SCIENCE FICTION, FUTUR, VISION, ANTICIPATION Tome 1

LA PLANÈTE SAUVAGE

de René Laloux, 1968, France/Tchécoslovaquie

dessins de Roland Topor, 1h12, Couleurs


RÉSUMÉ : Sur la planète Ygam vivent les géants Draags, qui ont domestiqué les minuscules Oms. Une enfant Draag, Tiwa, adopte un petit Om dont la mère a été tuée et le baptise Terr. Devenu adolescent, Terr s’enfuit et rejoint un groupe d’ors sauvages qui organisent la résistance contre les Draags. Il réussit, avec une vieille fusée, à atteindre la Planète Sauvage où il découvre le secret des rites sacrés des Draags. Ceux-ci accepteront de libérer les Oms… 


POINTS DE VUE : « Les Draags vivent sur une planète étrange, à l'extravagante végétation. Ils ont recueilli le minuscule peuple des Oms, qu'une catastrophe a chassé de sa lointaine planète. Les adolescents Draags privilégiés ont le droit d'élever des Oms. C'est ainsi que Tiwa chérit sa petite mascotte, Terr, et le laisse profiter des leçons que lui dispensent ses écouteurs. Terr devient ainsi fort savant. Les dirigeants des Draags s'aperçoivent de l'intelligence des Oms et constatent leur rigoureuse organisation. Pressentant une menace, ils décident d'en finir une bonne fois pour toutes avec leurs petits hôtes… » 


Sur la planète Ygam, les Draags, androïdes géants à la peau bleue, ont fondé une civilisation. Ils passent une partie de leur temps en méditation. Leurs domestiques sont de minuscules créatures, les Oms. Tiwa, la fille d'un Draag, adopte un bébé Om, qu'elle appelle Terr. Celui-ci profite de l'instruction que Tiwa reçoit directement par imprégnation du cerveau, puis il rejoint les Oms qui vivent à l'état sauvage. 

Prix spécial du jury au festival de Cannes 1973, La Planète sauvage est le dessin animé le plus insolite du cinéma français. Au départ, un très beau roman écrit par un dentiste auteur de science-fiction. Pour une fois, la SF ne se complaisait pas dans l'horreur ou le simplisme. Avec son message pacifique jamais appuyé, son mélange d'humour discret et de fantastique, ce conte philosophique sur la sagesse et la victoire de l'intelligence s'adresse aussi bien aux enfants qu'aux adultes. 

Visuellement, c'est superbe. René Laloux s'est lancé dans un travail de titan, avec une vraie animation dessinée sur papier, puis découpée dessin par dessin. Du coup, les qualités graphiques du travail de Topor sont respectées. Les personnages s'intègrent parfaitement aux décors, avec leur végétation bizarre d'arbres géants et de fleurs carnivores. La Planète sauvage demeure une perle rare, un spectacle magique et envoûtant. — Bernard Génin

La Planète sauvage est l’un des premiers longs métrages d’animation français, et aussi l’un des premiers à ne pas s’adresser exclusivement au jeune public. Il est né de la rencontre entre le réalisateur René Laloux et le talentueux touche-à-tout Roland Topor. Les deux hommes ont librement adapté le roman de science- fiction de Stefan Wul (pseudonyme de Pierre Pairault), « Oms en série » publié en 1957. Topor est également l’auteur des dessins et de l’univers visuel du film, mis en scène par Laloux. La Planète sauvage emploie la technique du papier découpé. Les dessins sont réalisés au crayon dans des teintes pastel, ce qui tranche avec l’esthétique traditionnelle. Le film fut coproduit avec la Tchécoslovaquie, pays qui possédait alors de solides compétences dans le domaine de l’animation, et tourné dans les studios de Jiří Trnka à Prague. Topor, membre du mouvement « Panique », est un héritier du surréalisme littéraire et pictural. Son univers poétique est volontiers cruel et iconoclaste. Film de science-fiction à l’imaginaire foisonnant, au bestiaire et à la flore d’une inquiétante beauté, La Planète sauvage est avant tout une allégorie politique sur les thèmes de l’esclavage et de la révolte, la civilisation et la barbarie, une fable où se croisent Swift, Spartacus et les pogroms d’Europe centrale. Les différences scalaires entre les gigantesques Draags et les Oms réduits à la taille d’insectes engendrent des visions cauchemardesques et psychédéliques qui font de La Planète sauvage un grand film pop. Les images fascinantes de La Planète sauvage ont traversé les décennies, accompagnées par la musique électronique de Alain Goraguer, devenue aussi célèbre que le film. La Planète sauvage obtint le prix spécial du jury du Festival de Cannes, l’année où la France était représentée par deux autres films à l’audace et à l’ambition hors du commun, La Maman et la Putain de Jean Eustache et La Grande Bouffe de Marco Ferreri

René Laloux ne réalisera que trois longs métrages d’animation, appartenant tous au genre de la science-fiction, avec des collaborateurs d’exception. Après La Planète sauvage il y aura Les Maîtres du temps (1981) toujours d’après Wul, dessiné par Moebius et dialogué par Jean-Patrick Manchette, puis Gandahar (1988) d’après le roman de Jean-Pierre Andrevon, sur des dessins de Philippe Caza, dont l’ensemble de la production eut lieu en Corée du Nord. Deux films à redécouvrir. Olivier Père.

COMMENTAIRES : L’esthétique de la Planète sauvage, due à Roland Topor, tranche délibérément - et heureusement - avec les normes habituelles du « cartoon ». Certes, on peut déplorer une certaine rigidité de l’animation réalisée à Prague, encore que son hiératisme concoure à l’étrangeté d’un film dont bien des scènes ont un pouvoir envoûtant, avec une influence sensible du surréalisme… Intelligemment adapté pour toucher tous les publics, le roman de science-fiction de Stefan Wul n’est pourtant pas édulcoré par Laloux et Topor


« Sur la planète Ygam, vivent des androïdes géants appelés les Draags. Ils élèvent de minuscules êtres humains qu'ils surnomment Oms. Mais un jour, l'Om de la jeune Tiwa se révèle plus intelligent et va déclencher une révolte… »

Au moment où nos écrans ont été submergés par le Valerian signé Luc Besson, La planète sauvage est là pour rappeler que la science-fiction et la France ont une histoire commune très riche. Le réalisateur René Laloux a signé trois œuvres essentielles dans le domaine de l’animation, coréalisées avec des auteurs cultes de BD : Les maîtres du temps avec Moebius, Gandahar avec Caza et enfin La planète sauvage avec Roland Topor

La planète sauvage est un film unique rendant hommage au talent fou de Topor, Son univers visuel exubérant, son coup de crayon, rendent le film unique dans son genre. L’esthétique est riche et s’appuie sur des couleurs pastels de toute beauté. Portée par une animation en papier découpé et réalisée en Tchécoslovaquie, La planète sauvage remportera le prix spécial en 1973 à Cannes. 

PS : Sans revenir sur l’histoire de la SF, il est intéressant de noter qu’Alejandro Jodorowsky, fondateur du mouvement « Panic » au côté de Topor, allait aussi se lancer lui aussi dans un projet de SF. Son Dune produit par Michel Seydoux aurait fait de la France une référence pour la science-fiction au cinéma. Mais en raison de la frilosité de certains studios de cinéma qui se serviront pourtant abondamment des recherches visuelles des artistes recrutés par le cinéaste chilien, la science-fiction deviendra l’apanage du cinéma américain et du film Star Wars pour le meilleur et bien sûr le pire en termes d’imaginaire. Mad Will

Sorti en 1973, La Planète sauvage est un curieux objet sans égal dans l’univers du dessin-animé de l’époque. Il s’agit du tout premier film d’animation français destiné à un public adulte. Aujourd’hui devenu culte, le film résulte de la rencontre entre René Laloux, alors peintre et sculpteur, Roland Topor, dessinateur, homme de lettres, cinéaste et acteur, et Alain Goraguer, compositeur. Un trio de choc, empreint de l’héritage des surréalistes. Ensemble, les trois hommes trouvent petit à petit un univers commun et réalisent en 1965 un premier dessin animé, Les Temps morts, prémices de leur chef-d’œuvre à venir. 

Si La Planète sauvage fut le premier film d’animation à recevoir un prix à Cannes, c’est bien qu’il est unique en son genre. Sur une planète aux paysages luxuriants, les Oms (contraction du mot hommes) sont réduits à l’état d’animaux domestiques par une espèce supérieure: les Draags. Le héros se prénomme Terr (doublé par Eric Baugin). Recueilli par une jeune Draag nommée Tiwa (Jennifer Drake), il parvient à échapper à ses maîtres et fomente une révolution avec d’autres Oms vivant à l’état sauvage. 

Si le scénario est plutôt simple, il n’en reste pas moins particulièrement troublant. Outre la beauté inquiétante des dessins de Roland Topor, on ne peut s’empêcher de voir les Oms comme de vulgaires insectes. En ce sens, la puissance du film repose sur un principe d’identification où le spectateur se reconnaît inévitablement dans la cruauté des grandes créatures bleues. Toutefois, le film va plus loin qu’une simple comparaison de notre rapport aux animaux. Rappelons que La Planète sauvage s’inspire du roman « Les Oms en série », de Stefan Wul. L’ouvrage paru en 1957 porte dans ses lignes le contexte politique de l’époque, à savoir le difficile deuil de la seconde Guerre Mondiale et le début de la guerre froide. 

Le génie du film repose alors dans un subtil jeu de transposition. Le trio René Laloux, Roland Topor et Alain Goraguer ont bien en tête de refléter leur époque lorsqu’ils commencent à travailler sur le projet en 1969. Extermination d’un peuple, division du monde, conquête de l’espace et de la science constituent les thèmes centraux du film. Par ailleurs, La Planète sauvage est tournée à Prague, en Tchécoslovaquie. Le pays où les techniques d’animation sont déjà très avancées, entretient un rapport difficile avec l’Union soviétique, ce qui ne manque pas de transparaître dans les images. 

Pourtant, il est plutôt difficile d’imputer au film des intentions militantes. Ce dernier penche davantage vers la fable philosophique. À la manière du « Candide » de Voltaire, le petit Terr s’instruit aux dépends de sa maîtresse Tiwa. Grâce à elle, il accède au savoir, ce qui lui permet ensuite d’organiser la révolte de son peuple. En outre, si les Draags sont une espèce particulièrement puissante, c’est parce qu’ils se prêtent à l’exercice de la méditation transcendantale. Leur supériorité est toutefois remise en question par un point primordial : leur manque d’empathie. La dualité simpliste entre les Oms et les Draags repose donc sur le conflit, élément moteur des œuvres de Stefan Wul. Toutefois, la fin utopique du film fait l’éloge de la connaissance et de l’entente entre les peuples. 

Mais si, près de 50 ans après sa sortie, La Planète sauvage fascine toujours autant, c’est qu’elle est un objet résolument pop. Réalisée en pleine montée des années 70, la musique d’Alain Goraguer participe grandement à la puissance de ses images psychédéliques. Tout en synthés et élucubrations électroniques, la bande-originale est devenue aussi culte que les dessins de Roland Topor, quintessence de l’absurde et de l’iconoclasme. L’influence des surréalistes irrigue chaque séquence. Les arbres se transforment en cage à oiseaux, la pluie se fait cristal et les cailloux brillent comme des diamants... La planète Ygam prend des airs de trip à l’acide. 

Avec son discours antispéciste, La Planète sauvage est résolument moderne pour son époque. À travers son esthétique de chimères et de visions colorés, le film questionne le rapport à l’autre et l’exploitation de nos ressources. Des thématiques que l’on retrouve aussi dans les deux autres films que réalisera par la suite René Laloux, l’incroyable Les Maîtres du temps (1982), réalisé avec les dessins de Moebius, et, plus tard, Gandahar (1987). Margaux Coratte.

« Le souvenir que grave dans l’esprit de son spectateur La Planète sauvage, film certes intemporel mais aussi heureusement daté (il incarne une époque : l’après mai 68, les « paysages sonores » au synthétiseur, l’esthétique anti- normative et cependant reconnaissable du Service de la recherche de l’ORTF, l’un des moments-clés de l’histoire française de l’art de l’animation), peut se résumer à deux noms : Topor et Topart. Topor : on frémit d’aise devant l’érotisme ensauvagé, l’irréductible étrangeté, la cruauté particulière des dessins de Roland Topor. Topart : on redécouvre lentement, à travers les paroles du Grand Édile, la vraie beauté de la voix chaude et officielle de Jean Topart (tendance « Office » de la RTF). La civilisation despotique et éclairée des Draags que cette voix incarne, parle aussi parfois à travers un grand cube collectif à images, fort télévisuel. L’univers pacifié de la fin du film réconcilie le « satellite naturel et le satellite artificiel », les hommes sauvages instinctuels, tendance Topor, issus de la libération des mœurs de la fin des années soixante, et les adeptes zen de la méditation transcendantale, tendance voix berçante de Topart, venues d’une autre mode des mêmes années. La vérité historique impose de rappeler qu’un an après la sortie du film, la planète ORTF explosait et perdait son service de la recherche... » Hervé Joubert-Laurencin in « Allons z’enfants au cinéma, une petite anthologie de films pour un jeune public », édité par « Les enfants de cinéma ». 

« Où se cache le grand art de René Laloux sinon dans la correspondance intime entre la dramaturgie et le traitement pictural qui apporte à chaque enjeu narratif sa résolution plastique ? La profondeur philosophique du film vient de ce que le sens du récit est immanent à l’image, à l’image en mouvement. La Planète Sauvage n’est pas seulement une brillante adaptation du roman de Stefan Wul – qui prend alors la force d’évidence d’un récit classique – fabuleusement mise en image et fantasmée par Roland Topor. Si le film tient du chef-d’œuvre, c’est par sa mise en scène qui procède comme une peinture en mouvement. Ici, c’est une femme qui danse telle la flamme d’un regard amoureux, là, la noce des statues mutilées. Ailleurs, deux fusées qui se posent sur le sol de la Planète Sauvage, pour parachever la composition du plan. Ailleurs encore, les corps des Draags qui se mélangent comme dans une toile de Victor Brauner... René Laloux, dans un même geste créateur, se fait peintre et conteur, réalisant la synthèse des qualités qu’ils distinguaient arbitrairement chez ses confrères réalisateurs. Le film tout entier sent la peinture et la couleur : poudre orangée s’échappant d’une caisse volée ou poudre noire soufflée par Tiwa au nez de Terr, lumières habillant tour à tour de bleu, de rouge et de jaune les silhouettes de la fillette et de son père, sang vermeil aspergeant le jeune chasseur, ronds de venin blanc répandus dans l’entrepôt des fusées... Dans le parc, un œuf tombe d’un arbre et se dissipe au contact du sol tout en bleutant le paysage. Le cœur du cinéma de René Laloux est dans ce “ non-dit ”, dans ce “ temps mort ” parmi d’autres, où rien ne se passe en apparence. Rien qui puisse distraire de l’essentiel : soit le passage du temps vivant que l’on sent sourdre, dans l’espace même du plan. Ici, la démonstration est faite que le temps de l’animation est un temps de cinéma pur, un temps qui n’existe que par lui. Alors, on voit peindre René Laloux. Plus exactement, on voit la toile se transformer devant nos yeux. Hommage rendu à Henri-Georges Clouzot, La Planète Sauvage devient Le Mystère Laloux. » Xavier Kawa-Topor, extrait du « Cahier de notes sur...La Planète sauvage », édité par « Les enfants de cinéma ». 

DRACULA CONTRE FRANKENSTEIN

Los Monstruos del Terror

d’Hugo Fregonese, Eberhard Meichsner et Tulio Demicheli, 1969, Allemagne/Espagne/Italie, 1h27, Couleurs

avec Michael Rennie, Karin Dor, Patty Shepard


RÉSUMÉ : Des Aliens tentent de conquérir la Terre en utilisant des monstres terrifiants ( loup garou, momie, vampire, monstre de Frankenstein) tout droit sortie de de nos croyances et légendes Ancestrales . 


POINTS DE VUE : Etrange et improbable, ce Dracula contre Frankenstein (Los Monstros del Terror, 1970) l’est à plus d’un titre. Véritable tambouille cinématographique, Dracula contre Frankenstein propose un mélange d’horreur et de science-fiction, inspiré de House of Frankenstein dans lequel un extra-terrestre venu d’une planète en voie d’extinction (Michael Rennie dans son dernier rôle), flanqué de deux acolytes prend apparence humaine et exhume les monstres du patrimoine dans un laboratoire secret (le vampire, la momie, le loup-garou Waldemlar Daninski interprété par Paul Naschy également auteur de cette histoire à dormir debout, un cousin éloigné de la créature de Frankenstein) pour conquérir la Terre. Drôle de projet, qui se soldera bien sûr par un fiasco. Les Aliens apprendront trop tard que les passions humaines sont plus fortes que leurs vils desseins. On est devant un bel exemple de cinéma forain – le film débute d’ailleurs dans un luna park de place de village où le sérieux des dialogues pseudo scientifiques des extra-terrestres camouflés contraste avec la banalité des images qu’on nous montre. L’extrême pauvreté du film permet ainsi des raccords d’un mauvais goût surprenant, comme le recours à de véritables images chirurgicales pour représenter une opération à cœur ouvert, perdues au milieu de trucages et de maquillages carnavalesques. Les amateurs de cinéma bis se sont souvent moqués de ce nanar sans complexe à ne pas confondre avec les films éponymes de Jess Franco et de Al Adamson produits à la même période. Le titre français est d’ailleurs mensonger puisque Dracula et Frankenstein ne se battent jamais dans le film, alors qu’on assiste à un poilant « mano a mano » entre le loup-garou et la momie qui finit sa performance en omelette flambée dans des catacombes. Les noms de Dracula et Frankenstein ne sont d’ailleurs jamais cités, la créature de ce dernier étant avantageusement remplacé par « le monstre de Farancksalan » ! 

La carrière de Hugo Fregonese, talentueux cinéaste argentin qui signa de très beaux films à Hollywood avant de travailler en Europe atteint ici son nadir, on se demande comment il put accepter un projet aussi farfelu. Fregonese abandonna cette série Z italo-germano-espagnole au milieu du tournage lorsque l’argent vint à manquer. Le film fut terminé et signé par le tâcheron Tulio Demicheli, lui aussi de nationalité argentine. Olivier Père.

Peu connu dans nos contrées, Jacinto Molina, alias Paul Naschy, a pourtant relancé (avec notamment le réalisateur stakhanoviste Jesús Franco) la vague horrifique ibérique dans les années 1970. Succès inattendu, Les Vampires du Dr. Dracula (1968) fut le premier d’une longue liste de films dans lesquels figure l’ancien haltérophile et catcheur passionné par les monstres de Universal. Dracula contre Frankenstein, un OFNI accumule toutes les tares d’un film raté. Il aurait pu être mauvais mais sympathique, il n’est malheureusement qu’ennuyeux. 

Œuvre bancale commencée par Tulio Demicheli mais terminée par Hugo Fregonese et Eberhard Meichsner, non-crédités au générique, Dracula contre Frankenstein - titre trompeur puisque la confrontation entre les deux monstres n’est même pas au rendez-vous - est une petite co-production italo-germano-espagnole trop léthargique, mais qui peut néanmoins compter sur la "performance" efficace de Naschy en loup-garou. Les monstres tant attendus (la momie, le loup-garou, ou encore le vampire Janos de Mialho", Dracula n’ayant pu être réutilisé pour des raisons de droit) ne sont finalement que très peu mis en avant, afin de privilégier le docteur Odo Warno", incarné par Michael Rennie (Le jour où la Terre s’arrêta), visiblement très fatigué et qui livrait là son ultime performance. Le film est en outre desservi par une réalisation inexistante, des acteurs qui ne font que de la figuration et des maquillages grossiers et peu convaincants. On préférera donc se tourner vers la version homonyme et nanardesque d’Al Adamson, chroniquée par nos courageux confrères de Nanarland. Axel Pallarez.

Des extras-terrestres ont décidé d'envahir la Terre afin de pouvoir survivre à leur planète mourante. À la tête de l'expédition scientifique, un professeur (Michael Rennie) et deux autres humains revenus d'entre les morts, dont Marelva kerstein (Karin Dor). Ils décident de réveiller des monstres comme le Vampire Meirhoff (Manuel de Blas), Le Loup-Garou Waldemar Daninsky (Paul Naschy), La Momie Tao-Tet (Gene Reyes) et le monstre de Farancksalan ( !) (Ferdinando Murolo) pour éradiquer les terriens.

Tourné en Espagne et en Allemagne, cette co-production ibéro-transalpino-teutonne a connu visiblement bien des soucis. Tournage interrompu, apparemment pour des questions budgétaires, il a été visité par au moins deux réalisateurs, Hugo Fregonese en grande partie, dont un seul crédité au générique, le pourtant médiocre Tulio DeMichelli (ou Demicheli, selon les films). Le film rencontrera un succès mitigé en Espagne, la première contre-performance de Naschy, ici en 6e position du générique. Il remontera très largement la pente en 1971 avec LA FURIE DES VAMPIRES, réalisant presque trois fois plus d'entrées que cette curiosité horrifico-science-fictionnelle.

Côté technique, nous avons à faire à du Totalvision, format anamorphique 2.35 :1 (avatar de l'UltraScope principalement utilisé en Allemagne dans les années 60), puis gonflé en 70mm pour sa sortie espagnole. Une sortie française en 1972, puis quelques sorties internationales sous différents noms : ASSIGNMENT TERROR, DRACULA Vs FRANKENSTEIN, DRACULA ZEIGT FRANKESTEIN, OPERATION TERROR, THE MAN WHO CAME FROM UOMO… un vrai festival du slip. En fait, titres comme histoire, ce film est une corrida celluloïdale, allant bon gré mal gré tête baissée dans des endroits sombres, se prenant des murs, des portes mais continuant encore et toujours sa progression dans le nawak le plus total.

Un casting hétéroclite vient témoigner d'un budget plus important que la suite des aventures de notre loup-garou ibère préféré. En plus d'un format Scope utilisé à bon escient, de nombre de décors, du soin des costumes, des endroits de tournage… l'apport de Michael Rennie n'est pas négligeable. Ce grand acteur anglais, révélé au grand public dans le rôle de Klaatu dans LE JOUR OÙ LA TERRE S’ARRÊTA, 20 ans auparavant, aura eu finalement une carrière relativement courte. DRACULA CONTRE FRANKENTSEIN sera son dernier film, il meurt en effet peu de temps après à l'âge de 61 ans. Le rôle principal féminin échoit à Karin Dor, bien connue des amateurs de bis allemand. Héroïne de plusieurs Krimi d'après Edgar Wallace, d'UPPERSEVEN d'Alberto de Martino ou TOPAZ d'Alfred Hitchcock, on la reconnait aisément en manipulatrice James Bondienne de ON NE VIT QUE DEUX FOIS. Deux acteurs qui ont assuré la vente du film et sa diffusion dans les pays anglo-saxons et en Allemagne.

Les plus observateurs auront tôt fait de repérer certains décors ayant déjà servi/qui serviront à d'autres films. Comme l'escalier du château, provenant directement de LA MARCA DEL HOMBRE LOBO, les ruines de l'église reprendront du service pour LE BOSSU DE LA MORGUE et quelques templiers morts-vivants de la saga d’Amando de Ossorio

Coutumier du fait dans les précédents épisodes poilus du sieur Daninsky, DRACULA CONTRE FRANKENSTEIN souffre d'abord d'ellipses assez spectaculaires et de fautes de continuités. À se demander si la durée de 83mn n'est pas tronquée! Comme s'il manquait certains plans ou scènes… on se surprend même à regretter l'absence d'érotisme même timide, pourtant une récurrence chez Naschy. Existerait-il une autre version, comme pour le BOSSU DE LA MORGUE ?

Le bordel généralisé est cependant mis en images de manière assez généreuse. Un Scope adroit qui évite les pièges d'un format comme le Techniscope. On ne peut décemment pas dire que les actrices soient les meilleures du monde (le meurtre de la prostituée est à se rouler par terre dès qu'elle montre un semblant de frayeur), mais le sujet semble l'apanage de chacun. Les séquences de torture mentale permettent un concours de cris aigues du plus bel effet. On sent une volonté de prolonger les états d'âme du cinéma gothique des années 60 avec ses souterrains, son château lugubre, sa pleine nuit menaçante et ses éclairages à propos, via l'utilisation de couleurs agressives. Là où le film demeure plus discutable, ces sont les effets spéciaux. Si la transformation lycanthrope fonctionne, tout comme la Momie inquiétante, le maquillage de la créature de Farancksalan est parmi les plus ridicules qui soient. Un petit insert de stock-shot d'opération chirurgicale à cœur ouvert (à 15mn19, et à deux reprises au cas où on aie pas vu !) rajouté à la sauce pour épicer le tout et hop, vous pouvez servir chaud ! Enfin, Il serait criminel de laisser passer le travail sur les maquettes finales, qui restent de toute beauté.

On ne comptera aucun Dracula ni de Frankenstein dans le film. Prenant probablement peur d'éventuelles poursuites d'Universal (on va pencher pour cette explication !), nous auront donc droit à un rocambolesque monstre de « Farancksalan » en lieu et place de Frankenstein. Après vérifications dans chacun des doublages présents sur la galette, pas de trace du monstre de Mr Victor… Idem pour Dracula, devant le comte De Meirhoff. Le numéro d'équilibriste ne s'arrête pas là. Naschy apparait aux manettes du scénario. Il veut visiblement faire son hommage aux monstres d'Universal jusqu'au bout, sans parler de la sempiternelle énamourée de service du beau loup-garou. Et de ce fait, il fourre tout ce petit monde fantastique façon HOUSE OF FRANKENSTEIN, avec un argument ahurissant : le coup des extra-terrestres. Avec un assez joli -bien bisseux et aux dialogues très WTF- récit gothique, cette histoire de science-fiction colle assez mal à l'ensemble. On sent un plâtrage maladroit, sorte de fil rouge obligatoire afin de trouver une raison de montrer momie, vampire et compagnie. On songe à ce que le Toho effectua, entre autres, avec LES ENVAHISSEURS ATTAQUENT en 1968. La structure du scénario et l'argument de base se ressemblent rudement ! Mais les influences/hommages qui abondent (on pense aussi fatalement aux SURVIVANTS DE L’INFINI) forcent plutôt la sympathie. Le résultat est tellement bancal et démesuré qu'on respecte les choix frisant l'abus de substances illicites.

Stroboscopique, psychédélique, barbiturique, psychotronique : Vous l'aurez compris, DRACULA CONTRE FRANKENSTEIN demeure une œuvre à part. Un hommage bâtard et amoureux à un cinéma dépassé qui avait été quelques peu enterré dans un passé lointain… un oubli bis enfin réparé ! Francis Barbier.

MUTATIONS

The Mutations

de Jack Cardiff, GB, 1973, 1h32, Couleurs

avec Donald Pleasence, Michael Dunn, Brad Harris


RÉSUMÉ : À Londres, le professeur Nolter avance des théories audacieuses. Il est convaincu qu'en manipulant les structures de l'ADN, on peut obtenir des êtres mêlant des caractéristiques animales et végétales. En secret, il mène de terribles expériences dans ce sens. Lynch, un homme défiguré travaillant dans un cirque, kidnappe des passants, lesquels deviennent les infortunés cobayes du scientifique ! Une étudiante va connaître un tel sort, et ses amis, inquiétés par sa disparition, vont mener leur enquête... 


POINTS DE VUE : Le cinéma d’horreur anglais, à l’instar de son homologue transalpin, n’a pas été avare en productions étranges, ignorantes du bon sens et du bon goût. Parmi les nombreux films fauchés hantés par des créatures monstrueuses qui envahirent dans les années 70 les écrans britanniques, versions dégradées des mythes du cinéma fantastique, Mutations (The Mutations ou The Freakmaker, 1974) occupe une place de choix. Cette aberration cinématographique emprunte à deux classiques du genre : L’île du docteur Moreau de Erle C. Kenton, avec un savant fou qui se livre à des expériences peu ragoûtantes de greffes entre des plantes et des cobayes humains, et Freaks de Tod Browning, avec la description d’une communauté itinérante de nains et de phénomènes de foire. Jack Cardiff fut l’un des plus grands directeurs de la photographie de l’histoire du cinéma, travaillant d’abord pour les studios anglais puis à Hollywood. Son travail d’opérateur reste étroitement lié au procédé Technicolor, qu’il poussa à un formidable degré de poésie et de beauté lors de ses collaborations avec Powell et Pressburger, Hitchcock, Lewin ou Mankiewicz. Sa carrière de cinéaste, amorcée à la fin des années 50, est plus déconcertante. Oscillant entre le bon et le médiocre, les longs métrages signés par Cardiff sont pour la plupart des commandes impersonnelles, motivées par des choix hasardeux ou opportunistes. Mutations restera le dernier film mis en scène par Cardiff. Ce n’est pas le tournage où il s’est le plus appliqué. L’esthétique sale et triviale du film cadre mal avec le talent de celui qui signa les images des Chaussons rouges ou du Narcisse noir. Il s’agit sans doute d’un contrat purement alimentaire, dont le résultat et la réception convaincront sans doute le cinéaste à stopper les dégâts et à se concentrer sur sa carrière de chef-opérateur, en œuvrant sur des grosses productions internationales, beaucoup plus prestigieuses et lucratives. On peut imaginer le désarroi ou l’indifférence de Cardiff, qui avait éclairé autrefois les plus belles actrices du monde (Ava Gardner, Marilyn Monroe, Audrey Hepburn, Deborah Kerr) dans de somptueux écrins en Technicolor, contraint de mettre en boîte Michael Dunn dans son dernier rôle, Tom Baker défiguré et des monstres végétaux en caoutchouc dans une ambiance de « slasher » médical poisseux. Il faut bien admettre que si un auteur se cache derrière un projet aussi absurde que Mutations, c’est son producteur Robert D. Weinbach plutôt que Jack Cardiff, simple exécutant. Weinbach est un Américain qui s’est installé en Europe pour s’y spécialiser dans le cinéma d’exploitation. Parmi les quelques films à petit budget entrepris en Espagne ou en Grande-Bretagne par Weinbach figure ce Mutations dans lequel cet amoureux sincère du cinéma fantastique désire rendre hommage à Freaks en écrivant un scénario de science-fiction qui emprunte plusieurs séquences au chef-d’œuvre de Tod Browning. Des acteurs nains et plusieurs hommes et femmes atteints de malformations ou de particularités physiques impressionnantes sont engagés pour s’y exhiber dans un simulacre de spectacle forain offert aux spectateurs. Le problème, c’est que Cardiff confessa plus tard n’avoir jamais vu Freaks et qu’il met en scène ces acteurs particuliers de manière fort maladroite, dans des situations à la limite du voyeurisme. La véritable étrangeté de Mutations réside dans ce mélange de véracité et le recours à des effets spéciaux délirants pour représenter les monstres de laboratoire agressifs, fruits du mélange d’êtres humains et de plantes carnivores. Cela transforme le film en objet hybride, profondément malsain et dérangeant, qui a bien mérité sa réputation de série Z malade. Olivier Père.


En 1973, le cinéma fantastique anglais est en plein essoufflement. Certes, la quantité de titres produits est encore importante, mais les financements se tarissent, tandis que le studio Hammer s'avère en pleine agonie. Certains producteurs continuent pourtant à financer de tels films, comme Robert D. Weinbach, un américain installé en Europe qui souhaite monter un hommage à un film l'ayant énormément marqué dans sa jeunesse : l'extraordinaire LA MONSTRUEUSE PARADE de Tod Browning

Il en écrit le scénario avec son ami Edward Mann et obtient, comme metteur en scène, Jack Cardiff. Jack Cardiff, c'est bien entendu ce grand chef-opérateur britannique dont la carrière décolla à partir du film fantastique UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT de Michael Powell et Emeric Pressburger, tandem avec lequel il collabora encore pour LE NARCISSE NOIR et LES CHAUSSONS ROUGES. Ce qui lui valut de devenir un des directeurs de la photographie les plus réputés de sa génération, un maître incontesté du Technicolor !

Par la suite il collabora encore aux AMANTS DU CAPRICORNE de Hitchcock, PANDORA d’Albert Lewin, LES VIKINGS de Richard Fleischer, entre autres, avant de passer à la mise en scène à la fin des années 50. En 1960, AMANTS ET FILS lui vaut une nomination comme Meilleur Réalisateur aux Oscars. Mais, par la suite, sa carrière à ce poste se tassa. Il faut bien le dire, MUTATIONS correspond en fait au point le plus bas de sa carrière. Après ce titre, il abandonne la réalisation et retourne, à nouveau avec succès, à la direction de la photographie.

Pour jouer le savant fou de MUTATIONS, Weinbach souhaite recourir au talent de Vincent Price. Mais faute d'accord avec son agent, on se reporte sur un autre grand comédien du fantastique : Donald Pleasence, alors en pleine période Amicus. La même année, on le retrouve dans des anthologies de ce studio telles que FRISSONS D’OUTRE-TOMBE et TALES THAT WITNESS MADNESS

Nous retrouvons aussi dans ce film d'autres vedettes du cinéma fantastique d'alors, comme la norvégienne Julie Ege (futur Hammer Girl dans LES SEPT VAMPIRES D’OR de Roy Ward Baker), l'américain Brad Harris (célèbre pour sa carrière entre l'Italie et l'Allemagne, qui interpréta des péplums et des films de super-héros italiens, tels SAMSON CONTRE HERCULE ou LES TROIS FANTASTIQUES SUPERMEN, ou de nombreux polars allemands), l'anglais Tom Baker (appelé à devenir la plus célèbre incarnation du « DOCTEUR WHO » à partir de 1974) et, surtout, l'excellent Michael Dunn, immortel Loveless de la série LES MYSTÈRES DE L’OUEST

À Londres, le professeur Nolter avance des théories audacieuses. Il est convaincu qu'en manipulant les structures de l'ADN, on peut obtenir des êtres mêlant des caractéristiques animales et végétales. En secret, il mène de terribles expériences dans ce sens. Lynch, un homme défiguré travaillant dans un cirque, kidnappe des passants, lesquels deviennent les infortunés cobayes du scientifique ! Une étudiante va connaître un tel sort, et ses amis, inquiétés par sa disparition, vont mener leur enquête…

À l'énoncé de ce scénario, nous comprenons sans mal que nous avons affaire à une très classique histoire de savant fou, lequel cherche ici à créer des mutants dans la plus pure tradition du docteur Moreau. Ici, la petite originalité consiste à montrer l'inquiétant chercheur créer non pas des hybrides homme-bête, mais des créatures à la fois humaines et végétales. Ce qui nous vaut l'apparition étonnante d'un être à mi-chemin entre le bipède et la plante carnivore…

MUTATIONS illustre son intrigue de façon insolite, en nous montrant, durant tout son générique, des images très impressionnantes de plantes étranges poussant en accéléré. Des scènes documentaires signées Ken Middleham (déjà responsable d'extraordinaires images d'insecte dans PHASE IV ou le documentaire DES INSECTES ET DES HOMMES) qui apportent une réelle dose de bizarrerie à ce long métrage, d'autant plus qu'elles sont accompagnées par une excellente musique expérimentale signée Basil Kirchin (LA MALÉDICTION DES WHATELEY, L’ABOMINABLE DR. PHIBES…).

À côté de cette histoire de science-fiction, nous trouvons des épisodes de terreur lorgnant, eux, nettement vers LA MONSTRUEUSE PARADE. Dans un spectacle forain, diverses personnes (réellement) atteintes de difformités se produisent dans un Freakshow animé par le nain Burns. Femme-crocodile, garçon grenouille et autres "pop-eye" s'exhibent devant une foule mi-amusée, mi-terrifiée. MUTATIONS adopte un point de vue plus voyeuriste que le chef-d’œuvre de Browning. En effet, alors que LA MONSTRUEUSE PARADE nous montre les « freaks » dans leur vie quotidienne, et jamais en plein spectacle, MUTATIONS nous convie à une longue séquence de monstrueuse monstrance.

Pourtant, Cardiff et Weinbach réussissent tout de même à nous les rendre attachants. Le personnage de Lynch (un des rares monstres du film qui soit en fait un acteur maquillé), refusant d'admettre son handicap, est prêt à tous les compromis, tous les crimes, en échange de la promesse qu'il retrouvera bientôt un visage « normal ». Sa virée pathétique chez une prostituée londonienne, laquelle lui fera payer un « Extra Pound » pour lui dire qu'elle l'aime, s'avère un moment fort touchant.

Malheureusement, à force de courir deux lièvres, MUTATIONS se disperse. Plus la partie consacrée aux « monstres » se développe, plus celle dédiée au savant devient banale et perd de son intérêt. Les deux récits ne sont que trop maigrement reliés. Finalement, MUTATIONS manque d'équilibre et se conclut sur un dénouement particulièrement inintéressant.

Reste tout de même un film fantastique hors-norme, bien interprété, annonciateur de futurs titres anglais tels que TRANSMUTATIONS (titre vidéo) et CABAL, lesquels baignent dans une ambiance insolite et baroque assez comparable. MUTATIONS mérite donc tout de même le coup d’œil. En France, en tout cas, il ne sera pas distribué en salles, et il faudra attendre les années 80 pour l'y trouver, directement en vidéo. Emmanuel Denis.

Surprenantes MUTATIONS. À plus d’un titre, d’ailleurs. D’abord son réalisateur : Jack Cardiff. Un immense directeur de la photographie, probablement l’un des tous meilleurs au monde. Ayant oeuvré sur des productions prestigieuses. Et qui d’un coup se voit confier les rênes d'un film d’horreur sur des hommes-plantes tueuses. 

Le professeur Nolton (Donald Pleasence) enseigne la génétique dans une université londonienne. Mais en dehors de son job, il travaille surtout sur des cobayes humains afin de les croiser avec des gênes de plantes. Dans un but qui ne sera pas toujours clarifié... mais qui apparait peut-être servir à rendre un faciès plus humain à Lynch (Tom Baker), faisant partie d'un cirque ambulant de phénomènes de foire (ou « freaks » en VO), et qui lui fournit des jeunes victimes fraîchement enlevées.

Appelé à l"origine THE FREAKMAKER, ce projet horrifique britannique indépendant en dérouta plus d'un lors de sa diffusion. Dans une période où le cinéma horrifique britannique était plus versé dans les horreurs de Dracula, Frankenstein et autres films sur la sorcellerie ou le paganisme, le film sort du lot de par son sujet. Entre un distributeur ne sachant pas très bien quoi en faire, un sujet au traitement décalé - il n'y a qu'à voir la séquence générique muette, aux effets photographiques accélérés de plantes naissant et s'épanouissant. Le récit va se scinder en deux parties distinctes : les recherches du professeur émérite incarné par un Donald Pleasence à la tranquilllité et la bonhommie apparentes inquétantes. Et la communauté de "Freaks", effectuant des spectacles de foire, dus à leurs particularités physiques. Le lien ? Un des leurs qui se refuse à son état de difformité du visage (un lointain cousin de Leo G. Carroll dans TARENTULA et préfigurant inévitablement ELEPHANT MAN). Il reste persuadé que le bon professeur peut lui trouver une solution de guérison, et de sacrifier plusieurs jeunes spécimens, qui seront transformés en horribles mutants génétiques. On assiste de ce fait à un hommage appuyé à LA MONSTRUEUSE PARADE, via la communauté des participants au spectacle et des lignes de dialogue reprises, tout comme des clins d'œil à certaines scènes. Mélangé à une intrigue suggérant quelque peu L’IMPASSE AUX VIOLENCES pour la recherche sans fin de cobayes pour des expériences, et son inévitable attrait d'étudiants comme centre de gravité économique pour le public. Puisque de jeunes victimes féminines aux corps dénudés serviront d'alibi exploitatif pour l'occasion... On nage en plein dans les années 70, entre expérimentations visuelles, narratives et, donc, exploitation. Logique.

Si vous êtes familier avec cette curiosité (que l'on vous conseille) qu'est DES INSECTES ET DES HOMMES, vous pourrez retrouver la maestria visuelle de Ken Middleham, notamment pour la fantastique scène prégénérique de plantes poussant en accéléré (technique dite de photographie « time-lapse », ou photogaphie par intermittence). un procédé qui sera repris par Terrence Malick dans les MOISSONS DU CIEL, qui fera appel à Ken Middleham pour ce faire. À noter que Middleham effectua également la photographie des insectes pour PHASE IV. Un grand monsieur, donc. Et comme directeur photo, ce n'est pas Jack Cardiff qui assure le travail, mais Paul Beeson. Un technicien déjà bien affuté, puisqu'étant responsable de celle pour LE PEUPLE DES ABIMES, aux tonalités déjà bien particulières, ainsi que pour LE MESSAGE DU DIABLE là encore au ton coloré spécifique, ou encore le bizarre ALERTE SATELLITE 02. Donc l'homme de la situation pour donner à ces mutations un genre hors norme. Et cela s'avère un choix parfait au vu du résultat final.

On pourra reprocher au film un côté bicéphale dont le rythme aura quelque peu de mal à assurer une certaine régularité. L'interprétation toute en douceur et de calme de Donald Pleasence assure au mythe du savant fou une digression intéressante dans son parcours de recherche abracadabrantesque. Mais le film s'avère plus réussi dans la description de la communauté de « freaks », mélange d'acteurs et de véritables « phénomènes de foire », un terme quelque peu dévoyé et dénué de sens aujourd'hui. Mais de loin, la plus humaine décrite dans le film - à fortiori en voyant la duplicité assurée par Michael Dunn, parfait dans son rôle de Monsieur Loyal, déchiré entre l'aide apportée pour la fourniture des jeunes corps pour les expériences, et sa trahison au groupe.

Que quelqu'un ait pu penser que le sujet et le film soient commercialement viables dépasse quelque peu l'entendement. Même si l'on remarque clairement des stigmates propres aux années 70. Subversion des genres et ses mélanges, nudité gratuite, public étudiant, ambiance horrifique, effets spéciaux graphiques, atmosphère macabre, savant fou... Mais ce mélange parfois bancal dévoile une identité autre. Un ton à part, généreux envers sa communauté de freaks qui révèle une humanité plus grande. Et définitivement, des mutants parmi les plus curieux jamais mis à l'écran. On pense inévitablement à LA GRIFFE DE FRANKENSTEIN d’Antony Balch, mélangé au CERVEAU QUI NE VOULAIT PAS MOURIR de Joseph Green - avec une ambition plus artistique qu'exploitative. Bien que la fine ligne de démarcation entre les deux soit ici très, très floutée. Malgré ces scories, MUTATIONS reste un long métrage horrifique attachant, au visuel parfois déroutant - une indéniable curiosité qui mérite un œil averti - voire même deux, bien sortis de leur globes oculaires. Francis Barbier.

L’INVASION DES ARAIGNÉES GÉANTES

The Giant Spider Invasion

de Bill Rebane, 1975, US, 1h24, Couleurs

avec Steve Brodie, Barbara Hale, Robert Easton


RÉSUMÉ : A la suite d'une météorite, les araignées géantes sortent de la terre détenant des diamants énormes qui seront un piège horrifique et cauchemardesque. 


POINT DE VUE : C’est la chute d’un astéroïde qui déclenche l’apparition d’araignées contenues dans des bombes volcaniques – si on a bien compris car tout ceci est parfois confus – qui s’attaquent aux habitants d’une petite bourgade du Wisconsin. Le sermon d’un prédicateur fou au début du film, mettant en garde ses ouailles contre le jugement dernier, assimile cette menace extraterrestre à la huitième plaie d’Egypte et à la colère divine, plongeant le récit dans une ambiance millénariste, tandis qu’un couple de scientifique essaye tant bien que mal de comprendre ce qui se passe. Notons le caractère mensonger du titre français par rapport à l’original puisqu’on ne dénombre dans le métrage qu’une seule araignée géante qui terrorise la population en déambulant poussivement dans les champs puis dans la rue principale du village, avec des personnages imprudents qui viennent se jeter dans ses pattes poilues pour se faire dévorer. Le monstre, maladroitement exécuté, était constitué d’une structure en mousse fixée sur une Volkswagen Coccinelle. À sa décharge, Bill Rebane – auteur d’une dizaine de petits film tous tournés dans le Wisconsin et destinés au marché local – explique que le scénario du film ne fut jamais réellement abouti et qu’il dut transiger avec des producteurs guère professionnels et un budget dérisoire, en essayant d’insuffler au film une ironie salvatrice. 

Malgré sa mauvaise réputation, L’Invasion des araignées géantes se révèle très sympathique et jamais ennuyeux, ce qui n’est pas toujours le cas de ce genre de productions fauchées et mal fichues. On s’amuse beaucoup aux malheurs de cette communauté rurale et à la caractérisation de personnages pittoresques, affreux sales et méchants et portés sur la chose – moult séquences grivoises – impitoyablement « punis » par le châtiment venu de l’espace. La réplique la plus mémorable du film : « À côté de cette araignée le requin des Dents de la mer passe pour un poisson rouge ! » Olivier Père.

LES CRÉATURES

d’Agnès Varda, 1965, France, 1h30, Noir et Blanc

avec Michel Piccoli, Catherine Deneuve, Jacques Charrier


RÉSUMÉ : Ce film raconte une double histoire : la vie d'un couple et la naissance d'un roman. Edgar et Milène vivent comme des reclus, ils ne peuvent pas dialoguer, mais ils s'aiment, et leur amour va donner la vie à un enfant. Quant au roman d'Edgar, il naît de rien, à première vue, car Edgar se promène seul dans l'île de Noirmoutier. Au hasard de ses promenades, il rencontre des personnages quotidiens, qui deviennent, transformés ou imaginés, les " créatures " de son roman, les pions d'un jeu de l'échec qu'il invente. Les " créatures " prennent vie au cours d'une partie serrée dans laquelle Edgar défend non seulement ses convictions, mais aussi son amour. 


POINTS DE VUE : Un ans après Godard, Agnès Varda tournait son Alphaville. À savoir, un film d’anticipation poético-philosophique qui frise la série B... 

Après Cléo de 5 à 7, la réalisatrice emmène Michel Piccoli et Catherine Deneuve à Noirmoutier, les installe dans un manoir et laisse la fiction s’inviter. Edgar Piccoli (!), écrivain en panne d’inspiration, cherche le déclic pour son prochain roman en déambulant dans l’île, scrutant ses habitants et parlant aux chevaux. Sa femme, elle, refuse de sortir et traverse Les Créatures comme un spectre. En arrivant à Noirmoutier, le couple a eu un accident de voiture qui a rendu muette la femme (et Deneuve sans la parole perd beaucoup de son charme...) et a balafré le front du mari. Est-ce que tout vient de là ? Sont-ils morts dans l’accident et le film ne serait alors qu’un délire ? Edgar est-il le seul survivant, mais, blessé et rongé par la culpabilité, est-il devenu amnésique ou fou? 

Varda s’amuse à nous laisser libres de choisir et multiplie les fausses pistes (elle-même définissait son film comme « un jeu de passe-passe entre des aventures réelles et des aventures écrites »). Passant du noir et blanc aux filtres de couleur rouge, elle expérimente, autant que le savant fou de l’île qui semble tirer les ficelles du jeu en ricanant. Anne Dessuant.

Comme le laisse présager les premières images inquiétantes, ce sera l’accident. Edgar s’en sort avec une balafre sur le front et Mylène devient aphasique. Une fois sur l’île, dans la maison qu’ils ont louée, Mylène va rester cloîtrée et lui dans les premiers temps sortira peu, uniquement pour faire les courses et en limitant au minimum les conversations avec les autochtones.

Si le début respecte les codes du drame traditionnel, le récit va ensuite bifurquer vers une forme de fantastique poétique.

Il va falloir s’accrocher pour suivre les aventures extraordinaires d’Edgar qui va croiser la route de deux commerçants ambulants peu scrupuleux, un ingénieur démiurge qui pense depuis sa tour influer sur le sort des insulaires, ou encore une gamine effrontée et une séduisante patronne d’hôtel énigmatique.

Le récit laisse le spectateur imaginer plusieurs possibilités : le couple est peut-être mort dans l’accident, Edgar ne fait que rêver toutes ces curieuses rencontres ou même peut-être imagine t-il tous ces personnages pour alimenter son nouveau roman.

Agnès Varda, qui vient de tourner Le bonheur (1965), fiction plus formelle sur l’adultère, se lançait ici dans une sorte de cinéma expérimental. La conception en est assez réussi : un superbe noir et blanc, des superbes plans de l’île et de belles idées comme la présence récurrente de damiers aussi bien dans le décor que sur les vêtements, précédant le jeu de dames utilisé vers la fin. Maintenant, le récit part un peu dans tous les sens avec une pointe d’humour. La réalisatrice qualifiait elle-même son œuvre de "jeu de passe-passe entre ses aventures réelles et des aventures écrites".

Ce jeu n’a en tout cas pas séduit et fut un échec notoire. La présence du couple vedette n’y a pas suffi. Il faut dire que le rôle de Mylène, apeurée et muette quasiment tout le film, n’a pas permis à Catherine Deneuve de donner le meilleur d’elle-même.

Un film d’Agnès Varda n’est jamais insignifiant, et celui-ci n’y échappe pas et reste une belle curiosité de cinéma en toute liberté. Fabrice Prieur.

COMMENTAIRES : À la suite d'un accident de voiture, un romancier se retrouve dans une curieuse bâtisse et découvre qu'il a le pouvoir d'agir à distance sur les autres. Il y a une morale à ce film un peu surréel : on ne joue pas avec la vie. Dictionnaire des films, Larousse.


Les Créatures (1966), considéré comme un ratage, est une étonnante incursion dans la science-fiction avec Michel Piccoli et Catherine Deneuve, sorte de compagnon imaginaire de La Jetée de Chris Marker et de Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais. Olivier Père.

LA PLANÈTE DES VAMPIRES

Terrore nello spazio

de Mario Bava, 1965, Italie/Espagne, 1h28, Couleurs

avec Barry Sullivan, Norma Bengell, Angel Aranda


RÉSUMÉ : Dans un proche futur, les vaisseaux spatiaux Argos et Galliot sont envoyés en mission d'exploration sur la mystérieuse planète Aura. Premier arrivé, l'Argos ne donne plus signe de vie. À l'atterrissage, les membres de l'équipage du Galliot deviennent fous et commencent se massacrer entre eux... soit, comme ils l'apprennent rapidement, exactement ce qui est arrivé à l'Argos. Les explorateurs se rendent bientôt compte que la planète est habitée par des extra-terrestres dénués de corps qui sont prêts à tout... 


POINTS DE VUE : C'est Nicolas Winding Refn (Only God forgives, The Neon Demon) qui a aidé à la restauration de ce bijou du cinéma fantastique italien : La Planète des vampires (1965), signé Mario Bava, cinéaste sous-estimé, mort en 1980. Mais il n'est pas sûr que le cinéaste danois lui rende totalement justice, dans sa courte présentation, en saluant sa dimension « kitsch ». S'agirait-il d'une série Z à voir en ricanant, l’œil rivé sur les décors et les costumes vintage, ou d'une vraie tentative de science-fiction horrifique, qui inspira - Ridley Scott ne s'en cache plus - le premier Alien ? On penchera pour la seconde solution : passé l'idiome italien proféré par des spationautes aux patronymes anglo- saxons, le film révèle comment l'humanité de chaque personnage (et plus largement de chaque individu) est sans cesse menacée par des forces mystérieuses, un mal ancestral venu du fin fond de l'espace et/ou d'outre-tombe. Des moyens limités ont obligé le cinéaste, fils d'un pionnier des effets spéciaux (il avait bossé sur Cabiria, en 1914 !), à des trésors d'ingéniosité poétique, au détriment du récit... Mais la résurrection des membres d'équipage « zombifiés », la découverte d'un squelette géant d'extraterrestre et l'épilogue sardonique sont les grands moments d'un film qui distille étrangeté et terreur sourdes. Aurélien Ferenczi. 


Comme son titre l’indique, il s’agit d’un film de science-fiction qui transpose dans l’espace des éléments du cinéma d’épouvante précédemment illustrés par Bava dans des longs métrages d’horreur gothique, dont le plus célèbre demeure le premier, Le Masque du démon. Après ce coup d’essai en forme de coup de maître, Bava s’était amusé à visiter les différents genres à la mode à Cinecittà dans les années 60 en leur insufflant une ambiance et des personnages empruntés au cinéma fantastique, comme le bien nommé Hercule contre les vampires ou La Ruée des vikings

La Planète des vampires appartient à cette veine hybride. Il n’y est pas directement question de vampires, mais plutôt de la contamination et de la dé-vitalisation de l’équipage d’un astronef atteint par un mal mystérieux au contact d’une épave de vaisseau visitée sur une planète inconnue. Le scénario et certains éléments visuels du film de Bava, comme cette carcasse squelettique d’extra-terrestre découverte par les explorateurs, annoncent bien sûr Alien, le huitième passager de Ridley Scott, réalisé quatorze ans plus tard. Il est fort douteux que Ridley Scott ait vu le film de Bava, mais c’était sans aucun doute le cas de son scénariste Dan O’Bannon, fin cinéphile amateur de science-fiction et de série B. La Planète des vampires, comme les autres grands films de Bava, aura une influence plus ou moins souterraines chez les cinéastes de la décennie suivante, comme George A. Romero, Dario Argento ou Joe Dante. Le film n’échappe pas toujours au ridicule des productions fauchées de science-fiction tournées en Italie, mais les limites du budget son transcendées par l’inspiration visuelle de Bava, maître des images baroques et cauchemardesque, comme la résurrection au ralenti des cadavres s’extirpant de leurs linceuls de plastique. Le récit s’articule autour de l’élimination systématique des protagonistes, et de leur remplacement par une entité extraterrestre qui utilise leur enveloppe corporelle. Emprunt aux « body snatchers » de Don Siegel très significatif de la part d’un cinéaste cynique qui filma souvent ses comédiens comme des mannequins ou des pantins déshumanisés, trouvant son plaisir dans leur désarticulation. Bava construira en effet de nombreux films autour de la mise à mort de l’intégralité ou presque de la distribution, signifiant ainsi son mépris pour les acteurs et la narration traditionnelle. Le décorum de La Planète des vampires, et en particulier les costumes en simili cuir des astronautes, mélange étrange entre des uniformes SS et des combinaisons de motards tout droits sorti de Scorpio Rising invite à une lecture sado-maso du film. Bava est le poète de l’image pulsion, pulsion sadique ou sexuelle qu’il explicite par un usage fréquent et violent du zoom. Olivier Père.

Le nom de Mario Bava reste et restera associé à l’horreur gothique italienne, dont il s’est fait le maître absolu, du Masque du démon en 1960 jusqu’à Shock en 1977. Entre ce laps de temps, il a pu initier le genre du giallo avec Six femmes pour l’assassin (1964), le slasher avec La baie sanglante (1971) et produit des hybrides étranges comme Hercule contre les vampires (1961) ou cette Planète des vampires de 1965. Et le terme « vintage » est approprié, c’est certain. En effet, Alain Petit précise que le film a été réalisé pour la somme dérisoire de 20 000 dollars. Comment peut-on finaliser un long métrage avec un budget aussi restreint ? Bava nous en donne la réponse avec cette œuvre singulière, à mi-chemin entre le navet rétro et une esthétique expressionniste magnifiée par des éclairages soignés. Grâce à son inventivité et son talent pour les effets spéciaux, le cinéaste a en effet réussi à donner un cachet très particulier à son film qui est devenu depuis un vrai objet de culte. Certains disent même qu’il serait la meilleure œuvre de science-fiction produite en Italie ! Toutes proportions gardées, il faut dire que Mario Bava impressionne par sa capacité à créer des atmosphères envoûtantes avec quasiment rien. Une bonne dose de fumigène, deux rochers en plastique récupérés sur le tournage d’un péplum, quelques jeux de miroirs, des encres colorées dans un aquarium, de la peinture sur verre, de la lave faite à base de polenta, une ou deux maquettes miniatures et le tour est joué. Épaulé par son propre père et le fameux Carlo Rambaldi (Les frissons de l’angoisse, Possession, E.T., Dune, etc.), il parvient par l’éclairage, le montage et les couleurs à offrir une sensation esthétique proche de ses œuvres gothiques, mais encore plus irréelle et expressionniste. Les personnages sont souvent rendus minuscules dans des décors démesurés et certains plans retrouvent la poésie de certains films de l’époque du muet (peut-on remonter à Méliès ?). Cet aspect bricolé et ces ambiances chromatiques originales sont appuyés par une musique des plus adéquates qui est omniprésente, à base de manipulations électroniques, de bruits blancs, de mélopées de thérémine et de souffle permanent évoquant cette planète peuplée d’âmes de fantômes errant dans la brume. 

Car en effet, le titre est des plus mensonger. Il n’est pas question de vampires ici, mais des esprits d’anciens habitants de la planète Aura, de véritables géants dont il ne reste que les dépouilles, qui prennent possession des corps des astronautes après les avoir poussés à s’entretuer. Donc nous avons à faire tout au plus à des zombies ou à des corps possédés par des aliens, plus dans la lignée de L’Invasion des profanateurs de sépultures. À la base de cette histoire, il y a une nouvelle de Renato Pestriniero écrite en 1960, Una notte di 21 ore, qui a ensuite été remaniée par plusieurs scénaristes afin de satisfaire à la fois la boîte de production italienne et American International Pictures. Au résultat, il reste des idées intéressantes mais qui sont au mieux abordées mais jamais vraiment traitées. En même temps, cet art du non-dit donne un charme particulier au film. De tas d’éléments restent en suspension. Les extraterrestres ne sont dévoilés qu’à travers leurs ossements, ce qui est plutôt bien vu. Le sentiment de paranoïa et d’une menace qui vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur du vaisseau est passionnant, et l’idée de l’engin spatial comme une immense cathédrale gothique où le Mal peut se loger et mener les astronautes à s’anéantir eux-mêmes se révèle fascinante et aurait influencé le film Alien (les plans introductifs valent la peine d’être mis en parallèle avec le début du chef-d’œuvre de Ridley Scott, notamment avec cette caméra qui glisse et virevolte le long du vaisseau comme dans une danse céleste, préfigurant la menace à venir). Encore une fois, on voit bien que ce sont les décors et la virtuosité de Bava qui l’emportent. Du coup, on aurait presque préféré que les personnages n’ouvrent pas la bouche. Car dès les premières logorrhées pseudo-scientifiques, on ne peut s’empêcher de sourire, d’autant plus que les acteurs, bloqués par des tenues de cuir fantaisistes mais inconfortables, sont comme figés, incapables d’exprimer la moindre émotion. Barry Sullivan, qui avait pourtant fait une longue carrière dans le western, est particulièrement insipide, celui-ci ayant été imposé par American International Pictures. Sa partenaire Norma Bengell n’est pas plus convaincante, mais sauvée par une plastique avantageuse soulignée au mieux par les combinaisons que Bava lui a fait enfiler. Dans les seconds rôles, on retiendra notamment Ivan Rassimov, la star des films de cannibales (Cannibalis au pays de l’exorcisme, Le dernier monde cannibale, La secte des cannibales), dans une de ses toutes premières apparitions à l’écran. 

Ce space opera se révèle à la fois risible et fascinant, kitsch et poétique, naïf et touchant. Une scène de dialogues totalement plats va ainsi laisser place à une abstraction sublime dans les plans suivants où les protagonistes vont se retrouver dans un tunnel monumental en forme de vortex pour être suivie par une séquence désopilante où Barry Sullivan essaie d’ouvrir la porte d’un sas avec un diapason ! (cela ne fonctionne pas évidemment). La planète des vampires est donc une œuvre quasiment expérimentale, qui redouble d’inventivité à défaut de moyens, et qui doit être redécouverte pour montrer jusqu’où la magie du cinéma peut aller. Parmi les autres raisons pour lesquelles on peut vous conseiller ce film, on peut citer les vêtements des astronautes (version cheap et fantasque des tenues de Star Trek) et l’absolue irréalité et invraisemblance de cet univers extraterrestre (certains portent des pseudo scaphandres, d’autres n’en ont pas besoin, et la représentation de la planète Aura est juste totalement fantaisiste), on peut aussi citer quelques plans gore ou tout simplement bizarres (la cage thoracique sanguinolente d’un des possédés, les zombies-astronautes qui déchirent au ralenti les plastiques dans lesquels on les a enterrés...). On peut également ajouter qu’il s’agit du premier film sur lequel Lamberto Bava (Baiser macabre, La maison de la terreur, Blastfighter l’exécuteur, Démons) a été assistant de réalisation. Maxime Lachaud.

COMMENTAIRE : Deux vaisseaux envoyés en mission d'exploration atterrissent sur la planète Aura. Pris de folie, le premier équipage s'entretue. Le second découvre que la planète est habitée par des extraterrestres qui cherchent à s'emparer de leurs corps. 

Lamberto Bava, fils et assistant sur le film, aime le raconter : « Mon père adorait inventer : je me rappelle avoir déniché un bout d’aspirateur qui a fini par faire, en miniature, le couloir du vaisseau ! Et directement à la caméra, sans aucune des techniques que l’on possède aujourd’hui, mon père créait des perspectives, des jeux de surimpression. Tout cela était courant en noir et blanc, mais je pense qu’il était le premier à le faire en couleurs... » Sous leurs airs de série B, les décors à 2 centimes et les costumes en caoutchouc n’en sont pas moins remarquables, et La Planète des Vampires demeure, pour les fans, la référence en matière de science-fiction et d’horreur, source d’inspiration, de l’Alien de Ridley Scott jusqu’au Neon Demon de Nicolas Winding Refn

MOTHRA CONTRE GODZILLA

de Ishirō Honda, 1964, Japon, 1h29, Couleurs

avec Akira Takarada, Yuriko Hoshi, Hiroshi Koizumi


RÉSUMÉ : Deux reporters, Ichiro Sakai et Junko Nakanishi, sont envoyés sur un site industriel dévasté par un violent cyclone. Ils y découvrent une étrange substance. Parallèlement, les pêcheurs de la baie de Yokohama ramènent un œuf géant et mystérieux qui est aussitôt acheté par Toharata, un homme d'affaires véreux. Malgré les recommandations du professeur Miura, inquiets de ce qui se cache dans l'œuf, Toharata décide d'en faire une attraction particulièrement lucrative pour les touristes et les curieux. À leur grande stupéfaction, de petites fées apparaissent pour reprendre l'œuf aux humains. Les « Aelinas », comme elles se nomment, sont décidés à récupérer ce qui appartient à leur déesse, la phalène géante Mothra. 


POINT DE VUE : Une violente tempête fait d'importants dégâts au Japon. Le lendemain, des pêcheurs découvrent un œœuf gigantesque qu'un entrepreneur peu scrupuleux décide d'acquérir pour en tirer profit. À la demande de deux minuscules jumelles venues de l'Ile de l'enfant, un couple de journalistes et un scientifique tentent de négocier afin de récupérer l'œœuf mais ils se heurtent à la cupidité de l'entrepreneur véreux et de son commanditaire, un homme d'affaires sans pitié. Outre l'œœuf, objet de toutes les convoitises, la tempête a aussi libéré un monstre terrifiant Godzilla, qui sort de terre après qu'elle se soit asséchée. La population est avertie aussitôt de son retour car il commence déjà à tout saccager sur son passage.

Tourné en 1964, MOTHRA CONTRE GODZILLA n'est pas un film sensationnel, au sens littéral du mot, et pourtant il est spectaculaire. En effet, les effets spéciaux sont particulièrement pauvres, mais comme pour KING KONG,  je ne vois pas ce que nous pourrions attendre de plus d'un film de monstres tourné à cette époque. Le succès de Godzilla, non seulement au Japon, où c'est totalement culte, mais aussi dans le monde entier, tient pourtant en partie grâce à ces effets spéciaux qui dans les années 60 apportaient des images étonnantes. Pas forcément d'un point de vue technique mais plutôt dans ce qu'ils représentent. Ce qui a indéniablement donné ses lettres de noblesse à MOTHRA CONTRE GODZILLA, c'est cette délicieuse naïveté qui ne se dément jamais, tout au long du film. Il s'en dégage une poésie très enfantine mais extrêmement touchante, exacerbée par des personnages de contes de fées. Ceux-ci sont représentés par les jumelles et par les deux monstres qui s'affrontent. Pour renforcer cette impression, les notions d'honnêteté et de principes moraux sont par ailleurs des idées présentes du début à la fin du film. On peut très facilement raconter cette histoire à des enfants, qui sauront d'eux-mêmes faire la part entre le bien et le mal, s'attacher aux gentils et craindre les méchants. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si les jumelles et Mothra sont natives de l'Ile des enfants, autrefois paradisiaque mais détruite par l'homme.

Godzilla est un monstre atomique. Un monstre né de la folie meurtrière des hommes dont le seul intérêt est de conquérir le monde. Il ne fait aucun doute qu'au-delà d'un gentil conte pour enfants, on peut aussi voir dans toute cette série une propagande sur les ravages qu'à subi le Japon pendant la guerre. L'île de l'enfant de MOTHRA CONTRE GODZILLA n'est plus qu'un sinistre bloc de roches, au sein duquel évoluent des êtres mutants. Mais une petite partie de sa population a réussi à survivre, grâce à la protection de Mothra, et à préserver une minuscule oasis, rappel de ce que l'île était avant que l'homme y procède à des essais nucléaires. L'armée japonaise est tournée en dérision face au monstre, reflétant bien la rancœur ressentie par la population à l'égard de son impuissance à combattre l'ennemi.

MOTHRA CONTRE GODZILLA est dans la série des Godzilla un film charnière. En effet, c'est la première fois que le monstre combat un autre monstre vedette des Studios Toho. S'ensuivra une série de films où les combats de monstres seront récurrents avec des ennemis toujours plus redoutables. Les fameux studios Toho ont eu le nez creux, lorsqu'en 1954 ils envisagèrent de créer un nouveau concept : le "Kaiju eiga" c'est à dire le film de grands monstres. Leur succès ne s'est jamais démenti, et ce genre nouveau en a inspiré plus d'un. D'ailleurs, je me demande si Yves Brunier ne s'est pas un tantinet inspiré de MOTHRA CONTRE GODZILLA pour créer l'Ile aux enfants et son fameux personnage : Casimir ! On retrouve quand même des similitudes assez surprenantes, à commencer par la ressemblance physique des deux monstres, leur côté balourd et pataud, le nom du lieu où se déroule l'action et l'aspect pédagogique que revêtent les deux concepts. Je dis ça comme ça, au passage.

Mothra, la mite géante, est elle aussi une star des Studios Toho. Elle a été la vedette d'un film éponyme, en 1961 soit trois ans avant MOTHRA CONTRE GODZILLA, et déjà réalisé par Inoshirō Honda. Elle représente, par son grand âge et sa force tranquille, la modération face à la violence de Godzilla et à la folie des hommes. Son rôle écologique est évident. On peut encore déceler dans cette caractéristique l'hostilité des japonais à l'égard du nucléaire. Godzilla, quant à lui, est en train d'évoluer, comme si de son statut de monstre atomique, il devenait un personnage dont on tire les leçons, un exemple de ce qu'il ne faut plus faire. Ainsi, alors qu'il détruisait délibérément tout sur son passage dans ses précédentes aventures, on voit très clairement ici que toutes ses destructions sont le fait de sa maladresse et de son incompatibilité physique avec un monde qui n'est pas fait pour lui. Il glisse sur un parapet, s'écrasant lamentablement sur un immeuble, il se coince la queue dans un pylône…
Bref, d'emblée, on le trouve sympathique, ce gros lourdaud. Bien sûr, les Studios Toho ne sont pas étrangers à ce changement d'attitude : face au succès grandissant que leur monstre remportait auprès des enfants, ils ont tout naturellement décidé de le transformer en monstre gentil (comme Casimir, j'insiste !).
Nadia Derradji.

L’AGENT INVISIBLE CONTRE LA GESTAPO

Invisible Agent

de Edwin L. Marin, 1942, US, 1h21, Noir et Blanc

avec Jon Hall, Illona Massey, Peter Lorre


RÉSUMÉ : Le petit-fils de l'homme invisible coulait des jours paisibles à New York jusqu'à ce qu'un agent allemand, épaulé par un confrère nippon, fasse irruption dans sa vie, espérant lui arracher le secret de l'invisibilité. Il se met alors au service des Alliés. Parachuté sur Berlin, il a pour mission d'aider au démantèlement d'un réseau d'espions infiltrés aux Etats- Unis. 


POINT DE VUE : Fort de leurs succès, le département des séries B de la Universal produisit cinq films autour de la descendance ou des imitateurs du scientifique invisible inventé par le romancier anglais, H.G. Wells. Le Retour de l’homme invisible (1940) avec Vincent Price qui n’apparait que cinq minutes avant la fin (devinez qui il interprète), La Femme invisible (1940), L’Agent invisible contre la Gestapo (1942), La Revanche de l’homme invisible (1944) et enfin les inévitables Abbott et Costello qui épuisèrent le filon, comme à leur habitude, avec Deux Nigauds et l’homme invisible (1951). 

Parmi ces titres qui ne prennent pas vraiment au sérieux l’homme invisible, le plus étonnant est sans doute L’Agent invisible contre la Gestapo (Invisible Agent, 1942) de Edwin L. Marin. Le personnage central en est Frank Raymond, le petit-fils du docteur Jack Griffin, antihéros du roman de Wells et du film original de Whale, qui était interprété par Claude Rains. Frank détient le secret du sérum d’invisibilité de son grand-père, convoité par des agents secrets nazis infiltrés aux Etats-Unis. Il parvient à leur échapper lors d’une première confrontation. C’est l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 (brèves images d’archives) qui va convaincre Frank de sortir de sa neutralité et de mettre la précieuse invention au profit de l’Armée américaine et de la lutte contre les forces de l’axe, à condition de l’expérimenter sur lui-même et de se transformer en agent invisible, envoyé en mission en Allemagne nazie. Ce revirement correspond bien sûr à l’entrée officielle des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Le film de Marin s’inscrit dans la vaste production de propagande antinazie entreprise par Hollywood, et qui va s’intensifier dans les années 40. Son scénario est signé Curt Siodmak, spécialiste de l’horreur et de la science-fiction, jamais à cours d’idées délirantes. L’Agent invisible contre la Gestapo avance à la vitesse d’un super serial, rempli de péripéties et de rebondissements. Son ton alterne entre suspens et franche comédie, avec des gags qui exploitent les dons d’invisibilité de Frank. Les officiers nazis sont décrits comme des bouffons, plus ridicules qu’effrayants, prêts à toutes les vilenies et essentiellement occupés à se trahir entre eux. La manière dont la réalité historique et bafouée, et l’ennemi tourné en ridicule, anticipe le traitement grotesque que Tarantino réservera à son film de guerre et d’espionnage Inglourious Basterds. Le plus grand méchant de L’Agent invisible contre la Gestapo est un aristocrate nippon, allié des Nazis, qui les accompagne on ne sait trop pourquoi dans leurs funestes opérations aux Etats-Unis et en Europe. Il s’appelle Baron Ikito et est un expert en tortures et interrogatoires musclés. Peter Lorre lui prête sa tête ronde et sa dégaine de psychopathe illuminé. La prestation de Lorre est géniale, comme souvent, même s’il m’a fallu près d’une heure de film pour comprendre qu’il jouait un Japonais, car il ne ressemble que très approximativement à un Asiatique. Le Baron Ikito a sans doute inspiré le Nazi Arnold Toht joué par Ronald Lacey dans Les Aventuriers de l’arche perdue : même silhouette molle de binoclard sadique et ricanant. Le suicide par seppuku du baron Ikito vient confirmer, auprès de certains spectateurs sceptiques, qu’il était bien Japonais. 

Une fois de plus, le véritable créateur qui se cache derrière cette amusante série B est John P. Fulton, maître des effets spéciaux qui orchestre les apparitions et disparitions de l’homme invisible. Ses trucages sont remarquables et n’ont rien à envier aux technologies modernes. Olivier Père, 2016.

JE T’AIME, JE T’AIME

I love you, I love you

d’Alain Resnais, 1968, France, 1h31, Couleurs

avec Claude Rich, Olga Georges-Picot, Anouk Ferjac


RÉSUMÉ : Claude Ridder, rescapé d’une tentative de suicide, représente un cas qui intéresse les savants. Puisqu’il a vécu entre la vie et la mort, il est le cobaye idéal pour un voyage dans le temps. Claude accepte de se soumettre à l’expérience. On le place dans une énorme machine et il est précipité, pendant une minute, dans le passé : exactement un an avant la date de ce « voyage ». Mais la machine se détraque et Claude est balloté dans d’autres moments de son passé. La science est confuse et impuissante.


POINTS DE VUE : Cette histoire-puzzle est fascinante. On ne comprend pas vraiment qui sont les personnages qui l’animent ni ce qu’ils représentent exactement pour le héros. Son drame est profond mais demeure mystérieux. Des éclairs d’explications nous mettent sur la voie, mais insuffisamment. Une sourde poésie se dégage de ces méandres psychologiques qui mettent en présence et presque en conflit, non pas seulement le présent et le passé, mais le conscient et l’inconscient. Resnais est parvenu à créer une atmosphère angoissante, inoubliable. Gilbert Salachas, 1995.


Il faut tout d’abord remercier la revue Positif d’avoir exhumé ce chef-d’œuvre oublié, lors du Festival de Cannes 2002. Tout un symbole puisque le film d’Alain Resnais aurait dû être présenté sur la Croisette en 1968 si les événements de mai n’avaient pas eu lieu. À sa sortie, la réception de l’œuvre par le public ne fut pas vraiment mauvaise mais plutôt indifférente : pas assez engagée pour certains, trop complexe et élitiste pour d’autres ; sa carrière en salles fut brève.
On le sait depuis très longtemps, ce qui intéresse avant tout
Resnais, c’est la notion d’expérience. L’expérience d’écrire un film avec un auteur de science-fiction belge peu connu, Jacques Sternberg, de créer une forme cinématographique inédite en utilisant une structure narrative éclatée et de sonder l’imaginaire inépuisable de l’être humain nourri par son environnement à la fois intime et historique. Claude Ridder (Claude Rich, dans ce qui restera sans doute son plus grand rôle au cinéma) se promène ainsi dans les dédales complexes de son passé par le biais de la mécanique de sa pensée. Les plans s’enchaînent selon une règle qui peut paraître arbitraire mais obéit en fait à la logique de l’inconscient du personnage. Une idée, un dialogue, un mouvement du héros ou de la caméra se prolonge d’une scène à l’autre, faisant fi de la chronologie diégétique. C’est le temps du souvenir, des regrets, des drames, mais aussi du bonheur, qui prime, créant un mouvement aberrant, parfois répétitif, qui avance à tâtons comme une sorte de work in progress.

Le spectateur peut être rapidement déboussolé par ce processus osé reposant sur la puissance implacable du montage, mais Resnais lui tend quelques perches afin d’éviter la noyade totale. Il y a bien sûr, en filigrane, l’histoire d’amour entre Claude et Catrine, le suspense autour des conditions de la mort de cette dernière et un humour contagieux propagé par l’interprétation désabusée de Rich et des dialogues frôlant quelques fois l’absurde. Jeux de mots divers et private jokes achèvent de donner un aspect incontestablement ludique à cette entreprise.
Pourtant, et il serait idiot de le cacher car c’est ce qui rend ce film si beau, la tonalité générale de l’œuvre est plutôt désespérée.
Resnais nous présente des êtres repliés sur eux-mêmes, des personnages lazaréens traumatisés dans leur âme par la guerre et la découverte des camps de concentration. Ils sont comme paralysés par le poids de l’Histoire, incapables de s’éveiller réellement au monde qui les entoure et de s’engager politiquement, voire même humainement, dans les combats contemporains. Ils se laissent dériver et, pour finir, couler à pic. La mort rôde, le suicide fait figure de libération ultime (malheureusement l’actrice Olga Georges-Picot se suicidera réellement en 1997).
Je t’aime je t’aime nous happe puis nous recrache, totalement lessivés et bouleversés, laissant à jamais une trace au plus profond de nous, faisant office de mètre-étalon pour les innombrables films que nous verrons tout au long de notre vie. Sébastien Mauge, 2019.


BLADE RUNNER

de Ridley Scott, 1982, US/GB/Hong Kong, 1h56, Couleurs

avec Harrison Ford, Rutger Hauer, Sean Young


RÉSUMÉ : Dans les dernières années du 20ème siècle, des milliers d'hommes et de femmes partent à la conquête de l'espace, fuyant les mégalopoles devenues insalubres. Sur les colonies, une nouvelle race d'esclaves voit le jour : les répliquants, des androïdes que rien ne peut distinguer de l'être humain. Los Angeles, 2019. Après avoir massacré un équipage et pris le contrôle d'un vaisseau, les répliquants de type Nexus 6, le modèle le plus perfectionné, sont désormais déclarés "hors la loi". Quatre d'entre eux parviennent cependant à s'échapper et à s'introduire dans Los Angeles. Un agent d'une unité spéciale, un blade- runner, est chargé de les éliminer. Selon la terminologie officielle, on ne parle pas d'exécution, mais de retrait.. 


POINTS DE VUE : Après la réussite des Duellistes et le terrifiant Alien, Ridley Scott s’impose avec ce film comme un réalisateur de premier plan. Très influencé par Metropolis de Lang, 2001 de Kubrick et Shanghai Gesture de Sternberg, il réussit néanmoins à créer de toutes pièces un univers autonome, la seule création originale de la S.F. moderne depuis 2001. Il filme également les femmes comme personne : machines organiques terrifiantes, athlétiques et belles. Stéphan Krezinski, 1995.


Considéré aujourd’hui comme un classique de la science-fiction Blade Runner de Ridley Scott est pourtant un échec critique et public en 1982. Dix ans après sa sortie un montage conforme à la vision initiale de son réalisateur achève de réhabiliter cette enquête à l’atmosphère planante. Le changement de fin, encore plus pessimiste, et l’insertion d’une scène de rêve impliquant une licorne prolonge l’étrangeté et l’audace d’un film qui brouilles les pistes du cinéma de science- fiction, bouscule le roman de Philip K. Dick dont il s’inspire et prend le risque de transformer Harrison Ford en antihéros à l’humanité floue. Nous sommes en 2019, plongés dans les ténèbres humides et grouillantes d’un Los Angeles démesuré. La ville de Blade Runner ressemble à un croisement cauchemardesque entre Hong Kong et L.A., saturé de signes qui appartiennent autant aux années 80 qu’à un avenir déglingué et pollué. Ridley Scott vient de la publicité et avait déjà montré dans ses deux premiers films un certain talent dans la résurrection ou la création de mondes passés ou futurs – Duellistes, Alien. Il accorde un soin perfectionniste à la direction artistique, aux effets spéciaux, aux ambiances visuelles. Il emprunte aussi bien à Metropolis qu’au film noir et invente une esthétique rétro futuriste qui fera date. L’ambition de Scott n’est pas seulement décorative. Il place les questions de l’identité et de la mémoire au cœur du film, et insiste sur l’ambiguïté des relations entre les androïdes en fuite et les humains qui les créent ou cherchent à les supprimer. Cette enquête métaphysique cite une fameuse scène de Blow Up. L’agrandissement électronique d’une photo révèle un détail qui permettra au détective de retrouver l’une de ses cibles. Nous sommes loin de Star Wars, mais aussi de Soleil vert. La suite de la carrière de Scott démontrera qu’il n’était ni Kubrick, ni Antonioni. Pourtant Blade Runner continue de fasciner. Olivier Père, 2017.

28 JOURS PLUS TARD

28 Days Later

de Danny Boyle, 2003, GB, 1h53, Couleurs

avec Cillian Murphy, Naomie Harris, David Schneider


RÉSUMÉ : Dans un futur très proche en Angleterre, un commando de militants pour la protection animale pénètre par effraction dans un laboratoire afin de libérer des chimpanzés, dont ils savent qu'ils sont soumis à d'atroces expériences médicales. Mais les singes semblent animés d'une agressivité incontrôlable. Aussitôt libérés, ils massacrent leurs sauveurs et leur transmettent un virus. Vingt-huit jours plus tard, le mystérieux mal s'est répandu à travers tout le pays, décimant peu à peu la population. Seule une partie d'entre elle est parvenue à échapper à la terrible épidémie. Les rares personnes encore saines se cachent, poursuivies par leurs congénères contaminés, assoiffés de violence... 


POINTS DE VUE : Danny Boyle dégueule ses tripes sur la pellicule - au propre comme au figuré. 28 jours plus tard marque le retour salvateur d’un réalisateur énervé. Après avoir glandouillé sur La plage, Danny Boyle profite de la liberté de la caméra digitale pour réinventer son cinéma et livrer un bon film de zombies, gore à souhait et non dénué de réflexion. À noter que les zombies en question ne se déplacent plus au ralenti telles des momies, mais cavalent aussi rapidement que leurs proies... 

28 jours plus tard ne fait pas dans la dentelle certes, mais jamais gratuitement. Pour éviter cette facilité, Danny Boyle construit une architecture visuelle cohérente qui exploite efficacement la notion de chaos. Les cadrages, le choix des différentes focales, le sur-découpage, le jeu de contraste des couleurs et des gris, le montage ultra-cut ; autant d’éléments de mise en scène qui crédibilisent cette histoire de fin du monde et intensifient la dramaturgie de cette situation exceptionnelle. Danny Boyle réussit, grâce à l’audace de sa réalisation, son pari le plus risqué : nous faire accepter son postulat. 

Mais au-delà des geysers de sang (très esthétiques au demeurant), 28 jours plus tard s’appuie, sans grande originalité, sur cette bonne vieille idée qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme. Danny Boyle imagine alors le pire pour ses personnages - le paradis annoncé se révèle être un enfer -, en l’illustrant d’une manière volontiers provocante et sujette à débat. Edgar Hourrière, 2016.

Il n’y a pas grand-chose à sauver dans la filmographie de Danny Boyle mis à part ses incursions dans le fantastique (28 jours plus tard) et la science- fiction (Sunshine), toutes les deux scénarisées par l’écrivain Alex Garland, passé depuis à la mise en scène avec un long métrage intéressant sur l’intelligence artificielle, Ex machina (2014). 28 jours plus tard raconte comment un virus foudroyant, échappé d’un laboratoire, décime la majeure partie de la population du Royaume-Uni et du continent européen en moins d’un mois. Ce virus, baptisé « virus de la fureur », se propage par le sang et la salive en quelques secondes. Les êtres contaminés se transforment en machines à tuer animées par une énergie surhumaine. Garland s’est inspiré d’un roman de John Wyndham, Le Jour des Triffides, adapté au cinéma en 1962, dans lequel une catastrophe écologique rendait la population aveugle. Garland a surtout retenu l’ouverture du livre : un homme se réveillait dans un hôpital désert après un long coma et découvrait un Londres dévasté, abandonné par ses habitants. Le film de Danny Boyle reprend cette introduction, typique de la science-fiction post-apocalyptique (Le Monde, la chair, le diable et les diverses versions cinématographiques de Je suis une légende de Richard Matheson). 28 jours plus tard s’apparente d’ailleurs à une compilation de références aux films d’invasion de zombies et autres désastres fixés sur pellicule. Le film rappelle Terre brûlée (No Blade of Grass, 1970) de Cornel Wilde, où un virus mortel frappait Londres et contraignait une famille à prendre la route vers l’Ecosse, dans une campagne en proie à la violence. L’épisode avec les militaires, absent du scénario original de Garland et imaginé par Boyle avant le début du tournage, reprend une situation décrite par George A. Romero dans Le Jour des morts-vivants (Day of the Dead) en 1985. La menace vient autant de la horde de contaminés que du groupe de brutes guerrières et fascisantes qui héberge un temps les fugitifs. Le dénouement verra, comme dans le film de Romero, les contaminés instrumentalisés par le héros pour se débarrasser des soldats. Si 28 jours plus tard a été salué au moment de sa sortie comme une date dans l’histoire d’un sous-genre extrêmement vivace, c’est d’abord pour ses partis-pris esthétiques. Tout le film a été tourné avec une caméra DV (à l’exception de la séquence finale), afin de conférer à cette histoire de survie en milieu hostile une ambiance hyper-réaliste, à la manière des productions Dogma de Lars von Trier. L’image numérique de faible définition renforce l’aspect crasseux et répugnant de ce « monde d’après », tout en rendant presque abstraites des scènes extrêmement gore, où disparaissent les détails du corps. Elle peut aussi, dans des plans très larges, apporter à l’image une dimension picturale, avec des taches de couleurs qui renvoient à l’art vidéo. L’autre originalité du film, la vitesse des assaillants contaminés, vient révolutionner l’habituelle langueur des déplacements des zombies selon Tourneur, Romero ou Fulci. Ici les humains transformés en monstres assoiffés de sang courent comme des dératés, ce qui laisse beaucoup moins de chance à leurs proies de leur échapper. Cela permet à Boyle de mettre en boîte des scènes d’action survoltées et volontairement brouillonnes. Olivier Père, 2020.

eXistenZ

de David Cronenberg, 1998, GB/Canada/France, 1h36, Couleurs

avec Jude Law, Jennifer Jason Leigh, Willem Dafoe


RÉSUMÉ : Allegra Geller, la conceptrice d'un jeu informatique, présente devant une assemblée d'amateurs sa dernière création: eXistenZ. Ce jeu révolutionnaire se branche directement sur le système nerveux du joueur, effaçant ainsi les frontières entre illusion et réalité. Pendant la démonstration, un homme voulant s'approprier le jeu tire sur Allegra, qui doit s'enfuir avec un jeune stagiaire en marketing.


POINTS DE VUE : Deux lettres protubérantes pour un titre « anormal ». Du Cronenberg tout craché. Le mot désigne un jeu très spécial, organique et mental, qui nécessite un matériel particulier et pas mal de courage. Il faut posséder un « pod », console flasque en forme de mamelle, palpitante quand on la caresse, reliée à un cordon ombilical (?) ; pour brancher l'appareil, on enfonce ce cordon dans un « bioport », prise creusée dans la colonne vertébrale. Pardon ?!? Si, si, vous avez bien lu. C'est sûr, la première fois, ça fait drôle. Ted Pikul (Jude Law, burlesque et pimpant), jeune stagiaire en marketing qui a toujours rêvé de jouer mais qui a « une phobie de la pénétration chirurgicale », en sait quelque chose...
Avec le minimum,
Cronenberg s'amuse à nous embarquer dans un dédale hallucinant. Une épreuve schizoïde qui repose sur des allers-retours déroutants entre le monde très réel du virtuel et celui de plus en plus irréel de la réalité. Les deux niveaux se contaminant l'un l'autre, on s'y perd avec délice. Après Le Festin nu ou Crash, films plus « sérieux », Cronenberg revenait à son genre d'origine, le fantastique, dont il revisitait les codes, non sans malice et avec un génie poétique intact en matière d'effets spéciaux. Le clou étant le gristle gun : un pistolet constitué d'os et de tendons, et qui utilise des dents humaines comme projectiles ! Un raccourci parfait du cinéma de Cronenberg, mêlant toujours le primitif et le moderne. « Je me fais tout un film, donc je suis », ce pourrait être le concept de cette expérience ludique et inventive. Injonction aliénante de l'époque ou meilleur moyen de l'habiter, à vous de voir. Jacques Morice, 2014.


Tentative réussie pour Cronenberg de revenir à l’ambiance opaque de Videodrome. Cet ersatz est surtout une bouffée d’oxygène pour les fans de Cronenberg après le désastreux M. Butterfly (1993) et le décevant Le festin nu (1991), dont les souvenirs piteux restaient à peine effacés par le scandale de Crash. Jude Law et Jennifer Jason Leigh forment un duo intrépide dans l’univers tordu d’un maître ! aVoir-aLire


Certains aficionados de David Cronenberg, quelque peu refroidis par les noces pourtant brûlantes de la chair et de la carrosserie automobile dans Crash, seront sans doute ravis de retrouver avec eXistenZ la veine cronenbergienne la plus traditionnellement féconde, celle du fantastique paranoïaque où le Canadien lie de façon indissociable l’organique et la modernité technologique ; les angoisses ancestrales et l’humour grinçant. Pourtant, si eXistenZ arbore aujourd’hui une telle maîtrise dans l’art de l’infime variation et de la rupture de ton, c’est sans doute parce que, un temps, Cronenberg s’est éloigné de ses élucubrations préférées. Dans M Butterfly comme dans Crash, le cinéaste avait en effet décidé d’interroger, avec des figures formelles chez lui inédites, ses fantasmes de toujours sur la fluctuation de l’identité et le délire mono maniaque suscité par une idée fixe (sexuelle de préférence). Dans les deux cas, l’absence d’effets spéciaux et la volonté systématique de privilégier les temps morts de la narration, aux dépens du spectaculaire, induisaient une modification de style tout sauf anodine. La douceur ambiguë de M Butterfly comme la sauvagerie contenue de Crash, on les retrouve aujourd’hui dans cet eXistenZ de premier choix qui renvoie pourtant à la période antérieure de son auteur, en particulier à Videodrome et au Festin nu.

Premières images du film : dans un lieu non identifiable, sorte de saloon anachronique (l’action est censée se dérouler dans un avenir indéterminé), quelques personnages communient dans un culte secret où il est question de jeux électroniques et de fascination pour l’univers du virtuel. Bientôt, le maître de cérémonie sectaire présente la reine de la soirée, Allegra (Jennifer Jason Leigh, une fois encore remarquable), conceptrice venue présenter son nouveau produit, qui donne précisément son nom au film. Ce jeu semble d’abord contenu dans un « objet » vivant, bout de chair translucide et agité de soubresauts. En fait, ce morceau indistinct (le « game-pod »), auquel Allegra semble porter une affection toute maternelle, ne fonctionne que si on le relie au corps du joueur par un « ombicordon ». Pour jouer, il faut introduire le « pod » dans un orifice (le « bioport ») situé, comme il se doit, à la base de l’épine dorsale du participant. Une fois cette parodie de sodomie effectuée (souvent avec un délicieux soupir), le jeu se nourrit de l’énergie du joueur humain, devenu une sorte de pile de lui-même. À partir de là, bienvenue dans un monde nouveau, guère plus dérangé que celui supposé réel… Dans « eXistenZ » (le jeu), chaque personnage devient en effet son propre pion qu’il entraîne dans diverses aventures en rapport avec sa biographie et ses fantasmes. Alimenté par le système nerveux de chacun des participants, le programme créé par Allegra ne comprend que les règles inventées par les joueurs au gré de leur participation. Raison pour laquelle, bien entendu, la chose s’appelle « eXistenZ » et pas autrement… Une façon pour le cinéaste de souligner, sans recourir à une quelconque explication de texte besogneuse, que la sophistication du jeu en question ne sert qu’à construire un univers dont les règles sont voisines du nôtre…

Problème : alors que chacun et chacune, créatrice du jeu comprise, s’est branché son pod dans son bioport grâce à son ombicordon, un type apparaît dans le saloon, annonce la maîtresse du virtuel qu’un contrat la menace (une « fatwa », sera-t-il dit plus tard, confirmation de la fascination de Cronenberg pour les destins paranoïaques), et enfin tire à bout portant sur elle. Alors : fin du « premier » film ? Amorce d’un thriller qui raconte la fuite d’Allegra ? Début du jeu ? Mystère… Il ne sera désormais plus possible de déterminer à quelle strate de réalité et de fantasme nous, spectateurs, sommes confrontés. Le film est passé de l’autre côté du miroir, sans espoir de retour. Dans un territoire incertain où les couches de réel et de virtuel se superposent et s’entrechoquent sans relâche.

Une fois débarrasse de son indispensable prologue explicatif, Cronenberg entre dans le vif du sujet, c’est-à-dire, à proprement parler, à l’intérieur du jeu et de l’idéation perturbée de ses personnages. Désormais, nous voilà soumis au bon vouloir du grand ordonnateur canadien, qui profite de son redoutable scénario pour bâtir une fiction aussi ambitieuse que ludique sur la réalité et le point de vue déformant. La lutte pour la possession des secrets d’Allegra n’est qu’un ingénieux MacGuffin, un excitant prétexte pour plonger dans les bas-fonds psychiques de l’identité morcelée et de la paranoïa. Au-delà du grand 8 visionnaire où le cinéaste s’amuse à décortiquer quelques maux contemporains, comme l’aveuglement face aux nouvelles technologies ou l’impossibilité de démêler la virtualité et son modèle, il s’agit surtout ici d’interroger le principe même de réalité. Pas moins…

Avec un tel sujet (presque trop cronenbergien pour être honnête), le cinéaste donne libre cours à son imaginaire délirant. dans cet empire des signes où rien n’est laissé au hasard, Cronenberg, plus que jamais, entremêlement dans un même mouvement fictionnel ses prétentions théoriques et ses angoisses les plus crues. Dans ce monde en perpétuelle modification (sans pour autant que l’on soit confronté à des visions ostentatoirement fantastiques, le jeu repose sur un art subtil du décalage vis-à-vis des clichés de la réalité), dans ce monde où chaque partie renvoie le joueur à sa solitude ontologique, tout est, simultanément, abstraction et sensation brute. Pistolet à dents, dragon miniature transformé en spécialité chinoise malodorante, truites dépecées, dissection des viscères du pod… Cronenberg multiplie les intrusions de la chair et de la matière au sein d’un univers mental où les nouvelles possibilités technologiques permettent les manipulations raffinées (à cet égard, le film rappelle, mais avec une toute autre audace formelle, l’intéressant Truman Show de Peter Weir).

Remettant sur son métier obsessionnel le fusion machine-humain de Videodrome et les visions hallucinatoires du Festin nu, Cronenberg célèbre l’alliance de ses fantasmes contradictoires. Pour ce faire, le cinéaste délaisse la surenchère pyrotechnique et opère a contrario avec un souci constant de l’économie de moyens. Les effets spéciaux, finalement fort discrets, importent moins que le travail de dilatation des scènes qui rapproche le style du film (surtout au début) de celui de David Lynch, cinéaste dont Cronenberg a d’ailleurs toujours été le voisin de palier thématique et formel. Dans cet univers clinique où chacun trimballe son lot de référents stéréotypés (dont quelques-uns sont directement issus des sitcoms télévisées les plus niaises), Cronenberg ne cesse de mélanger les tonalités et les climats. Le désespoir foncier qui s’exprime dans ce film, bien entendu très chargé existentiellement, trouve un impeccable corollaire dans l’humour et le parfum d’absurdité drolatique qui ne cesse de le parcourir. À l’instar d’un Luis Bunuel (cinéaste auquel on pense beaucoup malgré les particularismes irréductibles des deux univers), Cronenberg insère magistralement dans son dispositif une stimulante réflexion sur la perception et l’identité. Autant de raisons de ne pas insister outre mesure sur l’indéniable baisse de régime qui affecte le film dans sa dernière demi-heure, quand Cronenberg feint de recoller ses morceaux narratifs épars… Un affaiblissement coupable, certes, mais qui ne relativise que très partiellement la réussite de ce film troublant qui confirme l’importance capitale de son auteur dans le cinéma d’aujourd’hui. Olivier de Bruyn, 1999.


THE FACULTY

de Robert Rodriguez, 1998, US, 1h44, Couleurs

avec Elijah Wood, Josh Hartnett, Clea DuVall


RÉSUMÉ : Herrington Hill semble être une école américaine comme les autres. Murs écaillés, professeurs usés et élèves démotivés constituent le décor banal de l'établissement. Mais un jour, l'apathie générale laisse place au cauchemar lorsqu'un groupe d'élèves plus ou moins marginaux s'étonne du comportement étrange, voire inquiétant, de plusieurs enseignants jusque-là inoffensifs. Les potaches découvrent alors que des extraterrestres ont pris forme humaine afin de prendre sournoisement le contrôle de la Terre. Ils se lancent dans une véritable croisade pour débusquer les envahisseurs et les bouter promptement hors de la planète bleue. Mais les aliens ne craignent pas ces quelques étudiants... 


POINTS DE VUE : La fac, puis la ville, puis le pays doivent être phagocytés par des « aliens » prenant forme humaine pour asservir les Terriens. Ça vous rappelle quelque chose ? Les dialogues de Kevin Williamson, auteur de Scream, citent L'Invasion des profanateurs de sépultures. The Faculty transpose en milieu estudiantin le classique de Don Siegel, qui avait déjà donné lieu à un remake formidable de Philip Kaufman, L'Invasion des profanateurs. Et, curieusement, lui donne une nouvelle jeunesse, grâce à une interprétation homogène et une mise en scène musclée. Grâce aussi à un scénario qui entretient le suspense... 


On pourra y voir une parabole sur l'aliénation et le droit à la différence. Leçon de philosophie un brin simplette ? Certes. Mais The Faculty vaut nettement mieux que les produits hollywoodiens formatés sur le moule des clips de MTV. On y trouve du mauvais esprit, une incitation à la désobéissance et une initiation pas sotte à un grand thème de la science-fiction moderne. Télérama, 2012.

Cette convaincante série B, très inspirée du film L’Invasion des profanateurs de sépultures, rappelle aussi les teenage movies horrifiques nés du succès de Scream, comme Urban Legend ou Souviens-toi l’été dernier, mais The Faculty repose sur un scénario beaucoup plus consistant. qui joue avec les codes du genre, en fixant des typologies volontairement caricaturales d’adolescents et d’adolescentes - le beau gosse, la bimbo, le timide, la jeune fille mal dans sa peau -, auxquelles s’ajoute une savoureuse galerie de professeurs, d’abord sombres et lymphatiques, puis soudainement régénérés par un phénomène qu’on ne dévoilera pas. 

À partir de là, le long métrage bascule dans une sorte de Cluedo fantastique où les identités corrompues côtoient des identités préservées. À mesure que les phénomènes étranges ou terrifiants se multiplient, les personnages principaux se soupçonnent, dans une configuration délicieusement paranoïaque, tandis que les enseignants et les élèves, très largement contaminés, redéfinissent les lois scolaires selon un modèle sociétal autoritaire. Comme l’origine du mal demeure la question irrésolue, depuis l’agression d’un professeur au début du film, toutes les hypothèses sont plausibles et le scénario peut ainsi, de manière spectaculaire, organiser le retournement final, vraiment convaincant, même si un examen rétrospectif des indices disséminés tout au long de l’histoire permet de soupçonner le dénouement. Bref, cette œuvre, sans véritable temps mort, s’avère un très agréable divertissement. Jérémy Gallet, 2019

BARBARELLA

de Roger Vadim, 1968, Italie/France, 1h40, Couleurs

avec Jane Fonda, Anita Pallenberg, Marcel Marceau….


RÉSUMÉ : En l’an 4000. En l'an 40 000. Sur ordre du président de la Terre, la jeune Barbarella doit retarder ses vacances sur Vénus pour tenter de retrouver et d'arrêter le redoutable professeur Durand Durand, qui vient de mettre au point une arme effroyable : le rayon positronique, aussi appelé polyrayon 4, qui met en danger l'équilibre de l'amour universel. Un atterrissage forcé sur Lytheion lui vaut d'être capturée par deux gamines qui la livrent à des poupées-robots.


POINTS DE VUE : Jean-Claude Forest disait avoir créé le personnage de Barbarella en s'inspirant de Brigitte Bardot, mais c'est Jane Fonda, période antérévolutionnaire, qui partageait alors la vie de Vadim... Le film est un objet pop tel qu'on en fabriquait à l'époque, d'une extravagance un peu forcée, comme si chaque séquence — et chaque décor... — devait arracher des cris de surprise au spectateur, qu'on espérait moins amateur de science-fiction que lecteur du magazine Lui (dont Jane Fonda fit la couverture au printemps 1969).

L'intrigue importe peu : Barbarella est partie à la recherche de Durand Durand, dissident dont la dernière invention peut provoquer une guerre (un concept oublié dans la galaxie !). Avec son délicieux accent (dans la VF), la jeune spationaute paraît pourtant un peu naïve pour cette mission d'une extrême importance... Sur la planète Sogo, elle fera plein de rencontres étranges — et apprendra à refaire l'amour comme au bon vieux temps (et non en absorbant des pilules...). 

Passé le délicieux strip-tease du générique, le film se perd entre anticipation pour rire et coquineries très sages, et, soit par la faute du scénario, qui juxtapose les péripéties, soit par celle de la mise en scène, qui ne domine jamais le fouillis visuel, on s'ennuie poliment, au cours de cette visite un peu longuette d'un musée du psychédélisme... Aurélien Ferenczi, 2016. 

    Du cinéma de Roger Vadim, l’homme qui aimait ses actrices (au propre comme au figuré), perdurera la silhouette entièrement nue de Brigitte Bardot, derrière un drap, dans Et Dieu créa la femme, mais aussi celle, sans aucun drap, de Jane Fonda dans le générique d’anthologie de Barbarella. L’actrice américaine, au corps sculptural, défile dans un tas de combinaisons, des plus sexy, dessinées, pour l’occasion, par le grand couturier espagnol Paco Rabanne.
L’intérêt du film, adapté de la bande dessinée d’héroïc-fantasy de
Jean-Claude Forest, repose surtout sur son univers psychédélique, aux décors ultra-kitsch (plus kitsch que ça, tu meurs !), plutôt que sur son histoire, qui est plus un leurre qu’autre chose. Barbarella est envoyée pour sauvegarder la Terre, qui est en péril depuis que l’inventeur Durand-Durand a disparu. Ce savant fou, perturbé par ce monde qui ne connaît que les plaisirs de la chair, a créé une arme destructrice pour éradiquer ce qui lui paraît être la plus grande des absurdités. Dans sa mission, elle va côtoyer des êtres plus mystiques les uns que les autres : des clones (forcément, puisque l’action se situe en l’an 4000 !), des poupées aux dents acérées, un ange aveugle (la réplique parfaite de Terence Stamp dans Théorème de Pasolini) perdu dans un labyrinthe (Icare égaré dans son dédale), un tyran et ses samouraïs, ou encore des perruches aussi dangereuses que Les oiseaux d’Hitchcock,... Barbarella marque le début de la libération sexuelle (et donc féminine), dont la philosophie serait "faites l’amour pas la guerre !... Love !". Cultissime par son côté ringard inégalé. Sébastien Schreurs, 2012.


      Quelque part aux confins de l'univers, en l'an 40.000, dans une spacio-nef tapissée de fourrure synthétique aux reflets mordorés et de peintures de George Seurat, un scaphandre futuriste flotte gracieusement dans son anachronique décor. Faisant glisser un massif gant argenté avec toute l'assurance d'une effeuilleuse professionnelle, le cosmonaute laisse apparaître une main délicate aux ongles longs et impeccablement manucurés. Bientôt, jaillissant de son casque en même temps qu'une cascade de cheveux blond, les lettres d'un générique dansant sur les notes d'un hymne pop sirupeux nous présentent la troublante héroïne. Avec nonchalance, elle continue de s'extirper de sa combinaison, pour bientôt n'avoir plus rien d'autre sur la peau (peau que l'on devine douce et satinée). Une myriade de petits caractères judicieusement placés nous informe du reste de la distribution et préserve, autant que faire se peut de la dernière indécence, notre héroïne. En moins d'une minute, par ce premier strip-tease en apesanteur aussi intégral qu'intergalactique, Barbarella vient de rentrer par la grande porte dans la légende erotico-cinématographique !

À l'origine de cette voluptueuse aberration psychédélique produit par Dino De Laurentiis (KING KONG, ORCA, HANNIBAL), il y a un personnage né sous le crayon du dessinateur Jean-Claude Forest, au printemps 62 pour le journal « V Magazine ». Sorte de croisement improbable entre Brigitte Bardot et Flash Gordon, Barbarella se présente comme une femme indépendante et sexuellement tout ce qu'il y a de désinhibé, très en osmose en cela avec le grand mouvement de libération des mœurs qui se met lentement en place en ce début des années 60, pour culminer à la fin de la décennie. Première héroïne de bande dessinée dite «adulte» à connaître une gloire internationale, ses aventures se déclineront jusqu'en 1984, date de sortie de son dernier album, «Le Miroir aux tempêtes»

Pionnière dans le monde du 9éme art, Barbarella le sera aussi dans celui du 7éme. En effet, elle est également le premier personnage d'une bande dessinée de science-fiction à avoir les honneurs d'une adaptation de premier plan sur le grand écran - qui plus est en Cinémascope et Technicolor - Flash Gordon, et autre Buck Rogers n'ayant eut droit, jusque là, qu'à des serials destinés aux compléments de programmes. Notons qu'en 1968, Dino De Laurentis va produire coup sur coup BARBARELLA et une autre adaptation d'un héros dessiné avec le cultissime DIABOLIK de Mario Bava

Au commande de cette ambitieuse superproduction européenne, le producteur place Roger Vadim, le maître ès scandale du cinéma français de l'époque, celui qui justement a fait éclater le phénomène Bardot dix ans plus tôt avec ET DIEU CREA LA FEMME. Pygmalion de Brigitte Bardot mais aussi de Catherine Deneuve et dans une moindre mesure de Annette Stroyberg, Roger Vadim est alors l'époux de la toute jeune Jane Fonda (LE SYNDROME CHINOIS, KLUTE). 

L'actrice, après des essais plus que laborieux sur scène et à l'écran aux USA (où elle sera nommée par le magazine Harvard Lampoon «Pire actrice de l'année» en 1963) vient de se faire remarquer en France dans LES FELINS de René Clément et, suite à sa rencontre avec Vadim, dans trois films dirigés par son fringant mari : LA RONDE, remake catastrophique du film de Max Ophuls, LA CUREE, adaptation contemporaine de Zola ; et le sketch Metzengerstein des HISTOIRES EXTRAORDINAIRES, co-signé avec Louis Malle et Federico Fellini. BARBARELLA sera le film de la rupture, le dernier qu'ils tourneront ensemble. Pendant longtemps, Jane Fonda considérera l'héroïne aux cuissardes de vinyle blanc quelque peu encombrante dans une filmographie qui, à partir de ON ACHEVE BIEN LES CHEVAUX l'année suivante, prendra un tour nettement plus politique et militant. Elle a depuis révisé son jugement et adopte désormais une attitude beaucoup plus décontractée par rapport à cette période de sa carrière.

Le scénario accumule pas moins de huit noms (!!!) crédités au générique, dont Terry Southern, le génial auteur du DOCTEUR FOLAMOUR  de Kubrick. La narration suit assez fidèlement le premier tome des aventures de la belle amazone... Le président de la république terrienne confie à Barbarella, le meilleur astro-pilote de sa formation, la délicate mission de retrouver Duran-Duran, un savant disparut dans le système de Tau-Céti et inventeur du terrifiant Poly-rayon 4. Si la terre est pacifiée depuis des siècles, on ne connaît par contre rien de Tau-Ceti ni de ses habitants, et l'utilisation de cette machine infernale à des fins belliqueuses pourrait bien avoir des conséquences absolument apocalyptiques pour la paix de l'univers. Prise dans un orage magnétique sa navette s'écrase sur la mystérieuse planète, où dominant le labyrinthe, sinistre prison pour tout les exclus du système, trône la terrible cité de Sogo (contraction transparente de Sodome et Gomorrhe) avec à sa tête, le Grand Tyran, maître absolu des plaisirs et de toutes les perversions.

Sorti de cet argument, tout le métrage de Vadim n'aura d'autre but que de précipiter cette pauvre Barbarella de Charybde en Scylla: Livrée à des poupées cannibales ; au supplice des perruches ; à la délirante machine excessive, qui tentera –sans succès- de tuer la belle à coup d'orgasmes à répétitions ; enfermée dans l'effroyable chambre de l'ultime décision puis dans celle aux fantasmes ; pour finalement être jetée en pâture au Mathmos, un lac de magma vivant, entité malfaisante sur laquelle est bâtie Sogo-la-décadente. Le but avoué de ces péripéties n'étant autre que de dénuder l'héroïne aussi souvent que possible, ou tout au moins de nous suggérer cette nudité en titillant au maximum l'imagination du spectateur. On pourrait définir BARBARELLA comme une sorte de mélange improbable –mais délicieux- entre la Juliette de Sade et l'Alice de Lewis Caroll– et l'on n'oubliera pas à ce sujet la démente parodie de Gotlieb parue dans un tome de Rhaaa-lovely, titrée Barbaralice, mêlant génialement les aventure de la créature de Forest et de la petite fille au lapin blanc -.

S'il serait facile de se gausser du côté désespérément datés des effets spéciaux – encore que certains trucages, comme le strip-tease d'ouverture se révèlent particulièrement ingénieux - pour peu que l'on soit indulgent sur l'irréparable outrage des ans, BARBARELLA reste un merveilleux spectacle pour grands enfants pas trop sage. Passés une rapide introduction pour planter l'histoire, les péripéties s'enchaînent sans temps mort les unes aux autres, avec une structure de coquines poupées russes, nourries de l'imagination fiévreuse de Jean-Claude Forest et des talents conjugués et décomplexés de l'équipe réunie par De Laurentiis. On ne peut plus hétéroclite, la distribution est parfaite et, Ô merveilles, les acteurs semblent tous s'amuser beaucoup avec leurs personnage, en trouvant toujours le niveau de décalage adéquat : Ugo Tognazzi (LA GRANDE BOUFFE, LE MARI DE LA FEMME À BARBE) en homme des glaces qui va faire découvrir l'amour physique à Barbarella (heureux homme !), David Hemmings (BLOW UP, PROFONDO ROSSO) en chef de rébellion balourd, Anita Pallenberg (PERFORMANCE, LOVE IS THE DEVIL, mais aussi égérie des Rolling Stones) en Reine Noire, John Phillip Law (DIABOLIK, LE VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD) en ange aveugle et, surtout, Milo O’Shea (THÉÂTRE DE SANG, LA FOLLE DE CHAILLOT) en concierge du palais, vicelard hystérique et mégalomane, affublé d'un costume le faisant ressembler à s'y méprendre à l'opéra de Sydney. Plus étrangement, on retrouvera aussi le mime Marceau et  Claude Dauphin (CASQUE D'OR, ENTREE DES ARTISTES) en président de la république terrienne.

Et bien sûr, tout le film est une ode (une symphonie !) à la beauté fulgurante et radieuse de Jane Fonda. Beauté, mais aussi talent et intelligence, son interprétation navigant constamment entre le premier et le second degré avec une aisance confondante. Omniprésente de l'ouverture au générique final, s'il n'est pas une scène où elle n'apparaisse, elle est irrésistible de drôlerie d'un bout à l'autre de ces délirantes aventures. Benoît Bureau.

ROBOCOP

de Paul Verhoeven, 1987, US, 1h42, Couleurs

avec Peter Weller, Nancy Allen, Ronny Cox, Miguel Ferrer


RÉSUMÉ : La vie de l'officier Alex Murphy ne tient plus qu'à un fil depuis qu'il a été blessé en pleine action. Fort heureusement, en l'an 2005, la médecine a fait d'énormes progrès. Des chirurgiens experts rafistolent Murphy et le bourrent d'électronique. Du corps meurtri du policier trop humain naît RoboCop, un hybride futuriste délesté de sa mémoire, privé de son affectivité, mais obsédé par l'idée de combattre les méchants. Et ceux-ci ne manquent pas, bien au contraire, dans la ville de Detroit, en proie à toutes les criminalités. Ses résultats sont si spectaculaires que le plus redoutable des gangsters locaux, Clarence, décide de s'occuper personnellement du cas de ce policier du troisième type...


POINTS DE VUE : Premier film hollywoodien, et premier film de science-fiction de Paul Verhoeven. Débuts fracassants de la carrière américaine du cinéaste hollandais, qui signe un chef-d’œuvre. Le matériau de RoboCop semblait pourtant à première vue très éloigné des préoccupations de Verhoeven, cinéaste du sacré et du profane, passionné par l’Histoire et peintre des mœurs de ses contemporains. Verhoeven s’empare de cette relecture version bande dessinée du mythe prométhéen – un policier ramené à la vie sous la forme d’un surhomme d’acier et programmé pour lutter contre le crime – pour en faire une allégorie christique. Le calvaire de Murphy, supplicié puis ressuscité, emprunte plusieurs stations de la passion du Christ. Mais Verhoeven puise également dans d’autres sources iconiques du vieux continent. Le RoboCop – conçu par le génie des effets spéciaux Rob Bottin – évoque aussi bien le robot Maria de Métropolis que le Golem de la mythologie juive. Des références à l’expressionnisme sont également présentes dans la manière dont Verhoeven filme une ville de Detroit futuriste, terrifiante de froideur et de dureté avec ses architectures de verre et de béton. Ce tableau effrayant d’une société américaine en crise, minée par la violence et la corruption se révèle une satire des Etats-Unis des années 80. Dans RoboCop une multinationale spécialisée dans la robotique et l’armement, qui s’est payée la police de Boston et la rénovation de la vieille ville symbolise la toute puissance néfaste de l’argent et de la libre entreprise, à peine exagérée par le sens du grotesque et de l’excès de Verhoeven. Il dynamite un simple film d’action hollywoodien en lui insufflant une énergie, une cruauté mais aussi une intelligence remarquables. Le film abonde en détails triviaux, en sécrétions et mutilations diverses. Le dégoût ne dégoute pas Verhoeven, la violence non plus. Il dresse un inventaire sadique de toutes sortes d’offenses à l’intégrité du corps humain, comme dans son film précédent, La Chair et le sang, qui se déroulait au XVIème siècle. La barbarie des temps futurs avec ses gangs de tueurs psychopathes et ses hommes d’affaires sans scrupules rejoint celle des guerres médiévales. L’imaginaire de la science- fiction permet néanmoins à Verhoeven de se dégager d’un certain réalisme et d’accentuer l’ironie du film, y compris dans les scènes violentes. La dimension tragique du personnage de Murphy (Peter Weller) n’est pas sacrifiée au profit de l’action et de l’humour. Les images de son exécution qui ressurgissent dans ses cauchemars, son retour dans son ancienne maison vide, désertée par sa famille qui le croit mort sont des moments intenses et poignants. La coéquipière de Murphy, une policière courageuse interprétée par Nancy Allen, permet à Verhoeven d’introduire dans le récit une femme forte, figure récurrente de son œuvre. Au-delà de la place charnière qu’il occupe dans la filmographie de Verhoeven, RoboCop est un extraordinaire film d’action, mené sans aucun temps mort, avec un sens de la dramaturgie exceptionnel. Le cinéaste s’est adapté au cinéma américain des années 80, encore capable d’accorder un peu de liberté à des esprits frondeurs derrière la caméra, sans rien perdre de sa personnalité provocatrice et mordante, ni de sa lucidité. Olivier Père, 2016.


        Dans le futur, lorsqu'une grande entreprise privée prend le contrôle des forces de police de la ville de Détroit, c'est pour trouver une solution plus efficace au problème du crime avant d'entamer la construction de Delta City. Pour cela, rien de mieux qu'un policier actif en continu, doté d'une force et d'une puissance de feu supérieure et servant la loi de manière stricte ! Ce policier, ce sera Robocop, un cyborg moitié homme et moitié machine…

Paul Verhoeven se forge une réputation dans son pays d'origine avec des œuvres qui sont très éloignées des standards hollywoodiens. Drame, romance, étude de mœurs ou encore thriller étrange sont tournés au Pays-Bas, en néerlandais, avec une approche très crue de la violence et des séquences charnelles. LA CHAIR ET LE SANG va être alors un film amenant une transition surprenante dans la carrière du cinéaste. Financée en partie par des fonds américains et tournée en Europe, cette violente fresque historique ne va pas rencontrer le succès. Le cinéaste aurait pu dès lors rester au Pays-Bas pour continuer d'y tourner ses films. C'est pourtant l'inverse qui va se produire puisqu'il va quitter l'Europe, ce qu'il ne voulait pas faire auparavant, pour aller s'installer aux Etats-Unis où on lui confiera un film d'action et de science-fiction qui ne ressemble pas vraiment à son TURKISH DELIGHT, nominé aux Oscars, pas plus qu'à son SOLDIER OF ORANGE. À vrai dire, le cinéaste néerlandais n'a pas spécialement l'envie de réaliser un film dont le titre, ROBOCOP, lui paraît ridicule. Heureusement persuadé à la lecture du scénario, il va mettre en boîte l'un des plus mémorables films de science-fiction des années 80.

Et pour cause car si ROBOCOP aurait pu n'être qu'un film d'action de plus, l'histoire écrite par Ed Neumeier et Michael Miner ressemble à une bande dessinée aux accents acerbes et corrosifs. Le futur vu par les deux scénaristes est ainsi une caricature des années 80 aussi intelligente que parfaitement intégrée à son spectacle divertissant. L'intrigue, plutôt classique, prend des circonvolutions inattendues, à l'époque, que ce soit dans sa construction, l'approche de son héros ou encore la vue satirique d'un avenir quelque peu nihiliste. Les ingrédients seront d'ailleurs repris en l'état pour grossir encore plus le trait dans la suite réalisée un peu plus tard par Irvin Kershner. Entrecoupé de flashs d'information, de publicités et d'émissions crétino-humoristiques, ROBOCOP constate la place de plus en plus envahissante de la télévision et l'utilise pour mieux dynamiser son récit tout en montrant les dérives d'un merveilleux médium perverti. Ed Neumeier et Paul Verhoeven réutiliseront ce truc dans STARSHIP TROOPERS en utilisant, non sans humour, les nouveaux médias directement comme des outils de propagande. De même, ROBOCOP approche notre future vie au travers de services sociaux gérés par de gigantesques entreprises dont le seul intérêt réside dans le profit. Un milieu où les golden boys se battent pour tirer la couverture à eux avec une moralité toute relative entre drogue ou lien avec le grand banditisme. En soit, cela s'avère plutôt manichéen mais tout est correctement intégré dans une simple histoire criminelle avec vengeance à la clef.

Alliant un spectacle bourrin et un sous-texte relativement astucieux, ROBOCOP met ainsi en scène un héros gagnant son statut à partir du moment où il se retrouve désincarné et déshumanisé sous la forme d'une machine suivant un programme strict. Mais le bras armé de la loi, aussi froid que l'acier qui le recouvre, n'a pourtant pas, et heureusement, perdu totalement sa conscience. Une parcelle d'humanité, qui assurera la différence dans un monde uniformisé, avant de s'affirmer totalement lorsque le robot répond à une dernière question avant le générique final. Belle réussite dans le genre, ROBOCOP a bénéficié aussi, à l'époque, de plusieurs talents qui finiront de lui donner sa patine plutôt indémodable. Privé d'images de synthèse, Rob Bottin et Phil Tippett assurent des effets spéciaux souvent impressionnants alors que de son côté, Basil Poledouris signe une partition musicale remarquable. Les acteurs ne sont pas en reste avec Peter Weller, dans le rôle titre, Ronny Cox, Kurtwood Smith, Miguel Ferrer, Dan O’Herlihy, Nancy Allen et même Ray Wise dans un petit rôle. Toute la troupe, dirigée par Verhoeven, joue le jeu flirtant parfois à la limite du second degré et terminant de donner au film son apparence de bande dessinée satirique. Antoine Rigaud.

        Dans le futur, le vieux Detroit est rongé par un cancer : la criminalité. La police est devenue un véritable produit dirigé par l'OCP (Omni Consumer Products). Son vice-Président, Dick Jones (Ronny Cox), aurait la solution avec son droïd ED-209 ; mais la présentation est un véritable fiasco sanguinaire. Il faut faire vite, dans 6 mois l'OCP commence son projet de rénovation de la ville : Delta City.

Un jeune cadre avide de réussite, Robert Morton (Miguel Ferrer), saisit l'occasion pour relancer son alternative aux Enforcement Droïds : Robocop. Sans aucun scrupule, l'OCP place alors ses meilleurs représentants de l'ordre dans les quartiers à hauts risques pour récupérer un corps qui servira de base au flic du futur. L'agent Alex Murphy (Peter Weller) sera l'élu, crucifié dans une usine désaffectée par l'ennemi public numéro un : Clarence Boddicker (Kurtwood Smith). 

Paul Verhoeven signe ici son premier film américain et c'est une réussite totale. Dans un monde à l'ambiance cyberpunk, il détruit tous les clichés du héros typique des Etats-Unis sous couvert d'un comic-book déjanté (la visière de Robocop n'est pas sans rappeler un certain Cyclope des X-MEN). Le réalisateur offre comme sauveur de la démocratie en péril un robot lobotomisé qui mange de la nourriture pour bébés !

Paul Verhoeven tire à tout va sur la société et passe au pilori la télévision à travers ces média breaks entrelardés de publicités (on retrouvera ce procédé dans Starship Troopers via le Federal Network), et la politique avec ses dirigeants corrompus et intouchables (la fameuse directive 4). La violence est omniprésente, souvent ironique comme quand une jeune femme se fait agresser juste devant un panneau publicitaire vantant un monde meilleur : la fameuse Delta City. Un renouveau ? Plutôt un eldorado convoité par les hauts dignitaires s'alliant avec les pires crapules pour faire main basse sur les marchés de la drogue et de la prostitution.

La vision n'est pas si pessimiste que cela en définitive car le Hollandais fou suit la résurrection de son héros de flic : Murphy. Mutilé par des corporatistes n'hésitant pas à lui amputer un membre sain et à lui effacer la mémoire, Robocop démontre que l'âme humaine existe. C'est d'abord un réflexe conditionné par le héros télévisuel de son fils : TJ Lazer ; le robot rêve alors de son meurtre pour finalement revivre des souvenirs enfouis au-delà des neurones. Sa quête d'humanité se terminera par la reconnaissance du Président de l'OCP : son nom est Murphy.

Pour parfaire ce chef-d’œuvre de la science-fiction, le réalisateur s'est entouré de techniciens confirmés dans leur domaine. On retrouve en chef opérateur Jost Vacano (un complice fidèle de Paul Verhoeven) concepteur d'une caméra au poing qui lui permet d'obtenir un mouvement naturel (la steady-cam serait trop fluide à son goût). Basil Poledouris est chargé de la bande originale : ses cuivres transcendent les aventures épiques de ce chevalier des temps modernes.
Pour les effets spéciaux,
Phil Tippett a repoussé les limites de l'animation image par image et de la rétro projection. En effet Paul Verhoeven ne voulait pas que la cinquantaine de plans d'animations soit trop statique et brise ainsi l'homogénéité de sa réalisation. ED-209 est réellement impressionnant et je ne peux que vous encourager à revoir ces scènes image par image pour apprécier le souci du détail apporté par Phil Tippett. Il faut voir ce gros bébé hésiter devant un escalier, tâtonner pour lamentablement perdre l'équilibre.

Rob Bottin s'est occupé de tous les effets live de ROBOCOP et a, lui aussi, fourni un travail bluffant de réalisme notamment sur la réplique de Peter Weller lors de son exécution. Je suis persuadé que beaucoup d'entre vous seront surpris d'apprendre que pour certains plans une marionnette était utilisée à la place des acteurs. Et dire que maintenant on ne jure que par les images de synthèse... Pierre-Yves « Lord Taki » Taczynski.

Dans un futur proche, l'OCP prend le contrôle d'une police de plus en plus inefficace contre le crime. De là naît le projet "Robocop", un nouveau représentant des forces de l'ordre robotisé...

Comme pas mal de réalisateurs européens, Paul Verhoeven se laisse attirer par Hollywood. Produit par Orion, LA CHAIR ET LE SANG pose pas mal de problèmes à la boîte de production. Pas bégueule, c'est pourtant Orion qui mettra la main à la poche pour produire ROBOCOP avec toujours Paul Verhoeven mais cette fois à la tête d'un tournage 100% américain. Pas gagné d'avance puisque le réalisateur n'aimait pas jusqu'alors la science-fiction et encore moins les histoires futuristes. 

En tournant ROBOCOP, le cinéaste ne se vend pas à Hollywood comme l'ont fait pas mal d'autres. Il s'agit bien d'un film bourré d'action, de fusillades et d'explosions. Mais au-delà de ça, le scénario ne vire pas au tableau lénifiant des prouesses de son super flic. Au contraire, Murphy est quasiment l'un des premiers "Dark Hero" à faire son apparition sur les écrans de cinéma. On le serait à moins puisque le pauvre homme se voit démonter en petit morceau par des malfrats puis, grâce aux pièces détachées utiles, remonté sans se soucier de ses états d'âmes. Condamné à se nourrir de bouffe pour bébés et à faire régner l'ordre tant que ses piles seront actives ! Autant dire que la vie humaine n'a qu'un bien piètre prix pour les multinationales prêtes à tout pour s'installer sur de nouveaux marchés juteux. ROBOCOP s'amuse à fustiger au passage le monde carnassier des yuppies des années 80 avec leurs narines pleines de coke et leurs magouilles mais aussi toute l'American Way Of Life via des clips publicitaires aussi cons que ceux passant sur nos chaînes de télévision (le futur est-il aussi éloigné que cela ?).

Pourtant, c'est bel et bien l'impact immédiat du film qui en fera un énorme succès. Ce qui aménera deux séquelles cinématographiques (ROBOCOP 2 et ROBOCOP 3), deux série télévisée, l'une aseptisée et l'autre quelque peu bancale (ROBOCOP : DIRECTIVES PRIORITAIRES) et même un incroyable dessin-animé pour les enfants. En se fouttant de la gueule de l’Amérique commerciale, ROBOCOP s'est vu rapidement reprogrammé et assimilé tant l'idée, jugée saugrenue à la base, d'un policier mi-homme mi-robot est simplement géniale ! C'est peut-être justement là que l'on peut comprendre pourquoi tout d'un coup, Paul Verhoeven s'est lancé dans un cinéma aux apparences commerciales. Pour mieux faire avaler tout et n'importe quoi au plus large public ! Christophe Lemonnier.

STARSHIP TROOPERS

de Paul Verhoeven, 1997, US, 2h15, Couleurs

avec Casper Van Dien, Denise Richards, Michael Ironside


RÉSUMÉ : Au XXIVe siècle, à Buenos Aires. Alors que la Terre connaît une ère de prospérité, d’ordre et de vertu, cinq étudiants, Johnny, Carmen, Lizzy, Carl et Ace, terminent leur cursus dans la joie et l’insouciance propres à leur âge. Ils dissertent de leur avenir avec enthousiasme lorsque, brutalement, ils apprennent que la Terre est menacée par une race extraterrestre, une variété
de gigantesques araignées. Les cinq jeunes gens, qui font leur service militaire volontaire dans les forces de la Fédération terrienne, doivent bientôt affronter ces bestioles. Les arachnides monstrueux, terriblement organisés, s'avèrent bien plus intelligents et dangereux que prévu... 


POINTS DE VUE : « Le futur est maintenant » pourrait être la devise de Starship Troopers, film de science-fiction extrême qui relègue Le Jour le plus long au rang de promenade champêtre. Dans ce monde futuriste, où la Terre est devenue un régime fasciste, des étudiants de bonne famille, tout droit sortis d’un épisode de Beverly Hills, n’ont qu’un seul rêve : intégrer la glorieuse armée de la Fédération, chargée de faire régner l’ordre sur la galaxie. Mais nous ne sommes pas dans Star Trek, et l’interdiction d’ingérence n’a pas droit de cité. Aussi, quand les dirigeants découvrent qu’une peuplade d’arachnides déverse sur notre planète une horde de météores, il ne leur en faut pas plus pour titiller le fibre ultra-nationaliste de leurs compatriotes et déclencher une guerre des étoiles particulièrement violente, sans passer par la case diplomatie. Nos étudiants top modèles, encore empêtrés dans des triangles amoureux juvéniles, vont alors devenir de vraies machines de guerre, sans conscience ni scrupules, prêts à exterminer tout ce qui a huit pattes puisqu’on le leur a ordonné.

Face au nombre grandissant d’aliens vindicatifs qui peuplent les écrans, Starship Troopers oppose une vision anticonformiste du genre, à la fois parodie roublarde et réponse radicale au panaméricanisme réac d’Indépendance Day. Mais, en mettant en scène la glorification béate d’un fureteur totalitaire, Verhoeven a subi l’attaque moralisatrice des critiques américaines, qui se fonde sur un principe dogmatique, celui d’une linéarité historique intouchable, chaque faute commise par l’humanité s’imposant en passé monstrueux que la bonne conscience se doit d’expectorer. En cela, il est des « conditionnels » que l’on ne doit pas suggérer, au risque d’être crucifié sur l’instant comme grand blasphémateur de l’éthique victorieuse. Appelez ça pensée unique, consensus mou ou hypocrisie déculpabilisatrice, peu importe. L’histoire présente ne doit pas être sujette à parallèles douteux, surtout si elle met en péril une unité nationale invoquée à tout bout de champ. Et si Hitler avait gagné la guerre ? si le monde d’aujourd’hui subissait une radicalisation des droites ? si les valeurs morales du « plus jamais ça » étouffaient toute velléité critique sur la résurgence d’un fascisme bien-pensant ? Il faudrait éradiquer le présomptueux qui ose s’aventurer dans de tels amalgames ! C’est ce qui vient d’arriver à Verhoeven, taxé de nazi dès la sortie de Starship Trooper, hymne à un ordre nouveau selon ses détracteurs. Aussi est-on en droit de s’interroger sur ce qui différencie la fascination ritualisée pour un système inhumain de l’interrogation qui en est faite à l’aune de son éventuel retour. Est-il à ce point impossible (incorrect) d’imaginer une Terre du futur dominée par un extrémisme inacceptable, ou est-il indécent de visualiser une humanité en devenir fasciste sans contrepoint moral, sans la petite touche scénaristique qui rassure le spectateur sur « l’irréalité » de la perspective ? Il semblerait que la seconde option soit à l’origine de l’opprobre dont Starship Troopers est l’objet. Pourtant, Verhoeven ne fait que reprendre le thème central de Robocop et Total Recall, à savoir la critique acerbe d’une Amérique actuelle en proie au patriotisme exacerbé, par le truchement d’un genre codé, la science-fiction. Robocop n’était-il pas déjà l’incarnation d’un ordre disciplinaire orchestré par un conglomérat politico-industriel ? Et la conquête de Mars dans Total Recall ne se fondait-elle pas sur les délires fascistes d’un politicien corrompu ? En cela, Verhoeven continue ses paradoxes temporels empruntés à Philip K. Dick, auteur du Maître du haut château, pendant littéraire de Starship Troopers, qui imaginait la victoire écrasante de l’Axe. Pour appuyer son effrayante perspective, le réalisateur hollandais convoque à nouveau, comme dans Robocop, ces flashs télévisés parodiant les infos poujadistes de CNN, qui utilisent de manière hypertrophiée tout le champ lexical du fascisme. Interview d’un militaire : « Un bon insecte est un insecte mort. » Conseils à la population : « Les enfants, écrasez tous les insectes dans nos rues. » Glorification béate : « Nos p’tits gars combattent bravement pour la liberté de la Terre. » Par « Terre », il faut bien sûr entendre les États-Unis, puisque le monde futuriste de Verhoeven est tributaire d’une imagerie hollywoodienne manichéenne et caricaturale, métaphore de la mondialisation des critères de pensée occidentaux. Ce monde, tiré d’un Melrose Place facho (plusieurs acteurs proviennent de cette série télé), se construit donc sur un axe médiation-publicitaire, chaque plan de ce futur ayant absorbé la réalité cathodique actuelle au point de la faire sienne. Ce n’est donc pas étonnant si le débarquement des soldats sur la planète arachnide reprend, à l’image près, celui des Marines sur la plage de Mogadiscio, ou si nos héros, devenus de vraies ordures après s’être trahis mutuellement (l’un d’eux porte un costume de la Gestapo), finissent par se retrouver le sourire aux lèvres, comme si rien ne s’était passé, comme si leur immonde idéologie était un happy end et non une mise en garde.

C’est en cela que Straship Troopers égratigne avec brio la forteresse du bien-pensant. En utilisant tous les codes visuels remâchés de la société du spectacle (pub, défilés de mode, cinéma hollywoodien, racolage télévisuel), il ne fait qu’entraîner le genre, la science-fiction, dans son principe de mise en perspective des travers de notre société, jusqu’à son extrême limite. Aussi le film, de par son ironie macabre sur un genre à la mode qu’il pense cinéraire, finit-il par ressembler, malgré ses moyens, à une réjouissante série B, courageuse, viscérale, libre en somme. Faisant fi de toute concession morale, le film suit une logique jusqu’au-boutiste d’un impérialisme ultraviolet, tout en galvanisant, par une rage de filmer la guerre sans commune mesure, les instincts ambigus du spectateur, fasciné par une logistique militaire et cinématographique publiciste (les effets spéciaux sont sans doute les plus impressionnants jamais réalisés), mais irrité par l’idéologie qu’elle sert. Une idéologie sans remise en cause narrative, sans personnage « moral » pour la critiquer, forcément provocatrice et gênante puisqu’elle place le spectateur face à ses responsabilités. Ainsi, quand ces guerriers ramboesques finissent par mettre la main sur le leader des arachnides, celui-ci ne peut prendre que la forme d’un cerveau ambulant, qui ne faisait que défendre son peuple contre l’agresseur humain et qu’il fallait chercher bien loin pour que le spectateur comprenne qu’il s’agissait du sien. Yannick Dahan, 1998.


Dans un futur lointain, les pays de la Terre sont régis par un gouvernement mondial. C’est une société aux allures de paradis mais inégalitaire en réalité, où l’armée est primordiale. Johnny, Carmen et leurs amis y sont des citoyens d’élite. Sourire de pub aux lèvres, ils partent en guerre sur une planète éloignée contre une civilisation extraterrestre. 

À sa sortie, une partie de la presse américaine jugea ce film dangereux, voire « fascistoïde ». Malentendu total : Starship Troopers est d’abord une satire corrosive. Paul Verhoeven s’applique à renvoyer aux Américains une image glaçante et naïve à la fois de leur pays. Les mines béates des combattants en herbe rappellent les héros de soap opera. En les envoyant se faire massacrer, il prend un malin plaisir à pulvériser l’esprit belliciste et impérialiste. Le film pastiche les codes esthétiques de toute propagande, brocarde la virilité, montre des femmes fortes. Entre hommage aux séries B d’antan et détournement des scènes obligées du genre, cet opéra intergalactique offre un cocktail déroutant. Les séquences avec les araignées géantes (hommage à Louise Bourgeois ?) sont très impressionnantes. Jacques Morice, 2021.

L’AVENTURE INTÉRIEURE

Innerspace

de Joe Dante, 1987, US, 2h, Couleurs

avec Dennis Quaid, Martin Short, Meg Ryan


RÉSUMÉ : Cobaye humain, le lieutenant Pendleton est miniaturisé et, par erreur, injecté dans le sang de Jack, caissier de supermarché ! L’association de leurs deux caractères leur permettra de déjouer les plans de leur ennemi.


POINTS DE VUE : Ce qu’on aime chez Joe Dante, c’est le côté foutraque de ses films. Son Aventure intérieure n’est pas un simple remake du Voyage fantastique de Richard Fleischer, mais plutôt un pastiche de ce classique de la SF. Le cinéaste s’intéresse finalement peu au périple du lieutenant Pendleton injecté dans le corps humain d’un pauvre magasinier, projeté malgré lui au cœur de l’action (mais les quelques scènes « d’intérieur » sont plastiquement impressionnantes). Plus de dix ans avant le film de Spike Jonze, Dans la peau de John Malkovich, Joe Dante joue avec cette sensation de dépersonnalisation qu’éprouve son héros. Formé à l’école de la BD et du cinéma de genre, il multiplie les références à ses maîtres : on aperçoit, entre autres, Chuck Jones, le dessinateur de Bip Bip et de Vil Coyote, et le fœtus flottant de 2001 : l’Odyssée de l’espace apparaît lors d’une séquence étonnamment poétique. Au passage, les institutions en prennent pour leur grade : l’armée, la recherche, le contre-espionnage... Joe Dante est, au sein de l’industrie cinématographique, comme ce vaisseau égaré dans un milieu hostile. Un grain de sable encombrant. Anne Dessuant, 2021.


Sans renier ses émotions d’enfance on aura raison de préférer, une fois n’est pas coutume, le remake à l’original, soit l’excellente comédie de Joe Dante L’Aventure intérieure (Innerspace, 1987) qui s’inspire du film de Fleischer pour un résultat plus inventif, rythmé et poétique, davantage orienté vers l’histoire d’amour et le burlesque que le thriller d’espionnage en pleine guerre froide. En effet Joe Dante, plus tashlinesque que jamais, transforme une histoire délirante de science- fiction en comédie romantique et vice-versa. Étourdissant. 

Affaibli par l’échec de son très personnel Explorers, Dante accepte de réaliser ce qu’il pense être son premier film « normal », un divertissement de science-fiction produit par Steven Spielberg (comme Gremlins), variation loufoque sur le thème de l’exploration d’un corps humain comme dans Le Voyage fantastique. Hélas pour lui, Dante met les dirigeants des studios une nouvelle fois dans l’embarras avec cette comédie dans l’esprit des cartoons de Tex Avery et des comédies de Frank Tashlin avec Jerry Lewis et Dean Martin. Le film est drôle et réussi mais il est trop cinéphilique pour être vraiment commercial. Dante est à la fois un artisan et un auteur. Le film fourmille d’effets spéciaux qui utilisent les techniques de pointe des années 80 (ils nous paraissent aujourd’hui bien démodés donc charmants) dans le dessein de retrouver la poésie et le côté fauché des séries B des années 50 de Jack Arnold. Mais l’essentiel n’est pas là. L’Aventure intérieure surprend à la revoyure par le caractère audacieux de sa romance. Dante n’est pas un sentimental et il n’a jamais filmé d’histoire d’amour. Ici il invente un trio amoureux original puisque l’ex-fiancé de la jolie journaliste (Meg Ryan), le pilote tête brûlée porté sur la bouteille (Dennis Quaid) est injecté dans la fesse d’un caissier hypochondriaque (Martin Short) qui tombe bien sûr amoureux de la fille. À la fin l’antihéros a surmonté ses phobies et trouve le courage de suivre les amoureux enfin réconciliés dans le même plan. Dante transforme la comédie du remariage en éloge du ménage à trois. Parce qu’il ne peut rien raconter comme tout le monde, il fallait à Dante une histoire de sous-marin miniature pour en arriver là. Olivier Père, 2012.

    Produit par Steven Spielberg et coécrit par Jeffrey Boam et Chip Proser, L’aventure intérieure est librement inspiré du film de SF Le voyage fantastique (1967) de Richard Fleischer. La réalisation devait initialement être confiée à Robert Zemeckis puis John Carpenter, avant que la production ne fasse appel à Joe Dante. Celui-ci demanda à remanier le script pour jouer la carte de la légèreté et de la parodie. Après les succès critiques et publics consécutifs de Piranhas, Hurlements et surtout Gremlins (déjà produit par Spielberg), Joe Dante avait le vent en poupe, malgré son récent échec d’Explorers. Le cinéaste a joué le jeu du divertissement populaire et des contraintes de studio, tout en apportant sa touche personnelle de second degré et de références, même si le film est moins décalé que Panic sur Fiorida Beach, hommage aux séries B de sa jeunesse qu’il tournera six ans plus tard. Ce qui frappe dans L’aventure intérieure, c’est la capacité de Joe Dante à mélanger avec subtilité les genres. Si le pitch revoie indiscutablement à la science-fiction (la miniaturisation de scientifiques infiltrés dans des êtres vivants), la narration mobilise également la comédie burlesque (les quiproquos autour de l’hypocondriaque Jack Putter), le buddy movie (l’amitié forcée entre ce dernier et le lieutenant Pendleton qui pilote dans ses entrailles), le film d’aventures et d’espionnage (le kidnapping par un mafieux lié aux trafics internationaux), voire la comédie romantique à travers l’idylle par procuration et le lien sentimental trouble entre les trois personnages principaux.

Ce pourrait être poussif, invraisemblable, surchargé : c’est pétillant, enlevé, inventif. Le film comprend à cet égard plusieurs séquences culte, de l’enlèvement dans un camion frigorifique au passage où les deux méchants à leur tour miniaturisés doivent monter sur les épaules l’un de l’autre pour téléphoner d’une cabine, en passant par la transformation physique de Jack sous le regard horrifié de ses hôtes. Et si le contrat de tout blockbuster d’action est respecté (l’œuvre décrocha l’Oscar des meilleurs effets spéciaux), L’aventure intérieure ne lésine pas sur le politiquement incorrect, pointant du doigt l’alcoolisme de son héros dès la première séquence. Le métrage vaut aussi par son casting qui est un véritable régal. Alors au sommet de sa gloire, Dennis Quaid parodie quelque peu son personnage de L’étoffe des héros qui avait assuré sa notoriété, quand le comique Martin Short (peu connu en France) devait trouver le rôle de sa vie. Quant à Meg Ryan, qui n’était pas encore la star de Quand Harry rencontre Sally, elle se montre délicieuse et très pro dans un emploi à la fois physique et émotionnel. Les autres interprètes se meuvent avec bonheur dans le dispositif. C’est le cas du vétéran KevinMcCarthy, ex-vedette de L’invasion des profanateurs de sépultures, prodigieux en antagoniste cynique ; ou, dans un petit rôle de cliente cauchemardesque, Kathleen Freeman, ex-complice de Jerry Lewis.

L’aventure intérieure reçut un accueil critique nuancé à sa sortie. Ainsi, La Revue du Cinéma louait « cette obsession tenace de l’alien, de la métamorphose, de l’identification » (Jacques Valot), chère au cinéaste, tout en regrettant « la méchanceté satirique et iconoclaste » de l’auteur de Gremlins. Sur le plan commercial, le film fut un succès moyen aux États-Unis avant d’être mieux accueilli par le public français. Il faut (re) découvrir cette œuvre qui rétrospectivement se révèle comme l’une des meilleures de son réalisateur. Gérard Crespo, 2022.


LE VOYAGE FANTASTIQUE

Fantastic Voyage

de Richard Fleischer, 1966, US, 1h40, Couleurs

avec Stephen Boyd, Raquel Welch, Donald Pleasence


RÉSUMÉ : Un sous-marin et ses occupants sont miniaturisés à une échelle microscopique, puis injectés dans un corps humain pour tenter une opération « de l’intérieur ».


POINTS DE VUE : Un véritable festival d’effets spéciaux et des décors fabuleux : une grande réussite du genre. Dictionnaire des films, 1995.


Richard Fleischer est un grand cinéaste mais il assure le service minimum dans cette histoire de miniaturisation et ne livre qu’un petit classique de la science-fiction, pas un chef-d’œuvre du genre comme L’Opération diabolique (Seconds) réalisé la même année par John Frankenheimer ou Le Mystère Andromède (The Andromeda Strain, 1971) de son collègue pourtant moins brillant Robert Wise

Une équipe de scientifiques est miniaturisée et injectée dans le corps humain pour tenter une opération chirurgicale délicate. Le Voyage fantastique (Fantastic Voyage, 1966) demeure un titre célèbre et original de la science-fiction. On doit à Richard Fleischer au moins une grande réussite par genre hollywoodien, et il avait déjà signé avant de s’atteler à cette histoire d’exploration du corps humain un classique de l’aventure fantastique, l’inoubliable 20.000 Lieues sous les Mers. L’idée du Voyage fantastique est géniale mais le scénario médiocre. Malgré des images saisissantes le film peine à nous plonger dans les angoisses de la diminution et les vertiges de l’infiniment petit, contrairement à L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold. Fleischer concentre tout son talent à la gestion compliquée du tournage de cette superproduction et à l’élaboration des trucages mais renonce à améliorer une intrigue d’espionnage conventionnelle et une interprétation sans relief. Malgré ces handicaps Le Voyage fantastique est l’un des premiers films de science-fiction adulte et ambitieux ayant bénéficié d’énormes moyens financiers trois ans avant le 2001 de Kubrick. Cette volonté de traiter un sujet invraisemblable avec sérieux ne s’affranchit pas totalement du kitsch des films de SF de la décennie précédente et d’un esprit juvénile de bande dessinée. Ainsi Raquel Welch, bien peu crédible assistante de chirurgien, ne rechigne pas à enfiler un bikini pour être bientôt attaquée par des enzymes gloutons. Cela procure toujours son petit effet. Olivier Père, 2012.

GODZILLA vs. KONG

de Adam Wingard, 2021, US, 1h53, Couleurs

avec Alexander Skarsgård, Millie Bobby, Rebecca Hall


RÉSUMÉ : Cinq ans après que Godzilla a vaincu King Ghidorah, Kong est surveillé par l'organisation Monarch dans un dome géant sur Skull Island. L'énorme gorille reçoit la visite de Jia, la dernière Iwin et la fille adoptive de l'experte de la créature, Ilene Andrews. La petite fille est sourde et parvient à communiquer avec la créature grâce au langage des signes. Cependant, alors que la réapparition des titans donne des résultats positifs pour la planète, Godzilla détruit tout sur son passage. Dépassée par les évènements, l'Organisation Monarch décide de faire appel à Kong, le seul titan qui ne soit pas soumis à Godzilla. Une bataille homérique se prépare... 


POINT DE VUE : Pur défouloir, Godzilla vs. Kong s’avère le rejeton le plus impressionnant de la nouvelle vague hollywoodienne de monstres géants — derrière l’indétrônable Pacific Rim, de Guillermo Del Toro (2013). Contrairement à Godzilla 2 : Roi des monstres (2019), totalement déshumanisé, il a le mérite de rapprocher ses personnages humains des affrontements de titans, soit sur la terre ferme, soit dans un vaisseau volant conçu pour explorer les entrailles de la planète. 

En matière d’effets spéciaux, cette version se situe, bien sûr, aux antipodes de la mouture japonaise des années 1960 (King Kong contre Godzilla, d’Ishirô Honda). Mais elle en conserve l’esprit ludique. Auteur de films d’horreur à petit budget, Adam Wingard sort l’artillerie numérique pour orchestrer une bagarre parfaitement lisible entre le lézard et le gorille. 

Des navires sont coupés en deux, un aéronef est utilisé comme défibrillateur, le singe brandit une hache aussi puissante que le marteau de Thor... Relecture du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne gavée aux hormones de croissance, le film assume crânement sa bêtise. Et surprend, par moments, avec des images d’une grande douceur, comme celles du gorille endormi sur un immense filet, comme un hamac, transporté par une nuée d’hélicoptères. Nicolas Didier, 2021.

PACIFIC RIM

de Guillermo Del Toro, 2013, US, 2h11, Couleurs

avec Charlie Hunnam, Idris Elba, Ron Perlman


RÉSUMÉ : Après avoir provoqué des millions de morts lors d'une guerre longue et pillé les ressources naturelles de l'humanité, les Kaijus, des monstres géants surgis des flots, règnent sur le monde. Pour les vaincre, des robots gigantesques, appelés les Jaegers, ont été élaborés. Ils sont manipulés par deux pilotes simultanément par télépathie. Mais les affrontements s'annoncent délicats. Les forces armées ne parviennent pas à faire reculer les Kaijus. L'humanité est en danger. Alors, pour tenter l'opération de la dernière chance, un ancien pilote dépressif et une jeune femme en cours de formation sont réunis. Ce tandem doit manipuler un des anciens Jaegers. Vont-ils réussir leur mission ?... 


POINT DE VUE : Les abysses sont un formidable réservoir de peurs primales, Steven Spielberg et James Cameron en savent quelque chose. Les monstres surgissent des failles de l'océan comme autant de cauchemars d'apocalypse. Nées dans le Japon post-Hiroshima, ces créatures sous-marines géantes (le fameux Godzilla) ont longtemps permis d'exorciser le péril nucléaire. En opposant aux bestioles venues des flots des robots géants pilotés par des humains, le Mexicain Guillermo Del Toro, maître du conte fantastique et psychanalytique (Le Labyrinthe de Pan), réunit à l'écran deux sous-genres de la science-fiction japonaise. Son inventivité est toujours aussi ludique, et l'ébouriffante fluidité des effets spéciaux numériques, élaborés par les champions du genre, comble notre désir cathartique de destruction. Finie l'époque des maquettes piétinées par des sauriens en caoutchouc ! 

Pour venir à bout des monstres préhistoriques, dotés de deux cerveaux comme certains dinosaures, l'homme va devoir utiliser ses neurones. C'est la riche idée et le fil conducteur du film : le salut passera par la connexion. D'abord entre les binômes de pilotes des robots (un père et son fils, deux frères), dont les cerveaux sont reliés pour mutualiser leurs réflexes, avec toutes les conséquences psychologiques imaginables. Connexion encore lors d'une expérience où un scientifique tente de pénétrer dans le cerveau d'une bestiole ennemie pour trouver la faille de son système de défense. Qui, à part Guillermo Del Toro, pouvait ainsi fusionner blockbuster et film d'auteur et célébrer les noces monstrueuses de Freud et Godzilla ? Jérémie Couston, 2013. 

MATRIX

The matrix

de Andy et Larry Wachowski, 1998, US, 2h16, Couleurs

avec Keanu Reeves, Laurence Fishburne, Carrie-Anne Moss


RÉSUMÉ : Dans un futur proche, un jeune programmeur, Thomas Anderson, mène une vie routinière entre son travail "officiel", plutôt assommant, et ses activités nocturnes de pirate informatique, qu'il mène sous le pseudonyme de Neo. Un jour, un certain Morpheus le contacte, l'invitant à aller au-delà des apparences... 


POINTS DE VUE : Un soir, votre ordinateur vous envoie des messages sibyllins ; puis une troupe de « néobranchés » vous entortille la tête : la réalité, disent-ils, n'est qu'un programme informatique géant lancé par des machines maléfiques qui ont pris le contrôle de la Terre. C'est ça, la « Matrice » : un trompe-l'oeil géant. À l'image du film, patchwork gonflé de SF et d'arts martiaux tricoté par des disciples de John Woo à l'usage des teenagers (qui lui ont voué un culte). 


Joli comme une gravure de mode, Keanu Reeves joue (plutôt bien) l'ahuri, tandis qu'on le programme pour se débrouiller dans la réalité virtuelle. L'ambition visuelle et le sens de la mise en scène des Wachowski font merveille. Tant pis si, entre les cascades (toutes signées du maître d'arts martiaux Yuen Woo-ping), le mode d'emploi de leur univers est asséné dans de trop longues scènes dialoguées. À condition de ne pas le prendre trop au sérieux, cet ersatz de jeu vidéo est à la fois élégant et spectaculaire. Aurélien Ferenczi, 2017.

Furtivement, la caméra cadre le livre dans lequel Neo (Keanu Reeves), employé banal en apparence mais hacker du cyberspace à ses moments perdus, cache ses softwares pirates : « Simulacres et simulations ». Le ton est donné. En convoquant Baudrillard, les frères Wachowski, jeunes réalisateurs du sulfureux Bound, dont la mise en scène s’inspirait nettement de certains effets de style propres aux frères Coen, veulent dynamiter le film d’action hollywoodien en lui insufflant une dimension à la fois philosophique et métatextuelle. « La réalité n’est que l’image de l’image », affirmait le célèbre essayiste, dont Matrix suit à la lettre la logique interne. Aussi Neo, simple rouage de notre société capitaliste, montrée comme telle par une mise en scène soulignant l’imposante verticalité des entreprises, va-t-il progressivement découvrir l’envers du décor, par le truchement d’un groupe de résistants aux capacités physiques surhumaines. Sa perception de la réalité n’était en fait que l’image d’une autre image. Cette dernière, la fameuse Matrice, représente notre monde en 1998 : un univers codé, un système économique et social figé, une société à la finalité consumériste. Un monde où la liberté n’est qu’un leurre, pavée des oripeaux d’une croyance fanatisée en un inéluctable progrès technologique. Mais, en vérité, la Matrice, copie de notre monde, n’est qu’un programme informatique virtuel. La véritable réalité se situe un siècle dans le futur, quand les machines dirigent le monde. Devenues trop intelligentes, ces dernières ont asservi l’homme, l’utilisant comme vulgaire bétail afin d’en retirer l’énergie électrique. « Nous ne sommes que de simples piles », conclut Morpheus (Laurence Fishburne), chef de file de la résistance. Aussi la Matrice n’est-elle qu’une piètre illusion, censée endormir l’humanité et lui infliger perpétuellement le XXe siècle comme apogée de la civilisation. En arrachant le masque du réel, Neo va pénétrer un autre univers, totalement en symbiose avec les thèmes de William Gibson, et rejoindre la résistance pour tenter de libérer l’humanité. Considéré par ses nouveaux amis comme l’élu, dont l’Oracle, sorte de Pythie vivant dans la Matrice, avait prophétisé la venue, Neo va se transformer en homme/ordinateur, les fameux Anges de Neuromancer, à qui l’on implantera divers programmes (techniques de kung-fu, force surhumaine…) dans l’espoir de détruire la matrice de l’intérieur.

Le film se compose alors d’incessants va-et-vient entre le réel du futur et notre société virtuelle. En empruntant à la fois deux directions, l’anticipation pyrrhonisme et la réflexion métatextuelle sur le pouvoir des images, les frères Wachowski ont accouché d’un film hybride, chancelant, hésitant sans cesse entre la métaphore sérieuse et la jouissance d’une série B à la mise en scène fluide et innovatrice. Tout l’intérêt de Matrix réside dans cette indécision et dans la façon dont les réalisateurs s’amusent de notre réel, quand l’action se situe essentiellement dans la Matrice. La vision des personnages, n’existe qu’à travers le prisme d’une multitude d’écrans, ordinateurs, télévisions, vitres, pare-brise (souvent cadrés de l’extérieur), un divers de réalités se superposant comme d’infinies couches altérant notre perception du réel. Simulacres ou simulations, hyperréalité qui nous conditionne. Pour les frères Wachowski, ces images illusoires, qui peuvent tout aussi bien se traduire par le rêve hollywoodien, le prêt-à-penser ou le fanatisme des croyances, nous définissent comme esclaves, tels les pions d’un Big Brother incontesté puisque la matrice est notre réalité, une réalité parmi d’autres, mais une réalité tangible qui nous définit. Quelle est donc la meilleure façon de pointer cette incarcération propre à la réalité, tout en mettant en scène l’espoir d’une alternative, sinon par l’emprunt à une cinématographie éloignée des canons hollywoodiens ? En introduisant la cinégénie populaire de Hong Kong, scènes de kung-fu chorégraphiées par Yuen Who Ping ou super-héros en cuir héritiers de Heroic Trio (Johnnie To) ou Black Mask (Daniel Lee), les frères Wachowski ne revendiquent pas une fusion, encore moins un hommage, mais une nécessité, d’autant que le cinéma populaire hong-kongais a récemment été le vecteur des craintes de toute une population, elle aussi victime en 1997 d’un changement de réalité. Malgré Un tueur pour cible (Antoine Fuqua), Big Hit (Kirk Wong) ou Volte/Face (John Woo), Matrix est le premier film dans lequel une mise en scène par instants héritière du cinéma hong-kongais phagocyte les codes établis du blockbuster hollywoodien : dérèglement du montage (quasi épileptique lors des scènes de combat), subversion du cadre (un personnage est « gelé » en plein élan, mais la caméra contemple cet arrêt sur image en un travelling circulaire), multiplication des points de vue (puisque les personnages participent de différentes réalités).

Mais là où le bât blesse, c’est que les réalisateurs n’ont pas su allier à ce dynamitage un regard décalé sur les codes narratifs dont la mise en scène hollywoodienne est tributaire. Les multiples clins d’œil appuyés au spectateur, références aux postures des héros hong-kongais ou au mélange des genres typique de ce cinéma, se noient encore dans une vision messianique de l’histoire qui, à l’instar d’un Terminator ou d’un Star Trek (ce qui ne leur enlève pas d’autres qualités), n’entraîne qu’une régression infantile de la dramaturgie. Neo, l’élu, s’envolant tel Superman au dernier plan du film, gâche ce jeu avec le réel qui introduisait de façon surprenante les personnages. Certes, le film marche avec bonheur sur les traces de Barjavel, Gibson ou K. Dick, mais la vision cyberpunk du futur (Terre en décrépitude, machines aux allures de calamars géants) ainsi que le projet critique d’une humanité qui sacrifie l’individu sur l’autel d’un progrès mercantile sont minimisés par un scénario galvaudé qui, dans sa seconde partie, prend des allures de western-spaghetti revisité. Une fois le dernier écran éteint, celui de la salle de cinéma, on regrette que l’énorme potentiel du sujet s’étiole sous une mise en scène presque fière de la vacuité de ses effets. Mais, s’il participe plus de l’entertainment que de l’indépendance critique, Matrix reste néanmoins une œuvre à part dans le flot d’Arme fatale et autres Armageddon ramollis, viviers de beaufitude outrancière qui, en rameutant le plus grand nombre par un marketing aussi discret que la Panzer Division, entretiennent à l’aune du genre un status quo exaspérant.

Moins subversif qu’il le prétend, mais spectaculaire et audacieux, Matrix s’avère si efficace et si rafraîchissant que son échec aurait sonné le glas du film d’action dans son ensemble. Yannick Dahan, 1999.

    En 1999, Matrix provoque un véritable séisme dans l’industrie du cinéma. L’équation semblait pourtant improbable : un genre cinématographique surexploité (la science-fiction), deux quasi inconnus à la réalisation et un acteur devenu ringard aux yeux du public. Le miracle se produit toutefois. Matrix, amalgame de nombreuses cultures (informatique, mangas, jeux vidéo, arts martiaux, existentialisme), électrise les jeunes foules qui ne jurent plus que par Neo. Les Wachowski gagnent leurs galons de génies et Keanu Reeves entre dans la A-List des stars hollywoodiennes. Retour sur la genèse d’un film qui, pour une génération de spectateurs, symbolise une nouvelle date dans l’histoire du septième art.

Curieusement, la toute première image liée à Matrix est apparue en France dans un « Voici » (1998). On y découvrait Keanu Reeves, crâne et sourcils rasés, photographié par un paparazzi à l’aéroport de Sydney. Le commentaire précisait que l’acteur s’était envolé pour l’Australie d’afin d’y tourner un film de science-fiction. À cette époque, l’information ne vaut pas tripette ; Keanu Reeves collectionne les bides et n’intéresse pratiquement plus les producteurs.
Un an après, une nouvelle image fait le tour du Web. Cette fois-ci, il s’agit d’une photo extraite du film : Neo et l’agent Smith empoignés en apesanteur lors de la scène du métro. C’est énigmatique à souhait, plutôt bien fait et terriblement excitant.
Quelques mois après, le premier buzz autour de cet ovni s’opère véritablement lors de la sortie américaine. L’engouement du public est tel que le budget (63 millions de dollars) est rapidement remboursé.
Matrix exacerbe nos peurs de l’époque (le fameux bug de l’an 2000) tout en proposant des visuels jamais exploités (le bullet time). Les critiques outre-Atlantique affirment qu’il y aura désormais un avant et un après Matrix dans l’industrie du cinéma. Le film termine sa carrière à plus 170 millions de dollars.
La sortie française ne fait que confirmer le pouvoir de séduction de
Matrix. Les nerds et tous leurs petits copains se ruent dans les salles pour apprécier les exploits de Neo (4,7 millions d’entrées). Tout le monde parle du film, sur les forums ou dans les cours de récré. Même les philosophes et sociologues nationaux tentent se pencher sur ce phénomène. Cet énorme battage autour du film des Wachowski est-il justifié pour autant ?

Il faut admettre que Matrix a ravivé l’intérêt du public pour la science-fiction. S’inspirant des visions apocalyptiques de Gibson et de Philip K. Dick, les Wachowski apportent une nouvelle dimension à la guerre qui opposera les hommes contre les machines (cf. Terminator) grâce aux multiples références christiques et philosophiques (Neo dit l’Elu cherche sa place dans un monde aseptisé). À cela s’ajoute une touche anarchique séduisante dans laquelle se retrouvent nombre de jeunes spectateurs.
Mais là où les deux frères remplissent parfaitement leur contrat, c’est au niveau visuel. Malgré des moyens financiers sans prétention pour un film de cette ampleur, les
Wachowski offrent un feu d’artifice de trouvailles, inspirées des mangas et des jeux vidéo. Ce qui donne 45 minutes de morceaux de bravoure (le hall, l’hélicoptère, le métro) pour une intensité rarement atteinte au cinéma. Certes, ils n’inventent rien, améliorent simplement des techniques déjà existantes, mais leur intégration dans l’univers Matrix est si bien conçue qu’on ne peut que saluer leur intelligence créatrice. Matrix est bien le film définitif qui, malgré les parodies minables dont il est la source d’inspiration, a conservé son fabuleux impact quatre ans après sa sortie en salles. Edgar Hourrière, 2021.


SNOWPIERCER

de Bong Joon-ho, 2013, Corée du Sud, 2h11, Couleurs

avec Chris Evans, Song Kong-ho, Tilda Swinton


RÉSUMÉ : 2031. En envoyant dans l'atmosphère un gaz censé venir à bout des changements climatiques, les autorités ont provoqué une ère glaciaire. L'humanité a fini par périr : seule une poignée de survivants a trouvé refuge dans le Transperceneige. Les déclassés, affamés car nourris avec une substance gélatineuse d'origine inconnue, se trouvent en queue de train, tandis que l'élite vit en tête et dans l'opulence, bien décidée à ne pas se laisser envahir par la plèbe. Mason, le bras droit du concepteur du train, se charge de la sale besogne. Emmenée par Curtis et le jeune Edgar, la révolte gronde. Avec une poignée de rebelles ils parviennent à passer de wagon en wagon... 


POINTS DE VUE : C’est un train qui ne peut pas s’arrêter et tourne autour de la Terre sans jamais ralentir. Né dans une bande dessinée française des années 1980, dont le cinéaste coréen Bong Joon-ho restitue la poésie anxiogène, le Transperceneige est une arche de Noé où subsistent quelques espèces à l’abri d’un froid mortel. À l’arrière, la surpopulation, la saleté, la famine. À l’avant, les dominants, le bar à sushis, le spa. Et dans la voiture de tête, le concepteur du train, entre chef d’État, capitaine Nemo et dieu vivant... 

Ce compartimentage parle, bien sûr, de nos sociétés fondées sur l’exploitation du plus grand nombre par une minorité. Jamais, pourtant, le discours n’affaiblit les visions. L’extérieur, domaine des effets spéciaux, est une succession somptueuse de villes gelées. L’intérieur, un chef-d’œuvre de décor de cinéma, chaque voiture réservant sa part d’enfer grotesque ou de féerie saugrenue. 

Réalisé par Bong Joon-ho six ans avant Parasite (Palme d’or 2019), Snowpiercer est d’une richesse inouïe. Car son futurisme imprégné de l’air du temps laisse de la place pour d’autres lectures, plus intemporelles. Cette machine folle qu’on ne peut arrêter, voilà une belle métaphore de bien des activités humaines ne tenant que par la fuite en avant. Louis Guichard, 2022.

Le nouveau film de Bong Joon-ho sorti en Corée – avec un très grand succès – le BIFF (Busan International Film Festival) lui a accordé une soirée de gala bien méritée, pour saluer la réussite extraordinaire du film, en offrir la projection aux spectateurs étrangers du festival et profiter de la présence de Bong Joon-ho à Busan qui a répondu aux questions du public.

Memories of Murders, The Host, Mother : Bong Joon-ho ne nous a jamais déçu. Snowpiercer, le transperceneige confirme qu’il est un très grand réalisateur – l’un des meilleurs aujourd’hui – et aussi un cinéaste visionnaire capable de surprendre, de bouleverser et d’inquiéter avec un film de science-fiction, genre cinématographique tellement galvaudé aujourd’hui avec trop de blockbusters sans âme ni imagination. Snowpiercer, le transperceneige, c’est tout le contraire : un film débordant d’idées, d’intelligence, de talent, un film de pure mise en scène qui permet à Bong Joon-ho de renouveler son style – science-fiction post apocalyptique et bande dessinée obligent – tout en conservant la maestria de son style, un génie pour les morceaux de bravoure qui vous remuent les tripes sans céder à la pyrotechnie facile, et un humanisme pessimiste et sans illusions, très critique envers les dirigeants, même s’il choisit de clore ce film très sombre et très violent – dans certaines de ses images mais surtout dans son propos – sur une note d’espoir. 

2031. Une nouvelle ère glaciaire. Les derniers survivants ont pris place à bord du Snowpiercer, un train gigantesque condamné à tourner autour de la Terre sans jamais s’arrêter. Dans ce microcosme futuriste de métal fendant la glace, s’est recréée une hiérarchie des classes contre laquelle une poignée d’hommes entraînés par l’un d’eux tente de lutter. Curtis va devenir le leader d’un groupe de résistants décidés à enfreindre les lois de cette dictature sur rail, répondant à la violence par la violence et partis à la découverte du secret du train – qui le conduit, et comment? – en traversant un par un les nombreux wagons semés d’obstacles mortels, peuplés de personnages grotesques et terrifiants (mention spéciale à celui de Tilda Swinton), remontant un espace confiné mais aussi le temps et, c’est l’une des lectures possibles du film, l’Histoire de l’humanité, prise dans une course effrénée qui ne mène nulle part. 

L’idée d’un film entièrement tourné à l’intérieur d’un décor de train implique des partis-pris de mise en scène exceptionnels et Bong Joon-ho imagine des cadres et des angles de vues qui optimisent ces décors hallucinants – l’ambiance des compartiments évolue au fur et à mesure que les héros progressent vers la tête du train et retranscrivent l’enfermement des personnages, avec une extraordinaire utilisation, très expressionniste, du gros plan. Ce film train encourage aussi plusieurs allégories cinématographiques, sexuelles, politiques qu’il accueille avec générosité. 

Des entrailles de la queue du train, où grouille une cour des miracles digne de Victor Hugo, Gorki et Dickens, jusqu’à la locomotive cerveau à l’espace épuré et inquiétant (kubrickien), ce sont deux siècles d’oppression de l’homme par l’homme, avec les fantômes des totalitarismes, de l’horreur concentrationnaire, de la violence de classes qui perdurent dans une société futuriste réduite à sa plus simple expression. Olivier Père, 2013.

    Il aura fallu huit ans, le plus gros budget de l’histoire du cinéma coréen, de la ténacité plein les manches et cent vingt tonnes de décors à Bong Joon-ho pour mettre son enfant roi dans les bras du monde, à qui cet adepte du cumul des mandats a d’ailleurs trouvé le moyen d’asséner deux claques bienvenues (The Host et Mother) pendant la gestation de Snowpiercer. Résultat : ce dream project nourri au sein et inondé d’amour a le charme du commerce de proximité et l’efficacité d’une grande surface. Il vous donnera surtout, en un peu plus de deux heures, l’occasion de vous réconcilier avec la science-fiction et la SNCF.

Adapté d’une bande dessinée française trouvée par BJH au coin d’un bac séoulien, Snowpiercer a pour avantage fondamental son merveilleux high concept, fait remarquable à l’heure où cette simple expression donne à la plupart des fanatiques du cinéma de genre l’envie de vivre dans un four à chaleur tournante. Voyons plutôt : dix-sept ans après une catastrophe écologique, les derniers représentants de l’espèce humaine vivent dans l’arche sur rails d’un industriel aussi tyrannique que prévoyant. Pyramide sociale à plat ventre, le train réserve ses wagons de tête à l’élite, et les compartiments de queue à la plèbe, petit échantillon d’humanité élevée en batterie et surveillée par la milice du dictateur Wilford. Oui mais voilà, fatigués de rester à leur place, les opprimés menés par Chris Guevara Evans décident de rendre visite à la locomotive présidentielle pour lui barboter le pouvoir. L’idée est plutôt belle, et BJH prend bien soin de ne pas souiller sa clarté en s’imposant une narration aussi linéaire que la progression physique de ses personnages. Sans ellipses, ni flashback, le surdoué (également auteur du scénario) pose un background solide au prix de dialogues un poil replets, règle ses pas sur ceux de l’alliance rebelle, et fait de son mystère horizontal le plus beau des leviers à fantasmes. Dans Snowpiercer, film intelligent sans chercher à l’être, l’enfer se traverse de plain-pied (un nivellement qui dévisse nos repères, réglés sur la symbolique des tours ou des gouffres). Longue vie aux contraintes.

Lesté par un discours politique obèse et redondant sur la prédétermination sociale ou l’endoctrinement, mais paradoxalement allégé par ses dérapages comiques (les messes mystico-propagandistes à la gloire de Wilford) et ses métaphores à l’humour polaire (la chaussure, le chapeau, on ne peut pas vous en dire plus), Snowpiercer cultive un goût pour le paradoxe, le double fond et le pragmatisme salaud qui habille ce blockbuster en anglais d’une ambiguïté tout à fait coréenne. Chic. Le train – monade décadente- se déshumanise en se civilisant, les enjeux s’assombrissent à mesure que la lumière pénètre les wagons (pas de fenêtres à l’arrière), et une pétrifiante (bio)logique du cercle vicieux (évidemment renforcée par le trajet perpétuellement recommencé de l’arche) s’installe perfidement au fil des indices semés par Monsieur Ho, amoureux des lignes claires, mais tortueuses (ce qui vaut pour son récit comme pour l’ambivalence de ses protagonistes).

Grand mogol des rythmes narratifs, Bong Joon-ho est aussi un œil ambulant, dont la partition visuelle surmonte haut-la-rétine ses épreuves imposées (adapter la grammaire de la BD à l’écran, filmer des actions lisibles dans des espaces restreints). Encombrée par quelques ralentis pénibles, sa mise en scène d’économe avisé évite globalement les coups d’éclat pour mieux servir son récit. Snowpiercer est un exercice de style dont on ne devine jamais le labeur, effacé par le design brillant (et totalement immersif) des différents compartiments, ou transfiguré par la pertinence quasi-spielbergienne des plans choisis. De l’orfèvrerie sous le radar, on vous dit, qu’il faudra soumettre à un second examen pour en saisir toute la limpidité.

À l’heure où le tout-venant du divertissement occidental maquille ses wagons à bestiaux en voitures de luxe, ce petit sommet d’humanisme pervers et d’ambition artisanale offre aux spectateurs maltraités le plus gratifiant des refuges, et parvient à espacer suffisamment ses grosses ficelles pour ne pas se prendre les idées dedans. Allez, Bong Joon-ho, laisse le reste de la promotion 2013 (hormis Pacific Rim) patauger dans son petit bain science-fictionnel, et file nager avec les grands. François Blet, 2013.


TIME OUT

d’Andrew Niccol, 2011, US, 1h49, Couleurs

avec Justin Timberlake, Amanda Seyfried, Cillian Murphy


RÉSUMÉ : Dans un futur proche, des scientifiques ont réussi à neutraliser le gène de la vieillesse. Désormais, les hommes arrêtent de vieillir à partir de 25 ans, mais seuls les plus riches peuvent vivre éternellement dans des quartiers surveillés et isolés du reste de la population.

Les autres doivent travailler dur pour gagner quelques jours ou quelques heures supplémentaires. Un jour, Will Salas, un ouvrier de 28 ans, apprend par un homme de 105 ans qu'il y a assez de temps pour tous. Mais il se retrouve accusé de sa mort et doit fuir la police. Désormais Will ne vit que pour changer le monde et offrir à tous assez de temps pour vivre une existence complète... 


POINT DE VUE : Au-delà de 25 ans, il faut payer pour vivre. On achète des minutes, des jours ; ou on les vole... Et, tant qu’on vit, on garde son apparence juvénile. L’humanité entière a l’air jeune, mais il y a, d’un côté, les riches, accumulant des siècles en stock, et, de l’autre, les pauvres, qui courent après un répit de quelques heures. 

Andrew Niccol est l’un des rares réalisateurs de films d’action hollywoodiens à écrire ses propres scénarios. Cette aura d’auteur, avec la réussite, jadis, de Bienvenue à Gattaca, place la barre assez haut. Trop pour Time out, science-fiction proche d’une série B. En identifiant littéralement le temps à l’argent, l’auteur s’oblige à traiter les deux sujets en un ce qui fait beaucoup. Mais le film reste intéressant sur la quête de l’immortalité ou la gestion de la longévité. La jeunesse figée de l’ensemble des personnages, parents et enfants confondus, produit de drôles d’échos contemporains. Un second rôle, en particulier, fait briller cette veine-là : Vincent Kartheiser — l’arriviste de la série Mad Men —, délectable en centenaire tout frais aux costumes d’un autre âge, barricadé dans son luxe comme une vieille star momifiée. Louis Guichard, 2022.

GHOST IN THE SHELL

de Mamoru Oshii, 1995, Japon, 1h23, animation, Couleurs


RÉSUMÉ : En 2029, le monde, ainsi que l'âme humaine, sont contrôlés par Internet. Motoko Kusagani, une cyberpolicière, et Batou, deux cyborgs appartenant à la section 9, anti-terroriste, doivent mettre la main sur un hacker mystérieux en contact avec un diplomate corrompu. Celui-ci est suspecté d'être à la tête d'un très lucratif trafic d'armes. La section 6, s'intéresse également au programmateur informatique dans le cadre du mystérieux projet 2501 et met des bâtons dans les roues du duo.


POINTS DE VUE : Avant Ghost in the Shell, le titre qui rendit célèbre Oshii est la série Patlabor. Cet ambitieux projet mêlait déjà politique et robotique. Il débuta sous la forme de courts métrages vidéo, puis de série télévisée, et enfin d’une trilogie de longs métrages pour le cinéma. Oshii avait séduit les amateurs d’anime avec ces histoires de robots policiers géants, en ajoutant à ces aventures futuristes une réflexion brillante sur le terrorisme et le totalitarisme. On trouve dans Ghost in the Shell le développement de ces deux sujets qui fascinent autant Oshii que la cybernétique et l’intelligence artificielle. Réalisé en 1995, adapté du manga de Masamune Shirow, Ghost in the Shell demeure l’un des films les plus novateurs et emblématiques des années 90, tous genres confondus. Échec relatif au Japon mais succès d’estime en Europe et aux Etats-Unis au moment de sa sortie, ce classique instantané de la cyberculture a conquis au fil des ans toute une génération de cinéphiles, et traumatisé l’industrie hollywoodienne. James Cameron n’a jamais caché son admiration pour le film de Oshii, et les Wachowski l’ont copieusement plagié dans Matrix. L’univers de Ghost in the Shell continue d’inspirer bon nombre de cinéastes et théoriciens. Dans une métropole tentaculaire qui doit beaucoup à Blade Runner, Métropolis et Hong Kong, cette histoire d’espionnage industriel et de piratage informatique offre des spectaculaires scènes de poursuites, de fusillades et de combats, visuellement sidérantes. Mais Ghost in the Shell n’est pas à proprement parler un film d’action, et accorde une large place aux dialogues et aux personnages.

Oshii y illustre des concepts (le fameux « Ghost », sorte d’âme propre aux androïdes et contenue dans la « coquille », l’enveloppe physique des machines) et multiplie les questionnements philosophiques sur l’existence et l’humanité. Pour la première fois sans doute, à l’échelle internationale, un film d’animation japonais parvient à transcender son statut de divertissement et à élargir son public, captif mais marginal. Véritable onde de choc, Ghost in the Shell invente une forme de cinéma d’animation qui fait exploser les frontières et les catégories. Olivier Père, 2017.


    Il est bien difficile de proposer une approche de la science-fiction originale de nos jours et c’était déjà le cas dans les années 90. Pourtant, Ghost in the Shell de Mamoru Oshii avait créé la surprise à sa sortie, non pas par son approche narrative mais par la patte de son réalisateur, toujours si unique près de vingt ans après la sortie du film. L’intrigue mélange astucieusement le manga de base de Masamune Shirow avec diverses influences littéraires. William Gibson, le père du cyberpunk, est bien évidemment référencé, notamment via la représentation de Tokyo qui évoque ouvertement l’éternelle Sprawl, la méga-cité que hantent les personnages de Gibson. Philip K. Dick est également évoqué, via les fréquents questionnements identitaires qui interpellent la galerie de personnages déshumanisés d’Oshii. Réalisateur autiste capable du meilleur (Patlabor 2, préquelle thématique du film qui nous intéresse) comme du pire (le bien triste Assault Girls), qui n’a aucun sens du rythme et mise tout sur la contemplation, son style inimitable contribue à créer une atmosphère unique, complétée par les plages sonores aériennes de Kenji Kawai. S’éloignant parfois beaucoup du manga libidineux de Shirow dont il adapte néanmoins l’une des meilleures histoires, le film se veut un thriller d’anticipation complexe, qui malgré sa très brève durée d’à peine 80 minutes, préfère les scènes d’attente et d’errements philosophiques aux débauches d’action qui sont particulièrement brèves.

La patte d’Oshii se dévoile jusque dans son approche du corps de son héroïne, le superbe personnage Motoko Kusanagi, doublé par l’excellente Atsuko Tanaka en japonais. Si le manga prenait un malin plaisir à sexualiser à outrance ce personnage, le cinéaste la dénude fréquemment mais avec une froideur maladive et un désintérêt évident du réalisateur pour la chair. Seuls les yeux du major trahissent un soupçon d’humain. La nudité machinale présentée par Oshii est chirurgicale mais dans les yeux de sa poupée (ce qu’elle deviendra littéralement dans le second opus) qui aime à se noyer dans les eaux tokyoïtes, se dessine une tourmente qui la pousse à aller au-delà de sa prison corporelle. Artiste solitaire et misanthrope, plus passionné par son chien (qu’on retrouve dans tous ses films), que par les humains qui l’entourent, Mamoru Oshii n’a que peu d’intérêt pour les corps de chair et de sang comme le prouve le reste de sa filmographie. Dans Patlabor, les humains se recouvraient d’armures cybernétiques, dans Ghost in the Shell, c’est désormais sous la peau que se dissimule la machine. Plus tard dans Avalon, il ne restera plus que l’âme, perdue dans une matrice informatique éternelle que préfigure la fin du long-métrage qui nous intéresse. Fin qui trahit une fois de plus le manga d’origine et annule vaillamment toute possibilité de suite. Pour le superbe Innocence - Ghost in the Shell 2, Oshii sera donc obligé de dévier encore plus de la vision de Shirow.

Ghost in the Shell est donc une adaptation qui transcende le manga d’origine (qui reste néanmoins une lecture intéressante) et qui mérite pleinement son statut d’ambassadeur de l’animation japonaise. Aux antipodes des superbes productions du studio Ghibli, Mamoru Oshii enchaînait sur les pas d’Akira pour nous proposer une vision de science-fiction radicale, inspirée et poétique. Une fresque dédiée aux moments de rien qui se succèdent non pas pour créer une expérience narrative mais un espace filmique dédié à la sensation et au ressenti, qui nous propose un futur proche que nous avons déjà partiellement atteint mais qui malgré sa froideur reste mystérieusement séduisant. C’est là tout le génie Mamoru Oshii, celui de nous proposer des visions fantomatiques et angoissantes mais pourtant si attirantes. Jean Demblant, 2017.


EDGE OF TOMORROW

de Doug Liman, 2014, US, 1h53, Couleurs

avec Tom Cruise, Emily Blunt, Brendan Gleeson


RÉSUMÉ : En 2020, la Terre est sous le contrôle de hordes d'extraterrestres extrêmement bien organisés, les Mimics. Tandis que l’humanité lutte de toutes ses forces pour retrouver sa liberté, un homme, le colonel William Cage, est tué au cours d’une bataille.

Pris dans une faille temporelle, il se réveille finalement la veille de son décès. Comme un jour sans fin, ce cycle se reproduit sans cesse. A chaque nouvelle boucle, il apprend de ses erreurs et renforce ses chances de
vaincre l'ennemi. La courageuse Rita Vrataski lui propose de l'aider à percer la stratégie des aliens, afin qu'il devienne une vraie arme de guerre... 


POINT DE VUE : Encore une fois, le monde s’écroule, dévasté par des extraterrestres ! Les grosses productions américaines ont la mauvaise habitude de se répéter, mais celle-ci fait de la redite son atout. Envoyé sur une plage française pour une sorte de débarquement version science-fiction, le soldat Cage est persuadé qu’il va se faire tuer. Et il a beau être interprété par Tom Cruise, il finit en effet très vite boulotté par un alien. Mais, une fois mort, il se réveille au début de la même journée, qui recommence. Et se refait tuer, et se réveille, et recommence... 

On pense, bien sûr, au fameux Un jour sans fin, de Harold Ramis (1993), dont le concept malin tenait dans le titre. Les ressemblances sont grandes, mais le modèle d’Edge of Tomorrow (« Au bord de demain », en quelque sorte), c’est le jeu vidéo. Où, pour aller au bout d’une aventure, il faut utiliser plusieurs « vies », chacune perfectionnant la connaissance des pièges, ce qui permet de mourir de plus en plus tard et, un jour, de gagner la bataille... Le jeu est donc ici de prolonger le récit, qui s’arrête de battre, puis repart, comme un cœur invincible ! Le film trouve là une originalité plaisante. Visuellement, c’est plus ordinaire : tout le monde semble s’être reposé, non sans raison, sur le scénario. Frédéric Strauss, 2022.

BATTLE ROYALE

Batoru rowaiaru

de Kinji et Kenta Fukasaku, 2000, Japon, Couleurs

avec Tatsuya Fujiwara, Aki Maeda, Taro Yamamoto...


RÉSUMÉ : L’histoire débute dans un collège à Tokyo où les élèves de la classe B se réjouissent de partir en vacances scolaires pour la fin de l’année. Mais les élèves ont été amenés sur une île déserte par une armée mystérieuse. Un adulte surgit tout à coup devant eux : leur ancien professeur Kitano. Il leur annonce qu'ils vont participer à un jeu de massacre dont la règle consiste à s'entretuer. Seul le dernier des survivants pourra regagner son foyer.

Kitano leur présente deux nouveaux élèves très inquiétants. Des coups de feu retentissent pour convaincre les incrédules. Selon la loi de réforme de l'éducation pour le nouveau siècle, ce sacrifice permettra de former des adultes sains. Abandonnés chacun à son sort avec de la nourriture et une arme, les adolescents disposent d'un délai de trois jours pour s'entretuer.


POINT DE VUE : Gigantesque succès commercial au Japon, la sortie de Battle Royale (Batoru rowaiaru, 2000) s’accompagna dans son pays d’origine d’une vive polémique autour de l’éternel débat de la représentation de la violence à l’écran. Une violence d’autant plus choquante qu’elle concerne de très jeunes adolescents, conduits à s’entretuer pendant une heure cinquante. De quoi faire grincer des dents. Pourtant, sous sa carapace de produit commercial cynique et de grosse série B gavée de violence, Battle Royale n’est pas un film irresponsable. Il s’agit, à défaut d’un chef-d’œuvre, d’une réussite inattendue. 

Battle Royale débute sur un constat apocalyptique : dans un futur proche, au début du nouveau siècle, le Japon connaît une crise sociale, économique et morale sans précédent. Cette crise provoque des répercutions directes dans les collèges et les lycées, où les élèves refusent l’autorité de leurs professeurs et ne vont plus en cours. Pour enrayer le déclin du pays, une organisation nationale a inventé la Battle Royale, jeu de massacre dont le non officiel est « loi de réforme de l’éducation pour le nouveau siècle ». Choisie par hasard, une classe de troisième est emmenée sur une île déserte. Sur place, on explique aux jeunes gens qu’ils ont trois jours pour se massacrer entre eux en respectant certaines règles, sous le contrôle de leur ancien enseignant. Seul le dernier et unique survivant pourra rentrer chez lui. Ce « jeu » a pour but de stimuler l’esprit de combativité et d’initiative des jeunes générations pour les aider à surmonter les dures épreuves de la nouvelle société, qui a vu s’écrouler l’autorité morale des adultes. C’est également – et surtout – une vengeance et une punition des adultes excédés par l’indiscipline et l’agressivité de leurs enfants. 

Battle Royale renvoie à de nombreuses références de la littérature ou du cinéma de science-fiction : dans le désordre, Sa majesté des mouches, La Chasse du comte Zaroff, Orange mécanique, Rollerball, Punishment Park, New York 1997 (pour la société futuriste fascisante, le huis clos mortel, mais surtout les colliers explosifs qui privent les gamins de la possibilité d’évasion). Battle Royale s’inscrit donc dans une tradition de fable de science-fiction qui transforme en allégorie une hypothèse alarmiste de dérive du monde contemporain. Cependant, de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de souligner que le film, davantage qu’à une culture littéraire ou cinématographique, faisait surtout référence à des phénomènes sociaux bien réels. Battle Royale et son jeu de mort renvoient aux parties de « ball paintings » (où les employés de bureaux se tirent dessus avec de fausses balles, afin d’évacuer le stress et d’apprendre à éliminer leurs adversaires professionnels) et surtout à la nouvelle vague de programmes télévisés style « Big Brother », « Survivor », et autres obscénités décervelantes créées pour faire jouir la ménagère aliénée et le sociologue éclairé. 

Ultra violence + phénomène de société : un couple qui a déjà fait pas mal de dégâts au cinéma et une double raison de se méfier du résultat. D’un côté le risque permanent du dérapage vers la complaisance ou le racolage, autant dire un film de plus ; de l’autre l’écueil pénible du film à thèse, de la lourde charge contre la télévision et des images irresponsables, autant dire un film de trop. Battle Royale évite ces deux erreurs. Sur le plan du style, on est loin de la grosse bouillie visuelle attendue. Il existe en effet au Japon un marché « alternatif », constitué de films extrémistes (pas dans leur discours, pour la plupart du temps inconsistant, confus ou débile, que dans la violence extraordinaire de leurs images). Cette génération de cinéastes déglingués était composée dans les années 90 et 2000 de noms comme Miike, Tsukamoto ou Ishii, souvent pour le meilleur et parfois pour le pire. 

Par exemple, le très dérangé Takashi Miike – avant de devenir (relativement) plus respectable – avait déjà filmé dans un polar non moins dérangé (Graine de yakusa), le temps de quelques scènes entrées dans la légende des excès asiatiques, des enfants et des lolicéennes tueuses à gages armées jusqu’à la petite culotte blanche, commettre des meurtres surréalistes. Rien de tel dans Battle Royale, mis en scène par Kinji Fukasaku. Qui est Fukasaku ? Un vétéran (il a 70 ans au moment du tournage) mais pas un maître (ou alors, un petit). Spécialiste du film de yakusa des années 60-70, il traîne une réputation de mécréant et de gougnafier de la pellicule, d’un cinéaste qui tourne trop vite et pas toujours très bien (il abuse du zoom, un de ses nombreux tics de metteur en scène) des films de série à la gloire de la pègre ou de navets de science-fiction. En l’an 2000 sa carrière et derrière lui et elle n’est guère brillante, même s’il bénéficie d’une bonne réputation auprès des jeunes cinéastes du néo polar, en tant de précurseur d’un certain nihilisme moral et formel, doublé d’un goût commun pour la violence paroxystique. Fukasaku allait-il rivaliser avec ses fils spirituels sur le chemin du débraillage formel et tous les écraser à coups de montage hystérique, de caméra portée et d’inserts vidéo, pour leur prouver qu’il était resté le plus mal élevé des cinéastes sagouins ? Ou alors renoncer à ses excès passés pour un cinéma moins fatigant à regarder ? Heureusement, Fukasaku a opté pour la seconde solution. Battle Royale est filmé avec une relative sobriété, évite le principe galvaudé du faux reportage télé à la Blair Witch Project (qui lança le filon commercial du « found footage » qui n’est toujours pas tari) pour au contraire adopter une forme de ligne claire héritée de la bande dessinée ou de l’illustration. Après une longue filmographie placée sous le signe de la déstructuration formelle, Fukasaku se décide à mettre en scène un film surcadré, rompant avec toutes ses habitudes de zoomeur fou. Battle Royale est un film carré, efficace, qui choisit une mise en scène prosaïque afin de faire davantage ressortir le caractère monstrueux de son sujet. 

Quant à la portée politique de Battle Royale, les auteurs (le film est écrit par le fils de Fukasaku, d’après un roman de Takami) se gardent bien d’insister sur la critique des jeux de survie à la télévision. Davantage qu’un film de dénonciation, Battle Royale est un film de connivence avec le public jeune auquel il est destiné. À chaque plan, il semble dire : « regardez, je vous ai compris. » 

Un brin démago, sans doute, lorsqu’il invite les jeunes à se révolter et à lutter contre l’oppression du monde des adultes. C’est ce message subversif, ou plutôt ce clin d’œil, qui a valu à Battle Royale, à égalité avec les nombreuses scènes spectaculaires et la participation comique de Kitano, un immense succès auprès des adolescents nippons. On pourra considérer cette complicité comme de la roublardise, en regard du passé mercenaire de Fukasaku. Film de circonstance, en prise directe avec les préoccupations de son public, Battle Royale appartient à cette catégorie de films commerciaux qui, à toutes les époques, ont mieux su rendre compte des troubles sociaux et de l’état des mentalités. 

Battle Royale ne prophétise rien qui ne soit pas déjà là depuis trop longtemps : la violence comme drogue, comme marchandise, comme objet de fascination ; les ruses perverses du fascisme pour utiliser les éléments indisciplinés ou marginaux de la société... 

Le film devient passionnant lorsqu’il se met à comprendre vraiment les adolescents (voilà un film ou le publics, les personnages et les acteurs du film se ressemblent au point de se confondre). Il saisit leurs angoisses et leur sexualité avec la justesse brute des meilleurs sitcoms. Dans Battle Royale, la situation extrême ne fait qu’exacerber les sentiments. Fukasaku se livrent alors à des scènes satiriques très réussies. Les jeunes filles ne massacrent plus leurs camarades de classe pour obéir à la loi des adultes, mais parce que celle-ci a plus de succès avec les garçons, celle-la a piqué le fiancé de l’autre, etc. On s’empoisonne par peur des garçons, des chipies s’entretuent au mini uzi... Une jeune fille est trahie par la découverte d’un tampon dans les toilettes, preuve qu’elle a assassiné l’occupante précédente, pas encore pubère. 

Pour les garçons, il s’agit de ne pas mourir puceau, et gare à la castration par une fille armée d’une serpette. 

Féroce satire qui fait parfois penser à Starship Troopers, vision juste et à peine fantasmée des émois de l’adolescence (comme une version cauchemardesque de Virgin Suicides), Battle Royale est une nouvelle preuve, après la série des Ring par exemple, de la vitalité exceptionnelle du cinéma japonais à l’orée des années 2000. Son cinéma d’auteur aime à revisiter les genres pour les pousser vers des interrogations philosophiques (Kiyoshi Kurosawa) et son cinéma commercial est parfaitement capable de critiquer la société, de garder un contact étroit avec son public, en lui parlant de sexe, de politique, et surtout en lui parlant de lui-même. Kinji Fukasaku est mort en 2003 au début du tournage de Battle Royale 2, une suite – pas vue – qui ne connut pas la gloire internationale de l’original et qui fut terminée par son fils Kenta. Olivier Père, 2012.

AVATAR

de James Cameron, 2009, US, 2h41, Couleurs

avec Sam Worthington, Zoe Saldana, Sigourney Weaver


RÉSUMÉ : Sur le monde extraterrestre luxuriant de Pandora vivent les Na'vi, des êtres qui semblent primitifs, mais qui sont très évolués. Jake Sully, un ancien Marine paralysé, redevient mobile grâce à un tel Avatar et tombe amoureux d'une femme Na'vi.


POINTS DE VUE : Sur une planète lointaine, un groupe d'industriels exploite un minerai rare. Le problème, ce sont les autochtones : les Na'vi. Pour les contrôler, les Terriens ont créé des « avatars », des espions leur ressemblant et « pilotés » à distance. Jake Sully, ex-marine cloué sur un fauteuil roulant, devient accro à son avatar, qui lui permet de fusionner avec la nature. Une harmonie, d'hier et de demain, règne sur la planète Pandora. À l'inverse, les Terriens ne sont pas seulement impérialistes, cupides et cyniques : ils sont arriérés, lourds dans leurs corps comme dans leur haute technologie. 

Il est rare qu'un blockbuster ait une vision aussi amère de la civilisation américaine. James Cameron laisse aussi le champ libre à pas mal d'interprétations. Il s'agit peut-être d'une pure hallucination (excès d'ecstasy ?) dans la tête de Jake. Ou d'un simple conflit entre deux niveaux de réalité. L'une pragmatique, l'autre spirituelle. « Avatar », on le rappelle, est un mot sanskrit emprunté à la religion hindoue. Jacques Morice, 2013.

Entre 7 et 9 ans, James Cameron dessinait des arbres à nouilles phosphorescents. Quelques décennies plus tard, il a décidé d'exhumer la Polly Pocket en lui. Son calcul est simple : puisque Titanic avait piqué l'argent des fillettes (une grande histoire d'amour) comme celui des garçonnets (une maquette géante à désosser), rebelote. Pour ces dames, faune et flore multicolores, pour ces messieurs, scènes de baston. Clou de ce western spatial, une morale pro-Indiens moitié gros gloubiboulga écolo, moitié exaltation panthéiste post-miyazakienne. Les deux d'un tel simplisme qu'on ne craint de vexer aucun croyant (écolo ou panthéiste) en conseillant la fuite. Aurélien Férenczi, 2013. 

       Dire que nous attendions désespérément le retour de James Cameron, onze ans après Titanic, serait un peu exagéré. Non pas que le cinéaste américain nous laisse indifférent, bien au contraire : nous avons grandi avec ses films spectaculaires qui pour la plupart sont devenus des classiques (Aliens, Terminator 2 et son chef-d’œuvre Abyss). Mais nous pensions tout simplement qu’après avoir pris des risques énormes pour Titanic, Cameron se reposerait définitivement sur les lauriers d’un succès aussi phénoménal qu’inespéré. Que nenni, le voici de retour avec un projet encore plus pharaonique qui a nécessité quatre années de production. Les chiffres, justement, nous pourrions en citer jusqu’au vertige mais ce serait occulter les questions essentielles : le spectacle est-il à la hauteur ? Avatar est-il le film révolutionnaire que l’on attend tous ?

Oui, Avatar nous surprend visuellement et nous happe dans son monde merveilleux grâce à une technologie 3D utilisée (enfin) à bon escient. Dès les premières scènes d’exposition, on se rend compte du potentiel extraordinaire de la 3D, notamment en ce qui concerne la profondeur de champ et, de fait, les arrière-plans. Cette évolution permettra de repenser complètement la manière de remplir un plan, surtout pour des cinéastes à l’imaginaire fécond. Imaginez un instant un film de Lynch en 3D, le trip ultime...
Oui, le jeu des acteurs « Navis » est saisissant d’authenticité grâce aux capteurs faciaux et permettra par la suite de repenser également la notion de travestissement au cinéma (à la trappe les maquilleurs ?).

Pour ces raisons et ces enjeux techniques, il faut voir Avatar, ne serait-ce que dans une simple optique historique. Pour autant, si les techniques évoluent, il faudrait que les scenarii suivent, parce que là c’est le point mort. La conduite du récit n’est pas en cause et est plutôt bien troussée, allant à l’essentiel en ne s’embarrassant pas de développements superflus pour crédibiliser cette évocation du futur. Non, le problème c’est que le film cale au bout d’1h30 et s’embourbe jusqu’à son terme dans un affrontement belliqueux et manichéen entre Humains et Navis. Un festival pyrotechnique qui laisse de marbre, émaillé de rares moments de pure virtuosité qui donnent quelques frissons malheureusement bien éphémères. Pour un peu, on se croirait chez Michael Bay ! James Cameron vaut quand même mieux que ça. Et puis, ces paraboles sur l’invasion américaine en Irak et sur l’écologie sont bien sympathiques mais loin d’être finement amenées. Le tout enrobé par l’horrible score de James Horner qui nous ressort sa maudite flûte et nous gratifie d’une « musique du monde » ringarde. Dommage car le voyage nous avait tout de même séduit. Mais trop, c’est trop. Finalement, l’ironie du sort nous rappelle que le cinéaste n’a jamais été aussi bon que lorsqu’il filmait la peur et le mystère avec des effets simples mais efficaces. En s’appuyant trop sur la technologie de pointe, Cameron en a oublié parfois son talent basique de metteur en scène. Un petit pas pour le spectateur, un grand pas pour le cinéma ? Seul l’avenir nous le dira. Mais pour le plaisir pur, on repassera. Sébastien Mauge, 2022.


TARANTULA

de Jack Arnold, 1955, US, 1h20, Noir et Blanc

avec John Agar, Mara Corday, Leo G. Caroll


RÉSUMÉ : Un savant fou mène des expériences extravagantes dans un laboratoire secret, en Arizona. Ses études sur la croissance l'ont amené à traiter une tarentule avec une hormone spéciale pour observer son développement. Malheureusement, la créature parvient à s'échapper, trompant la vigilance du savant. La terreur s'abat sur la région. Le bétail d'abord, puis les hommes sont menacés par l'immonde araignée à mesure qu'elle grandit. Lorsqu'elle atteint les proportions d'un immeuble, c'est l'armée qui est forcée d'intervenir pour calmer la population en proie à la panique et pour éliminer l'aberration poilue. Malgré la présence de l'aviation, la lutte n'est pas gagnée d'avance... 


POINT DE VUE : De bons trucages, mais les personnages et l’histoire n’échappent pas aux stéréotypes. Dictionnaire des films, 1995.


Avant d'être réalisateur pour des séries aussi "prestigieuses" que WONDER WOMAN ou LA CROISIERE S'AMUSE, Jack Arnold fût, dans les années 50, un grand et prolifique réalisateur de films de série B. Nous lui devons ainsi (entre autres) le sympathique LE MÉTÉORE DE LA NUIT (1953), l'excellent LA CRÉATURE DU LAC NOIR (1954), sa suite en demi-teinte et surtout, le très impressionnant L’HOMME QUI RÉTRÉCIT (1957). Malgré cette filmographie tout à fait respectable, l'homme a, en 1955, des besoins financiers qui l'incitent à prendre le taureau par les cornes. Il décide donc de réutiliser le scénario de Robert M. Fresco qu'il vient tout juste de mettre en image pour les besoins de la série SCIENCE FICTION THEATRE. Cet épisode, nommé "No Food For Tought", nous conte les mésaventures de scientifiques s'utilisant eux-mêmes comme cobayes de leurs recherches dans le domaine de l'alimentation synthétique… À ce postulat de base, il ajoute une tarentule, elle-même victime des expérimentations d'un chercheur. Le cinéaste emballe le tout très vite et propose la chose à Universal, arguant qu'il y a là possibilité d'exploiter les phobies du public comme le fit Gordon Douglas un an plus tôt avec son brillant DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE. 

Le feu vert est donné et le tournage de TARANTULA peut débuter avec toutefois quelques consignes prônant l'économie. Le film sera donc tourné en dix jours seulement et usera de quelques subterfuges pour réduire son budget. Le premier concernera la bande originale du film. Celle-ci est en effet constituée de morceaux composés par Herman Stein et Henry Mancini à l'occasion de précédents métrages Universal (LA CRÉATURE DU LAC NOIR, LE MÉTÉORITE DE LA NUIT, LES SURVIVANTS DE L’INFINI et bien d'autres). Autre source d'économie : Les effets spéciaux. Contrairement à ce que semblent indiquer certaines affiches, la tarentule du film ne souffre absolument pas du «syndrome King Kong» et ne s'entiche nullement de l'héroïne. Aucune scène ne nous présentera donc le monstre saisir Stéphanie Clayton (Mara Corday) entre ses crochets, pas plus du reste qu'aucun autre personnage… L'interaction entre la créature et les différents protagonistes est ici limitée à son strict minimum (seuls quelques piliers et lignes électriques seront impactés par le monstre), ce qui permettra bien entendu de se passer des techniques coûteuses de Stop Motion (animation image par image) pour privilégier un système de calques rendant possible la superposition d'images. Ce procédé, fort convaincant, permettra donc de faire évoluer à l'écran un véritable arachnide, provoquant à n'en pas douter la chair de poule chez les spectateurs les plus sensibles. L'incrustation se voit par ailleurs grandement simplifiée par la présence de nombreuses séquences nocturnes comme par exemple celle du laboratoire de Deemer (à la limite de l'ombre chinoise). Reste que le résultat obtenu par David S. Horsley, s'il n'est pas parfait (une patte disparaît partiellement lors d'un franchissement de colline durant trois secondes environ), s'avère suffisamment concluant pour proposer un spectacle crédible et fort réjouissant.

Pour rester dans le domaine des effets spéciaux, nous évoquerons par ailleurs les regrettables conséquences du fameux nutriment sur les hommes… En effet, alors qu'elle provoque un grossissement proportionnel et sans limite chez l'animal, la substance concoctée par Deemer engendre chez l'homme une forme d'acromégalie foudroyante et bien entendu mortelle. L'acromégalie (mal dont souffrent par exemple les acteurs Richard Kiel et Matthew McGrory) est une maladie généralement provoquée par la présence d'une tumeur à l'hypophyse. Celle-ci entraîne chez l'homme une augmentation hors norme de la taille des mains et des pieds accompagnée d'une déformation faciale assez grave. Nous retrouvons bien dans TARANTULA ces différents symptômes, appliqués bien entendu aux assistants mais aussi au professeur Deemer lui-même. C'est le bien connu Bud Westmore, ayant travaillé au maquillage sur près de 500 métrages (dont LE PEUPLE DE L’ENFER, LA CHOSE SURGIT DES TÉNÈBRES et L’HOMME QUI RÉTRÉCIT…), qui s'acquittera de cette tâche avec un indéniable talent, nous proposant quelques prothèses réellement étonnantes défigurant horriblement les trois protagonistes concernés...

Malgré son budget réduit et les artifices employés, TARANTULA, grâce au talent des artisans en présence, parvient donc sans mal à se hisser au dessus de la vague des Giants Monsters Movies qui déferle durant les années 50. Son schéma est pourtant des plus classiques et reprend, pour la énième fois, le concept du savant rendu fou par la soif de découvertes. Dans le cas du professeur Deemer, nous ne trouverons nullement la volonté de nuire mais plutôt d'aider et quelque part, de palier les lacunes de la création Divine… Si les intentions initiales du professeur (interprété par l'excellent Leo G. Caroll, acteur fétiche d’Alfred Hitchcock) sont bien évidemment louables, celles-ci deviennent bien vite un dessein l'aveuglant, lui faisant oublier jusqu'à la mort atroce de ses deux assistants. Pire encore, l'homme, pris à son propre piège n'aura de cesse de poursuivre ses recherches, tentant de conserver son secret coûte que coûte, au péril de la civilisation qu'il cherchait pourtant à aider. Fort classiquement et à l'image de ses pairs, le professeur périra entre les griffes de la créature qu'il a lui-même engendrée…

Mais au-delà de cette thématique du savant ivre de pouvoir (héritée bien entendu du docteur FRANKENSTEIN), TARANTULA développe rapidement celle, très en vogue alors, des méfaits de la radioactivité. Généralement présente par le biais d'une exposition aux essais nucléaires (LE MONSTRE DES TEMPS PERDUS, DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE, GODZILLA, etc.), cette menace est ici directement injectée dans le corps via le nutriment expérimental du professeur Deemer, constitué principalement d'isotopes radioactifs… Là encore, la science se trouvera démunie face aux ravages engendrés par l'invisible danger. Pas d'inquiétude toutefois car, fort heureusement, l'armée américaine saura comme à son habitude proposer une issue rapide, musclée et efficace ! Ce dénouement des plus radicaux sera ici matérialisé par un raid aérien, dirigé par un Clint Eastwood qui n'en est alors qu'à son second -très anecdotique- rôle (le premier étant celui d'un scientifique dans LA CRÉATURE DU LAC NOIR du même Arnold)…

Autre membre du casting en la personne de John Agar (LE PEUPLE DE L’ENFER, ATTACK OF THE PUPPET PEOPLE, INVISIBLE INVADERS, etc.) qui interprète ici le Docteur Matt Hastings venu enquêter sur le décès du premier assistant du professeur Deemer. L'homme, déjà présent dans LA REVANCHE DE LA CRÉATURE (1955) de Jack Arnold, nous offre ici une prestation de qualité bien qu'elle ne soit en réalité que très secondaire. En effet, TARANTULA n'échappe en rien aux clichés du genre et se voit bien entendu «contraint» de mettre en scène un couple vedette. Ce duo, formé donc par John Agar et Mara Corday n'a en réalité d'autre but que d'étoffer une histoire qui aurait par ailleurs fort bien pu exister sans eux. Bien que ce soit par eux que nous arrivent les différentes explications scientifiques et qu'ils aient régulièrement la malchance d'être présents au mauvais endroit au mauvais moment, leur présence même dans le film ne semble guère justifiée. La scène de l'éboulement est à ce titre confondante : Alors qu'ils sont en voiture, échangeant quelques propos inutiles, Mara propose une halte dans le désert qui les mènera (comble de la malchance) au pied d'un amas rocheux qui s'écroulera sous les pas de l'arachnide géant ! Cette apparition pour le moins hasardeuse sera du reste la première de l'araignée dans sa forme réellement monstrueuse. Il est à ce propos étrange de constater que la véritable star du film n'intervient qu'assez tard (aux deux tiers du métrage) et que dans un premier temps, seules ses victimes nous sont dévoilées. Nous noterons au passage que la tarentule ne manifeste aucune agressivité «gratuite» envers l'homme. Elle n'attaque que pour des raisons alimentaires et se nourrit dans un premier temps que de vaches et de chevaux… À ce titre, nous retrouvons donc encore et toujours l'idée maîtresse de FRANKEINSTEIN selon laquelle la créature est avant tout une victime de l'homme qui, par la force des choses, va devenir son ennemi…

Malgré donc une histoire simpliste et quelques imperfections, TARANTULA reste aujourd'hui un véritable monument de l'époque qui ouvrira les portes à plusieurs dizaines de clones plus ou moins réussis. Bien qu'imparfait et convenu, TARANTULA est donc un film essentiel pour tout amoureux de monstres atomiques. TARANTULA est, à l'image de DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE une œuvre qui marqua bien entendu son époque mais surtout, toutes les générations de réalisateurs bis qui suivirent. Xavier Desbarats.

AD ASTRA 

de James Gray, 2019, US, 2h04, Couleurs

avec Brad Pitt, Tommy Lee Jones, Donald Sutherland


RÉSUMÉ : L'astronaute Roy McBride s'aventure jusqu'aux confins du système solaire à la recherche de son père disparu et pour résoudre un mystère qui menace la survie de notre planète. Lors de son voyage, il sera confronté à des révélations mettant en cause la nature même de l'existence humaine, et notre place dans l'univers.


POINTS DE VUE : Dans un avenir proche, Roy (Brad Pitt), astronaute d’élite, a pour mission de trouver une solution aux multiples explosions qui menacent la planète et seraient dues à des rayons cosmiques émanant de Neptune. Précisément la planète où son père, lui aussi astronaute, fut porté disparu seize ans auparavant... Ad astra est un voyage intérieur autant qu’interstellaire. En voix off, on entend les pensées de Roy, homme peu fait pour le monde ordinaire, fuyant les autres. Un héros qui semble inébranlable, physiquement et mentalement, mais qui s’interroge lui-même sur son détachement et sur son père, vénéré et maudit à la fois. Cette part d’introspection distingue le film, où la méditation l’emporte sur les scènes d’action, peu nombreuses — mais terrifiantes. C’est après la Lune, en allant vers Mars puis vers Neptune, que les obstacles se dressent, humains ou non. Le dessein de l’astronaute a changé, entre-temps. Il a appris que son père est sans doute vivant et qu’il représente un danger possible. À la fois obéissant et méfiant, soutenu et traqué, Roy se retrouve de plus en plus isolé dans sa quête. 

Par son refus du spectaculaire, par sa réflexion trop explicite sur le legs paternel, le film prend le risque de décevoir. Mais l’odyssée est visuellement inspirée et servie par un Brad Pitt fascinant, engagé dans un long chemin menant de la fusion à la séparation. Jacques Morice, 2021.

    Cela commence par une chute gigantesque, depuis les hauteurs du ciel, jusqu’en bas sur la terre. Dès les premiers pas que Roy McBride effectue sur l’échelle qui le pousse vers le vide, le vertige saisit le spectateur. L’explosion a lieu et le corps de l’astronaute bascule irrémédiablement dans l’azur. Le spectateur suit ce petit corps d’être humain, face à l’immensité du ciel et de la terre, et l’on reconnaît déjà la mélancolie profonde du réalisateur.

Un film de James Gray est toujours un événement. L’immense artiste fait un cinéma de la quête de sens. Toutes ses œuvres décrivent d’une manière ou d’une autre la difficulté pour l’homme de trouver sa place dans le monde et de tisser des liens affectifs, qui ne soient pas entravés par une impossibilité. Il s’agit d’un cinéma profondément mélancolique, qui ne peut laisser personne indifférent. Bien sûr, sa vision du cinéma s’écarte d’une simple logique de divertissement. L’artiste interroge la matière même de l’humanité, comme si les êtres que nous sommes étions en permanence habités par la mort et la fragilité du lien. James Gray est autant un conteur, un philosophe, un peintre et un cinéaste. Il évoque dans ses films la complexité de toutes les formes d’expressions, afin de témoigner de la difficulté pour chacun d’entre nous d’être soi. Ad Astra n’échappe pas à la règle, sinon que son film est sans doute le plus abouti de tous avec Two Lovers. Le cinéaste fabrique une œuvre intense, portée par une musique dense et romanesque et des dialogues qui se résument la plupart du temps à des pensées personnelles du héros.

Le film raconte la quête d’un fils dans les fins fonds de l’espace. La société qui l’emploie tente de lui expliquer que son père, disparu depuis très longtemps, serait un obscur terroriste, déterminé à détruire la terre. Roy brave les épreuves, les manipulations, il échappe à la mort souvent, parce que la seule chose qu’il ait comprise, c’est que son père est vivant et qu’il habite quelque part, très loin, dans l’espace. Les ennemis qui jonchent le parcours quasi initiatique de Roy sont ses propres collègues, des pirates sans visage. On croirait que tout est pensé pour qu’il puisse rejoindre son père et en même temps, tout est fait pour l’en empêcher. James Gray raconte à travers cette figure des paradoxes, les impossibilités dans lesquelles notre humanité se perd. Le propos est grave, véritablement triste. Mais parce que la mise en scène est précise, parce que la photographie est somptueuse, le spectateur suit jusqu’à son terme cette quête existentielle et cosmique.

Naturellement, Ad Astra est tout aussi le résultat du jeu stupéfiant de Brad Pitt. L’acteur assume la profondeur du regard et le vieillissement des traits. Tout le film met le comédien au bord du vacillement. Il se soumet à moult tests psychologiques, et pourtant, il affronte les épreuves avec une sagesse et une force merveilleuses. L’espace d’expression qui est offert à l’acteur ressemble à une sorte de temple où il éprouve les limites de sa propre humanité. À cela, s’ajoute une véritable beauté des univers cosmiques que l’astronaute traverse. Le visage est souvent barré par le casque, et l’on aperçoit dans la transparence de la vitre, les expressions du visage et le reflet des mondes qui l’entourent.

Voilà donc peut-être le film le plus attendu de l’année. C’est celui aussi qui nous convaincra, si cela était encore utile, de l’immense talent de James Gray. Laurent Cambon, 2021. 


ABATTOIR 5

Slaughterhouse 5

de George Roy Hill, 1972, US, 1h44, Couleurs

avec Michael Sacks, Ron Leibman, Valerie Perrine


RÉSUMÉ : Les souvenirs et les espérances d’un ancien combattant américain de la Seconde Guerre mondiale qui a reçu le don de voyager dans le temps.


POINT DE VUE : Avec cette adaptation d’un roman fameux, classique de la littérature américaine signé Kurt Vonnegut Jr, George Roy Hill a certainement signé un de ses films les plus personnels, ambitieux et réussis, même si on aurait du mal à qualifier d’auteur ce cinéaste trop éclectique. Abattoir 5 fut en effet tourné entre Butch Cassidy et le Kid et L’Arnaque, deux divertissements brillants mais superficiels qui remportèrent un immense succès grâce au charme viril de leur deux vedettes, Paul Newman et Robert Redford. Abattoir 5, interprétés par des acteurs peu connus, fait partie de ces anomalies du cinéma américain qui dans une période de décadence artistique et économique chercha un second souffle du côté de la contre- culture ou de la modernité européenne. Cela donna, pour le meilleur, Electra Glide in Blue, Mickey One, The Swimmer ou cet Abattoir 5 aussi énigmatique que son titre, mais que les spectateurs qui l’ont vu depuis sa présentation à Cannes en 72 (où il obtint le prix du jury), même s’ils ne sont pas foule, n’ont pas oublié. Abattoir 5, avec ses afféteries esthétiques, ses audaces pop et sa structure narrative aléatoire, sans doute inspirées par une rêverie surréaliste sur la mémoire et le temps comme L’Année dernière à Marienbad, permet en outre de poser la questions suivante : Y a-t-il vraiment eu une modernité américaine, ou de simples imitations opportunistes des révolutions formelles initiées par Resnais, Godard et Antonioni sur le vieux continent ?

On a le droit d’en douter. Arthur Penn, George Roy Hill ont signé quelques films symptomatiques d’une mode ou d’une époque, mais les vrais artistes modernes américains des années 60 sont plutôt Robert Kramer, Monte Hellman, John Cassavetes et sans doute plus encore Jerry Lewis, cinéastes qui ont exploré, loin des chichis et des effets de déconstruction, des mythologies purement américaines comme la frontière, le territoire ou la société du spectacle. Des cinéastes de l’espace plus que du temps, donc. Si le film de George Roy Hill échappe aux pièges du pensum arty, c’est que son message est profondément humaniste, voire naïf, dans la lignée des récits édifiants de Frank Capra. Abattoir 5, qui emprunte à plusieurs genres et en particulier à la science-fiction, raconte le destin accidenté d’un homme ordinaire, Américain moyen nommé Billy Pilgrim. Pilgrim (« Pèlerin ») est un nom prédestiné puisque notre héros a le don incontrôlable de voyager dans le temps et de vagabonder à travers les différentes périodes de son existence (y compris sa mort, absurde), de l’enfance à son mariage malheureux, en passant par un épisode dramatique où, prisonnier des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut un des rares survivants du terrible bombardement de Dresde (le morceau de bravoure du film, inoubliable). Dans un ordre non chronologique Abattoir 5 est donc à la fois le portrait d’un homme sans qualité, spectateur candide de ses propres malheurs, une satire un peu lourde de l’American Way of Life, une terrible charge antimilitariste et... une spéculation sur l’existence d’extraterrestres bienveillants. Pilgrim atterrit dans l’espace, observé par les habitants de la planète Trafalmador qui lui ont offert comme compagne une gentille et plantureuse starlette (Valerie Perrine, que l’on retrouvera six ans plus tard dans le beau film de Richard Donner, Superman). Ce pourrait être trop, ce pourrait être énervant : c’est au contraire un film attachant et fort, qui ne démérite pas de son excellente réputation de classique de la marge. PS : le film doit beaucoup à Glenn Gould et à sa géniale interprétation du mouvement lent du Concerto pour clavier en fa mineur de Bach. Olivier Père, 2011.


    Derrière un titre trompeur, sur lequel plane la menace d’un mauvais film de genre, Abattoir 5 se révèle être une curieuse expérience pour le spectateur. Sorte de parcours initiatique fragmentaire et inversé, il donne à voir l’histoire d’un individu dans sa dimension cyclique, lourde de malentendus et de répétitions. Les voyages dans le temps permettent ainsi à George Roy Hill de mêler les genres (comédie, drame historique, science-fiction) et d’élargir au maximum la portée de son discours critique (de la guerre à la société de consommation) avec une aisance plutôt surprenante si l’on tient compte de l’ambition démesurée du projet. 

Le traumatisme de la guerre est latent dans l’intrigue, mais l’habileté du réalisateur est de tisser des parallélismes entre les événements sans jamais sombrer dans la causalité naïve, par exemple lorsque sont évoqués les rapports filiaux. L’engagement du fils de Billy au sein de l’armée est particulièrement révélateur : celui-ci en est fier alors que son père a été traumatisé par le souvenir de Dresde où il a lui-même perdu son "père adoptif", Derby. Le passé n’éclaire alors le présent qu’au prix d’incompréhensions dont le cinéaste dénonce l’ironie, tout en portant sur ses personnages un regard bienveillant qui caractérise l’ensemble du film. 

La déconstruction narrative donne ainsi à voir un monde malade - le présent - par refoulement du passé et de ses traumatismes. La séquence où la femme de Billy évoque avec amusement les souvenirs de guerre de son mari est très parlante : l’événement est convoqué à titre de divertissement, uniquement pour son potentiel ludique, mais la douleur réelle qu’il a engendrée est tue. Le refoulement est également manifeste dans la sexualité du personnage, que viennent satisfaire ses projections imaginaires aux côtés de la pin-up. Car l’imagination est bien, dans ce film onirique à plus d’un égard, le seul échappatoire possible au malaise engendré par la violence du passé. 

Et c’est du même coup l’expérience d’un imaginaire que nous invite à partager Abattoir 5. L’anti-héros qu’est Billy, face à l’incompréhension des autres et à la déception que lui procure le monde matériel, rêve d’un univers qu’il façonnerait de toutes pièces. C’est pourquoi il est le seul à apprécier Spot, son chien obéissant et fidèle. L’échappée futuriste peut alors se lire comme une projection fantasmatique destinée à réparer les insuffisances du réel, sorte de pendant onirique à ce que seront les errances cauchemardesques de Jacob dans le film d’Adrian Lyne, L’Echelle de Jacob, qui diagnostique lui aussi un traumatisme. Sorte d’objet filmique difficilement identifiable et très référencé (on pense notamment à La Jetée de Chris Marker) Abattoir 5 n’est certes pas sans défaut - incohérences scénaristiques, légère tendance au bavardage - mais c’est une œuvre touchante et sincère, servie par une mise en scène épatante. Jean-Patrick Géraud, 2011.

FAHRENHEIT 451

de François Truffaut, 1966, GB, 1h45, Couleurs

avec Oskar Werner, Julie Christie, Cyril Cusack


RÉSUMÉ : Dans une ville du futur, les livres sont bannis et des compagnies de pompiers sont chargées de les détruire.


POINTS DE VUE : Imaginez un monde, pas si éloigné du nôtre, où il suffirait de croquer de petites pilules de bonheur, en tête à tête avec un écran géant... De cette société déshumanisée, les livres, fauteurs de troubles et de rêves, sont bannis. Petits soldats au service de la dictature, les pompiers brûlent tout ce qui est imprimé. Pourtant, Montag, le plus zélé d'entre eux, commence à douter... 

Adaptation dépouillée d'un roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451 plonge le futur dans une grisaille très contemporaine. Décors frileux et visages blêmes suscitent une impression de familiarité bien plus angoissante que toutes les bébêtes d'Alien réunies. Privés de culture, prompts à la délation, les personnages sont comme privés d'eux-mêmes, mornes fantômes aux dialogues engourdis. Dès lors qu'il ne crée plus, le langage est mort vivant. Truffaut s'en prenait là au plus redoutable aspect de la dictature : retirer aux citoyens leur supplément d'âme. Mais il attaquait aussi les censeurs d'avant 1968 — ne voit-on pas brûler une image d'Anna Karina, la religieuse scandaleuse de Jacques Rivette ? Aujourd'hui, les silhouettes erratiques de Julie Christie et d'Oskar Werner ont peut-être un peu vieilli. Le propos — la télévision aliénante, l'abrutissement des foules comme instrument de pouvoir — reste d'actualité. Cécile Mury, 2017. 

    Truffaut découvre l’ouvrage de Ray Bradbury en 1960. Il tombe immédiatement sous le charme de cette fable sur une société fascisante, où les gens se gavent de pilules abrutissantes devant des jeux télévisés interactifs. Très rapidement, il souhaite porter cette histoire au cinéma, mais le budget jugé trop important freine ses ambitions. Il se rabat dès lors sur La peau douce, film de 1964 sur l’adultère. Par la suite, il fait la rencontre de deux producteurs indépendants américains. Ceux-ci veulent produire le prochain Truffaut.
Immédiatement, il fait traduire le scénario de
Fahrenheit 451 en anglais. Les producteurs acceptent à la seule condition que le film soit tourné en anglais avec des acteurs américains. Pour le rôle principal de Montag, Paul Newman puis Terrence Stamp sont pressentis sans succès. Truffaut fera finalement appel à Oskar Werner, le Jules de Jules et Jim. Julie Christie incarnera quant à elle les rôles de la femme amorphe de Montag, et Clarisse l’institutrice rebelle.
Le tournage se déroule dans les studios de Pinewood en Angleterre. Plongé dans un environnement étranger, parlant une langue qu’il maîtrise mal,
François Truffaut a toutes les difficulté du monde à mener à bien son entreprise. Sans compter des prises de bec récurrentes avec Oskar Werner sur la nature du rôle de Montag...
Pourtant le réalisateur des
400 coups parvient à un résultat iconoclaste, difficile à mettre en perspective dans sa filmographie. Il émane de Fahrenheit 451 un curieux parfum de malaise. Cela vient de la dualité entre le fait que cette société satisfait pleinement ses citoyens - tout le monde semble heureux - et le fait que nous spectateurs sachons que la lecture est pourtant indispensable. Avec Fahrenheit 451, Truffaut annonce son amour incommensurable pour les livres. Il tire un constat édifiant sur la pérennité des idées, qui prend aujourd’hui une résonance toute particulière à l’heure où la censure de l’art se fait de plus en plus alerte. Edgar Hourrière, 2012.


LA MORT EN DIRECT

de Bertrand Tavernier, 1979, France, 2h08, Couleurs

avec Romy Schneider, Harvey Keitel, Harry Dean Stanton


RÉSUMÉ : Vincent Ferriman, directeur d'une chaîne de télévision, est fier de son émission "La Mort en direct" qui connaît un franc succès. Roddy, le réalisateur, lui prête main-forte en filmant tout ce qu'il voit grâce à la caméra miniaturisée implantée dans son cerveau. L'émission se centre bientôt sur Katherine Mortenhoe, une femme à qui la maladie ne laisse plus que quelques semaines à vivre et qui a accepté d'être la vedette de l'émission de Ferriman. Elle devient vite célèbre mais ne le supporte pas et se dérobe. Roddy parvient à retrouver sa trace et ne tarde pas à s'attacher profondément à elle... 


POINTS DE VUE : Une femme malade apprend qu’elle n’a plus que deux mois à vivre. Une chaîne de télévision en quête de sensationnel lui propose de filmer en direct le travail de la mort. La moribonde fuit pour échapper aux médias. Elle ne se méfie pas d’un homme qui a suscité sa confiance, un reporter auquel on a greffé des caméras dans la rétine et qui sert d’instrument au cynisme de ses patrons, nouveaux docteurs Mabuse des pourcentages d’écoute... 

Bertrand Tavernier avait situé son histoire « dans un avenir très proche, vers 1990 ». Il est troublant de revoir le film aujourd’hui, alors que le voyeurisme a fait des progrès terrifiants. Tavernier, lui, l’évite soigneusement, hésitant à entrer dans la pièce où son héroïne s’en est allée pleurer dans l’obscurité, préférant prendre de mouvantes distances avec sa caméra pour l’empêcher de se planter fixement devant la femme aux abois, décidant de la laisser en paix lorsque cette dernière tourne définitivement le dos à la vie. La mise en scène de ce film musical qui parle au cœur, comme dans les opéras de Verdi, est tout entière au service de la pudeur de Romy Schneider et parvient, sublime paradoxe, lors de la scène finale, à distiller le goût du bonheur. Télérama, 2018.

C’est un film à part dans la carrière de Bertrand Tavernier, qui s’essaie à la science-fiction de manière très originale. Sans effet spécial ni gadget futuriste, le réalisateur parvient à créer une atmosphère étrange et inquiétante, en tirant profit des extérieurs incroyables que lui offrent la lande écossaise et la ville de Glasgow. Le film bénéficie d’une photographie magnifique de Pierre-William Glenn et de la musique d’Antoine Duhamel qui lui apportent une dimension à la fois lyrique et funèbre. 

La Mort en direct est l’adaptation par Tavernier et David Rayfiel (scénariste fidèle de Sydney Pollack) d’un roman anglais de David Compton (L’Incurable). Le livre comme le film dénonçaient la télé-réalité avant même qu’elle n’existe. Une femme atteinte d’une maladie incurable est filmée à son insu par un homme qui a une caméra implantée dans son cerveau. Ces images volées sont retransmises dans une émission qui bat chaque semaine des records d’audience. Quelques années après le film de Tavernier, les dérives cyniques et voyeuristes de la télévision commerciale n’appartenaient plus au domaine de l’anticipation. 

C’est aussi l’un des meilleurs films de Romy Schneider, bouleversante dans le rôle de Katherine, une écrivaine qui prend la fuite pour mourir loin du regard des médias, sans savoir que l’homme qui prétend l’aider est en train de la trahir. À ses côtés, Harvey Keitel est excellent. On retrouve aussi avec plaisir le grand Harry Dean Stanton et le non moins grand Max von Sydow. Le film a été tourné en anglais et nous vous conseillons de le voir en version originale. Olivier Père, 2022.

        La mort en direct, titre autant platonique qu’effroyable, est avant tout un film d’images : images de l’amour, du pouvoir, d’une supposée nature humaine, il entreprend un véritable marathon scénique pour dévoiler ses nombreux enjeux. Le ressortir plus de trente ans après sa première projection, dans une version restaurée, permet de l’appréhender avec le regard neuf du numérique, qui n’existait pas encore au début des années 80, et donne à son propos une dimension pérenne, immense, intemporelle.
On dit souvent que le rire est l’une des armes les plus blessantes de l’homme. Le regard, lui, n’est pas en reste.
Tavernier l’a bien compris. La mort en direct, comme son nom l’indique, raconte l’histoire d’une existence dite condamnée, celle de Katherine, coursée par les yeux de médias assoiffés. La mort annoncée et imminente de la jeune femme, l’une des plus populaires de sa société, attise la curiosité du public. Dans ce sinistre schéma, Vincent, producteur de télévision misanthrope, convainc la femme d’accepter sa proposition : quelques heures de prises de vue par jour, jusqu’à la mort, en échange d’argent. L’appât du drame appelle celui du gain.

C’est avec une justesse étonnante que Bertrand Tavernier signe un film d’anticipation sur le pouvoir démesuré de la télévision, et plus particulièrement de la télé-réalité, qui ne verra réellement le jour qu’une vingtaine d’années après la sortie du long métrage – Big Brother, première véritable émission du genre, est diffusée en 1999 aux Etats-Unis. Si l’émission de télévision américaine cite Orwell, La mort en direct invoque d’abord la Rome Antique et ses prisonniers de guerre contraints de faire de leur corps un outil de spectacle – condition ultime du matérialisme, et semblable à celle de l’héroïne. Tavernier y ajoute alors l’intimité, celle de protagonistes liés par le flux d’une vidéo imposée – Katherine la subit, tout autant que Roddy qui dévoile aux autres sa vision personnelle du monde –, pour transmettre à son spectateur un sentiment étrange de culpabilité. Quoi de plus intime en effet que la mort, si ce n’est la naissance ? Dans une séquence judicieuse, Katherine simule un malaise en présence de Vincent. Devant le spectaculaire de la scène et la possibilité de la tragédie, l’homme panique, craignant de laisser filer son affaire, crainte qui se propage alors chez le spectateur. Le film dépasse ainsi les frontières de la fiction en faisant habillement rebondir son propos, et parvient à piéger par l’attrait du drame, du sensationnel et finalement de la déshumanisation. En ce sens, La mort en direct est un fort vecteur d’émotions : oui, la mort nous révulse autant qu’elle nous fascine.

Derrière ses allures évidentes de science-fiction – genre totalement inédit chez TavernierLa mort en direct traite surtout d’une histoire d’amour délicate entre un bourreau et son innocente victime, et de son ancrage dans la société du spectacle. Le film n’est en rien une condamnation brutale et sommaire du voyeurisme – la morale est absente –, et surtout, il possède des images figées dans l’espace et le temps qui le rendent étranger au vieillissement – une cathédrale devenue refuge, lieu cloué par excellence. Et là réside évidemment sa plus grande force : calqué sur la société, les hommes et leurs natures, il ne possède pas de date de péremption et préfigurait l’éclosion d’une époque désormais accomplie. La puissance actuelle du numérique le souligne de manière brutale : les images sont immortelles. Pierre Perrado, 2013.


L’HOMME QUI RÉTRÉCIT

The Incredible Shrinking Man

de Jack Arnold, 1957, US, 1h21, Noir et Blanc

avec Grant Williams, Randy Stuart, April Kent


RÉSUMÉ : Atteint par un nuage radioactif, un homme diminue jusqu’à devenir minuscule ; son chat est, pour lui, un géant et une araignée constitue une redoutable menace. Il doit alors échapper aux pièges que lui joue sa petite taille…


POINTS DE VUE : Vers la fin des années 50, Jack Arnold s’est affirmé comme le principal artisan d’un nouvel âge d’or de la science-fiction américaine, propice à un questionnement inquiet de la science (Tarantula), où le regard documentaire – Arnold fut l’assistant de Flaherty – se posait sur la beauté des monstres (L’Étrange Créature du lac noir). Loin de la science-fiction belliciste et nationaliste en vogue à cette époque, les films de Jack Arnold témoignent d’une approche humaniste du genre – le très réussi Météore de la nuit, à l’origine de la vocation de cinéaste de John Carpenter. Mais L’homme qui rétrécit, écrit par Richard Matheson d’après son propre roman demeure sans conteste le chef-d’œuvre du réalisateur. Lors d’un week-end en bateau avec sa femme, Scott Carey traverse un nuage radioactif qui adjoint à un précédent jet de pesticides bouleverse sa structure moléculaire, provocant sa diminution progressive ! Après une série de tests, la science avoue son impuissance à enrayer l’inexorable processus. Harcelé par les médias, Carey se terre dans sa maison, de la taille d’un enfant, puis d’une poupée, puis d’un soldat de plomb. Tandis que sa femme le croit dévoré par son chat commence pour Carey, dans la cave transformée en territoire préhistorique, une nouvelle existence rythmée par la quête de la nourriture et la lutte pour la survie. Au terme d’un combat acharné contre une araignée, Carey se fond littéralement dans l’univers et le plan final, superposant poussières et galaxies, anticipe de dix ans l’épilogue de 2001, l’odyssée de l’espace. L’homme qui rétrécit n’a pas pris une ride, tant au niveau de ses effets spéciaux, plus que parfaits, que de sa concision narrative. Aucune digression ne nous détourne du destin tragique de Carey, à la différence des nombreuses séries B de science-fiction noyées dans les intrigues périphériques ou les bavardages oiseux. Le film, raconté à la première personne, est un journal de bord où chaque incipit de chapitre coïncide avec une nouvelle rupture scalaire : un contrechamp différé procure un choc malséant lorsqu’on découvre finalement Carey réduit de moitié perdu dans un fauteuil immense, le regard triste et apeuré. Le film devient alors terrifiant dans la mise à nu d’un homme qui constate sa propre médiocrité à rebours, à l’instant où sa vie s’écroule. Il faudra que Carey rapetisse pour qu’il ressente combien il était petit avant. Jack Arnold se livre à une satire discrète mais radicale de la middle class : Carey, homme sans qualité, subit la domination de son frère aîné et employeur qui l’écarte de son poste, lui suggère cyniquement de négocier auprès des journalistes son infortune, puis embarque sa femme. Scott Carey est donc déjà un minus, et son anéantissement inattendu n’apporte que la confirmation par l’absurde de sa nullité préalable. Le film constitue également une redoutable description de la médiocrité conjugale, dans laquelle la miniaturisation du mâle apparaît comme l’aboutissement logique. Précédé d’une complicité niaise entre les deux jeunes mariés (la conversation humoristique sur le bateau), le handicap de Carey confirme son infantilisation par une épouse anormalement maternelle – elle ironise sur le paradis de l’enfance en voyant son mari diminuer; le chat remplace le mari comme compagnon de nuit; les signes de castration et d’impuissance abondent (l’alliance de Carey glisse le long de son doigt juste après que sa femme lui a juré fidélité). L’image du couple monstrueusement désaccordé dans la chambre à coucher nous rappelle cette nouvelle de Charles Bukowski où un homme s’imaginait dans son cauchemar transformé en godemiché entre les jambes d’une femme. Ainsi, parallèlement à la poésie immédiate des images du film, qui exploitent à la perfection le dérèglement dimensionnel de notre univers domestique, sourd une angoisse qui confère au film son statut de conte cruel et définitivement adulte. La seul moment de répit dans le calvaire de Carey est cette émouvante ébauche de romance – vouée à l’échec – avec une lilliputienne, rencontrée au hasard d’une fugue nocturne. Jack Arnold dut tenir tête à son producteur (Albert Zugsmith, également réalisateur) afin que la linéarité irréversible du destin de Scott Carey soit maintenue et donne heureusement toute sa valeur à ce grand film. Minable parmi les minables, Carey accède enfin à la dimension inespérée d’être unique, de héros. En rejoignant l’univers des atomes, il se trouve en mesure de proclamer à l’instar d’un autre héros de Richard Matheson : « je suis une légende ». Olivier Père, 2012.


        La carrière cinématographique de Jack Arnold débute dès 1950 avec le méconnu With These Hands. C’est à partir de 1953 que le réalisateur américain s’illustre avec Le Météore de la Nuit. Jack Arnold vient de trouver son style de prédilection, la science-fiction obnubilée par la peur de la Guerre Froide. Cette angoisse ineffable se traduit par la suite en une araignée géante sourdant du néant dans le terrible Tarantula ! Dès 1955, Jack Arnold évoque nos peurs contemporaines à travers l’histoire de ce monstre radioactif qui préfigure l’avènement de l’ère atomique. Impression corroborée par la sortie de L’Homme qui rétrécit en 1957. À l’origine, le long-métrage est l’adaptation d’un roman homonyme de Richard Matheson publié en 1956.
Premier constat,
Jack Arnold respecte les grandes lignes de l’opuscule original. Certes, les contempteurs pesteront et tonneront après quelques petites peccadilles et différences notables. Par exemple, le roman se centre davantage sur la vie familiale et professionnelle de Scott Carey. Toutefois, Jack Arnold s’approprie le livre de Richard Matheson et propose une réflexion à la fois sociale, sociologique et même cosmologique sur ce mal étrange qui ronge cet homme sans histoire. Le speech est donc le suivant. Suite à un voyage en mer, le corps de Scott Carey est traversé par une immense brume radioactive.

Quelques semaines plus tard, son corps se délite et diminue progressivement de taille. Pour Scott Carey, c’est un long calvaire qui commence.
Non seulement, il devient la risée des journaux et des médias mais en plus, il doit supporter les railleries et les quolibets de son entourage, au grand dam de son épouse. Ainsi,
L’Homme qui rétrécit se divise en deux parties bien distinctes. La première se veut résolument scientifique et rationnelle, cherchant à tout prix une explication à l’insondable. Hélas, même les médecins les plus érudits se heurtent à une barrière inextricable.
Réduit à quia et à un vulgaire cacochyme, Scott Carey doit désormais s’adapter un environnement hostile. Il doit alors affronter l’appétit pantagruélique d’un félin qui se tapit dans la maisonnée. Puis, suite à de nouvelles péripéties, il se retrouve quelque part dans sa cave. C’est la seconde partie du film.
Dès lors, Scott Carey doit survivre coûte et coûte et surtout obéir à ses besoins les plus élémentaires. Ainsi, un simple morceau de gruyère devient un véritable périple homérique. Chaque goutte d’eau se transforme en rivière quasi infranchissable. Chaque petit trou se transmute en immense précipice. Et gare à ne pas contrarier les appétences d’une araignée aux incroyables rotondités !

Si le film impressionne par sa technicité, sa virtuosité et son ingéniosité, le long-métrage étonne davantage par sa sagacité. La présence d’un félin et d’un arachnide ne sont que des simulacres pour mieux se centrer sur les émotions et la psyché en déliquescence de Scott Carey. Ainsi, le film nous convie dans l’autoscopie mentale de cet homme accaparé par son instinct de survie. L’Homme qui rétrécit s’apparente alors à une allégorie sur la condition humaine.
Contrairement aux apparences, ce n’est pas l’homme qui domine Dame Nature, mais l’inverse. Au mieux, il la dompte et s’adapte à son milieu naturel. Au fil du récit, le périple de Scott Carey se transmue en épopée spirituelle, philosophique et cosmologique. Hagard, le héros n’a d’autre choix que d’accepter sa condition infinitésimale, celle qui le réduit à la taille d’une poupée, puis d’un vulgaire insecte pour ensuite revêtir les oripeaux d’un atome.
Le spectateur découvre alors un personnage à la fois médusé et opiniâtre qui ratiocine sur cette singularité primordiale, celle qui régit à la fois les préceptes énigmatiques de notre vaste univers, quelque part entre le Big Bang et ce néant indicible. Pour
Jack Arnold, il existe un lien intrinsèque, un chaînon manquant entre ce vide incommensurable et les lois inexplicables de l’infiniment petit. Finalement, bien avant les théories de Stephen Hawkins sur la singularité des rayonnements cosmiques émis par les trous noirs, Jack Arnold pointait déjà les anfractuosités de notre vaste univers. Certes, par la suite, L’Homme qui Rétrécit inspirera de nombreux épigones, notamment Chéri, J’ai Rétréci les Gosses (Joe Johnston, 1989), mais sans atteindre la quintessence du chef d’œuvre de Jack Arnold. Olivier Walmacq, 2016. 


L’HOMME QUI VENAIT D’AILLEURS

The Man Who Fell to Earth

de Nicolas Roeg, 1976, GB/US, 2h, Couleurs

avec David Bowie, Rip Torn, Candy Clark


RÉSUMÉ : Un être doué de pouvoirs extraordinaires s’avère être un extra-terrestre qui cherche à sauver sa planète de la sécheresse. La curiosité, les manigances humaines l’en empêchent.


POINTS DE VUE : On a souvent relevé l’apport de la mythologie personnelle de la rock star anglaise à son personnage d’extraterrestre solitaire exilé sur Terre sous le nom de Thomas Jerome Newton, cherchant désespérément à sauver sa famille restée sur une planète ravagée par la sécheresse. Par extension l’univers de Bowie se déploie sur l’ensemble du film de Nicolas Roeg, qui se nourrit des biographies imaginaires des avatars créés par Bowie sur scène – Ziggy Stardust, The Thin White Duke – et de sa discographie, sous forte influence de la science-fiction et des voyages dans l’espace. À la fin du film de Roeg Newton publie un album en forme de message à sa femme sous le pseudonyme The Visitor. Inversement, Bowie reprendra bon nombre d’éléments visuels et sonores de L’homme qui venait d’ailleurs, faute d’avoir pu en composer la bande originale, dans ses futures créations – notamment les albums de rock progressif Station to Station (1976) et Low produit à Berlin en 1977. 

Il est vrai que L’homme qui venait d’ailleurs saisit Bowie de manière presque documentaire tel qu’il était au moment du tournage. Dans sa période américaine, avec un look dandy des années 20, physiquement affaibli par une consommation quotidienne déraisonnable de cocaïne, maigre et blafard. Dans le film, cette addiction sera remplacée par l’alcoolisme – le gin transforme progressivement Newton en épave. Bowie, à la maigreur et à la pâleur inquiétantes, traverse le film comme un fantôme, une âme errante, loin des compositions expressionnistes et flamboyantes qui firent sa gloire en pleine mode glam. 

Pourtant, le film de Nicolas Roeg, très certainement le plus ambitieux et impressionnant de toute sa carrière, est aussi une œuvre autonome qui ne doit pas tout à la présence / absence de Bowie, aussi fascinant soit-il. Même si le rôle semble écrit pour lui, Roeg envisagea également de le confier à Mick Jagger ou – plus surprenant – à l’écrivain Michael Crichton

L’homme qui venait d’ailleurs est l’adaptation (assez fidèle) d’un roman américain de science-fiction écrit par Walter Stone Tevis en 1963, par le scénariste anglais Paul Mayersberg. Mayersberg écrira dans les années 80 Furyo – l’autre film marquant de Bowie – et Eureka, de nouveau pour Roeg, qui entretient des correspondances avec L’homme qui venait d’ailleurs

L’argument science fictionnel est un alibi pour Roeg qui souhaite dresser un gigantesque portrait kaléidoscopique de l’Amérique moderne. Le film se présente comme une fable critique sur le capitalisme et les médias, le pouvoir corrupteur et destructeur de l’argent. Les rares personnages qui gravitent autour de l’inaccessible Newton (l’avocat Farnsworth, l’universitaire Bryce) finiront exécuté par les services secrets ou intellectuellement détruit par le système après s’être enrichis au contact de l’extraterrestre milliardaire. 

La seule comparaison à laquelle le film de Roeg nous invite n’est pas à chercher du côté de la science-fiction, mais du Citizen Kane de Welles. L’homme qui venait d’ailleurs se déroule sur plusieurs décennies – ce n’est visible que grâce aux vieillissements artificiels et grotesques de certains acteurs, Newton/Bowie ne change pas d’apparence physique du début à la fin – et tente de décrypter la vérité profonde d’un être mystérieux et surpuissant, qui aura une influence considérable sur son entourage et son époque. À peine tombé du ciel Newton se retrouve à la tête d’une multinationale, la World Enterprises Corporation, grâce à une série de brevets révolutionnaires comme par exemple le développement photographique instantané. 

Le film enregistre l’irrésistible ascension de Newton puis sa chute vertigineuse, provoquée par le gouvernement américain qui prend ombrage des recherches technologiques du milliardaire. La motivation secrète de Newton, incomprise par tous à l’instar du « Rosebud » de Charles Forster Kane, est l’amour pour sa femme et l’espoir fou de pouvoir la sauver. 

Comme Welles, Roeg intègre à son style baroque et surdimensionné plusieurs natures d’images, du faux reportage aux prémisses du vidéo clip en passant par de nombreux extraits d’œuvres préexistantes, consommées comme une drogue par Newton qui reste rivé devant ses nombreux écrans de télévision. 

L’autre influence de Roeg est bien sûr la figure de Howard Hughes, qui fut l’un des hommes les plus riches et puissants des Etats-Unis, à la tête d’un immense empire, avant de sombrer dans la folie et de vivre reclus les huit années qui précédèrent sa mort, alité, nu et drogué, la plupart du temps devant la télévision, exactement comme Newton. 

Ainsi, L’homme qui venait d’ailleurs est autant un film sur Howard Hughes que sur David Bowie

L’homme qui venait d’ailleurs demeure un sommet récapitulatif du cinéma psychédélique, certes plus maîtrisé que les délires de Ken Russell, mais aux visions bien allumées, rendues encore plus agressives pour la rétine par l’usage immodérée de Roeg du montage parallèle, figure de style récurrente de son cinéma. Le film peut paraître trop long (il fut souvent présenté dans des versions mutilées par la censure), boursouflé, ivre de lui-même, mais il regorge d’images et de séquences stupéfiantes, dans tous les sens du terme. 

Une autre dimension, non négligeable, de L’homme qui venait d’ailleurs, concerne le regard d’un cinéaste étranger sur l’Amérique, ses paysages, sa société et sa civilisation montrée en déclin. L’homme qui venait d’ailleurs filme la queue de la comète, l’explosion de la contre-culture et sa récupération par l’industrie du spectacle et les médias de masse. Le britannique Nicolas Roeg appréhende de manière grandiose les déserts et les petites villes du Nouveau Mexique, aussi bien que New York et Los Angeles. Ce regard fasciné d’un esthète européen adepte des effets photographiques sur les immenses étendues sauvages ou urbaines de l’Amérique se double d’un jugement moral sur la monstruosité d’un pays contaminé par la violence politique et économique, les excès écœurants du consumérisme et de la publicité. La description du luxe et de la richesse est féroce dans L’homme qui venait d’ailleurs, rempli de personnages aliénés ou décadents. La sexualité y est complaisamment montrée comme un défoulement névrotique, reliquat de la révolution des mœurs. Les nombreuses provocations, les incessants maniérismes de L’homme qui venait d’ailleurs ne pouvaient venir que d’un cinéaste étranger à la culture et aux mentalités américaines. Antonioni voulait conclure son Zabriskie Point d’un « Fuck you, America ». Ce pourrait aussi être le mot de la fin du film de Nicolas Roeg. Olivier Père, 2016.

        Échoué sur Terre (le titre original, The man who fell on Earth, est bien plus pertinent), Thomas Jerome Newton (David Bowie) apprend tant bien que mal à composer avec l’espèce humaine, notamment avec le personnage de Mary Lou. Intriguant, énigmatique, Thomas finit peu à peu par s’intégrer à la société des hommes, tandis que le doute plane petit à petit quant à ses origines et ses motivations...

Librement inspiré du roman de Walter Tevis écrit au début des années 1960, L’homme qui venait d’ailleurs est une œuvre à part dans le paysage cinématographique américain des années 1970, mais un film cohérent dans la filmographie de Nicholas Roeg, qui a reçu avant cela des critiques favorables pour Ne vous retournez pas.
S’éloignant des codes classiques des films de science-fiction - notamment l’aspect démonstratif, où l’action prime sur le psychologique - et du roman-même, cet OFNI doit beaucoup à la performance de
David Bowie, qui joue sur son charisme de personnage androgyne emprunté à Ziggy Stardust. Le réalisateur avait déjà dirigé une autre star du rock, Mike Jagger, dans Performance, réalisé à quatre mains. À noter qu’Art Garfunkel sera quant à lui le personnage principal d’Enquête sur une passion, que Roeg réalisa après L’homme qui venait d’ailleurs.

Si le traitement des personnages demeure atypique pour un film de science-fiction, le découpage et le style visuel le sont tout-autant : la narration éclatée préfigure celle de Memento ou de 21 grammes, tandis que l’ajout de notes humoristiques, notamment avec les personnages des agents du gouvernement aux méthodes assez particulières, font définitivement de ce film une œuvre à part, qui n’a pas complètement trouvé son public lors de sa sortie, l’amputation de vingt minutes relatives aux séquences érotiques n’ayant pas arrangé les choses...
Sil est bien ancré dans son époque,
L’homme qui venait d’ailleurs échappe pourtant au statut de simple curiosité pour devenir aujourd’hui un incontournable de la science-fiction, porté par le charisme de son interprète principal. Axel Pallarez, 2016.


TOTAL RECALL

de Paul Verhoeven, 1990, US, 1h53, Couleurs

avec Arnold Schwarzenegger, Rachel Ticotin, Sharon Stone


RÉSUMÉ : En 2048. Doug Quaid rêve chaque nuit qu'il se transporte sur Mars afin d'y rejoindre Melina, une belle indigène. Sa femme, Lori, s'efforce en vain de dissiper ce curieux fantasme. Pour en avoir le coeur net, Doug est prêt à se rendre sur la planète rouge, en dépit de la terreur que Cohaagen, le dictateur, fait régner sur une population réduite à l'esclavage. Une singulière agence de voyages lui propose, grâce à des drogues et à des implants, de passer quinze jours - en rêve - sur Mars. Mais à peine l'expérience a-t-elle commencé que Doug fait une crise d'épilepsie. Il commence à douter. Et si son séjour sur Mars n'était pas le fruit d'un implant, mais un souvenir bien réel ?... 


POINTS DE VUE : Total Recall a marqué une étape glorieuse pour un trio mi-oublié, mi-reconverti aujourd’hui. Dans la foulée de Robocop, le Néerlandais Paul Verhoeven obtenait un énorme budget. Schwarzenegger devenait le héros numéro un du film d’action. Et après dix ans de panouilles, Sharon Stone explosait dans un rôle qui devait la mener à Basic Instinct — avec Verhoeven de nouveau. 

C’est que, outre le tableau pertinent d’une opinion américaine manipulée, il y a la naissance d’un genre cinématographique. Davantage que Blade Runner, la précédente adaptation réussie de Philip K. Dick, celle-ci ouvre vraiment la voie au film d’action mental, schizophrénique : la « réalité » ne serait qu’une vaste illusion... Télérama, 2018.

Seconde incursion de Verhoeven dans la science-fiction après Robocop, Total Recall va consolider en 1990 l’installation du cinéaste hollandais à Hollywood en rencontrant un immense succès commercial. Adaptation d’une nouvelle de Philip K. Dick d’abord passée entre les mains de David Cronenberg, scénarisée par l’excellent Dan O’Bannon, spécialiste de la SF et du fantastique, Total Recall est porté par la superstar tout en muscles Arnold Schwarzenegger. Mais le film n’est pas un simple véhicule pour les exploits surhumains du « chêne autrichien ». Verhoeven s’empare de cette commande pour signer un film extraordinaire. On sent sa jubilation à disposer de moyens considérables pour mettre en scène une production spectaculaire où il peut renouer avec ses thèmes de prédilection et certains motifs visuels récurrents depuis ses premiers films en Hollande. Verhoeven a toujours clamé son admiration pour Alfred Hitchcock, l’un de ses maîtres. Total Recall joue sur la confusion entre rêve et réalité, comme dans la nouvelle de Dick. Mais le film transpose aussi dans l’univers du space opera une chasse à l’homme riche en rebondissements et en coups de théâtre. L’inspiration de Verhoeven semble provenir directement de La Mort aux trousses, chef-d’œuvre du cinéma d’espionnage moderne, dont il livre une relecture triviale et ironique. Doug Quaid, le personnage interprété par Schwarzenegger est pris au piège de se deux identités successives, un agent secret cynique et un simple ouvrier entraîné dans une rébellion des colons de la planète Mars. Quaid réunit dans la même enveloppe physique Roger Thornhill, héros malgré lui du film d’Hitchcock, et le mystérieux espion Kaplan avec lequel il est confondu par erreur (et qui se révèlera un fantôme, un nom sans réelle existence). Les deux super méchants de Total Recall, le tyrannique Cohaagen et son homme de main Richter, liés par une relation sadomasochiste, renvoient également au couple ambigu formé par James Mason et Martin Landau dans La Mort aux trousses

Total Recall bouscule les clichés machistes du cinéma d’action américain, en accordant à ses personnages féminins une dualité et une puissance égales sinon supérieures à celles des hommes. Deux ans avant Basic Instinct, Sharon Stone y interprète une femme aux deux visages, à la fois épouse aimante et tueuse impitoyable. Verhoeven tempère les excès de violence de son film par de nombreuses touches d’humour. Les mauvais traitements infligés au corps humain lors des nombreuses scènes de fusillades ou de combats à mains nues s’accompagnent de multiples transformations et déformations physiques grotesques, qui n’épargnent pas le visage de Schwarzenegger, travesti en femme obèse pour échapper à ses poursuivants ou sur le point d’éclater au contact de l’atmosphère martienne. Verhoeven parvient à mêler des références typiquement américaines à la pop culture et aux comics des années 50 à des sources d’inspiration plus européennes comme l’expressionnisme allemand et les décors du Metropolis de Fritz Lang, auquel le beau générique d’ouverture, rythmé par la musique de Jerry Goldsmith, renvoie directement. Olivier Père, 2020.

LA PLANÈTE DES SINGES

Planet of the Apes

de Franklin J. Schaeffer, 1967, US, 1h52, Couleurs

avec Charlton Heston, Roddy Mc Dowall, Kim Hunter


RÉSUMÉ : Lors d’un voyage interplanétaire, des astronautes se retrouvent dans un monde gouverné par les singes… et qui se révèle n’être autre que la Terre.


POINT DE VUE : La Planète des singes (Planet of the Apes), classique de la science-fiction dont le succès engendrera quatre suites (réussies à des degrés divers, sauf la dernière, La Bataille de la planète de singes en 1973), une série télévisée, des bandes dessinées, un remake en 2001 (de l’avis général l’un des plus mauvais films de Tim Burton) et un nouveau départ intéressant en 2011 (La Planète des singes : les origines). À la source de la mythologie populaire engendrée par les multiples adaptations pour le grand écran du roman de l’écrivain français Pierre Boulle il y a un excellent film de Franklin J. Schaffner. Les scénaristes Michael Wilson (Le Pont de la rivière Kwai) et Rod Serling (le créateur de la série La Quatrième Dimension) prennent des libertés avec l’histoire originale de Boulle, plutôt humoristique, pour la rendre plus réaliste, sérieuse, et la mettre au goût du jour : la fin des années 60 est marquée par la conquête de l’espace mais aussi par la Guerre Froide et la peur d’une catastrophe nucléaire, qu’on retrouve dans de nombreux films américains. La Planète des singes est sorti en 1968, la même année qu’un autre titre essentiel de la science-fiction moderne, 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Si le film de Schaffner respecte davantage les conventions du cinéma d’aventures que le projet expérimental de Kubrick, les deux films partagent plusieurs thèmes et ambitions : voyages intergalactiques, collision entre les origines de l’humanité et un futur angoissant, réflexion sur l’idée de civilisation, d’évolution et de violence à une époque et dans un pays, les Etats-Unis, où les théories de Darwin déchainent toujours les passions. 

Les films de Kubrick et de Schaffner bénéficièrent de budgets de superproductions, achevant de faire sortir la science-fiction des ornières de la série B et du bricolage pour la faire entrer dans l’ère des « blockbusters » et de l’avancée technologique. 

C’est finalement La Planète de singes qui décrochera la timbale au box office mondial ainsi que le premier Oscar pour les maquillages spéciaux, créé à cette occasion, supplantant son rival 2001 : l’odyssée de l’espace sur un terrain identique, la fabrication de prothèses simiesques permettant à des acteurs de se glisser dans la peau d’hommes singes. 

Franklin J. Schaffner était un solide metteur en scène de la même génération que John Frankenheimer ou Sidney Lumet, tous formés à la télévision. Le talentueux Schaffner apporta au projet une ampleur visuelle spectaculaire, magnifiée par la musique de Jerry Goldsmith. Schaffner avait déjà dirigé Charlton Heston dans le film d’aventures médiévales Le Seigneur de la guerre en 1965. La Planète des singes doit évidemment énormément au charisme et à l’implication physique de sa star Charlton Heston, pour qui nous éprouvons beaucoup d’admiration et qui a tourné dans de nombreux grands films. Au sujet de La Planète de singes et de Charlton Heston on peut même parler de politique des acteurs. 

Si La Planète des singes fut souvent comparé au chef-d’œuvre de Kubrick, on a toujours oublié de le rapprocher d’un autre film sorti la même année, The Swimmer de Frank Perry. Rien de commun en apparence entre ce drame intimiste et notre saga futuriste, sauf que les deux films parlent de la même chose : le voyage dans l’espace et le temps d’un homme mûr ramené à un état primitif et enfantin, et qui se termine par une révélation cruelle et destructrice. 

Le formidable et méconnu Swimmer repose entièrement sur la performance de Burt Lancaster en maillot de bain du début à la fin du film. Dans La Planète des singes c’est Charlton Heston qui s’exhibe en pagne préhistorique pendant les trois-quarts du métrage. Lancaster et Heston avaient déjà laissé admirer leur musculature, notamment dans Le Corsaire rouge ou Ben-Hur. Mais le temps a passé. Lancaster avait dix ans de plus qu’Heston en 1968, cela ne se voit pas. Les deux hommes sont magnifiques et athlétiques et leur volonté d’apparaître nus tout au long d’un film est aussi un défi lancé au vieillissement. The Swimmer et La Planète des singes peuvent aussi se voir comme des « coming out » de deux stars dont la bissexualité était un secret de polichinelle et qui trouvaient devant la caméra la possibilité d’exprimer leur narcissisme, aussi bien sinon mieux que devant un miroir. Olivier Père, 2013.

SILENT RUNNING

de Douglas Trumbull, 1972, US, 1h29, Couleurs

avec Bruce Dern, Cliff Potts, Ron Rifkin


RÉSUMÉ : Au début du XXIe siècle, la Terre est en piteux état. Une guerre nucléaire a pratiquement anéanti la faune et la flore terrestres. A bord d'un vaisseau spatial, quatre hommes, parmi lesquels un botaniste, le professeur Freeman Lowell, sont chargés de préserver sous serre de précieux échantillons de vie animale et végétale, sauvés de la contamination nucléaire. C'est alors que leurs supérieurs leur ordonnent de détruire les serres. Les trois compagnons de Lowell, pour qui cet ordre est synonyme de retour à la maison, s'exécutent. Une à une, les serres sont pulvérisées par des charges atomiques. Lorsque vient le moment de détruire la dernière, Lowell se révolte... 


POINTS DE VUE : Début du xxie siècle. Dans son vaisseau spatial, le botaniste Freeman Lowell, flanqué de trois assistants, doit conserver les derniers spécimens d’une flore terrestre ravagée par une guerre nucléaire. Ayant reçu l’ordre de détruire les échantillons, il refuse d’obéir et se débarrasse de ses compagnons, afin de continuer de sauvegarder une végétation qu’il estime indispensable... 

Premier film du créateur des effets spéciaux de 2001, l’odyssée de l’espace, Silent Running ne manque pas de qualités même si le message peut paraître naïf et manichéen. Le sujet (plutôt original en 1972) prend les allures d’une fable écologique terriblement actuelle. La mise en scène, à la fois élégante, lyrique, spectaculaire, crée une atmosphère étonnante, tantôt merveilleuse, tantôt angoissante, qui exhale une poésie subtile étayée par la voix lumineuse de Joan Baez. Bruce Dern, seul humain à l’écran pendant plus de la moitié du film, s’empare avec une belle détermination de la folie salvatrice de son personnage, criminel par conviction. Un film vraiment étrange, où il est touchant de - découvrir des robots précurseurs de deux droïdes qui deviendront stars : R2-D2 (de Star Wars) et Wall-E. Télérama, 2021.

Il s’agit du premier film – il n’en signera qu’un seul autre en 1983, Brainstorm – de Douglas Trumbull, spécialiste réputé des effets spéciaux qui fit ses classes sur 2001, l’odyssée de l’espace avant de travailler sur les trucages photographiques de Rencontres du troisième type, Star Trek, le film, Blade Runner puis de reprendre du service sur The Tree of Life de Malick. Ce n’est donc pas une surprise de le voir passer à la mise en scène avec un film de science-fiction qui se déroule entièrement dans l’espace, avec un vaisseau qui achève son périple dans les anneaux de Saturne. Silent Running s’inscrit dans son époque avec un message alarmiste sur le futur de l’humanité. Un an plus tard ce sera au tour de Soleil Vert de dresser un constat terrible de notre planète rendue invivable par la pollution. Silent Running part du postulat que la végétation a disparu de la surface du globe et que les ressources naturelles de la Terre sont en voie d’extinction. Dans l’espace, des vaisseaux entretiennent les derniers échantillons d’arbres, de fleurs, de fruits et de légumes dans des serres. Un jour, un message de la Terre ordonne aux équipes de ses vaisseaux de détruire leur précieuse cargaison et de rentrer : la mission est annulée. Le seul membre de l’équipage à ne pas se réjouir de cette nouvelle est le jardinier chargé de l’entretien des serres d’un des vaisseaux, tache dont il s’acquitte avec passion et dévotion. Il préfère désobéir aux ordres et supprimer ses coéquipiers, et parvient à sauver une serre de la destruction. 

Cette fable de science-fiction écologiste fut écrite par trois scénaristes débutants dont on allait entendre parler : Steven Bochco va poursuivre sa carrière a la télévision et devenir le créateur de séries célèbres (Hill Street Blues, NYPD Blue, La Loi de Los Angeles...) Deric Wasburn va écrire les scénarios de Voyage au bout de l’enfer, Police frontière, Extrême Préjudice. Quant à Michael (« Mike » au générique) Cimino, inutile de le présenter. C’est la première fois que le nom de Cimino apparaît à l’écran. Difficile de savoir ce que l’on doit aux trois hommes, mais il est aisé de reconnaître certaines thématiques propres à l’œuvre future de Cimino

Silent Running est par bien des aspects un western transposé dans l’espace. Il y est question du rapport primordial de l’homme avec la nature, maintenue en survie artificielle dans des astronefs, et du mythe de la frontière, prolongé au-delà des étoiles, comme dans le film de Stanley Kubrick. Le jardinier Freeman Lowell (interprété par Bruce Dern) annonce les personnages chers à Cimino d’idéalistes solitaires, prompts à employer la violence pour lutter contre l’establishment et la loi lorsque cette dernière trahit les idéaux de la civilisation américaine. Et la communion avec la nature, même si cette dernière fut domestiquée par la soif d’expansion des Américains, fait partie des fondements primitifs des Etats-Unis. Silent Running fut à l’époque de sa sortie assimilé à des films hippies comme Easy Rider, et cherchait à viser le même public que ces productions anti systèmes et contestataires – les chansons de Joan Baez en témoignent. Silent Running est surtout une épopée négative d’un grand pessimisme, et d’une tristesse souvent poignante. Le film a l’audace d’ériger en personnage principal un sociopathe criminel interprété avec son habituelle intensité par un acteur souvent cantonné dans des seconds rôles de pervers ou de dingues, Bruce Dern. Si la mise en scène de Trumbull avait été plus lyrique, nous tenions un chef-d’œuvre. On peut rêver à ce que Cimino cinéaste aurait pu en faire, certainement l’équivalent du Canardeur dans l’espace : le voyage d’un antihéros américain vers la mort, seul contre tous. 

Si Silent Running n’a pas rencontré un grand succès au moment de sa sortie, il a sans doute influencé d’autres films de science-fiction ultérieurs, et tout particulièrement La Guerre des étoiles de George Lucas avec ses petits droïdes aux réactions anthropomorphiques. Olivier Père, 2016.

LE PIONNIER DE L’ESPACE

First Man Into Space

de Robert Day, 1959, GB.

avec Marshall Thompson, Marla Landi


RÉSUMÉ : Deux frères, l’un officier de l’US Nay, l’autre pilote, casse-cou incorrigible qui doit emmener une fusée expérimentale en très haute altitude. Le pilote, excité à l’idée de devenir le premier homme dans l’espace, pousse trop loin l’appareil et perd le contrôle de la fusée, prise dans un nuage de particules inconnues. 


POINTS DE VUE : Il s’agit d’une production anglaise, même si son action, sa localisation et ses protagonistes sont américains, sujet oblige (la conquête spatiale). À la fin des années 50 la science-fiction britannique a déjà produit quelques belles réussites, notamment Le Monstre (The Quatermass Xperiment, 1955) de Val Guest. Le Pionnier de l’espace ne provient pas des studios Hammer, grand fournisseur de films de genre, mais d’une firme concurrente, Amalgatamed Productions, elle aussi spécialisée dans le fantastique et la science-fiction. Aux manettes de la mise en scène on retrouve l’honnête artisan Robert Day et dans les coulisses, le producteur indépendant Richard Gordon, figure incontournable du cinéma d’exploitation britannique. Le Pionnier de l’espace partage les mêmes qualités que les films de la série Quatermass : il s’agit de s’inspirer de postulats scientifiques avérés pour déboucher sur des péripéties délirantes, sans jamais se départir d’une approche sérieuse, à la lisière du documentaire, renforcée par un noir et blanc austère et des acteurs inconnus. Le film conte l’histoire de deux frères, l’un officier de l’US Nay, l’autre pilote, casse-cou incorrigible qui doit emmener une fusée expérimentale en très haute altitude. Le pilote, excité à l’idée de devenir le premier homme dans l’espace, pousse trop loin l’appareil et perd le contrôle de la fusée, prise dans un nuage de particules inconnues. L’appareil s’écrase mais le corps du pilote, qui a réussi à s’éjecter dans l’espace, est porté disparu. Au même moment, des meurtres horribles et des massacres de bétail sont commis dans les environs... On ne tarde pas à découvrir que l’accident dans l’espace a transformé l’infortuné pilote en monstre avide de sang. 

Davantage qu’une mise en garde sur les dangers d’une science sans conscience, Le Pionnier de l’espace se veut un drame plein de pathos sur le calvaire d’un cosmonaute victime de sa témérité et de ses proches, témoins impuissants de sa mutation irréversible en créature hideuse et sanguinaire, ayant néanmoins conservé une parcelle d’humanité. Cela pourrait être ridicule mais c’est en réalité poignant, et cet homme dénaturé permet au film de se hisser parmi les petits classiques de la SF des années 50. Ni pensum ennuyeux, ni nanar de série Z, Le Pionnier de l’espace est un bon petit film, à redécouvrir. Olivier Père, 2016.

    Modeste dans ses intentions, Le Pionnier de l’espace réussit néanmoins tout ce qu’il entreprend, sans grand éclat mais avec application. On y trouve tout ce qui fait le sel du cinéma SF des années 50, alors en plein essor en Amérique, où la conquête spatiale et l’affrontement avec le bloc soviétique alimentent les histoires d’invasions extraterrestres, miroir du péril rouge, et la volonté de dépasser les frontières connues de l’homme. Cette production britannique assure un divertissement devenu rétro en 2016, mais pas ringard, grâce notamment à son récit en deux parties, façon l’étoffe des héros d’abord, l’insouciant lieutenant Prescott défiant tous les dangers pour devenir le premier homme à voler dans l’espace. Malgré le budget riquiqui, les effets spéciaux datés n’empêchent pas l’immersion bienveillante dans le cockpit de ce pilote aussi chevronné que le Maverick de Top "Tom" Gun, et le spectateur vibre avec lui quand il découvre l’immensité des étoiles pour la toute première fois.

Le film opère un virage à 180 degrés dans sa deuxième moitié et se transforme en proto-slasher où l’homme devenu mi-vampire, mi Elephant-Man se repaît du sang de ses victimes. On pourrait en rire, comme devant un bon nanar trop mal fagoté pour être pris au sérieux. Sauf que Robert Day (réalisateur de quatre Tarzan et d’une palanquée de séries télévisées) traite son sujet et ses personnages avec amour. Sans audace, mais avec le souci du travail bien fait, le réalisateur amène le spectateur là où il l’entend, et change subtilement les registres sans que l’ensemble paraisse décousu ou bricolé avec les moyens du bord. Il réussit même, dans ses dernières images, à esquisser une critique de la course à la technologie et des enjeux moraux qui l’accompagnent. Faut-il sacrifier des vies pour permettre à l’homme de dépasser sa condition ? Sans y répondre, le film amène à y réfléchir. Et c’est déjà pas mal. Niels Euler, 2016.


LA GUERRE DES MONDES

The War of the Worlds

de Byron Haskin, 1953, US, 1h25, Couleurs

avec Gene Barry, Ann Robinson


RÉSUMÉ : L’envahissement de la Terre par d’invulnérables Martiens…


POINTS DE VUE : Un modèle du genre et de la technique des studios hollywoodiens. Dictionnaire des films, 1995.


Chef-d’œuvre de la littérature de science-fiction de H.G. Wells publié en 1898. Le romancier anglais imaginait l’errance d’un homme dans la banlieue de Londres après une invasion extra-terrestre. Le succès fut considérable et entraîna une liste interminable de livres, films, bandes dessinées et jeux vidéo brodant autour du même thème. 

En 1938 le jeune Orson Welles adapte en dramatique radio le roman de Wells avec sa troupe du Mercury Theatre. Sa mise en ondes de l’attaque des martiens est si réaliste et dramatique qu’elle terrifie les auditeurs qui pensent écouter un flash d’information. Avec son légendaire sens de l’exagération et de l’auto-promotion Welles transforma au fil des ans quelques mouvements de panique en véritable hystérie collective qui aurait frappé tout le pays. 

En 1953 George Pal, grand spécialiste du cinéma d’animation passé à la mise en scène et à la production de films à effets spéciaux décide de produire La Guerre des mondes pour le grand écran. Avec le réalisateur Byron Haskin, lui aussi expert en trucages cinématographiques, ils transposent l’action dans une petite ville de Californie. C’est une entreprise courageuse car au début des années 50 les films de science-fiction ne sont pas encore à la mode à Hollywood. Il s’en tourne très peu et la plupart du temps par des petits studios pour des budgets de misère et en noir et blanc. La Guerre des mondes est en Technicolor et c’est un film Paramount, l’une des plus grandes compagnies hollywoodiennes. La réussite du film et le caractère spectaculaire des effets spéciaux ouvriront la voie à d’autres films de science-fiction comme Planète interdite (1956) produit par la MGM tandis que Haskin récidivera avec La Conquête de l’espace (1955), De la Terre à la Lune (1958, d’après Verne) et Robinson Crusoe on Mars (1964, d’après Defoe.) 

Dans le contexte de la Guerre Froide, une invasion venue de la planète rouge est une manière à peine déguisée de mettre en garde contre le péril communiste. 

En revoyant le film on est frappé par la proximité avec le cinéma de Cecil B. DeMille, influence directe du travail de Haskin. La première fois que les habitants de la paisible bourgade californienne assistent à la chute de ce qui ressemble à un météorite, ils sortent d’un cinéma qui projette Samson et Dalila, chef-d’œuvre de 1949 de DeMille dont on aperçoit l’affiche dans un coin du cadre. La Guerre des mondes et Samson et Dalila partagent d’ailleurs de même directeur de la photographie, George Barnes qui signera aussi l’image du film suivant de DeMille, Sous le plus grand chapiteau du monde

Mais la référence à DeMille ne s’arrête pas à ce clin d’œil. Les scènes de dévastation de la ville par les soucoupes volantes armées de rayons laser évoquent les séquences apocalyptiques de destruction ou d’accidents spectaculaires qu’affectionnait DeMille dans ses films historiques ou ses mélodrames, dès le muet. La Guerre des mondes est aussi un film profondément chrétien et la victoire finale ne surviendra pas par la force mais par la prière, avec les héros réfugiés dans une église. Là encore, une scène qui n’aurait pas déplu au réalisateur du Signe de la croix et des Dix Commandements

Cet air de famille est confirmé dans les faits puisque DeMille aurait participé à la production de La Guerre des mondes, sans être crédité au générique. Mais nous ne connaissons pas son degré d’implication artistique dans le projet. 

Sept ans plus tard George Pal produira et réalisera une autre adaptation cinématographique d’un roman de Wells encore plus belle que La Guerre des mondes, La Machine à explorer le temps avec Rod Taylor et Yvette Mimieux

En 2005 Steven Spielberg réalise une nouvelle version de La Guerre des mondes avec Tom Cruise et signe l’un de ses meilleurs films. Olivier Père, 2013.

LA GUERRE DES MONDES

The War of the Worlds

de Steven Spielberg, 2005, US, 1h56, Couleurs

avec Tom Cruise, Tim Robbins


RÉSUMÉ : Ray Ferrier, un docker, mène une vie désordonnée depuis son divorce. Quand son ex-femme lui confie la garde de ses enfants, Robbie, 17 ans, et Rachel, 11 ans, il ne cache pas sa crainte de ne pas réussir à assumer son rôle de père. Le premier soir, un violent orage éclate sur la ville. De sa fenêtre, Ray assiste à un spectacle extraordinaire : une étrange machine, sorte d'engin à trois pieds, surgit brusquement de sous la terre, détruisant tout sur son passage. Ray tente de fuir mais il ne sait pas que des centaines de machines semblables sont sorties de terre en même temps aux quatre coins de la planète : une invasion extraterrestre a débuté... 


POINTS DE VUE : Le ciel de l’Amérique se couvre, les extraterrestres attaquent. Ray (Tom Cruise) fuit avec ses enfants, comme une bête traquée... Tout s’écroule, tout explose, mais le film ne ressemblera à aucun autre. Spielberg nous parle de notre monde, où la peur est familière, le pire réaliste. Son adaptation du classique de H.G. Wells est bien plus qu’une histoire d’aliens envahissants. La terreur qui s’y déploie est la plus profonde : l’extermination du genre humain. Les effets spéciaux sont mis au service de tableaux dantesques. Un train en feu traverse la nuit, train de la mort qui frôle une foule médusée. Un paysage rougeoie à perte de vue du sang des hommes aspirés, vidés par les machines... 

Pour pouvoir s’offrir l’audace de ces pures visions de cauchemar, Spielberg sait, quand il le faut, renouer avec l’héroïsme et l’esprit positif hollywoodiens. Son cinéma n’en est pas moins hanté par la barbarie de notre histoire, par l’irrémédiable crépuscule des camps de la mort. Ce grand spectacle a de la grandeur d’âme. Télérama, 2022.

      Confessons-le d’emblée : La guerre des mondes, le blockbuster de Steven Spielberg, est un grand film qui, par la grâce d’une mise en scène et d’effets spéciaux hallucinants, retranscrit au plus juste une attaque extraterrestre imminente et donne à voir ses conséquences à hauteur d’Américains lambda, plus précisément d’une famille en pleine déconfiture affective, sans digressions plombantes du côté de la Maison-Blanche, des militaires ou des politiciens. En jouant la carte d’un réalisme âpre (les premières scènes d’attaque du tripode, hallucinantes) et d’un fantastique discret (Spielberg envoie de bonnes vibrations aux films de science-fiction des années 50), le cinéaste ne renie guère la fidélité à la trame originelle mais apporte des éléments personnels, des obsessions comme le thème de l’enfance abandonnée, et casse l’image lisse des gentils extraterrestres façon Rencontre du troisième type et E.T.. Pessimisme ? Sans doute.
Aux antipodes de
Shyamalan et Emmerich qui, sur le même sujet, ont prouvé l’étendue de leur nullité artistique (la bondieuserie et le mysticisme craignos de Signes ; le patriotisme exacerbé de Independance day), Spielberg, lui, tend vers la simplicité et évite tant que possible l’ambiguïté et la roublardise. On lui pardonne les allusions maladroites aux maux d’une Amérique post-11 septembre meurtrie et parano et surtout cette conclusion ratée qu’on soupçonne teintée d’ironie, voire d’onirisme (histoire de renforcer la noirceur du tableau). Mais on l’applaudit pour la fluidité de son dernier opus qui concilie avec une efficacité inouïe drame familial et scènes d’action exceptionnelles. Quelque chose comme l’adéquation parfaite entre l’intimisme et le spectaculaire. Quelque chose de fort stimulant... Edgar Hourrière, 2022.  


DUNE

de David Lynch, 1984, US, 2h17, Couleurs

avec Francesca Annis, Kyle Mac Lachlan


RÉSUMÉ : Sur une lointaine et désertique planète, la lutte pour la conquête d’une précieuse épice générée par des vers de sable géants. L'an 10191. Un conflit impitoyable oppose les Harkonnen, dirigés par le baron Vladimir, et les Atréides, commandés par le duc Leto. D'étranges créatures, les "navigateurs", chargent l'empereur Padishah Shaddam IV, qui règne sur la galaxie, d'organiser la confrontation finale entre les deux peuples. Celle-ci devra aboutir à l'élimination de Paul, fils du duc Leto. Les Atréides s'emparent d'Arrakis, une planète apparemment désolée mais riche d'une ressource précieuse : l'"épice". Ils ignorent qu'un traître se cache parmi eux. Un jour, les Harkonnen les surprennent et les exterminent. Seuls Paul et sa mère parviennent à leur échapper. Ils se réfugient chez les Fremen, un peuple mystérieux qui attend son messie... 


POINTS DE VUE : Après le triomphe de La Guerre des étoiles, en 1977, le producteur Dino de Laurentiis rachète les droits du best-seller de Frank Herbert, Dune. Son projet est d’adapter, pour commencer, le premier des cinq livres que compte alors cette saga interstellaire située dix mille ans dans le futur. C’est déjà trop pour un seul film, même réalisé par David Lynch. Le cinéaste livre un premier montage de cinq heures, qui raconte la métamorphose du jeune noble Paul Atréides en prophète méta-humain, sur une planète des sables abritant la matière la plus précieuse de l’Univers, l’épice, qui permet la préscience et les voyages dans tout le cosmos. Plus de la moitié de ce montage est coupée pour la sortie en salles, jusqu’à l’incohérence et une absence de rythme. Reste un vrai sens de la grandeur, à la fois intimidant et intrigant, à comparer avec la nouvelle adaptation de Dune, signée Denis Villeneuve


La sublime cour de l’empereur de la galaxie, semblable à celle d’un tsar de Russie, se conjugue à une poésie industrielle typique des années 1980, et à une vision anti- hollywoodienne du futur, fidèle à Frank Herbert : elle est dénuée de toute technologie sophistiquée ou de combats dans l’espace. Si le casting est parfois pontifiant, Kyle MacLachlan est déjà un effet spécial à lui tout seul. Enfin, on comprend ce qui a enthousiasmé Lynch : la possibilité de créer tout un univers particulier, avec son langage et sa logique, comme il y parviendra avec Twin Peaks. Julien Welter, 2021.

Dans les années 80, Dino De Laurentiis produit un de ses plus spectaculaires désastres, l’adaptation du best-seller de science-fiction Dune de Frank Herbert, dont l’univers sera décliné dans plusieurs volumes. De Laurentiis a l’idée saugrenue de confier ce dispendieux projet à un jeune cinéaste sans atome crochu avec le space opera qui avait déjà refusé de mettre en scène Le Retour du Jedi pour George Lucas : David Lynch. Les deux hommes accouchent d’un monument kitsch et hermétique, pas aussi catastrophique que la presse s’est plu à le décrire au moment de sa sortie, mais totalement anti-commercial et déphasé par rapport aux attentes des fans du livre et du grand public. Le résultat ressemble davantage à un péplum antique propulsé dans l’espace, avec ses traîtres, ses complots politiques, ses guerres fratricides et son héros providentiel, amené à devenir un messie. Dune est un bide mondial, sauf en France où le film bénéficie d’un lancement réussi et accroche l’attention des amateurs de superproductions futuristes, mais aussi des premiers admirateurs de Lynch, artiste passé à la mise en scène, auréolé par le succès de son film précédent, Elephant Man. De Laurentiis, pas fâché, produira le projet suivant de Lynch, beaucoup plus personnel, Blue Velvet qui deviendra vite un classique et imposera le cinéaste comme un des plus importants du cinéma contemporain. Cela démontre l’intelligence de ce producteur qui avait su reconnaitre en Lynch un véritable artiste, et pas un simple faiseur embourbé dans un projet trop vaste pour lui. Revoir Dune aujourd’hui permet de vérifier que le film, contre toute attente, s’intègre parfaitement dans la première partie de l’œuvre du cinéaste américain. Indifférent à la portée mystique du pavé d’Herbert, Lynch a du mal à condenser les centaines de pages de l’écrivain en un scénario cohérent. L’intérêt du film est ailleurs : dans un incroyable décorum steampunk. La vapeur, le bois et le cuivre des intérieurs des palais, l’aspect lugubre d’immenses cités intergalactiques ressemblant à des usines ou des abattoirs du XIXème siècle renvoient à certains plans de l’Angleterre victorienne d’Elephant Man, où les paysages industriels et les nuits londoniennes inspirent à Lynch des images cauchemardesques. Dune est également relié à Eraserhead, le premier long métrage expérimental de Lynch, par son obsession pour la monstruosité, les corps difformes et mutants. Créature télépathe flottant dans l’espace, tyran obèse couvert de pustules en lévitation sont autant de visions, certes présentes dans le livre, mais qui trouvent dans l’imaginaire de Lynch des correspondances fertiles. C’est là que réside l’autre qualité de Dune : dans une galerie de personnages maléfiques et vicieux (le Baron Harkonnen et ses sbires), bien plus inquiétants que les méchants de bandes dessinées des productions Lucasfilms. Il faut aussi saluer l’incroyable direction artistique du film, entre effets spéciaux artisanaux et décors construits en dur dans d’immenses plateaux mexicains, qui confère à Dune une esthétique fascinante et déjà surannée au moment de sa sortie. Le grand directeur de la photographie Freddie Francis, déjà l’auteur des images en noir en blanc vaporeux de Elephant Man, accompagne une nouvelle fois Lynch dans sa volonté de créer un monde de toutes pièces, ténébreux et sculpté dans la matière. La musique planante de Toto et Brian Eno achève de transformer le film en trip ésotérique, qui accorde moins d’importance aux batailles, aux vaisseaux et aux scènes à grand spectacle qu’à l’espace mental des protagonistes, doués de pouvoirs médiumniques, capables d’agir de manière redoutable sur le corps et l’esprit. Il y a donc, dans ce Dune si décrié, vécu comme un calvaire par son jeune cinéaste inexpérimenté, suffisamment de moments sidérants et inspirés, annonciateurs de Lost Highway ou Twin Peaks, pour combler les amoureux de films-monstres. Son auteur, bien qu’entravé par un matériau et un système de production écrasant, réussit le pari impossible de faire de Dune un film 100% lynchien. Olivier Père, 2020.

        Œuvre atypique dans la carrière de David Lynch, Dune est l’adaptation à l’écran des prémices de la saga éponyme de Frank Herbert. Atypique également, le reniement du réalisateur qui refuse que son nom apparaisse lors des diffusions de son film à la télévision. Atypique, enfin, car Dune est un film ridicule.

Atréides, Harkonnens, Guilde, l’Epice, Muad’ Dib... Autant de noms mythiques dans la littérature "science-fictive", issus de la saga en sept volumes écrite par Franck Herbert de 1965 à 1985.

En 1984, David Lynch propose une adaptation qui ne correspond qu’aux deux premiers livres de Herbert car une trilogie était prévue. La planète Arrakis est recouverte d’un désert hostile. Habitée par les Fremens, peuplade mystérieuse et redoutée, elle fait partie de l’Empire de Shaddam IV. Gouvernée par les Harkonnens, elle est dès le début du film dévolue aux Atréides, une maison rivale, dont on devine le destin mythico-tragique au seul énoncé du nom. Arrakis aussitôt cédée, les Harkonnens aidés de l’empereur, la reprennent par la force. Paul Atréides (Kyle Mac Lachlan, que Lynch rencontre à l’occasion de ce film) est peut-être le Kwisat Haderach, sorte d’Elu que "concocte" l’ordre apparemment religieux des Bene Gesserit, à coups de croisements génétiques. Devenu chef des Fremen et rebaptisé Muad’Dib, il parvient à reconquérir Arrakis... Jusqu’ici, le texte est respecté.

Pourtant, le Dune de David Lynch est un appauvrissement systématique de celui de Herbert et si condensé qu’il en devient incompréhensible pour qui n’a pas lu l’œuvre originale. Quel est le rapport entre l’Epice et les vers, quel est le rôle exact des Bene Gesserit, aussi, qu’est-ce qui rend l’Epice si précieuse aux yeux de tous ?

Surtout, alors que le héros de Franck Herbert se sent emporté par le Djihad qu’il a déclenché et qui va ravager l’univers, il est présenté par Lynch comme une sorte de Christ amenant la paix et le bonheur. En outre, des rajouts tels que le module étrange des Fremens, sorte de hurlement télékinésique digne de Star Wars, ne font qu’insister sur un aspect spectaculaire étranger au roman de Herbert.

On retrouve malgré tout avec plaisir certains des acteurs fétiches de Lynch (Kyle Mac Lachlan, Dean Stockwell, Everett McGill...). On croit aussi déceler de ci de là la touche Lynch, au travers de vaines tentatives oniriques. Une certaine mièvrerie aussi, qui n’est pas sans évoquer les pires moments de la série Twin Peaks. La musique, en revanche, si chère à Lynch, semble une pâle copie de celle de Star wars, saga à laquelle on ne peut s’empêcher de comparer Dune.

Malgré d’énormes moyens et un entourage expérimenté (le directeur des effets spéciaux de Star wars, le décorateur de 2001..., le directeur photo de Fenêtre sur cour), David Lynch s’est aussi bien trahi qu’il a trahi l’œuvre de Herbert. Dominique Brunel, 2020.  


ROBOT MONSTER

de Phil Tucker, 1953, US, 1h06, Noir et Blanc

avec George Nader, Claudia Barrett


RÉSUMÉ : Un monstre-robot est envoyé sur terre avant une invasion qui doit avoir lieu sous peu. Son objectif : capturer des humains afin de les ramener à son chef. Mais plus le robot passe de temps auprès d’eux, plus il s’attache, rendant sa mission de plus en plus difficile…


POINT DE VUE : Robot Monster a le douteux privilège de figurer en bonne place dans les listes des plus mauvais films de l’histoire du cinéma, aux côtés du fameux Plan 9 from Outer Space de Ed Wood. Les deux films appartiennent à la catégorie des films de science-fiction ultra fauchés et débiles produits aux Etats-Unis dans les années 50, à une époque où le genre n’était pas vraiment pris au sérieux et se trouvait cantonné dans les marges du cinéma, entre les mains de tacherons besogneux ou d’auteurs farfelus. Robot Monster réalisé en 1953 précède de cinq ans le film d’Ed Wood. Il est entré dans la (petite) légende de la série Z en raison de l’apparence absurde de l’unique extraterrestre apparaissant à l’écran, un dénommé Ro-Man : un homme dans un déguisement de gorille, affublé d’un casque de scaphandrier comme seul élément futuriste, avec une gestuelle de catcheur neurasthénique et des dialogues grandiloquents. Le réalisateur et le costumier ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main, cela participe à une esthétique de la récupération et du système D qui caractérise ce film et quelques autres, édifices naïfs et bricolés, involontairement proches de l’art brut. Ro-Man n’est pas le seul élément excentrique qui a valu au film sa réputation d’objet filmique étrange : des stock-shots d’animaux préhistoriques – en fait, des lézards déguisés – et de dinosaures en pâte à modelés empruntés à d’autres films et qui n’ont aucun rapport avec l’histoire, un ordinateur qui émet des bulles de savon, une utilisation rachitique de la 3D, une histoire à dormir debout. Les incohérences du récit et le caractère absurde et minimaliste de cette invasion extraterrestre ayant provoqué l’anéantissement de l’humanité s’expliquent par la nature onirique du film, un simple rêve d’enfant. L’imagination fiévreuse d’un enfant est donc l’alibi magique qui permet aux auteurs de légitimer la bizarrerie bancale de leur création, pourtant imputable aux carences du budget, à la maladresse et à l’amateurisme qui régna dans tous les secteurs de la fabrication du film. Olivier Père, 2017.


THE MAN FROM PLANET X

de Edgar G. Ulmer, 1951, US, 1h10, Noir et Blanc

avec Robert Clarke, Margaret Field, Aubrey Wisberg


RÉSUMÉ : Alors que des scientifiques du monde entier ont découvert la future probable collision d'une nouvelle planète, encore inconnue dans le système solaire, avec la Terre, le Professeur Elliot s'établit sur l'île écossaise de Burray pour étudier le phénomène. Peu après son arrivée, la fille du Professeur Elliot découvre une étrange capsule en forme de cloche de plongée, à la vitre de laquelle elle aperçoit un visage qui la terrifie...


POINT DE VUE : « Un film minuscule qui ouvre des perspectives incalculables. » Ainsi Jacques Lourcelles, dans son Dictionnaire du cinéma, résume-t-il The Man from Planet X. Une phrase qui s’applique d’ailleurs à l’œuvre entière de Edgar G. Ulmer. Autrichien (mais il est né à Olomouc, aujourd’hui en République tchèque, en 1904), Ulmer travaille auprès de Murnau (assistant décorateur sur L’Aurore), Lang, Wegener, Lubitsch... En 1929 il coréalise avec Robert Siodmak le célèbre Les Homme, le dimanche avant de s’expatrier en 1930 à Hollywood pour mener une carrière des plus erratiques. Personnalité excentrique – ses interviews témoignent de son goût de l’affabulation proche de la mythomanie – Ulmer dut s’accommoder la plupart du temps de budgets rachitiques et d’acteurs de troisième zone, travaillant pour les plus petits studios d’Hollywood, tournant indistinctement films fantastiques (Le Chat noir avec Karloff et Lugosi), westerns (Le Bandit, son chef-d’œuvre), films noirs (Detour), mais aussi films destinés aux minorités juives, noirs et ukrainiennes, fantaisies orientales, mélodrames, comédies mondaines, films de pirates, péplums, fantastiques, mais toujours avec une passion indéfectible pour l’expressionnisme, un génie de l’espace et de l’atmosphère, des motifs visuels (l’élément aquatique) et thématiques récurrents (le Destin) perpétuant également une tradition romantique allemande, dans la lignée de Murnau. Ulmer réalisa trois films de science-fiction : The Amazing Transparent Man et Beyond the Time Barrier, tournés en 1960 en onze jours dans les mêmes décors mobiles et surtout The Man from Planet X (1951), tourné en six jours dans les décors de la Jeanne d’Arc de Victor Fleming. Comme souvent, Ulmer parvient à transcender l’absence cruelle de budget, instaurant un climat de mélancolie et de poésie qui tranche avec les habituelles séries de science-fiction belliqueuses, et inaugure un dimension humaniste du genre. Il faut redécouvrir Ulmer, sans conteste le plus grand réalisateur de petits films américains. Olivier Père, 2012.


DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE

Them !

de Gordon Douglas, 1954, US, 1h34, Noir et Blanc

avec James Whitmore, Edmund Gwenn


RÉSUMÉ : Issues des radiations des bombes atomiques, des fourmis géantes sèment la panique aux États-Unis.


POINTS DE VUE : D’hallucinants effets spéciaux, pour un des plus célèbres films de science-fiction des années 50. Dictionnaire des films, 1995.


Une fillette erre dans le désert du Nouveau Mexique, en état de choc, sa robe déchirée et sa poupée brisée dans les bras. C’est le saisissant début des Monstres attaquent la ville. Les deux policiers en patrouille qui la recueillent découvrent la caravane éventrée de ses parents, et des traces de sang. Plus tard, une cabane isolée présente aussi les traces d’un assaut violent, avec la découverte du cadavre de son propriétaire. Ce prologue violent et angoissant semble tiré d’un western, avec la menace invisible des raids indiens, mais le danger est ici d’une toute autre nature. Plus tard dans le film, la petite fille sort enfin de son aphasie et le premier mot qu’elle prononce en hurlant est « them ! » (« eux ! »), soit le titre original (apparaissant en couleur dans certaines copies alors que le long métrage de Gordon Douglas est en noir et blanc.) Comme plusieurs films américains des années 50, en pleine guerre froide, Des monstres attaquent la ville met en garde contre les méfaits de la bombe atomique, et la menace qu’elle fait peser sur la population du pays, tout en glorifiant la force de frappe et l’armement des Etats-Unis. Une menace externe (le péril rouge) mais aussi interne (méfiance envers les politiciens, science sans conscience...) Le film raconte que les premiers essais nucléaires furent effectués en 1945 dans les « White Sands » du Nouveau-Mexique et neuf ans plus tard on constate d’inquiétantes mutations sur les fourmis, qui mesurent désormais plus de deux mètres et menacent d’atteindre la ville grâce à des tunnels sous terrains. Gordon Douglas, qui a débuté sa carrière en réalisant de nombreux courts métrages comiques puis des films avec Laurel et Hardy, s’est ensuite spécialisé dans l’action : westerns, polars, aventures... presque cent films jusqu’à la fin des années 70. Des monstres attaquent la ville est sa seule véritable incursion dans la science-fiction mais elle demeure un modèle du genre. Douglas prend son histoire au sérieux et la traite avec un réalisme presque documentaire. Les effets spéciaux sont plutôt réussis et permettent de ne pas trop sourire à chaque apparition des insectes géants, et même de frémir.


Des monstres attaquent la ville est si réussi que James Cameron s’en inspirera beaucoup pour Aliens, le retour qui ressemble à une transposition dans l’espace du film de Gordon Douglas, avec certaines scènes (la destruction du nids et des œufs de fourmis au lance-flamme) et un personnage (la petite fille traumatisée) identiques. Olivier Père, 2012.

        En plein désert de White Sands aux Etats-Unis, une jeune enfant est retrouvée en état de choc. Il semblerait que ses parents aient été tués par de gigantesques créatures : des fourmis ayant muté suite aux tests de bombes atomiques effectués dans la région 9 ans plus tôt. Le début d'une invasion bien plus importante?

Malgré plusieurs visions du film au cours de ces dernières années, THEM!, sorti chez nous sous le titre de DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE, surprend encore et toujours. Il existe, plus que dans d'autres films du cycle d'attaques animales de cette décade 1950/1960, une ambiance d'épouvante. À fortiori d'autant plus curieux que la Warner n'a eu que très peu maille à partir avec le fantastique et les créatures de tous poils, si l'on met de côté de rares exemples comme LE MONSTRE DES TEMPS PERDUS. Pas de véritable tradition (ou département dédié) de série B comme chez Universal, par exemple. Malgré un budget raboté, comme beaucoup de films de cette époque (L’OASIS DES TEMPÊTES, entre autres, qui devait se faire en couleurs et avec John Wayne !), un artisan émérite touche à tout comme Gordon Douglas réussit un petite merveille macabre.

Le premier tiers du film, avec la découverte des décombres du camping car, de la fourmi géante qui tient une cage thoracique humaine dans ses mandibules (!), des restes humains, le corps découvert dans le sous-sol... un choix artistique particulier, oppressant. Douglas réussit admirablement la création d'une atmosphère prenante, jouant sur les contrastes, les sources de lumière... y compris dans la scène avec les deux gamins terrorisés dans les égouts de L.A.

On ne voit que très peu les créatures dans la première demi-heure, ce qui permet au réalisateur de solidement mettre en place les personnages au milieu de la désolation désertique. Il ne ponctue les scènes d'exposition que de cris stridents et ombres menaçantes. En fait, Gordon Douglas privilégie les interactions entre les humains, les enjeux de disparition de la race humaine vis-à-vis de la nuée de bestioles qui se répand sur tout le territoire. Plus que tout autre élément, aurait-on envie de dire. Même si le clou du film demeurent les fourmis animées. Certes, plus de 60 ans après après leur élaboration, les effets spéciaux mécaniques ne font guère illusion et génèrent peu de frissons. Là n'est pas le point le plus important de THEM!. Cependant, on ne peut nier l'efficacité assez incroyable des scènes d'attaques. Ce qui montre l'ingéniosité des créateurs & animateurs des monstres en question! Couplés aux cris perçants, à la sensation d'enfermement des sous-sols et autres égouts, d'éboulements en cascades, de morts inopinés... doté d'un final dramatique tous lances-flammes dehors aux antipodes des autres films du cycle, Douglas donne tout simplement un chef d'œuvre du genre!

Même s'il respecte le canevas habituel (la jeune femme scientifique, le vieux professeur un peu à côté de la plaque, le héros séduisant mais un peu bourru, etc.), il s'en éloigne peu à peu. La jeune femme ne se borne pas à hurler devant les bébêtes (généralement ce qu'on leur demandait, les années 50 n'étaient pas connus pour être très progressistes sur la représentation féminine, à fortiori dans la SF!). Mais prend son destin en main, dès sa sortie de l'avion. ici, elle tient tête au gars du FBI (James Whitmore) pour entrer dans le nid des fourmis alors qu'il argue que "ce n'est pas la place pour une femme" (ahah). L'un des héros valeureux de l'aventure trouve la mort en cours de route, on nous épargne la sempiternelle love story à laquelle on pouvait s'attendre... en fait, le récit reste focalisé sur la progression des créatures. Créant un sens graduel de panique, guidé par une belle logique narrative, très jusqu'au boutiste. Et qui culmine avec un final spectaculaire, tendance matricielle pour la suite du cycle de films monstrueux dans la SF de série B US. Et même au-delà! Francis Barbier.

L’ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR

Creature From the Black Lagoon

de Jack Arnold, 1954, US, 1h19, 3-D

avec Richard Carlson, Julia Adams


RÉSUMÉ : Au cours d’une expédition en Hâte Amazonie, une équipe de savants est attaquée par un monstre mi-homme mi-poisson.


POINTS DE VUE : Steven Spielberg, Tim Burton, Stephen King... et même Lady Gaga ont affirmé avoir pêché leur inspiration dans les eaux d'un lac noir, trouble et profond comme l'inconscient. En 1954, Jack Arnold, un des pères de l'épouvante hollywoodienne (Tarantula!, L'Homme qui rétrécit), y avait acclimaté une créature visqueuse et lovecraftienne aux branchies palpitantes, traquant la baigneuse de ses petits yeux cruels et libidineux. Malgré son aspect antédiluvien, le monstre était à la pointe de la modernité : il fut l'un des premiers, et le plus fameux, méchants de cinéma à terroriser son monde en relief. Grâce aux lunettes anaglyphiques — un côté rouge, un côté bleu —, les spectateurs furent ainsi la proie de ses énormes griffes palmées... et d'un bon mal de tête. Le procédé, mal adapté aux salles, fit peu d'émules, et la révolution technique tourna court. La 3D « high tech » d'aujourd'hui se devait de ressusciter le squameux pionnier du genre. Restaurée, numérisée, L’Étrange Créature du lac noir surgit dans les salles, enfin prête à incarner pleinement et en relief le rêve futuriste des fifties. - Cécile Mury, 2012. 


    Tandis que la 3D envahit aujourd’hui les écrans de cinéma (et de télévision), il y eut un premier âge d’or de la 3D (on disait alors « le relief ») dans les années 50, à Hollywood, en même temps que la généralisation de l’usage de la couleur et de l’arrivée du format Cinémascope, afin de combattre la concurrence déloyale de la télévision qui s’installait dans les foyers américains. Finalement c’est le Cinémascope qui s’était imposé plutôt que le relief, car plus pratique à exploiter commercialement, moins compliqué et couteux à produire et finalement plus spectaculaire. Il faudra attendre Robert Zemeckis et James Cameron pour que la 3D, bénéficiant de l’avancée technologique, fasse un retour fracassant (définitif ou provisoire).

Les fleurons de l’âge d’or du relief hollywoodien concernent principalement la science-fiction et le fantastique, bien qu’il y ait eu aussi des westerns et des thrillers en relief dans les années 50, parfois signés par des grands metteurs en scène comme Raoul Walsh, Douglas Sirk et Alfred Hitchcock, mais qui furent la plupart du temps exploités en 2D en dehors du territoire américain. Les cinéphiles étaient souvent contraints de se contenter d’une version plate et frustrante. Ce fut le cas des deux incontournables films de Jack Arnold Le Météore de la nuit (le film à l’origine de la vocation de John Carpenter, classique important de la science-fiction moderne) et cette mythique Créature du lac noir, toujours aussi poétique, qui inaugura il y a fort longtemps (le début des années 80) une tentative de relief à la télé française à l’initiative de « La Dernière Séance de Gérard Jourd’hui » et Eddy Mitchell

L’étrange créature du titre, connue sous son nom anglo-saxon de « Gillman », est une sorte d’homme poisson, chaînon manquant entre la faune sous-marine et terrestre, anomalie préhistorique vivant dans un lac amazonien selon une vieille légende et dont une expédition d’ichtyologistes va tenter de percer le mystère. Le « Gillman » , créé par l’équipe du célèbre chef maquilleur Bud Westmore, est sans doute l’un des plus beaux monstres de la Universal (un studio spécialiste en la matière, producteur des nombreux films de Dracula, Frankenstein, loup-garou, momie, etc.) et de l’histoire du cinéma, et comme King Kong c’est un monstre amoureux qui n’est pas insensible aux charmes d’une jeune scientifique, avec une séquence mémorable de ballet aquatique où la créature suit sous l’eau la baignade de la belle, avant d’essayer de l’enlever. La poésie du film, hormis son pittoresque héros amphibie, provient de la captation de la jungle et de sa faune, mélange de stock shots et de reconstitution en studio. Malgré ces artifices, le film procure une surprenante sensation documentaire, validée par les débuts de Jack Arnold comme assistant de Robert Flaherty sur Louisiana Story, beau film fameux pour ses plans d’animaux sauvages. 

On peut se féliciter que ce film, contrairement à presque tous les autres classiques du cinéma fantastique, n’a jamais fait l’objet d’un remake, même si le projet a longtemps été évoqué. En revanche le succès du film entraîna deux suites immédiates produite par Universal-International : La Revanche de la créature de Jack Arnold en 1955 et La créature est parmi nous de John F. Sherwood, forcément moins bonnes mais toujours sympathiques. Parmi les avatars dégénérés du « Gillman », on compte les hommes poissons en carton de Sergio Martino (la série B italienne Le Continent des hommes poissons en 1979) et les mutants aquatiques baveux et violeurs des Monstres de la mer (Humanoids from the Deep, 1980) de Barbara Peeters, une production Roger Corman pour New World. Olivier Père, 2012.

SCANNERS

de David Cronenberg, 1980, Canada, 1h44, Couleurs

avec Stephen Lack, Michael Ironside


RÉSUMÉ : Cameron Vale est un "scanner" : il est capable d'agir sur le psychisme de ses congénères et, ainsi, de les tuer à distance. Enlevé par les agents de la Consec, une mystérieuse organisation, il est confié au docteur Paul Ruth, qui le considère comme l'un des "scanners" les plus puissants au monde... 


POINTS DE VUE : A la fois sanglant et cérébral, le cinéma de David Cronenberg est fait de paradoxes qui peuvent parfois dérouter. Scanners a le mérite de faire toute la lumière sur cette inspiration étrange, devenue ici limpide. Le film imagine une forme d'horreur intérieure, cérébrale et même cérébro-spinale : des hommes dont la tête est chargée d'une énergie hallucinante. Ce sont les « scanners », des télépathes un peu psychopathes dont quelques docteurs fous voudraient manipuler la puissance... 

La guerre des scanners commence, un peu embrouillée du côté de l'intrigue, mais d'une grande logique artistique. Tout ce qui est dans ces cerveaux agités finit dehors, sous forme d'explosions variées (une voiture, un ordinateur ou... une tête). Le film est donc très spectaculaire, et il fut d'ailleurs, à sa sortie, numéro 1 au box-office américain. Mais Cronenberg parvient à nous donner la sensation d'une immersion totale dans un monde mental infernal, dont les vrais héros sont des neurones. Un condensé de ses obsessions et de son savoir-faire. Télérama, 2009.

Scanners (1981) marque l’aboutissement de la première période de la carrière de David Cronenberg, quand celui-ci travaillait dans le secteur étroit du cinéma d’exploitation canadien et était loin de susciter l’intérêt et l’enthousiasme (ou la controverse) qui accompagnent la sortie de ses films depuis Faux-semblants (Dead Ringers, 1988). Pourtant Cronenberg déchaînait déjà les passions, au-delà du cercle des fans de cinéma fantastique qui le défendirent dès ses premiers films. Frissons, Rage et Chromosome 3, jalons importants de l’horreur moderne, avaient rencontré soit l’indifférence, soit le mépris dégoûté de la critique sérieuse et bien pensante, sans parler de l’acharnement de lobbies et institutions canadiennes contre le jeune cinéaste régulièrement traité de pornographe ou de misogynie. Pourtant, les premiers films de Cronenberg, bien que produits dans le système du cinéma d’exploitation, proposent déjà une réflexion intellectuelle sur le sexe, la violence et la répression, très influencée par Reich et Bataille. Le succès commercial inespéré de Scanners, qui adopte la forme d’un thriller hitchcockien et tranche ainsi avec ses autres titres, permettra ensuite au cinéaste de toucher un plus large public grâce à des films prestigieux sans pour autant renoncer à ses obsessions et à son approche du cinéma comme une exploration de la chair et de l’esprit. Scanners, ténébreuse histoire de jumeaux ennemis doués de pouvoirs psychiques extraordinaires, de conspirations entre organisations pharmaceutiques rivales, aborde sous certains poncifs représentatifs du cinéma de genre (course-poursuite, cascades, affrontement du Bien et du Mal, duel final) des thèmes similaires à ceux des romans de William Burroughs et contient des images proches de certaines forme artistiques contemporaines comme le « body art » (la fameuse tête explosive du prologue). Tout cela n’échappa guère aux spectateurs les plus perspicaces et aux admirateurs de la première heure du cinéaste (comme par exemple le jeune critique et cinéphile Olivier Assayas dans les « Cahiers du cinéma » ou dans un autre registre George Lucas si impressionné par le duel de télépathes qu’il pensera à David Cronenberg pour réaliser Le Retour du Jedi), qui ne furent pas le moins du monde surpris lorsque Cronenberg décida dans les années 90 de s’atteler à des projets à la fois plus riches et plus expérimentaux, en adaptant à l’écran Burroughs (Le Festin nu) ou Ballard (Crash). Olivier Père, Arte.

        Alors que les spectateurs français retiennent leur souffle en attendant la sortie sur grand écran du dernier film de Christopher Nolan, Tenet, le distributeur « Les Bookmakers » continue sans sourciller son travail de redécouverte sur nos écrans de l’œuvre protéiforme du prodige canadien David Cronenberg, quelques semaines seulement après la ressortie de Crash (1996), en proposant l’audacieux Scanners (1981).

Inspiré d’un scénario original de David Cronenberg, l’histoire se déroule dans la région de Toronto, à la fin des années 60. Des femmes enceintes qui prennent de l’Ephémérol afin d’apaiser leurs contractions, donnent naissance à des enfants présentant des dons télépathiques et télékinésiques hors normes. La société pharmaceutique ConSec, qui distribue l’Ephémérol, semble largement impliquée dans « la conception » de ces êtres particuliers aux pouvoirs mentaux surnaturels, appelés « scanners ». À la suite d’une présentation officielle de la Consec, l’un d’entre eux est violemment assassiné par un inconnu aux dons télépathiques surpuissants. Cameron Val, un jeune médium prometteur vivant dans la rue, est enlevé par l’organisation. Il va l’aider à identifier les scanners de la région et à les regrouper pour le compte de la société. Il l’ignore encore, mais sa principale mission consistera à retrouver et affronter le scanner hostile et surpuissant. Grâce à la photographie de Mark Irwin, complice de David Cronenberg depuis Fast Company (1977), le film propose un environnement visuel très riche, à mi-chemin entre les univers de Nicolas Roeg et de Stanley Kubrick. Le choix à la partition de Howard Shore en remplacement de Fred Mollin, pourtant le compositeur attitré de Cronenberg, participe largement à la tension et à l’étrangeté du film.

Le long métrage exploite l’un des sujets de prédilection du réalisateur, à savoir la confrontation entre le scientisme médical et le monstrueux vivant. Il est à noter que la sortie de ce film s’inscrit dans un engouement du cinéma de genre pour la thématique des médiums. Après les incursions de Brian De Palma avec Carrie et Furie (respectivement commercialisés en 1976 et 1979) et de Jack Gold avec La grande menace (1978), le metteur en scène canadien, avec Scanners, puis Dead Zone, portera littéralement ce genre cinématographique qu’il personnifiera et modélisera, avant de le faire évoluer vers d’autres représentations, au début des années 90.

Cette œuvre est la septième d’une filmographie déjà riche de réalisations majeures comme Frissons (1975), Rage (1977), Fast Company (1979) ou encore Chromosome (1979). Produit par Charles Heroux pour 2,1 millions de dollars (le plus gros budget alors jamais confié à Cronenberg ), avec un casting 100% canadien (à l’exception de la comédienne Jennifer O’Neill), ce métrage devient le premier succès commercial de David Cronenberg, générant plus de 12,4 millions de recettes sur le sol américain. Le succès local deviendra d’ailleurs mondial, grâce à la perspicacité du distributeur Embassy, qui réussira à l’imposer sur tous les territoires.

En France, par exemple, bien qu’interdit aux moins de 16 ans, Scanners réunira plus de 580.000 entrées. Cette reconnaissance publique, accompagnée d’une reconnaissance critique du travail du réalisateur, permettra à Cronenberg d’accéder à moyen terme à des projets plus ambitieux comme Le Festin nu (1991), adapté de l’œuvre de William Burroughs. Pour la petite histoire, cet écrivain connu pour son hostilité à voir son œuvre portée sur grand écran, aurait manifesté son enthousiasme, lorsque l’on lui aurait évoqué une possible adaptation de son roman Naked Lunch. Il aurait déclaré, hilare : « Amenez-moi donc Cronenberg, j’ai adoré le travail de ce fou qui fait exploser des têtes ». Cyril Jacquens, 2020.  


NEW YORK 1997

Escape From New York

de John Carpenter, 1980, US, 1h42, Couleurs

avec Kurt Russell, Lee Van Cleef


RÉSUMÉ : Dans un futur proche. Isolée du reste du monde, la ville de New York est devenue un gigantesque pénitencier où la violence s'exerce au quotidien. A la suite d'un attentat, le président des Etats-Unis se retrouve seul au milieu de la zone interdite et un groupe de malfaiteurs réussit à le capturer. Un criminel est chargé de sauver le chef d'Etat...


POINTS DE VUE : Le président des États-Unis a disparu dans cet enfer urbain, capturé par des terroristes — après que son avion s’est écrasé contre un gratte-ciel, vision prophétique et glaçante du 11 Septembre. Snake Plissken, l’homme désigné pour le secourir, est un dur à cuire, un cow-boy moderne, borgne, nihiliste et froid. Les effets spéciaux minimalistes, nocturnes et élégants, ont très bien résisté au temps. Dans le sillage ultra violent de son héros, ce western de science-fiction se cauchemarde toujours au présent. Cécile Mury, 2021.


New York 1997 (Escape from New York, 1981) est certainement l’un des films les plus iconiques des années 80, et un grand succès populaire du cinéma d’action qui confirma le talent de John Carpenter, trois ans après Halloween. Ce film d’anticipation imagine l’île de Manhattan transformée en pénitencier à haute sécurité, dans une Amérique devenue un régime autoritaire et policier, en proie à un taux record de criminalité. Un célèbre ennemi public, Snake Plissken, accepte en échange de sa grâce une mission commando : ramener vivant le Président des États-Unis, après le crash dans Manhattan de l’avion Air Force One détourné par un groupuscule révolutionnaire. Il n’a que 24 heures pour y parvenir. Commence alors une course contre la montre dans une ville fantôme peuplée de hordes de criminels pour la plupart retournés à l’état sauvage, sur laquelle règne le Duc, redoutable chef de gang. New York 1997 se présente sous la forme d’un compte à rebours qui se déroule entièrement la nuit. Carpenter respecte l’unité de lieu et de temps et livre un film sans aucun temps mort. L’action non-stop se mêle à une utilisation parfaite des décors urbains emblématiques de l’île de Manhattan tombée en ruines : le World Trade Center sur le toit duquel Plissken atterrit en planeur, le Grand Central Station transformé en repaire du Duc, les différents ponts minés pour empêcher les prisonniers de s’enfuir... Avec l’aide du jeune James Cameron en charge des modèles réduits et des effets spéciaux Carpenter parvient à créer des plans d’ensembles spectaculaires de ce Manhattan QHS, et donne à son film une ampleur visuelle extraordinaire malgré un budget qui n’est pas celui d’une superproduction de science-fiction. Cela confère au film une ambiance de série B de luxe. Le talent de Carpenter à composer des images dynamiques dans le format large Panavision, son sens du rythme et du montage ne sont pas étranger à cette étonnante réussite esthétique. Après avoir lancé la mode du « slasher » et remis au goût du jour un cinéma fantastique atmosphérique avec Fog, Carpenter lance la mode de la science-fiction post-apocalyptique, en même temps que George Miller (Mad Max en 1979, et sa suite en 1982). Le film s’inscrit dans la tradition d’un cinéma futuriste catastrophiste, où les plaies de l’époque contemporaine (pollution, insécurité, chômage) sont décuplées jusqu’à décrire un monde invivable. Mais contrairement à Soleil vert de Richard Fleischer, Carpenter opte pour un style emprunté à la bande dessinée, à la littérature pulp et surtout au western italien, principale référence de New York 1997. Carpenter prend aussi un alibi futuriste pour exagérer la violence urbaine et un état de déréliction morale déjà exprimée dans des grands films new-yorkais de la décennie précédente comme Un justicier dans la ville de Michael Winner ou Les Guerriers de la nuit de Walter Hill. La projection dans un futur proche encourage Carpenter à exagérer la dimension carnavalesque de son film, avec la description d’une jungle humaine crasseuse et une esthétique de la récupération propice à des outrances vestimentaires et décoratives. Kurt Russell s’amuse dans la défroque de Snake Plissken et démontre des talents d’imitateur vocal en reprenant les intonations de Clint Eastwood dans les westerns de Sergio Leone. Autour de lui, Carpenter réunit une belle distribution de « character actors » qui sont autant d’hommages au cinéma de Sam Peckinpah (Ernest Borgnine, Harry Dean Stanton) et Sergio Leone (Lee Van Cleef). On a souvent loué les qualités de New York 1997 assimilé à un pur exercice de style en oubliant que le projet de Carpenter s’inscrit dans un contexte politique qui le relit à d’autres films contestataires de la fin des années 70 et du début des années 80. La première mouture du scénario de Carpenter date de 1976 et fut écrit dans la foulée du scandale du Watergate. Le portrait peu flatteur que dresse Carpenter du président des Etats-Unis (interprété par Donald Pleasence) est vraisemblablement inspiré par Richard Nixon. La description de Manhattan en gigantesque pénitencier à ciel ouvert n’est pas sans évoquer l’évacuation de la capitale du Cambodge, Phnom Pen, transformée en prison d’état par les Khmer rouges, six ans avant la sortie du film. La mission de sauvetage racontée par le film fait également écho au fiasco de l’opération commando « Eagle Claw » d’avril 1980 au cours de laquelle des soldats américains échouèrent à libérer les otages détenus en Iran. Le mauvais esprit anarchisant de Snake Plissken, son mépris pour toute forme d’autorité rejoint celui de son créateur. A l’instar des films de George A. Romero et David Cronenberg réalisés à la même époque, New York 1997 propose un commentaire critique sur la société nord-américaine et les risques de dérive fascisante. Carpenter allait retrouver une verve subversive encore plus agressive en réalisant Invasion Los Angeles (The Live) en 1988. Olivier Père, Arte.

        En ce début des années 1980, le cinéma américain commence à apprécier les antihéros. Dans ce contexte, le personnage de Snake Plissken tombe à point.
Créé par
John Carpenter, il reflète l’antihéros type, rebelle, révolté contre le système en place, et très individualiste. Contrairement à ce que son image pourrait véhiculer, il a en lui des valeurs fortes, cachées sous une carapace.
Dans un New York carcéral apocalyptique à souhait, aux tons bleutés de la nuit, notre héros recherche un président, et une précieuse bande. Tous les personnages rencontrés sont volontairement bourrés de clichés. Ne voir le film qu’au premier degré nuirait à son appréciation.
Le casting est de tout premier ordre, à commencer par celui de Snake Plissken, interprété par un
Kurt Russell impressionnant. Il l’avouera régulièrement, ce personnage fait partie des préférés de sa filmographie. Il reprendra d’ailleurs ce rôle dans Los Angeles 2013, suite très oubliable.
À ses côtés, une fantastique collection de personnages hauts en couleur, dont un certain président,
Donald Pleasance, déjà complice de Carpenter dans Halloween, la nuit des masques, ou Le prince des ténèbres. Et que dire du « méchant » de l’histoire ? Le Duke, interprété par un Isaac Hayes torturé et bourré de tics. Rajoutez à cela Lee Van Cleef, la brute dans le film de Sergio Leone, Le bon, la brute et le truand, ainsi qu’Ernest Borgnine, et vous obtenez un casting impressionnant pour un film aux relents de série B luxueuse.
Pour accentuer l’efficacité de la réalisation,
John Carpenter use, comme toujours dans les films qu’il réalise, de son talent de compositeur. Avec trois notes, il parvient à imprégner le film d’une ambiance stressante et prenante.
Grâce à un scénario aussi habile qu’inventif, le spectateur est tenu en haleine de bout en bout. La séquence finale ne finira que d’enfoncer le clou.
New York 1997 reste une référence dans les filmographies de John Carpenter et de Kurt Russell. Les effets spéciaux n’ont pas tant vieilli que cela, et cela permet d’apprécier aujourd’hui encore ce petit bijou du genre. Un must pour les aficionados d’anticipation et évidemment pour les fans de John Carpenter. Philippe Jallet, 2018.


ALPHAVILLE

de Jean-Luc Godard, 1965, France/Italie, 1h38, Noir et Blanc

avec Eddie Constantine, Anna Karina


RÉSUMÉ : 1984. Les autorités des "planètes extérieures" envoient l'agent secret Lemmy Caution en mission à Alphaville, une cité déshumanisée, éloignée de quelques années-lumière de la Terre. Caution est chargé de neutraliser le professeur von Braun, le tout-puissant maître d'Alphaville, qui y a aboli tous les sentiments humains. Un redoutable ordinateur, Alpha 60, régit toute la ville. Un message de Dickson, un ex-agent secret, ordonne à Lemmy de "détruire Alpha 60 et de sauver ceux qui pleurent". Mais Lemmy est enlevé, interrogé par Alpha 60 et condamné à mort... 


POINTS DE VUE : Ce poème scintillant, qui alterne le noir profond et les éclairs, est placé par Godard sous le signe de F.W. Murnau, de l’expressionnisme allemand (Lemmy parle des vieux films de vampire que l’on voyait à la Cinémathèque) et de la poésie de Cocteau et de Paul Eluard. Eddie Constantine traverse les zones interdites filmées en images négatives, comme dans Nosferatu et Orphée, puis lit d’admirables fragments de Capitale de la douleur à sa bien-aimée, alors que l’ordinateur tente de lui inculquer les principes de la physique et de la logique moderne. Michel Marie, 1995.


Cinq ans après A bout de souffle, Alphaville en est un peu le négatif. Ici, on erre dans le labyrinthe étouffant d'une ville tentaculaire et inconnue, la nuit. Des néons clignotent « nord » et « sud », et les habitants d'Alphaville perdent le sens de mots comme « conscience ». Eddie Constantine porte l'imper de Lemmy Caution, son visage est de pierre et il semble avoir traversé tous les polars, bu tous les whiskys. Dépêché dans la ville noire où règne un ordinateur-cerveau (Alpha 60, quelques années avant le Hal de 2001), Lemmy se fait passer pour un journaliste au Figaro-Pravda (sic). Sa mission : neutraliser le maléfique von Braun. Son destin, et le coeur du film : réveiller l'amour chez Natacha, fille du professeur. C'est Anna Karina, en qui Godard ne filme plus le pur objet du désir, mais une marionnette à la dérive. Compilant déjà les citations grimaçantes (En quatrième vitesse) ou moroses (Eluard, Céline), ce film mal-aimé reviendra dans Détective ou dans Allemagne année 90 neuf zéro. C'était un peu le Playtime de JLG, avec Lemmy Caution en très sombre Hulot, ouvrant des portes avec rage. On y voit moins la peur du futur que la mélancolie du présent. François Gorin, 2013. 

        Lemmy Caution est envoyé à Alphaville depuis les pays extérieurs dans le but de retrouver la trace du professeur Von Braun et de Henri Dickson. Ce dernier lui apprendra que Von Braun est en réalité à l'origine d'Alpha 60, une machine complexe régissant l'existence d'Alphaville et de ses habitants selon des notions logiques et statistiques. Afin que les règles puissent s'appliquer, les sentiments ou émotions doivent être éradiqués. Les habitants qui ne voudront pas ou ne parviendront pas à faire fi de leur «humanité» seront donc rééduqués ou exécutés. Lemmy Caution comprend alors bien vite qu'il doit mettre fin aux agissements du professeur et de sa création, laquelle envisage du reste une guerre préventive contre les pays extérieurs…

C'est sous la plume de l'écrivain britannique Peter Cheyney que naîtra en 1936 le personnage de Lemmy Caution. Inspecteur du FBI désabusé et énergique, Caution apportera la célébrité à son créateur et connaîtra treize aventures au format papier (romans et nouvelles). Il faudra attendre 1952 pour que le personnage prenne enfin vie sur grand écran. Ce sera dans le BRELAN D'AS de Henri Verneuil, un film constitué de trois sketches dans lequel Caution sera interprété par l'acteur allemand John Van Dreelen. L'année suivante, le personnage trouve celui qui deviendra son incarnation au cinéma durant presque quarante années, Eddie Constantine.  

Constantine est à l'origine chanteur. Sa carrière américaine ne décolle guère et c'est pourquoi il accepte sans peine de suivre son épouse danseuse à Monte Carlo puis à Paris. C'est dans l'un des cabarets de la capitale qu'il sera repéré par Edith Piaf qui le prendra sous son aile. Sa gueule burinée lui permet finalement d'obtenir le rôle de Lemmy Caution dans LA MÔME VERT DE GRIS, un polar de série B mis en scène par Bernard Borderie (la saga des ANGELIQUE ainsi que cinq «Lemmy Caution»). Eddie Constantine deviendra dès lors indissociable de son personnage, et ce durant quatorze films. L'homme ira même jusqu'à prénommer son fils «Lemmy» en 1957 ! À cette époque, les films ne sont que des adaptations des romans de Cheyney et il faudra attendre 1962, avec LEMMY POUR LES DAMES, pour que le protagoniste se détache significativement de son créateur. En 1965, Jean-Luc Godard met en scène Eddie Constantine et par là même son double fictionnel. Le réalisateur d’À BOUT DE SOUFFLE décide d'injecter le «célèbre» espion dans une histoire qu'il a lui-même écrite, totalement détachée des travaux de Cheyney et se déroulant dans un univers futuriste et fantastique. Cette étonnante parenthèse prendra le nom d'ALPHAVILLE, judicieusement sous-titrée UNE ETRANGE AVENTURE DE LEMMY CAUTION

Avec ALPHAVILLE, Jean-Luc Godard réalise tout d'abord un métrage déstabilisant car mêlant passé, présent et avenir. Le passé, c'est bien évidemment le personnage de Lemmy Caution qui pourrait à lui seul inscrire le film dans la catégorie des «films noirs» rétros dont Bogart fut l'un des plus illustres emblèmes. Le nom de «Dick Tracy» (personnage des années 30) sera en outre mentionné par Caution, à titre de clin d'œil... À ces influences ou références s'ajoutent par ailleurs le visuel et même l'aspect sonore du film que Jean-Luc Godard torture jusqu'à évoquer les travaux expressionnistes précurseurs de Fritz Lang ou Friedrich Murnau. Par le positionnement de sa caméra, le réalisateur crée le malaise et même la folie. Par l'usage de voix mécaniques et répétitives, il anéantit l'humanité et engendre la solitude…

Mais ALPHAVILLE, c'est aussi la mise en scène d'une architecture moderne (bâtiments, voies rapides, éclairages, escaliers, bureaux, etc...) au service d'un univers futuriste. Jean-Luc Godard nous brosse en effet le portrait d'un avenir inquiétant sur la seule base d'un présent froid et déshumanisé. L'évocation des HLM («Habitations de Longue Maladie») côtoie ainsi les images de bâtiments modernes épurés, contrastant eux-mêmes avec la vision de chambres minimalistes et délabrées. «Le futur d'ALPHAVILLE est menaçant ? Vous vous trompez, c'est notre présent qui l'est !» semble nous dire le réalisateur dans l'un de ses élans contestataires…

Pour son histoire, Jean-Luc Godard emprunte du reste énormément à la dystopie «1984» de George Orwell. On retrouvera donc dans ALPHAVILLE le fameux «Big Brother» (ici nommé «Alpha 60»), le déni des sentiments amoureux, une variante de la double-pensée ainsi qu'un appauvrissement progressif et forcé de la langue. Reste que si les points communs sont nombreux, la finalité des deux œuvres n'est pas vraiment la même. En effet, là où Orwell livrait une histoire très politisée et axée sur la dénonciation d'un régime totalitaire, Godard use des mêmes images / idées pour nous livrer une réflexion d'ordre philosophique, voire poétique. ALPHAVILLE met ainsi en scène la lutte entre la logique et l'émotionnel, l'opposition des mathématiques et de la langue, l'incapacité à retranscrire l'émotionnel grâce au cartésien. «Alpha 60» étant la machine, l'humanité est bien évidemment représentée par un Lemmy Caution attaché aux mots, aux écrits, aux sensations et aux sentiments. Plus cultivé qu'à son habitude, le personnage cite Louis-Ferdinand Céline (par le biais de «Voyage au bout de la nuit») et le poète Paul Éluard (via son recueil «Capitale de la douleur», inspiration majeure pour ALPHAVILLE), tente de faire revivre un vocabulaire banni et ose, comble de la folie, faire naître l'amour…

La voix d'«Alpha 60» (celle d'un homme ayant subi une trachéotomie) accompagne par ailleurs le récit et dispense en «off» quelques réflexions, lesquelles pourraient être autant de passionnants sujets de dissertation. La démarche a cependant ses limites et ALPHAVILLE devient assez rapidement «imbuvable» de par sa richesse et ses nombreuses références. Au point qu'une seule vision semble ne pas suffire et que le rythme plutôt lent de l'aventure devient par instant une bénédiction. La cohérence du récit passe régulièrement au second plan et Jean-Luc Godard accumule les raccourcis et autres bizarreries. Doit-on y voir là une détérioration des «règles» narratives en phase avec la destruction d'«Alpha 60», entité rationnelle figée ? Possible. Quoiqu'il en soit, l'ensemble reste finalement en phase avec le jeu désinvolte et amusé d'un Eddie Constantine que l'on sent perdu. En effet, le Lemmy Caution d'ALPHAVILLE se montre plus parodique que jamais, résolvant ses problèmes d'une balle dans la tête et se jouant constamment de son image de gros dur.

Face à lui, Anna Karina, superbe muse (et épouse durant sept années) de  Godard, donne vie à un personnage aussi fascinant que froid. Il faudra attendre le plan final pour que son visage s'illumine et laisse enfin transparaître l'humanité, alors que le couple fuit une Alphaville laissée en plein chaos. Au chapitre des acteurs, tous convaincants, nous noterons la présence de Howard Vernon, ici dans le rôle du professeur Von Braun, alias Nosferatu (!). Il est du reste amusant d'ajouter que Vernon, acteur fétiche de Jess Franco, avait déjà rencontré Eddie Constantine et son alter-ego Lemmy Caution en 1953 dans LA MÔME VERT DE GRIS…

Bien qu'il soit souvent considéré comme mineur dans la filmographie de Jean-Luc Godard, ALPHAVILLE n'en est pas moins une œuvre foisonnante et ambitieuse. Malgré son aspect «décalé», cet opus de la saga Caution restera sans aucun doute le plus marquant. Constantine en sera du reste parfaitement conscient et retrouvera Godard en 91 pour ALLEMAGNE 90 NEUF ZÉRO, une aventure là encore assez particulière de Lemmy Caution… Xavier Desbarats.

L’INVASION DES PROFANATEURS DE SÉPULTURE

Invasion of the Body Snatchers

de Don Siegel, 1956, US, 1h20, Noir et Blanc

avec Kevin McCarthy, Dana Wynter


RÉSUMÉ : À Santa Mira, petite ville de Californie, le Dr Bennell et son confrère psychiatre le Dr Kauffman sont déconcertés par une série d’événements étranges : parmi leurs concitoyens, certains ne reconnaissent plus leurs proches parents. On découvre alors un corps bizarre dont le visage inachevé ressemble à celui de leur ami Jack Belicec. Dans la serre de celui-ci, d’énormes cosses s’entr’ouvrent, contenant d’autres corps. Miles Bennell comprend qu’une invasion martienne vient de commencer, les envahisseurs prenant l’apparence des humains. Mais à qui peut-il se fier ?


POINTS DE VUE : Renouvelant subtilement le thème de l’invasion extraterrestre, ce scénario remarquablement agencé, où la terreur va crescendo, illustre avec une efficacité confondante le thème de la paranoïa - à tel point qu’il a souvent été considéré, au-delà de son prétexte de science-fiction, comme une parabole déguisée sur le maccarthysme. Bien sûr, les haricots géants venus d’ailleurs peuvent symboliser, comme les rhinocéros de Ionesco, toute forme de totalitarisme. C’est ce qui fait la force de ce film. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.


Un petit garçon ne reconnaît plus sa mère ; une jeune femme trouve son oncle distant : la ville de Santa Mira, en Californie, change imperceptiblement, de l'intérieur. Seul le docteur Bennell sent confusément qu'un danger plane. Le film démarre sur son visage, en sueur. Il crie qu'il n'est pas fou, mais les médecins lui prescrivent un sédatif. Flash-back : quelques jours auparavant, à Santa Mira, petite ville tranquille de Californie... 

Don Siegel nous plonge tout de suite dans un climat d'angoisse paranoïaque avec ce héros terrorisé. Le spectateur sait qu'il le retrouvera dans cet état à la fin du film, et le déroulement de l'intrigue est suspendu à cette conclusion fatale (il est d'autant plus dommage que les producteurs aient imposé un happy end qui surgit inopinément). Tout se passe de nuit, dans un noir et blanc plus noir que blanc. Comme la peur du communisme sévit alors aux Etats-Unis, il est tentant de voir dans cette histoire d'aliens qui prennent insidieusement possession des corps une parabole politique réactionnaire. « Il faut lutter pour rester humains. Plutôt mourir que de vivre sans amour ni sentiment » : cet aspect pamphlétaire nuit au film, ainsi que quelques facilités de scénario agaçantes. Mais Don Siegel impose une mise en scène sèche et concise, notamment dans la dernière partie, une course-poursuite dans les collines entre Bennell et tous les habitants de Santa Mira. Haletant. Anne Dessuant, 2013.

      Satire bien affûtée de son époque, L’invasion des profanateurs de sépultures est une adaptation d’un roman de Jack Finney sorti deux ans plus tôt, réalisée par le roublard Don Siegel, futur auteur de L’inspecteur Harry. Un film qui marque le début d’une longue tradition de science-fiction, car ce concept tout droit sorti d’un épisode de La Quatrième dimension a été adapté pas moins de quatre fois depuis sa parution. Si la version de 1978 signée Philip Kaufman est un vrai chef-d’œuvre et sans aucun doute le meilleur film du lot, le long-métrage qui nous intéresse a l’avantage de bénéficier d’un timing parfait. En effet, dans l’Amérique des années 50, alors sous la coupe du maccarthysme et de la peur rouge, l’imaginaire et la métaphore étaient les meilleures armes des cinéastes voulant outrepasser la censure pour se moquer ouvertement de l’état de leur société. Un milieu propice pour un film reposant entièrement sur la paranoïa, la peur de l’autre et une invasion invisible.

Pourtant, la malice du scénario vient de la façon avec laquelle il reste délibérément libre d’interprétation. Le film de Don Siegel dénonce-t-il le communisme et sa vile corruption des valeurs américaines, ou se moque-t-il de la bien-pensance faisandée de McCarthy et ses alliés ? C’est selon, car si l’on sait que Don Siegel penchait du côté du conservatisme (cf les aventures de Harry Callahan), le scénario de Daniel Mainwaring prend bien la peine de souligner le fait que l’une des premières victimes de l’invasion est un écrivain et scénariste, allusion évidente à Dalton Trumbo et à bien d’autres auteurs de l’époque, victimes de la censure et blacklistés.

Don Siegel est un réalisateur qui ne fait jamais de fioritures et cela se ressent particulièrement ici. Si visuellement le film n’impressionne guère, le cinéaste délivre un thriller haletant et bref, qui n’a rien perdu de son efficacité aujourd’hui et tient toujours en haleine. Le sort forcément sordide qui attend le malheureux docteur Bennell, campé par l’excellent Kevin McCarthy, est raconté via un dispositif de flash-back qui annonce dès le départ que le film est une fuite en avant, une bataille perdue d’avance. Dommage, car la merveilleuse Dana Wynter, au charme vénéneux, aurait bien mérité qu’on la sauve. À noter que si l’acteur principal est bien le cousin d’un sénateur McCarthy, il s’agit d’Eugene McCarthy et non du tristement célèbre Joseph McCarthy, avec lequel il n’entretient aucun lien de parenté. Dommage, la satire n’en aurait été que plus mordante...

Au panthéon des grands films de science-fiction métaphoriques des années 50, L’invasion des profanateurs de sépultures (qui, au passage, ne profanent aucune sépulture dans le film, merci les traducteurs français !), trône un peu en dessous du Jour où la Terre s’arrêta du grand Robert Wise et de La Quatrième dimension de Rod Sterling, mais n’en reste pas moins un joli classique qui sera transformé en chef d’œuvre en 1978, avant d’être bizarrement repris par Abel Ferrara dans son ovni de 1993 et par Oliver Hirschbiegel en 2007 avec Invasion, seul ratage du lot. Bref, un joli héritage malgré tout pour ce classique de la paranoïa sur pellicule. Jean Demblant, 2016.

2001 : L’ODYSSÉE DE L’ESPACE

2001 : A Space Odyssey

de Stanley Kubrick, 1968, US, 2h40, Couleurs

avec Keir Dullea, Gary Lockwood


RÉSUMÉ : A l'aube de l'humanité, des singes anthropoïdes vivent dans un milieu hostile et violent. Quelques-uns d'entre eux découvrent un jour un énigmatique monolithe noir, tombé du ciel, qui semble modifier leur comportement. Soudain inspiré, l'un de ces primates crée le premier outil avec un os et s'en sert pour chasser et se défendre. Des millénaires plus tard, en 2001, le docteur Heywood Floyd se dirige vers la Lune à bord d'un vaisseau spatial. Il est chargé d'une mission confidentielle : il doit enquêter sur un monolithe découvert au cours de fouilles dans le cirque lunaire de Tycho. Selon les premières observations, l'objet émettrait un signal mystérieux... 


POINTS DE VUE : Date historique pour la science-fiction, 2001 a bénéficié d’un important budget, qui a permis à Stanley Kubrick de donner leur crédibilité aux moindres détails, avec la collaboration des ingénieurs de la NASA. En même temps, ce super documentaire - où les engins spéciaux (de fabuleuses maquettes de Douglas Trumbull) ont vraiment l’air de sillonner l’espace - est aussi une merveilleuse féérie, la magie surannée des valses de Strauss se substituant à la musique pseudo-éléctronique de la SF des années 50…

Surtout, la mise en scène de Kubrick a renoncé à toute application, contrairement à la longue nouvelle de Clarke où le « foetus astral » revenait implanter une nouvelle race sur la Terre dévastée entre-temps par une apocalypse nucléaire. Signe de modernité, ce choix a entraîné une multitude d’interprétations, y compris les plus métaphysiques : le fameux monolithe, qui change le cours de l’histoire et détermine l’évolution de l’univers, serait-il une métaphore divine ? Toujours est-il qu’en répudiant toutes les naïvetés et le folklore traditionnel du genre, Kubrick a signé le « premier film de SF pour adultes ». Désormais, il y a avant et après 2001 ! Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.


Des anthropoïdes découvrent un étrange monolithe. Et l'un d'eux, soudain, a l'idée de faire une arme d'un os brisé. Il le lance en l'air. L'objet tournoie et... se transforme en vaisseau spatial : quatre millions d'années plus tard, le docteur Floyd est en route pour la Lune, où l'on vient de découvrir... un monolithe. 

Le Beau Danube bleu rythme un lent ballet d'astronefs. Images d'une poésie futuriste et glacée. Le film ouvre une brèche d'infini dans l'imagination du spectateur : sous le space opera se cache une parabole métaphysique vertigineuse. Kubrick s'interroge sur les origines et le devenir de l'humanité. Il fait du monolithe, envoyé par une intelligence extraterrestre, un symbole de la connaissance. Grâce aux vertus ambiguës de cette « pierre », les hommes primitifs découvrent l'arme avant l'outil. Hal, l'ordinateur pensant, devient meurtrier. L'homme peut-il se confondre avec ses progrès technologiques, se prendre pour Dieu ? 

Le silence se taille une place énorme, angoissante. On suffoque un peu, dépassé, enivré. Comme l'un des personnages, flottant dans le cosmos, on est seul, avec notre respiration, scansion binaire et mystérieuse de notre existence. Cécile Mury, 2016. 

     « Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Il y a d’étranges échos de cette formule de Pascal dans le début de 2001 : l’odyssée de l’espace, dont les premières minutes se contentent d’un écran noir qui laisse l’entière place aux scintillements sonores de la musique de Ligeti. Dès l’ouverture réelle, qui fait entrer en collision les notes initiales d’un poème symphonique grandiose et l’alignement de planètes dans la lumière du soleil, nous sommes projetés du minimalisme monochrome à l’espace intersidéral, et se dessine là une idée assez juste du programme intense qui attend le spectateur.

Derrière sa réputation de premier grand long-métrage de science-fiction de l’histoire, le film est en effet davantage une expérience d’abstraction métaphysique qu’une œuvre de genre. Précisément, Kubrick parvient à asseoir tout un ensemble de codes précis - mise en valeur de la beauté technologique, disproportion de l’homme par rapport au vaisseau et à l’espace... - sans jamais tomber dans les affres de la caricature ou pire, le risque de se démoder. Quarante ans après sa sortie, tout en étant entièrement passé à côté des évolutions de la technique, l’univers du cinéaste est toujours aussi crédible dans sa cohérence et son esthétique propres. C’est ce caractère d’universalité qui constitue d’ailleurs le propos central : le monolithe tant de fois parodié traverse la chronologie du récit, depuis ce qui est présenté comme « l’aube de l’humanité » jusqu’à un « au-delà de l’infini » incertain et contradictoire. 2001 : l’odyssée de l’espace est une méditation peu bavarde et par là troublante, comme si le spectateur parvenait à se retrouver isolé face au cosmos. 

Le voyage spatial de Kubrick comporte en effet un pouvoir certain d’envoûtement. Pour peu que l’on accepte de se laisser glisser dans le rythme, ce dernier combine les tempos et les atmosphères dont il suffit de suivre le cours. Jamais l’action représentée n’est spectaculaire en elle-même : on voit les astronautes dessiner, manger, écouter les messages de leurs proches... Pourtant, chaque plan contient sa particularité esthétique et dynamique, sublimée par le format large choisi par le réalisateur. Même si l’on retrouve ce goût de la composition étudiée et minutée à la perfection dans les autres œuvres du cinéaste (notamment le virtuose Orange mécanique), c’est peut-être ici que Kubrick signe une véritable partition musicale, avec ses lignes et ses contrepoints. Le pari était audacieux, car le résultat s’affranchit à plusieurs reprises des nécessités narratives classiques, pour prendre la tangente de l’hermétisme. Cependant, le film, sorti moins d’un an avant la réussite de l’expédition Apollo 13 sur la Lune en plein contexte de guerre froide, fut interprété comme une célébration de la conquête spatiale américaine. Pour envoyer une réponse sur ce domaine, les Soviétiques commandèrent à Andrei Tarkovski son Solaris... qu’il fit tout aussi métaphysique et éloigné des idéologies dominantes que son confrère américain. Ironie de l’histoire du cinéma ? Les grands esprits se rencontrent, mais ne sont pas toujours forcément bien compris. Camille Lugan, 2018.

GODZILLA

Gojira

d’Ishiro Honda, 1954, Japon, 1h20, Noir et Blanc

avec Raymond Burr, Takashi Shimura


RÉSUMÉ : À la suite d'essais nucléaires, un monstre préhistorique sort de la léthargie où il était plongé depuis des milliers d'années et détruit tout sur son passage. 


POINTS DE VUE : La hantise nucléaire qui plane sur le Japon depuis les explosions d’Hiroshima et Nagasaki est très sensible dans Godzilla, modèle des films à monstres gigantesques baptisés « keija » par les Japonais. Une manière de ressusciter, à travers un scénario bâti sur le schéma de King Kong, les dragons des anciennes légendes qui ne crachent plus le feu mais un rayon radioactif ! La conception du monstre et les effets spéciaux semblent, aujourd’hui, d’une grande naïveté (surtout l’utilisation des maquettes) mais celle-ci ne manque pas de charme. Gérard Lenne, Journaliste et Critique, 1995.


Avant d’être une figure de la pop culture, le lézard Godzilla fut une allégorie imparable du péril atomique. Ce film de 1954 inaugurait une saga d’une quarantaine de volets, et tout un pan du cinéma japonais : le kaijū eiga (film de monstre géant). Produit par Tōhō (une des plus grandes maisons de production de l’archipel), il fut élaboré par une équipe qui allait devenir la dream team du genre : le réalisateur Ishirō Honda, le responsable des effets spéciaux Eiji Tsuburaya et le compositeur Akira Ifukube. Et l’acteur Haruo Nakajima, qui jouait la créature à l’intérieur d’un costume de latex, de bambous et de fils de fer, pour un poids total compris entre 100 et 150 kilos. 

Ce qui frappe, c’est moins la poésie des trucages à l’ancienne que la noirceur du récit. Ressurgi des profondeurs à la suite d’essais nucléaires (référence aux expérimentations américaines sur l’atoll de Bikini, dans le Pacifique), le dinosaure transforme Tokyo en une « mer de feu », ressuscitant les démons de la guerre : les bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, ainsi que les raids aériens contre la capitale nippone début 1945. Rien à voir, donc, avec l’affrontement puéril de bestioles géantes — une dynamique enclenchée l’année suivante avec Le Retour de Godzilla. - Nicolas Didier, 2020.

        En 1954, Ishirō Honda marque le septième art de son empreinte en créant le genre du « Kaiju Eiga » (films de monstres géants japonais) avec Godzilla, son mythe fondateur. Six décennies plus tard le roi des monstres rugit toujours, il est entré dans la culture populaire (son étoile sur Hollywood boulevard en atteste !), devient indissociable du Japon et continue de fasciner le monde du cinéma. C’est un concurrent sérieux du King Kong américain de 1933 signé Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack qui voit le jour sous la houlette de Tomoyuki Tanaka producteur à la Tōhō et du réalisateur Ishirō Honda (pour le clin d’œil, les deux géants s’affronteront dans King Kong contre Godzilla par le même Honda en 1962). 

Contrairement au grand singe, leur créature ne sera pas animée en stop motion. C’est un cascadeur endossant un costume en latex qui se chargera d’incarner le monstre et faire voler de nombreuses maquettes en éclat. Ce dernier sera filmé au ralenti pour donner une impression de lourdeur et de gigantisme à la bête.
Pour se remettre dans le contexte japonais du milieu des années 50, les plaies du traumatisme de Hiroshima et Nagasaki sont encore béantes et la guerre froide qui s’engage entre les deux blocs sur fond de supériorité stratégique nucléaire fait planer sa menace sur le globe. Dans le film de
Honda, Godzilla envoie un message fort puisqu’il incarne cette peur de l’atome. Réveillé par des essais de bombes H américaines dans le Pacifique, il symbolise une nature destructrice et vengeresse qui se retourne contre l’Homme. De ce fait, le ton du film joue de son côté sombre et sérieux pour mieux atteindre les consciences.

Le questionnement moral associé à la menace qui vise certains des personnages est également bienvenu. Nous avons le professeur Yamane (Takashi Shimura), un paléontologue qui souhaiterait que l’on étudie et que l’on comprenne Godzilla plutôt que l’exterminer, ou encore le docteur Serizawa (Akihiko Hirata), créateur du "destructeur d’oxygène", une nouvelle invention (et possible solution face au monstre) qu’il souhaite cependant garder secrète car elle pourrait rapidement devenir une arme destructrice utilisée à mauvais escient.
Les effets spéciaux ont pris un sacré coup de vieux mais demeurent tout de même impressionnants pour leur époque. La marche de
Godzilla sur un Tokyo en flamme est une vision qui marquera longtemps les esprits. Nous retiendrons aussi le thème musical inspiré et entêtant d’Akira Ifukube qui sera repris sur bon nombre de films de la monstrueuse saga (pas moins d’une trentaine de films au compteur quand même).
Godzilla l’original s’affirme donc comme un grand classique du « Kaiju Eiga ». Ce film catastrophe dénonçant les méfaits du nucléaire aura grandement contribué à bâtir la légende du roi des monstres. Beaucoup plus recommandable que lorsque le Big Monster est exploité comme un ami des enfants (les films de Jun Fukuda...) ou en défenseur de l’humanité.  Pierre Vedral, 2018.


SOLEIL VERT 

Soylent Green

de Richard Fleischer, 1973, US, 1h37, Couleurs

avec Charlton Heston, Edward G. Robinson


RÉSUMÉ : En 2022, le monde surpeuplé se nourrit de plaquettes de plancton à défaut d’autre nourriture. Le plancton est baptisé « soylent » rouge ou jaune selon les jours de la semaine. Mais le plancton miné par la pollution se meurt. C’est alors qu’est mis sur le marché le « soylent » vert. À New York, 40 millions d’habitants, incroyablement entassés, vivent dans des conditions lamentables concentrationnaires. Il n’y a plus de circulation que pour les voitures officielles (des SITA). Des îlots luxueux demeurent gardés comme des forteresses. Il en est de même de quelques arbres restés à New York. Il est interdit de sortir de la ville. Quand le richissime Simonson est assassiné, le détective Thorn, du 14e secteur, mène l’enquête. Il découvre, avec l’aide de son « biblio-flic », Sol Roth, que Simonson s’est littéralement laissé tuer. Il était l’un des patrons de la firme Soylent qui nourrit la moitié de l’humanité. Le Gouverneur fait assassiner le prêtre qui avait reçu la confession de Simonson, puis essaie d’étouffer l’affaire. Mais Thorn s’obstine. Roth, qui a découvert la vérité, préfère l’euthanasie. Le détective Thorn pénètre dans l’usine Soylent où se fabrique le « soylent » vert… Il découvrira avec horreur de quoi il est fait.


POINTS DE VUE : La réussite de ce film vient de ce qu’il amplifie à peine les problèmes de cette fin de siècle et que ce futur est tout à fait plausible. Le film en est d’autant plus terrifiant. Les extérieurs montrent un New York connu, surpeuplé et baigné dans un brouillard vert prophétique. Les intérieurs, moins réussis, n’échappent pas à la stylisation « metallico-psychédélique » de beaucoup de films de science-fiction. La scène où Thorn découvre, dans un film, la Terre d’aujourd’hui présentée comme un paradis est bouleversante. Stéphan Krezinski, 1995.


Le portrait que brosse Richard Fleischer de la mégapole crasseuse de l’avenir, étouffante de surpopulation, n’a rien que de plausible et l’on peut s’effrayer, à la lumière de ce que nous connaissons en 1973, de ce que sera notre environnement dans un demi-siècle. C’est la fin d’un monde, le nôtre. Le roman de Harry Harrison est typique de l’école américaine moderne de science-fiction : nous ne sommes plus dans le domaine du space-opéra, mais dans un futur extrêmement probable. Le pessimisme caractérise nettement la science-fiction américaine. Le film est assez impressionnant, au-delà de l’anecdote, dans sa condamnation de notre monde actuel et de nos insouciances criminelles : tout cela est probable, hélas ! Fleischer conte fort bien son histoire, et son film comporte d’excellents morceaux de cinéma. Charlton Heston dans un rôle voisin de celui qu’il tenait dans Le Survivant est fidèle à lui-même. Mais on ne verra pas sans émotion mourir à l’écran Edward G. Robinson (la séquence est assez incroyable) dont ce devait être le dernier film. Et si l’on devine un peu trop facilement l’abominable secret du film, il est d’une logique presque parfaite dans l’avenir que les auteurs nous montrent. Ce cri d’alarme cinématographique peut-il être entendu ? G.A., Image et Son n°288-289.


Œuvre majeure sur le réchauffement climatique, sorti aux États-Unis en 1973 alors que l’écologie montait en puissance, Soleil vert raconte l’enquête d’un policier sur l’assassinat d’un notable, conclue par une révélation aussi fracassante que celle de La Planète des singes de 1968 — autre monument de la SF avec Charlton Heston. Le cinéaste déroule un fil rouge de film noir dans un décor d’anticipation : New York en 2022, nimbé d’un smog jaunâtre. Comme dans ses polars de série B des années 1940-1950, il combine intrigue solide et violence sèche — des émeutiers évacués à la pelleteuse. 

Les idées visionnaires foisonnent. Si la borne d’arcade tient du rétrofuturisme — il s’agit de Computer Space (1971), l’un des premiers jeux vidéo de l’histoire —, le cinéaste préfigure, mine de rien, la réalité virtuelle. Ainsi de ce vieil homme (bouleversant Edward G. Robinson, dans son dernier rôle) allongé dans un dôme projetant les images du monde d’avant (fleurs, forêts, poissons), désormais disparu. Ou qui déguste, la larme à l’œil, une pièce de bœuf, version carnée de la madeleine de Proust. 

Un demi-siècle plus tard, le réchauffement s’accentue, la biodiversité s’effondre. Tant que les multinationales et les gouvernements n’auront pas compris la nécessité de dévier la trajectoire de l’humanité, le soleil vert brillera à l’horizon. Nicolas Didier, Télérama, 2022.

MONDWEST

Westworld

de Michael Crichton, 1973, U.S.A., 1h28, Couleurs

avec Yul Brynner, Richard Benjamin, James Brolin


RÉSUMÉ : Deux jeunes businessmen de Chicago, Peter Martin et John Blane partent en vacances à Delos, un complexe de loisirs futuriste, où trois mondes ont été recréés, et sont habités par des robots qui imitent parfaitement le êtres humains, sans pouvoir leur causer le moindre dommage. Peter et John choisissent de vivre à Westworld, où l’on retrouve une petite ville de l’Ouest américain vers 1880. Là, ils vont pouvoir jouer aux cow-boys comme dans les films, ils s’attaquent avec succès au cavalier noir, tueur trop lent pour eux. Mais bientôt la mécanique délicate des robots se détraque, et ceux-ci se retournent contre les humains. Le tueur de Westworld se révèle une menace mortelle : il abat Blane dans un duel et poursuit Martin à travers les autres mondes de Delos…


POINTS DE VUE : Ce très remarquable film de (presque) « science-fiction » est écrit et mis en scène par un des plus jeunes réalisateurs américains. Écrivain, on lui doit Le mystère Andromède, filmé par Robert Wise. Après un début quasi-idyllique, dans un décor de western dans la grande tradition du genre, où les deux héros, américains bien moyens, se défoulent allègrement en abattant des robots trop humains, une sourde inquiétude s’installe, qui ira s’amplifiant jusqu’à un final-poursuite qui laisse le spectateur haletant. Un sujet aussi remarquable aurait mérité un réalisateur chevronné : par manque de technique et d’invention de mise en scène, Michael Crichton ne signe qu’un bon film. Le sujet, les idées du scénariste ne sont pas toujours bien exploitées. N’importe, Westworld va marquer dans les annales du genre, et les amateurs de fantastique s’en régaleront. En robot sorti des Sept mercenaires, et se parodiant allègrement, Yul Brynner réalise une composition assez stupéfiante. Tous les effets spéciaux sont remarquables et l’ouvrage abonde en moments spectaculaires. G.A. Image et Son n°288-289.


        Un parc d'attractions où les pensionnaires s'immergent dans des reconstitutions de la Rome antique ou d'une bourgade du Far West... Et ils ont tous les droits : aimer, se battre, tuer. Car les habitants sont des robots... 

Remplacez les robots par des dinosaures et retrouvez, à peine adaptée, la trame de Jurassic Park - tiré d'un livre du même Michael Crichton ! Soit le mercantilisme des concepteurs d'un parc révolutionnaire, pas plus embêtés que ça de voir leurs clients devenir la proie d'attractions franchement hostiles, et qui, au lieu de sagement fermer boutique, s'obstinent... Michael Crichton se voyait à l'époque plus cinéaste que romancier : il avait tort. Mondwest souffre d'une mise en scène tristement terne. On finirait presque par comprendre Yul Brynner, parfait en robot hiératique, désireux de liquider ces humains jouisseurs et antipathiques ! Télérama, 2011.

        En 1983… Bon… Dans le futur, pour mille dollars par jour, il est possible de revivre l'Ouest sauvage, l'époque médiévale ou l'antiquité grâce à Delos. Un parc d'attraction pour clients fortunés qui proposent trois univers où tout est possible !

Lors d'une visite à Disneyworld, l'écrivain Michael Crichton est impressionné par l'aspect réaliste des personnages animatroniques du parc d'attraction. Au point qu'il pense écrire un livre à propos d'un centre de loisirs où les visiteurs vont côtoyer des robots ressemblant comme deux gouttes d'eau à des êtres humains. Mais il va changer d'optique en cours de route et, plutôt qu'un roman, il rédige un scénario. Déjà réalisateur d'un téléfilm, PURSUIT, le romancier propose de mettre en scène lui-même MONDWEST lorsque la MGM achète son scénario. Toutefois, la maison de production n'accepte de prendre Michael Crichton en tant que réalisateur à la condition que le film soit emballé pour une somme d'un million de dollars. Ce budget dérisoire va se heurter assez vite à l'ambition du projet. Après des tractations, la MGM accordera une rallonge de 250.000 dollars ce qui reste encore bien peu pour reproduire les différents décors du film ou encore créer des effets spéciaux futuristes. L'équipe du film va donc devoir redoubler d'ingéniosité pour faire des économies tout en reproduisant à l'écran le caractère ambitieux de MONDWEST ! Dans le même souci d'épargner le budget, Michael Crichton fait un choix audacieux, celui de ne tourner que les prises nécessaires au montage du film tel qu'il a prévu. Un risque qui aurait pu poser des problèmes au moment du montage puisqu'il aurait alors été impossible de tourner de nouvelles séquences additionnelles. Mais même en faisant ainsi, chaque journée de tournage va ressembler à un marathon de manière à filmer tous les plans requis !

Une production qui ne fut pas de tout repos et un budget réduit au minimum vont donner un résultat inattendu. En effet, la MGM décide de faire une projection test de manière à jauger le métrage auprès d'un public. Les retours sont alors enthousiastes pour quasiment tous les spectateurs présents. Quand le film sera lancé dans les salles, le même accueil sera fait à MONDWEST. Le film rapportera ainsi presque le double de son budget lors de la première semaine d'exploitation, limitée à ce moment là seulement à trois villes américaines. MONDWEST suscitera alors une suite trois ans plus tard avec FUTUREWORLD,  intitulé LES RESCAPÉS DU FUTUR en France. Malgré le succès mitigé de cette suite, une série télévisée sera aussi mise en chantier, BEYOND WESTWORLD, mais elle sera rapidement annulée après seulement cinq épisodes.

De manière à présenter l'univers de MONDWEST, Michael Crichton utilise un candide, son héros découvre, à l'instar des spectateurs, le monde peuplé de robots qui semblent plus vrais que nature. Comme guide, il est accompagné d'un ami qui s'amuse de la surprise de son compagnon au fur et à mesure qu'il lui fait des révélations. On notera que le personnage interprété par James Brolin a une attitude blasée face à l'incroyable univers qui l'entoure, l'ayant déjà visité, tout cela semble des plus naturels. Michael Crichton va, dans le même temps, adopter un parti pris surprenant dans un métrage de science-fiction. Hormis les séquences essentielles, le cinéaste ne va pas se focaliser sur l'aspect haute technologie de l'endroit. Au contraire, durant pas mal de séquences, il va conserver un aspect très naturel. L'aspect étrange de la situation ne sera alors suscité que par les remarques des personnages principaux. Une bonne façon, aussi, de placer le spectateur face à une interrogation que se posera le héros : parmi les personnes rencontrées, lesquels sont des robots ? Evidemment, le budget réduit n'est peut être pas totalement étranger à ce choix de mis en scène. Mais c'est une approche qui s'avère plutôt efficace et subtile. D'ailleurs, outre le côté science-fiction, MONDWEST est aussi une manière pour Michael Crichton d'aborder des thèmes sociaux. Passé l'aspect merveilleux de ce parc d'attraction, si les visiteurs ne se posent pas de question, le film interroge plutôt le spectateur. Un peu réticent, le héros se laisse embringuer dans une partie de jambe en l'air avec un robot et apprécie de flinguer ceux qui se mettent sur son chemin. Autant dire que les trois univers dépeints dans le film sont autant d'option pour les visiteurs fortunés qui ont l'envie d'assouvir leurs pulsions en toute sécurité et impunité. Cela mène donc assez naturellement les deux héros a franchir la ligne entre le bien et le mal. Ils vont alors se transformer en hors la loi. À mille dollars la journée, tout est possible ! Une courte séquence, au début du film, nous montre ainsi un couple, chacun ayant choisi un monde différent pour son séjour. Leurs réactions face à la présentation des mondes, médiéval et antique, ne laissent planer aucun doute sur ce que chacun va y chercher. Pour autant, Michael Crichton s'en amuse et en fait une séquence savoureuse. Car si le fond de MONDWEST est loin d'être idiot, le cinéaste en a fait un véritable film de divertissements que l'on pourra décortiquer ou bien simplement visionner au premier degré. Mais, dans ce dernier cas, il faudra être un peu indulgent avec un scénario qui utilise quelques facilités ou bien une technologie qui a cruellement vieilli après quarante ans. Les panneaux bardés de lumières clignotantes et les armoires à bandes magnétiques n'ont pourtant pas attaqué le fond toujours très novateur de MONDWEST.

Les visiteurs des parcs de loisir du film ne viennent pas chercher du réalisme. Cela s'avère assez évident puisque le monde médiéval, la Rome antique ou l'Ouest sauvage sont des représentations fantasmées de chacun des univers. Et quoi de mieux que de retrouver le héros du film LES SEPT MERCENAIRES parmi les cow-boys de l'Ouest ? Ainsi, Yul Brynner reprend quasiment la même tenue que dans le film de John Sturges pour interpréter un cyborg. Véritable atout du film, le comédien prête son charisme à un personnage quasiment muet qui se transformera en véritable TERMINATOR avec une dizaine d'années d'avance sur le film de James Cameron. Car évidemment, le séjour des touristes fortunés va prendre un tournant dramatique quand les machines vont décider de ne plus suivre leurs directives. Rien ne viendra expliquer les raisons de ce soulèvement mécanique : révolte des robots ou bugs ? Michael Crichton ne donne pas de réponse et se contente de montrer un système qui dérape. Et malgré les signes avant coureurs et les mises en garde, la décision est prise de ne pas fermer les installations. Ce fait pourra sembler un peu anecdotique dans MONDWEST mais il sera allègrement repris dans de nombreux films catastrophes. Avec un côté un peu minimaliste, MONDWEST est, en réalité, autant un film de science-fiction que la représentation d'un désastre technologique.

Les robots qui perdent les pédales, Michael Crichton y reviendra quelques années plus tard en réalisant RUNAWAY : L’ÉVADÉ DU FUTUR. On peut d'ailleurs le voir comme un véritable complément à MONDWEST puisque des robots font partie intégrante de la société et il n'est pas rare que des dérapages, accidentels ou intentionnels, mettent en péril la vie d'êtres humains. Mais le plus surprenant, c'est que Michael Crichton reprendra l'idée de MONDWEST dans l'un de ses livres qui sera adapté au cinéma dans JURASSIC PARK. On y retrouvera le parc d'attraction qui perd les pédales et même un personnage qui fera un parallèle amusant avec une attraction de Disneyworld peuplée de personnages animatroniques. La boucle est bouclée ! Antoine Rigaud.

THE THING

THE THING

USA  1982  de John Carpenter

avec Kurt Russell, A. Wilford Brimley…


RÉSUMÉ


Un chien de traineau poursuivi par un hélicoptère norvégien vient se réfugier dans une base américaine en Antarctique. Les Américains sont obligés d’abattre les Norvégiens qui semblent pris d’une folie meurtrière. Mais le chien, enfermé dans le chenil, se transforme en monstre abominable qui s’avère être une forme extraterrestre imitant les cellules des corps vivants.


POINTS DE VUE


Un remake amélioré de la Chose d’un autre monde de Hawks et Niby, mais aussi de Alien de Ridley Scott, qu’il n’égale pas. L’idée du film est que le mal est en nous et que nous sommes notre ennemi intime. cette idée est merveilleusement soutenue par les effets spéciaux où les métamorphoses à vue ont une réalité organique écœurante mais étonnante, qui donnent la première équivalence valable de l’univers de Lovercraft au cinéma, dans le contexte d’une lutte entre les éléments naturels qui joue sur les contrastes feu-glace, neige-sang. Stéphan Krezinski, 1995.


        Présence obsédante et mortifère de la neige, sensation étouffante d’un piège à huis clos, ce remake d’un Hawks mineur (La Chose d’un autre monde, coréalisé avec Christian Nyby, 1951) est l’un des films les plus terrifiants jamais tournés. Sa principale force ? Une atmosphère de paranoïa galopante, chaque personnage suspectant les autres d’être, derrière le masque de la respectabilité ou de la camaraderie, des ennemis mortels. Les scientifiques contraints de cohabiter dans une base isolée de l’Antarctique sont-ils encore des humains, ou cachent-ils dans leurs entrailles un monstre sanguinaire venu de l’espace ? 

Ici, l’action prime. Aucun mot, aucun mouvement de caméra inutile, soit un principe de mise en scène parfaitement cohérent avec la situation des personnages, qui doivent économiser leurs gestes dans le froid polaire. Pour faire naître l’épouvante, Carpenter joue en virtuose à la fois du hors-champ (le mal caché dans l’ombre, façon Jacques Tourneur) et du gore en gros plan — on pense aux attaques de la créature dans Alien. Plus de trente ans après, les effets spéciaux de Rob Bottin, garantis sans images de synthèse, restent toujours aussi impressionnants. Mais moins que le pessimisme radical de ce film, qui s’achève au cœur d’une nuit sans espoir d’aurore. Samuel Douhaire, 2019.

        The Thing pousse la méthode du cinéaste à son point d’aboutissement esthétique et thématique. Bénéficiant qu’un gros budget (il s’agit d’un film de studio, Universal), Carpenter a pour la première fois recours à des effets spéciaux très sophistiqués pour l’époque (c’était bien avant les trucages digitaux et le « morphing ») qui permettent au film de marquer un jalon dans l’histoire du cinéma fantastique. 

C’est le génial Rob Bottin qui se charge des transformations et autres mutations terrifiantes qui scandent ce remake d’un film de science-fiction de Christian Nyby produit (et un peu plus que cela) par Howard Hawks, le cinéaste de chevet de Carpenter. Aidé par les délires en latex de Bottin, qui s’apparentent parfois à des sculptures surréalistes et cauchemardesques où l’intégrité du corps humain – et animal – est violemment bafouée, Carpenter transcende le film original tout en restant fidèle à une certaine éthique hawksienne. Carpenter filme « à hauteur d’hommes » un sujet métaphysique et parvient l’exploit d’aller très loin dans les trucages gore et la violence explicite sans pour autant renoncer aux principes de la suggestion et de l’invisibilité chers au fantastique classique. Si elle explose littéralement à intervalles réguliers dans des manifestations sanguinolentes, l’entité maléfique qui s’empare de la station polaire américaine et du corps des membres de l’expédition est diffuse et impalpable, comme un virus. On ne verra jamais la forme originelle de l’extraterrestre prisonnier des glaces après l’atterrissage forcé de son vaisseau spatial. Film du déchainement baroque, The Thing prend pourtant comme point de départ un trou vide, ce carré de glace creusé dans la banquise d’où fut malencontreusement extrait l’alien. Cette béance plusieurs fois reproduite au début du film s’accompagne d’espaces désertiques et glacés, à la blancheur immaculée, bientôt promis aux flammes et à la souillure organique. Comme dans d’autres grands films d’horreur modernes (Les Dents de la mer, Alien) les scènes choc de The Thing possèdent de furieuses connotations sexuelles. La chose introduite dans le corps de ses victimes – toutes masculines – se transforme en vagin denté engouffrant sa nouvelle proie ou prend la forme d’une fleur monstrueuse. 

Décrié à sa sortie à cause de ses excès démonstratifs et même exhibitionnistes (à l’instar de deux autres grands remakes des années 80, La Féline de Paul Schrader et Scarface de Brian De Palma), et de sa volonté morbide d’expliciter des forces maléfiques abstraites, le chef-d’œuvre de Carpenter s’avère précurseur de l’intérêt croissant de certains cinéastes des années 90 pour la paranoïa, l’organique, la métamorphose et l’abjection (Cronenberg, Lynch, le Ferrara de Body Snatchers) et rejoint même, dans son projet apocalyptique, le moins maîtrisé mais tout aussi monstrueux Possession de Zulawski, réalisé en Europe un an plus tôt. Olivier Père, Arte.

        En 1982, John Carpenter donne ses lettres de noblesse au huis clos avec ce chef-d’œuvre de l’angoisse et de l’horreur. Avec un sadisme et une élégance rares, il met en scène progressivement la lente descente aux enfers de ses personnages confrontés à l’indicible. Selon les règles d’or de la série B (efficacité des effets au service de la narration), le réalisateur installe un climat de malaise de plus en plus lourd à supporter, au fur et à mesure que les douze hommes se soupçonnent mutuellement d’être la chose, une entité extra-terrestre protéiforme.

Le point d’orgue de cette pesante suspicion reste la fameuse scène du test, dans laquelle Kurt Russell "brûle" des échantillons de sang pour déceler la présence de la Chose (étonnant écho au virus du sida pour l’époque). Suspense donc, mais aussi horreur pure avec les créations de Rob Bottin, tellement insensées et réussies que l’on peut raisonnablement lui attribuer une part du succès du film. En plus d’être intemporel, The thing appartient à cette catégorie de films intelligents et couillus à tous les niveaux (discours, réalisation, acteurs). Il a en outre marqué les années 80, véritable décennie du cinéma d’horreur, en devenant une référence pour de nombreux réalisateurs en herbe. Au box-office américain, le score fut décevant (19M$, 42e place annuelle), mais sa notoriété est restée et la carrière internationale l’imposa comme un classique instantané du cinéma de science-fiction horrifique. Un monument d’ambiance, de sobriété et de maîtrise filmique qui restera à jamais pour la maestria de ses effets spéciaux autour d’une créature polymorphe à vous glacer les sangs. Chef-d’œuvre. Edgar Hourrière, 2020.


RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE

(CLOSE ENCOUNTERS OF THE THIRD KIND)

USA  1977  de Steven Spielberg

avec Richard Dreyfuss, François Truffaut…


RÉSUMÉ


Des manifestations troublantes se multiplient à travers le monde, annonçant la venue imminente d’extraterrestres : au Nouveau-Mexique, une dizaine d’avions militaires, portés disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale, sont retrouvés en parfait état de marche ; des contrôleurs aériens observent un passage d’Ovnis ; une tribu tibétaine découvre un navire échoué au milieu du désert ; sous toutes les latitudes, des hommes et des femmes sont envoûtés par la même étrange mélodie et, une nuit, un garçonnet de l’Indiana, Barry Guiler, s’élève dans les cieux, emporté par une force irrésistible…

Le dépanneur Roy Neary est parmi les premiers à voir de près un groupe de soucoupes volantes survolant une autoroute en un gracieux ballet.  Tandis que sa famille, incrédule, s’efforce de le ramener à la « raison », Roy cède à une irrésistible obsession : jour après jour, comme la mère de Barry, il dessine et remodèle la même forme mystérieuse. La clé de ce message d’un autre monde lui est enfin donnée. Roy, bravant les consignes des services de sécurité, part alors à la rencontre des extraterrestres…


POINTS DE VUE


La science-fiction des années 50 exploitait la peur de l’inconnu, celle des années 70 invite à la découverte de mondes nouveaux. Prototype parfait de l’Américain moyen, Neary est investi d’une mission qui le dépasse, l’entraîne vers un but mystérieux, balayant tous les obstacles psychologiques, matériels, sociaux et familiaux qui se dressent sur sa route. Son enthousiasme candide, mais rien moins qu’aveugle, l’arrache inexorablement aux siens, et l’insère dans une chaîne de personnages enfantins (Barry, Lacombe, les extraterrestres) qui partagent son aptitude à l’émerveillement. La grande force du cinéma spielbergien est de concrétiser ces notions en termes physiques profus et immédiatement accessibles : messages sonores, jeux de lumières, amples panoramiques, longs travellings sur des personnages en marche, des véhicules en mouvement, etc. Chantre du merveilleux, Spielberg ignore les défauts majeurs de ceux qui opèrent dans ce registre : la mièvrerie sentimentale et le prosélytisme verbeux. À l’exception d’un final étrangement plat, Rencontres du troisième type est un film authentiquement adulte, nuancé et équilibré - l’œuvre d’un créateur qui a su préserver ses éblouissements juvéniles et les restituer à travers sa sensibilité d’homme. Olivier Eyquem, Membre du comité de rédaction de la revue Positif, 1995.

Un deuxième montage, de 2h12, fut distribué en 1980 sous le titre : Rencontres du troisième type - Édition spéciale.


« Je savais que ce film comporterait cinquante minutes d’effets spéciaux mais je ne m’étais pas vraiment rendu compte de l’effet visuel recherché par Steven jusqu’à ce que Douglas Trumbull (le responsable des effets spéciaux) m’invite à visiter son atelier. C’est là que je compris que, pour une grande part, le film serait constitué d’images superposées : ce qui se passe au sol ; ce qui se passe au-dessus des têtes ; ce qui se passe dans le ciel, et que tout cela trouverait sa forme définitive au laboratoire, après le tournage, comme dans le cas des « Oiseaux » d’Alfred Hitchcock. Par exemple, je vis Douglas Trumbull filmer les nuages qui s’agitent dans le ciel de la façon suivante : dans un aquarium rempli d’eau tiède, il lâchait des paquets de peinture blanche et filmait les mouvements de cette peinture blanche, à différentes vitesses. Dans le film, surimpression au-dessus des maisons, cela donne ces splendides images de nuages agités et bouillonnants dont vous gardez sûrement le souvenir.


Cette visite au département des effets spéciaux me rendit modeste. Je compris que le rôle de l’acteur dans un tel film consistait à donner une image stylisée et qu’il fallait laisser de côté les théories de Stanislavski pour devenir simplement une silhouette dans la tapisserie.


J’avais admiré Steven Spielberg tout au long de ce tournage mais, lorsque j’ai vu le film terminé, mon respect pour son talent s’est accru. je comprenais que les choses qui m’avaient sembles naïves sur le plateau étaient, en réalité, des habiletés. Un exemple : les scientifiques qui applaudissent et se congratulent après le contact du deuxième genre. « Voilà, pensais-je au tournage, une attitude peu scientifique et peu intéressante dramatiquement ». J’étais dans l’erreur car, lorsqu’on voit le film, ce moment pendant laquelle les scientifiques applaudissent et se congratulent donne l’impression d’une scène finale, le public se sent frustré, il désire encore du drame et effectivement, tout de suite après, quelqu’un regarde en l’air vers les nuages qui deviennent étrangement agités et perturbés… et le film repart pour la fameuse troisième rencontre…


Je crois que le succès de Rencontres du troisième type vient de ce don très spécial pour donner de la plausibilité à l’extraordinaire. Si vous analysez le film, vous verrez que Spielberg a pris soin de tourner toutes les scènes de la vie quotidienne en leur donnant un aspect un peu fantastique tandis que, sur l’autre plateau de la balance, il donnait le plus possible de quotidienneté aux scènes fantastiques.


Comme tous les acteurs qui traversent les tournages sans rien comprendre, je suis tenté de dire aujourd’hui : « Je l’avais toujours dit, je savais que ce serait très bien et que ce serait un succès ». » François Truffaut, 1984.


ZARDOZ

(ZARDOZ)

GB/USA  1973  de John Boorman

avec Sean Connery, Charlotte Rampling…


RÉSUMÉ


En l’an 2293, la Terre est dévastée. Une race d’immortels vit dans un Vortex, régnant à son insu sur une humanité sous-prolétarisée qu’exploitent des exterminateurs au service d’un dieu représenté par un gigantesque masque volant. Zed, un exterminateur, veut comprendre la loi qui régit cet univers. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINTS DE VUE


On peut reprocher à Boorman le mauvais goût des décors du film et de certains de ses costumes, comme d’ailleurs dans Excalibur. On peut lui reprocher aussi le foisonnement symboliste du film. Mais le film a les qualités de ses défauts et brasse un matériel considérable dans une construction « à tiroirs » que la mise en scène brillante et imaginative dynamise constamment. Stéphan Krezinski, scénariste et réalisateur, 1995.


        Affirmer à son entourage que ZARDOZ est un film plus qu'intéressant tient généralement du suicide. Dans l'esprit de bon nombre de spectateurs, le film de John Boorman est le synonyme de connerie des seventies avec un Sean Connery velu et en slip rouge. Voilà un peu les arguments utilisés pour vous contrer ! On ne s'essaiera pas à l'exercice de persuasion car il s'agit d'un film pour le moins étrange. Il a en effet de quoi rebuter la plupart des spectateurs et attiser la curiosité des autres. Même s'il s'agit de science-fiction et d'une histoire futuriste, il est évident que le film s'écarte totalement du film de pur divertissement.

Dès le début, le monologue qui ouvre le film a été ajouté de peur que le public ne comprenne pas le film. Peine perdue puisque de toutes façons une bonne part du public ne l'a pas compris. Il faut dire que ZARDOZ est bourré de symboles et d'idées. À un point que l'on peut regarder plusieurs fois le film pour y déceler ici ou là des détails passé inaperçus comme dans la première maison visitée par Zed où l'on peut apercevoir un point d'interrogation terminant une représentation de l'évolution de la race humaine.  

Il est troublant de pointer quelques analogies entre le STARGATE de Emmerich/Devlin et ZARDOZ de John Boorman. Pour résumer, d'un côté, nous avons Râ qui se fait passer pour un dieu lui permettant d'asservir un peuple tout en se déplaçant dans une gigantesque pyramide volante. Dans ZARDOZ, on retrouve cela bien que le film soit bien plus complexe. Ainsi, l'énorme masque en pierre du dieu Zardoz sert à l'asservissement de peuplades inférieures. Dans les deux cas, l'engin volant aux références mythologiques (le masque de Zardoz a un look le rapprochant de la Grèce antique) permet de collecter le fruit d'un travail… Bien entendu, cela s'arrête là puisque cela ne vous étonnera pas d'apprendre que STARGATE est un blockbuster d'aventure et d'action. Bien loin des ambitions philosophiques de ZARDOZ.

Depuis quelques temps déjà, John Boorman a un sujet qui lui tient à coeur et c'est tout naturellement qu'il embraye juste après DÉLIVRANCE sur un film tout aussi utopique que la société dépeinte dans ZARDOZ. À la base, Burt Reynolds devait interpréter le rôle de Zed. Ne pouvant pas, il faut trouver un autre acteur. À ce moment-là, Sean Connery peine à sortir du smoking encombrant de James Bond et il trouve enfin avec ZARDOZ un rôle pour le moins différent. Il se retrouve à se poser des questions plus métaphysiques que celle de savoir de quelle façon lui sera servi son Martini. Cela fait pourtant déjà un moment que l'acteur écossais essaye d'échapper à l'ombre de l'agent 007. Avec ZARDOZ, LE LION ET LE VENT ou L'HOMME QUI VOULUT ETRE ROI, il parvient enfin à se défaire de son alter ego bien qu'il restera à jamais l'une des figures les plus emblématiques du personnage de James Bond ! Christophe Lemonnier.

En l'an 2293, la Terre est complètement dévastée. Le monde est alors régi par trois grandes castes : les immortels qui forment l'élite privilégiée, les brutes qui représentent la population pauvre et enfin les exterminateurs. Ces derniers n'ont pour but que de massacrer et asservir les brutes, et ce sur les ordres de Zardoz, gigantesque masque de pierre volant et Dieu indiscuté.
Doutant de sa foi en Zardoz, l'exterminateur Zed (
Sean Connery), va se cacher dans le masque volant afin de trouver réponses à ses questions. Zardoz n'étant qu'une invention des immortels pour contrôler les autres castes, le voici transporté au cœur d'une société (a priori) supérieure qu'il va peu à peu réussir à briser en mettant en lumière ses incohérences les plus profondes.

Autant crever l'abcès tout de suite, ce film de science-fiction introspectif datant de 1974 a visuellement un peu vieilli. Un Sean Connery en slip rouge et cuissardes style Francis Lalanne, ainsi qu'une communauté d'immortels au look beatnik version Aphodrite's Child, voilà les deux grandes raisons qui font qu'aujourd'hui, ZARDOZ est un film estampillé kitsch pour certains !
Il serait fâcheux de ne pas dépasser ce stade et de passer à côté de ce que ce film a réellement à nous proposer. Car
ZARDOZ n'est pas une œuvre destinée à nous en mettre plein la vue, mais bel et bien une tentative assez unique au cinéma de mélanger fable et anticipation. Le film de John Boorman ne fonctionne donc pas au premier degré, mais à travers une multitude de niveaux de lecture que le spectateur prendra soin (ou non) de décoder.

Il serait laborieux de tenter d'expliciter le moindre fragment de ZARDOZ (et de toute façon, il nous faudrait des pages et des pages pour bien faire). Disons que le film attaque en premier lieu la religion et autres organismes sectaires (Zardoz est une supercherie propre à contrôler les peuples et richesses de la Terre au seul dessein d'un petit groupe "élu"). Mais surtout, le métrage est l'occasion d'une réflexion sur une société utopique où la mort et les dissidences morales n'existeraient pas. Contrairement aux idées convenues, le film nous en dresse un tableau cauchemardesque.

Les immortels du film (en fait des savants et intellectuels ayant trouvé le secret irréversible de la vie éternelle) ne sont que des êtres désincarnés, sans personnalité ni désir. C'est la condition sine qua none à la préservation absolue de l'harmonie. Autre ironie du propos, Boorman s'amuse à nous les montrer pétris d'un profond ennui, espérant de toutes leurs forces que la mort les emportera bientôt.

On ne peut en dire plus, de peur de déflorer à ceux qui ne l'ont pas encore vu, toutes les ramifications (quelques fois un peu confuses, il faut l'avouer) du film de Boorman. On peut juste rajouter que la mise en scène du Monsieur est impeccable, aussi bien dans les moments abstraits que dans les scènes plus posées, où Boorman magnifie les somptueux paysages Irlandais par l'utilisation récurrente de la superbe symphonie numéro 7 de Beethoven.

Mais si ZARDOZ tient ainsi debout, c'est aussi pour beaucoup grâce à la crédibilité de Sean Connery. Outre une abondante pilosité généreusement affichée durant la totalité du métrage (il est tout le temps torse nu), l'acteur écossais fait preuve d'une interprétation solide, assurant du même coup la cohérence et la réussite d'un tel récit. Éric Dinkian.

NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT

Japon  1984  de Hayao Miyazaki


RÉSUMÉ


Alors que la Fukai (forêt toxique qui se répand sur la Terre) éradique peu à peu l’humanité à cause de ses spores mortelles qui étouffent les poumons et raidissent les membres, les hommes se battent entre eux, aggravant encore la situation. Les habitants de la cité espèrent réussir  à contrôler le Dieu-Guerrier (sinistre machine humanoïde), et s’en servir pour détruire la Fukai, ainsi que le terrifiante ômus qu’elle abrite. Mais un autre groupe lance une attaque, anéantissant cette communauté avec une brutalité dont les conséquences glaçantes rappellent les effets d’un bombardement aérien… 


COMMENTAIRE 


J’ai découvert le monde de Miyazaki il y a un quart de siècle, lorsque j’ai vu pour la première fois NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT (1984). ce film relevant de la fantasy postapolyptique m’a intrigué par sa beauté surréaliste et son regard étonnamment nuancé sur les rapports entre la technologie, l’humanité et la nature. Pourtant, le plus frappant était la complexité morale de sa jeune protagoniste, Nausicaä, et les interactions entre les habitants de la Terre postapocalyptique - humains, animaux, insectes et plantes. Non seulement tous étaient des êtres réfléchis, dotés d’un esprit subtil et empreint de compassion, mais leur multiplicité créait un monde beaucoup plus riche que dans la plupart des films habituels - de science-fiction ou non.


Nausicaä est l’alter ego du réalisateur : passionnée, colérique, critique, sentimentale et, par-dessus tout, apocalyptique, comme le montre la fin saisissante de la version papier de Nausicaä, un manga épique que Miyazaki a achevé douze ans après le film. Il n’est guère surprenant que le réalisateur, né dans le Japon en ruine d’après-guerre, soit sensible aux catastrophes technologiques et environnementales, et qu’il considère les événements précipitant la fin du monde comme des phénomènes cathartiques, voire purificateurs.


Dans le monde de Miyazaki, ce sont souvent des personnages féminins qui nous guident à travers la fin des temps. Il a donné naissance à toute une cohorte de jeunes femmes inoubliables. Elles sont souvent associées à la nature et au surnaturel, exprimant une vision animiste présente en filigrane dans une grande partie de son œuvre.


NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT était le plus grand défi de sa carrière. En 1982, le réalisateur était revenu à ses racines artistiques en commençant à écrire un manga pour une nouvelle revue. Il lui arrivait souvent de travailler de jour sur des films et de dessiner le manga entre minuit et quatre heures du matin. Il a continué à faire des manges par intermittence tout au long de sa carrière, et ils constituent une facette importante de son univers, mais c’est indubitablement celui de Nausicaä qui est sa pièce majeure dans ce domaine.


Miyazaki devait réduire son manga à l’écriture fine et à la structure épique, encore loin d’être terminée, à un divertissement familial de deux heures, ce qui nécessitai-it de trouver une fin pour boucler l’intrigue. Il fallait exprimer la personnalité de l’héroïne complexe et nébuleuse du manga, par une voix juste et une palette visuelle appropriée.  Encore plus difficile était le final, le point culminant de l’histoire lui a permis de conclure sur une note d’espoir, mais créait des problèmes qu’il allait devoir résoudre dans le manga. 


Le réalisateur était arrivé dans une nouvelle entreprise et il devait composer avec une nouvelle équipe dont tous les membres n’étaient pas fiables, dira-t-il plus tard. Miyazaki a utilisé de nouvelles techniques pour animer les nuages, les planeurs et les avions de combat. Dans une scène inoubliable, un  nouveau filtre crée un effet surréaliste onirique de flashback. Nausicaä n’a pas d’histoire d’amour. Elle embrasse le monde, pas seulement ses congénères, mais aussi les animaux, les insectes et même l’étrange et prolifique végétation qui pousse au XXXe siècle. Elle a l’amour riche et protéiforme de celle qui habite une terre vaste et contrastée. Elle est au cœur du film, et elle reste sans doute à ce jour son héroïne la plus aimée. 


Grâce à la beauté de ses images, à ses personnages captivants et à sa fin optimiste, Nausicaä a reçu un accueil critique très positif. Nausicaä est sorti à la fin d’une période pendant laquelle l’animation avait conquis sa place sur la carte médiatique japonaise, l’animation pour la télé et le cinéma ayant gagné de nombreux fans. Avec ce film, une grande partie des éléments les plus caractéristiques de son univers commençait à apparaitre. Il avait construit un monde entier, offrant une vision radicale voire subversive de l’avenir de la Terre dans laquelle ses conceptions animistes commençaient à s’affirmer. Susan Napier, 2020.


ALIEN (LE HUITIÈME PASSAGER)

(ALIEN)

USA  1979  de Ridley Scott

avec Sigourney Weaver, Harry Dean Stanton…


RÉSUMÉ


L’équipage du vaisseau spatial Nostromo découvre sur une planète une colonie d’œufs géants, habités par de mystérieuses créatures. L’un de ces « Aliens » pénètre dans l’organisme du second, Kane, puis, changeant de forme et de volume, élimine un à un les astronautes. Seule la navigatrice, Ripley, survivra à l’épreuve. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.


POINTS DE VUE


Habile mélange d’horreur et d’anticipation, Alien rompt avec le fonctionnalisme épuré qui régnait dans la S.F. depuis 2001 : l’Odyssée de l’espace et crée un environnement réaliste, évolutif et contrasté, où s’opposent l’hyper-technologie moderne et les forces primitives de la vie. Alien, c’est l’irruption incontrôlée de l’organique dans l’univers aseptisé du 21e siècle, un terrifiant « retour du refoulé » organisé en une structure narrative d’une extrême simplicité. Outre ses remarquables inventions formelles, ce thriller brille par la richesse et la densité de ses atmosphères, le relief et la diversité de sa bande son. Olivier Eyquem, membre du comité de rédaction de la revue Positif.


    Un cargo interstellaire fait route vers la Terre. Un signal, émis d’une planète inconnue, réveille l’équipage de son hibernation. Sur place, le capitaine Dallas et ses hommes ne découvrent que les restes d’un vaisseau spatial. Mais une créature non identifiée sort d’un œuf étrange... 

Alien, qui mêle habilement horreur et science-fiction, offre à Ridley Scott un argument parfait pour prouver sa maîtrise narrative et technique. Le suspense est mené avec une remarquable économie de moyens. On frissonne au fur et à mesure que l’alien décime l’équipage, puis on tremble pour la survie de Sigourney Weaver, parfaite en courageuse héroïne. Ce magnifique exercice de style aurait pu être un somptueux poème métaphysique sur une civilisation disparue. Scott s’est contenté de réaliser un thriller virtuose avec une scène légendaire, celle du repas — attention avant d’ingurgiter des bestioles vivantes... Le film eut plusieurs suites, inégales, mais il est toujours utile de se replonger dans la terreur originelle. Aurélien Ferenczi, 2019.

        Tout commence sous la plume de Dan O’Bannon, scénariste qui tient absolument à avoir son film de science-fiction. En hommage à toutes les séries B de l’ère Corman, O’Bannon imagine un monstre qui terrorise l’équipage d’un vaisseau spatial. La Fox, tout juste remise du succès de La guerre des étoiles, veut miser à nouveau sur la science-fiction. Comme le raconte Dan O’Bannon, seul son script traînait sur un bureau, d’où un feu vert des producteurs quasi immédiat.

L’arrivée sur le projet de Ridley Scott va littéralement bouleverser la donne. Ce dernier vient de se faire remarquer à Cannes avec Les duellistes. On salue à l’époque son sens graphique ainsi que ses choix artistiques ; certains le comparent même à Stanley Kubrick. À la lecture du scénario, Ridley Scott est immédiatement emballé par le sujet. Mieux encore, il entrevoit une occasion de réaliser un film de science-fiction pour adulte, où la terreur pourrait atteindre son paroxysme (sa référence est alors Massacre à la tronçonneuse).

C’est lui qui "story-boarde" le film pendant trois semaines, faisant prendre conscience aux pontes de la Fox du potentiel de l’histoire. De fait, le budget double, passant de 4,2 à 8,4 millions de dollars. Une somme dérisoire qui permet toutefois de peaufiner les décors et les effets spéciaux. Parallèlement, Ridley Scott tombe sous le charme du travail de Giger, le concepteur du monstre. C’est tout le problème de la ligne artistique d’Alien qui vient de se régler. Enfin, le casting est finalisé avec l’arrivée de Sigourney Weaver dans le rôle clé de Ripley.

À bord du Nostromos, Ripley et le reste de l’équipage sont confrontés à l’intrusion d’un organisme extra-terrestre, un être d’une pureté absolue, dont la perfection physique n’a d’égale que sa cruauté....

Après des mois de tournage et de post-production, le résultat dépasse toutes les espérances : Alien est une réussite sombre et magnifique, à l’image de cet "étranger" implacable. Les foules se ruent dans les salles de cinéma pour hurler d’effroi devant ce spectacle de mise à mort. Certains sortent, éprouvés par la tension, d’autres vomissent ou s’évanouissent. Dan O’Bannon, malgré les modifications survenues dans son script original, tient enfin son classique de science-fiction. Edgar Hourr!ère, 2021.


LE VILLAGE DES DAMNÉS

(THE VILLAGE OF THE DAMNED)

GB  1960  de Wolf Rilla

avec George Sanders, Barbara Shelley


RÉSUMÉ


Dans le sud de l’Angleterre, le village de Midwich est, pendant quelques heures, isolé du monde, ses habitants plongés dans une étrange léthargie. Quelques semaines plus tard le docteur Willers constate que toutes les femmes du village sont enceintes. Douze enfants vont naître dont on s’apercevra rapidement qu’ils sont doués de pouvoirs particuliers (télépathie, notamment). Gordon Rellaby, qui est le « père » de l’un d’eux, David, obtient des autorités que les enfants lui soient confiés, alors même qu’ils se révèlent dangereux, cruels, n’hésitant pas à tuer, lorsqu’ils pensent être menacés. Ils semblent chargés d’une mystérieuse mission : fonder une colonie, une nouvelle race sur notre planète…

Cette « menace venue d’ailleurs » devenant de plus en plus précise, les autorités s’interrogent (en U.R.S.S. une semblable colonie d’enfants a été détruite à l’aide d’un obus atomique). Les habitants du village, de leur côté, tentent de lyncher les enfants…

Seul, Gordon Rellaby espère jusqu’au bout arracher David et ses camarades à leur destin dans notre société. Tous ses efforts sont vains… Il introduit alors de la dynamite dans la salle où il donne des cours aux enfants et se fait sauter avec eux. Mais les enfants n’ont)ils pas aussi le pouvoir d’échapper à cette mort « humaine »? La menace a-t-elle disparu?


COMMENTAIRES


Réalisé avec peu de moyens par un metteur en scène dont le nom reste surtout attaché à ce film, Le Village des damnés est, comme le soulignent R. Lefèvre et R. Lacourbe, « une grande réussite de la science-fiction cinématographique » (in « 30 ans de cinéma britannique », éd. Cinéma 76). Le caractère fantastique du film tient à une double opposition : opposition entre la tranquillité, la banalité du village de Midwich et les aspects extraordinaires des évènements qui s’y produisent, opposition entre l’ »innocence » de l’enfance et la cruauté des enfants mutants nés à Midwich.

À la faveur du fantastique, Wolf Rilla propose dans Le Village des damnés une image de l’enfance radicalement différente de celles qu’en a données jusqu’alors le cinéma. Surdoués, dotés de pouvoirs immenses (télépathie, hypnose), ces enfants mettent au service de leur cause une obstination et une dureté sans failles. (Ce thème de l’enfance maléfique sera plusieurs fois repris par la suite : L’Exorcite, La Malédiction, Les Révoltés de l’an 2000, etc.).

Venus d’ailleurs certes, mais on peut se demander si ces enfants conditionnés dans leurs pensées et dans leurs gestes n’illustrent pas, à leur manière, les dressages auxquels l’enfance, ici et là (nazisme et autres dictatures, familles même…) a été soumise. Aussi bien le monde des adultes, dans le film, est un monde d’intolérance et de violence : les villageois veulent lyncher les enfants comme leurs ancêtres l’auraient fait des sorcières.

Ce film inquiétant est un film fantastique, certes, mais c’est aussi une fable qui n’est pas sans lien avec nos sociétés contemporaines.

Jacques Chevallier - 1986


    Le paisible village de Midwich, dans la campagne anglaise, est le théâtre d’un événement inexplicable. Pendant quelques heures tous ses habitants ainsi que les animaux sombrent dans un profond sommeil. Quelques mois plus tard les femmes de Midwich donnent naissance à des enfants dont la croissance exceptionnelle, les traits physiques identiques et les dons de télépathie laissent présager une provenance extraterrestre.

Au même titre que L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel quatre ans plus tôt Le Village des damnés (Village of the Damned, 1960) est un film matriciel dans l’histoire de la science-fiction au cinéma et constitue l’une des principales entrées du genre dans son âge adulte, sa forme moderne. En effet loin du folklore gothique des productions Hammer, ce film anglais continue de surprendre par son austérité, son style épuré et son absence d’effets grossiers ou de trucages, à l’exception fameuse des yeux lumineux des enfants mutants. Il n’y est pas non plus question d’explications verbeuses ou de glose scientifique mais d’une sourde angoisse et d’une incompréhension face à la tragédie qui persistent tout au long du film. L’idée d’associer les manifestations de violence et la source du Mal à des visages angéliques de bambins fera elle aussi une longue carrière dans le cinéma fantastique. La scène du mur de briques mental est toujours aussi impressionnante, et la présence de George Sanders dans le rôle principal ne gâche rien. C’est le principal titre de gloire de Wolf Rilla, scénariste et réalisateur allemand qui fit presque toute sa carrière en Grande-Bretagne et qui adapte ici un roman de John Wyndham « The Midwich Cuckoos » avec l’aide du scénariste américain Stirling Silliphant. John Carpenter, adepte de la litote, a réalisé en toute logique en 1995 un brillant (quoique parfaitement stérile) et très fidèle remake du Village des damnés.

La suite du film de Wolf Rilla, Children of the Damned (1964) est une bonne série B qui ne démérite pas de l’original. Olivier Père, 2012.


LES DAMNÉS

(THE DAMNED)

GB  1961  de Joseph Losey

avec Oliver Reed, Viveca Lindfors


RÉSUMÉ


Attaqué par des voyous, Simon Velles, un Américain, se réfugie dans une maison solitaire au bord d’une falaise dominant la mer, puis dans une caverne. Simon et Joan, la soeur du chef des voyous, qui l’accompagne, découvrent là d’étranges enfants. Ce sont des mutants, nés de parents radioactifs. Leur sang est froid. Des savants et des militaires les élèvent en secret pour assurer la survie de l’espèce humaine après l’inévitable cataclysme atomique.


COMMENTAIRE


Du réalisme (les agressions de teddyboys sur une plage anglaise), Joseph Losey fait passer à l’imaginaire (neuf enfants nés de mères victimes de radiations atomiques, sur lesquels des savants font en secret des expériences destinées à la survie de l’espèce humaine) ; c’est l’occasion d’une réflexion sur la violence et sur la mort des civilisations, l’enfant-instrument donnant à cette réflexion toute son acuité.


PROPOS DE JOSEPH LOSEY


« Le seul élément du livre que nous avons conservé est la bande de garçons. C’était intéressant, parce que cela mettait en parallèle deux niveaux totalement différents de la même société, mais qui, chacun à sa façon, faisaient la même chose : les politiciens et les voyous. (…)

- Dans le film, vous avez en somme plus de sympathie pour la bande de jeunes?

Evidemment, puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Et qu’ils ont encore quelque chose de l’innocence enfantine, et qu’ils ne sont pas responsables de ce qu’ils sont. Les autres sont parfaitement conscients et n’ont rien d’innocent. » (Michel Ciment, Le Livre de Losey, entretiens avec le cinéaste, Stock-Cinéma, 1979.)

Jacques Chevallier - 1986


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