WESTERN
THE HARDER THEY FALL
de Jeymes Samuel, 2021, USA, 2h17, Couleurs
avec Regina King, Idris Delba, Delroy Lindo…
RÉSUMÉ : Le hors-la-loi Nat Love découvre que son ennemi, Rufus Buck, vient de sortir de prison. Avec sa bande, il décide de retrouver Rufus et d'obtenir enfin vengeance.
COMMENTAIRES : Une note au début de « The Harder They Fall » affirme que, même si l’histoire est fictive, « These. People. Existed ». Il ne s’agit pas d’exactitude historique, ni même de réalisme; il s’agit du genre. Le film, réalisé par Jeymes Samuel (d’un scénario qu’il a écrit avec Boaz Yakin), est un western pop de style haut de gamme, avec des geysers de sang, des clins d’œil méchants, un humour savamment connu et une bande-son éclectique et joyeusement anachroniqueZ, Fela Kuti et Nina Simone aux côtés de la partition originale de Samuel.
Le fait est que l’assortiment éclatant de tireurs, chanteuses, salonniers et voleurs de trains — tous noirs — qui traversent les montagnes pittoresques et les villes frontalières ont autant de prétentions authentiques sur la mythologie de l’Ouest que leurs homologues blancs. Ils existent, en d’autres termes, comme de véritables archétypes dans une histoire primitive de vengeance, de cupidité, de trahison et de courage.
Surtout de la vengeance. L’histoire commence avec le dîner du dimanche d’une famille interrompue par des massacres. Quelques années plus tard, le jeune garçon dont les parents ont été abattus devant lui est devenu un hors-la-loi nommé Nat Love, joué avec beaucoup de charme par Jonathan Majors. Le gang de Nat, dont les meilleurs joueurs sont un tireur d’élite (Edi Gathegi) et un spécialiste des prises rapides (RJ Cyler), se spécialise dans le vol d’autres bandes hors-la-loi. Mais ce sont les affaires. Les préoccupations personnelles qui poussent Nate et l’intrigue sont son amour pour Stagecoach Mary (Zazie Beetz) et sa vendetta contre Rufus Buck (Idris Elba).
Mary est une chanteuse aux aptitudes de combattante impressionnantes. Rufus ressemble à un méchant de la fantaisie ou de la science-fiction, un avatar presque surhumain du mal avec des ambitions grandioses et une rancune envers l’univers. L’équipe de Rufus est un miroir de celle de Nate, bien que son empire soit plus étendu. Son tireur d’élite, Cherokee Bill (Lakeith Stanfield), est un sociopathe philosophique et son lieutenant principal est un tueur impitoyable nommé Trudy Smith.
Parlons de charisme : Regina King ! Dès sa première apparition à cheval, portant un manteau bleu flamboyant avec des boutons en or assortis à ses étriers, Trudy perce le magnétomètre, mais King est en bonne compagnie. Il suffit de regarder les noms dans les paragraphes précédents. Ajoutez Delroy Lindo comme un maréchal des États-Unis aux allégeances compliquées et Danielle Deadwyler comme la videuse de Mary, qui se joint au gang de Nate et vole une douzaine de scènes ainsi que 35000 $ d’une banque appartenant à des blancs.
Samuel tire le meilleur parti de son formidable casting. Il est peut-être trop généreux. Le récit se met parfois en drapeau pour que chacun puisse s’engager dans quelques volées de dialogue salé et piquant sur la route vers la prochaine série de fusillades ou de coups de poing. Il y a des scènes imaginatives et suspendues — Trudy pelant une pomme pendant qu’elle raconte à la captive Mary une histoire; un braquage de banque dans une ville si blanche que même la poussière sur la rue principale semble blanchie — et beaucoup d’épisodes plus conventionnels de tirs et de coups de poing.
« The Harder They Fall », en faisant un signe de tête aux traditions des blaxploitation et des westerns spaghetti à l’ère Netflix, opte pour l’étalement et l’impact — la photographie éclatante est de Mihai Malaimare Jr. — La retenue et la cohérence ne sont pas des mauvaises choses, même si l’histoire semble parfois aussi superficielle que désordonnée. Une révélation tardive qui a pour but de soulever les enjeux dramatiques et émotionnels a l’effet inverse, et la violence fait le lien entre stylisation et sadisme. Les corps s’empilent à la fin, mais il y a encore assez de gens pour faire une suite. Pas de plaintes ici. C’est une partie de la façon dont l’Ouest a été gagné. A.O. Scott
Présenté en ouverture du festival du film de Londres, "The Harder They Fall" réunit un casting prestigieux composé d’Idris Elba, Regina King, Zazie Beetz et Jonathan Majors, dans un western afro-américain estampillé Netflix. Premier long métrage de Jeymes Samuel, connu surtout dans l’industrie de la musique et qui co-signe également le scénario, ce dernier nous raconte donc l’histoire complètement fictionnelle du pas du tout fictionnel Nat Love, interprété par Jonathan Majors, et de son gang, partant à la chasse d’un autre gang, celui du tout aussi historique Rufus Buck, interprété par Idris Elba, le tout (vous l’aurez deviné) sur fond de vengeance.
Aucun renouveau du genre du western moderne dans ce film dont l’histoire est en somme très basique, mais qui fait suffisamment le taf, pour un simple film de divertissement, enfin presque... Car si l’ossature du scénario reste très simple et basique, sa musculaire, la narration, est, elle, parsemée de moments peu clairs, où les actions et les motivations des personnages sont assez mal expliqués. Cela ne pose pas vraiment problème pour la compréhension générale, mais engendre une perte dans la subtilité des personnages et de leurs relations. S’ajoute à cela, une direction d’acteurs qui n’aide absolument pas, les membres du casting ayant tous tendance à sortir leurs lignes de dialogues d’argot (donc déjà pas forcément simple à comprendre de base), sans articuler, voire en marmonnant dans leur barbe dans une pure optique de faire « cool ». Résultat, à la sortie de la séance, personne n’a compris les dialogues dans leur entièreté, ce qui pose quand même un problème. Un problème à relativiser cependant pour le public francophone, car nous n’avons pu voir le film que dans sa version originale non sous-titrée.
Côté mise en scène, le divertissement est assuré et plutôt efficace avec en prime quelques astuces bien trouvées, notamment en termes de montage. On peut citer par exemple le long travelling avant qui ouvre le combat final, la caméra partant du personnage d’Idris Elba dans une maison, traversant une fenêtre puis la rue avant de finir sur un gros plan sur Nat Love, établissant ainsi les rapports de forces et relationnels entre les deux. On retrouve aussi d’autres astuces qui permettent une narration visuelle assez maline. Quant aux scènes d’actions, elles sont bien rythmées et divertissantes, disposant d’une bonne tension, sans jamais que cela soit confus pour le spectateur. L’humour est plutôt bien géré et les blagues, bien qu’assez présentes, ne viennent jamais désamorcer un instant dramatique, ce qui est fort appréciable.
Pour résumer, si "The Harder They Fall" ne marquera pas les esprits et manque par certains moment de clarté, il n’en demeure pas moins un divertissement correct et de plutôt bonne facture, avec une fin plutôt bien pensée qui nous fait nous re-questionner sur les motivations des différents protagonistes. Ray Lamaj
Dans le respect du genre, tout en changeant certaines règles, Jeymes Samuel – dont c’est ici le premier long-métrage – réalise un western moderne et atypique, enlevé et ludique. Un plaisir.
Le jeune Nat Love est témoin de l’assassinat de ses parents par Rufus Buck, un bandit qui, avant de partir de la scène de crime, le scarifie sur le front. Devenu adulte, épaulé par son gang, Nat part à sa recherche pour assouvir sa vengeance. Justement, les compères de Buck l’ont libéré des mains des autorités, le criminel et sa bande ayant des ambitions politiques et financières dans une ville du Far West. THE HARDER THEY FALL ne s’intéresse qu’à la population noire qui peuplait la région à l’époque, les Blancs étant relégués à un microcosme bourgeois et littéralement délavé à la chaux. Ce n’est pas la moindre des irrévérences imaginées par Jeymes Samuel pour moquer les codes immuables du western, genre très protégé par les puristes. Fatigué que soit perpétuée l’invisibilisation des Noirs chez les cowboys – alors que l’Amérique reconnaît de plus en plus la présence massive d’Afro-américains dans l’Ouest –, le réalisateur imagine le western par le prisme inverse, en réduisant les Blancs à de la figuration, terrorisés par les cowboys ou les entrepreneurs qui n’auraient pas la même couleur de peau et revendiqueraient leur autonomie. Le message est circonscrit à une longue scène de braquage de banque et ne peut en aucun cas résumer l’identité de THE HARDER THEY FALL, jamais obnubilé par la politique. Le film est au contraire obsédé par le cinéma-cinéma avec ses héros romanesques et tendres, de Nat Love (charismatique Jonathan Majors à qui le costume de cowboy va comme un gant) à Jim Beckworth (joué par un R.J. Cyler souriant et séduisant) en passant par la puissante Mary (interprétée avec finesse par Zazie Beetz) et la drôle de Cuffe (Danielle Deadwyler, belle surprise) ; et ses méchants vraiment méchants – convaincant bestiaire de salopards joué par Idris Elba, Regina King et Lakeith Stanfield. Dans des courses poursuites endiablées ou lors de gun-fights flamboyants, chacun tient son rôle avec un sens du jeu époustouflant et un plaisir communicatif pour la fiction. Mis en scène avec précision, THE HARDER THEY FALL ne s’embarrasse pas des prérequis du genre. Pas de lumière poussiéreuse, pas de bâtiment délabré, pas de banjo suranné : persuadé qu’Hollywood a créé une image du western avec un point de vue blanc, moderne et paternaliste sur cette lointaine époque, Jeymes Samuel oppose une iconographie alternative où la musique (du reggae, du dub et du hip-hop) serait moderne et la photographie et le production design, luxuriants et rutilants. Déclarer sa flamme au western, c’est d’abord pour Jeymes Samuel lui permettre d’exister autrement, au risque de diviser. Cette forme iconoclaste n’empêche pas les sentiments et l’émotion, en atteste un pur dénouement de cinéma que bien des films, pourtant sérieux comme la mort, lui envieraient. Emmanuelle Spadacenta
L’HOMME DE LA PLAINE
The Man from Laramie
d’Anthony Mann, 1955,US, 1h54, Couleurs
avec James Stewart, Arthur Kennedy, Donald Crisp…
RÉSUMÉ : Un capitaine de l'armée, Will Lockhart, est à la poursuite d'un trafiquant d'armes qui, par ses livraisons, permet aux Apaches d'effectuer des raids : le jeune frère de Will a été tué au cours de l'un d'eux. Lockhart livre des vivres à Barbara Waggoman, qui possède une boutique dans une petite ville perdue en territoire apache. Il se heurte à Dave Waggoman, cousin de cette dernière et fils d'un rancher brutal et autoritaire, Alec, et se met à la recherche du mystérieux trafiquant d'armes, qui fournit des fusils aux Indiens. Malgré l'opposition d'un rancher, et avec l'aide d'un propriétaire de comptoir, il démasque le traître.
CRITIQUES : Dernier des westerns tournés par Anthony Mann avec James Stewart, L’Homme de la plaine est peut-être le plus beau (à égalité avec Winchester 73). « Je voulais récapituler mes cinq années de collaboration avec lui. J’y ai repris des thèmes et des situations poussés à leur paroxysme », expliquait le réalisateur.
Le désir de vengeance est toujours le moteur de ses héros solitaires. Ainsi Will Lockhart veut retrouver les trafiquants d’armes qu’il accuse de la mort de son frère. Le scénario a la sombre beauté et l’éclat sauvage des tragédies classiques. Beau moment : une saline blanchie par le soleil où Will, capturé au lasso, est traîné dans les cendres d’un feu de camp. Panoramique majestueux sur des plaines immenses et des cieux infinis, brusque gros plan sur un regard apeuré, une main ensanglantée : dans la mise en scène d’Anthony Mann, l’espace et les personnages sont indissolublement liés. James Stewart compose un héros tourmenté et violent, déterminé à aller jusqu’au bout de sa souffrance pour découvrir la vérité. Gérard Camy.
Ce film constitue la cinquième et dernière collaboration d’Anthony Mann avec James Stewart et il s’agit à nouveau d’un western. Le réalisateur utilise avec talent toutes les possibilités du CinemaScope et du Technicolor, proposant un récit qui se passe en extérieur la majorité du temps, plus précisément dans les montagnes du Nouveau-Mexique. Le scénario extrêmement touffu de Philip Yordan et Frank Burt, qui laisse apparaître quelques trous et certaines invraisemblances, file tellement vite que ces erreurs passent presque inaperçues. En tout cas, les scories ne sont pas de nature à entacher ce grand western.
La vengeance sous-tend le film de bout en bout : Will Lockhart (James Stewart) ne vient en fait à Coranado que pour faire expier la mort de son jeune frère militaire tué avec toute son escouade, et qui cherchait à stopper une vente illicite de fusils aux Apaches. Une fois à Coronado, Will voudra se venger de Dave, suite à la destruction de ses chariots et la perte de ses chevaux. Ce désir se prolonge après plusieurs rebondissements.
De ce long métrage, on retient notamment une scène de répression, sadique et gratuite, qui fait froid dans le dos. Un personnage est blessé à la main par le protagoniste, au cours d’un combat singulier. Rejoint par ses amis qui ceinturent Lockhart, il lui fait bloquer la main pour tirer dessus à bout portant. Durant toute la scène, on ne verra pas le membre blessé et encore moins de goutte de sang. Tout transitera par le visage de James Stewart saisi en gros plan. Puis l’acteur s’éloigne très lentement, sans un mot, pour rejoindre son cheval. Un beau moment de pur cinéma.
Dans un rôle peu loquace, mû par son désir de vengeance, l’acteur fétiche de Mann est impeccable, et une fois de plus, magnifié par la caméra du réalisateur. Arthur Kennedy, à l’instar de son personnage du film Les affameurs (Bend of the River) sorti en 1952, réalisé par le même Anthony Mann, interprète un faux gentil qui se relève en fait le pire de tous. Fabrice Prieur.
COMMENTAIRES : De tous les westerns d'Anthony Mann, celui-ci, le dernier qu'il réalisa avec le héros mannien par excellence, James Stewart, est celui qui accorde le plus d'importance à l'espace et au paysage, servis par une magnifique maîtrise du CinémaScope. Cette histoire, à la fois de vengeance et de violence, est filmée par une caméra contemplative qui ne fait que mieux ressentir le déchirement entre l'homme et la nature. Joël Magny.
C’était le western préféré de James Stewart, vedette de plusieurs chefs-d’œuvre du genre. Il est admirable dans le rôle d’un ancien capitaine à la recherche des trafiquants d’armes responsables de la mort de son frère. La cruauté et la complexité de l’histoire, sorte de transposition du Roi Lear dans l’univers du western, est constamment équilibrée par la limpidité de la mise en scène. Dès l’ouverture du film, Mann démontre sa maestria dans la gestion de décors naturels désertiques, en Technicolor et en Cinémascope, format que le réalisateur utilise ici pour la première fois. C’est la façon immuable qu’à Anthony Mann de filmer la violence, sèche et choquante, qui assure la liaison entre les films noirs de ses débuts et ses westerns de la maturité. Olivier Père.
VERA CRUZ
de Robert Aldrich, 1954, US, 1h34, Couleurs
avec Gary Cooper, Burt Lancaster, Ernest Borgnine, Charles Bronson…
RÉSUMÉ : En 1866, Benjamin Trane, ancien colonel de l'armée sudiste, a quitté le Sud pour le Mexique voisin. La guerre civile menace à tout moment d'enflammer le pays. Les partisans de Benito Juárez luttent avec acharnement pour détrôner l'empereur Maximilien de Habsbourg, soutenu par Napoléon III. Trane fait la connaissance de Joe Erin, un triste sire sans foi ni loi qui dirige une bande de mercenaires. Tous deux sont engagés par un certain Labordère, et chargés d'escorter sa maîtresse, la comtesse Marie Duvarre, jusqu'à Vera Cruz.
Ils ne tardent pas à apprendre que le marquis de Labordère est au service de Maximilien et que la comtesse est lestée de trois millions de dollars en or, destinés à lever des troupes pour venir en aide à l'empereur isolé.
Les deux compères vont se déchirer pour le trésor. Erin s'enfuit avec les coffres. Pour les beaux yeux de Nina, qui le persuade de rejoindre les rebelles, Trane le rattrape et un duel à mort commence...
COMMENTAIRES : Vera Cruz marque une étape dans l'histoire du western, en mettant en scène de vraies crapules, dont l'avidité est le seul mobile : Burt Lancaster y est un tueur et un traître tandis que, pour la première fois, à l'exception du revirement final, Gary Cooper n'est pas un héros idéaliste monolithique. Par ailleurs, ce film haut en couleurs, remarquablement photographié, est agréablement saupoudré d'humour. Larousse.
Alors que le Mexique est placé depuis plusieurs années sous le joug de l'empereur français Maximilien, la révolte gronde, et l'odeur de la poudre attire des Etats-Unis de nombreux aventuriers sans scrupule, prêts à monnayer leurs talents au plus offrant : parmi eux, Joe Erin (Burt Lancaster), pistolero cynique et impitoyable, se lie d'amitié avec Ben Trane (Gary Cooper), «gentleman» du Sud que la guerre a dépouillé à la fois de ses possessions et de sa foi en l'Humanité. Très temporairement en cheville avec Maximilien pour convoyer jusqu'à Vera Cruz une jolie comtesse, leur association est mise à mal quand ils s'aperçoivent que le carrosse sous leur protection pourrait bien aussi contenir l'or de l'empereur…
Réalisé en 1954, VERA CRUZ sera le premier film marquant de Robert Aldrich, qui passera à la postérité pour ses penchants iconoclastes et la violence du style avec laquelle il traitait ses sujets. Il se signalera d'ailleurs l'année suivante à l'attention des amateurs de film noir avec le très énergique EN QUATRIÈME VITESSE, où l'archétype du détective privé se révèle être une pourriture aussi dangereuse que les truands qu'il poursuit, dans un monde où plane explicitement la menace atomique. Plus tard, il s'illustra en attaquant avec virulence le monde du spectacle, filmant avec un mauvais goût outrancier Bette Davis en ancienne vedette débraillée et sadique (QU’EST-IL ARRIVÉ À BABY JANE ?), ou en explorant certaines des pages les moins glorieuses de la Seconde Guerre Mondiale du côté des Alliés (LES DOUZE SALOPARDS). Avec son premier western, il fait déjà souffler un vent révolutionnaire dans un genre qui jetait alors les derniers feux de sa période américaine classique, en s'acheminant tranquillement vers l'impasse du début des années soixante. Bien plus que du côté des Ford et des Hawks, qui bientôt allaient livrer leurs derniers grands films, Aldrich se situe mieux auprès de Samuel Fuller qui se positionnera dans le même angle inhabituel -pour l'époque- pris par le film d’Aldrich envers la légende de l'Ouest.
Alors que le western jusqu'alors charriait des personnages qui, s'ils n'étaient pas toujours immaculés, s'en sortaient toujours grâce à leurs fortes valeurs morales, les deux antihéros du film se lient d'amitié parce qu'ils exercent tous deux sans complexe le métier de mercenaire, observant une stricte neutralité envers les causes qu'ils soutiennent. Il n'est plus question de fidélité, d'honneur : Erin est un individualiste nihiliste, qui n'admire rien tant chez les autres qu'un esprit aussi retors que le sien, et les puissants qui l'engagent ne méritent de toutes façons pas qu'on leur fasse confiance. Par ailleurs, et pour la première fois, le western prend pour cadre les paysages du Mexique sans seulement essayer d'y trouver un exotisme de bazar. Ainsi, en filmant le glissement de l'aventure en dehors des frontières américaines, Aldrich entame déjà un processus de démythification du genre. L'aventure n'est plus dans la conquête de l'Ouest, elle se déroule dans la périphérie pauvre des Etats-Unis, et les aventuriers sont des marginaux, ou des brutes sans scrupule qui trouvent dans la flexibilité des lois qui y règnent une occasion de transformer le Mexique en terrain de jeu. L'époque du cow-boy héroïque est révolue, et même on peut se demander si celui-ci a jamais existé. Jugeant l'ensemble des aventuriers par ceux présentés dans VERA CRUZ, le spectateur peut en conclure que la conquête du territoire américain a plus souvent été menée par des truands que par de vaillants pionniers. À cet égard, en ce qui concerne les «sales gueules» qui peuplent le film, la galerie de seconds rôles force le respect : nous retrouvons avec émerveillement les tronches d’Ernest Borgnine, Charles Bronson et Jack Elam aux premières loges, soutenant de leurs inquiétantes présences les vedettes Cooper et Lancaster.
Le souffle d'air frais vient aussi du fait que, pour la première fois d'une manière aussi radicale, le western se voit débarrassé de ses vocations primitives -narrer les débuts mythiques de la civilisation américaine et faire l'apologie de ses valeurs-, pour trouver son intérêt réduit au strict minimum, c'est-à-dire au ludisme débridé qui est peut-être bien aussi son essence : au moins dans un premier temps, VERA CRUZ est un film d'aventure coloré, joyeusement immoral et cynique. Comme plus tard l'histoire du BON, LA BRUTE ET LE TRUAND, celle du film d’Aldrich repose sur le leitmotiv de la chasse au trésor, et le rythme sera scandé par les alliances très provisoires entre les personnages, et les inévitables trahisons qui en découlent. Et comme ces sagouins ne peuvent s'empêcher de se trahir continuellement, VERA CRUZ caracole avec humour, et avec une fougue qui parfois peut aller au détriment du rythme du métrage, où les respirations sont rares.
Ainsi le film ne s'amusera pas à présenter longuement les personnages principaux. Ils sont introduits dès la première scène, où ils se rencontrent, pour être deux minutes plus tard déjà à deux doigts d'échanger des bastos. La description psychologique, qui se voit aussi accorder une place importante, ne vient pourtant jamais qu'après, et celle-ci sera distillée tout le long du film en guise de respirations, aux moments où les chevaux reprendront leurs souffles. La rapidité du film bouscule volontairement les conventions du genre où alors on prenait bien plus souvent son temps pour présenter une situation initiale ; là, c'est simple, il n'y en a pas. À l'image des mercenaires toujours en selle vers de nouvelles rapines, le film entier n'est que mouvement, et c'est dans le mouvement que les personnages apprendront à se connaître, ou tenteront tant bien que mal de conserver leurs lignes de conduite, quand celle-ci n'est pas qu'un masque. Et quand la violence fait irruption, c'est de manière brutale, parfois teintée de sadisme et de cruauté, et pourtant en apparaissant moins comme une véritable rupture que comme une petite accélération passagère du métrage : elle n'est jamais que la conséquence normale des personnalités dont le film est rempli, sauvages et primitives. Le visage contracté par la haine, l'un des tueurs achève à terre un adversaire désarmé et impuissant ; l'espace d'un plan puis on passe à autre chose, parce qu'à quelques mètres de là, des paysans s'effondrent sous les balles crachées par une mitrailleuse lourde. Et cet aspect sauvage est encore rehaussé par les tons d'une photographie flamboyante, et la vigueur avec laquelle Aldrich filme les débordements révolutionnaires et ses assauts, avec un montage inhabituellement rapide pour l'époque.
Le tout est volontiers épique, effréné, et tout ce que l'intrigue compte de rebondissements parfois maladroits renvoie volontiers à l'insouciance d'un grand roman feuilleton. C'est cette énergie brute qui contribue toujours largement au plaisir de revoir le film, et l'a préservé en partie des atteintes du temps. Loin de tout académisme, VERA CRUZ ne trouvait véritablement ses marques que dans l'outrance. C'est ce qui lui a permis de plutôt bien se conserver, et de faire découvrir au spectateur d'aujourd'hui un film toujours aussi jeune dans l'esprit, contrairement à d'autres westerns tout aussi illustres qui pourtant ne bénéficièrent pas de la hargne de leurs réalisateurs. À cet égard, le film se place tout entier sous le signe du conflit. Se déroulant déjà sur la toile de fond de la révolution mexicaine de Juarez, l'intrigue n'avance jamais que sur des confrontations et des contrastes : irruption des mercenaires américains hirsutes dans une réception chez Maximilien, rivalité et incompréhensions entre Erin et Trane… Cette dernière donnera d'ailleurs l'occasion d'offrir au récit sa part de drame, pour un duel inévitable, qui donne au film la petite touche tragique indispensable pour définitivement marquer les esprits.
Dans l'histoire du western, VERA CRUZ fait figure de charnière : autant pour le cynisme avec lequel il traite le mythe, que par la confrontation entre ses deux personnages, qui au regard de l'évolution du genre prend aujourd'hui une autre dimension. Joe Erin annonce déjà tous les antihéros superbes dont la version européenne de l'Ouest abreuvera les spectateurs quelques années plus tard. Si l'antihéros existe déjà dans le genre avant le film d’Aldrich, c'est la première fois qu'un personnage aussi foncièrement immoral a le droit d'être aussi charismatique. Il le doit en grande partie au numéro de Burt Lancaster, qui trouve ici une occasion de briller, imprimant son sourire éclatant dans toutes les mémoires. Avec le personnage de Gary Cooper, qui dans son adhésion désabusée à un code de l'honneur, est plutôt encore rattaché aux idéaux du western classique, VERA CRUZ orchestre, mais sans s'en douter, la rencontre –à défaut de la passation de pouvoir- de deux générations de héros westerniens. C'est donc à la confrontation entre deux systèmes de valeurs que nous assistons : le tout mènera au duel final, tragique, où l'un des deux personnages devra renier, en même temps qu'il abat son ami, une partie de lui-même avant de continuer sa route, inaugurant une longue série de héros aux pulsions duales…
À mi-chemin entre le divertissement et la tragédie, entre les héros déniaisés du western américain et le sérieux avec lequel celui-ci traitait ses enjeux dramatiques, VERA CRUZ s'apprécie aujourd'hui à la fois comme un véritable classique et un incroyable précurseur. Alors que le film déjà se suffit parfaitement à lui-même, rétrospectivement, le spectateur qui a vu comme tout le monde les films de Leone appréciera les emprunts –esthétiques et autres- que le maître italien fit à VERA CRUZ, quand il s'agira de faire du neuf avec du vieux. Western prenant pour décor la révolution mexicaine, qui –s'il n'est pas politisé- place déjà ses personnages devant l'engagement ou l'indifférence, et montre l'inévitable confrontation entre des valeurs strictement individualistes et l'injustice sociale, VERA CRUZ porte déjà en lui une bonne partie des thèmes des westerns européens. La différence est ici que le film restera au final profondément pessimiste. L'adhésion à la révolution se fera au bout du compte plus parce que les antihéros n'ont pas d'autre choix que de prendre position dans la bataille, que dans l'espoir de construire un monde meilleur. À l'intérêt historique par rapport à l'histoire du genre, s'adjoint la qualité du métrage : Aldrich signait là un de ses meilleurs films, en équilibrant sa violence coutumière avec la relation entre deux personnages marquants, et tous les enjeux qu'entraîne leur confrontation. Derrière le bruit et la fureur de la révolution mexicaine, l'histoire tend à rejoindre cette universalité des thèmes qui fait en grande partie la force du genre. Et comme Gary Cooper dans le film, on se prend à se poser la question : tuer un Joe Erin rend t-il le monde véritablement meilleur ? Où est-ce que tout n'est qu'un jeu où on peut se permettre de tricher ?...
Si Robert Aldrich revisitera plus tard les terres brûlées du western, VERA CRUZ reste la plus marquante de sa contribution au genre, ne serait-ce que pour l'influence considérable qu'il eut sur son évolution. Un classique, inoubliable pour ses personnages et le souffle qui le parcourt, auquel on pardonnera ses quelques petits défauts, dus à la trop grande turbulence d'un réalisateur talentueux mais surexcité. Yoann Gillium.
CRITIQUES : Vera Cruz a révolutionné le genre du western. Brusquement, le spectateur a dû accepter un univers de truands et d’hypocrites (qu’ils soient aventuriers ou comtes), tous plus cupides et cyniques les uns que les autres. Gary Cooper s’en sort de justesse (par une pirouette finale), mais le charme insolent de Burt Lancaster en fait une canaille d’autant plus détestable qu’elle est attirante ! Cette description très noire — mais pleine d’humour — des hommes de l’Ouest a influencé l’émergence, dix ans plus tard, des contre-westerns italiens à la Sergio Leone.
Aldrich, en avance sur son temps, multiplie les ruptures de ton et les coups de théâtre. Le film donne l’impression d’une maîtrise totale. Or, le réalisateur a révélé que tout était improvisé : « On terminait le script cinq minutes avant d’aller filmer ; on s’asseyait autour d’une table pour construire chaque scène, et puis on la tournait telle qu’elle venait d’être écrite. Je ne suis pas sûr que cela soit la meilleure façon de travailler ! » Pourtant, Vera Cruz est devenu un classique du film d’aventures. Télérama.
Que de surprises dans ce western ! Tout d’abord une paire de fameux comédiens : Burt Lancaster et son sarcastique sourire Pepsodent (la mimique est gravée à jamais dans les neurones des cinéphiles) ; Gary Cooper qui ose casser son image pour aborder, enfin, un rôle de méchant garçon (toutes proportions gardées : il se ressaisira à la fin du film, soyons rassurés). Ce duo d’anthologie formant un duo pétaradant vaut à elle seule le déplacement. Mais ce n’est pas tout. Robert Aldrich, dont ce n’est que le quatrième long métrage - il a fait ses débuts un an plus tôt, en 1953, en tournant de manière stakhanoviste à l’époque - se permet de dynamiter les codes du genre. Tout comme l’année suivante il pulvérisera ceux du film noir avec En quatrième vitesse (Kiss Me Deadly). Grand rénovateur du cinéma hollywoodien, ce réalisateur encore débutant mais déjà de génie ose s’affranchir des contraintes qui brident ses aînés.
Grâce à un scénario bien huilé - il a été comparé à un mouvement d’horlogerie par Truffaut - Aldrich fait mouche à tous les coups. Prouvant ainsi qu’il a assimilé les leçons du cinéma classique, il peut se permettre toutes les audaces. Côté technique, il nous surprend par la modernité de ses gros plans hiératiques et le traitement qu’il réserve à un paysage à la violente aridité (une utilisation formidable du CinémaScope). Côté moralité, il fait le pied de nez à la "bienpensance" qui étouffe alors le cinéma d’outre-Atlantique, et en particulier le western avec ses héros vertueux et ses histoires édifiantes. Ambition, cupidité et trahison : voilà les ressorts qui animent nos deux crapules. Il semblerait que Sergio Leone ait tété le biberon préparé par papa Aldrich, tant ce Vera Cruz vous a des airs de western spaghetti, l’humour ravageur en plus. De fait, Aldrich a bel et bien inventé un nouvelle manière d’aborder le sujet, sur le fond autant que sur la forme. La preuve qu’il mérite plus qu’amplement sa réputation de formidable défricheur du cinéma des années 50. Marianne Spozio.
ANALYSE : Vera Cruz est une production du tandem composé par Harold Hecht et Burt Lancaster sous la raison sociale Hecht-Lancaster. On trouve à l’origine du scénario, signé Roland Kibbee et James R. Webb, un sujet de Borden Chase, auteur phare du western. On retrouve dans les scénarios de Chase ce que Tavernier et Coursodon nomment "une histoire d’amour entre deux hommes... sans connotation sexuelle (précise Chase)."
Si Vera Cruz rejoint cette thématique, le ton du film est très éloigné des habituelles créations de son auteur. Celui-ci se caractérise par un humour véritablement impudent, des personnages effrontés et insolents, qui font littéralement exploser le cadre du western classique. L’apport des deux scénaristes a véritablement transformé le sujet d’origine, où la patte de Chase se retrouve néanmoins dans cette confrontation entre deux hommes ayant pour cadre un contexte historique précis et détaillé (ici la Révolution mexicaine).
L’apport de Robert Aldrich est évidemment primordial dans cette entreprise de destruction des codes du western classique. Tout d’abord, la méthode de travail adoptée par le réalisateur sur le tournage est entièrement liée à la liberté immense que prend le film par rapport à son genre de référence, et lui donne un ton plein de vivacité et de légèreté malgré la noirceur des personnages et du propos. C’est en effet l’improvisation qui est le maître mot : "On terminait le script cinq minutes avant d’aller filmer : on s’asseyait autour d’une table pour construire chaque scène et puis on la tournait telle qu’elle venait d’être écrite." Cette audace incroyable pour un réalisateur qui n’en est alors qu’à son quatrième film témoigne de l’esprit franc-tireur qui anime cet artiste hors norme.
Avec Alerte à Singapour (World for Ransom, 1954), Aldrich débordait déjà joyeusement du cadre du film noir en faisant dévier son récit vers l’espionnage et en anticipant avec son personnage de détective cynique et glacial le Mike Hammer d’En quatrième vitesse (Kiss Me Deadly, 1955). Avec Bronco Apache il réalise l'un des premiers westerns antiracistes, un "genre" initié en 1950 par La Flèche brisée (Broken Arrow, 1950) de Delmer Daves. Vera Cruz est à la croisée de ces chemins : western "historique" où les rapports entre les Etats-Unis et le Mexique, la guerre de Sécession, les colonies sont parties prenantes de l’histoire, et cynisme de personnages tout droit sortis du film noir.
Le film est d’un pessimisme total sur les rapports humains. Que ce soit l’amitié, la loyauté, l’amour, tout est corrompu par les bas instincts qui animent les personnages. Leur cupidité, leur égoïsme, leur amoralité interdisent constamment la fraternité et l’entraide. Véritablement nihiliste, Vera Cruz anticipe le western spaghetti qui apparaît une dizaine d’années plus tard. Il est amusant de constater que Charles Bronson y joue déjà de l’harmonica, tandis qu’un de ses compères se trouve être Jack Elam, futur tueur d’Il était une fois dans l’Ouest (C'era una volta il West, 1968). Visages mal rasés, tenues débraillées, même l’apparat y est. Les cadrages qui caractérisent l’œuvre d’Aldrich (plongées et contre-plongées, cadre dans le cadre, gros plans accentués...) poussés à l’extrême, seront également les marques de fabrique du genre.
Comme dans la trilogie des dollars de Sergio Leone, notamment pour Le Bon, la brute et le truand (Il Buono, il brutto, il cattivo, 1966), le nihilisme du sujet est constamment tempéré par le rythme joyeux insufflé au film. Ce jeu de dupes qui tourne autour de l’appropriation d’un trésor est prétexte à des péripéties enlevées, des rebondissements, des tromperies qui tiennent habituellement plus du film d’aventures que du western. Le film est émaillé de dialogues savoureux, tel celui où Burt Lancaster, dont le sourire carnassier ponctue de manière irrésistible le film, se prend à rêver de posséder son propre navire... alors que l’acteur sort du tournage du Corsaire rouge !
Vera Cruz possède l’ampleur des grandes productions, utilisant des centaines de figurants lors d’une scène de bal, de chevauchées ou encore de l’attaque d’un fortin. Aldrich fait preuve d’une magnifique capacité à utiliser l’espace, et gère aux mieux le format du Superscope (2 :1), format bâtard vite tombé en désuétude. Utilisant souvent la diagonale (rangées de soldats, ruelles, escaliers...) ou encore le cadre dans le cadre, il découpe avec une précision d’orfèvre son image, soulignant l’opposition des protagonistes, leurs jeux de manipulation, leur isolement et leur solitude, ou encore inscrivant par l’image les conflits entre les différentes factions en présence (bandits, rebelles, armée...). Le chef opérateur, Ernest Laszlo, collaborateur attitré du réalisateur (Bronco Apache, En quatrième vitesse, Le Grand couteau, 4 du Texas), nous offre un travail admirable. Le Superscope lui permet à la fois de donner une grande ampleur aux paysages du Mexique, aux cortèges de soldats au pied des temples aztèques, au bal du palais de l’empereur... et de favoriser dans le même temps des gros plans qui cernent au mieux les personnages.
Ceux-ci sont incarnés par des acteurs qui portent le film avec une vitalité exceptionnelle. Burt Lancaster signe l’une de ses interprétations les plus magistrales, emportant immédiatement l’adhésion par la joie évidente et communicative qu’il prend à jouer cette canaille fourbe et immorale. Gary Cooper incarne un personnage ambivalent et complexe, brisé par son passé d’officier sudiste contraint à la fuite. S’il n’a pas totalement désespéré de l’homme et croit encore parfois en l’amitié, Ben Trane ne peut au final que constater amèrement que les idéaux ne sont plus, et que sa survie passe par l’égoïsme et la solitude. Gary Cooper livre un tel contre-emploi qu’il en vient à regretter son choix jusqu’à rejeter la proposition d’incarner ensuite le révérend Harry Powell dans le chef-d’œuvre de Charles Laughton, La Nuit du chasseur (Night of the Hunter, 1955). On retrouve au casting des habitués du cinéma d’Aldrich : Ernest Borgnine, Charles Buchinski (Bronson, pour la dernière fois sous son nom), Jake Ellam, Jack Lambert... qui complètent une galerie de seconds rôles patibulaires avec Henry Brandon ou encore Morris Ankrum.
Parfait jalon d’un genre qui ne cesse d’évoluer, Vera Cruz se positionne entre classicisme et modernité, allie le grand spectacle hollywoodien au pessimisme d’un auteur qui n’aura de cesse de fustiger notre société et nos vices. Virtuose, à la fois drôle et tragique, Vera Cruz se suit comme un fantastique film d’aventures tout en étant un voyage au cœur de nos pulsions les plus destructrices. Olivier Bitoun.
LA CIBLE HUMAINE
The Gunfighter
d’Henry King, 1950, US, 1h24, Noir et Blanc
avec Gregory Peck, Helen Wescott, Karl Malden…
RÉSUMÉ : Jimmie Ringo, qui tire plus vite que son ombre, mène une vie d'enfer. Les provocations incessantes lui interdisent de reprendre la vie commune avec sa femme Peggy. Et ils sont nombreux à vouloir sa peau.
Le « tueur numéro un » de l'Ouest, victime de sa réputation, doit affronter un jeune prétentieux qui va le blesser mortellement.
CRITIQUES : Jimmy Ringo - émule de Billy le Kid et de Wyatt Earp - est un trop célèbre bagarreur. Son pistolet infaillible lui a fait assez d’ennemis pour le condamner à errer sans repos à travers les étendues encore à demi sauvages de l’Ouest. Pourtant, il n’aspire plus qu’à la paix et l’oubli. S’il lui faut tuer de temps en temps un imprudent, c’est à son corps défendant, parce que partout on le reconnaît, quelque jeune blanc-bec n’a de cesse de le provoquer pour faire le malin.
Aujourd’hui, Jimmy n’a qu’un seul souci : retrouver sa femme et son fils, abandonnés depuis huit ans, pour les convaincre qu’il les aime toujours, qu’il est un autre homme, que la bagarre n’est plus son fait et qu’ils pourraient finir leurs jours, heureux, dans un petit ranch. Mais trop d’hommes partout où il passe veulent sa mort, par vengeance ou parce qu’ils sont jaloux de sa gloire : une balle dans le dos met fin à ces paisibles projets.
On voit que ce scénario n’a rien d’original, et c’est ce qui fait son charme. Henry King a visiblement voulu faire un western le plus classique possible, dépouillé jusqu’à l’essentiel, sans variations spectaculaires. Il n’est guère question pendant quatre-vingt-dix minutes que de pistolets qui partent tout seuls et il n’y a pourtant pas plus de deux coups de feu dans tout le film. Il faut aimer le western pour lui-même, pour ses héros et ses thèmes. Celui-ci décevra ceux qui confondent ce genre avec la nécessité de massacres spectaculaires et de chevauchées épiques. Gregory Peck campe le bagarreur qui fuit la bagarre avec une merveilleuse simplicité. André Bazin, Le Parisien libéré, 1952.
Il est agréable de trouver de temps en temps un western techniquement soigné, mais sans recherche aucune d’originalité quant au scénario. Il y a deux façons en effet de concevoir les films de ce genre : soit qu’on s’efforce d’introduire des variantes ingénieuses et inattendues pour renouveler apparemment l’histoire ; ces épices ont leur agrément ; soit, au contraire, qu’on joue rigoureusement le jeu. C’est le cas ici, Henry King n’a absolument pas essayé de nous épater : nulle recherche de scénario ou de mise en scène. On peut toujours prévoir d’avance au moins trente minutes de film. Mais des acteurs parfaits, l’exactitude scrupuleuse du décor prouvent cependant qu’il ne s’agit pas d’une production à la sauvette de série Z.
On sait la place que tient dans la geste de l’Ouest le nom de quelques célèbres bagarreurs au pistolet infaillible : Billy le Kid, Wyatt Earp… Jimmy Ringo est leur émule, il erre dans l’Ouest poursuivi un peu par la Justice, beaucoup par la vengeance des pères ou des frères de ceux qu’il a tués - généralement du reste à son corps défendant. Il arrive dans une petite ville où sa présence cause une grosse émotion. Mais Jimmy ne vient pas chercher la bagarre, au contraire, il veut seulement revoir sa femme et son fils, dont sa vie trop mouvementée l’ont séparé, et les convaincre qu’il n’aspire plus maintenant qu’à la paix familiale dans l’oubli du nom trop célèbre de Jimmy Ringo. Mais qui a tué par le pistolet périra par le pistolet ! Au moment où Jimmy quitte la ville, une balle dans le dos met fin à ses exploits plus tôt encore qu’il ne le souhaitait.
Rien, comme on voit, d’extraordinaire, il n’y a pas dans tout le film plus de deux coups de révolver, pas de bagarres. Il faut aimer le western pour lui-même, pour l’orthodoxie de son scénario, même dépouillé de ses agréments spectaculaires. C’est mon cas. C’est peut-être celui du lecteur.
Gregory Peck campe avec une parfaite simplicité ce bagarreur malgré lui, poursuivi par sa réputation comme par son destin. André Bazin, Radio-Cinéma-Télévision, 1952.
L’ANGE DES MAUDITS
Rancho Notorious
de Fritz Lang, 1952, US, 1h29, Couleurs
avec Marlene Dietrich, Arthur Kennedy, Mel Ferrer…
RÉSUMÉ : Un fermier, Vern, traque le bandit qui a violé et tué sa fiancée. Il apprend que celui-ci doit se trouver dans un endroit nommé « Chuck-a-Luck », du nom d'un jeu de roulette. Il s'agit d'un ranch où se réfugient tous les hors-la-loi du pays, et qui est tenu par Altar Keane et son amant Fairmont, redoutable tireur. Vern se fait passer pour un bandit et entre dans cet univers. Altar tombe alors amoureuse de lui. Mais Vern est obsédé par la vengeance.
POINTS DE VUE : Un superbe et étrange western, théâtral, lyrique et mélancolique, rythmé par une ballade (la Légende de Chuck-a-Luck) à la manière d'une chanson de geste. C'est une histoire « de haine, meurtre et vengeance », autant de thèmes chers à Lang. Celui-ci recompose ici les contes classiques de l'Ouest pour une complainte crépusculaire. Laurent Aknin.
Un cow-boy traque les deux hommes qui ont tué sa fiancée. Il rencontre Altar Keane, une chanteuse devenue propriétaire d’un ranch refuge pour criminels en fuite.
Le troisième western de Fritz Lang — et, de loin, le meilleur — est scandé par une chanson dont le titre, « The Legend of Chuck-a-Luck », a un caractère mythologique. Des flash-back contribuent, toujours sur la forme du conte, au portrait de la mystérieuse cheffe de gang, dans des décors à l’artificialité théâtrale assumée. Le rôle est écrit pour sa compatriote Marlene Dietrich, subtile variation de son personnage emblématique de femme fatale. Le caractère exemplaire du film réside dans l’habileté avec laquelle Lang intégre ses obsessions (l’ambiguïté du bien et du mal, du visible et du caché) et son utilisation, en tant que cinéaste européen, des codes du western. Magistral. Samuel Douhaire.
Le film de Lang prend certes la forme du western mais présente également de nombreux éléments du film policier et n’est pas si éloigné des films noirs qu’il a pu réaliser durant son exil américain : il est construit à la manière d’une quête, dans laquelle le héros se lance à la recherche d’un meurtrier dont il ne connaît rien et par laquelle il se découvrira aussi à lui-même. Or, le premier roman policier n’est-il pas censé être l’histoire de Œdipe ? D’où aussi de nombreux rapports au théâtre grec classique, et surtout ce chœur omniprésent, que Lang a voulu musical : bien plus qu’un thème récurrent, la musique redondante de « Chuck a Luck » va ainsi nous guider pas à pas dans les cheminements, externes et internes, du personnage de Vern, et nous conter avec emphase les différents paliers de sa démarche.
La fin du film peut également rappeler le mythe grec : Vern, croyant qu’il atteint son point de délivrance, provoque malgré lui la mort d’une femme qu’il a ou aurait pu aimer ; ne reste plus qu’à se crever les yeux dans ces conditions. Ce que, n’en doutons pas, le héros fera hors champ, d’une manière ou d’une autre, nous privant par là de ce bienfait qu’offrent les westerns traditionnels où meurent les méchants pour laisser renaître un monde qui nous agrée.
Pourtant, c’est bien d’un western qu’il s’agit et jamais on n’a l’impression d’assister à un film où le cinéaste plaquerait ses thèmes favoris (celui des sociétés secrètes par exemple, présent ici comme dans nombre de ses œuvres) sur le genre. Bien au contraire, Lang les y introduit tout naturellement et c’est ce mélange qui surprend et intrigue, entre respect des codes et singularité cinématographique. Emmanuelle Cocud.
La rencontre de deux noms aussi justement célèbres que ceux du metteur en scène Fritz Lang et de Marlene Dietrich a de quoi, à priori, mettre en éveil notre curiosité et nous laisser espérer un film d’intérêt exceptionnel. Mais la production a ses secrets et Hollywood ses mystères. On n’imagine guère en France qu’un Marcel Carné, un Clouzot ou un René Clair se voient attribuer la réalisation d’un film de série B, doté de trois bouts de décor et d’un devis ridicule. La chose peut se produire en Amérique. L’Ange des maudits est un western de poche, tourné en studio avec des « découvertes » en toile peinte qui ne tromperaient pas un enfant de dix ans. De temps en temps, censés se promener dans le désert, les personnages sont dotés d’ombres en étoile comme si une demi-douzaine de soleils y contribuaient. Et pour cause !
Mais après tout, la chose a-t-elle tant d’importance ? Je connais plus d’un western à grande figuration, chevauchées et massacres qui ne vaut pas celui-ci. C’est que son scénario attachant est interprété par des acteurs de classe et dirigés de main de maître.
Marlene y incarne naturellement une vamp de saloon, plus prompte à allumer les passions qu’à les satisfaire. Sa réputation est grande dans l’Ouest, et elle n’est pas éteinte, bien qu’on ait perdu sa trace depuis quelques années. C’est qu’après bien des avatars, elle est devenue éleveuse de chevaux dans un ranch fort écarté. Cet alibi couvre, en réalité, une activité moins avouable : sa ferme sert d’abri aux hors-la-loi en rupture d’attaque de banque ou de pillage de train. Elle ne prend que dix pour cent sur leurs bénéfices… Parmi les bandits qu’elle protège, il en est deux qui ont violé et assassiné une jeune fille que son fiancé à juré de venger. Avec autant de courage que d’ingéniosité, il parvient à se faire admettre dans le ranch où une broche, sur la robe de la belle hôtesse, confirme ses soupçons. Mais l’amour seul pourrait la faire parler et elle n’est pas femme à s’y laisser prendre facilement. La séductrice finira pourtant par se laisser séduire et par dénoncer involontairement celui qui lui donna le bijou, permettant au justicier d’accomplir sa vengeance. L’inévitable bagarre finale permettra, naturellement, une relative punition des méchants et offrira à Marlene l’occasion de se racheter par une mort romantique.
Les westerns ne se juge pas sur l’originalité de leur scénario, mais sur le style avec lequel le metteur en scène a su, pour la millième fois, nous raconter la même histoire. En dépit de ses moyens limités, Fritz Lang sait nous faire entrer dans son jeu et nous charmer par la poésie, à la fois naïve et virile, de ses personnages.
Marlene, à qui l’histoire prête adroitement un âge vraisemblable, prouve, une fois de plus, qu’elle n’a même pas besoin de montrer ses jambes pour demeurer digne de sa réputation. Elle règne sur l’écran et sur les cœurs. Sa beauté, ironiquement sophistiquée, résiste même à l’effroyable bariolage d’un Technicolor des mauvais jours. André Bazin, Le Parisien, 1953.
LE CAVALIER DU DÉSERT
The Westerner
de William Wyler, 1940, US, 1h40, Noir et Blanc
avec Gary Cooper, Walter Brennan, Doris Davenport…
RÉSUMÉ : Accusé à tort d'avoir volé un cheval, Cole Hardin est conduit au saloon de Vinegarroon, qui sert également de tribunal au juge Roy Bean, l'unique magistrat des environs. Pendant que les jurés délibèrent, Cole constate que le juge n'a d'yeux que pour la splendide Lily Langtry, surnommée "Jersey Lily"...
POINT DE VUE : Arrêté pour un vol de chevaux qu’il n’a pas commis, Cole Hardin est condamné par l’expéditif juge Roy Bean. Il échappe à la pendaison en promettant de lui rapporter une mèche de cheveux de la célèbre Lily Langtry.
Dans ces espaces encore sauvages qu’éleveurs et fermiers se disputent, où quelques hommes font régner leur ordre à eux, Cole apparaît en éclaireur pour annoncer le monde civilisé. Lorsqu’il tue le juge, il installe la loi. Un western qui mêle mélodrame et humour. Dominé par Walter Brennan, tonitruant et pathétique Roy Bean. Gérard Camy.
COMMENTAIRE : Condamné à la pendaison par le juge Roy Bean, le cow-boy Hardin n'a la vie sauve que parce qu'il feint de connaître l'actrice Lily Langtry dont le juge est amoureux sans l'avoir jamais vue. Hardin va se faire nommer shérif à la ville voisine et affronte Bean venu assister à un spectacle de Lily : il blesse mortellement le juge qui va expirer aux pieds de l'actrice.
La Bible dans une main et le revolver dans l'autre, le cabaretier Roy Bean exerce sans mandat une justice expéditive au profit des éleveurs en lutte contre les fermiers. Cet excellent western met ainsi en œuvre un thème traditionnel de la saga de l'Ouest en y ajoutant un pittoresque élément sentimental. Dominée par deux grands acteurs et traitée en images superbes, c'est l'une des plus brillantes réussites de Wyler. Marcel Martin.
LES AVENTURES DU CAPITAINE WYATT
Distant Drums
de Raoul Walsh, 1951, US, 1h41, Couleurs
avec Gary Cooper, Mari Aldon, Richard Webb…
RÉSUMÉ : Afin d'affaiblir la tribu indienne des Séminoles, l'armée américaine décide de détruire leur source d'approvisionnement en armes, un vieux fort espagnol alimenté par la contrebande. Cette délicate opération est confiée au capitaine Wyatt, un misanthrope qui vit sur une île en compagnie de son fils. Après un coup de force particulièrement réussi, le fort est détruit, les contrebandiers tués et quelques-uns de leurs prisonniers, dont une jeune femme et sa servante, sauvés. Mais les Indiens attaquent en représailles et déciment les marins qui devaient reconduire Wyatt à bon port. Celui-ci, livré à lui-même, est obligé de rentrer par ses propres moyens...
POINTS DE VUE : Le capitaine Wyatt, le lieutenant Tufts et leurs hommes attaquent un fort occupé par des trafiquants d'armes qui font commerce avec les Séminoles. Après avoir libéré les prisonniers, ils font sauter le fort. Mais les Indiens les poursuivent...
Peu de westerns possèdent l'intensité et le pouvoir d'évocation des Aventures du capitaine Wyatt. L'intrigue se réduit à une longue poursuite entre les soldats de Wyatt et les Indiens qui les traquent dans les Everglades, en Floride, au milieu des serpents et des crocodiles. Elle aurait pu être fastidieuse et répétitive ; elle est au contraire passionnante. Harcelés par le bruit des tambours, le capitaine et ses compagnons fuient à travers les marais... Le film est en fait un remake d'Aventures en Birmanie, que Walsh avait lui-même tourné en 1945. Il a conservé la même trame linéaire : les Indiens ont remplacé les Japonais et la Floride, la jungle birmane... — André Moreau.
Raoul Walsh est l’auteur de deux transpositions de ses propres films : Comme La Fille du désert procède de La grande évasion, Les Aventures du capitaine Wyatt est une réécriture du magnifique Aventures en Birmanie, dans lequel Gary Cooper remplace Errol Flynn, et les Everglades la jungle. Dans les deux cas, Walsh illustre avec une remarquable économie de moyens ce sous-genre particulier qu’est la « brigade perdue », récit d’une échappée en milieu hostile ; dans les deux cas, le danger est multiple et omniprésent, tapi dans le hors-champ ou révélé par un travelling, tel celui qui montre un Séminole sur une branche d’arbre. Et la figure héroïque, interprétée ici par Cooper au sommet de son art, tout de retenue et de masque indéchiffrable, est un guide, admiré par ses hommes. Mais Wyatt est encore un peu plus ; qu’on en juge : père attentif, guerrier courageux, capable de pardon, il comprend la langue indienne et déchiffre les messages des tambours, sait pêcher avec un bâton ou se raser avec un couteau, dévoile la fille de ferme sous la caricature mondaine, peut expliquer les coutumes séminoles. Bref un surhomme vénéré par sa troupe. À cet égard , sa première apparition, annoncée et retardée, est un modèle de mise en scène ; en deux plans, Walsh fait exister son héros et le magnifie. Nous sommes au début des années 50 : l’Amérique n’en est pas encore à douter d’elle-même et Cooper incarne à merveille ce personnage droit, pétri de bravoure et d’honneur.
Débarrassons-nous de certaines vétilles qui alourdissent le film : des personnages secondaires sacrifiés, de petites mièvreries qui sonnent comme autant de concessions, une certaine pesanteur dans le dialogue. Mais le reste ! On se voit mal faire la fine bouche devant un scénario réduit à l’essentiel, comme une épure du film d’aventures (on n’ose parler de western pour cette histoire se déroulant en Floride). Et cet essentiel est savamment dosé en une alternance équilibrée de morceaux de bravoure et de temps plus faibles, qui servent de pause aussi bien que de révélateur. L’attaque du fort, conduite en quelques minutes denses, relève du tour de force tant elle est magistralement filmée et montée. Dans une perspective classique, l’action est toujours parfaitement lisible et condensée en brefs éclats de violence. De même le duel final, sur et sous l’eau, est un miracle de tension et d’efficacité, couronné par le seul plan sanglant du film, le couteau de Wyatt s’enfonçant dans le torse de l’Indien. Pour le reste la violence, époque oblige, reste hors-champ ; mais Walsh sait la suggérer par un plan (les crocodiles nageant au milieu des chapeaux) ou par un témoignage (le guide survivant parle de « boucherie »).
Dans ce film mené tambour battant, périodiquement traversé par des séquences d’anthologie (il faudrait encore citer la poursuite dans les hautes herbes, presque abstraite), le réalisateur et son scénariste ménagent des moments d’humour, dont certains sont très réussis : la discussion mondaine interrompue par le bruit du couteau pendant le rasage est drôle tout en restant au service de l’histoire. Ils savent aussi distiller les annonces, faire preuve d’un érotisme discret et au bout du compte ramasser cette poursuite en 1h40, sans déchets ni fioritures. Les Aventures du capitaine Wyatt, sans être un chef-d’œuvre, témoigne de cet art disparu, celui d’un cinéma classique, efficace, qui s’appuie sur des vedettes pour glorifier sans lourdeur démonstrative des valeurs traditionnelles. Walsh peut aussi compter sur la partition riche et variée de Max Steiner, qui participe habilement à la réussite du spectacle. François Bonini.
Ce film splendide n’existe toujours pas en DVD en dehors d’une rudimentaire édition américaine sans sous-titres. C’est l’un des plus beaux de son auteur, et par la même occasion un chef-d’œuvre absolu du cinéma américain. On peut affirmer sans exagération que Les Aventures du capitaine Wyatt est l’un des meilleurs films d’aventures jamais réalisés. Walsh reprend l’argument de l’un de ses grands titres de la décennie précédente Aventures en Birmanie (Objective, Burma!, 1945), classique absolu du film de guerre avec Errol Flynn, et le transpose dans les Everglades en 1840, lors de la seconde guerre Seminole. Les deux films possèdent des scénaristes différents et pourtant Walsh s’évertue à travailler un matériau identique en cherchant à l’améliorer. Ce n’est pas la première fois que Walsh s’employait à refaire ses meilleures réussites quelques années plus tard, en racontant la même histoire ancrée dans un autre genre. La Fille du désert (Colorado Territory, 1949) était déjà une nouvelle version sur le mode western du film noir La Grande Evasion (High Sierra, 1941). Ces variations autours de schémas narratifs semblables laissent à penser que Walsh n’avait pas envie d’abandonner une bonne histoire quand il en tenait une. Elles témoignent surtout de l’attachement du cinéaste à des motifs dramatiques et à des personnages puissants capables de s’incarner avec une force égale dans des époques, des décors et des situations différentes. Comme son titre français l’expose de manière explicite Les Aventures du capitaine Wyatt dresse le portrait d’une figure héroïque, d’un meneur d’hommes, le capitaine Quincy Wyatt, chargé par l’armée d’une mission périlleuse, la libération de prisonniers en territoire ennemis. Une fois l’opération réussie le groupe traqué par les Indiens est contraint de s’enfoncer dans les marécages mortels des Everglades en Floride, en proie à un double danger : celui de la faune sauvage et des guerriers Seminole. Ce récit de survie en terrain hostile exalte la bravoure du soldat, l’intelligence du stratège, la connaissance intime du milieu naturel et des comportements humains nécessaires au commandement et le charisme du chef, qualités réunis en la personne de Wyatt, qui a choisi de vivre loin de la civilisation des Blancs pour élever son jeune fils métis. Gary Cooper incarne à la perfection cet aventurier viril capable de violence mais aussi d’humour et de tendresse. Le film regorge de scènes inoubliables, dans le registre de l’action comme dans celui de la comédie – celle où Cooper se rase à sec avec un couteau de chasse, bientôt maladroitement imité par un jeune officier. L’érotisme, omniprésent dans l’œuvre de Walsh, irradie le film par la présence de la sexy Mari Aldon, seule femme dans un monde d’hommes. Les Aventures du capitaine Wyatt est aussi l’histoire de la naissance du désir entre la captive délivrée et Wyatt, l’histoire d’une rencontre entre deux êtres pas si différents malgré les apparences, réunis autour des thèmes de la vengeance et du racisme, admirablement traités par Walsh. Ce classique aux péripéties palpitantes et cruelles peut être vu comme une matrice des nombreux films d’aventures qui lui succèderont, avec des scènes reprises telles quelles par Spielberg (Indiana Jones et le temple maudit) ou McTiernan (Predator) par exemple. C’est un film qui vous enchante si vous le voyez enfant mais qui ne cesse de révéler ses richesses, ses beautés et sa subtilité à chaque nouvelle vision. Olivier Père.
QUARANTE TUEURS
Forty Guns
de Samuel Fuller, 1957, US, 1h20, Noir et Blanc
avec Barbara Stanwyck, Barry Sullivan, Dean Jagger…
RÉSUMÉ : En 1880, en Arizona, le shérif fédéral Griff Bonnel est envoyé à Tombstone avec son frère Wes pour arrêter une bande de quarante hors-la-loi dirigée par la puissante Jessica Drummond.
POINTS DE VUE : Un agent fédéral a pour mission d'arrêter un tueur. Celui-ci est le frère de « la femme au fouet » qui domine la région et y chevauche en compagnie de ses quarante hommes de main. Un splendide western violent et lyrique, constamment inventif. Dictionnaire des films, Larousse.
Impossible de les compter lorsqu'ils déferlent en cavaliers d'Apocalypse dès le premier plan. Mais leur nombre n'a aucune importance. Ils servent uniquement de faire-valoir à leur chef, « la femme au fouet » (Barbara Stanwyck, royale), femme d'affaires amazone qui tient la ville sous sa coupe. Jusqu'à ce qu'un élégant tueur du gouvernement la fasse trottiner dans la poussière... Un concentré de Fuller, dans le fond et dans la forme : l'éternel combat entre action et sentiments, la violence expéditive, et cette manière de surprendre constamment par un montage qui méprise la logique au profit de l'efficacité. Un western à part. Guillemette Odicino.
Dernier western de Samuel Fuller, Quarante Tueurs est malgré son petit budget un monument de cinéma baroque. Le contexte historique ou politique y est presque totalement absent, au contraire des autres titres de Fuller dans le genre, J’ai tué Jesse James, Le Baron de l’Arizona et Le Jugement des flèches, même si le scénario évoque en biais le thème de la fin de l’Ouest. On nage en revanche en plein délire érotique et Quarante Tueurs est « un film de fous sur la folie », l’autre grand sujet de Fuller (avec la violence), qui devait plus tard signer le chef-d’œuvre définitif sur la question: Shock Corridor. Dans Quarante Tueurs, une femme de poigne dirige une bande de gaillards qui sème la terreur dans la région et materne son jeune frère, un abruti sadique, avec une affection suspecte. Deux frères hommes de loi, accompagnés de leur cadet, vont tenter de remettre un peu d’ordre dans la ville. Le film devait au départ s’intituler « La Femme au fouet » (du nom de la chanson qui accompagne l’action), un titre qui rend davantage justice aux tendances dominatrices du personnage de Barbara Stanwick, dont l’autorité sur ses hommes se situe dans des zones plus troubles que le matriarcat. Fuller préféra pour le rôle Stanwyck, la cinquantaine bien tapée, à la plus jeune et sexy Marilyn Monroe. Le cinéaste a raconté que Quarante Tueurs était d’abord un film sur les armes, et cette approche fétichiste rend particulièrement amusant les scènes de séduction. L’aspirant shérif courtise la fille de l’armurier tandis que celle-ci prend ses mensurations pour lui fabriquer une arme sur mesure; plus tard Barbara Stanwick exprime le désir de caresser le gros calibre du héros, qui n’a plus jamais dégainé depuis le meurtre d’un jeune homme dix ans auparavant. Ces audaces s’accompagnent évidemment des géniales trouvailles visuelles du cinéaste, jamais à court d’idées chocs et inoubliables. Dès le premier plan (les ombres de nuages affleurent un paysage de plaine, bientôt traversé par la horde des quarante cavaliers), le spectateur comprend que le cinéaste a l’intention d’utiliser le CinemaScope comme personne n’avait osé le faire avant lui. Fuller aime les mouvements de grues insensés, les longs plans complexes, mais maîtrise aussi la litote (la sublime scène d’enterrement) et apprécie les images brèves qui détonnent à l’intérieur du film. On est encore surpris par les plans flous en caméra subjective (le vieux shérif devient aveugle), les gros plans qui cadrent les yeux du héros dans la scène du duel (figure de style inhabituelle à l’époque), et surtout l’image d’une jeune femme filmée de l’intérieur du canon d’une arme, telle une cible désirée. Même si Samuel Fuller dut y ajouter un épilogue conventionnel, la célèbre scène finale symbolise à elle seule l’anticonformisme du grand cinéaste, le plus déchaîné des « mavericks » de Hollywood. Olivier Père.
John McCabe
McCabe and Mrs. Miller
de Robert Altman, 1971, US, 2h08, Couleurs
avec Warren Beatty, Julie Christie, Shelley Duvall…
RÉSUMÉ : Dans une de ces villes de l'Ouest qui poussèrent si vite (et disparurent non moins vite), un aventurier, John McCabe, se lance dans le commerce. Avec l'aide d'une charmante femme, Constance Miller, il va ouvrir et faire prospérer ce que l'on appelle pudiquement une maison close. Au point de susciter bien des convoitises. Plus dure sera la chute.
POINTS DE VUE : Altman n'est pas un romantique. S'il choisit le cadre du western, c'est pour prendre ses distances avec les mythes de l'Ouest, un recul méchamment sarcastique. Son héros n'en est pas un, même s'il feint de le présenter comme tel. Cet étranger, cavalier venu de nulle part (et affublé d'un drôle de chapeau...), débarque à Presbyterian Church, petite ville en construction.
Altman, accentuant encore la distanciation, fait du décor un personnage en soi, dans lequel les hommes se fondent : charpentes, boue, neige, entre gris bleuté et bruns putrides. L'étranger, joueur et homme d'affaires, monte un bordel à deux sous dans ce bled en devenir. Mrs Miller, une pute ambitieuse, le pousse à voir plus grand. Mais, déjà, les représentants du grand capital, qui en est à ses balbutiements, veulent tout s'approprier et tuer dans l’œuf cette tentative de libre entreprise...
John McCabe se nomme-t-il vraiment ainsi ?, a-t-il réellement abattu un homme lors d'un poker ? Tout cela n'est sans doute qu'une légende. Altman, avec un sourire narquois qui met mal à l'aise, regarde ce pauvre diable se débattre contre des tueurs et contre Mrs Miller, plus solide que lui. Seule la fin, balayée par le blizzard, offre un regain de pureté et d'humanité. Tout le long, une ballade superbe de Leonard Cohen aura bercé le film de sa mélancolie désabusée. Télérama, 2011.
Robert Altman, spécialiste du film choral, doit pourtant ses plus belles réussites aux pérégrinations de deux fieffés individualistes, John McCabe (dans le film du même nom, McCabe & Mrs. Miller en version originale, 1971) et Philip Marlowe (dans son génial Le Privé, deux ans plus tard).
McCabe est un ex tueur à gages, un joueur et un proxénète, reconverti en petit entrepreneur qui tente sa chance en faisant fructifier un bordel dans une bourgade minière perdue dans les montagnes du Nord-Ouest en 1902. Il s’associe à une prostituée ambitieuse, Mrs Miller. Leur commerce prend de l’ampleur, au point d’attirer l’attention des capitalistes de la région qui veulent lui racheter. Devant son refus, ils envoient dans le village trois tueurs pour éradiquer cette poche de résistance au monopole des gros patrons. John McCabe appartient à son époque, les années 70, propices aux remises en question. Altman attaque l’Amérique par ses fondations et ses mythes : celui du spectacle (Nashville, Buffalo Bill et les Indiens) du progrès (Le Privé), celui de la famille et du melting-pot (Un Mariage) et dans John McCabe, celui de la libre entreprise. Nous ne sommes pas éloignés, au rayon des thèmes, de certains films de John Huston, des westerns élégiaques de Sam Peckinpah et de La Porte du paradis de Michael Cimino (1980), clôture de cette veine autocritique et révisionniste qui tend à faire un sort au mythe de la frontière et à démontrer que civilisation et violence ont souvent fait bon ménage.
L’originalité du film est ailleurs : dans la méthode d’Altman, filmeur acharné qui enchaîne les tournages et aime à s’entourer d’une équipe technique et artistique régulière, que viennent ici rejoindre deux stars (le couple formé alors à la ville comme à l’écran par Warren Beatty et Julie Christie) qui sont aussi deux grands acteurs capables de malmener leur image proprette (même si les relations entre Beatty et Altman seront exécrables.) Altman et sa troupe ont bouleversé les habitudes du cinéma américain. Le cinéaste ne respecte qu’en apparence les règles du western : un étranger arrive dans une ville, il lutte seul contre une organisation, jusqu’au règlement de comptes final. Mais nous sommes loin du Train sifflera trois fois.
Altman réorganise ces éléments narratifs pour offrir une nouvelle forme de spectacle, plus adulte et plus ironique. Le héros du film est un ancien tueur et un maquereau sans envergure, le village prospère autour du bordel et non de l’église, le récit se déroule imperturbablement comme un incident sans importance dans l’histoire de l’avancée du progrès. John McCabe, vestige du passé, mort en sursis, ne laissera aucune trace dans les mémoires. Pas même dans celle de sa maîtresse, Mrs Miller, arriviste brisée qui se réfugie dans les volutes de l’opium. La mort, la drogue, l’oubli. John McCabe est un film mortuaire, nimbé du début à la fin dans un linceul de neige et de boue, bercé par les sublimes chansons de Leonard Cohen dont on ne sait si elles commentent les images ou l’inverse. John McCabe ne se contente pourtant pas de suivre la thématique de l’échec en vogue ces années-là. Altman est un cinéaste en rupture avec le cinéma américain et sa façon de raconter des histoires. Sa façon de filmer, en longs plans mobiles qui captent plusieurs actions simultanées, qui accueillent l’improvisation et gèrent les imprévus, frappe encore aujourd’hui par sa modernité. L’utilisation de la musique, ainsi que la photographie du grand Vilmos Zsigmond, une fois de plus très audacieuse, sont révolutionnaires.
C’est enfin un film où Altman, pas encore prisonnier de sa trop fameuse (et contestable) misanthropie, osait encore nous émouvoir avec deux personnages de losers presque magnifiques et leur histoire d’amour, fut-elle mal partagée, monnayée et sans avenir. Les scènes où McCabe souffre sans oser le dire de voir Mrs Miller monter avec des clients, et qu’il se lamente d’être un rustre sans instruction incapable de dévoiler ses sentiments à la femme qu’il aime compte parmi les plus belles du film et de tout le cinéma d’Altman. Chef-d’œuvre. Olivier Père, 2012.
Humour noir sur paysage de neige et de boue ; peinture au vitriol de ce bon vieil Ouest des familles. Il n'y a ici que maquereaux et putes, financiers véreux et brutes avinées. Une façon comme une autre (l'autre ce sera Buffalo Bill et les Indiens de décaper les mythes, de montrer de près les « vertus pionnières » et la morale de la Bible et du fusil. Bien sûr, la noirceur du propos serait insoutenable si un humour constant ne la tempérait, jusqu'au dernier plan. Claude Aziza, 1995.
COMMENTAIRE : John McCabe est un film admirable, souvent cité comme un des meilleurs d’Altman. L’alchimie fonctionne entre Julie Christie et Warren Beatty, tous deux extraordinaires. Basé sur le roman d’Edmund Naughton, le film suit les aventures de John McCabe, à l’aube du siècle dernier. On ne saura rien de sa vie antérieure, si ce n’est qu’il s’agit d’un joueur et qu’il traîne une vague réputation de manieur de colt. Le script ne comprend ni « bons » ni « méchants ». L’ascension de McCabe s’explique par le simple fait que les autres sont encore moins éduqués et raffinés que lui, ce que nous observons dans la première partie du film.
Les archétypes du western sont systématiquement détournés ou moqués. Moralement, personne n’est à sauver, mais le cinéaste évite soigneusement le cynisme. Altman a beau filmer des choses peu glorieuses, jamais il ne cède au misérabilisme ou à la veulerie. Le film raconte l’absurdité de la vie, celle des pauvres types oubliés. On vit, on trime, on meurt. L’une des forces du film tient au fait que le village se construit en dur, s’enrichissant de plusieurs bâtiments à mesure que le récit avance. Altman tourne dans la continuité, dans l’ordre du scénario, les ouvriers passant pour figurants.
Échec commercial à l’époque de sa sortie, sans être pour autant un bide total, le film gagnera par la suite la réputation de film culte, puis de classique des années 70. L’atmosphère particulière, les intérieurs à peine éclairés, la boue omniprésente, la tempête de neige, la tristesse des chansons de Leonard Cohen, apportent à ce récit d’aventure romantique une beauté crépusculaire. John McCabe est un film bouleversant.
WINCHESTER 73
d’Anthony Mann, 1950, US, 1h32, Noir et Blanc
avec James Stewart, Shelley Winters, Dan Duryea…
RÉSUMÉ : Arrivant à Dodge City, Lin McAdam retrouve son frère Dutch Henry recherché pour le meurtre de leur père adoptif. Lors d'un concours de tir, Lin gagne une superbe Winchester que Dutch s'empresse de lui voler avant de s'enfuir. Lin se lance à sa poursuite et suit la trace de l'arme à travers ses propriétaires successifs. Il retrouve finalement Dutch et l'affronte dans un combat singulier...
POINTS DE VUE : Initialement prévu pour Fritz Lang, ce film marque la rencontre de Mann avec son acteur fétiche, James Stewart. Sa parfaite construction dramatique autour de la Winchester 73, une violence exacerbée et une remarquable utilisation du paysage naturel (en particulier les roches du duel final) en font la première réussite du cinéaste dans le genre dont il sera l'un des maîtres. Joël Magny, 1995.
« La prodigieuse histoire de la carabine de Buffalo Bill qui servit à la pacification de l'Ouest Américain. » Dans les années 1950, la réclame n'y allait pas de main morte. Le maladroit slogan publicitaire avait au moins le mérite de pointer l'ambiguïté ontologique du chef-d’œuvre d'Anthony Mann : violence sans conscience n'est que ruine de l'homme. Les propriétaires successifs de la fameuse Winchester modèle 1873 vont l'apprendre à leurs dépens... Gagnée à un concours de tir, volée au vainqueur, perdue au poker, récupérée sur un cadavre, l'arme tant convoitée (et la femme qui l'accompagne !) passe de main en main et donne au récit sa structure circulaire. Pour mieux souligner la difficulté à s'extraire de cette spirale maléfique. La carabine mythique est une Excalibur moderne. Son maniement exige pureté et sagesse. Le roi Arthur, c'est James Stewart. Sa quête le conduira à éliminer son frère parricide en duel. La mort dans l'âme, le chevalier du Nouveau Monde peut poursuivre sa route. Et traîner son spleen dans les quatre westerns suivants qu'il tournera sous la direction d'Anthony Mann. Avec Winchester 73, le cow-boy est définitivement passé dans l'ère du désenchantement. — Jérémie Couston, 2016.
Winchester 73 est le premier des cinq titres du cycle de westerns de Anthony Mann avec James Stewart en vedette. Ces films, à commencer par Winchester 73, explorent les mêmes thèmes (la violence, la vengeance, le courage) sur un mode tragique, et constituent une entrée précoce et magistrale du western dans la modernité et la réflexivité, à l’instar de La Vallée de la peur (Pursued, 1947) de Raoul Walsh ou J’ai tué Jesse James (I Shot Jesse James, 1949) de Samuel Fuller. Loin d’exalter la beauté des grandes étendues sauvages et de glorifier les mythes fondateurs de la conquête de l’Ouest, Winchester 73 inaugure, avec les film de Walsh et Fuller, une nouvelle ère du western qui va mettre en scène des individus névrosés, hantés par des conflits intimes et violents. L’histoire de Winchester 73 s’articule autour de la haine mortelle entre deux frères, du meurtre du père et de l’obsession fétichiste pour l’exemplaire parfait d’une arme de précision, la carabine Winchester modèle 1873. La traque du frère parricide et la succession des infortunés propriétaires de la Winchester, qui tuent et meurent pour sa possession, offrent à Mann et son scénariste Borden Chase l’occasion d’un récit aux résonances psychanalytiques, mais aussi d’une évocation de l’histoire sanglante des Etats-Unis. Au gré des rencontres et des péripéties incessantes du film sont rappelés des épisodes de la Guerre de Sécession ou la bataille de Little Big Horn. Le film débute à Dodge City, lors des fêtes du centenaire de l’indépendance, avec l’apparition de Wyatt Earp (interprété avec truculence par Will Geer), qui fut vraiment assistant marshal de la ville entre 1876 et 1977, ancrant la croisade vengeresse de Lin (James Stewart) dans un contexte historique réaliste.
Au sein d’un récit sans aucun temps morts, porté par un James Stewart magnifique, on a le plaisir de retrouver la géniale et émouvante Shelley Winters, Dan Duryea toujours aussi savoureux en fripouille sadique, plusieurs figures familières du western hollywoodien et deux jeunes acteurs dans des rôles fugaces mais qui ne passent pas inaperçus : Rock Hudson en chef indien et Tony Curtis en soldat de la cavalerie. Anthony Mann a déclaré : « Ce fut l’un de mes plus gros succès. C’est aussi mon western préféré : ce fusil qui passait de main en main m’a permis d’embrasser toute une époque, toute une atmosphère. Je crois qu’il contient tous les ingrédients du western et qu’il les résume tous. » On ne peut que lui donner raison ! Olivier Père, 2016.
COMMENTAIRE : Réalisé en 1950 par Anthony Mann, Winchester 73 est un incontournable du western. Il commence de la manière la plus classique qui soit avec l’arrivée de deux cavaliers dans une petite ville. Ces deux étrangers stationnent, émerveillés, devant une vitrine. L’objet de leur enthousiasme ? Une carabine ! Mais pas n’importe laquelle. C’est elle la véritable star du film. Ce Stradivarius des carabines, premier prix d’un concours organisé par la ville, attire les meilleurs tireurs de la région. Borden Chase, un des meilleurs scénaristes hollywoodiens, organise l’intrigue autour d’un schéma circulaire. En effet, la carabine tant convoitée va changer plusieurs fois de propriétaire générant une course poursuite à travers le pays. Ce sont les personnages secondaires qui donnent toute leur saveur à ce western, avec des dialogues à la hauteur. Winchester 73 met en scène l’affrontement entre deux mondes : celui de la justice incarné par le shérif Wyatt Earp, ou par McAdam lui-même, en quête du meurtrier de son père ; et celui de la violence et du vice. Une dualité qu’illustre l’alternance des scènes de nuit et celles de jour. Quant au duel final, il achève de la plus belle façon qui soit ce superbe western.
LA VALLÉE DE LA PEUR
Pursued
de Raoul Walsh, 1947, US, 1h41, Noir et Blanc
avec Robert Mitchum, Teresa Wright, Dean Jagger…
RÉSUMÉ : Nouveau Mexique, fin du XIXème siècle. Réfugié dans un vieux ranch délabré, Jeb Rand cherche à échapper à un groupe de cavaliers souhaitant sa mort. Le lieu qu’il a choisi comme refuge n’a rien d’anodin pour lui : c’est là qu’il a été témoin pendant son enfance d’un événement traumatique qu’il ne se remémore que par bribes impénétrables. Son seul souvenir, hantise énigmatique : une vision de bottes et d’éperons allant et venant sur un parquet de bois à hauteur de visage. Avec Thorley, une femme venue à cheval lui porter de la nourriture, Jeb tente de retracer son passé. Mais aura-t-il la force d’a"ronter ses démons et ainsi percer le mystère de son destin ?
POINTS DE VUE : Ce film appartient à l’époque la plus fastueuse de la carrière de Raoul Walsh qui, après une riche période muette encore mal connue mais contenant des films majeurs, eut une traversée du désert (relative) dans les années 30, avant de connaître une créativité débordante qui n’a pas d’équivalent dans le cinéma. La Vallée de la peur est un western qui puise dans la veine psychanalytique que Hollywood découvrait et vulgarisait grossièrement, Walsh ayant su éviter tous les pièges allégoriques de ce type de films. C’est la démesure de l’individu prêt à assumer sa propre folie pour parvenir à ses fins qui le passionne au point d’en faire l’énergie motrice du meilleur de son œuvre. Stéphan Krezinski, 1995.
Au Nouveau-Mexique, la jeune Thorley retrouve Jeb, l'homme qu'elle aime, qu'elle a épousé et qu'elle a pourtant voulu tuer... Car Jeb, toujours en fuite, est hanté par la disparition de sa propre famille, décimée par l'oncle de Thorley.
« C'était presque une histoire de fantômes », dira Raoul Walsh. La Vallée de la peur est l'un des premiers westerns à inclure clairement des éléments liés à la tragédie antique et à la psychanalyse. La haine entre les deux clans Callum et Rand évoque les luttes de la Grèce mythologique, tandis que l'imbroglio familial mêle étrangement le sexe, l'amour et la mort... Le bruit obsédant des éperons du tueur, qui habite à jamais les rêves de Jeb (magnifique Robert Mitchum), est l'une des grandes trouvailles du film. Un western pas comme les autres. — Aurélien Ferenczi, 2017.
« Territoire du Nouveau-Mexique, au début du XXe siècle, Medora Callum recueille Jeb Rand, un jeune enfant dont le père vient d’être assassiné, et l’élève avec ses deux propres enfants, Thorley, alors âgée de trois ans, et Adam, quatre ans. Ceux-ci devenus adultes, elle veut partager ses biens en trois parts égales, ce qui provoque avec Adam, qui a toujours considéré Jeb comme un intrus, un conflit, exacerbé par la naissance de relations amoureuses entre Thorley et Jeb... »
« Un western psychologique différent de tous mes autres films » : c’est ainsi que Walsh en personne décrivait La Vallée de la peur – citation extraite de son autobiographie Un demi-siècle à Hollywood (Each Man in His Time). Il s’agit en effet d’un western atypique dans la carrière du génial cinéaste, spécialiste de l’action et de l’aventure, puisqu’il s’intéresse ici aux mystères d’une âme, le film étant davantage psychanalytique que psychologique. Jeb (génialement interprété par Robert Mitchum, « un acteur né » toujours selon Walsh, qui parlait d’or) doit remonter à une scène traumatique enfantine pour pouvoir donner un sens à sa vie, qui se déroule de manière absurde et tragique. En effet un homme qu’il ne connaît pas le poursuit de sa haine mortelle pour une faute qu’il n’a pas commis, figure démente et maléfique qui manipule d’autres hommes pour qu’ils accomplissent sa vengeance à sa place, le payant de leur vie. Jeb est hanté par des cauchemars où apparaissent des éperons brillants dans la nuit, réminiscence de sa vision d’enfant lorsque, caché dans une cave, il fut témoin de violences sans pouvoir en décrypter la signification. Il faudra que Jeb retourne sur la scène primitive de son trauma, une cabane isolée où il part se réfugier, pour qu’il comprenne enfin les raisons de la malédiction qui pèse sur lui.
Jeb n’est pas le seul héros névrosé de la filmographie de Walsh. Mais La Vallée de la peur fait de cette névrose – et aussi, en passant, de celle de la mère adoptive de Jeb – le nœud narratif du film, jusqu’à la résolution – guérison finale. La Vallée de la peur se révèle d’une incroyable modernité, prouvant si nécessaire que le western hollywoodien n’avait pas attendu les années 70 pour offrir des approches réflexives et critiques des thèmes de la vengeance et de la violence, mais aussi du désir et de l’argent, au cœur du cinéma de Walsh. Malgré son approche intimiste La Vallée de la peur n’est pas un western de chambre ; Raoul Walsh aidé par la superbe photographie en noir et blanc de James Wong Howe met en scène un film à la poésie tellurique, et parfois cosmique, dans lequel les tourments intérieurs de ses protagonistes trouvent un écho dans des paysages naturels sombres et accidentés, à l’immensité écrasante. Olivier Père, 2015.
Contrairement à John Ford, l’autre Irlandais d’Hollywood à l’origine de la légende du western, Raoul Walsh se distingue par un caractère déraisonnable, presque excessif. La recette du cinéaste : un mélange flottant d’impétuosité, de désinvolture thématique et d’antiformalisme radical. Cocktail instable permettant, sans stylisation apparente aucune, de dévoiler l’essence et la matière même des plans. Une logique spontanée échappant, par opposition à ses contemporains Ford, Hawks, Lang ou encore Hitchcock, à toute définition. Injustement tombé dans l’oubli, et ce en dépit d’une maestria hors norme, La Vallée de la Peur fait à ce titre office de parangon dans la carrière de Walsh. Comme dans un film noir - le film partage plus de points communs avec ce genre que celui du western, qui n’est finalement qu’une trame -, les personnages de La Vallée de la Peur sont comme des étrangers solitaires préférant fuir leurs semblables et s’isoler. Une fuite qui s’explique non pas par une volonté de se retrouver soi-même - récurrence du cinéma classique - mais par un désir de se perdre tout entier. Plus encore que dans La Griffe du Passé, avec le même Robert Michum, c’est en effet la dimension psychanalytique et quasi biblique qui prévaut : vengeance enfouie, rivalité entre deux frères et surtout retour du refoulé. Véritable OVNI parmi les westerns de l’époque, dont les trajectoires étaient alors largement balisées, La Vallée de la Peur emprunte en 1946 des chemins de traverse auxquels le cinéma traditionnel est peu coutumier. Le territoire de l’œuvre est sans limite, tout comme son ambition.
À travers ce périple atypique, l’étendue de désert et de roche qui s’offre au regard du spectateur n’est, non pas à penser en tant qu’espace à parcourir physiquement et à conquérir, mais comme le tréfonds obscur d’une âme où s’égarer. Loin du classique duel au revolver, le voyage proposé consiste à explorer le cœur d’un homme, quitte à se perdre dans l’infini des cieux. Au caractère tangible du récit - l’histoire de la haine de Grant Callum pour la famille des Rand, plus dure que la roche -, le film adjoint en filigrane comme une impalpable histoire de fantômes. Dans ce contexte, Jeb (Robert Mitchum), anti-héros par excellence, doit non seulement s’absoudre de l’hostilité bien réelle de ses poursuivants, mais aussi venir à bout de ses propres cauchemars. Un programme certes ambitieux mais porté par une mise en scène à sa mesure. Outre les partitions au cordeau du compositeur Max Steiner, ténébreuses et majestueuses, sans oublier le regard insondable de Mitchum, comme piégé par l’énigme de son destin, c’est la photographie de James Wong Howe qui fait la sophistication de ce chef d’œuvre absolu. Difficile en effet de ne pas se perdre dans les ciels noirs, rochers et intérieurs tout juste éclairés captés par le chef opérateur. De même, comment ignorer la modernité de cette œuvre, à la hauteur des plus grands Ford, et ses innombrables scènes d’anthologie ? Certains cinéastes, toutefois, s’en souviendront : Tim Burton rendra un bel hommage au film dans Sleepy Hollow - autre œuvre psychanalytique majeure - à travers la séquence de l’enfant caché sous le plancher et celle du retour d’Ichabod Crane sur les ruines de sa maison d’enfance. Mieux : le cavalier sans tête sonnera comme une évocation des cavaliers noirs à la poursuite de Jeb Rand. Métaphore d’exception d’un passé qui ne passe pas et dont l’exorcisation se fait impérieuse.
Dommage que la trajectoire de La Vallée de la Peur, jamais vraiment reconnu à sa juste valeur dans l’histoire du cinéma, s’apparente à ce point à celle du film maudit. Un fatum surprenant au regard de sa densité exceptionnelle et de son scénario de génie signé Niven Busch (Duel au soleil, Le facteur sonne toujours deux fois). Car une chose est sûre : ce western hybride, avec ses salles de jeux, ses ranchs, ses falaises et ses chevauchées spectrales, est aussi fondamental que La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955), et renvoie avec la même force aux mythes originels. Un incontournable. Alexandre Jourdain, 2015.
IMPITOYABLE
Unforgiven
de Clint Eastwood, 1992, US, 2h10, Couleurs
avec Clint Eastwood, Gene Hackman, Morgan Freeman…
RÉSUMÉ : Lorsqu'une prostituée du nom de Delilah Fitzgerald se retrouve défigurée à cause d'un duo de cowboys, ses compagnes décident d'offrir une récompense pour leur mort.
POINTS DE VUE : Clint Eastwood avoue avoir réalisé son film en référence aux westerns qui ont bercé son enfance. Il récuse la légende triomphaliste, le simplisme édifiant, le manichéisme de papa. Son film est sombre, pluvieux, boueux, englué, encrassé. Le héros qui s’était amendé retombe dans les intrigues et les combats douteux. Il prend des coups, en donne. Il est victime de la cruauté, mais cruel lui-même. Il n’y a pas de « bons » dans cet enfer. Eastwood décrit la décadence avec force, avec tristesse, mais sans délectation. Gilbert Salachas, 1995.
Impitoyable (Unforgiven, 1992) est une dernière chevauchée. Dédié à Don (Siegel) et Sergio (Leone), le chef-d’œuvre définitif de Clint Eastwood demeure l’un de ses films les plus politiques et son adieu au western.
Souhaitant punir un cow-boy qui a défiguré une des leurs, des prostituées engagent un tueur à la retraite, devenu fermier, qui a renoncé à la violence mais reprend les armes pour éponger ses dettes. Avec ce film crépusculaire, Eastwood entend non seulement conclure l’histoire du western mais aussi son rapport intime avec le genre et mettre un terme à l’évolution de son personnage, réduit à une simple silhouette dans les westerns de Sergio Leone, puis objet d’une humanisation et d’une complexification constantes. La star est née hors des frontières des États-Unis, jouet des constructions ironiques et mélancoliques de Leone, et l’acteur réalisateur a dû rentrer au pays pour s’approprier, un peu grâce à Don Siegel mais surtout à ses propres films, les thèmes et les mythologies de l’Amérique. Après L’homme des hautes plaines, Josey Wales hors-la-loi et Pale Rider, le cavalier solitaire, Impitoyable est l’aboutissement de ce travail. Eastwood y parachève ses pulsions masochistes et une obsession presque complaisante si elle n’était teintée d’humour pour sa décrépitude (ses chutes de cheval à répétition). Mais il ne s’intéresse pas qu’à son image, pas plus qu’à celle du western. Eastwood opère un retour au classicisme, et puise son inspiration chez William Wellman et Anthony Mann, pour leur réflexion sur la violence, davantage que Ford, même si Impitoyable évoque parfois le très noir La Poursuite infernale (My Darling Clementine). Le film surprend par sa dimension politique. Celui qui fut longtemps – et encore aujourd’hui en raison de déclarations publiques qui sont en contradiction avec ses films – soupçonné de fascisme montre à quel point tout pouvoir qui use de la brutalité perd sa légitimité, prend la défense des déclassés et dénonce une société répressive qui trouve dans l’Amérique des années 90 marquée par la Guerre du Golfe et les violences policières de sombres échos. Eastwood, qui connaît ses limites d’acteur, confie le rôle du sadique shérif à Gene Hackman, une fois de plus grandiose. Olivier Père, 2017.
En le voyant se diriger, démarche chaloupée, vers son cheval et tenter en vain de mettre le pied à l'étrier, on se frotte les yeux. Incrédules. Après deux autres tentatives, et sans que le canasson ait rué, l'homme des hautes plaines se retrouve le cul dans la poussière. Mais il s'élance une nouvelle fois. Trouve son équilibre, se cale sur la selle. Ça y est ! Au pas, sous le soleil couchant. Majestueux comme le Grand Canyon. Le dernier des géants. Lui-même. Back again. Plus personne alors n'a envie de rire. Le western est mort ? Clint titille le cadavre.
Kansas, 1880. A l'Ouest, il n'y a plus rien à conquérir depuis longtemps. Juste quelques arpents à partager, des bordels à gérer, de menues querelles à arbitrer.
Dans la minable bourgade de Big Whiskey, c'est ce que fait, à sa manière rude , Little Bill Dagget (Gene Hackman). Parce qu'il était autrefois le plus méchant et qu'il a survécu à toutes les tueries du bon vieux temps, Little Bill Dagget est devenu shérif.
Loin de là, William Munny (Clint Eastwood), autrefois redoutable tueur, s'est lui aussi rangé des diligences. Devant sa misérable ferme, sous l'arbre où repose sa femme, Munny rumine la promesse qu'il lui a faite de préserver ses enfants de la violence.
Mais à Big Whiskey, les filles du bordel se sont cotisées pour offrir une prime à qui vengera l'une des leurs, salement amochée par un vaurien. Et voilà Munny reparti, pour une dernière poignée de dollars, flanqué d'un blanc-bec myope et d'un vieux Noir pacifique.
Deux heures et pas mal de cadavres plus loin, à l'issue d'une traque crépusculaire, flamboyante, magnifique, William Munny a réglé le sort de Big Whiskey. Clint Eastwood, lui, a non seulement signé son meilleur film, mais un des plus beaux westerns de l'histoire du cinéma.
Que signifie le retour régulier de Clint Eastwood au western, sinon ce besoin irrépressible de revenir sur le « lieu du crime », à l'endroit où s'est forgé son propre mythe ? Retour plus émouvant de film en film, alors que l'homme vieillit...
Misogyne, Eastwood ? Il est loin, l'ange exterminateur de L'Homme des hautes plaines, qui commençait par zigouiller trois malheureux lascars et violer une pauvre fille. Certes, c'est pour la prime, pas pour la cause des putes, que Munny reprend du service. Mais lorsque l'une d'elle lui propose une avance « en nature », il décline élégamment.
Raciste ? On chercherait en vain une preuve à charge dans sa filmographie. Et là, on tient celle du contraire : Munny a pour meilleur ami un Noir, dans cet Ouest où ils n'étaient pas légion. Et ce n'est qu'après avoir appris son martyre un sort annonciateur des pratiques du Ku Klux Klan que Munny décide vraiment de se venger.
Facho ? Comme tous les personnages incarnés précédemment par Eastwood, Munny n'aime pas l'ordre établi, en l'occurrence celui de Little Bill Dagget. Mais s'il fait le ménage à Big Whiskey, ça n'est sûrement pas pour installer un ordre nouveau.
Quel ordre, d'ailleurs ? Individualiste forcené, Munny ne croit même pas en lui-même. Hanté par son passé, que Little Bill Dagget ne manque pas de lui renvoyer en pleine gueule « Tueur de femmes et d'enfants ! » , Munny n'a aucune certitude, juste un souhait : être « un type comme les autres ».
Et, comme les autres, il tue. Dépassé par son destin. Marqué par la fatalité d'une nation qui a conquis son territoire par la violence. Mais conscient, lui, de cette tâche originelle. Et donc désabusé, écoeuré. Au sens propre : sans foi, ni loi.
C'est à ce moment qu'Impitoyable prend sa véritable dimension : une traque très précisément « impitoyable » de la violence originelle de l'Amérique. Eastwood bute sur un constat accablant : la violence est probablement la seule chose que ce pays ait su sauvegarder de ses origines.
Ce constat passe par une relecture de la mythologie du western. Prenez la première fusillade : on croit l'avoir vue mille fois, cette scène de mitraille dans la rocaille. Mais, chez Eastwood, elle n'a plus rien d'un fantasme d'artiste. Munny vise froidement un pauvre gaillard qui n'a peut-être jamais tué. C'est une boucherie grotesque, inutile : « Donnez-lui de l'eau, Bon Dieu ! », finit par crier Munny à ses ennemis.
Le voilà maintenant debout, sous un arbre, dos tourné à Schofield Kid, son jeune comparse, qui vient de lui avouer en pleurant n'avoir jamais tué avant de le rencontrer. Munny se rend compte qu'il vient d'initier un enfant à la violence : « C'est quelque chose de tuer un homme. On prend tout ce qu'il a et tout ce qu'il n'aura jamais. » En arrière- plan, le paysage grandiose de montagnes enneigées donne à ses paroles une dimension prophétique.
L'instant d'après, pourtant, parce qu'il va jusqu'au bout de son destin, Munny remet ça : carton final sur tout ce qui bouge. « Je ne méritais pas ça », hoquette Little Bill Dagget. Et ce n'est pas faux : crapule certes, sadique même, mais adversaire farouche de l'autodéfense, Dagget ne combat-il pas un droit funeste inscrit dans la Constitution américaine, le port d'armes ?
Il n'a oublié qu'une chose, Dagget : on ne se place pas impunément au-dessus des lois qu'on édicte. Ses méthodes sont ignobles, et ses jugements iniques, comme le sont aujourd'hui ceux des juges américains qui acquittent les matraqueurs de Noirs... Eastwood ne donne pas de leçons, il observe la réalité américaine. Le personnage de W.W. Beauchamp, plumitif bouffon et biographe encenseur du premier voyou venu, c'est la supercherie démasquée d'un pays qui réécrit à chaud sa propre Histoire.
Que reste-t-il, après cela, de la mythologie pionnière ? Beaucoup, justement, et c'est l'ultime et ironique paradoxe de ce chef-d'oeuvre. Car, dans le même temps qu'il traque les mensonges originels du pays, Eastwood filme les grands espaces, les chevauchées ou les feux de camp avec le lyrisme d'un John Ford, d'un Anthony Mann ou d'un Delmer Daves. C'était si beau l'Amérique... - Vincent Remy , 1992.
LA POURSUITE IMPITOYABLE
The Chase
d’Arthur Penn, 1965, US, 2h15, Couleurs
avec Marlon Brando, Angie Dickinson, Jane Fonda, Robert Redford…
RÉSUMÉ : L'évasion d'un prisonnier condamné par erreur réveille des passions mal éteintes dans la petite ville texane d'où il est originaire et qui attend son retour.
POINTS DE VUE : Une tragédie sociale où Arthur Penn détecte avec beaucoup de compréhension les aspirations de toutes les couches du tissu social, aspirations détournées, refoulées ou brisées par la mesquinerie de rapports de classe humiliants. La frustration générale qui en découle explique la montée expiatoire de violence irrationnelle sous-tendant le film, qui évoque La Règle du jeu de Renoir par la situation qu’il dépeint et par le sentiment constant que pendant qu’on est dans un endroit avec des personnages, il se passe d’autres choses ailleurs, dans un hors-champ actif qui détermine à notre insu la situation présente et rend le drame inéluctable. Stéphan Krezinski, 1995.
L’ambiance est moite et tendue, comme dans un bon vieux Tennessee Williams. Et comme dans L’Homme à la peau de serpent, Marlon Brando impose sa carrure et sa félinité. Il est, dans le film d’Arthur Penn, le shérif incorruptible d’une petite ville texane. L’action se déroule en 1965, mais on est en plein western classique, dans la lignée du Train sifflera trois fois, où le shérif doit agir seul contre tous. Ce qui met le feu aux poudres en ce samedi soir alcoolisé ? L’annonce de l’évasion d’un enfant du pays, Bubber, le beau Redford, qui cristallise les haines et les envies parce que trop libre et rebelle. L’esprit des années 1960 commence à peine à souffler sur la ville et les tensions sexuelles sont aussi palpables que le racisme, la bêtise et la soif de sang.
Arthur Penn se délecte du portrait qu’il brosse de ce bout d’Amérique perdu avec ses Texans lâches ou agressifs, parfois les deux à la fois. Il organise une chasse à l’homme bestiale et hystérique. Il tord les visages — lors d’une séquence troublante en caméra subjective — et disloque les corps. Dont celui de Brando, battu comme un chien, défiguré par les coups lors d’un passage à tabac insoutenable.
La longue scène finale, entre orgie et apocalypse, ne laisse aucune place à l’espoir. Ce beau film tragique et très noir annonce en fanfare deux autres chefs-d’œuvre d’Arthur Penn, empreints eux aussi de bruit et de fureur : Bonnie and Clyde et le western Little Big Man. Le Nouvel Hollywood est en marche. Anne Dessuant, 2021.
Au milieu des années 60 l’étoile de Marlon Brando est déjà sur le déclin depuis une série de titres médiocres et le désastre commercial de la superproduction Les Révoltés du Bounty en 1962. Durant le tournage de ce remake signé Lewis Milestone les excentricités et la mauvaise humeur de l’acteur ont atteint des proportions extraordinaires et ont largement contribué au fiasco du film.
Néanmoins la réputation de Brando n’est pas encore à son nadir quand il est choisi par le producteur Sam Spiegel (Sur les quais, Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie) et le réalisateur Arthur Penn pour interpréter le shérif Calder dans La Poursuite impitoyable, entouré d’une brillante distribution regroupant plusieurs nouveaux talents de Hollywood : Robert Redford, Jane Fonda, Angie Dickinson, Robert Duvall, James Fox... La Poursuite impitoyable est une chronique provinciale qui met en scène une flambée de violence collective dans une petite bourgade du Texas à l’annonce de l’évasion d’un jeune prisonnier blanc dont plusieurs notables de la ville ont de bonnes raisons de craindre le retour et la vengeance. Le shérif Calder, désigné comme la seule personne honnête d’une communauté rongée par la haine et la corruption, sera incapable d’apaiser un climat d’hystérie et de lynchage attisé par l’alcool et la peur. La Poursuite impitoyable dresse un portrait féroce de la haute bourgeoisie sudiste prête à toutes les vilenies pour protéger la respectabilité et les privilèges de sa caste, avec la complicité d’une population abrutie et ivre chaque fin de semaine. La violence explosive du film anticipe celle du long métrage suivant de Penn, réalisé un an plus tard, et qui obtiendra un immense succès : Bonnie et Clyde. L’atmosphère décadente et paroxystique de La Poursuite impitoyable vaudra au film de Penn des critiques assassines au moment de sa sortie. Il sera ensuite réhabilité puis considéré comme un classique des années 60. Les spectateurs américains n’étaient sans doute pas prêts à endurer un film aussi critique qui n’hésitait pas à dénoncer la lâcheté et la monstruosité d’une ville prospère avec une galerie de personnages irrécupérables et pourtant désespérément « normaux ».
Vers la fin de son film Arthur Penn reproduit quasiment à l’identique lors d’une scène dramatique réunissant les principaux protagonistes le meurtre survenu le 24 novembre 1963 de Lee Harvey Oswald, suspect principal dans l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, par Jack Ruby moins de quarante-huit heures après son arrestation, interrompant toute forme de procès et même d’instruction judiciaire. La transposition à peine trois ans plus tard d’un épisode encore dans toutes les mémoires de l’histoire contemporaine des Etats-Unis dans un contexte fictionnel choqua beaucoup à l’époque du film. Cette séquence constitue l’une des premières occurrences de l’affaire Kennedy dans une production hollywoodienne et marque plus largement l’intrusion de la violence réelle retransmise par les actualités télévisées dans le cinéma américain. À partir de la fin des années 60 et dans les années 70 on ne comptera plus les allusions plus ou moins directes aux assassinats de John Fitzgerald et Robert Kennedy, au Watergate et à la guerre du Vietnam dans les films des nouveaux cinéastes américains en prise directe avec les traumatismes récents de leur pays.
Et Marlon Brando dans La Poursuite impitoyable ? Magnifique quoique déjà un peu boudiné dans sa tenue de shérif avec une dégaine nonchalante et une manière inimitable de mâchouiller ses dialogues avec un fort accent sudiste, il livre une composition géniale et ajoute un chapitre important à sa mythologie personnelle. Cinq ans plus tôt dans son unique réalisation le western baroque La Vengeance aux deux visages il se faisait longuement fouetter par Karl Malden ; dans le film de Penn il est victime d’un interminable passage à tabac qui le laisse défiguré et couvert de sang. Ces deux films contribuèrent à la légende du sadomasochisme de Brando à l’écran. L’acteur prendra en effet dans les années 60 et 70 un malin plaisir à incarner des personnages négatifs – sur le plan humain et politique – ou des antihéros suppliciés dans des films trop bizarres, ratés ou dérangeants pour séduire le grand public, en attendant sa brève résurrection artistique et commerciale en 1972 avec les triomphes consécutifs du Parrain et du Dernier Tango à Paris. Olivier Père, 2014.
LA BALLADE DE BUSTER SCRUGGS
de Joel et Ethan Coen, 2018, US, 2h12, Couleurs
avec Tim Blake Nelson, Zoe Kazan, Liam Neeson, Tom Waits…
RÉSUMÉ : En six chapitres, six histoires des pionniers du Far West, des colons, des bandits et autres chercheurs d'or.
POINT DE VUE : Le nouveau projet des frères Coen était annoncé comme une minisérie de six épisodes sur le Far West. Il est devenu un film à sketchs de deux heures douze... Les cinéastes évoquent un quiproquo avec Netflix. Dans leur esprit, The Ballad of Buster Scruggs a toujours été conçu comme une anthologie en six segments d’une durée très variable censés explorer les différents genres du western : le film de diligence, avec une caravane de pionniers, avec un cow-boy chantant, etc. « Ce qui nous plaisait, expliquent-ils au magazine Première, c’est le côté juke-box. Ces chansons qui passent les unes après les autres, c’est très agréable. Le film est séquencé comme un album, il y a six sketchs, six chansons qu’il faut écouter dans l’ordre. » Erreur de communication ou recadrage après le tournage de la plateforme commanditaire, au fond, peu importe : les Coen sont de retour avec une nouvelle pépite.
Présenté à la Mostra de Venise en septembre, le film s’est vu récompenser d’un très légitime prix du scénario, hommage au talent d’écriture des deux frères qui ont adapté à quatre mains une demi-douzaine de nouvelles sur une période de vingt-cinq ans. Après deux mémorables incursions dans le genre — No country for old men (2008) et True Grit (2011) —, Joel et Ethan Coen renouent donc avec le western. Mais aussi avec le film à sketchs, un exercice qu’ils ont déjà pratiqué à deux reprises également, en mode mineur, dans des films collectifs pas inoubliables (Paris, je t’aime, en 2006, et Chacun son cinéma, en 2007). Dans le communiqué annonçant la mise sur les rails de The Ballad of Buster Scruggs, ils ont défendu leur choix avec l’humour qui leur appartient : « Nous avons toujours aimé les films à sketchs, surtout les films italiens des années 1960, qui mettent côte à côte les œuvres de différents réalisateurs autour d’un même thème. Nous avons essayé de faire la même chose en écrivant un western à sketchs, dans l’espoir de s’entourer des meilleurs réalisateurs du moment. Par chance, ils ont tous les deux accepté de participer. »
Contrairement à ce que leurs déclarations malicieuses pouvaient laisser croire — voire craindre —, The Ballad of Buster Scruggs n’est pas un exercice de style qui carbure à l’ironie postmoderne. Il ne s’agit pas d’un pastiche mais d’une déclaration d’amour, hautement sincère, à l’Amérique des pionniers et au western, un genre qu’ils respectent trop pour s’en moquer. Une fois de plus, les Coen proposent un véritable concentré d’americana, ce courant qui célèbre avec une pointe de lyrisme l’histoire et le folklore des Etats-Unis. Leur western anthologique se rapproche par là d’un des moins spectaculaires mais, à nos yeux, des meilleurs de leurs films : Inside Llewyn Davis (2013), splendide chronique musicale et dépressive sur un parent pauvre de Bob Dylan au début des années 1960, où l’art oratoire et la musique folk marchaient de concert.
Dans l’épisode qui ouvre le bal et donne son titre au film, on suit justement les pérégrinations d’un drôle de cow-boy immaculé, Buster Scruggs, baladin en éperons qui chevauche dans Monument Valley la guitare en bandoulière, commentant en chansons son quotidien de garçon vacher. C’est l’acteur Tim Blake Nelson (le bagnard simplet dans O’brother, 2000) qui prête son flegme oklahomien à ce paradoxal personnage de justicier, capable de dessouder des types aux mines patibulaires sans cesser de fredonner sa légende. L’hilarité vient du décalage entre l’apparence inoffensive de cet ange de la mort et son insoupçonnable virtuosité dans le maniement de sa paire de colts — dans n’importe quel western classique, la demi-portion aurait été envoyée au tapis à la première bagarre... Une ballade tout en contrastes donc, qui donne le ton d’un film où l’acte de tuer (et de mourir) sera présenté comme ce qu’il était à cette époque : une donnée banale, quotidienne, imprévisible. Le Far West n’a jamais été un lit de roses, semblent vouloir nous rappeler les frères Coen, on y perdait la vie pour une quinte flush ou un bourbon mal tassé.
Après un tel démarrage, les segments suivants sont-ils condamnés à décevoir ? Les épisodes avec James Franco en braqueur de banque ou Tom Waits en prospecteur malheureux sont, en effet, un cran en dessous, sans pour autant être loupés. Le film recèle au moins deux autres joyaux. Dans The gal who got rattled, le plus fordien (et le plus long) du lot, Zoe Kazan interprète une jeune pionnière à jupe longue au sein d’une caravane de chariots bâchés, comme dans Le Convoi des braves. Très beau sketch au premier degré, romantique et tragique, qui s’achève dans le sang et les flèches au milieu des prairies de l’Oregon.
La dernière histoire, The Mortal Remains, située in extenso dans l’habitacle d’une diligence, est moins un hommage au Ford de La Chevauchée fantastique qu’au Tarantino des Huit Salopards à cause de sa galerie de personnages qui discutent pour se sentir vivants et vice versa. L’art de raconter des histoires — et le plaisir qu’on peut y prendre, de part et d’autre de l’écran —, demeure l’un des grands sujets des frères Coen, hérauts modernes d’une Amérique de légendes. La narration aux ficelles apparentes a toujours été au cœur de leur cinéma. Qu’on se souvienne du narrateur accoudé au bar du bowling qui prenait en charge le récit dans The Big Lebowski (1998) ou d’O’brother, guidé par Ulysse et inspiré, en toute modestie, du classique d’Homère. Avec The Ballad of Buster Scruggs, les Coen ajoutent un chapitre, magnifiquement hanté par la mort et la conscience du temps perdu, à leur Odyssée américaine. Jérémie Couston, 2022.
UN COLT POUR TROIS SALOPARDS
Hannie Caulder
de Burt Kennedy, 1971, GB, 1h25, Couleurs
avec Raquel Welch, Robert Culp, Ernest Borgnine…
RÉSUMÉ : Une femme, Hannie Caulder, est recueillie par Thomas Luthert Price, un chasseur de primes, après avoir été violée et assistée au meurtre de son mari par les frères Clemens.
POINT DE VUE : Le thème de la vengeance traverse l’histoire du cinéma et en particulier le western et le film policier. Ces deux genres connurent de nombreuses métamorphoses, et de surprenants avatars firent leur apparition à l’orée des années 70, comme en témoigne le curieux film qui nous intéresse. Un colt pour trois salopards (Hannie Caulder, 1971) est un western de nationalité britannique, tourné à Almería, sous l’influence croisée de Sam Peckinpah et Sergio Leone, mis en scène par un ancien scénariste de Budd Boetticher et de la société de production de John Wayne, Batjac, qui signa à la fin des années 60 plusieurs westerns décadents au ton plus ou moins parodique et sombrés justement dans l’oubli. Burt Kennedy a aussi réalisé une excellente adaptation du roman de Jim Thompson (convoité un temps par Kubrick) The Killer Inside Me (1976) avec Stacy Keach avant l’ignoble version de Winterbottom, et tourné des – mauvais – films dans l’indifférence générale jusqu’en 2000 (un an avant sa mort). Un colt pour trois salopards est peut-être son meilleur film et sans aucun doute son titre de gloire, surprenant par son mélange de violence et de distanciation « pop » et sa distribution hétéroclite qui réunit plusieurs habitués des westerns de l’époque (en particulier deux membres de la troupe de Peckinpah : Ernest Borgnine et Strother Martin, plus Jack Elam – les trois salopards du titre français d’exploitation) mais aussi les britanniques Christopher Lee, Diana Dors et plusieurs acteurs espagnols (tournage en Espagne oblige). Dans le même genre excentrique et interlope, on pourrait rapprocher ce film hybride des Brutes dans la ville (A Town Called Bastard) de Robert Parrish tourné lui aussi en 1971 dans des conditions, des décors et un style comparables. Le sex symbol Raquel Welch était déjà apparue dans deux westerns (Bandolero ! et Les 100 Fusils) avant d’accepter le rôle- titre, l’un des plus notables et érotiques de sa carrière.
Dans Un colt pour trois salopards, Hannie Caulder cherche à se venger de ses trois violeurs qui ont aussi assassiné son mari. Elle est aidée par un chasseur de primes. Ce titre emblématique des films « Grindhouse » ayant pour héroïnes de belles amazones vengeresses compte parmi les nombreuses sources d’inspiration de Quentin Tarantino pour Kill Bill vol. 1 et 2. Olivier Père, 2012.
LE FILS DU DÉSERT
Three Godfathers
de John Ford, 1948, US, 1h45, Couleurs
avec John Wayne, Pedro Amendariz, Harry Carey Jr…
RÉSUMÉ : En Arizona, trois hors-la-loi recueillent le bébé d’une femme mourante. Leurs responsabilités vis-à-vis de l’enfant les transforment.
POINTS DE VUE : Entre Le Massacre de Fort Apache et La Charge héroïque, les deux premiers volets de sa trilogie sur la cavalerie, John Ford s’accorde une récréation. Le Fils du désert est un drôle de western en forme de conte de Noël : on y croise l’étoile du Berger, un âne, un nouveau- né, une bible, un shérif nommé B. Sweet (« Sois gentil ») et trois brigands aux allures de Rois mages...
De Welcome, petite ville dont ils dévalisent la banque, à la Nouvelle Jérusalem, les trois lascars, dont le chemin de croix traversera la Vallée de la Mort, se rachètent une conscience en sauvant un bébé, cet orphelin du désert aux parrains pas très catholiques... Parabole sur la rédemption, le film prend son temps, s’attache plus aux hommes qu’aux péripéties. Et aux décors : c’est la quintessence des paysages fordiens, filmés en Technicolor. Le réalisateur avait déjà adapté ce scénario en 1919 (Marked Men), et on y sent l’influence du cinéma muet, comme dans les magnifiques séquences, silencieuses, de la tempête de sable. John Ford compose ses plans comme autant d’icônes pour illustrer sa relecture de la Nativité à l’aune de la conquête de l’Ouest. Anne Dessuant, 2021.
Le cinéaste transpose l’épisode biblique de la Nativité dans le désert californien – une grande partie du film fut tournée dans la Vallée de la Mort et le désert Mojave. Trois hors-la-loi en cavale après l’attaque d’une banque découvrent sur leur chemin une femme abandonnée, sur le point d’accoucher. Cette dernière, avant de mourir, leur confiera le bébé. Ce western empreint de religiosité est la deuxième version, sonore et en Technicolor, d’une histoire déjà filmée par Ford en 1919, Marked Men, avec Harry Carey en vedette. John Ford dédie Le Fils du désert à son premier acteur fétiche, mort d’un cancer en 1947. Le plus jeune des nouveaux Rois Mages, aux côtés de John Wayne et Pedro Almendáriz, n’est autre que Harry Carey Jr, qui apparaîtra dans plusieurs films de Ford. Marked Men était lui-même un remake d’une précédente adaptation cinématographique d’une nouvelle de Peter B. Kyne, The Three Godfathers (1916) de Edward LeSaint. Le livre inspirera au moins deux autres longs métrages, Hell’s Heroes (1929) de William Wyler et Three Godfathers (1936) de Richard Boleslawski.
Ford illustre cette parabole chrétienne en l’inscrivant dans un paysage naturel sauvage et inhospitalier magnifié par la mise en scène, qui saisit le petit groupe humain perdu dans l’immensité du désert. Les scènes de tempêtes de sable sont impressionnantes. Ford y fait preuve de son habituel génie du cadre. Le mariage entre les nombreuses séquences tournées en extérieurs et certaines où surgissent les artifices théâtraux des décors en studios produit un effet poétique, qui souligne la dimension de fable biblique du film. Le Fils du désert est un film sur la bonté, qui fait l’éloge du don de soi et de l’entraide, et montre trois brigands sur le chemin du sacrifice et de la rédemption. L’imagerie sulpicienne est contrebalancée par l’humour de Ford, son sentimentalisme et son goût pour les personnages truculents et foncièrement sympathiques. Olivier Père, 2018.
POUR UNE POIGNÉE DE DOLLARS
Per un pugno di dollari
de Sergio Leone, 1964, Italie, 1h35, Couleurs
avec Clint Eastwood, Marisol, Gian Maria Volonte…
RÉSUMÉ : Joe, un tireur d'élite, arrive dans une bourgade mexicaine proche de la frontière, San Miguel. Deux bandes rivales, les Baxter et les Rodos, se disputent le contrôle de la région. Joe, qui assiste à un massacre de soldats mexicains par les Rodos, décide de tirer profit de la situation pour gagner quelques dollars. Il incite les bandits à se battre entre eux dans l'espoir de récupérer l'or que détient Ramon, le chef des Rodos. Un premier affrontement entre les bandits élimine une bonne partie des Baxter. Joe se charge de tuer lui-même les Rodos survivants. Une opération d'autant plus facile à imaginer que Joe a découvert le point faible du plus farouche des fils Rodos, son amour pour Marisol, une jolie Mexicaine...
POINTS DE VUE : Western historique, le premier (non pas en date, mais en importance) qui fonda le genre nommé stupidement « spaghetti ». Les personnages, les codes, l’intrigue, la musique, tout est là, magnifié par la présence d’un jeune acteur de séries américaines, Clint Eastwood. Deux autres films, reprenant avec variantes et fioritures le schéma initial, formèrent avec celui-ci une trilogie fondatrice (le Bon, la brute et le truand ; Et pour quelques dollars de plus). Sans doute faut-il voir là un hommage au western classique, mais plus sûrement la création d’un genre nouveau inspiré du baroque et de l’opéra. Claude Aziza, 1995.
Dans les années 1960, le western américain ne rapporte plus un dollar... Un Italien, Sergio Leone, qui se cache alors derrière un pseudo (Bob Robertson), le ressuscite avec ce remake violent d’un Kurosawa, qui connaîtra un succès international. L’histoire est celle d’une lutte entre deux familles dans une petite ville perdue. Un étranger y débarque, mi- sauveur, mi-fossoyeur. Tourné dans le désert espagnol, le film magnifie les décors, la musique et les acteurs, dont Clint Eastwood, remarqué dans une série télé... Moins abouti et moins baroque que les deux autres films de la célèbre trilogie (Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand), ce western, orchestré comme un opéra, annonce le style Leone : outrance ironique des postures, gros plans pétrifiants... Jacques Morice, 2019.
…ET POUR QUELQUES DOLLARS DE PLUS
Per qualche dollari in più…
de Sergio Leone, 1965, Italie/RFA, 2h, Couleurs
avec Clint Eastwood, Lee Van Cleef, Gian Maria Volonte…
RÉSUMÉ : Chacun de son côté, le Manchot et le Colonel exercent la même profession : chasseur de primes. Le Manchot n'a guère que cette solution pour tirer profit de son extraordinaire adresse au tir et de son cynisme à toute épreuve, alors que le Colonel, authentique ancien o#icier supérieur, aime la chasse à l'homme pour le plaisir qu'elle lui procure. Fréquemment rivaux, les deux hommes sont confrontés à un problème plus complexe qu'à l'accoutumée. Un dangereux repris de justice, surnommé l'Indien, à la tête d'une bande redoutable, sème la terreur dans la région. Belle prime, songe le Manchot. Belle traque, pense le Colonel. Mais l'une et l'autre impliquent que les deux hommes s'allient...
POINTS DE VUE : Le colonel Douglas Mortimer est chasseur de primes. L’étranger est chasseur de primes. Deux salauds cyniques qui s’associent le temps de récupérer Indio, un tueur fou échappé du pénitencier et encore plus salaud qu’eux. Traduction : Lee Van Cleef, avec ses yeux fendus comme des meurtrières, et Clint, regard marmoréen, poncho et cigarillos, sont aux basques poussiéreuses de Gian Maria Volontè, suant de perversité.
« Ah, ils sont beaux, les héros de l’Ouest ! » dirent, le nez pincé, les gardiens du temple du western hollywoodien. Oui, justement, car chez Leone, plus c’est impitoyable, sec et décharné, meilleur c’est. L’action s’étire, l’harmonica n’en finit plus de gémir, la morale, de pourrir au soleil, les bons mots, de fleurir comme des cactus. Même à la dixième vision, ce deuxième spaghetti de la trilogie de L’Homme sans nom reste al dente. Guillemette Odicino, 2022.
...Et pour quelques dollars de plus de Sergio Leone (... Per qualque dollaro in più, 1965) affiche dès son titre un cynisme provocateur. Sergio Leone indique qu’il a d’abord accepté ce second western pour l’argent, tels les mercenaires qu’il décrit dans son film, encouragé par les producteurs avides de profiter du succès surprise de Pour une poignée de dollars. Leone garde ses principaux collaborateurs, réengage Clint Eastwood et Gian Maria Volonté, et sort Lee Van Cleef, un acteur de second plan, de sa misérable retraite. Il refait les mêmes scènes – en mieux – et surenchérit dans le baroque, l’humour et la violence. Avec une touche pop à la mode du moment (pas le meilleur aspect du film.)
Mais chaque nouveau film de Leone, construit sur le précédent, gagne en profondeur et en ambition. ...Et pour quelques dollars de plus constitue la véritable fondation de l’édifice leonien, avec pour la première fois l’introduction d’une figure narrative récurrente : le flash-back traumatique que le metteur en scène dilue dans un scénario volontairement opaque et traversé de longues digressions, éclairant ainsi, progressivement et avec une lenteur calculée, les motivations obscures des protagonistes, jusqu’à la révélation finale. Ce procédé sera repris dans Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois... la Révolution (les souvenirs irlandais au ralenti), sans parler du chef-d’œuvre final de Leone, Il était une fois en Amérique, dont le véritable sujet n’est rien d’autre que le temps.
Pour Leone, le flash-back était « la modernité même », l’intrusion un rien tapageuse, dans une forme classique et linéaire, d’une dissonance temporelle, l’opportunité de malmener la continuité du récit, de le morceler, de brouiller les pistes. La musique de Morricone devient non seulement un protagoniste à part entière, mais aussi un instrument essentiel de ce travail sur le temps : le carillon de la montre, qui rythme les scènes de flashbacks et de duels, fonctionne comme un agent de liaison entre le passé et le présent, le rêve et la réalité, la mémoire et l’action.
25 ans après la mort de Sergio Leone, ses films continuent de fasciner plusieurs générations de spectateurs. Son œuvre hante tout le cinéma de genre depuis les années 70. Et l’imaginaire collectif mondial (phénomène rare pour un cinéaste non américain). Ce furent d’abord Brian De Palma et John Milius qui lui rendirent hommage. Puis vint Quentin Tarantino, qui transforma la citation en matière première de ses derniers films en date, réactivant une relation intime et ludique à la mémoire et au cinéma, avec une liberté et un brio extraordinaires. Inglourious Basterds, par son ironie, son fétichisme, sa maîtrise de la durée, son génie de la situation et de la caractérisation, son imagination perverse, est le plus bel exemple contemporain d’un possible héritage leonien. Olivier Père, 2014.
BUTCH CASSIDY ET LE KID
Butch Cassidy and the Sundance Kid
de George Roy Hill, 1969, US, 1h52, Couleurs
avec Paul Newman, Robert Redford, Katherine Ross…
RÉSUMÉ : Dans le Wyoming, à la fin des années 1890. Butch Cassidy et Sundance Kid ont mis leur amitié au service de l'art consommé du hold-up. Ils poussent la virtuosité jusqu'à imaginer de dévaliser deux fois le même train. C'est un succès. Mais un jour, une de leur attaque échoue. La police les prend en chasse..
POINTS DE VUE : Voilà un film qui appartient au crépuscule du western, et qui renoue pourtant avec la jeunesse du genre. Hésitant sans cesse entre la reconstitution historique des derniers jours des hors-la-loi et la pochade pour étudiants en mal de campus (les gamineries sur la bicyclette… et ailleurs), le metteur en scène - à un moment où la confusion des valeurs tenaille l’Amérique - prend le parti de la bonne humeur, servi par le tandem Newmann-Redford (qu’on retrouvera dans l’Arnaque, du même auteur). Claude Aziza, 1995.
Butch Cassidy et Sundance Kid sont associés : braquages en tous genres. Pour le frisson autant que pour l’argent. Malfrats malicieux, ils sillonnent l’Amérique des années 1900 et multiplient les pieds de nez aux autorités, accompagnés par Etta, la belle amie du Kid.
Dominée par le charme désinvolte du couple Newman-Redford, cette pétillante hagiographie ne s’embarrasse pas de scrupules historiques. Mais peu importe que le vrai Butch Cassidy et son acolyte aient été de douteux personnages. Le film apporte sa joyeuse contribution aux mythes fondateurs américains, y insuffle la légèreté de la comédie, le rythme trépidant des films d’action. Un romantisme solaire éclaire le récit, y compris à l’heure tragique de sa conclusion. Et puis la savoureuse autodérision de ce western tardif lui donne, en prime, un petit goût de spaghetti. Cécile Mury, 2020.
LA LOI DU SEIGNEUR
Friendly Persuasion
de William Wyler, 1956, US, 2h20, Couleurs
avec Gary Cooper, Dorothy McGuire…
RÉSUMÉ : Deux quakers opposés à la violence refusent de prendre les armes lorsqu'éclate la guerre de Sécession, mais il leur faut choisir : se battre ou se faire tuer.
POINTS DE VUE : La guerre de Sécession bouleverse la vie d’une famille de Quakers. Un drame de conscience, magnifiquement interprété. Dictionnaire des films, 1995.
1862. La guerre civile qui ravage les Etats-Unis apparaît d'abord comme un phénomène lointain. Les héros en parlent comme d'un événement extérieur. Peu à peu, elle se rapproche, et Wyler décrit avec beaucoup de justesse les multiples détails qui annoncent la venue des belligérants et les bouleversements que provoque ce conflit fratricide. Ce sont d'abord les blessés, puis les pillards, et chacun est dès lors obligé de renoncer à la paix familiale...
Cinéma pépère, dépassé. Le film a remporté la Palme d'or au festival de Cannes. Préféré, par un jury plus fidèle au commerce qu'à l'art, à Un condamné à mort s'est échappé, de Bresson, au Septième Sceau, de Bergman. Et à Fellini, pour Les Nuits de Cabiria. Tout le monde peut se tromper, bien sûr. — Pierre Murat, 2015.
THE HOMESMAN
de Tommy Lee Jones, 2014, US, 2h02, Couleurs
avec Tommy Lee Jones, Hilary Swank, Meryl Streep…
RÉSUMÉ : À califourchon sur son cheval, une corde autour du cou, George Briggs, un vagabond, est sur le point de mourir pendu. C'est alors que Mary Bee Cuddy, une femme célibataire d'une trentaine d'années, lui propose un marché : elle le libère s'il lui rend ensuite service. Il devra l'aider à emmener trois femmes, devenues folles et dont les maris ne peuvent s'occuper, vers l'Iowa où elles seront soignées. George Briggs est bien obligé d'accepter ce contrat. Les voila donc embarqués pour cinq semaines de voyage. Une odyssée semée d'embûches car un tel convoi de femmes attire des hommes mal intentionnés, tels des cow boys hors la loi et des indiens...
POINT DE VUE : Trois Enterrements (2005), le premier Tommy Lee Jones, était un western contemporain sous influence de Sam Peckinpah. Ici, l’acteur devenu cinéaste reste fidèle à l’Ouest américain. Mais sa démarche est plus classique : il a renoncé aux intrigues-puzzles, et la beauté crépusculaire de sa mise en scène sans esbroufe le rapproche, cette fois, de Clint Eastwood.
En 1855, une fermière du Nebraska, Mary Bee Cuddy, doit ramener dans leurs familles trois jeunes femmes de pionniers qui ont perdu la raison à force de privations, de deuils et de violence conjugale. Elle a besoin d’un protecteur : ce sera George Briggs, un aventurier cynique qu’elle a sauvé de la pendaison.
Le cinéaste rend sensibles le vent, le froid, les angoisses d’une nuit sans étoiles, mais aussi la douceur d’un feu dans une clairière. Après avoir joliment planté le décor, The Homesman avance avec lenteur, au rythme du chariot-cellule de Cuddy et Briggs. Mais avec des embardées inattendues... Le convoi découvre ainsi, tel un mirage, une maison victorienne au milieu de nulle part : un hôtel vide, où des ouvriers en redingote attendent des investisseurs. La relation entre Mary Bee Cuddy et son collègue « homesman » (« rapatrieur ») est séduisante. Hilary Swank s’impose en femme autoritaire. Tommy Lee Jones oscille, lui, entre bouffonnerie et gravité dans son incarnation d’un solitaire qui ne peut trouver sa place nulle part. L’un des derniers représentants d’un monde en voie de disparition, à jamais outsider dans un Far West en passe d’être civilisé par la religion et l’argent... Samuel Douhaire, 2022.
LE VENT DE LA PLAINE
The Unforgiven
de John Huston, 1959, US, 2h01, Couleurs
avec Burt Lancaster, Audrey Hepburn…
RÉSUMÉ : Peu après la guerre de Sécession, Mathilda Zachary vit dans un ranch au Texas avec ses quatre enfants : Ben, Cash, Andy et Rachel, qui a été adoptée en bas âge. Depuis la mort du père, tué par les Kiowas, le mauvais sort semble s'acharner sur la famille Zachary. En effet, un certain Abe Kelsey, un vieux borgne à l'allure inquiétante, s'amuse à effrayer Rachel et affirme que celle-ci n'est pas blanche, mais indienne. Peu après, un chef Kiowa, accompagné de deux de ses guerriers, arrive au ranch pour réclamer la jeune fille. Ben, qui aime profondément Rachel, refuse de la laisser partir...
POINTS DE VUE : Il s’agit là, selon les mots mêmes du réalisateur, d’un « western-western ». Et de fait l’Ouest est partout présent dans ces paysages luxuriants ou désertiques que le vent balaie parfois de longues rafales âpres. Mais il s’agit surtout d’un récit onirique, dont les accents sont marqués par l’apparition fantomatique d’Abe Kelsey, ancien ami du père Zachary, cavalier de l’Apocalypse, prophète de malheur et chantre des puissances infernales. Cette mise en images du retour du refoulé - la vraie et la fausse filiation - est un des films les plus beaux du réalisateur de Moby Dick, dont on retrouve ici les accents hallucinés. Claude Aziza, 1995.
La famille Zachary reçoit la visite d’un Indien réclamant Rachel, qu’il dit être sa sœur... On se souvenait de Lillian Gish jouant Mozart en plein air. De chevaux. D’Indiens méchants, massacrés par des cow-boys virils. On se souvenait d’un western, en somme, qui avait pu faire hurler au racisme. Lillian Gish est bien là, son piano aussi, ainsi que les chevaux et les Indiens, mais de racisme, point, et de manichéisme, pas davantage. Au contraire, Le Vent de la plaine est un film ambigu avant d’être un western. Une réflexion désabusée de John Huston sur le mensonge et la lâcheté.
Rachel Zachary, recueillie par une famille de pionniers et réclamée par une tribu de Kiowas, est-elle ou non une Indienne ? À partir de là, plus rien n’est tout à fait blanc, ni tout à fait rouge. Et si l’amour finit par vaincre l’intolérance, c’est au prix d’un meurtre. Plus de soixante ans après sa sortie, cette œuvre drue et dense n’a pas pris une ride. Audrey Hepburn est sublime. Pierre Murat, 2021.
RIO BRAVO
de Howard Hawks, 1959, US, 2h21, Couleurs
avec John Wayne, Dean Martin, Ricky Nelson…
RÉSUMÉ : Shérif de la petite ville de Rio Bravo, John T. Chance a quelques di"icultés à maintenir l'ordre sur son territoire avec ses deux adjoints. L'un, Dude, est alcoolique, et l'autre, Stumpy, est un vieillard boiteux. Un jour, Joe Burdette, le cadet d'une famille de propriétaires terriens, humilie Dude...
POINTS DE VUE : Dans rédemption, il y a rachat et salut. Mais aussi rançon. Or, Rio Bravo, western exégétique en ce sens qu’il concentre tous les cas de figure du genre à l’exception des Indiens, traite à la fois de la remise en selle d’un ivrogne et de la mise en cellule d’un assassin. Donc de la conscience, qui se rachète et se rançonne, comme chacun sait. Résultat : dans un décor (une rue, un bar, un hôtel, une prison, et, accessoirement, un corral) réduit à la dimension d’une scène - la scène de la tragédie antique -, Hawks, avec son élégance coutumière, soumet son film au Destin.
Le shérif est plus que le représentant de la loi, il est l’homme vieillissant qui ne voudrait plus pardonner, et son adjoint, l’ami déchu, finit par reprendre sa place, et son emploi, dans l’ordre naturel à l’instar du fils égaré ou de la femme infidèle. Sauf que, chez Hawks, la femme ne trahit pas, puisque c’est toujours elle qui, en connaissance de cause, choisit le mâle. Et John Wayne, malgré son colt, ne pèse pas lourd en face d’Angie Dickinson, surtout quand elle porte guêpière.
Tout ceci pourtant, convenons-en, pourrait n’être que du cinéma scénario. De la tranche de vie. Du bon et solide ouvrage comme Hollywood sut longtemps en fournir. Mais Hawks, à l’inverse d’un Curtiz ou d’un Daves, point méprisables bien sûr, partage avec Hemingway le génie de calquer son style sur l’événement. Au lieu de se contenter de visualiser l’intrigue, il ruse avec elle, et lui ajoute ce sens qu’elle ne possédait pas sur le papier, comme si l’action naissait sous nos yeux. Il est difficile ensuite de gloser sur son savoir-faire, à moins de rabâcher des truismes (caméra à hauteur d’homme, morale en action), tant Hawks s’identifie à l’instant. Au souffle même de la vie, en quelque sorte.
Soudain, la nuit tombe sur l’Ouest, une brute ignoble jette dans un crachoir une pièce d’un dollar. La main tremblante de ce qui fut un homme va pour s’en emparer, mais Dieu le père, alias le shérif, ne le permet pas.
Ce pourrait être une Provinciale de Pascal, ce n’est qu’un western, un de ces divertissements qu’on ne fabrique plus. On n’y perd pas au change, d’autant qu’on y apprend aussi comment ne pas passer à côté de l’absolu. Gérard Guégan, 1995.
Il faut revoir ce western de légende et faire comme si de rien n’était, comme si le mot « chef-d’œuvre » n’avait jamais été prononcé. La scène d’ouverture d’abord : mutique, tendue, mais avec des gestes presque lents, où tout est dit de la violence de l’Ouest, de l’alcoolisme de Dean Martin, l’adjoint de John Wayne, le shérif qui veut croire au courage des hommes, sans soupçonner encore celui d’une femme amoureuse. Aidée par « un ivrogne et un infirme », mais aussi par un jeune homme moins individualiste que prévu, et veillée par une joueuse de cartes, cette carcasse étoilée qui ne veut surtout pas qu’on l’aide gardera un assassin en prison, envers et contre toutes les attaques et les pièges. Pourquoi ? Pour la morale et l’amitié, valeurs sans lesquelles le monde s’écroulerait.
Dans ce western, personne ne cavale. Tout le monde marche au rythme pataud du grand John : cela donne le temps de parler (et même de chanter) entre hommes, de rendre sa fierté à Dean Martin, d’écouter les rouspétances de Walter Brennan (le bougon le plus drôle de l’histoire du western) et de regarder Angie Dickinson. Dans son chemisier jaune, bavarde et bravache, elle dompte John Wayne. Le film se termine par un collant noir jeté par la fenêtre et un vieux cow-boy qui s’en fait une écharpe. Toute l’humanité (et la féminité) du monde est à Rio Bravo. Guillemette Odicino, 2020.
LA RIVIÈRE DE NOS AMOURS
Indian Fighter
d’André De Toth, 1955, US, 1h28, Couleurs
avec Kirk Douglas, Elsa Martinelli…
RÉSUMÉ : En 1870, près de Fort Laramie, des Sioux, commandés par Nuage Rouge, s'opposent au passage d'une caravane de pionniers. Parmi ces émigrants de bonne foi se glissent en effet des aventuriers, comme Wes Todd et Chivington, coupables de plusieurs meurtres et dénués de tout sens moral. En échange d'alcool qu'ils distribuent à quelques Sioux, ils espèrent découvrir l'emplacement des mines d'or qu'ils convoitent. Le capitaine Trask, commandant du fort, charge Johnny Hawks d'aller parlementer avec Nuage Rouge. L'éclaireur part s'acquitter de sa mission et s'éprend immédiatement d'Onahti, la fille du chef sioux. Il réussit à obtenir une trêve, mais celle-ci ne durera que très peu de temps...
POINT DE VUE : « Tu vas peut-être trouver que ce que je dis est idiot, mais l’Ouest est pour moi comme une belle femme. Ma femme. Alors je l’aime telle quelle, je suis jaloux et ne veux pas la partager. Je détesterais qu’on la civilise. » Ainsi parle Johnny Hawks, l’éclaireur qui aime les Sioux, les comprend, et sait aussi les combattre, à terre ou en montant à cru, quand il le faut. Désigné pour faire traverser le territoire du chef indien Red Cloud à un convoi de fermiers migrant vers de nouvelles acres, ce cow-boy pacifiste va devoir choisir son camp. Car, évidemment, la cupidité de certains hommes blancs rend la paix impossible...
Dans le western comme en peinture, il y a les grands maîtres (John Ford, Raoul Walsh, Anthony Mann) et le petit maître André De Toth, lui aussi borgne (comme Walsh et Ford) et auteur de bijoux comme La Chevauchée des bannis. Ici, c’est un épatant Kirk Douglas qui prête sa dégaine athlétique et ultra décontractée à cet éclaireur indépendant, qui préfère le souffle de la nature à la fièvre de l’or. Avec une utilisation splendide du CinémaScope, et en un temps record, De Toth, qui était peintre à ses heures, illustre tous les thèmes du western pro-indien : la sauvagerie de l’Ouest, la fierté des Sioux, la foi en des lendemains qui chantent chez les fermiers, et l’une des attaques de fort les plus réalistes et tendues du genre. Guillemette Odicino, 2022.
LA PRISONNIÈRE DU DÉSERT
The Searchers
de John Ford, 1956, US, 1h59, Couleurs
avec John Wayne, Jeffrey Hunter…
RÉSUMÉ : Après avoir combattu aux côtés des Sudistes, Ethan Edwards revient au pays. Juste après son retour, la famille de son frère est attaquée par les Comanches. Tous périssent, à l'exception de la petite Debbie, la nièce d'Ethan, et de la jeune Lucy, enlevées par les Indiens. Ethan jure de les retrouver…
POINTS DE VUE : Sur fond de Monument Valley, La Prisonnière du désert campe un espace où l’enracinement familial et féminin constitue le rêve impossible de protagonistes qui sont autant de chevaliers errants. Si le nomadisme est poussé le plus loin par les Comanches « Noyaki », un parallèle insistant assimile Ethan Edwards à son ennemi mortel, le chef Scar : rescapés de causes perdues, défaits par la même cavalerie yankee, décorés tour à tour de la même médaille mexicaine, ils sont également hantés par l’idée de venger leurs morts, collectionnent les scalps et manient, l’un à l’égard de l’autre, le même sarcasme qui cache la même blessure ; leur amour pour Debbie manifeste d’ailleurs la même tendresse inexplicable. Debbie erre d’une culture à l’autre, comme dans le registre picaresque Sam Clayton endosse alternativement la tunique du révérend et le manteau du capitaine de Rangers. Préfigurant Les Cheyennes, l’air guilleret de « Gary Owen » accompagne un honteux génocide. Une action pleine de bruit et de fureur a pour témoin le vieux Mose, fou shakespearien qui mime trop bien la folie pour ne pas être sage et sait en effet mériter le rocking-chair qui mettra un terme à sa propre errance. L’interprétation a la clarté de l’évidence : Wayne massif et bougon, Jeffrey Hunter au regard bleu acéré, Nathalie Wood aux graves yeux noirs, Ward Bond en moine soldat, Vera Miles en garçon manqué à la franche sexualité. Jean-Loup Bourget, 1995.
« Qu’est-ce qui pousse un homme à errer ? » La ballade qui ouvre le film le plus mythique de John Ford ne parle pas de ruban jaune ou de cavalerie. Elle pose une question existentielle, une question homérique. Dans le rôle d’Ulysse, revoici John Wayne et sa Winchester. Sa guerre de Troie était celle de Sécession, dont il revient les yeux remplis de fantômes et de poussière. Mais le foyer est un leurre et son odyssée débute au pied des mesas de Monument Valley par le rapt de sa nièce Debbie, emportée par les Comanches qui ont massacré le reste de sa famille. Parti à la recherche de la prisonnière du désert (Natalie Wood), Ethan, le « searcher » du titre original, entame un périple de plusieurs années. Une quête sans Ithaque ni Pénélope vaut-elle la peine d’être menée ?
Mal-aimé à sa sortie en 1956, ce prodigieux western est désormais considéré par beaucoup comme le meilleur film américain de tous les temps. C’est l’opinion de Martin Scorsese, notamment, qui envoie Robert De Niro et Harvey Keitel le voir dans Mean Streets. Sa narration elliptique et sa vision désenchantée du monde, qui tranchent avec l’humanisme fordien des débuts, en font un film de rupture, de la modernité encore balbutiante des années 1960. Le voir est une épiphanie ; le revoir, un ravissement. Jérémie Couston, Télérama, 2022.
LA VILLE ABANDONNÉE
YELLOW SKY
de William A. Wellman, 1949, US, 1h38
avec Gregory Peck, Richard Widmark…
RÉSUMÉ : Une bande recherchée pour une attaque de banque se réfugie dans le désert au milieu duquel elle découvre une ville fantôme. Un vieillard et sa petite-fille y vivent, exploitant une mine d’or. Stretch tombe amoureux de la jeune femme et s’oppose au reste de la bande qui veulent spolier les deux mineurs.
POINT DE VUE : Un beau sujet, malgré une happy end qui va contre le sens de l’intrigue, où la franche violence des rapports cyniques entre les personnages atteint à une crudité presque savoureuse. La superbe photo d’un opérateur pas assez considéré (Joe Mac Donald) donne un relief saisissant à la traversée du désert dont l’impact formel est comparable à celui des Rapaces de Stroheim. La mise en scène puissante et presque baroque de Wellman met l’accent sur le sadisme et le panthéisme du sujet. Stéphan Krezinski, 1995.
La Ville abandonnée (Yellow Sky, 1949) est un chef-d’œuvre absolu du western classique, et l’un des meilleurs films de William A. Wellman, réalisateur dont il faut louer la sobriété, la rigueur et le sens de l’action. Véritable film noir transposé dans une bourgade fantôme perdue dans la Vallée de la Mort, La Ville abandonnée bénéficie d’un sublime noir et blanc crépusculaire (signée Joseph MacDonald) qui magnifie la photogénie du désert. Wellman était un véritable rebelle, un aventurier du cinéma. On sent que La Ville abandonnée a été conçu comme un véritable défi technique et humain, une épreuve à surmonter pour les comédiens et l’équipe. Le spectateur peut aisément imaginer le calvaire qui représenta le tournage des séquences inaugurales dans le désert de sel de la Vallée de la Mort, sous une chaleur infernale. Ces séquences sont inoubliables, et donnent lieu à des images extraordinaires, où les silhouettes des hors-la-loi se découpent sur l’immensité de paysages arides. La suite du récit, dans une ville fantôme uniquement habitée par un vieux prospecteur d’or et sa petite-fille, se révélera à la hauteur de ce début fulgurant.
Film au dépouillement tragique, La Ville abandonnée propose une réflexion morale sur l’avidité et le lucre. La violence est suggérée, la part du hors champ ou de l’ellipse est exceptionnelle, significative de l’art du cinéaste qui ne sacrifiait jamais au spectaculaire mais savait instaurer une tension exceptionnelle par le cadre, la durée des plans et le montage. Gregory Peck, toujours aussi beau, y affronte son ancien complice Richard Widmark, parfait comme d’habitude en crapule vicieuse, sous le regard amoureux d’Anne Baxter. Ce personnage de garçon manqué, qui manie la carabine et donne le coup de poing comme un homme, magnifiquement interprété par Anne Baxter, ouvre une dimension non négligeable dans La Ville abandonnée : celle de la circulation du désir, de l’éveil à la sensualité et à la féminité d’une jeune femme vivant loin de la société, de la naissance de l’amour entre une fille sauvage et un desperado sur le chemin de la rédemption. Olivier Père, 2016.
LITTLE BIG MAN
Little Big Man
d’Arthur Penn, 1970, USA, 2h15
avec Dustin Hoffman, Faye Dunaway…
RÉSUMÉ : Un centenaire, Jack Crabb, raconte sa vie à un journaliste et, à travers elle, la conquête de l’Ouest. Enlevé autrefois par les Cheyennes, il devient très vite un des leurs sous le nom de « grand petit homme ». De retour chez les Blancs, il côtoie de pittoresques personnages mais, écœuré par la civilisation, Jack retourne chez les Indiens jusqu’à ce que, enrôlé de force dans l’armée, il assiste impuissant au massacre de sa famille puis à la défaite de Little Big Horn.
POINT DE VUE : Arthur Penn adopte un ton acide et satirique pour démystifier la conquête de l’Ouest tout en reconstituant, avec lyrisme, la vie des Cheyennes. Custer, héros national, est montré comme un dangereux dandy au bord de la folie alors que le film est tourné en pleine guerre du Viêt-nam. Le réalisateur ne fait aucune concession au mythe des pionniers. La parodie aigre-douce se transforme en un réquisitoire sans appel lors de la scène atroce du carnage de Sand Creek. Claude Aziza, 1995.
IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST
C’ERA UNA VOLTA IL WEST
Italie 1968 de Sergio Leone
avec Henry Fonda, Charles Bronson…
RÉSUMÉ
Un quai de gare désert, quelque part dans le Grand Ouest. Trois hommes, vêtus de longs manteaux cache-poussière et coiffés de chapeaux à large bords, attendent un voyageur pour l’abattre, mais celui-ci sera le plus rapide. Son nom de guerre est Harmonica. Flanqué d’un détenu en cavale, Cheyenne, il se lance sur la piste de Frank, un tueur à gages qui a autrefois fait pendre son frère sous ses yeux. Frank est pour l’heure à la solde d’un exploitant véreux, Morton, prêt à tout pour élargir son domaine. Une jolie veuve, Jill, constitue une proie facile. D’une hécatombe à l’autre, Harmonica et Frank se livrent une lutte sans merci. Un duel à mort les opposera.
POINT DE VUE
Ce film est le prototype d’un genre dédaigné des puristes, mais qui a connu une telle faveur auprès du public des deux continents qu’il a fini par séduire les plus réticents - et influencer en retour le cinéma qu’il parodiait : ce qu’on a appelé, par dérision, le « western spaghetti ». Né en Italie, il s’appuie sur les clichés du western américain classique, en les pétrifiant et en leur injectant des doses massives de violence et d’érotisme. Très loin des nobles épopées fordiennes, on retrouve ici, acclimatées avec plus ou moins d’habileté, les conventions du roman picaresque, de l’opéra bouffe et de la commedia dell’arte. Orfèvre en la matière, Sergio Leone (1929-1989) s’imposa avec la fameuse trilogie : Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, le Bon, la brute et le truand (où fut révélé Clint Eastwood).
Avec Il était une fois dans l’Ouest, Leone franchit un pas de plus dans la mise à plat de la mythologie westernienne, mais il s’oriente surtout vers une peinture acide d’un monde en mutation, où l’héroïsme des pionniers est durement confronté aux nouveaux enjeux de l’affairisme industriel (Morton et sa clique). Brodant, de son propre aveu, sur les stéréotypes les plus éculés (putain arriviste, bandit romantique, banquier malhonnête…) et ne lésinant pas sur la démesure baroque ni les surcharges narratives, il parvient à édifier une allégorie sociale non dénuée d’ampleur. La fable est orchestrée - avec éclat - par une musique lancinante d’Ennio Morricone, et bénéficie d’une interprétation - pour moitié américaine - de grand style, sachant tirer parti du contre-emploi (Henry Fonda en tueur sadique). Le tournage se fit en Italie et en Espagne, mais aussi aux États-Unis, à Monument Valley. Le succès commercial fut énorme, ce qui permit à Leone, après le chant du cygne d’Il était une fois la Révolution (1970), de mettre en chantier le troisième - et monumental - volet de son cycle sur le Nouveau Monde, Il était une fois en Amérique (1983). Claude Beylie, critique et historien du cinéma, 1995.
LE JUGEMENT DES FLÈCHES
RUN OF THE ARROW
USA 1956 de Samuel Fuller
avec Rod Steiger, Charles Bronson…
RÉSUMÉ
Un soldat sudiste, qui a refusé la défaite de son camp, s’en va vivre parmi les Indiens. Soumis à des épreuves rituelles, il peut finir par se considérer comme adopté. Pourtant, et bien qu’il rencontre l’amour, il comprendra qu’on ne peut impunément se couper de ses racines.
POINT DE VUE
Idéaliste meurtri, obstiné et cabochard, le héros de ce très beau film poursuit, loin des hommes, la recherche de son identité. À travers des images fortes, d’une violence parfois difficilement soutenable, Fuller a voulu choquer (il en a l’habitude) mais pour aboutir à une réflexion, souvent désabusée, sur les notions de patriotisme et de culture. Claude Aziza, 1995.
LE GAUCHER
THE LEFT HANDED GUN
USA 1958 de Arthur Penn
avec Paul Newman, Lita Milan…
RÉSUMÉ
Tunstall, un éleveur d’origine anglaise, a engagé comme vacher le jeune William Bonney. Sa richesse et son domaine excitent les jalousies de ses concitoyens de Lincoln qui décident de se débarrasser de lui. Il est tué dans une embuscade, mais ses assassins sont abattus par Bonney qui avait juré de le venger. Traqué, William Bonney passe pour avoir péri dans l’incendie d’une maison et disparaît. Il va devenir un tueur, plus connu sous le nom de Billy le Kid. Un de ses plus anciens amis, Pat Garrett, devenu shérif, décide le ramener mort ou vif.
POINTS DE VUE
Arthur Penn, quand il a commencé la réalisation du Gaucher, venait de la télévision et du théâtre. Peut-être est-ce la raison qui lui fit choisir - pour son premier film - d’adapter à l’écran la pièce du romancier Gore Vidal, « la Mort de Billy le Kid », tournée en 1956 pour la télévision par Robert Mulligan, avec, dans le rôle vedette, déjà Paul Newman. Si quelques traces de la pièce subsistent au niveau des dialogues (souvent très « littéraires ») et de l’action (resserrée en quelques scènes clefs), le film est profondément différent. C’est, selon Penn lui-même, un film « non pas sur l’Ouest, mais sur un Ouest. »
Écrit à un moment où le genre subit une profonde mutation (l’année 1958 verra naître des films novateurs comme le Jugement des flèches, 3h10 pour Yuma ou Du sang dans le désert), le Gaucher ne veut pas se cantonner à la geste, déjà bien illustrée, du jeune tueur, interprété par Robert Taylor et Audie Murphy, entre autres. Il se présente comme une anti-épopée, centrée moins sur les exploits du personnage que sur le héros - prototype d’ailleurs de l’anti-héros - lui-même. Un être en proie à des pulsions qu’il ne comprend pas et, souvent, ne peut maitriser. William Bonney ne devient lui-même qu’à la mort de son « père », Tunstall, avec lequel il a établi un rapport passionnel qu’il ne peut que reporter sur d’autres. L’homosexualité latente du jeune tueur éclate en plein dans ses rapports avec son ami Garrett, dont il souille symboliquement les noces. Ainsi conçu, si loin des canons du genre, même dans ses aspects les plus novateurs, le film n’eut aucun succès. Le public américain ne gouûta guère la façon dont Penn avait terni l’image terriblement virile d’un bandit qui ne fut d’ailleurs jamais gaucher. Pourtant, il donna naissance non seulement à la carrière de l’auteur de Little Big Man, mais encore à quelques westerns où les mouvements de l’inconscient avaient leur place. Il est d’ailleurs curieux de constater que la même année - mais d’une façon plus feutrée - Edward Dmytryck traitait du même thème dans l’Homme aux colts d’or. Claude Aziza, collaborateur au journal « Le Monde ».
1958 marque un tournant dans la carrière de Paul Newman qui accède à la notoriété avec La chatte sur un toit brûlant de Richard Brooks où il a pour partenaire Elisabeth Taylor et Le gaucher dans lequel il reprend le rôle du Kid destiné à l’origine à James Dean. Si ce dernier avait plus ou moins l’âge du rôle, ce n’est pas le cas pour Newman alors âgé de 33 ans - rappelons que le Kid est mort à 21 ans ! - qui parvient néanmoins à restituer les élans juvéniles de Billy.
Le film s’attache à la genèse de la légende, alors que William Bonney entraîna ses compagnons à venger la mort de l’éleveur Tunstall dans ce qui resta dans les annales comme la guerre du Comté de Lincoln. Quinze ans plus tard, Peckinpah reprendra la légende en cours de route dans Pat Garrett et Billy le Kid, se focalisant sur les rapports complexes entre les deux hommes. À contrario, dans Le gaucher, Pat Garrett, tout comme les autres protagonistes, est simplement l’un des satellites qui gravitent autour de Billy sur lequel est centré tout le film.
Prenant des libertés avec l’histoire, ne serait-ce que par le titre puisque malgré une rumeur persistante William Bonney était bien droitier, Arthur Penn s’attache davantage à dépeindre la personnalité d’un grand gosse coincé entre l’adolescence et l’âge adulte, qui aurait pu être le Kid. Le film s’autorise même des pauses destinées à montrer le côté très bon enfant de Billy et de ses deux camarades, comme une scène de bagarre dans la farine. Une certaine innocence se dégage ainsi de ce personnage entier, qui vit ses émotions à l’état brut, comme un nouveau-né, et marche aux sentiments. Plein d’entrain, volontiers provocateur, apeuré par les femmes, constamment dans l’excès, capable de grandes joies comme de grandes peines, Billy est dépeint ici davantage comme un justicier que comme un bandit de grand chemin, faussant au passage les pistes entre bons et méchants. Mais le meilleur portrait de ce Kid-là reste sans aucun doute celui de la chanson du générique annonçant d’entrée la couleur : « This is the story of a left-handed boy who never meant wrong. He is dangerous and devilish, tender and wild. (...) His name is sorrow ». Seul l’homme en noir, l’affable Moultrie, sorte de chasseur de légendes, qui porte tour à tour sur William Bonney un regard curieux, fasciné puis abasourdi, préfigure l’aura posthume du Kid, qui rejoindra à l’instar d’un Jesse James ou d’une Calamity Jane, le panthéon des mythes fondateurs de l’Ouest américain.
Aussi, pour un coup d’essai, Arthur Penn fait avec Le gaucher un pied de nez au genre du western dont il se plaît à déjouer les codes, tout en réussissant l’une des plus célèbres adaptations à l’écran de la légende du Kid. Clémentine Fullias, 2008.
ALAMO
(THE ALAMO)
USA 1960 de John Wayne
avec John Wayne, Richard Widmark…
RÉSUMÉ
En 1836, la province mexicaine du Texas entre en rébellion et forme une armée commandée par le général Sam Houston. Pour retarder les troupes mexicaines du général Santa-Anna, le colonel Travis investit le vieux monastère d’Alamo, qu’il transforme en fort. L’aventurier Jim Bowie, puis Davy Crockett lui-même, se joignent à lui, non sans frictions. Les 7 000 hommes de Santa-Anna cernent le fort occupé par 185 braves. Le siège durera treize jours et s’achèvera par un massacre. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINT DE VUE
Cet épisode légendaire de l’histoire américaine est relaté comme une épopée par John Wayne, ici producteur, acteur et même réalisateur (avec l’aide du grand John Ford, dont il était l’ami intime et l’acteur fétiche). La psychologie des héros est forcément thématique : ce qui compte, c’est leur envergure mythologique. Et les conflits internes ont moins d’intérêt que le grand spectacle de la dernière partie, le siège et l’assaut. L’arrivée des troupes mexicaines, soulignée par la partition majestueuse de Dimitri Tiomkin, est le grand moment du film. Gérard Lenne, journaliste et critique de cinéma à Télé 7 jours et à La Revue du Cinéma.
Le train sifflera trois fois
High Noon
Western de Fred Zinnemann, avec Gary Cooper (Will Kane), Grace Kelly (Amy Kane), Katy Jurado (Helen Ramirez), Thomas Mitchell (Jonas Henderson), Lloyd Bridges (Harvey Pell), Otto Kruger (Percy Mettrick), Lon Chaney Jr. (Martin Howe), Ian Mac Donald (Frank Miller), Lee Van Cleef (Jack Colby).
- Scénario : Carl Foreman, d'après un sujet de John W. Cunningham The Tin Star
- Photographie : Floyd Crosby
- Décor : Rudolph Sternad
- Musique : Dimitri Tiomkin
- Montage : Elmo Williams, Harry Gerstad
- Production : Stanley Kramer
- Pays : États-Unis
- Date de sortie : 1952
- Son : noir et blanc
- Durée : 1 h 25
- Prix : Oscar du meilleur acteur pour Gary Cooper 1952
RÉSUMÉ
Will Kane, shérif d'une petite bourgade, se marie. Il compte partir en voyage de noces avec sa jolie femme, Amy, et prendre sa retraite. Or, Frank Miller, un bandit qu'il avait naguère arrêté, se fait annoncer : il arrivera par le train de midi dans le but de se venger. Trois complices l'attendent déjà à la gare. Le shérif ne peut plus partir, son successeur ne devant prendre ses fonctions que le lendemain. Il essaie de lever une milice pour faire face aux quatre hors-la-loi. Faibles, lâches, hypocrites, « réalistes » ou arrivistes, les personnes sollicitées exposent leurs bonnes raisons de se dérober. Le shérif se sent abandonné. Sa propre femme, ennemie de la violence en raison de ses convictions religieuses, le supplie de fuir. Une ancienne amie, tenancière de saloon, lui donne le même conseil. Les bons et les méchants semblent ligués pour convaincre Kane de renoncer au combat. Cet homme droit, obstiné, farouche partisan de la justice dans la légalité, décide contre toute prudence de rester. Il affrontera seul les quatre malfrats. C'est quasiment un suicide. Il est midi. Le train siffle. Les bandits se retrouvent, se mettent en mouvement. Il fait chaud. La ville est devenue déserte. Le shérif accablé de solitude et de dégoût se prépare au combat, un combat inégal… Comme celui des Horaces et des Curiaces.
En temps réel
Avec une vigueur exemplaire, Fred Zinnemann, qui a signé ici son meilleur film, crée un suspense éprouvant en jouant, minute par minute, sur l'inéluctabilité du temps. Il est 10 h 30 au début du film, le dénouement se situe à midi. Une heure trente pour convaincre et se préparer : le temps exact de la durée du film. On transpire. On étouffe. Le règlement de comptes final est attendu comme une libération par l'action de cette insupportable attente. C'est sec, fort, implacable, impeccable. Les images sont tout aussi nettes, pures, dures. Le spectateur se sent prisonnier d'un système de signes concertants qui enserrent le héros.
Cette ballade de la solitude est aussi, au-delà des figures imposées du western, une allégorie. Carl Foreman, le scénariste du film, était une des cibles du sénateur McCarthy qui pratiquait alors la chasse aux sorcières, sommant les professionnels du cinéma de dénoncer leurs collègues. Certains l'ont fait. Le train sifflera trois fois, western authentique, voire classique, est devenu mythique à cause de son caractère hautement et volontairement symbolique. Comme le triple reniement de Pierre avant le chant fatidique du coq, les trois coups de sifflet d'une locomotive retentissent comme les premières notes du grand air de la trahison. (extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ». )
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