours, Mocky truffe son film de détails burlesques (la cliente couveuse, le policier qui chante du Tino Rossi, la prostituée qui racole sur les toits) et s’appuie sur une galerie de comédiens savoureux (Jean Tissier, Francis Blanche, Jean Poiret, Michael Lonsdale, Jean-Claude Rémoleux, et beaucoup d’autres dont l’impassible Philippe Castelli). Bien sûr, tout cela tourne un peu en rond et patine dans des péripéties répétitives. Mais quel plaisir que ces cabotinages plus ou moins maîtrisés, ces moments de grand n’importe quoi qui tiennent du slapstick ou du cartoon ! Et, peut-être est-ce dû à la présence de Bourvil, une mélancolie sourd quand le personnage se rend compte de sa solitude, teintant de gris cette pochade jubilatoire. François Bonini, 2019.
Un bon Mocky, utopique et joyeusement anar, qui règle son compte à une petite lucarne déjà bien envahissante. Au moment du grand émoi soixante-huitard, la colère de Mocky pouvait paraître légèrement décalée ; mais ce qui s’est passé depuis la justifie amplement. In fine, un triste constat d’échec : les guérilleros des ondes hertziennes ne venant pas à bout de la monolithique ORTF, que pourraient-ils donc aujourd’hui contre le câble, les « bouquets » de chaînes et internet?. Aurélien Ferenczi – Télérama
Des années avant de devenir le bouc émissaire de la censure française (qualifié à tout va d'anarchiste), Jean-Pierre Mocky excellait dans la comédie. Comédie certes, mais engagée toujours ! Dans La grande lessive, Mocky tourne en dérision l'illumination d'un enseignant (Bourvil) qui voit en la télévision le plus grand fléau des temps modernes. Plus aucun élève ne reste éveillé au lycée où il exerce, du fait qu'ils passent leurs soirées à regarder la TV. La solution radicale consiste alors à "magnétiser" les ondes hertziennes grâce à une solution chimique qu'il faut pulvériser sur les antennes et cheminées... Escorté par le prof de sport (Rolland Dubillard) et un toubib peu scrupuleux (Francis Blanche), l'enseignant parviendra-t-il à proclamer son message à la France, avant qu'elle ne soit irrémédiablement engloutie par le petit écran ?
Malgré un style bouffon qu'on associe généralement au théâtre de boulevard, La grande lessive reste fort agréable à visionner de nos jours. Non seulement il est un film-alarme qui décèle parfaitement l'impact hypnotisant de la télé sur les jeunes, mais en plus il réunit un casting taillé sur mesure pour des rôles de grande déconnade. Bourvil y est admirable de ténacité et son espoir irréductible fait souvent penser aux obstinations hilares dont De Funès nous faisait souvent part... Gui - Dvdrama
PAUVRES MILLIONNAIRES
Poveri Milionari
de Dino Risi, 1959, Italie, 1h35, Noir et Blanc
avec Maurizio Arena, Renato Salvatori…
RÉSUMÉ : Pour leur voyage de noces, Salvatore et Romolo, deux jeunes amis inséparables issus des milieux populaires de Rome, décident d'emmener leurs épouses à Florence par le train. Mais une série d'incidents les bloque à Rome, où les deux couples insouciants sont contraints de cohabiter dans un appartement en travaux et sans la moindre fenêtre. Renversé un soir par la voiture d'une femme très riche, Salvatore se retrouve amnésique. Un concours de circonstances l'amène à devenir le directeur du grand magasin dans lequel travaille comme vendeur son ami Romolo. Salvatore a tout oublié, dont sa femme Marisa, qui va entreprendre sa reconquête...
POINTS DE VUE : Tout commence par le voyage de noces désastreux de deux couples en route pour Florence. Les deux hommes ratent le train dans lequel se sont installées leurs épouses. Elles descendent à la première gare et voient, quelques minutes après, passer devant elles leurs maris, à bord d'un express qui fonce sans s'arrêter. Après l'installation du quatuor, à Rome, dans des appartements voisins, le film dévie curieusement vers le burlesque social : à la suite d'un choc sur la tête, Salvatore (Renato Salvatori) perd la mémoire. Il devient l'amant de l'excentrique patronne d'un grand magasin (Sylva Koscina) où travaille son beau-frère (Maurizio Arena). Le pauvre, devenu millionnaire, se révèle un petit chef fat et odieux, ce qui permet à Dino Risi de mener une comédie à la Molière sur les tréfonds de l'âme humaine — Risi était fils de médecin et lui-même psychiatre.
Tourné en 1959 et demeuré inédit en France, le film brille par son inventivité et son élégance. Et une jolie idée romantique : Salvatore, toujours amnésique, retombe, sans la reconnaître, amoureux de son épouse... C'est la dernière œuvre dite « mineure » d'un cinéaste qui, très vite, passera à la vitesse supérieure. Au point d'aligner, au tout début des années 1960, trois réussites splendides : Une vie difficile (1961), La Marche sur Rome (1962) et, en 1963, le génial Fanfaron. — Pierre Murat, 2017.
Dans Pauvres mais beaux deux jeunes dragueurs romains, Salvatore et Romolo se disputaient la même fille, puis finissaient par s’intéresser à leurs sœurs respectives. Au début de Pauvres Millionnaires les deux compères enfin mariés et devenus beaux-frères partent avec leurs moitiés en voyage de noces à Florence. En raison des maladresses de Salvatore et d’actes manqués à répétition le départ en train tourne au désastre et les jeunes mariés ratent complètement leur escapade matrimoniale.
Les jeunes héros de Pauvres millionnaires apparaissent dès la séquence initiale comme des enfants mal dégrossis à peine sortis du giron familial et lancés de façon hasardeuse dans le monde des adultes. Leur installation dans un appartement moderne en banlieue, loin de leurs parents habitant Piazza Navona, au cœur de Rome, confirme cette impression. L’appartement situé à un rez-de-chaussée dans un immeuble en construction se révèle invivable, sans fenêtres ni meubles et en pleins travaux. Plus encore que dans les films précédents Salvatore est présenté comme un véritable empoté, gaffeur et incompétent, suscitant la consternation de son épouse et de son meilleur ami à chacune de ses initiatives. Avec ce troisième film Risi et ses coscénaristes changent de registre. Ils atténuent la chronique sociale et l’étude de mœurs – toujours présentes – pour amplifier les effets comiques, les quiproquos et les gags burlesques. Le coup sur la tête qui provoque l’amnésie de Salvatore ne le rend pas plus intelligent mais lui permet en quelque sorte de traverser le miroir et de découvrir la haute société, passant du statut de petit employé à directeur du grand magasin où il travaillait avec son ami Romolo. Ce postulat improbable rompt avec le néoréalisme rose et se rapproche de la fantaisie des comédies américaines. Risi enchaîne les situations irrésistibles nées du décalage permanent du comportement lunaire de Salvatore propulsé dans l’univers luxueux de l’aristocratie industrielle de Rome, tandis que Romolo continue à patauger dans la mouise. Les problèmes d’argent, de logement, les désillusions professionnelles... Risi parle encore de la société italienne et des problèmes des nouvelles générations, mais il le fait sans se prendre au sérieux ni appuyer ses intentions satiriques. Pauvres Millionnaires permet à Renato Salvatori de donner libre cours à sa verve comique dans le rôle de Salvatore, avec un festival de mines ahuries. Dans ce troisième film de la série, Renato Salvatori se détache enfin de ses camarades, s’empare du devant de la scène. Sylva Koscina, toujours aussi séduisante, est très drôle en héritière farfelue qui s’amourache de Salvatore. Pauvres Millionnaires vient clore la période inaugurale de la filmographie de Risi, légère et insouciante, avant que le réalisateur n’exprime sa mélancolie ou sa cruauté dans des comédies grinçantes (Le Veuf, réalisé la même année) ou des drames plus intimes (L’Inassouvie en 1960, son premier chef-d’œuvre). C’est un feu d’artifice d’humour et d’énergie, une comédie sans prétention mais où l’on ne s’ennuie jamais, et qui possède un charme fou. C’est surtout un film où l’on sent constamment le plaisir qu’on put prendre ses auteurs et ses acteurs sur le tournage, et aux différentes étapes de sa fabrication. Un plaisir communicatif, demeuré intact. Olivier Père, 2016.
LE MIRACULÉ
de Jean-Pierre Mocky, 1987, France, 1h30, Couleurs
avec Michel Serrault, Jean Poiret, Jeanne Moreau…
RÉSUMÉ : Chiffonnier, marchand de ballons et tricheur invétéré, Papu est renversé par une Rolls. Il en est quitte pour une paralysie des deux jambes et l'espérance de la fructueuse prise en charge de son infirmité par les assurances du chauffard. Ronald Fox-Terrier, assureur méfiant qu'une balle perdue a rendu muet, ne l'entend pas de cette oreille et décide de démasquer celui qu'il prend pour un vulgaire simulateur. Papu ne reste pas inactif. Il compte sur un pèlerinage à Lourdes pour retrouver l'usage de ses jambes. Ronald Fox-Terrier l'accompagne, ainsi que Sabine, une ancienne prostituée confite en dévotion. Le voyage ferroviaire suscite des rencontres hautes en couleur...
POINTS DE VUE : Papu, petit escroc, se fait renverser par une voiture. Il en profite pour simuler une paralysie des jambes afin de toucher une forte somme des assurances. Sabine, dame patronnesse de l'association caritative où il travaille (et ex-femme de petite vertu), l'encourage à se rendre à Lourdes. Ils sont suivis par Ronald Fox-Terrier, un muet qui a flairé l'embrouille et veut sa part...
Mocky, fidèle à sa réputation de provocateur, avait fait sortir son film le jour de la Sainte- Bernadette et, n'ayant pas eu l'autorisation de tourner à Lourdes, reconstitua la grotte dans une autre ville. Son film est plutôt sage, malgré le sujet. Moins anticlérical que moraliste, le scénario s'attaque à toutes les formes d'hypocrisie (c'est l'exploitation marchande de la foi qui est ici ridiculisée), et il est plutôt réjouissant de voir le réalisateur faire flèche de tout bois sans se soucier des cibles. C'est parfois assez lourd et souvent bâclé. Mais, finalement, très stimulant et drôle. Les comédiens jubilent, et nous avec eux. — Philippe Piazzo, 2013.
Poiret incarne un chiffonnier qui simule la paralysie et se rend à Lourdes pour profiter d'un "miracle"... On attendait une attaque en règle contre les marchands du temple, on se retrouve avec une banale escroquerie à l'assurance qui n'a même pas la méchanceté et le cynisme de La grande combine, de Billy Wilder. C'est filmé à "la-va-comme-je-te-pousse" (sur un fauteuil roulant, bien sûr), Poiret et Serrault ne sont pas "roulants" et Jeanne Moreau est une piètre petite sœur des pauvres nymphomane. Olivier Serre - Télérama
On espérait une féroce attaque anticléricale, ou du moins une charge contre les marchands du temple. On ne retrouve qu'un banal chantage à l'assurance. C'est dommage, car il ne reste qu'une sinistre guignolade. Claude Bouniq-Mercier - Guide des films Jean Tulard
Je n'aime pas beaucoup le Miraculé. Comme pour les faux grands Chabrol (le Boucher, Que la bête meure), c'est un faux grand film. Il a tout bon sur le papier, pas pour de vrai. L'idée, les acteurs, tout est bon. L'anticléricalisme, les cabines à confession, Jeanne Moreau, Poiret et Serrault réunis, quoi de plus excitant ? On se dit que c'est gagné d'avance. Mais le Miraculé n'est qu'une succession de moments forts, ce qui ne le rend drôle à revoir qu'en bande-annonce ou en extraits télé. À force de coudre ensemble des clips comiques, on n'obtient que ça : des clips. Sur un sujet voisin, choisir plutôt Un drôle de paroissien (1963). Sur un sujet sérieux, choisir l'Ibis rouge (1975), qui ressemble tant aux Fantômes du chapelier de Chabrol que ce n'est pas drôle. Réussir un film de bout en bout, ça ne se décrète pas, ça tient du miracle. Louis SKORECKI.
Servi par le trio Serrault-Poiret-Moreau en pleine forme, l'incorrigible Mocky s'en donne à cœur joie. Pimentée par un joyeux jeu de massacre dézinguant les « marchands du temple » et autres exploiteurs de la foi religieuse, sa charge anticléricale ne manque pas de piquant. Bigots et intégristes de tout bord s'abstenir… Philippe Ross - Télé7
Papu (Jean Poiret), sympathique fripouille qui vit d’expédients et d’escroqueries, simule une paralysie, à la suite d’un accident, pour toucher l’assurance. Pour appuyer ses dires, il se rend à Lourdes pour une pseudo guérison, accompagné d’une bigote qui travaille pour les chiffonniers d’Emmaüs (Jeanne Moreau). L’assureur Fox-Terrier (Michel Serrault), muet depuis une bavure policière et qui a flairé la supercherie, va tenter de le démasquer en montant lui aussi dans le train en direction de Lourdes. Le scénario en forme de course poursuite où tous les coups, déguisements et entourloupes sont permis pour prendre le malfaiteur la main dans le sac rappelle ceux d’Un drôle de paroissien, L’Etalon ou La Grande Lessive. Mocky a même remplacé un Blanche (Francis) par un autre (Roland.)
L’enthousiasme autour de ce film d’une truculence extraordinaire avait commencé dès sa bande annonce projetée dans les salles de cinéma, véritable petit court métrage qui reprenait deux des gags, l’un visuel, l’autre verbal, du film : Jean-Pierre Mocky en personne se rend dans un vidéo confessionnal, invention où l’on se confesse devant un prêtre sur un écran de télévision, pour expier son dernier péché : il a réalisé Le Miraculé parce que, dit-il, « Satan m’habite. » Le jeu de mot involontaire provoque l’hilarité du prêtre, puis de Mocky lorsqu’il comprend l’équivoque.
Cela donnait vraiment envie de voir le film, et les spectateurs ne furent pas déçus. Le Miraculé scelle les retrouvailles du duo comique Poiret-Serrault, dans une forme éblouissante. Ils donnent l’impression de beaucoup s’amuser dans des rôles à contre-emploi : un clochard vulgaire et sale pour le très élégant Poiret, un assureur muet et farfelu pour Serrault... C’est un peu Auguste et le Clown Blanc, et le film entier se met à ressembler à un spectacle forain avec ses numéros de clowns et de prestidigitation. On dénombre beaucoup de trouvailles absurdes et poétiques dans Le Miraculé, traversé par un humour surréaliste qui dépasse la satire sociale et la charge anticléricale : Un malade n’a plus de visage quand on lui enlève ses bandelettes, une voiture défonce le mur d’une maison située près d’un tournant, un jeune abbé devient rouge comme une tomate en découvrant qu’une ardente gitane ne porte pas de culotte, des frères jumeaux sont affublés d’un nez de vautour...
Mocky met en scène une galerie de personnages plus pittoresques que jamais, et ce cirque humain, cette cour de récréation pour adultes se rapproche de la bande dessinée ou du cinéma burlesque dans le style d’Hellzapoppin’ ou des Marx Brothers. Olivier Père, 2013.
LA VACHE ET LE PRISONNIER
d’Henri Verneuil, 1959, France/Italie, 2h, Noir et Blanc
avec Fernandel, Ellen Schwiers, Pierre Louis…
RÉSUMÉ : En 1943, au coeur de l’Allemagne, un prisonnier qui rêve d’évasion se fait prêter une vache par la fermière qui l’emploie. Au terme d’une longue route semée d’embûches, il arrive en France.
POINT DE VUE : Pendant une bonne décennie, cette comédie fut le plus gros succès public du cinéma français. C'est aussi l'un des films les plus diffusés à la télévision. Sans doute parce qu'on y retrouve tous les ingrédients du film populaire à la française. Fernandel, qui, en pleine guerre, s'évade d'une ferme allemande avec une vache (prénommée Marguerite) et un seau en fer-blanc, c'est le Français type, opiniâtre, débrouillard et humain.
La mise en scène est extrêmement soignée : Verneuil a été honni — à tort — par la Nouvelle Vague. Moins audacieux que Des gens sans importance, avec Jean Gabin et Françoise Arnoul, c'est un divertissement dont nul, même aujourd'hui, ne se lasse. — Pierre Murat, 2017.
SOUL KITCHEN
de Fatih Akin, 2010, France, 1h36, Couleurs
avec Adam Bousdoukos, Moritz Bleibtreu, Biro Unel…
RÉSUMÉ : Zinos, jeune restaurateur à Hambourg, traverse une mauvaise passe. Sa copine Nadine est partie s’installer à Shanghai, les clients de son restaurant, le Soul Kitchen, boudent la cuisine gastronomique de son nouveau chef, un talentueux caractériel, et il a des problèmes de dos ! Zinos décide de rejoindre Nadine en Chine, et confie son restaurant à son frère Illias, fraîchement sorti de prison. Ces deux décisions se révèlent désastreuses : Illias perd le restaurant au jeu contre un promoteur immobilier véreux, et Nadine a quelqu’un d’autre dans sa vie ! Mais les deux frères ont peut-être encore une chance de sauver le Soul Kitchen, s’ils parviennent à s’entendre et à travailler en équipe.
POINTS DE VUE : Peuplé de paumés, de déracinés et d'écorchés vifs, le cinéma de Fatih Akin nous avait, jusqu'ici, bouleversés. Mais pas divertis : Head-on et De l'autre côté n'engendraient pas vraiment l'hilarité... Cette fois, le cinéaste germano-turc s'est offert une parenthèse de légèreté. Une comédie de copains à plus d'un titre : pour commencer, son acteur principal et coscénariste, Adam Bousdoukos, est un vieux complice. Et puis, dans le film, il n'est question que de ça, l'amitié, la communauté, face à la brutalité du monde. Car, tout héros de comédie qu'il soit, Zinos, jeune restaurateur de Hambourg, reste un personnage à la Fatih Akin, un immigré, corps étranger dans une société qui, sans cesse, le rejette. Sa gargote, mi-populaire, mi-branchée, la fameuse Soul Kitchen du titre, est menacée à la fois par la faillite et par des promoteurs semi-mafieux. Sa copine est partie vivre à Shanghai. Son « chef » (interprété par Birol Unel, le héros de Head-on) est une diva caractérielle. Quant à son frère, c'est un repris de justice — charmant mais irresponsable... Pas étonnant que le malheureux Zinos, dos complètement bloqué (et pas d'assurance-maladie !), traverse la moitié du film plié en deux.
Ce qui ne l'empêche pas de se démener, avec sa petite bande de doux marginaux. Vont-ils, ensemble, résister aux truands en col blanc ? À la fatalité sociale ? Un suspense tragi-comique, moitié affectif, moitié policier, s'installe autour de la survie du restaurant. L'endroit fait office de refuge : un îlot de chaleur et de solidarité, à protéger coûte que coûte. C'est dans la joyeuse cohue de ces scènes de groupe, sur les accords de soul music américaine que le film s'envole vraiment, comme un rêve d'utopie, fragile et fervent. — Cécile Mury, 2014.
Soul kitchen a tous les ingrédients du film culte par excellence. Qu’est-ce qu’un film culte sinon une œuvre qui, à l’instar de Miles Davis pour le jazz, parvient à saisir l’essence même du « cool ». Ici, tout était réuni : un titre classe pour un film de quartier, « entre potes », tourné dans la ville natale du cinéaste, des acteurs bien allumés et une bande originale soul-funk de tous les diables. La mayonnaise prend mais peut-être pas autant qu’on ne l’aurait souhaité.
Si Soul kitchen est un film mineur par rapport aux magnifiques Head on et De l’autre côté, ce n’est pas parce que le cinéaste germano-turc s’est essayé à la comédie mais au contraire parce qu’il ne semble pas avoir assumé à fond cette nouvelle voie comique. Quelque chose freine l’élan burlesque et déjanté du film sans que l’on sache vraiment quoi. Peut-être cette retenue est-elle due à cette histoire de rupture sentimentale, vécue par notre héros restaurateur, qui prend beaucoup de place sans toutefois éveiller notre intérêt. Peut-être que le scénario volontairement simpliste et la conduite désinvolte du récit auraient également mérité d’être compensés par des délires formels plus prononcés. Certes Fatih Akin n’a pas peur du trivial ni du grotesque et se permet une scène de soirée orgiaque tout à fait savoureuse. Mais cette embardée, au lieu de contaminer tout le film, reste un exemple unique, le point d’orgue d’une œuvre un peu trop sage.
Pour autant, il serait dommage de faire la fine bouche et d’occulter la grande sympathie que l’on éprouve à l’égard des personnages et du lieu en question, le Soul Kitchen. La grande réussite d’Akin est de savoir filmer la chaleur humaine et de tisser des liens entre les protagonistes, notamment grâce à de nombreux plans séquences qui balayent tout le restaurant et nous font ressentir la délicieuse effervescence de cette fine équipe.
Même s’il y a à boire et à manger dans ce film, on vous conseille tout de même de réserver une table. Le menu n’est pas très recherché mais au moins vous ne risquez pas l’indigestion. Sébastien Mauge, 2014.
RECHERCHE SUSAN DÉSESPÉRÉMENT
Desperately Seeking Susan
de Susan Seidelmann, 1985, US, 1h43, Couleurs
avec Rosanna Arquette, Aidan Quinn, Madonna…
RÉSUMÉ : Femme au foyer dans le New Jersey, Roberta s'ennuie, et occupe ses journées à lire les petites annonces. À plusieurs reprises, elle remarque l'une d'entre elles: "recherche Susan désespérément," signée d'un certain Jim. Roberta emprunte malgré elle l’identité de Susan que des tueurs traquent. Susan cherche Roberta, son mari aussi. Et Roberta trouve sa vérité.
POINTS DE VUE : Le premier film de Madonna était hystériquement attendu par ses fans et fut ovationné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1985. Il était et reste autre chose qu'un vulgaire écrin à la gloire de la madone des platines. Elle joue la Susan du titre, mais ce n'est même pas elle l'héroïne. C'est Roberta (Rosanna Arquette), petite-bourgeoise new-yorkaise dont la seule aventure consiste à changer de coupe de cheveux et à dévorer les petites annonces comme des romans-photos. Une en particulier l'attire : « Desperately seeking Susan »...
C'est le thème éternel du double, du désir d'être autre, d'abord en prenant modèle puis en se trouvant soi-même. Un poil de féminisme, une dose de légèreté branchée, Susan Seidelman faisait dans le clinquant intelligent. Sa comédie alliait romantisme et burlesque, comme les classiques hollywoodiens des années 1940, mais avec toute la panoplie eighties, des gadgets fluo au blouson noir à porter sur un tutu. On voyait Rosanna Arquette partie pour une longue carrière. On ne pariait pas forcément sur la longévité de Madonna. Tout faux. Cette dernière jouait récemment le revival des années 1980 en justaucorps rose sur le dancefloor. En revanche, on recherche Rosanna de plus en plus désespérément. Télérama, 2009.
Déjà sacrée superstar et symbole populaire, Madonna impose son style rock’n’roll dans “Recherche Susan désespérément”. Vogue fait un retour en arrière pour lever le voile sur la tenue iconique de la chanteuse dans le film de Susan Seidelman.
1985, Madonna passe du petit écran des clips de MTV au cinéma dans Recherche Susan désespérément. La chanteuse déjà au sommet de sa gloire, montre qu’elle a plus d’un tour dans son sac en incarnant la rebelle Susan, aux côtés de Rosanna Arquette qui campe celui de la sage Roberta. Si le film des années 1980 a moins marqué que The Breakfast Club ou encore Retour vers le futur, côté mode, ce fut une véritable révolution. Mitaines, crucifix, motif léopard, lingerie apparente et boucles sauvages… Madonna et son personnage sont rapidement devenus la personnification de la bad girl dans la culture populaire. Peu à peu, le look de Susan est sorti de l’écran de cinéma pour être adopté par la star sur les tapis rouges et lors de ses apparitions, devenant une tendance niche des Eighties. Pour créer Susan, Madonna et le designer Santo Loquasto ont travaillé de concert. La chanteuse s’est habillée comme elle le faisait pour aller dans les clubs new-yorkais, mélangeant les bottes go-go de Nancy Sinatra avec le body à la poitrine pointu et le grain de beauté sur la joue de Marilyn Monroe. D’après Santo Loquasto, la plupart des pièces que l’on retrouve dans le film ont été piochées dans le dressing de Madonna, jusqu’à ce jour habillée par la styliste Maripol. Rien de surprenant donc, à ce que le look de Susan soit si similaire à celui de la rockstar. D’ailleurs, après la sortie du film, Madonna a déclaré au magazine SPIN qu’elle voulait un style : « sexy, assoiffé de vie et complètement trash ». Empruntant à son propre univers l’imagerie catholique, elle chine ses rosaires dans les bodegas espagnoles, donnant au personnage de Susan toute son authenticité. Pièce centrale de Recherche Susan désespérément, le blazer mordoré à revers tigré, est devenu iconique. La veste, pourtant basique, passera de Susan à Roberta alors que cette dernière, ennuyée par son existence sans rebondissement, tente de s’approprier la vie de la rebelle. Ce blazer doré a été dessiné par Santo Loquasto et est probablement la pièce qui diffère le plus du style de Madonna. Dans le dos, le designer a brodé une pyramide ainsi que le slogan latin : "Novus Ordo Seclorum", qui signifie "un nouvel ordre des siècles". Cette devise et ce dessin apparaissent sur le grand sceau des Etats-Unis ainsi que sur les billets de 1 dollar. Loin d’être lié à une quelconque théorie du complot, les cinéphiles ont associé ce dessin à la métamorphose de Roberta qui prend peu à peu son envol en s’appropriant le style de Susan. Floriane Reynaud, 2020.
LE CARROSSE D’OR
de Jean Renoir, 1953, Italie/France, 1h40, Couleurs
avec Anna Magnani, Duncan Lamont, Odoardo Spadaro…
RÉSUMÉ : Au XVIIIe siècle dans une colonie espagnole le vice-roi s'ennuie et se réjouit de recevoir le carrosse d'or qu'il s'est offert pour distraction. Des comédiens surviennent en personnages de la Commedia dell'Arte et la splendide Camilla recueille les faveurs du vice-roi et du toréador Ramon, malgré la présence de son protecteur Felipe. Le monarque offre son coeur et son carrosse, ce qui scandalise tous les habitants et des duels ont lieu. Mais Camilla n'a qu'un amour, le théâtre elle donne le carrosse à l'évêque et rejoint ses camarades.
POINTS DE VUE : Cette comédie satirique vient dans la filmographie de Jean Renoir après Le Fleuve, considéré alors comme une plongée définitive dans la gravité, et même comme une sorte de testament spirituel et esthétique. Mais après la méditation au bord du long fleuve tranquille, symbole de la vie, Jean Renoir s’est ébroué dans les rires et sourires d’une fantaisie ultra-colorée. Le Carrosse d’or est, en effet, avant toute chose, une fête de la couleur. Elle chante. Elle exprime, mieux que les situations et le dialogue « de théâtre », la force et la joie, la malice et le désarroi, la générosité (couleurs flamboyantes) et les ridicules (couleurs pâles, pastel) des personnages. Elle n’est pas seulement symbolique, elle est belle, gratifiante, euphorisante. La musique de Vivaldi et Corelli a à peu près la même fonction. Renoir, ici, sacrifie le réalisme à l’art. C’est d’ailleurs la morale du propos. Camilla hésite entre son amour (ses amours) et son métier. Elle choisit finalement la scène, non sans avoir déclaré qu’il est impossible de savoir où s’arrête le théâtre et où commence la vie. Renoir se divertit et nous divertit (la satire est drôle, mais jamais vraiment méchante). Et puis, il semble vouloir arrêter le mouvement : le divertissement débouche sur une méditation essentielle qui semble le surprendre. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
« Au point de vue du jeu des acteurs, j’ai demandé à ceux qui représentaient des rôles dans la vie, de jouer avec un peu d’exagération, de façon à donner à la vie le côté théâtral me permettant d’établir cette confusion. » C’est pourquoi Le Carrosse d’or est construit comme une pièce en trois actes. (Jean Renoir)
À vrai dire, la critique, devant Le Carrosse d’or ne fut pas exactement défavorable mais déconcertée et, jusqu’en ses éloges, embarrassée. Pourquoi Jean Renoir avait-il tourné ce film ? Qu’avait-il voulu dire ? Un critique américain compara Le Carrosse d’or à ces boîtes que l’on ouvre, à l’intérieur desquelles on trouve une autre boîte, que l’on ouvre, on trouve une autre boîte et ainsi de suite. Et Renoir de nous dire : « Remarquez que ce critique m’a fait très plaisir en disant cela : lui considère que c’est un défaut et qu’un film ne devrait pas être fait ainsi ; moi, personnellement, je trouve cela très intéressant, le jeu des boîtes. »
Le début du Carrosse d’or nous présente en effet un rideau qui se lève sur un second rideau qui se lève à son tour, sur un escalier à trois paliers, l’entresol n’étant autre chose que la scène du théâtre. Nous sommes à ce moment spectateurs de théâtre. Un travelling nous entraine de notre fauteuil sur la scène puis, au premier étage, dans les appartements royaux. Alors seulement nous sommes au cinéma. Le Carrosse d’or avec sa longue et admirable séquence des répétitions est sans nul doute le seul film à traiter de l’intérieur le périlleux sujet du théâtre, et selon la formule plus générale de Jean Renoir : l’art, le métier du spectacle. Tombé le dernier rideau, les boîtes sont rentrées les unes dans les autres, « l’intéressant jeu des boîtes » est terminé et si le public n’a pas compris le « message » c’est que l’auteur l’a voulu ainsi. Le message du Carrosse d’or il nous l’a donné lui-même : « Ce désir de civilisation était le grand moteur qui m’a poussé dans la fabrication du Carrosse ».
Si, par la construction du scénario, son extraordinaire ingéniosité, Le Carrosse d’or nous apparaît comme absolument neuf, la mise en place, la forme, la mise en scène enfin, ici plus qu’ailleurs rigoureusement inséparable du sujet, participent de cette nouveauté, de cette « modernité », a pu écrire Jacques Rivette.
Bien avant que l’emploi en fut généralisé par Hollywood en 1940 (Orson Welles, Wyler…), Jean Renoir avait coutume d’utiliser dans ses films toute la profondeur de champ possible. La Règle du jeu (1939) marque l’aboutissement de cette technique portée à sa perfection. S’il existe de nombreuses similitudes entre La Règle du jeu et Le Carrosse d’or (une femme et trois hommes, une poursuite, maîtres et valets, etc.), la mise en scène est rigoureusement contraire. Dans le Carrosse, pas de travellings ou imperceptibles, pas de « quatrième côté », pas de pivotement de l’objectif. La caméra est fixée face à la scène du théâtre ou face à la scène à filmer et elle enregistre. Le Carrosse d’or est absolument plat (Je veux dire que la mise en scène en est plane mais non plate). C’est un film à deux dimensions. Tout s’y installe et se met en place par la hauteur - grâce à l’escalier - et par la largeur. Cette mise en scène qui contredit si parfaitement les théories critiques récentes du plan-séquence, de la continuité, etc… n’en marque pas pour autant un retour à la vieille technique : « cinéma art du montage » lancée par Malraux dans sa Psychologie du cinéma. Dans Le Carrosse au contraire l’image est reine, le plan a son autonomie. Tout le film est une suite. À chaque geste, chaque attitude suffit, son plan. Renoir glisse de l’un à l’autre sans heurt, comme on feuilletterait un album d’esquisses. Au lieu de partir de l’immobilité, à l’attitude prise, adoptée. Le message du Carrosse d’or est aussi dans sa forme. Le « jeu de boites » n’est pas qu’extérieur.
C’est ainsi qu’il en va du Carrosse comme de Paludes ; on en peut donner toutes les définitions possibles sans se tromper. Tout est dans Le Carrosse d’or. C’est par exemple l’histoire de quatre personnages qui cherchent leur signification et la trouve par la souffrance et l’apaisement ; le vice-roi aura appris à souffrir de jalousie « comme un homme normal ». Felipe trouvera la paix dans l’exil volontaire. Ramon retournera dans l’arène et Camilla comprendra que sa place est sur les planches puisqu’elle « n’est pas faite pour ce qu’on appelle la vie ». Il ne faut pas oublier le carrosse, objet d’ornement et de convoitises qui tombera entre les mains les meilleures : celles de l’église et qui, de cette manière, servira enfin à quelque chose. François Truffaut, 1954.
Une troupe de comédiens italiens décidée à faire découvrir la commedia dell’arte au Nouveau Monde vient bouleverser la vie d’une cour dans une colonie de l’Amérique espagnole au XVIIIe siècle. Camilla, Colombine à la scène, a rencontré sur le bateau un séduisant officier et ils ont passé leurs nuits dans le carrosse d’or destiné au vice-roi. Ce dernier va tomber amoureux de Camilla, de même qu’un fougueux toréador. Courtisée par trois hommes, Camilla finira par choisir le théâtre, où elle peut s’oublier dans des personnages de composition en attendant de savoir, un jour peut-être, qui elle est et ce qu’elle veut vraiment. Car Camille, toujours sincère, « sur la vie comme sur les planches, rencontre le succès au théâtre et détruit ceux qu’elle aime dans la vie. Où est la vérité, où donc finit le théâtre, où commence la vie ? » Le Carrosse d’or (1954) propose une réflexion géniale sur la vie et le monde du spectacle, la réalité et la représentation, thèmes centraux de l’œuvre de Renoir qui trouvent ici leur aboutissement. S’inspirant d’une nouvelle de Mérimée, Renoir construit un film où théâtre et réalité communiquent sans cesse, souvent à l’intérieur du même plan, grâce à la scénographie et la profondeur de champ. Le rideau se lève sur les appartements royaux, tandis que Camilla ordonne aux aristocrates de saluer à la fin du second acte. La prodigieuse utilisation du Technicolor par le directeur de la photographie Claude Renoir porte l’art de la couleur à un degré de raffinement jamais égalé. Anna Magnani, dans le rôle de sa vie, est sublime. Olivier Père, 2012.
UN DRÔLE DE PAROISSIEN
de Jean-Pierre Mocky, 1963, France, 1h22, Noir et Blanc
avec Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret…
RÉSUMÉ : Pour sauver son auguste famille d'une ruine certaine, un aristocrate désargenté et rétif à toute forme de travail salarié se fait pilleur de troncs.
POINTS DE VUE : Une des comédies les plus enlevées de Mocky, qui perpétue la tradition du cinéma populaire français et donne toute sa place à des seconds rôles et des silhouettes choisis pour leur capacité à amener un parfum d’étrangeté réaliste à des intrigues où l’insolite le dispute au boulevard. Stephan Krezinski, 1995.
Georges Lachesnaye appartient à une famille bourgeoise et pratiquante qui considère le travail comme une déchéance sociale. Le jour où leurs biens sont saisis, il se rend à l'église pour implorer son saint patron. La réponse vient avec le tintement d'une pièce de monnaie : Georges est persuadé que le ciel lui propose de piller les troncs dans les lieux de culte...
C'est un Mocky soft, presque tendre, qui brosse un univers fantaisiste et saugrenu, avec un aimable rêveur un brin détraqué, pour qui « tout est pur aux purs ». Le gag de la pêche aux pièces de monnaie (avec un caramel mâché au bout d'une ficelle !) est resté célèbre. Et les comédiens se régalent. Une petite troupe de fidèles apparaît (Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret...), que l'on va retrouver dans les films suivants.
Après ce divertissement mineur, Mocky n'allait pas tarder à entreprendre une véritable campagne de salubrité publique en s'attaquant aux méfaits de la télévision (La Grande Lessive), à la frustration sexuelle (L'Etalon), puis aux tracasseries administratives, avec Les Compagnons de la marguerite, son meilleur film de cette période. — Bernard Génin, 2014.
Un drôle de paroissien (1963), formidable comédie qui compte parmi les plus grands succès de l’auteur d’À mort l’arbitre. Balayons les idées reçues qui entachent le travail de Jean-Pierre Mocky. Accusé de bâclage et de fumisterie, Mocky a pourtant réussi l’une des œuvres les plus originales et vivifiantes du cinéma français, au moins jusqu’à la fin des années 80. On ne compte guère de films ratés des Dragueurs, son premier opus (1959), à Ville à vendre (1992). Entre Chabrol (pour la mise en boîte de la société française), Polanski (pour l’absurde et l’humour noir) et Ferreri (pour la férocité satirique), Mocky a longtemps exprimé une verve, un anticonformisme et un sens du comique réjouissant dans une série de films qui constitue un ensemble unique et cohérent dans le cinéma français. Contemporain de la Nouvelle Vague, mais éternel solitaire, il a choisi la farce, le polar, l’étude de mœurs ou de caractères, parfois le fantastique, pour échafauder une véritable comédie humaine en prenant pour cibles les institutions, les médias en les puissants, s’assurant une solide réputation de trublion et d’anarchiste à tendance paranoïaque. Certains de ses films les plus populaires, comme ce merveilleux drôle de paroissien, sont désormais des classiques. Le jeune Mocky peut se vanter d’avoir rallié à son cinéma de franc-tireur quelques monstres sacrés du cinéma des années 30, au crépuscule de leur gloire mais au génie toujours intact, Michel Simon, Fernandel, entourés des complices de la première heure, Francis Blanche, Jean Poiret, Michel Serrault... Et Bourvil. L’alchimie fonctionna si bien entre les deux hommes qu’ils tournèrent ensemble quatre films (Un drôle de paroissien, La Cité de l’indicible peur, La Grande Lessive (!), L’Etalon) qui forment un sous-ensemble burlesque dans la filmographie pléthorique du cinéaste. Cette heureuse collaboration fut hélas interrompue par la mort du comédien. Bourvil s’est parfaitement intégré au petit monde de Mocky, y apportant sa folie douce personnelle. Un drôle de paroissien, qui marqua leur rencontre, demeure un des meilleurs Mocky, révélant un cinéaste moins méchant que tendre, amoureux de ses acteurs. Outre Bourvil, tous les seconds rôles sont en effet extraordinaires, à commencer bien sûr par Francis Blanche et Jean Poiret, hilarants. On ne se lasse pas de cette histoire d’aristocrate ruiné et fervent catholique qui redore le blason et remplit les assiettes de sa famille en pillant les troncs des églises parisiennes. La poésie et l’ironie du film ne sont pas sans évoquer l’œuvre du génial Raymond Queneau, qui exerça à cette époque une influence évidente sur son ami Mocky. Olivier Père, 2014.
Film plutôt grinçant, c'est une farce (comment berner la police) et une satire (comment berner les catholiques pratiquants). Marque surtout la rencontre de Mocky et Bourvil, autour duquel apparaît une petite troupe de fidèles (Francis Blanche, Jean Poiret...) Roman Chestak - Télérama
Un des meilleurs Mocky, qui, à l’époque, était capable de se casser le tronc, avec un Bourvil et un Francis Blanche épatants. François Forestier - Téléobs
Si son appartement de la place des Vosges est vide, c'est que Georges (Bourvil) a dû tout céder aux huissiers : dans sa famille, travailler ne se fait pas. À Saint-Etienne-du-Mont, il a une révélation : pourquoi ne pas profiter de l'argent des troncs ? Du caramel mou, Georges passe à l'aspirateur miniature, avec la complicité de son copain Raoul (Jean Poiret). L'inspecteur Cucherat (Francis Blanche) les traque. Qui l'emportera ? D'après le roman de Michel Servin «Deo gratias», Jean-Pierre Mocky laisse libre cours à sa verve anarchiste. Georges est un doux rêveur dévot, qui s'adresse au Très Haut en lui disant : «Je veux garder ma liberté pour vous.» Bourvil lui donne un air lunaire empreint d'innocence. En parfait contraste avec le malin Raoul, que campe Jean Poiret avec son œil qui frise. Moustache et nœud papillon, Francis Blanche est un policier touchant de bêtise. Jean Tissier se travestit en nonne à cornette, Jean Yonnel joue les pères nobles. Bernard Lavalette est un préfet furibond, Marcel Pérès un flic apoplectique, Roger Legris un sacristain sournois. Comme l'action se passe dans les églises, Mocky pousse la malice jusqu'à choisir comme directeur de la photographie Léonce-Henry Burel, qui filma la Jeanne d'Arc de Robert Bresson. Le succès poussa Bourvil et Mocky à se retrouver pour de nouvelles aventures tout aussi savoureuses. Bruno Villien - Téléobs
LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE
de Luis Bunuel, 1972, France, 1h45, Couleurs
avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Delphine Seyrig…
RÉSUMÉ : Malgré leur richesse et leurs apparences bourgeoises, les Thévenot, les Sénéchal et l'ambassadeur d'un pays d'Amérique latine sont d'authentiques trafiquants de drogue et tirent de ce commerce de substantiels revenus. Ils décident de se réunir autour d'une table afin de partager un bon repas. Oui mais voilà, ce qui apparaît comme une idée banale se transforme bientôt en un véritable cauchemar. Quand les Thévenot ne se trompent pas de jour, ce sont les Sénéchal qui sont trop occupés. Lorsque ce beau monde arrive enfin à se rencontrer, c'est l'armée qui les interrompt avec armes et fracas par de fort bruyants exercices militaires...
POINTS DE VUE : Fondé sur la réitération d’une même situation et le passage incessant de la réalité au cauchemar, avec pour lien l’errance des personnages sur une route, cette comédie de la frustration est un chef-d’œuvre d’humour noir. Mêlant tous les genres cinématographiques, Bunuel dresse un constat par l’absurde de la société bourgeoise comme du rationalisme, servi par des comédiens parfaits. Joël Magny, Critique, 1995.
Trois nantis, dont l’ambassadeur d’une dictature imaginaire. Et trois dames apprêtées. En tout six grands bourgeois, qui s’apprêtent tout au long du film à passer à table, lorsqu’un événement imprévu diffère chaque fois leur repas. À partir de ce principe d’obstacle, Luis Buñuel s’amuse à brocarder les us et coutumes de la bourgeoisie, ses pulsions sexuelles, ses tromperies, ses malversations. Point d’histoire linéaire, mais un collage au surréalisme bien tempéré, qui appartient à la dernière période, dite française, de la carrière de Buñuel. C’est l’une de ses œuvres les plus célèbres et les plus reconnues (Oscar du meilleur film étranger), qui vaut pour ses bizarreries loufoques (un colonel qui fume de la marijuana, des notables qui se partagent une livraison de cocaïne...) et, surtout, pour l’enchaînement très fluide des rêves, certains annoncés, d’autres révélés après coup, au réveil des personnages. Le must étant cette séquence géniale où les convives entendent soudain les trois coups et voient un grand rideau rouge se lever dans leur dos : ils se découvrent sur une scène de théâtre, avec un public venu assister à une pièce. Image d’angoisse, renchérie par Jean-Pierre Cassel, tout en sueur, disant : « Je ne connais pas le texte. » Jacques Morice, 2021.
Des amis issus de la grande bourgeoisie et aux activités pas toujours très honnêtes (deux d’entre eux trafiquent de la drogue avec l’ambassadeur d’une dictature imaginaire d’Amérique latine, tandis que maris et épouses se trompent mutuellement) s’invitent à diner régulièrement mais sont à chaque fois empêchés par des évènements saugrenus. Le Charme discret de la bourgeoisie (1974), constitué de nombreux récits et rêves imbriqués les uns dans les autres adopte une construction répétitive, l’une des obsessions de Buñuel. L’invitation à diner est l’une des habitudes de la bourgeoisie, une convention de cette classe sociale ici tournée en ridicule. Buñuel est attentif à ne pas aller trop loin dans le fantastique ou l’absurde, afin de maintenir un équilibre fascinant entre l’incroyable, la surprise et l’impossible.
Assisté de son complice Jean-Claude Carrière, Buñuel donne libre cours à son humour massacrant et iconoclaste, sans cacher sa fascination pour les rituels sociaux de la bourgeoisie. Les principaux objets d’études sont le couple et l’infidélité, le clergé, l’armée, les idées réactionnaires, l’hypocrisie... C’est plus que jamais du cinéma d’entomologiste, et la méticulosité de la construction débouche sur l’onirisme. Le même principe des associations d’idées, du cadavres exquis et du rêve raconté, avec une construction faussement alternative qui répond en fait à un agencement musical et proche des mécanismes de l’inconscient sera repris et poussé à son paroxysme dans le film suivant de Luis Buñuel, Le Fantôme de la liberté (1974), film moins parfait que Le Charme discret de la bourgeoisie, mais d’une liberté absolue comme son titre l’indique. Olivier Père, 2013.
LES MARX BROTHERS AU GRAND MAGASIN
The Big Store
de Charles Riesner, 1941, US, 1h23, Noir et Blanc
avec Groucho Marx, Harpo Marx, Chico Marx…
RÉSUMÉ : Le célèbre chanteur Tommy Rogers, neveu de Martha Phelps, hérite avec cette dernière, des magasins Phelps, et, Comme il n’entend rien à ce genre d’affaires, il veut revendre ses parts à des spécialistes pour ouvrir un vrai Conservatoire de Musique.
Ceci n’arrange pas les affaires de Monsieur Grover, gérant des magasins, qui falsifie les comptes à son profit. Il lui faut donc faire supprimer Tommy.
Devant le danger, Martha engage Flywheel, le détective privé, et son assistant Wacky, tandis que Tommy attache à sa personne le pianiste Ravelli. Ainsi se forme le trio qui va déjouer les plans de l’ignoble Grover.
POINT DE VUE : « Big Store » est certainement la plus réussie, la plus efficace, la mieux réalisée, la plus drôle des aventures marxiennes.
Les gags visuels y sont nombreux, plus serrés, et les conventions (piano pour Chico, harpe pour Harpo, numéro de charme pour Groucho) servies à la fois avec plus de naturel dans l’insertion et plus de magie baroque dans la réalisation.
Autre supériorité de Big Store : la corrosivité de la destruction qui n’épargne pas les Marx eux-mêmes. Rien n’échappe à leurs sarcasmes mais l’action n’en est ni ralentie ni rejetée au second plan pour autant.
Enfin, une mise en images inattendue : lyrique, savoureuse, faisant de la surenchère au fonctionnel. Plans fixes quand le gag est dans la direction d’acteurs (admirable « Rock Baby » chanté par une impassible jeune personne) ou délirants mouvements d’appareils à la grue dans les poursuites en patins à roulettes…
Pour couronner le tout, une minutieuse perfection dans les trucages permet de déguster le film en adulte autant qu’en enfant.
Tout à la fois comédie de mœurs impitoyable, comédie musicale enchanteresse, burlesque rigoureux et miroir dialectique, Big Store est notre plus beau cadeau de fin d’année. P.V. Image et Son, décembre 1973.
LE TOMBEUR DE CES DAMES
The Ladies Man
de Jerry Lewis, 1961, US, 1h46, Couleurs
avec Jerry Lewis, Helen Traubel, Kathleen Freeman…
RÉSUMÉ : Herbert H. Herbert surprend sa fiancée dans les bras d’un autre et décide de renoncer aux femmes. Il est engagé comme homme à tout faire dans un foyer de jeunes filles…
POINTS DE VUE : Pour filmer ce délicieux fantasme, Lewis passe pour la seconde fois derrière la caméra. Comme d’autres comiques, Jerry règle ses problèmes avec le matriarcat à sa façon : fabuleuses grimaces, gags féroces et grivois. Son film s’inspire aussi des comédies musicales car les mouvements des personnages et de la caméra sont véritablement chorégraphies. Dictionnaire des films, 1995.
Entre hilarité et angoisse, clownerie et sophistication, Jerry Lewis parle de l’homo americanus dans tous ses films et dans Le Tombeur de ces dames (The Ladies Man, 1961) en particulier. Quand l’obsession sexuelle conduit à la castration et à l’impuissance...
Un universitaire est victime d’un choc émotionnel violent. Le jour de la remise de son diplôme, il découvre l’infidélité de sa fiancée et jure de ne plus jamais faire confiance à une femme. Sa misogynie le plonge dans un délire qui lui rend insupportable la moindre présence féminine. Un jour, à la suite d’un malentendu, il est engagé comme homme à tout faire dans... un pensionnat de jeunes filles. Seul élément masculin dans un univers clos peuplé de créatures affriolantes en quête d’un mari, il va devoir affronter ses phobies et tenter de surmonter son traumatisme.
Deuxième long métrage de Jerry Lewis, Le Tombeur de ces dames est l’affirmation, jusqu’à l’exhibitionnisme, des ambitions et des audaces du clown transformé en cinéaste démiurge. Lewis est le dernier représentant d’une tradition du music-hall (le film est construit selon le principe d’épisodes comiques autonomes) mais aussi un artiste moderne, en phase avec les bouleversements formels des années 60, au sein même du divertissement hollywoodien. Ainsi, le décor du pensionnat est l’objet d’un effet de distanciation : il s’agit d’une maison de poupées géante coupée en deux dont chaque pièce est explorée par la caméra dans un plan virtuose. Le travail sur la couleur place aussi le film aux confins de l’expérimentation, comme en témoigne la fameuse scène onirique de la femme vampire, silhouette noire émergeant d’une chambre blanche. Mais Lewis ne se contente pas d’utiliser la machinerie des studios comme un luxueux jouet. Son film dessine le profil psychanalytique de l’homme américain, et envisage les rapports entre les hommes et les femmes, faussés par le culte de la séduction et de la beauté, sous la forme d’un cauchemar agressif et clinquant. Un chef-d’œuvre. Olivier Père, 2014.
On peut pincer le nez devant les grimaces et les contorsions de Jerry Lewis. Mais il faut s’incliner — comme la critique française fut la première à le faire — devant son talent de metteur en scène. Même s’il n’a pas la folie ravageuse du Dingue du palace, sa première réalisation, ce Tombeur a une sacrée gueule.
Quelle est la pire chose qui puisse arriver à un misogyne en herbe ? Être enfermé dans une ruche de petites pépées, artistes et modèles. Herbert Herbert Heebert (sa mère a manqué de r pour le dernier, dixit l’intéressé) a tout quitté après avoir surpris sa fiancée dans les bras d’un autre. C’est décidé, les femmes, c’est terminé. Sauf qu’il accepte sans le savoir un poste d’homme à tout faire dans une pension pour dames. Rébellion et catastrophes en perspective.
Le décor est incroyable : une maison de Barbie grandeur nature, en coupe, pour embrasser d’un coup d’œil tous les étages, toutes les pièces, chaque allée et venue du célibataire au milieu des blondes, des rousses et des brunes, papillonnantes et moulées. Ce savant dispositif, dont Jerry était très fier, tend à paralyser un peu l’action comique, mais la chorégraphie reste hallucinante. Et sur la frustration du mâle américain, les gags — comment se coincer la peau du dos dans une porte ou danser le tango avec George Raft en personne — sont toujours aussi féroces. Guillemette Odicino, 2021.
AUSTIN POWERS
Austin Powers : International Man Of Mystery
de Jay Roach, 1997, US, 1h34, Couleurs
avec Mike Myers, Michael York, Elizabeth Hurley…
RÉSUMÉ : 1967. Le photographe de mode Austin Powers mène une double vie puisqu'il est également un agent secret britannique. Pisté par de nombreux tueurs à gages, il échappe de justesse à un attentat dans une boîte de nuit. Le docteur Denfer, qui est à l'origine de cet acte terroriste, s'enfuit à bord d'une fusée et ne trouve rien de mieux à faire que de se congeler en attendant des jours meilleurs. Bien décidé à ne pas le lâcher, Powers se prête lui aussi à la cryogénie. Trente ans passent et voilà qu'ils reviennent à la vie. A peine debout, le docteur Denfer fait chanter l'ONU en menaçant de faire exploser une bombe atomique au centre de la Terre...
POINT DE VUE : Austin Powers est le premier volet d’une trilogie parodiant avec loufoquerie la série des James Bond. Le succès surprise du film engendra en effet deux suites, toujours sous la houlette de Jay Roach et de son auteur et interprète principal Mike Myers. On peut se contenter du premier opus, qui met en scène les aventures délirantes d’Austin Powers, super agent secret britannique et photographe de mode, cryogénisé dans les années 60 puis remis en service trente ans plus tard afin de stopper les plans diaboliques de son pire ennemi, le docteur Denfer. Mike Myers, comique canadien rendu célèbre pour sa participation à l’émission de télévision américaine « Saturday Night Live », connut son heure de gloire au cinéma dans les années 90. Adepte du déguisement et de la création de personnages farfelus (Myers incarne à la fois Austin Powers et sa Némésis Denfer), l’acteur s’était également spécialisé dans un créneau original, la parodie musicalo-sociologique. Wayne’s World (1992) prenait pour cible MTV la culture rock des années 80, tandis que Austin Powers pastiche la mode pop du swingin’ London. Myers nous offre une compilation plus amoureuse qu’irrévérencieuse des musiques et des films de cette époque bénie de libération sexuelle, d’abus de substances psychédéliques et d’extravagance vestimentaire, où « un sex-symbol pouvait avoir les dents pourries ». La bande originale convoque aussi bien les standards de Burt Bacharach, Soul Bossa Nova de Quincy Jones, que l’Easy Listening contemporain (Space), tandis que les références cinématographiques se bousculent : Blow up, la série des James Bond, les films de Peter Sellers, mais aussi La Dixième Victime d’Elio Petri, avec Ursula Andress et Marcello Mastroianni. Les femmes robots d’Austin Powers, dont les opulentes poitrines dissimulent des canons de mitraillettes sont une citation directe de ce must de la pop italienne. Si la reconstitution « historique » est excellente, le film devient hilarant dans son exaltation du délire érotomaniaque qui marqua la fin des années 60. Austin Powers, fausse toison pectorale et vrais bourrelets, est un redoutable obsédé sexuel, dont le comportement priapique et le vocabulaire outrageusement obscène, inspirés par la présence à ses côtés de la délicieuse Liz Hurley, sont des offenses permanentes aux bonnes mœurs et au puritanisme des années 90. On n’ose imaginer la réception que recevrait Austin Powers débarquant à notre époque, dans un monde chamboulé par l’affaire Harvey Weinstein. Courageux plaidoyer en faveur de l’humour salace, le film applique également de façon scrupuleuse la politique du gag navrant. Un gag navrant est un gag prolongé au-delà de son efficacité burlesque et qui, poussé dans les ultimes retranchements de la durée et de la répétition, place le spectateur dans un état d’hébétude nerveuse ou de crispation hilare. Mike Myers, étonnant histrion, insuffle à cette parodie de parodie une énergie vulgaire qui lui permet d’être plus drôle que son modèle, le très lourdingue Casino Royale (la version de 1967). C’est dans Austin Powers que Will Ferrell fait l’une de ses premières apparitions cinématographiques, impayable dans le rôle de Mustafa, un sicaire débile coiffé d’un fez. Olivier Père, 2018.
ARSENIC ET VIEILLES DENTELLES
Arsenic and Old Lace
de Frank Capra, 1941, US, 1h58, Noir et Blanc
avec Cary Grant, Raymond Massey, Peter Lorre…
RÉSUMÉ : Les deux tantes de Mortimer abrègent les souffrances de vieux messieurs en leur administrant un breuvage savamment empoisonné. Leur neveu affolé découvre aussi ses cousins : l’un se prend pour Théodore Roosevelt et a la charge d’enterrer les corps ; l’autre, un dangereux criminel, accompagné du glauque Dr Einstein, vient ajouter un cadavre à la bonne douzaine qui traînent t dans la cave. Après avoir mis un terme, non sans difficulté, à ces macabres entreprises, Mortimer apprendra avec soulagement qu’il ne fait pas partie de la famille.
POINTS DE VUE : Classique de l’humour noir et de la comédie américaine, le film n’est pas un « pur » Capra. Tourné en un mois, juste avant l’incorporation du cinéaste et le début de la saga Pourquoi nous combattons, il révèle cependant son étonnant savoir-faire. Mais il vaut surtout par son sujet et les remarquables interprétations de Cary Grant (très près de l’auto-caricature) et de l’inoubliable couple Raymond Massey-Peter Lorre. Marc Cerisuelo, 1995.
Auteur de La Bible du célibataire, Mortimer se rend chez ses deux tantes pour leur présenter sa promise et découvre que leur bicoque est un repaire de cadavres.
La maison de la famille Brewster est un véritable asile de fous, où chaque pensionnaire incarne une tare de l'Amérique. Le neveu quadragénaire se prend pour Roosevelt et construit le canal de Panama dans sa cave. Et les deux tantes ont moins peur de zigouiller leur prochain que d'aller voir un film avec Boris Karloff ! Comme plus tard dans La vie est belle, Capra oxygène sa comédie satirique d'envolées oniriques, où ses personnages lévitent dans un monde absurde et lointain. Surexcités, les acteurs se surpassent tous, de Jean Adair et Josephine Hull, les deux rombières disjonctées, jusqu'à Cary Grant, qui barrit, couine, hulule, pousse des cris de Pygmée et roule des yeux à la Harpo Marx. Cent vingt minutes de jubilation permanente, qui n'ont pas pris une seule ride. Marine Landrot, 2008.
INDISCRÉTIONS
The Philadelphia Story
de George Cukor, 1940, US, 1h52, Noir et Blanc
avec Cary Grant, Katharine Hepburn, James Stewart…
RÉSUMÉ : Un jeune divorcé veut à tout prix empêcher son ancienne épouse, une riche héritière de la haute société, de se remarier avec un politicien brillant.
POINTS DE VUE : Plus qu’un simple film charnière, Indiscrétions est à la fois l’aboutissement de la comédie américaine et la matrice d’un romanesque dont les productions n’ont pas encore fini d’être marquées. Production étonnante réunissant les plus grands interprètes du genre sous la double baguette des meilleurs sorciers d’Hollywood (Cukor et Mankiewicz, le producteur), c’est l’un des rares films à pouvoir s’intituler « classique » d’un bout à l’autre et ce, à tous les stades de la réalisation. Marc Cerisuelo, 1995.
Toute la presse en parle : la riche Tracy Lord se prépare à épouser le fat George Kittredge en secondes noces. L'ancien époux de la future mariée, Dexter Haven, propose à deux journalistes cancaniers de les introduire dans la propriété des Lord, juste avant le mariage.
D'où vient l'émoi profond qui nous submerge à chaque vision de ce joyau ? Des talents d'alchimiste de Cukor, qui sait que les pleurs de rire ont le même goût que les larmes d'amertume. Il commence avec une excellente satire de la presse à sensation et de la haute société. Ce qui le fait jubiler, c'est la fantaisie échevelée du langage de deux paparazzi. Les répliques fusent, tordantes et implacables. Pas question de s'attarder : Cukor veut aussi parler des femmes, dont il est devenu le metteur en scène fétiche.
Katharine Hepburn trouve ici l'un des plus beaux rôles dont une actrice puisse rêver. Au milieu de ses éclats de rire, Cukor lui offre de grands moments d'émotion suspendue, où le désir, l'amour et la douleur s'expriment à l'état brut. Télérama, 2009.
MAM’ZELLE NITOUCHE
de Marc Allégret, 1931, France, 1h45, Noir et Blanc
avec Janie Marèse, Raimu, André Alerme…
RÉSUMÉ : Le théâtre municipal d’une petite ville de province s’apprête à monter une opérette, composée par un certain Floridor. Sous ce pseudonyme se cache Célestin, le respectable organiste du couvent des Hirondelles. Non content de donner dans la musique légère, Célestin est aussi l'amant de la chanteuse, Corinne. Denise, l'une des pensionnaires du couvent, découvre la double vie de l'organiste. Elle menace de tout révéler. La jeune pensionnaire du couvent, rappelée par ses parents qui veulent la marier, est accompagnée par l’organiste. Après quelques péripéties, elle se retrouve dans une caserne et rencontre un jeune officier qui n’est autre que le fiancé qu’on lui destine…
POINT DE VUE : 1880, dans une ville de garnison. Célestin, le pieux organiste du couvent des Hirondelles, mène une double vie : la nuit, il retrouve la théâtreuse Corinne, car, sous le nom de Floridor, il lui a composé une opérette. Mais Denise de Flavigny, une « sainte-nitouche » pensionnaire du couvent, a découvert son secret et appris les airs de l'opérette.
Au début du parlant, les producteurs se ruaient sur les pièces de théâtre et les opérettes. Mam'zelle Nitouche, du « compositeur toqué » Hervé, était populaire depuis les années 1880 et avait l'avantage de tenir du vaudeville à situations cocasses. Marc Allégret tenta de donner un peu de mouvement à un spectacle en décors de carton et toiles peintes. On pouvait encore rire des tribulations d'une fausse ingénue de couvent qui se retrouvait chanteuse d'opérette et soldat à la caserne ! Aujourd'hui, le film apparaît poussiéreux. Mais on y retrouve un Raimu en pleine verve comique et une véritable divette, Janie Marèse, qui fut, à la même époque, l'interprète de La Chienne, de Jean Renoir. — Jacques Siclier, 2014.
BARTON FINK
de Joel et Ethan Coen, 1991, US, 1h56, Couleurs
avec John Turturro, John Goodman, Michael Lerner…
RÉSUMÉ : 1941. Grâce au succès de sa première pièce de théâtre, un jeune dramaturge new-yorkais se voit proposer un alléchant contrat par un nabab hollywoodien. Après avoir, dans un premier temps, refusé cette offre, il se laisse finalement séduire et se retrouve dans un immense hôtel désuet et oppressant...
POINTS DE VUE : Barton Fink fut le grand triomphateur du festival de Cannes 1991. Tant de lauriers étonnent un peu, mais il faut admettre que le film est plaisant, ingénieux, intelligent et que son humour n’est pas gratuit. Les frères Coen massacrent avec une verve pétillante aussi bien le système hollywoodien que les intellectuels impuissants. Gilbert Salachas, 1995.
Palme d’or en 1991, cette farce littéraire a propulsé les frères Coen au rang de cinéastes majeurs. Même s’ils arborent de façon un peu clinquante leur collection de signes intellos-rigolos et leur virtuosité d’auteurs, ils démontrent un sacré talent dans l’alliance de l’angoisse et de l’absurdité.
C’est une peinture précise et impitoyable du Hollywood des années 1940, et un délire macabre fondé sur la paranoïa, la peur d’être englouti, y compris sexuellement... On ne sort guère de l’hôtel rococo, labyrinthe marron et sans fond qui semble doué de facultés humaines. Rien n’est rassurant, pas même Charlie (génial John Goodman), qui suscite presque plus de sympathie que le pontifiant Barton. Ce voisin de chambre est-il aussi bonne poire qu’il en a l’air ? Est-il ange gardien ou démon ? La réponse viendra dans l’incendie final, apocalyptique. Moralité ricaneuse : Hollywood, c’est l’enfer volontaire. Jacques Morice, 2022.
Barton Fink obtint en 1991 la Palme d’or, mais aussi le prix de la mise en scène et le prix de la meilleure interprétation masculine pour John Turturro. Récompenses attribuées par un jury présidé par Roman Polanski, qui ne fut sans doute pas insensible à l’humour noir, au style et aux préoccupations du film, assez proches de ceux du réalisateur du Locataire.
Le quatrième long métrage des frères Coen propose un point de vue très sardonique sur le Hollywood du début des années 40, à travers les mésaventures d’un dramaturge en vogue invité à Los Angeles par Capital Pictures pour y écrire un film. Barton Fink, intellectuel juif new yorkais aux idées progressistes écrit des pièces aux thèmes sociaux dont les protagonistes appartiennent au prolétariat. Avec un mélange de naïveté et de prétention il espère importer son art et ses convictions politiques dans des fictions hollywoodiennes. Rien ne se passe comme Fink le croyait. Le patron du studio est un vulgaire mégalomane, l’hôtel où est logé Barton est un bouge humide et étouffant, la commande qui lui est passée – écrire un film de catch pour Wallace Beery – ne l’inspire pas du tout. Barton Fink tord le cou à de nombreux clichés sur le Los Angeles ensoleillé des années 40 et Hollywood usine à rêves puisque l’action du film se déroule presque entièrement dans l’hôtel de Barton, où le prétendant scénariste seul devant sa page blanche est visité par un étrange voisin obèse, représentant de commerce solitaire en quête de camaraderie. L’autre rencontre que fait Barton est celle d’un célèbre écrivain alcoolique lui aussi exilé et insatisfait à Hollywood, inspiré par William Faulkner (Barton Fink est quant à lui calqué sur Clifton Odets, auteur de théâtre de gauche qui écrivit et réalisa quelques films.)
Juste après Miller’s Crossing les frères Coen réalisent un nouveau « film cerveau », un récit onirique en vase clos dans lequel chaque détail du décor prend une connotation organique. Le corridor, l’ascenseur, la chambre à coucher sombre et d’une chaleur étouffante, avec le papier peint qui se décolle des murs renvoient aux lobes du cerveau de Barton, bombardé d’informations angoissantes ou inquiétantes, avec comme point d’orgue la découverte d’un cadavre de femme dans son lit. Ivre de célébrité et de gloire à New York, Barton Fink devient à Hollywood un petit scribouillard impuissant et terrorisé par les pontes des studios ou les policiers antisémites qui viennent l’interroger. Le sentiment de persécution et de paranoïa de Fink, qui a de plus en plus de mal à distinguer la réalité du cauchemar et de l’hallucination, ne tient pas seulement à son inadaptation dans un nouvel univers impitoyable mais aussi à sa classe et à ses origines ethniques, dans une Amérique qui sort tardivement de son isolationnisme pour s’engager dans le second conflit mondial après l’attaque de Pearl Harbour, et qui compta avant son entrée en guerre de nombreux sympathisants nazis et adversaires d’une intervention en Europe sous le joug de Hitler. Olivier Père, 2015.
TO BE OR NOT TO BE
Jeux dangereux
d’Ernst Lubitsch, 1942, US, 1h39, Noir et Blanc
avec Carole Lombard, Jack Benny, Robert Stark…
RÉSUMÉ : En 1939, à Varsovie, la troupe de Joseph Tura répète une pièce intitulée de façon provocante "Gestapo", qui se moque des nazis. Rapidement, les autorités polonaises interdisent les représentations, craignant des représailles allemandes. Les comédiens décident alors de reprendre "Hamlet", de Shakespeare...
POINTS DE VUE : Comme Gestapo, pièce fictive dans le film, To be or not to be est une œuvre engagée ; contrairement au metteur en scène de Gestapo, Lubitsch ne craint pas de faire rire en citant les camps de concentration et les exécutions sommaires. C’est que la « comédie » est vue ici non comme tel genre dont on ne saurait transgresser les règles, mais comme le miroir même du monde, de ses vices et de ses folies. En mimant les dignitaires nazis, les acteurs polonais ne tournent pas seulement cet ordre en dérision, ils désignent (démasquent) en lui une part réellement, profondément histrionique. Les allusions shakespeariennes sont multiples et cohérentes : à Hamlet renvoient le titre original, mais aussi l’utilisation de Gestapo comme d’une « souricière » où tombe Siletsky ; la charge tout ensemble pathétique et symbolique du théâtre s’incarne dans la tirade de Shylock, dite par Greenberg. Ajoutons plusieurs souvenirs datant de la première carrière de Lubitsch, qui fut lui-même humble porte-pique chez Max Reinhardt.
À chaud, la complexité de l’œuvre et le sérieux de son propos furent méconnus, les références à la Pologne suscitant des protestations indignées qui blessèrent d’autant plus Lubitsch que, comme l’indiquent de nombreux signes, il s’était clairement identifié aux personnages qu’il campait - à la fois acteurs, juifs et polonais. Jean-Loup Bourget, 1995.
Avant d’être une charge antinazie, ce chef-d’œuvre d’intelligence est une variation hilarante sur « Être ou ne pas être... ». Telle est la question dès le début, où Hitler se balade, seul, dans les rues de Varsovie en 1939, au milieu des passants ébahis. Hitler ? Non, un acteur de second plan qui teste la crédibilité de son personnage !
Dans ce Lubitsch, où une troupe de comédiens va aider un résistant à déjouer un plan des nazis, tout repose, plus que jamais, sur les apparences trompeuses. Le siège de la Gestapo est le lieu de toutes les mises en scène : d’abord décor où des acteurs interprètent des SS, puis scène de théâtre où ils démasquent un traître, et enfin véritable QG nazi, où un acteur mystifie les officiers en cabotinant. En privé, c’est pareil, il faut feindre : la comédienne Maria Tura (merveilleuse Carole Lombard, décédée juste avant la sortie du film) compatit aux angoisses de Joseph, son époux cabotin (« Votre mari a fait à Shakespeare ce que nous avons fait à la Pologne »), et drague en même temps un aviateur à coups de sous-entendus sexuels. Pour la rejoindre, il profite du long monologue d’Hamlet déclamé sur scène par le mari jaloux... Réalisé en 1942, ce film est, bien sûr, une œuvre engagée, avec ses images de Varsovie bombardée et un vibrant monologue tiré du Marchand de Venise qu’un comédien récite au péril de sa vie. Mais, pour Lubitsch, c’est le ridicule qui tue le mieux la barbarie. Guillemette Odicino, 2020.
Varsovie, août 1939. Une troupe répète une pièce antinazie et joue « Hamlet ». Dans le rôle-titre, Joseph Tura (Jack Benny), un cabot exécrable, est interrompu tous les soirs au début de son monologue par un spectateur qui quitte la salle. Il s’agit en fait d’un code entre une femme mariée et un jeune soldat : le prétendant (Robert Stack) part rejoindre dans sa loge la propre épouse de Tura (Carole Lombard, dans son dernier rôle avant son accident d’avion fatal.) Après l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, les comédiens et le militaire vont sauver la résistance polonaise en empêchant un agent double de communiquer ses renseignements à la Gestapo, grâce à des stratagèmes et déguisements empruntés au théâtre. Ce classique absolu fut très mal reçu à sa sortie en raison de son humour féroce, son absence de sentimentalisme, et l’audace de certaines plaisanteries. Le chef-d’œuvre de Lubitsch, même s’il participe à l’effort de guerre de la production hollywoodienne, se distingue de tous les films de propagande de l’époque, par la subtilité prodigieuse de son écriture et les nombreux thèmes abordés, parmi lesquels le couple et le théâtre. On connaît davantage Jeux dangereux sous son titre original To Be or Not To Be. La plus fameuse tirade shakespearienne, d’une importance capitale dans le récit, donne au film de Lubitsch sa véritable signification. Il s’agit d’être libre ou pas, intelligent ou pas, résistant ou pas. Lubitsch livre ici sa philosophie hédoniste de la vie. Liberté des désirs amoureux, liberté d’esprit et liberté politique sont indissociables; l’amour des femmes et du théâtre s’oppose à la barbarie et à la bêtise nazies. Olivier Père, 2013.
JE NE VOUDRAI PAS ÊTRE UN HOMME
Ich möchte kein Mann sein
de Ernst Lubitsch, 1918, Allemagne, 45mn, Noir et Blanc, Muet
avec Ossi Oswalda, Curt Goezt, Ferry Sikla…
RÉSUMÉ : Ossi la rebelle boit, fume et joue au poker. Dr Kersten est chargé de lui enseigner les bonnes manières, mais Ossi ne se laisse pas faire. Déguisée en jeune homme elle se rend dans une boite de nuit où elle rencontre Kersten, qui ne la reconnaît pas. Les deux hommes sympathisent et leur joyeuse virée nocturne s’achève par un baiser sur les lèvres. Le lendemain matin , chacun se réveille dans le lit de l’autre. Ossi dévoile son identité. Et ils se tombent dans les bras.
POINT DE VUE : La carrière muette d’Ernst Lubitsch permet de vérifier la précocité du génie de ce cinéaste adulé pour ses chefs-d’œuvre de la comédie hollywoodienne. Après des débuts d’acteurs au théâtre et au cinéma et des petits films comiques, Lubitsch fait tourner les plus grandes stars de la UFA, Pola Negri, Paul Wegener ou Emil Jannings dans des superproductions historiques. L’orientalisme est à la mode en Allemagne, en témoigne Sumurum (1920) conte fastueux des mille est une nuits, écrin à la gloire de Pola Negri dans lequel Lubitsch s’octroie le rôle d’un bossu amoureux. Réalisé la même année, Anna Boleyn est un ambitieux drame à costumes, véritable étendard de la puissance et de la qualité du cinéma allemand des années 20. Dans ces films, et dans La Chatte des montagnes (1921), satire antimilitariste, Lubitsch ne cache pas l’influence esthétique du théâtre de Max Reinhardt, dans la scénographie et le jeu des comédiens. C’est dans la comédie pure, grotesque et d’une grande franchise sexuelle, comme La Princesse aux huîtres (1919) que Lubitsch se montre le plus inspiré, que s’épanouit sa véritable personnalité artistique. Le film le plus surprenant de sa carrière muette allemande demeure Je ne voudrais pas être un homme ((Ich möchte kein Mann sein, 1918), brève comédie du travestissement d’une audace et d’une modernité assez sidérantes. Une jeune fille de la grande bourgeoisie, en révolte contre les bonnes manières se déguise en homme afin d’assouvir sa soif de liberté. Elle part dans une folle nuit de beuverie et de débauche et finira au petit matin dans les bras... d’un autre homme ! Le film est hilarant et en dit long à la fois sur la guerre des sexes, le féminisme et la frivolité du Berlin des années « folles ». Olivier Père, 2013.
LES TEMPS MODERNES
Modern Times
de Charles Chaplin, 1936, US, 1h25, Noir et Blanc
avec Charles Chaplin, Paulette Goddard, Henry Bergman…
RÉSUMÉ : Ouvrier dans une usine moderne, Charlot serre des écrous. Une maladresse lui en fait manquer un : toute la chaîne de fabrication est alors déréglée. Empêtré sur un tapis roulant, il est happé par les rouages d'une énorme machine à manger, censée réduire le temps consacré par les ouvriers à leur repas...
POINTS DE VUE : La satire du machinisme est à la fois exacte et anticipatrice (l’apparition du visage du directeur, la machine à « manger vite » où Charlot sert de cobaye). Mais sa férocité est atténuée par la tendresse flagrante qui émane d’autres scènes (la liaison de Chaplin avec sa jeune interprète y est surement pour beaucoup), tendresse nullement mièvre, mais qui prête au héros un halo onirique rare dans ses autres films : il glisse à travers d’énormes roues comme sur un édredon, il veut rendre à un camion le drapeau rouge qu’il a perdu et se retrouve pris pour le chef d’une manifestation ouvrière ! La partie de patins à roulettes dans le grand magasin est le symbole de cette volonté d’échapper à la misère par une extrême légèreté. Si « la gamine », victime d’une société trop lourde, apporte la joie dans son pitoyable intérieur, il sacrifie son emploi, si précaire soit-il, à la fuite avec celle qu’il aime.
Les Temps modernes se recommande en outre, après Les Lumières de la ville, comme l’un des plus intéressants exemples du génie plasticien de Chaplin : décors comportant une grande profondeur de champ, associations visuelles - comme le paquebot passant lors de l’apparition de « la gamine » -, netteté extrême des gris de l’une et du soleil de la rue. Gérard Lenne, 1995.
L’image de Charlot dans les rouages d’une énorme machine est entrée dans l’Histoire. Mais on pourrait en citer tellement d’autres, ne serait-ce que l’apparition sublime de Paulette Goddard... Les Temps modernes est comme irrigué par l’amour de Charlie Chaplin pour sa comédienne, qui sera sa compagne pendant dix ans. Une fois encore, on passe du tragique au burlesque avec une facilité confondante. Tragique de l’époque : les lendemains de la grande crise, avec ses chômeurs affamés et une répression policière montrée dans toute sa violence. Burlesque de toutes les situations où intervient Charlot.
Il faut sans cesse redécouvrir ce classique parmi les classiques. On y rit énormément, comme devant les mines du héros face à son compagnon de cellule, un dur qui brode au petit point. Une des premières images montre un troupeau de moutons monté en parallèle avec des ouvriers entrant à l’usine. On distingue l’ouvrier fatal qui va tout détraquer. Les Temps modernes ou l’éloge génial du mouton noir... Télérama, 2019.
Les Temps modernes (Modern Times, 1936) marque la dernière apparition de Charlot à l’écran. Le film suivant de Chaplin, Le Dictateur, montrera que la moustache de l’éternel vagabond a été volée par un autre petit brun, aussi haineux que Charlot était teigneux. Mis bout à bout, les nombreux courts métrages et quelques longs réalisés entre 1914 et 1936 forment la biographie d’un personnage destiné à devenir un mythe, et laissent entrevoir l’évolution symétrique de Charlot et de Chaplin. Le burlesque concède de plus en plus de place au mélodrame, les larmes se disputent aux rires, le tragique au comique et, dans Les Temps modernes, les intentions politiques et sociales de Chaplin se font particulièrement virulentes. Le film est une satire de la mécanisation et des cadences infernales auxquelles sont soumis les ouvriers des usines. Une image symbolise à elle seule le propos du cinéaste et le film tout entier : Charlot prisonnier des engrenages d’une machine infernale. Cette partie sur le travail à la chaîne, inspiré du film de René Clair À nous la liberté, ne constitue que les premières minutes du film. Cependant, cette métaphore de la mécanisation du monde, jusque dans ses pannes sèches (la crise économique, le chômage et la misère) va filer tout au long du métrage où Charlot, projeté dans le monde moderne, va sans cesse se heurter aux structures de la vie sociale, rigidement encadrées par les forces de l’ordre et du patronat. La profusion de gags et de quiproquos, qui montrent Charlot comme un individu ontologiquement réfractaire à toute forme d’autorité ou de discipline, sidère par sa perfection. La mise en scène, qui place le corps de l’acteur, prodigieux d’invention et d’élégance, au cœur de son système, brille par sa précision. Impossible de citer les nombreuses scènes d’anthologie : le drapeau ramassé par hasard transformant Charlot en meneur de grévistes (repris par Leone dans Il était une fois la révolution et par Argento dans Le cinque giornate) ; le patinage dans le grand magasin, la vie rêvée de couple... On aurait tort de concevoir le film comme une succession de sketches, tant la mise en scène de Chaplin dissimule sa sophistication sous une invisibilité de façade.
Si Les Temps modernes en particulier – sans doute le film le plus parfait de son auteur – et l’œuvre de Chaplin en général peuvent prétendre à l’éternité, et suscitent autant d’admiration vivante, sans le respect dû aux pièces de musée, c’est parce que l’art de Chaplin a toujours défié son époque et les modes. Réfractaire au cinéma parlant, Chaplin a prolongé la pratique du cinéma muet au-delà du raisonnable, seul contre tous, en jouant les bruitages contre les dialogues, la musique contre les discours. Il est significatif que les premiers sons émis par la bouche de Charlot, à la fin du film, se révèlent un galimatias d’onomatopées fredonnées à la place des paroles impossibles à retenir d’une chanson de cabaret. Universel, le cinéma de Chaplin recule l’échéance du doublage ou du sous-titrage, refuse de se soumettre à des techniques coupables de créer une distance entre le film et le public populaire de la planète entière. Le cinéma comme étendard de la liberté, pour le monde et contre la société ; la mise en scène comme enregistrement du réel ; la parole comme obstacle au sens et aux sentiments : des temps difficiles pour un film moderne, intemporel donc toujours d’actualité. Olivier Père, 2013.
BACHELORETTE
de Leslye Headland, 2012, US, 1h23, Couleurs
avec Kristen Dunst, Isla Fisher, Lizzy Caplan, James Marsden…
RÉSUMÉ : Au cours d'un repas avec son amie Becky, Regan apprend qu'elle va se marier avec son petit ami, Dale. Vexée de voir Becky se marier avant elle, Regan accepte pourtant de devenir sa demoiselle d'honneur. Quelques mois plus tard, à la veille du mariage, elle retrouve à l'hôtel ses vieilles amies du lycée, Gena et Katie. Pendant que Regan, passablement énervée par l'événement, tyrannise le traiteur et son personnel, ses camarades organisent une petite fête dans leur chambre. Becky les rejoint, pour manger de la glace, boire du champagne et prendre un peu de cocaïne. L'ambiance et les participantes s'échauffent, jusqu'à ce que tout dérape. Becky menace d'exclure Regan, Gena et Katie de la cérémonie...
POINTS DE VUE : Bachelorette a d'abord été un succès de théâtre « off Broadway », ce qui en dit long sur la liberté et l'inventivité des dramaturges anglo-saxons. Car la pièce, portée à l'écran par son auteur, contient bien les quatre éléments constitutifs de la « nouvelle comédie américaine » : larmes, sang, sperme et vomi, rappelant ainsi les productions Judd Apatow, en nettement plus trash, speed et provocant... Des quatre inséparables copines de lycée, c'est la moins jolie qui s'apprête à se marier la première, qui plus est à un type beau et riche. Les trois autres cachent tant bien que mal leur consternation pour préparer la noce — et l'enterrement de vie de jeune fille qui la précède. Une catastrophe suit, qui en provoque d'autres. Le mariage aura-t-il lieu ?
L'intrigue n'est pas neuve, mais l'énergie du récit, l'âcreté des dialogues et le talent des comédiennes font mouche. La blonde Kirsten Dunst interprète avec ironie celle qui paraît, à tort, la plus équilibrée. La rousse Isla Fisher fait l'idiote avec un naturel renversant. Quant à la brune Lizzy Caplan (Virginia Johnson dans Masters of sex), elle traîne un spleen alimenté par tout ce qui peut être sniffé ou fumé... La réalisatrice cerne les presque trentenaires d'aujourd'hui, leurs névroses et leur insatisfaction chronique. C'est la méchanceté répétée qui fait la différence avec les films de filles équivalents. Aurélien Ferenczi, 2014.
Trois amies sont invitées à être demoiselles d’honneur au mariage d’une ancienne camarade de classe qu’elles ridiculisaient au lycée. Jalouses et amères que leur souffre douleur, une jeune femme rondouillarde surnommée poétiquement Pig Face, ait trouvé l’âme sœur avant elles, les trois célibataires vont tout faire, volontairement ou non, pour ruiner la cérémonie, notamment en déchirant par accident la robe de mariée le soir précédant les noces. Comédie catastrophe construite autour des sentiments et des comportements les moins nobles, Bachelorette fait partie d’un projet ambitieux et très original de la dramaturge, scénariste et réalisatrice Leslye Headland. Elle signe ici son premier long métrage de cinéma mais elle est déjà l’auteur d’une œuvre théâtrale qui comprend une série sur les sept péchés capitaux. La pièce « Bachelorette » est initialement sur la gourmandise, mais le film compile une liste presque exhaustive de péchés tels que l’envie, la luxure ou la colère, déclinés tout au long de cette folle nuit de désastres, débauches et psychodrames dans une avalanche de situations et de répliques hilarantes. Il fallait sans doute une réalisatrice pour pointer du doigt tous les travers de ses contemporaines, jeunes femmes riches et belles qui semblent avoir perdu tout repère moral et le sens de la réalité (voir le rôle primordial de l’abus de cocaïne dans le récit) et mettre en scène une satire aussi féroce de la bourgeoisie blanche américaine. Ce trio de diablesses est interprété par trois actrices remarquables, aussi belles que drôles et talentueuses. On ne présente plus Kirsten Dunst, inoubliable chez Sofia Coppola et Lars von Trier, impressionnante en monstre de jalousie et de frustration sous le vernis de l’élégance et du contrôle de soi. Isla Fisher, madame Sacha Baron Cohen à la ville, est l’une des actrices les plus en vue de la nouvelle comédie américaine (on a pu l’apprécier dans Serial noceurs, Confessions d’une accro au shopping ou la série télé « Bored to Death ».) Quant à Lizzy Caplan, c’est la nouvelle égérie de la comédie américaine, avec un tempérament comique extraordinaire que l’on a déjà pu remarquer au cinéma et surtout à la télévision (elle a débuté dans « Freaks & Geeks » et elle est géniale dans « Party Down ».) Olivier Père, 2012.
LA PARTY
The Party
de Blake Edwards, 1968, US, 1h40, Couleurs
avec Peter Sellers, Claudine Longet…
RÉSUMÉ : À Hollywood, un acteur indien de second ordre est invité par erreur à une réception. Il commet gaffe sur gaffe, mais il n’est pas le seul. Au matin, la party s’achève dans une ambiance morose.
POINTS DE VUE : Cette perle de la comédie américaine est un pastiche de La Nuit d’Antonioni, dont Edwards reprend l’esthétique géométrique et « froide » ainsi que le parfum d’ennui qui se dégageait des joies artificielles. Mais surtout, Edwards y reprend l’idée de Tati : tout le monde (et plus seulement l’acteur central qui n’est qu’un fil conducteur) est source de gags et tout le monde observe et est observé. Par la « transparence » du décor, chacun est spectateur des autres et source de spectacle. Stéphan Krezinski, 1995.
L’absurde rend le monde logique. Celui de Blake Edwards (1922-2010) repose sur ce paradoxe. Surtout The Party (1968), son film le plus géométrique, implacable comme la fatalité... Dès qu’il pénètre, à la suite d’un malentendu, dans la villa de ses hôtes (une cité lacustre à la Jacques Tati, construite par un fou pour des imbéciles), l’Indien gaffeur incarné par Peter Sellers perd un de ses mocassins, qu’il finit par récupérer au terme d’un périple désopilant sur un plateau de petits-fours. Personne ne semble remarquer cette chaussure incongrue : ni le digne serveur qui circule entre les convives ni les mondains, perdus dans leurs bavardages futiles...
Blake Edwards est l’un des rares cinéastes américains à avoir appréhendé l’ennui et la stupidité de la société du paraître. Ils culminent lors de la scène du souper, incroyable moment où il contemple Hollywood dans sa bêtise crasse et sa vulgarité agressive. Et soudain, grâce à un loufiat ivre mort, la belle mécanique se dérègle. Et c’est le désordre, provocant, grinçant, perturbateur, qui l’emporte. Encore plus cinglé que Peter Sellers, le génialissime Steve Franken verse à pleines poignées de la salade dans les assiettes, se fait étrangler dans les cuisines par un maître d’hôtel hystérique et récupère des cailles rôties dans les postiches de starlettes décolorées... Le film est un délire lent, presque sans dialogues, sans histoire. Des gags, rien que des gags : un vrai manifeste surréaliste. Télérama, 2018.
Dans La Party, un figurant indien gaffeur et maladroit est invité par erreur à une réception chez le puissant producteur hollywoodien dont il a saboté par son incompétence le dernier tournage est sans doute un des plus beaux films comiques jamais réalisé, qui doit beaucoup à la science des gags des maîtres muets du burlesque américain mais aussi à Jacques Tati (le rapport au temps et à l’espace évoque Play Time), références avouées de Blake Edwards.
La Party est un titre essentiel dans les carrières de Blake Edwards et de son interprète principal Peter Sellers, génial, mais aussi un film important dans le panorama du cinéma américain de la fin des années 60.
La Party est une satire intelligente du monde du cinéma comme Hollywood en produit chaque décennie en moyenne. Après Boulevard du crépuscule au début des années 50, La Party fait le bilan de l’état de Hollywood dix-huit ans plus tard. Et ce n’est pas brillant. Le reflet dévoilé dans le film de Blake Edwards est proche de la réalité. Hollywood vieillit et traverse une période de décadence artistique, de panne d’inspiration. Les producteurs se raccrochent à des vieilles recettes, comme ce remake en couleur de Gunga Din qui ouvre La Party. Hollywood est ringardisé par le cinéma moderne européen qui révèle des cinéastes à succès en France et en Italie. Une des invitées du producteur est une starlette italienne partie à la conquête de Hollywood qui évoque une parodie de Claudia Cardinale, dirigée par Edwards dans La Panthère rose en 1963. La fête du film dans une luxueuse villa moderne, avec ses invités snob et mondains pourrait être un pastiche de celle de La Nuit de Antonioni. Quoi qu’il en soit, Blake Edwards assimile mieux les influences européennes dans une comédie burlesque que les productions américaines prétentieuses et ratées qui singeaient à la même époque le style de Fellini, Bergman ou Lelouch. Le rigoureux Blake Edwards organise dans La Party une succession de gags à combustion lente dont la précision et la sophistication n’ont rien à envier à l’art de Jacques Tati.
Hollywood a absorbé au long de son histoire plusieurs vagues migratoires successives, intimement liées aux soubresauts tragiques du siècle. A la fin des années 60 cette « nouvelle vague » répond surtout à des impératifs de vanité (du côté de l’Europe) et de désarroi (à Hollywood) qui n’accoucheront pas d’œuvres majeures, ou alors de superbes accidents industriels (Zabriskie Point de Antonioni en 1970, feu d’artifices final – c’est le cas de le dire – de la curiosité des Américains pour les grands maîtres européens.)
Dans La Party, ces corps étrangers – et celui en particulier de Hrundi V. Bakshi – sont ceux qui apportent le chaos, le désordre, mais aussi la bonne humeur, l’amour et l’énergie vitale dans un univers froid, ennuyeux et aseptisé. Hrundi V. Bakshi, grain de sable dans les rouages de l’industrie hollywoodienne, puis de ses moments de détente, est aussi l’électron libre qui va insuffler un peu de folie, de défoulement hédoniste – avec la complicité d’une jeune apprentie actrice française, d’un orchestre russe et d’un groupe de fils à papa qui se rêvent en hippies – à une société engoncée dans ses codes de bonne conduite, ses principes et son hypocrisie.
La Party est sorti le 4 avril aux Etats-Unis, et le 13 août 1969 seulement en France. Difficile de ne pas voir le film de Blake Edwards comme une répétition miniature du joyeux bordel qui allait envahir la France et une partie du monde quelques semaines plus tard. Mais la dimension politique de La Party n’est pas seulement liée des phénomènes socioculturels dans l’air du temps. Elle concerne l’organisation sociale et les rapports de classes qui se manifestent dans la villa du producteur. Comme dans La Règle du jeu, une réunion mondaine donne l’occasion au cinéaste de mettre en scène un ballet des corps et des sentiments où se croisent les maîtres et les valets. Blake Edwards organise plusieurs chorégraphies simultanées qui se croisent et ne se touchent pas, jusqu’aux premières catastrophes – le dîner – et au délire final. Il y a deux fauteurs de trouble dans La Party : Hrundi V. Bakshi bien sûr mais aussi le sommelier qui s’alcoolise progressivement au lieu de servir les invités et finit par ne plus contrôler ses gestes. Les coulisses de la réception, dans les cuisines, sont le théâtre d’affrontements entre domestiques. L’alcool aidant, la party mondaine au tempo ralenti se transforme en vraie fête déchainée au bout de la nuit où les corps se touchent et se mélangent enfin, les domestiques dansent et se saoulent avec les invités, au mépris des convenances. La Party rappelle l’importance de l’alcool dans l’œuvre de Blake Edwards, qui en a filmé aussi bien l’euphorie que les conséquences dévastatrices. On ne peut pas dire que l’ivresse soit joyeuse dans La Party, mais elle brise les règles, fait tomber les masques, et peut se montrer cruelle lorsqu’elle transforme les convives et pantins égarés dans la mousse, mus par des réflexes de dépendance. Les fêtards se libèrent, les alcooliques restent aliénés.
Dans sa structure et sa progression narrative La Party est un film symptomatique de la fin des années 60, comparable à un autre film manifeste de la même époque : La Horde sauvage de Sam Peckinpah, sorti un an après La Party. Les deux films débutent par une longue séquence qui annonce de manière programmatique la conclusion de leur récit : une fusillade sanglante dans La Horde sauvage, un tournage de film qui tourne au fiasco par la faute d’un figurant. Ce même figurant sèmera la pagaille et la destruction dans une fête, tandis que les survivants du premier carnage s’achemineront – le plus lentement possible – vers un second massacre, définitif cette fois-ci. Montrer d’emblée au spectateur ce que le film va s’employer à mettre en scène, annihiler l’effet de surprise pour mettre en place un effet d’attente, voilà une forme originale, destinée à être reproduite par le Nouvel Hollywood, qu’expérimentent ces deux grands films. L’apothéose pyrotechnique doit survenir après une longue plage d’attente : un temps ralenti caractérise les déambulations en circuit fermé des invités de La Party, les déplacements fatigués et étirés des bandits de La Horde sauvage. Les deux films culminent par un chaos joyeux et multicolore (La Party), une apocalypse funèbre striée d’hémoglobine (La Horde sauvage). Puis après l’explosion viennent des épilogues apaisés, vidés du trop plein d’énergie et de violence contenu tout au long des films. Il faut ajouter que La Party et La Horde sauvage partagent le même directeur de la photographie, le vétéran Lucien Ballard qui a apporté son immense expérience à ces deux films révolutionnaires. Blake Edwards et Sam Peckinpah comptent parmi les cinéastes les plus importants apparus dans les années 60 à Hollywood. Spécialiste de la comédie Blake Edwards réalisera en 1971 Deux Hommes dans l’ouest, western crépusculaire proche de ceux de Peckinpah avec... William Holden, le héros de La Horde sauvage.
Comme Diamants sur canapé réalisé par Blake Edwards en 1963, La Party est aussi un chef-d’œuvre sentimental (et musical, grâce à Henri Mancini), l’histoire émouvante de la rencontre de deux « misfits », êtres étrangers et déplacés, propulsés dans un univers plein de pièges et de faux-semblants. La starlette française et le figurant indien, couple improbable et pourtant irrésistible, se retrouvent sur le chemin de l’enfance, deux adultes qui ont conservé leur pureté dans un monde corrompu et factice.
Comme Diamants sur canapé (dans lequel Mickey Rooney interprétait de manière atrocement caricaturale un Japonais), La Party confie le rôle d’une personne de couleur à un acteur blanc, le britannique Peter Sellers. Génie comique issu du music hall, Sellers appartenait à une tradition anglaise des comédiens transformistes. Dans la lignée de Alec Guinness dans Noblesse oblige Sellers multipliait les identités, les déguisements excentriques (parfois dans le même film) et collectionnait les accents étrangers. Après avoir accédé à la gloire mondiale en jouant Clouseau, un inspecteur de police français maladroit dans la série des Panthère rose, Peter Sellers signe avec Hrundi V. Bakshi son chef-d’œuvre. Pourtant il perpétue en 1967, grimé en Indien, la tradition du blackface forme théâtrale pratiquée dans les minstrel shows, puis dans le vaudeville, dans lequel le comédien blanc incarne une caricature stéréotypée de personne noire. .... La Party n’a jamais dérangé en France, où l’hilarité qu’il provoque n’est traversée d’aucun malaise, mais le film de Blake Edwards suscite toujours un vif débat aux Etats-Unis, débat critique et éthique, loin d’être clos en 2016 avec les polémiques autour du « whitewashing ».
D’abord la modernité d’un film comme La Party est une modernité contrariée qui ne s’affranchit pas entièrement des conventions hollywoodiennes – conventions encore respectées dans la plupart des films américains aujourd’hui. Ensuite La Party repose en grande partie la collaboration entre Blake Edwards et Peter Sellers, acteur indissociable du projet et du résultat final. Il n’y a aucun racisme dans le film de Blake Edwards et dans l’interprétation de Peter Sellers, véritable co-auteur de La Party, qui confère au personnage de Bakshi une poésie et une humanité qui sont refusées aux membres blancs, riches et puissants de la société hollywoodienne. Enfin Sellers a toujours été lui-même un « alien » à Hollywood et partout ailleurs, un acteur caméléon dont le travail – névrotique – consista essentiellement à disparaître sous des identités « autres ». L’art de Peter Sellers n’est pas un art du maquillage, de la caricature, mais un art de l’effacement. Peter Sellers est Hrundi V. Bakshi, n’existe plus en tant que Peter Sellers. C’est le contraire de la performance ostentatoire, mais c’est aussi le sentiment de n’être vraiment pleinement soi que lorsqu’on est un autre, et de pouvoir dans la peau d’un autre tout se permettre, accéder au bonheur véritable. Olivier Père, 2016.
CERTAINS L’AIMENT CHAUD
Some Like It Hot
de Billy Wilder, 1959, US, 2h01, Noir et Blanc
avec Jack Lemmon, Tony Curtis, Marilyn Monroe…
RÉSUMÉ : En 1929, Joe et Jerry, musiciens sans emploi, assistent malgré eux à une sanglante fusillade dans les rues de Chicago. Repérés par les gangsters, ils trouvent leur salut en se cachant dans un orchestre féminin. Avec pour pseudonymes Joséphine et Daphné, les deux convaincants travestis sont embauchés et se rendent en Floride avec leur troupe. Lors du trajet, Joe s'amourache de Sugar, une des membres du groupe. Le pauvre Jerry charme involontairement Osgood Fielding III, un milliardaire, qui se met en tête de l'épouser. Arrivés à Miami, les comparses sont de suite démasqués par les mafieux, venus à une réunion organisée dans la ville...
POINTS DE VUE : Comédie au rythme trépidant, dont les péripéties s’enchainent avec une logique imparable, d’une drôlerie étourdissante, Certains l’aiment chaud est désormais un film mythique. La parodie du film de gangsters - désopilante au demeurant - y sert de cadre à une intrigue sentimentale qui jongle avec le travestissement et l’ambiguïté sexuelle en se jouant de la censure… Billy Wilder et son co-scénariste I.A.L. Diamond cultivent à plaisir le double sens dans le titre (il peut s’agir du jazz comme du sexe) et dans les dialogues - dont la dernière réplique, le légendaire « Nobody’s perfect (Personne n’est parfait) » - est le digne couronnement. Ils biaisent ainsi en virtuoses avec le Code Hays encore ne vigueur à Hollywood, hâtant sa désagrégation. La scène où Tony Curtis feint une totale apathie sexuelle pour mieux inciter la candide joueuse de ukulélé à déployer sa science du baiser langoureux est d’un érotisme vibrant qui, grâce à l’humour de la situation, est passé comme une lettre à la poste.
Pour Marilyn Monroe, le rôle de Sugar (Alouette dans la VF supervisée par Raymond Queneau), délicieusement ingénue et irrésistiblement sexy, est un des plus réussis de sa carrière… Quant à Tony Curtis et Jack Lemmon, ils parviennent à se tirer de leurs périlleuses compositions de travestis sans tomber dans la vulgarité ou le scabreux. Un classique qu’on revoit toujours avec la même jubilation ! Gérard Lenne, 1995.
On connaît la réplique qui clôt ce superbe film : « Personne n’est parfait. » Et moins celle qui résume une grande partie de la philosophie de Billy Wilder, que prononce un Jack Lemmon travesti, sidéré, soudain, par le monde incroyable qu’il découvre : « Les femmes, dit-il alors à son pote Tony Curtis, sont un sexe tout à fait différent. » On n’a jamais si bien mesuré, et de manière si concise, une des grandes évidences de la vie...
En pleine prohibition, deux musiciens, poursuivis par des gangsters pour avoir assisté à un massacre, rejoignent, maquillés et pomponnés, un orchestre féminin dont la vedette est une adorable paumée qui joue du ukulélé, tombe amoureuse de tous les saxophonistes mâles qu’elle rencontre et chante « I wanna be loved by you, pooh pooh pee dooh » à la Betty Boop.
Le scénario, d’une audace et d’un humour ravageurs, baigne dans une sensualité gouailleuse (Lemmon et les girls dans sa couchette) et rigolote (Curtis, qui prétend être impuissant, est trahi par la buée de ses lunettes, alors que Marilyn l’embrasse savamment).
Le film est une merveille de rythme, d’invention, d’audace, d’intelligence, de gaieté... Si Marilyn est magique, bien sûr, c’est Jack Lemmon dont on se souvient avec le plus d’enthousiasme, dansant un tango érotico-comique, la fleur aux dents, avec son soupirant milliardaire et pestant contre un groom qui, dans l’ascenseur, lui a pincé les fesses, alors qu’il (elle) n’est même pas joli(e). Pierre Murat, 2020.
Chicago, 1929 : témoins involontaires d’un massacre perpétré par des gangsters, deux musiciens de jazz, Joe et Jerry se déguisent en femmes et intègrent un orchestre féminin en direction de Miami pour échapper à la pègre. Placés dans une situation inédite qui les soumet à de nombreuses tentations, les deux amis tombent amoureux de la chanteuse du groupe, Sugar. Joe a l’idée de séduire la jeune femme en prenant l’identité d’un richissime célibataire, tandis que Jerry est courtisé malgré lui par un vieux milliardaire très entreprenant.
Le travestissement est un éternel ressort comique, exploité jusqu’à la corde, avec néanmoins, assez régulièrement, des réussites éclatantes sous la responsabilité d’acteurs et d’auteurs talentueux.
Certains l’aiment chaud est l’une de ces réussites, c’est même le titre étalon d’un genre (la « comédie du travestissement »), avec le splendide Victor Victoria de Blake Edwards (1982). Ecrit par Billy Wilder et son fidèle scénariste I.A.L. Diamond, Certains l’aiment chaud est un « remake » inavoué de Fanfare d’amour de Richard Pottier (1935). Billy Wilder avait déjà illustré les thèmes du déguisement et de l’ambiguïté sexuelle avec le mineur Uniformes et jupons courts (1942) où une jeune femme s’habillait en fillette afin de resquiller dans un train. Certains l’aiment chaud est l’un des triomphes commerciaux de Billy Wilder et aussi un film pivot dans sa carrière, entre les classiques des années 40 et 50 et des films plus délurés et audacieux des années 60 et 70 qui ne rencontreront pas le même écho auprès du public et qui sont peut-être les meilleurs et les plus personnels du cinéaste. Il semblerait que les derniers films de Billy Wilder souffrent encore de la comparaison avec Boulevard du crépuscule ou Certains l’aiment chaud. Sans minimiser les qualités de ces chefs-d’œuvre de noirceur ou d’humour (et parfois les deux à la fois), on est en droit de leur préférer une poignée de films tardifs dans lesquels l’intelligence et la cruauté de Wilder se teintent d’une mélancolie déchirante.
Certains l’aiment chaud, au-delà de son statut iconique, est un film étrange dont le succès et la popularité reposent sur un audacieux mélange des genres : le film criminel le plus noir (l’action débute à Chicago en pleine Prohibition, et nos héros sont mêlés au massacre de la Saint-Valentin) dérape vers la comédie la plus délirante. Les courses poursuites qui parsèment le récit sont un hommage au « slapstick » et aux comédies de Mack Sennett. Le film propose un cocktail de virtuosité et de trivialité, et l’humour irrésistible du couple formé par Jack Lemmon et Tony Curtis est contrebalancé par les à-côtés sordides de l’histoire. Des personnages plutôt sympathiques sont animés de sentiments et de motivations vulgaires comme la cupidité, le mensonge ou la convoitise. On retrouve dans Certains l’aiment chaud, comédie hollywoodienne atypique, l’influence de la peinture vériste allemande des années 20 (Otto Dix par exemple), qui représentait le grotesque, le burlesque et le pittoresque de la nature humaine, et dont Wilder est un héritier cinématographique direct. Olivier Père, 2018.
SHERLOCK JUNIOR DÉTECTIVE
Sherlock Junior
de Buster Keaton, 1924, US, 0h46, Noir et Blanc
avec Buster Keaton, Kathryn McGuire, Joe Keaton…
RÉSUMÉ : Projectionniste dans un modeste cinéma, amoureux de la fille de son patron, un homme rêve de devenir un grand détective. Aussi potasse-t-il tous les manuels ad hoc qui lui tombent sous la main. Un jour, tandis qu'il rend visite à la demoiselle de ses pensées pour lui offrir une bague, son rival dérobe la montre du père, la place chez un prêteur sur gages puis glisse le billet dans la poche du pauvre amoureux. Celui-ci, que la disparition de la montre a mis en joie, se met à jouer les détectives amateur. Compromis par ce rival malveillant aux yeux de sa bien-aimée, il s’endort et se mêle en rêve aux aventures qui se déroulent sur l’écran, s’identifiant au célèbre détective Sherlock Junior. Après maints déboires, il résout tous les problèmes. À son réveil, sa bien-aimée a découvert l’imposture de son rival et lui rend sa confiance.
POINTS DE VUE : Le plus court des longs métrages de Keaton n’est pas seulement une parfaite réussite sur le plan comique pur. C’est avec l’Opérateur, réalisé quatre ans plus tard, l’un des deux volets d’une réflexion sur son cinéma. Le recours à l’onirisme et au spectacle permet au cinéaste de changer la vie de son petit projectionniste selon des modalités qui lui sont propres : une action en apparence magique, mais qui reste dans les limites du possible, du logique, de la rationalité physique. Joël Magny, 1995.
Projectionniste, balayeur, gardien... Buster est l'homme à tout faire d'une petite salle de cinéma. À ses heures perdues, il se plonge dans un manuel à l'usage des détectives, espérant y puiser des conseils pour contrer son rival en amour. Un jour, il parvient à franchir l'écran du cinéma et se retrouve parmi les acteurs du film Sherlock junior. Commence alors un véritable cauchemar...
Inutile de chercher plus longtemps où Woody Allen a déniché l'idée de son film La Rose pourpre du Caire ! Roi du paradoxe ahuri, Buster Keaton ose chanter les vertus régénérantes d'un septième art à peine trentenaire, en tournant à la manière du théâtre filmé, sans effets de montage. Tel un paon neurasthénique et contorsionniste, il s'ébroue dans d'invariables plans larges, qui lui rappellent la scène de son enfance, où ses parents acteurs le collèrent très tôt, avec l'obligation d'y multiplier les acrobaties. Le cinéaste rend même hommage à son pygmalion de père (qui, paraît-il, avait l'habitude de lancer bébé Buster sur le public revêche !), en lui offrant un petit rôle, pour faire de lui le premier spectateur de ses pirouettes extraordinaires. Buster Keaton n'a rien perdu de sa souplesse de gamin-caoutchouc. Il multiplie les gags les plus époustouflants, dans des décors naturels d'une beauté lunaire, et montre avec génie la proximité du cinéma et du rêve. Marine Landrot, 1995.
LE MÉCANO DE LA GENERAL
The General
de Buster Keaton et Clyde Bruckman, 1926, US, 1h47, Noir et Blanc
avec Buster Keaton, Marion Mack, Charles Smith…
RÉSUMÉ : Conducteur de locomotive, Johnnie Gray habite à Marietta, en Géorgie. Il est fiancé à Annabelle Lee. La guerre de Sécession éclate. Johnnie, que tous soupçonnent de couardise, n'est pas incorporé. C'est alors que des soldats nordistes volent sa locomotive, la "General", et enlèvent dans la foulée sa fiancée...
POINTS DE VUE : Fort justement considéré comme le chef-d’œuvre de Keaton, voire du cinéma burlesque, ce film repose sur des faits authentiques, relatés sur le mode dramatique par un soldat nordiste. Un souci scrupuleux de vérité historique et une mise en scène d’une ampleur digne de Griffith lui donnent un accent d’authenticité rare dans le genre : la guerre n’est pas une toile de fond, mais partie intégrante de l’action, de la même façon que le patriotisme de Johnnie est inséparable de ses amours. La parfaite rigueur du scénario, avec son aller et son retour totalement symétriques, confirme la conception esthétique du cinéaste : « Un film comique s’assemble avec la même précision que les rouages d’une montre ». C’est l’œuvre aussi bien d’un architecte que d’un chorégraphe. Cette géométrie dans l’espace et en mouvement qu’est la mise en scène de Keaton trouve icici son plus haut degré d’accomplissement. Les principes de trajectoire et de déplacement qui sont au cœur du comique et du gag keatoniens se prolongent naturellement dans le double trajet qui structure le film. Le réalisme du point de départ et de la reconstitution historique (dont le refus de tout plan de studio, toile peinte ou transparence) empêchent cette mécanique de virer à l’abstraction desséchante : gags et situations sont toujours issus de l’action conjuguée du mouvement du corps de l’acteur ou de ses véhicules (locomotive, draisine, wagons, canon, etc.) et des éléments naturels. Si les gags se répondent de l’une à l’autre partie, leur comique se renforce de subtils variations qui ne font qu’augmenter notre plaisir à chaque vision. Joël Magny, Critique, 1995.
Johnnie Gray chérit autant la General, sa locomotive, qu'Annabelle, sa bien-aimée. Quand éclate la guerre de Sécession, il veut s'engager dans l'armée. Buster Keaton a toujours avoué un petit faible pour ce film en forme d'autoportrait paradoxal. Fini les allusions aux numéros de voltige que son père lui imposa dès le plus jeune âge. Buster Keaton prouve qu'il est devenu adulte et livre sa réflexion sur la guerre. Le Mécano de la General s'inspire d'un fait réel. En 1862, des espions nordistes prirent d'assaut une locomotive, à la gare de Big Shanty, près d'Atlanta.
Avec une minutie déontologique et dépensière (le plan de l'effondrement du train, tourné en grandeur nature, fut l'un des plus chers du cinéma muet américain), Buster Keaton a reconstitué la guerre de Sécession dans ses détails, en décors réels, dans l'Oregon. Devant cette toile de fond grouillante et incroyablement réaliste, il offre un one-man-show exceptionnel, qui n'est autre qu'un appel au droit à l'individualité, même en temps de crise, où le suivisme est roi. — Marine Landrot, 2012.
L’IMPOSSIBLE MONSIEUR BÉBÉ
Bringing Up Baby
de Howard Hawks, 1938, US, 1h42, Noir et Blanc
avec Cary Grant, Katharine Hepburn…
RÉSUMÉ : David Huxley, un paléontologue, s'apprête à épouser Alice Swallow, son assistante, une femme froide et peu amène. Il lui faut auparavant terminer un travail commandé par le musée Stuyvesant, la reconstitution du squelette d'un gigantesque brontosaure. Il est sur le point d'achever sa tâche lorsque Susan Vance, une héritière écervelée et impétueuse rencontrée au golf, vient bouleverser sa vie. Susan, pétulante miss catastrophe, a pour animal de compagnie un léopard, joliment prénommé Bébé. C'est le début d'un scénario apocalyptique pour David. Bébé ne trouve en effet rien de mieux à faire que de s'emparer de la clavicule du brontosaure...
POINTS DE VUE : De toute évidence, un chef-d’œuvre de la « comédie sophistiquée » américaine tendant ici au burlesque. Tout se déroule selon une logique implacable servie par une virtuosité éblouissante du scénario, de la mise en scène, de la direction d’acteurs, de l’enchaînement et du rythme des gags. Le mâle américain moderne se trouve, pour notre plus grande joie, totalement dépassé par un ouragan d’événements déchaîné par une femme aux intentions plus concertées qu’elle ne veut l’avouer. Joël Magny, Critique, 1995.
Pauvre malheureux paléontologue ! En quelques heures, David doit obtenir des fonds pour son musée, récupérer un os de brontosaure et épouser son assistante, une mijaurée insoutenable. L’arrivée de Susan et d’un léopard surnommé « Monsieur Bébé » va tout menacer.
Première surprise : le léopard est doux comme un chaton, et c’est un minuscule fox-terrier, George, qui se révèle hargneux et retors. Et puis, selon son habitude, Hawks se plaît à inverser les rôles. Dès le début, c’est Katharine Hepburn, époustouflante, qui mène le jeu. Elle a décidé de conquérir ce grand nigaud de Cary Grant, et elle fonce à toute allure, sans se soucier des catastrophes qu’elle déclenche autour d’elle...
Howard Hawks mène cette course amoureuse tambour battant. Les répliques fusent, les scènes s’enchaînent sans aucun temps mort. L’arrivée du major Applegate, qui, à table, imite le cri du léopard, fait dériver cette brillante comédie hystérique vers un absurde hilarant. Pierre Murat, 2020.
On sait que Hawks a réalisé des films géniaux dans presque tous les genres du cinéma américain, mais il s’est surpassé avec ce film d’une intelligence et d’un humour vertigineux, qui représente la quintessence de son art.
Un paléontologue distrait (Cary Grant, qui s’inspire pour ce rôle de Harold Lloyd, lunettes rondes comprises), fiancé à sa secrétaire, fait par hasard la connaissance d’une jeune héritière excentrique (Katharine Hepburn). Celle-ci, avec la complicité de son léopard domestique, lui fait des avances et plonge le timide savant dans la plus profonde confusion. L’animal dérobe un précieux os de dinosaure et l’enterre dans un endroit inconnu, ce qui achève de mettre le scientifique hors de lui. Un homme maladroit hésitant entre deux femmes et à la recherche de son os (« bone » en anglais renvoie bien sûr au membre phallique) : il n’en faut pas plus à Howard Hawks pour réaliser une comédie absolument frénétique qui pousse très loin le délire, verbal et visuel, aidé par la fantaisie, la souplesse et le débit hallucinants de ses deux vedettes. Hawks s’amuse à inverser les comportements de ses personnages masculins et féminins. Une constante dans son œuvre. Quelques-uns des gags les plus drôles de l’histoire du cinéma, comme celui de la robe de Katharine Hepburn déchiré par inadvertance par Grant dans un cocktail sans qu’elle ne s’en aperçoive. Pas mal de choses à dire sur le fétichisme vestimentaire chez Hawks... Comme l’a fait remarquer Luc Moullet, auteur d’un ouvrage de référence sur les grands acteurs du cinéma américain classique (« La Politique des acteurs », éditions de l’Etoile), Cary Grant, travesti dans une robe de chambre, effectue un des premiers – et subtils – « coming out » à l’écran, en tournant en dérision sa propre sexualité avant même que le grand public ne soupçonne son ambivalence. Les deux hommes iront beaucoup plus loin onze ans plus tard dans Allez couchez ailleurs (I Was a Male War Bride), où Grant se déguise en femme. Olivier Père, 2012.
LA RUÉE VERS L’OR
The Gold Rush
de Charlie Chaplin, 1925, US, 1h15, Noir et Blanc
avec Charlie Chaplin, Georgia Hale, Mack Swain…
RÉSUMÉ : En Alaska, à la fin du siècle dernier, c’est la ruée vers l’or. Charlot est devenu prospecteur. Mais les conditions de vie sont terribles : le froid, la neige… et la loi du plus fort. C’est ainsi qu’il est confronté au terrible bandit Larsen dans la cabane duquel il s’est réfugié. Arrive heureusement un brave géant McKay, qui l’aide à s’en tirer. Mais les voici isolés et mourant de faim : la bougie, les chaussures, tout leur est bon… Finalement Charlot abat un ours et sauve ainsi sa vie car « Big Jim » était tout prêt à… le manger. De retour en ville, Charlot tombe amoureux d’une entraîneuse, Georgia, qui n’a d’yeux que pour le beau Jack. Il croit néanmoins qu’elle viendra réveillonner avec lui, mais il termine l’année tout seul, pendant que tous font la fête au saloon. Et pis, Big Jim est de retour et il a besoin de Charlot pour retrouver sa mine d’or. Les voix tous les deux riches. Sur le bateau, Charlot retrouve Georgia. Tout est bien qui finit bien…
POINTS DE VUE : L’un des films les plus célèbres du monde, résultat d’un an et demi de travail (on est loin des courts métrages de 1915), énorme succès financier, la Ruée vers l’or est assurément un chef-d’œuvre, même si l’on peut regretter les violons et le ton emphatique du commentaire de la version sonorisée.
Tout le monde a en mémoire les principaux gags du film, qui fourmille d’effets comiques. Les uns relèvent du mime et perpétuent l’image du Charlot vagabond, en particulier dans les scènes du saloon, où ils disent sa maladresse face à son rival ; mais le mime prend une dimension exceptionnelle quand il se transforme aux yeux d’un Big Jim rendu fou par la faim en poulet appétissant. D’autres renvoient à de précédentes réussites, ainsi le tangage de la cabane en équilibre sur le rocher, d’un comique aussi efficace que le repas de l’Émigrant sur le bateau. Et puis, il y a des inventions fabuleuses : Charlot dégustant comme un vrai plat une semelle, des lacets enroulés comme des spaghettis et les clous qu’il termine comme des os de poulet ; la danse des petits pains, moment de pure poésie dans ce réveillon rêvé, qu’il anime avec une virtuosité absolue au bout de deux fourchettes.
Mais si drôle que soit le film, le terme de « comédie » ne lui convient pas vraiment et toutes les œuvres de Chaplin portent désormais un tout autre message. Bien des scène reposent essentiellement sur l’émotion, par l’expression de sentiments fort éloignés du comique, et si une pichenette du « hasard » ne venait tout changer, les conflits s’achèveraient dramatiquement, qu’il s’agisse des luttes pour la vie en situation extrême (misère, famine, recherche de l’or) ou de la relation amoureuse, définitivement au centre de l’œuvre. Il n’est qu’à voir la mise en scène du personnage, longuement changé en statue quand il découvre son existence aux yeux de Georgia, et même le choix des cadrages, si souvent en plan rapproché sur le visage et le regard, poignant, de celui qui n’est plus Charlot, mais un simple homme en proie aux sentiments universels. Derrière le rire, il y a la gravité, comme il y aura toujours, même si c’est pour une photo, le vagabond derrière le milliardaire. Jean-Marie Carzou, 1995.
Alaska, 1898. L'or attire les aventuriers. Un jour de blizzard, Charlot, prospecteur solitaire, se réfugie dans la cabane du hors-la-loi Black Larsen. Ils sont rejoints par un autre orpailleur, Big Jim, avec qui ils cohabitent difficilement, luttant contre le froid et la faim...
Après l'insuccès de L'Opinion publique, Chaplin revient à son personnage de vagabond, qu'il plonge dans un décor blanc et nu, où l'homme a le choix entre mourir de faim et devenir richissime en quelques jours. Il reprend le double thème de l'amour malheureux et de la lutte de l'individu contre un monde hostile. La satire des nouveaux riches est cinglante. Charlot cherche de l'or moins par attrait de la richesse que pour conjurer la misère toujours présente dans cette Amérique de 1925, par ailleurs gavée et sûre d'elle.
Chaplin se perfectionne de film en film, épurant son comique, qui prend une portée universelle, et dosant en expert le tragique et le comique (comme ce gag cruel où il danse sans savoir qu'un chien est attaché à la ficelle qui tient son pantalon). Plusieurs séquences sont entrées dans l'histoire du cinéma : les prospecteurs mangeant leurs souliers ; le rêve de Charlot exécutant la danse des petits pains ; la cabane au bord du précipice. Télérama, 2012.
VOUS NE L’EMPORTEREZ PAS AVEC VOUS
You Can’t Take It With You
de Frank Capra, 1938, US, 2h07, Noir et Blanc
avec Jean Arthur, James Stewart…
RÉSUMÉ : Martin Vanderhoff s'est retiré des affaires voici trente ans, après avoir réalisé qu'il ne pourrait emporter sa fortune dans l'au-delà. Cet épatant patriarche vit avec sa fille, Penny, son gendre, Paul Sycamore, et leurs enfants. Alice, son autre - et charmante - fille, est la secrétaire de Tony Kirby, le fils d'un milliardaire sans pitié qui projette de raser le quartier où vivent les Vanderhoff pour y construire un complexe immobilier. Tony voudrait épouser Alice. Il tente de convaincre la jeune fille que ses parents ne s'opposeront pas à leur projet. Une rencontre entre les deux familles se solde toutefois par un échec. Après une méprise, tous les convives se retrouvent en garde à vue. Alice, furieuse de l'attitude méprisante des Kirby, rompt avec Tony. Le jeune homme se désespère de la revoir un jour...
POINTS DE VUE : Cette comédie insensée et survoltée a enchanté plusieurs générations de spectateurs qui se sont un instant identifiés à ces heureux mortels vivant dans la joie et l’innocence. Bien sûr, il s’agit d’une fable. Elle est fondée, comme souvent chez Capra, sur la glorification des bons sentiments et un optimisme quasiment pathologique. La réalisation, le rythme, l’interprétation, les trouvailles et le ton « sui generis » de cette fantaisie en ont fait un classique du cinéma jubilant d’avant-guerre : un mythe, un film culte, une date. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
Dans la famille Sycamore, on cultive un bonheur doux-dingue : la sœur passe ses journées en tutu, le père bricole des feux d'artifice, et Martin, le patriarche, s'est cassé la jambe en glissant sur la rampe d'escalier. Alice, l'aînée, est amoureuse de Tony Kirby, fils d'un magnat de l'armement, qui, lui, n'est pas un rigolo... La rencontre entre les deux familles va faire des étincelles. Frank Capra revient une fois de plus sur les thèmes qui lui sont chers : un humanisme optimiste et chaleureux, une foi vibrante dans les « valeurs » mythiques américaines (civisme, solidarité associative) et, surtout, une certaine forme de pureté vis-à-vis de l'argent et de la réussite sociale.
Capra exalte aussi l'innocence, en opposant la générosité loufoque, l'hédonisme enfantin de Martin (extraordinaire Lionel Barrymore) au « sérieux » du capitaine d'industrie Kirby, qui gâche sa vie à ruiner celle des autres.
Le film, poétique, hilarant et tendre, est illuminé par ses interprètes : alerte et sensible James Stewart, émouvante Jean Arthur. Très soignés, les personnages secondaires, du professeur de danse russe au timide et exalté créateur d'automates, complètent ce portrait de groupe. Un pur délice que vous emporterez avec vous, c'est sûr. Télérama, 2011.
JOUR DE FÊTE
de Jacques Tati, 1947, France, 1h10, Noir et Blanc et couleurs
avec Jacques Tati, Guy Decomble…
RÉSUMÉ : Un petit village de province prépare sa fête patronale. Les enfants se réjouissent et les adultes s'affairent, tandis que les forains installent leurs attractions. Gentil mais maladroit, François, le facteur, offre à tout le monde une aide embarrassante. Sa contribution à l'élévation du mât de cocagne l'emplit de fierté et de commentaires pour le reste de la journée. Le grand jour venu, François voit dans une baraque foraine un documentaire sur la poste aérienne aux Etats-Unis. Piqué au vif par les quolibets, il annonce son intention de faire une tournée "à l'américaine" et s'élance aussitôt sur son vélo. Le résultat tient plus de la comédie burlesque que de l'exploit technologique...
POINTS DE VUE : Tourné en 1947 et sorti en 1949, cette comédie fut une formidable révélation. Il y avait longtemps qu’aucun tempérament comique ne s’était manifesté en France. Jacques Tati avec peu de moyens et beaucoup d’idées a retrouvé le secret perdu de la tradition burlesque. Gags visuels, gags sonores, poésie des personnages et même du paysage : le plaisir est total. Le succès fut immédiat et populaire. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
Tel que nous le voyons aujourd'hui, ce film champêtre et atypique revient de loin. Tout commence en 1943, quand Jacques Tati découvre la douceur de vivre à Sainte-Sévère, où il s'est réfugié pour échapper au STO. Après la guerre, il signe L'Ecole des facteurs, un court métrage comique sur un postier farfelu. Indéniablement, le personnage a l'envergure pour un long métrage. Jacques Tati se lance alors dans le tournage de Jour de fête, avec une double ambition : réaliser le premier film français en couleurs et renouer avec la tradition burlesque du cinéma muet. Le premier défi ne fut qu'à moitié relevé, puisqu'il fallut attendre 1994 pour trouver un laboratoire capable de se dépatouiller avec l'obscur procédé Thomsoncolor ! En revanche, le second objectif fut pleinement atteint.
Délicate aquarelle extraterrestre, Jour de fête est un film intermédiaire, entre couleurs et noir et blanc, entre parole et silence, qui puise son humour dans cette lévitation bancale. Absurdes et fugitifs, les gags ont gardé toute leur fraîcheur. — Marine Landrot, 2013.
L’EXTRAVAGANT MONSIEUR DEEDS
Mr Deeds Goes to Town
de Frank Capra, 1936, US, 1h55, Noir et Blanc
avec Gary Cooper, Jean Arthur…
RÉSUMÉ : Un paisible provincial, Longfellow Deeds, natif de Mandrake Falls, une petite ville, apprend un jour qu'il vient d'hériter d'un lointain parent, Martin W Semple, qui lui lègue vingt millions de dollars. Ne sachant trop que faire de cette soudaine fortune, Deeds se rend quand même à New York afin d'y mesurer l'importance de son bien. Sa naïveté nourrit bientôt les railleries de la bonne société new-yorkaise. Une journaliste effrontée, Babe Bennett, qui s'est glissée dans son entourage en se faisant passer pour un bas bleu, se moque allégrement de lui dans les colonnes de son journal. Sans bien s'en rendre compte, elle tombe peu à peu amoureuse de cet homme singulier...
POINTS DE VUE : L’optimisme et la chaleur de Capra ont trouvé en Deeds un personnage-drapeau. C’est un Don Quichotte placide qui traite les grands problèmes par le bon sens. Ce discours moral, empreint de philosophie rooseveltienne, Capra le tient sans ennuyer. Le ton est celui de la comédie à rebondissements. Le rythme est parfait, les séquences de charme et d’humour inoubliables et la présence de Gary Cooper aussi impressionnante que celle de Jean Arthur est gratifiante. Tout fonctionne à merveille : même les bons sentiments. À voir ce film, on se sent meilleur. Gilbert Salachas, Journaliste, 1995.
Héritier d'une fortune colossale à la mort d'un oncle lointain, un péquenot du Vermont débarque à New York, plus motivé par la visite à la tombe du général Grant que par sa richesse. Une journaliste aux dents longues (qui se fait passer pour une pauvresse) écrit, jour après jour, la chronique de l'humble « Cinderella Man » (le Cendrillon mâle) au ridicule dévastateur... Longfellow Deeds, comme plus tard Jefferson Smith (Monsieur Smith au Sénat) et John Doe (L'Homme de la rue), est un homme simple. Son humanité, sa générosité, son goût pour la nature renvoient ses interlocuteurs à leurs failles : la femme qui se servait de lui en tombe amoureuse, le juge qui doit statuer sur son cas sourit de ses gentilles manies... La « folie » de Deeds, c'est de rester sensible dans un monde froid et figé. Et cette folie est contagieuse. Fourmillant d'inventions (le concours d'écho entre Deeds et ses serviteurs dans la grande et belle maison, par exemple), cet Extravagant... est un formidable conte humaniste à la mise en scène éblouissante. — Isabelle Danel, 2016.
TUEURS DE DAMES
The Ladykillers
d’Alexander Mackendrick, 1955, GB, 1h37, Couleurs
avec Alec Guinness, Cecil Parker…
RÉSUMÉ : Louisa Wilberforce, une dame veuve d'un officier de marine, habite à Richmond, dans une vieille maison. Sa principale distraction consiste à accabler le commissariat local des mille et un soupçons qui peuplent son esprit craintif. Un jour, elle loue une chambre au professeur Marcus et à ses quatre amis, qui se disent tous musiciens. En réalité, ce sont des bandits qui préparent en toute discrétion l'attaque d'un camion blindé transportant la recette de la gare. Quoique fort avisée en matière criminelle, madame Wilberforce ne se rend compte de rien. Pourtant, ses fantasmes criminels pourraient bien se réaliser plus vite que prévu...
POINT DE VUE : La mécanique macabre est irrésistible, et la victoire de la vieille Mrs Wilberforce, qui a l’art de considérer des tueurs sans scrupule comme des chenapans irresponsables, sera totale, sans appel et, somme toute, assez morale. L’interprétation est parfaite, de Katie Johnson à Alec Guinness, flanqué d’un Peter Sellers débutant. A s’étrangler de rire en dégustant son thé. Télérama, 2019.
BOULE DE FEU
Ball of Fire
de Howard Hawks, 1941, US, 1h51, Noir et Blanc
avec Gary Cooper, Barbara Stanwyck…
RÉSUMÉ : Un groupe d'éminents savants, sous la direction du professeur Bertram Potts, travaille depuis de nombreuses années à la rédaction d'un traité sur l'argot, en vue de la publication d'une encyclopédie. Potts requiert l'assistance de la belle Sugarpuss O'Shea, une danseuse recherchée par la police...
POINTS DE VUE : Brillante démonstration de la supériorité de l’intelligence sur la force brutale lors de l’affrontement d’une équipe de savants et d’une bande de gangsters. Dictionnaire des films, 1995.
Huit professeurs célibataires cohabitent, reclus, pour rédiger une encyclopédie et sont « coincés » à la lettre S (comme Sexe ?). L'un d'eux (Gary Cooper), « qui ne s'amuse qu'en travaillant », est le spécialiste des dialectes populaires. Avec la visite d'un éboueur à la langue bien pendue, il réalise qu'il ne comprend plus rien à l'argot actuel. Il se remettra à niveau auprès d'une affriolante danseuse de cabaret (Barbara Stanwyck) au langage très vert et aux... mauvaises fréquentations.
Billy Wilder a coécrit ce scénario, en allemand, à la veille d'émigrer aux Etats-Unis. C'est d'ailleurs le premier film où il est franchement crédité au générique (il ne rata pas, bien sûr, un jour de tournage pour observer le travail de Howard Hawks).
Si l'art d'être spirituel consiste à accentuer à l'extrême une situation alarmante, alors Wilder est un immense artiste. La pénétration, dans un univers masculin exagérément chaste, du « genre de femme qui pousse toute une civilisation à la culbute » est un sujet en or (et de prédilection) pour l'espiègle scénariste, futur maître de la comédie sophistiquée.
Gary Cooper en intellectuel honnête, délicat, sur le point d'être déniaisé, est irrésistible. Mais ce sont les sept savants fossiles qui font le charme de cette facétie élégante et burlesque. Wilder, à qui l'on demandait s'il s'était inspiré de Blanche-Neige et les sept nains, aurait répondu que cela avait été inconscient... C'est aussi ça le talent : rendre l'inconscient à ce point explicite !
S'amusant du potentiel de son histoire, il écrivit une seconde version, A song is born, faisant de ses sept savants des musicologues et remplaçant l'argot par le jazz... C'est le même Hawks qui réalisa cette autre perle sept ans plus tard. Télérama, 2011.
PREMIERS COUPS DE GÉNIE
de James W. Horne, Clyde Bruckman, Leo McCarey, 1927, 1929, Noir et blanc, US, muet
avec Laurel et Hardy…
RÉSUMÉ : Laurel et Hardy, le duo mythique revient pour vendre des sapins en plein été dans « Œil pour œil". Mais lors d'une rencontre avec un client agacé, ils dérapent et détruisent tout sur leur passage entraînant une surenchère du client. Le duo se retrouve ensuite sur un combat de boxe où Hardy est le manager de Laurel, dans un pugilat qui provoque une rixe avec des tartes à la crème géantes dans la "Bataille des libertés". Enfin, les deux compères poursuivent leurs mésaventures, puisqu'ils s'évadent de prison dans "Vive la liberté" mais se retrouvent sur un gratte-ciel en travaux où ils doivent jouer les équilibristes et s'échapper.
POINT DE VUE : Élaborée pour une exploitation en salles, cette compilation regroupe trois courts métrages muets avec Stan Laurel et Oliver Hardy, sous la houlette du producteur Hal Roach et sous la supervision du réalisateur Leo McCarey. La Bataille du siècle (Clyde Bruckman, 1927), œuvre miraculée dont la version intégrale était considérée comme perdue jusqu’au milieu des années 2010, commence par un combat de boxe sur un ring. Après une transition un peu grossière, le film se transforme en une bataille de rue à Los Angeles, pur moment burlesque, à coups de tarte à la crème, objet fétiche du genre – le tournage en aurait nécessité au moins trois mille ! La rixe agrège les passants un à un, dans un effet boule de neige, à la manière d’une bagarre de saloon. Même les lois de la physique subissent une torsion surréaliste, quand les projectiles passent les portes d’un dentiste, d’un coiffeur ou d’un pâtissier.
Œil pour œil (James W. Horne, 1929) voit les deux compères vendre en porte-à-porte des sapins de Noël en Californie en plein mois d’août. La transaction dégénère avec l’un des clients, qui finit par démonter, pièce par pièce, la voiture des héros, tandis que ces derniers démolissent sa maison. S’il y a un plaisir manifeste de destruction, le film pointe, en creux, l’absurdité de la loi du talion.
Chef-d’œuvre du programme, Vive la liberté (Leo McCarey, 1929) débute par une évasion au cours de laquelle Laurel et Hardy se trompent de pantalon. Une fois en ville, il s’agit d’en changer avec la police aux trousses, jusqu’à échouer sur un gratte-ciel en construction, où le tandem doit passer de l’ascenseur à une échelle, située de l’autre côté de la structure. Ou comment jouer au funambule avec un crabe dans le froc – gag 100 % cartoon. Les cascades restent, un siècle plus tard, impressionnantes : il faut voir Laurel accroché à un pilier métallique en suspension. Soit une illustration littérale des ressorts comiques à l’œuvre chez le duo, dont l’historien du cinéma Serge Bromberg vante l’art du « déséquilibre ». Nicolas Didier, 2022.
LA CROISIÈRE DU NAVIGATOR
The Navigator
de Buster Keaton, Donald Crisp, 1924, US, 1h06, Noir et Blanc
avec Buster Keaton, Kathryn McGuire…
RÉSUMÉ : Apercevant un couple d'amoureux, Rollo Treadway, un millardaire excentrique, décide de se marier sur-le-champ. Son cœur bat pour sa voisine, la jolie aristocrate Patsy O'Brien. Il grimpe dans sa limousine et traverse la rue pour faire sa demande en mariage. Mais Patsy refuse. Afin d'oublier sa peine, Rollo décide de s'embarquer pour une croisière dans les îles à bord du "Navigator". Venue par hasard visiter le paquebot, Patsy s'évanouit sur le pont. C'est le moment que choisissent des espions pour couper les amarres du bateau, qui part lentement à la dérive sur l'océan...
POINTS DE VUE : On trouve dans La Croisière du Navigator comme la quintessence de l’art de Keaton - et de son personnage. Au départ, une situation doublement désespérée : l’échec de sa demande en mariage et ce bateau parti vers le grand large sans maître à bord. Au départ, aussi, pour venir à bout de cette situation inextricable, un total incompétent : le personnage imaginé par Keaton est un riche oisif, qui ne sait rien faire de ses dix doigts, un maladroit congénital, un nul. C’est cette confrontation qui fait exploser le film : il faut à tout prix que Keaton fasse quelque chose, sinon il perd et sa vie et celle qu’il veut épouser. Il est condamné à bricoler, à improviser, à affronter les forces déchainées du destin, de l’univers entier. Voilà donc notre héritier de pacotille transformé en véritable homme-orchestre, en super-technicien, en génie de l’efficacité. Tout cela avec le sérieux, l’application de l’obsessionel de grande envergure, du monomaniaque dont toute l’énergie, toutes les forces sont tendues vers un seul but. D’où cette fameuse impassibilité keatonienne, ce masque de flegme, de gravité, dont il ne se départ jamais : c’est l’univers autour de lui qui est déchaîné et nous qui rions et trépignons, lui a autre chose à faire.
Keaton, c’est le mariage de la plus implacable logique et de la poésie la plus fantastique, du gag et de la métaphysique. On a pas le temps de dire ouf, de respirer, on est emporté par l’inexorable machinerie de son comique, transporté dans un univers parallèle où les éléments obéissent à la volonté d’un être sur qui rien ni personne n’a de prise. Keaton, c’est la perfection en vingt-quatre images/seconde. Alain Rémond, 1995.
Le jeune millionnaire Rollo Treadway est amoureux de Patsy, sa voisine d'en face, fille de l'armateur O'Brien. Il décide de l'épouser sur-le-champ. Patsy le repousse. Rollo s'embarque à bord du Navigator. Par un curieux concours de circonstances, Patsy se retrouve, elle aussi, sur le bateau...
Avec Le Mécano de la General, c'est sans doute le film le plus célèbre de Buster Keaton. L'acteur y manifeste un véritable génie de l'absurde. Exemple : pour faire sa demande en mariage, Rollo, qui n'a que la rue à traverser, utilise sa somptueuse limousine. Econduit... il revient à pied. L'intervention, complètement invraisemblable, d'espions va l'obliger à utiliser toutes les ressources de son imagination. On verra comment il arrive à se servir des objets — toujours réticents à son égard et générateurs de catastrophes — pour préparer le petit déjeuner. Keaton engage une sorte de corps-à-corps perpétuel avec l'impossible et finit par triompher de façon tout à fait imprévue. Il y a, dans ces actes, une logique de l'absurde. Ne manquez pas ce film ! Et faites-le voir à vos enfants. — Jacques Siclier , 2012.
LE DIABLE PAR LA QUEUE
de Philippe de Broca, 1969, France, 1h30, Couleurs
avec Yves Montand, Madeleine Renaud…
RÉSUMÉ : La marquise, la comtesse Diane et la baronne Amélie ont beau représenter trois générations de femmes d'une même famille aristocratique, leur château n'en est pas moins vétuste et l'hôtellerie qu'elles y ont installée n'attire pas le chaland. Seules les complaisances du garagiste local, amoureux de la baronne Amélie, donnent à des automobilistes, victimes de pannes aussi soudaines qu'étranges, l'occasion de faire fonctionner le tiroir-caisse du trio. Un certain baron de Maricorne, flanqué de deux amis patibulaires et équipé d'une mallette dont il ne se sépare jamais, prend pension. Ces dames ne tardent pas à deviner que le prétendu baron est en fait un truand en cavale et que son bagage vaut une fortune. Rien de plus tentant, dès lors, que de le supprimer. Mais Maricorne a une chance de pendu...
POINT DE VUE : Posséder un manoir du XVIIe siècle et des lettres de noblesse ne protège pas de l'indigence. La marquise et son extravagante famille, lassées d'aligner les pots de chambre sous les fuites du toit, ont transformé la demeure ancestrale en hôtellerie de luxe. Un garagiste amoureux de la jeune baronne s'arrange pour qu'une panne oblige des touristes à séjourner au château. Parmi eux, Maricorne, personnage douteux et séduisant.
Tournée en pleine floraison soixante-huitarde, cette comédie farfelue dégage un parfum de tranquille amoralité. Les benjamines sont futées et peu farouches, les grands-mères fomentent joyeusement des assassinats. Mais l'humour noir est toujours éclaboussé de rose. Les gangsters sont charmants. On escroque, on complote, on libertine dans une ambiance de douce loufoquerie. Avec cette galerie de personnages multicolores, Philippe de Broca signe l'un de ses meilleurs films : drôle et libre, tantôt rêveur, tantôt burlesque. Un délice. — Cécile Mury, Télérama, 2017.
CHERCHEURS D’OR
Go West
d’Edward Buzzell, 1940, US, 1h20, Noir et Blanc
avec Groucho Marx, Chico Marx, Harpo Marx…
RÉSUMÉ : Quentin Quale, un homme d'affaires ingénieux, rêve de faire fortune au Far West. Son voyage commence mal : à la gare de New York, les frères Panello lui dérobent son portefeuille. Les voici en possession du titre de propriété d'un terrain qu'un jeune homme de bonne famille aimerait acheter...
POINT DE VUE : Les Frères Marx, au Far West, essaient de récupérer un titre de propriété. Désopilante caricature des westerns. Dictionnaire des films, 1995.
JE SAIS RIEN MAIS JE DIRAI TOUT
de Pierre Richard, 1973, France, 1h20, Couleurs
avec Pierre Richard, Bernard Blier…
RÉSUMÉ : Il est fils d’un père marchand de canons, neveu d’un général, d’un amiral, d’un archevêque. Doucement loufoque, il n’en est pas moins contestataire. Épris d’éducation sociale, il consacre son temps à trois petits malfrats qui se moquent de lui. De refus en échec, il est contraint de s’intégrer à l’entreprise familiale. Sa seule présence y joue le rôle de détonateur et provoque l’explosion finale.
POINT DE VUE : Marchands de canons, grands patrons, église, armée, chefs d’état et police, Pierre Richard n’épargne personne. Cette troisième œuvre marque un progrès net sur les précédentes, la construction du scénario est plus serrée, les gags nombreux, variés, sont le plus souvent efficaces et parfois même très drôles (le chantage téléphonique à la commande entre Israël et l’Égypte. L’accélération du rendement des ouvriers. La séance de bégaiements à l’immigration). Les acteurs évoluent avec aisance, Bernard Blier est excellent. Pour Pierre Richard, son gestuel et ses mimiques sont d’une classe exceptionnelle, proche de celle des « grands », tel Keaton. Il a ce don de participer à l’événement, de le déclencher avec une ingénuité évidente. Cette distanciation lunaire des grands clowns dont les refus sont inopérants alors que leur seule présence fait éclater la vérité des situations et des êtres.
Je sais rien mais je dirai tout est un film intelligent, drôle, dont les imperfections proviennent sans doute d’un amalgame de genres (caricatural, burlesque, réaliste, satirique, allégorique) qui traduit l’oscillation des pensées, des sentiments d’un réalisateur tantôt audacieusement féroce, tantôt mouvement indulgent. J.L., Image et Son n°288-289.
L’EMMERDEUR
de Edouard Molinaro, 1973, France, 1h30, Couleurs
avec Lino Ventura, Jacques Brel…
RÉSUMÉ : Représentant en chemises de luxe, mari abandonné, François Pignon est désespéré. Décidé à reconquérir sa femme qui vit à Montpellier avec un psychiatre, il loue une chambre dans un hôtel, téléphone à sa femme, elle demeure inflexible. Il se pend… Dans la chambre voisine, un tueur, « Milan », se prépare avec minutie à accomplir sa mission : supprimer avec un fusil à lunette, un témoin gênant qui arrivera à 14h au palais de justice sous sa fenêtre.
Le pendu, mal pendu, tombe, arrachent les tuyaux. Il est sauvé, mais l’inondation force Milan à s’occuper de lui. Dès lors, des liens sont noués, chaque essai du tueur sera contrecarré involontairement par le désespéré, affectueusement attaché à son sauveur. De péripéties en péripéties, ils se retrouveront marchant l’un derrière l’autre dans la cour de prison.
POINT DE VUE : D’un thème policier usé jusqu’à la corde, Véber et Molinaro ont su tirer un bon film comique. L’opposition entre deux tempéraments est rendue éclatante et drôle par deux protagonistes bien choisis : Ventura et Brel. « Ces comédiens ne sont pas classés parmi les comiques et je ne leur demande pas de jouer comique. C’est la situation qui relève de la comédie. Je crois que les spectateurs vont beaucoup s’amuser à voir Brel tellement brave homme débordant d’affection, d’envie de rendre service qu’il en devient un vrai « pot de colle » et à voir le dur, l’indestructible Lino Ventura s’engluer là-dedans, se retrouver moralement désarmé, ligoté… » (Molinaro)
Les prévisions de Molinaro sont justes et il applique avec bonheur les recettes du comique. Malice des objets - rapidité de l’action - heureuse utilisation des répétitions.
De plus, les décors fort bien choisis, les personnages secondaires excellents contribuent à servir le propos de Molinaro « je recherche un style qui ne soit pas de la comédie pure, en y apportant un certain réalisme. Les spectateurs ont aujourd’hui besoin de croire à ce qu’ils voient, même s’il s’agit e d’en rire. J’utilise donc cette nouvelle caméra légère et portative… qui convient admirablement à un chef opérateur comme Raoul Coutard. Elle permet une grande mobilité, ainsi je puis donner une plus grande liberté aux comédiens. Ils n’évoluent plus devant la caméra, c’est celle-ci qui les suit ».
Tout ceci contribue à donner au film un ton, un mouvement remarquable. Il est rare de voir un film « comique » français enlevé, allègre et dépourvu de vulgarité. J.L., Image et Son n°288-289.
LE DICTATEUR
The Great Dictator
de Charlie Chaplin, 1945, U.S.A., 2h10, Noir et Blanc
avec Charlie Chaplin, Paulette Goddard…
RÉSUMÉ : Charlot quitte la guerre de 14-18 en sauvant, avec son avion, Schultz, un officier blessé. Il s’envole vers la paix, mais l’atterrissage est brusque et le choc vaut à Charlot de passer quinze ans à l’hôpital sans savoir comment le monde, et surtout la Tomania tournent.
La Tomania a mal tourné puisqu’elle est maintenant envahie par les discours du dictateur Hynkel. De retour dans son ghetto, Charlot le barbier juif fait la connaissance avec la brutalité des soldats de Hynkel, mais aussi avec la douceur de Hannah la petite orpheline. Il retrouve Schultz, qui est devenu un des dignitaires du parti au pouvoir, mais qui, pour s’être opposé au projet de Hynkel (après quelques tractations avec un financier juif et avec son homologue bactérien Napoli, le dictateur, a décidé d’envahir l’Austerlich) est redevenu le compagnon d’infortune de Charlot. Charlot et Schultz sont arrêtés, Hannah, qui a fui avec ses parents adoptifs vers l’Austerlich comme vers la terre promise, connaît à nouveau la terreur.
Mais Charlot et Schultz se sont évadés et ont revêtu l’uniforme de deux officiers tomaniens. Ils arrivent près de la capitale de l’Austerlich, tandis que Hynkel, pris pour Charlot, est arrêté par ses propres hommes. Charlot est alors pris pour le dictateur et est invité à faire un discours pour marquer son entrée dans son nouveau pays. Ce discours ne sera pas celui auquel Garbitsch et Herring, les complices de Hynkel, s’attendaient. Ailleurs, Hannah l’écoute, et sourit.
POINTS DE VUE : On peut tenter une lecture du film en ne s’attachant qu’à la fonction du discours (parlé ou musical). The Great Dictator, c’est d’abord le premier film parlant de Chaplin. (Les Temps modernes était plutôt sonore). Et l’on sait que les « talkies » fascinaient et effrayaient Chaplin…
Ce qui retient dans le discours final (puisque la construction du film nous emmène vers lui), c’est, avant sa valeur d’échange (le « message », idéaliste bien sûr), sa véritable fonction dans le film : rapprocher le barbier juif de Hannah, celle que Hynkel a éloignée ; Hannah : la femme, la mère, la sœur, comme on voudra. Le barbier juif parle et Hannah apparaît.
Dans les trois scènes mimées sur fond musical (scènes très importantes pour Chaplin comme exemples de liaison geste-son) : la danse du barbier étourdi, la séance de travail du barbier sur fond de Brahms, la danse de Hynkel avec le globe, la jouissance, car jouissance il y a, naît de ce que toute distance est abolie entre le geste et le discours musical. Il y a adéquation parfaite entre les deux ; et surtout la jouissance est la même, de Hynkel on peut dire qu’il est « dictateur » parce qu’il envahit le ghetto de ses (son) discours (ses sbires sont des pantins de cinéma muet, le discours proféré dans le haut-parleur est bien plus inquiétant pour les personnages du ghetto). C’est le triomphe de la parole sauvage, il se précipite sur sa secrétaire comme un sauvage. La distance qu’il veut abolir, c’est celle entre le désir et sa satisfaction. Par opposition, le très « poli » barbier juif est celui qui diffère : de Hannah il attend simplement la présence - littéralement : l’apparition.
Dans le discours de Hynkel, le signifié disparaît (après ses éructations quelqu’un doit venir s’ajouter, préciser que le dictateur vient de parler « des Juifs »). Dans le discours du barbier juif, le signifiant s’efface, le signifié « apparaît ».
Chaplin c’est à la fois Hynkel et le barbier juif - autant l’un que l’autre, les scènes musicales le prouvent (et on a déjà remarqué que le public enfantin ne faisait pas beaucoup de différence entre les deux « pôles », pour lui c’est toujours « Charlot »). Chaplin joue en quelque sorte son Docteur Jekyll et Mister Hyde. Chaplin joue Hynkel pour le maîtriser, le rendre inoffensif : le discours de Hynkel, le désir à satisfaire immédiatement, est dangereux. Chaplin veut contrôler le discours pour mieux se contrôler. Il doit être les deux personnages pour pouvoir mieux faire « l’autre » (l’autre soi-même, le signifiant qui lui fait peur).
On voit à quelle condition peut « s’élever » un discours idéaliste, et être entendu encore aujourd’hui : du discours final on ne retient souvent que le signifié, et on oppose ce signifié, ce message, non pas au signifiant dans le film, mais au référent extérieur : d’un côté Charlot/Chaplin, de l’autre Hitler, le nazisme, le racisme, etc…
Disons (le film incitant à manier le paradoxe) que cela est très injuste pour ce pauvre Hynkel, à coup sûr un personnage bien plus sympathique, bien plus riche, bien plus passionnant que ce barbier phraseur… J.-J.D., Image et Son n°276-277.
En pleine préparation du Dictateur, Charlie Chaplin étudie les bandes d’actualité du Führer, et constate : « Ce type est l’un des plus grands acteurs que je connaisse. » Il filme alors, avant tout, un monde déréglé. Lorsque, après des années d’amnésie, un petit barbier revient chez lui, il constate qu’on a tracé des lettres sur sa boutique : JEW (« juif »). Il se fait molester dès qu’il entreprend de les effacer. Et lorsqu’il fait appel à la police du régime, sur qui tape-t-elle ? Sur lui…
Chaplin se déchaîne. Ses gags deviennent des obus chargés de détruire le tyran Hynkel et ses sbires. La mappemonde du dictateur lui explose à la figure ; le train de son ami Napaloni (Mussolini) ne cesse de s’arrêter et de repartir, forçant Hynkel à courir à droite et à gauche comme un clown… Lors d’un souper, les deux dictateurs se battent comme des chiffonniers à coups de spaghettis élastiques et incassables. On est fasciné devant la perfection d’un comique qui jamais, pourtant, n’efface la terreur diffuse. La peur rôde sous le rire. Télérama, 2021.
NINOTCHKA
Ninotchka
d’Ernst Lubitsch, 1939, US, 1h50
avec Greta Garbo, Melvyn Douglas…
RÉSUMÉ : Trois émissaires soviétiques s’habituent un peu trop aux charmes bourgeois de la vie parisienne. Le Kremlin envoie la rigide et impitoyable Nina Yakushova mettre fin à leurs manigances, mais c’est sans compter avec Léon d’Ajout qui, de symbole de la décadence, devient l’homme idéal pour la commissaire Ninotchka. Le retour à Moscou est des plus sinistres, mais Ninotchka peut compter sur trois de ses amis qui font parler d’eux… à Constantinople.
POINTS DE VUE : Il fut de bon ton, jadis, de crier à l’anticommunisme primaire, mais nul ne résiste longtemps à ce fastueux cocktail Lubitsch concocté par le trio Brackett-Wilder-Reisch et transcendé par une Greta Garbo très en forme (« Garbo rit », claironnait la publicité). Le mérite en revient plus encore à cette inoubliable troïka qui découvre dans les palaces les bienfaits du capitalisme et restera dans les mémoires le parfait symbole de la jobardise russe. Marc Cerisuelo, 1995.
Trois Soviétiques ont fait des bêtises. Séduits par le Paris des années 1930, ils ont oublié leur mission : vendre les bijoux « légalement » confisqués à une grande-duchesse. Pour les ramener à la raison, Moscou dépêche un émissaire : la très sévère Ninotchka...
C’est un enchantement, un moment de bonheur tant Lubitsch filme vite, et tant les dialogues (Billy Wilder y est pour beaucoup) se révèlent étincelants. Tout est inversé : ce sont les prolétaires qui refusent de partager leurs économies avec leurs patrons. Ce sont les femmes qui mènent l’action. Même si le film a été lancé, à l’époque, sur le slogan « Garbo rit », c’est quand elle essaie de rester impassible devant les blagues d’un Melvyn Douglas déchaîné qu’elle atteint des sommets de grâce et de fantaisie.
Ninotchka est un hymne au plaisir de vivre, dont la morale pourrait être : « Amoureux de tous les pays, unissez-vous ! » Rien n’y a vieilli. Longtemps, des malveillants ont considéré ce chef-d’œuvre comme un pamphlet anticommuniste. Erreur ! Si rien n’y était vrai, tout y était juste. Le stalinisme était défini par ce dialogue : « Comment ça va, en Russie ? — Très bien. Les derniers procès ont été une réussite. Il y aura moins de Russes, mais ils seront meilleurs ! » Pierre Murat, 2021.
L’ARNAQUE
The Sting
Comédie de : George Roy Hill, 1973, USA
avec : Paul Newman et Robert Redford
Résumé : Deux malfrats sympathiques veulent venger la mort d’un de leurs amis abattu par le gang d’un caïd balourd qu’ils vont mystifier. Ils prétendent pouvoir connaître les résultats des courses au moment même de l’arrivée des chevaux, avant qu’il ne soit trop tard pour miser. Cette arnaque est montée avec des trésors d’ingéniosité. La méfiance du caïd est désarmée. Il va miser gros. Le dénouement réserve une grosse surprise.
Point de vue : « Deux des plus beaux et des plus talentueux comédiens hollywoodiens font assaut de charme pour animer cette joyeuse fantaisie. Le scénario est fort intelligent et le rythme haletant. Aucun temps mort. Du sourire, de l’action, du rêve même. Une réussite totale ». Gilbert Salachas, journaliste.
MAIS QUI A TUÉ HARRY ?
THE TROUBLE WITH HARRY
USA 1955 de Alfred Hitchcock
avec John Forsythe, Shirley McLaine…
RÉSUMÉ
Un petit garçon, Tony, trouve un cadavre dans la campagne. Sa mère, Jennifer, reconnaît son ex-mari, Harry, qu’elle a assommé d’un coup de bouteille. Le capitaine Wiles, chasseur invétéré, le croit victime d’une de ses balles perdues. Une vieille fille, miss Gravely, se croit à son tour coupable, tandis que Sam, peintre, y voit un pur motif esthétique. On s’empresse d’enterrer Harry, dont le cadavre réapparaît toujours mal à propos…
POINT DE VUE
Cette comédie au sujet apparemment anodin semble faite pour mettre seulement en valeur le goût de Hitchcock pour l’humour noir et les farces un peu macabres. Que le cadavre de Harry soit cadré comme un Christ de Rouault devrait pourtant nous mettre sur une piste autrement plus féconde : de la mort d’un père à celle de Dieu, il n’y a qu’un pas que franchissent bien des exégètes. Que deviennent les créatures livrées à elles-mêmes ? Ce film nous porte une réponse où l’angoisse se cache derrière le cocasse. Joël Magny, 1995.
MA VACHE ET MOI
GO WEST
USA 1925 de Buster Keaton
avec Buster Keaton, Howard Truesdale…
RÉSUMÉ
Un jeune homme naïf prend la route de l’Ouest, où il pense pouvoir faire fortune. Il se fait embaucher comme cow-boy. Après de menus travaux agricoles et la rencontre d’une jeune fille, il doit conduire à la ville un immense troupeau.
POINT DE VUE
Il est toujours mélancolique, toujours solitaire, désabusé mais tendre et, alors qu’on le croyait godiche, il se révèle héroïque. Buster Keaton, personnage lunaire, passe à travers les malheurs (et les gags innombrables) avec une grâce de funambule. Un chef-d’œuvre de drôlerie grave. Béatrice Bottet, critique de cinéma, 1995.
LADY LOU
SHE DONE HIM WRONG
USA 1933 de Lowell Sherman
avec Mae West, Cary Grant…
RÉSUMÉ
New York, le Bowery à la fin du 19e siècle. Une tenancière de saloon, Lady Lou, s’éprend du policier déguisé en menbre de l’Armée du salut engagé à sa poursuite.
POINT DE VUE
Mae West est une figure unique dans l’histoire du cinéma avec sa démarche provocante, ses robes étroites et scintillantes et sa voix nasillarde. Elle se pavane, une main sur la hanche, l’autre recoiffant ses boucles blondes. Lady Lou, son deuxième film, est adapté d’un pièce qu’elle a écrite et montée avec succès à Broadway. Elle offre un contraste saisissant avec Cary Grant, le parfait gentleman. « Lorsque les femmes prennent le mauvais chemin, les hommes savent trouver le bon pour les rejoindre », dit Lady Lou. Mae West ne respecte pas les valeurs traditionnelles. Elle est lucide et ironique. Elle exalte la sexualité au moment où Hollywood met en place le code de censure Hays. « N’avez-vous jamais rencontré un homme qui pourrait vous rendre heureuse ? » « Bien sûr, de nombreuses fois », répond Lady Lou. Sa silhouette sexy annonce une autre blonde, vingt ans plus tard, dans Les hommes préfèrent les blondes où Marilyn chante sa passion pour les diamants. Sylvie Pliskin, 1995.
ALICE
(ALICE)
USA 1990 de Woody Allen
avec Mia Farrow, Joe Mantegna, William Hurt
RÉSUMÉ
Alice, le personnage d’Alice, le film, se présente comme me parangon presque caricatural de la jeune femme heureuse. Elle a tout : un gentil et joli mari très riche qui la gâte, deux beaux enfants, une maison coquette, des loisirs, des amies, bref elle se trouve exactement au point idéal où se terminent les films qui finissent bien. Alors que va-t-il bien pouvoir se passer ? Mille choses. Alice rencontre un mâle qui l’attire (tentation - réticence - péché ?), elle va voir un médecin chinois qui lui concocte une élixir vraiment magique, elle retrouve un ancien compagnon (ou plutôt son fantôme, puisqu’il est mort). Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINT DE VUE
Ces péripéties surprenantes, ces aventures extravagantes, ces changements de ton et de registre s’enchaînent naturellement. Woody Allen nous a habitués à ces virages et revirements ; à quoi bon lutter ? Abandonnons toute logique, dérivons au fil de la comédie humaine et sachons bien que la fable n’est pas gratuite, elle a un sens et une morale. Le dénouement réserve une dernière surprise. C’est délicieux. Gilbert Salachas, journaliste Télérama et Phosphore.
AFTER HOURS
(AFTER HOURS)
USA 1986 de Martin Scorsese
avec Griffin Dunne, Rosanna Arquette…
RÉSUMÉ
La vie rangée de Paul Hackett, informaticien à Wall Street, est bouleversé par sa rencontre avec la séduisante et énigmatique Marcy. La soirée tourne au drame : Marcy se suicide ; quiproquos, menaces et violences s’enchaînent jusqu’à l’aube… Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINT DE VUE
Martin Scorsese dresse ici un troublant catalogue de névroses urbaines : désirs contrariés, perversions sadomasochistes, glissements progressifs dans l’absurde, fantasmes de viol et d’émasculation, quête désespérée du dialogue. Exercice de style périlleux, entre burlesque et film noir, After Hours représente la quintessence du cauchemar « yuppie » ; un film labyrinthique, riche de notations religieuses et psychanalytiques, parmi les plus brillants qu’ait inspirés New York. Olivier Eyquem, membre du comité de rédaction de Positif.
PAPA D’UN JOUR
(THREE’S A CROWD)
USA 1927 de Harry Langdon
Avec Harry Langdon, Gladys Mac Connel, Cornelius Keefe
RÉSUMÉ
Dans une baraque édifiée au-dessus d’un entrepôt habite un pauvre bougre : Harry. Un jour il découvre dans la rue enneigée une jeune femme enceinte, évanouie : Gladys. Il la réconforte et l’installe chez lui. Elle accouche. Il s’attache à elle et s’occupe avec ferveur - et maladresse - du bébé, réalisant son rêve de paternité et de vie familiale. Mais le vrai père se repent et vient chercher Gladys et l’enfant. Harry se retrouve seul…
COMMENTAIRE
En 1926 et 1927, Harry Langdon interprète quatre longs métrages : Tramp, tramps, tramp (réalisé par Harry Edwards et Frank Capra) et The Strong Man (par Frank Capra) en 1926, Long Pants (par Frank Capra) et Three’s a crowd qu’il réalise lui-même en 1927. Dans ces quatre films, mieux que dans ses courts métrages, Harry Langdon peut pleinement développer son personnage et son jeu fondés sur la lenteur, l’inadaptation au monde extérieur, aux situations, aux objets, le renfermement sur le rêve int&rieur. Des quatre, Three’s a crowd est celui dans lequel l’émotion est le plus directement et le plus constamment associée au rire au point de prendre souvent le pas sur celui-ci. La présence du bébé et le désir de paternité du héros du film - désir qui, dit-on, était aussi celui de Langdon lui-même - expliquent sans doute pourquoi son comportement perd ici un peu de son aspect « lunaire » pour s’inscrire plus nettement dans le réel de la vie d’un pauvre bougre et des espoirs et émotions suscités en lui par la présence inopinée d’une jeune femme et de son enfant.
Cela dit, la relation de Harry à l’enfant - à la différence, par exemple, de la relation entre Charlot et le kid - exclut toute sentimentalité immédiate. Pour autant les gags n’ont pas le rire pour seul objectif. Le plus célèbre - Harry se berçant lui-même tout en berçant « son » bébé - est riche de significations symboliques, Harry Langdon semblant esquisser ainsi une auto-analyse de son propre personnage. D’autres séquences comiques - la préparation des langes, l’emmaillotement du bébé… - n’associent pas moins intimement le burlesque et le rêve, l’opération révélant à la fois la tendresse de Harry, la maladresse de ses gestes et son incapacité à s’inscrire dans une réalité concrète. Plus simplement, les rapports avec le bébé vus par Langdon soulignent l’inaptitude de l’homme à prendre en charge un nouveau-né, une inaptitude que le film met en cause, à sa manière, même s’il serait abusif de voir en Langdon un… militant pour l’égalité des sexes !
Mais la satire de mœurs n’est que très secondaire chez Langdon. Papa d’un jour, comme ses autres films, ne relève pas de la comédie mais du burlesque. Un burlesque sui lui est propre. Aucune frénésie (à l’opposé du comique selon Mack Sennett), mais une étrangeté au monde qui confine à l’onirisme et un sens de l’absurde qui conduit à la mélancolie. Harry Langdon est un poète lunaire et chacun de ses films comporte une part décisive de merveilleux. Le réel l’accable, le laisse désemparé : mieux vaut donc s’en évader, le fuir dans le rêve, même si le rêve est impossible. Le rêve tout simple de Harry dans Papa d’un jour (aimer une femme, un enfant) s’achève sur un échec, mais il a existé, il a été vécu. Et pour lui, en définitive, ceci compte plus que cela.
Jacques Chevallier - 1992 - Kids, tome 3
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