THRILLER, NOIR, POLICIER, GIALLO, CRIME Tome 1
NOIR COMME LE SOUVENIR
de Jean-Pierre Mocky, 1995, Couleurs, 1h32
avec : Sabine Azéma, Jane Birkin, Benoît Régent, Jean-François Stévenin…
RÉSUMÉ : Une petite fille sauvagement assassinée. Un assassin introuvable. Une petite ville en émoi et une famille déchirée. C'était il y a dix-sept ans. Aujourd'hui, alors que tout le monde semble avoir oublié, l'impensable surgit. La tombe de la petite victime est profanée ; sa mère entend sa voix sortie de nulle part ; la poupée de l'enfant, disparue avec elle, refait surface ; le seul témoin du meurtre de la petite fille est retrouvé assassiné de même que l'inspecteur qui mena l'enquête jadis. Qui cherche à raviver le terrible souvenir du meurtre de la fillette ? Qui et pourquoi ?
COMMENTAIRE : Un soir, un homme et une femme perdent leur petite fille Garance (référence aux Enfants du Paradis, film préféré de Mocky), kidnappée par un mystérieux clown genre «Ça». Quelques jours plus tard, on la retrouve morte. Ellipse : Mocky nous emmène dix-sept ans plus tard. Le couple a eu d’autres enfants mais la douleur revient à chaque anniversaire de Garance. Cette année, plus que les autres. La femme (Jane Birkin, au visage brisé) ressent une angoisse, une présence, un signe... l’amenant à penser que, oui, sa petite Garance est toujours vivante. Autour d’elle, des événements irrationnels se produisent puis des meurtres. Les nuages deviennent de plus en plus bas, les amis de plus en plus en plus louches, la menace de plus en plus proche. Paranoïa? Fantôme? Vivant? Conspiration ? Dans une ambiance comme Chabrol les affectionnait (petit village, médiocrité des habitants, stigmatisation de la médiocrité bourgeoise) avec les digressions barges et la verve anticléricale inhérentes au réalisateur, Noir comme le souvenir, film tourmenté, hanté, parcouru par une petite musique enfantine résonnant comme une élégie funèbre, prend les atours d’une vengeance surnaturelle et contamine de façon obsessionnelle les personnages.
Réalisé au mitan des années 90, ce Mocky-là n’est pas comme les autres Mocky. Dans le supplément disponible sur l’édition DVD, le réalisateur parle avec un esprit de sérieux d’un film endeuillé, à cause de la mort de Benoît Régent, décédé d’une rupture d’anévrisme le dernier jour du tournage et enterré dans le cimetière ayant servi au film. D’un bout à l’autre, le tournage a été éprouvant pour toute l’équipe: Mocky a attrapé une pneumonie et a failli y rester (il était couvert comme un bibendum) et personne n’avait franchement envie de se souvenir de ce film noir : l’atmosphère d’une ville suisse, déjà hantée par le mystère, encerclée par les bois, a permis de créer un dépaysement radical avec ses autres fictions. Pourtant, Mocky avait entre ses mains un scénario très substantiel, tiré du roman de Carlene Thompson. Loin d’être un défaut, l’apparente lenteur du récit est lié à la matière même de l’histoire : c’est une enquête policière au ralenti, dirigée comme une thérapie par plusieurs personnages tous aussi inquiétants qui cherchent autant la vérité que le soulagement de leur peine. À la revoyure, Noir comme le souvenir possède exactement le même trajet sombre qu’un autre film, des années plus tard... Soit La secte sans nom, de Jaume Balaguero, même si le thriller espagnol va plus loin dans la surenchère et le climat poisseux. Mais les intuitions communes doivent être recherchées dans les livres ayant inspirés les films: est-ce que pour écrire le roman qui a servi de base à La secte sans nom, Ramsey Campbell avait lu le bouquin de Thompson?
À un moment donné, un quidam regarde des extraits de Litan à la télévision. C’est un lien intrinsèque avec l’une des rares tentatives fantastiques de Mocky dans lequel un couple se perdait dans un petit village célébrant les morts. Et c’est dommage qu’il n’y en ait pas eu plus car le cinéaste s’éclate assez. Dans une ambiance suspicieuse de manipulation (personnages qui s’observent du coin de l’œil torve, mal qui rode on ne sait où, ce genre), Mocky fréquente des thématiques imposantes (mort, deuil, blessures intimes) mais, au lieu de sombrer dans le pathos, il privilégie le décalage énergique et l’humour absurde avec une prédilection pour le grotesque et le mauvais goût. À la manière d’Agent Trouble (1987), son film noir avec la Deneuve en perruque de vieille fille. Ici on voit des kermesses d’école où les écoliers sont cachés sous des masques de lapin. On voit un clown qui sort des bois pour venir chercher une petite fille échouée sur une balançoire. On voit tout plein de jaillissements bizarroïdes qui contribuent au climat, qui nourrissent l’intrigue policière construite comme un whodunit (traque d’un coupable). Toujours dans le bonus du DVD, Mocky révèle qu’à la lecture du roman d’origine, il avait peiné à découvrir le fin mot de l’histoire. En l’illustrant, il espérait qu’il en serait de même pour les spectateurs. Et, de ce point de vue, c’est assez réussi. C’est aussi dans cette précipitation (manière de filmer, montage presque aléatoire, ellipses involontaires) et dans cette volonté de ne pas tout dire, de tout révéler tout en ajoutant de la fumée au brouillard, que le film gagne en mystère. Exactement comme à la fin de son Agent Trouble. C’est peut-être ça la marque des meilleurs Mocky, même lorsqu’ils ont vieilli: c’est foutraque et intrigant en même temps, drôle et tragique dans le même mouvement. Et c’est encore mieux quand ça nous échappe complètement. Romain Le Vern.
CRITIQUES : "Des personnages qui ont l'air de fantômes, des vivants hantés par la mort, une petite fille qui vient réveiller des souvenirs... Voilà un polar à la lisière du fantastique, qui tient en haleine jusqu'à la dernière scène. C'est en filmant l'étrangeté des lieux que Mocky excelle : une ville propre -forcément suisse...-où se passent des choses sales, des habitations claires occupées par des gens aux intentions obscures, des demeures à l'abandon où vivent des exclus de l'amour et de la société. Mocky sait installer une ambiance forte. La troupe de comédiens est moins homogène. Philippe Piazzo - Télérama.
"Après avoir ri des curetons (Drôle de paroissien), révolutionné le film choral (Y a-t-il un français dans la salle ?), stigmatisé les bourgeois dans des comédies drôles et grivoises (Les saisons du plaisir), bousculé les codes du polar (Agent trouble), Jean-Pierre Mocky, dont l’extraordinaire filmographie ne se limite évidemment pas à ces films, retourne en 1995 à ses furetages dans le cinéma fantastique. Avec Noir comme le souvenir, il livre une fiction à la fois angoissante et curieuse qui montre le parcours tumultueux d’une femme à la recherche d’une enfant disparue. Cinq ans avant La secte sans nom de Jaume Balaguero, Mocky racontait précisément la même chose sur un mode plus intelligent et subtil." Romain Le Vern - Avoir-alire.com
"Un polar vite fait mal fait qui prouve que, même (surtout ) bâclé, un film de Mocky ne sera jamais un objet insignifiant.
Jean-Pierre Mocky est un cas dans le cinéma français. Personnage truculent, matamore, mythomane, limite foutraque, Mocky est surtout un véritable cinéaste indépendant, observateur impitoyable de la société française provinciale, qui construit vaille que vaille une œuvre inégale mais unique par son humour vache, son sens inné du casting et de la caricature, son oscillation permanente entre bâclages foireux et fulgurances cinoques, sa ténacité obsessionnelle. Depuis trente-cinq ans, Mocky aligne les succès et surtout les bides, n'en fait qu'à sa tête sans se soucier des modes, courants et autres mouvements du cinéma français; mais trente-cinq ans après ses débuts, Mocky est toujours là, solide au poste, préparant son « superfilm à 120 millions de francs, sortie à la fin du siècle si tout va bien. » En attendant cette éventuelle apothéose du génie mockien, notre été sera assombri par Noir comme le souvenir, un Mocky plutôt sérieux qui laboure le vieux sillon à frissons chabrolohitchcockien. Dans une petite ville de province archétypalement mockienne, une fillette est enlevée. Dix-sept ans plus tard, la mère de la gamine disparue est soudainement hantée par le fantôme de sa progéniture, affaire qui a vite fait de mettre tout le bourg sous tension. Le problème de cette « énigme d'atmosphère pour tous les publics qui aiment le polar, le vrai, avec un scénario intrigant », c'est que son scénario est justement trop mécanique et mal dosé pour être véritablement intrigant le mystère tourne en rond pendant une plombe jusqu'à ce que tout soit résolu comme par enchantement dans les trois dernières minutes. Comme souvent, Mocky semble avoir tourné à la hussarde, ne travaillant pas assez chaque scène, laissant ses acteurs plus ou moins en roue libre, avançant à l'instinct pour aboutir à un film singulièrement dénué de rythme. Reste quand même une atmosphère (qui doit beaucoup à la musique insidieuse de Gabriel Yared), des comédiens qui s'en sortent bien (notamment Sabine Azéma) et quelques salutaires mais trop fugaces éclairs de foutraquerie ? Stévenin affalé en peignoir mauve dans une chambre vulgairement tape-à-l'œil vaut presque à lui seul le déplacement. C'est le truc avec Mocky: le type est tellement irréductible que même ses nanars sont des œuvres personnelles qui ne ressemblent à rien d'autre qu'à des films de Mocky." SERGE KAGANSKI - Les inrocks 09 août 1995
TWILIGHT OF THE WARRIORS : WALLED IN
City of darkness
de Soi Cheang, 2024, Chine/Hong-Kong, 2h05, Couleurs
avec Louis Koo, Raymond Lam, Richie Jen…
RÉSUMÉ : Dans les années 80, le seul endroit de Hong Kong où la Loi Britannique ne s’appliquait pas était la redoutable Citadelle de Kowloon, une enclave livrée aux gangs et trafics en tous genres. Fuyant le puissant boss des Triades Mr. Big, le migrant clandestin Chan Lok-kwun se réfugie à Kowloon où il est pris sous la protection de Cyclone, chef de la Citadelle. Avec les autres proscrits de son clan, ils devront faire face à l’invasion du gang de Mr. Big et protéger le refuge qu’est devenue pour eux la cité fortifiée.
COMMENTAIRES : Le cinéma hongkongais a désormais un statut régional, refondu ces dernières décennies dans le plus vaste paysage de la production chinoise. S’il survit, c’est tiraillé, regardant d’un côté vers son glorieux passé, courant de l’autre après des standards de production plus massifs, extension du marché oblige.
Soi Cheang appartient à la génération de ceux « venus après » la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine en 1997, après aussi l’effervescence de la nouvelle vague. Il tourne son premier long-métrage en 2000, se fait repérer à l’international avec l’excellent Accident (2009), encore tout imprégné de la science d’action locale, puis passe très vite au mastodonte numérique Pékin-compatible avec la saga en trois volets Le Roi singe (2014-2018).
City of Darkness, son dernier long-métrage présenté à Cannes hors compétition, revisite le Hongkong des années 1980, auquel il rend un hommage déguisé. Discret, car on devine la censure chinoise à cheval sur toute forme de nostalgie pouvant s’exprimer envers l’ancien régime d’économie libérale. Ce pourquoi le prologue, qui nous installe dans la citadelle de Kowloon, en plein cœur du repaire des triades, dresse de la péninsule un tableau dantesque, celui d’un empire du crime, de la drogue et de la prostitution.
Le récit s’attache à Chan Lok-kwun (Raymond Lam), un boat people vietnamien débarqué à Hongkong en pleine guerre des gangs, prêt à tout pour obtenir des papiers. Il se faufile dans le dédale de Kowloon, territoire du caïd Cyclone (Louis Koo), qui le prend sous son aile et l’intègre à son clan. Rival de ce dernier, Mr Big (le vieux briscard Sammo Hung, grand nom du cinéma d’arts martiaux), lorgnant ce parc immobilier promis à la destruction, ne tarde pas à venir leur chercher des noises.
City of Darkness bénéficie d’abord de son effarant décor recréé à la palette numérique : cette cité forteresse à la construction anarchique, immense échafaudage où la lumière du jour perce à peine. L’exploration des lieux coïncide d’abord avec la course pour sa survie du héros immigré, qui rebondit de casemates en boutiques, se suspend de tôles enchevêtrées en broussailles de fils électriques. Le film s’enferre ensuite dans la guerre des gangs (fraternité et trahison, rivalité et surenchère), à force d’affrontements survitaminés qui tendent vers l’emphase super-héroïque (le méchant ultime nommé « King », muni d’une invincibilité magique).
Mais Soi Cheang n’a rien perdu de ses talents de géomètre de l’action, et les meilleurs combats jouent avec d’astucieuses configurations d’espaces. Il faut attendre le générique de fin pour que le cinéaste pose un regard tendre sur les petits artisans, les boutiques, les coutumes particulières qui faisaient de Kowloon autre chose qu’un lieu de perdition et de violence. Eux aussi ont disparu avec son démolissement en 1993. Mathieu Macheret.
À Hong Kong, la Loi britannique ne s’applique pas dans la citadelle de Kowloon, bidonville et zone de non-droit. Un migrant clandestin, Chan Lok-kwun, s’y infiltre pour échapper à un boss des Triades, au moment où la cité est convoitée par ce même gang ennemi.
En France, Soi Cheang a été particulièrement remarqué avec le coup d’éclat de Limbo, polar dont le nihilisme n’a d’égal que sa photographie en noir et blanc absolument étouffante. Pourtant, le cinéaste a eu l’occasion de s’imposer dans l’industrie mourante du cinéma hongkongais, en renouvelant à sa manière les codes de son âge d’or.
Du néo-noir gore proche du Catégorie III (Dog Bite Dog) au thriller paranoïaque (Accident) en passant par le film d’arts martiaux (SPL 2), le bonhomme est bien un touche-à-tout de talent, et peut-être bien l’un des derniers grands auteurs de Hong Kong face à l’uniformisation de l’industrie chinoise.
Alors que même Tsui Hark et Johnnie To semblent avoir lâché l’affaire, City of Darkness arbore une dimension éminemment politique. Derrière le romanesque assumé de son approche, adaptée du manhua d’Andy Seto, dépeindre la véritable cité de Kowloon est déjà tout un symbole. Cette enclave anarchique, représentante d’un melting-pot sociétal, a toujours été un caillou dans la chaussure des autorités britanniques pendant la colonisation.
Si le long-métrage se déroule dans les années 80, c’est aussi pour capter une bascule : l’annonce de la Rétrocession, qui va amorcer le démantèlement de Kowloon en 1993. Entre panoramas en CGI et décors en studios remplis à ras bord de structures hétérogènes (la mise en scène se veut tout aussi chargée et complexe que celle de Limbo), le film fait du bidonville un fantasme de cinéma, et par extension le dernier bastion métaphorique de toute une époque. Les escaliers à l’air libre surcadrent les pièces, elles-mêmes composées de récup. Dans cette beauté du collage et du mélange (la photographie est une nouvelle fois superbe), il y a là toute la note d’intention du cinéaste.
Comme à son habitude, Soi Cheang filme Hong Kong par sa diversité, par son chaos historique qui a connecté les cultures et les ethnies. Si SPL 2 et Dog Bite Dog opposent des protagonistes qui ne parlent pas la même langue, il choisit ici le point de vue d’un émigré vietnamien (Raymond Lam) en tant que regard neuf et innocent sur des décennies de guerre des gangs. L’occasion pour le cinéaste de se faire sacrément plaisir, en faisant incarner les chefs des Triades par des grands noms du cinéma HK (Sammo Hung, Louis Koo et Richie Jen).
Il y a dans City of Darkness une mélancolie évidente, la sensation d’assister à l’un des derniers tours de piste d’une culture qui nous a tant fait vibrer. C’est peut-être aussi pour cette raison que le film ne cesse de muter, démarrant comme un polar rêche à la Johnnie To, avant d’évoluer avec délice dans le drame familial aux accents tragiques, et dans le pur film de kung-fu extravagant.
Il convient d’ailleurs de souligner la galvanisation de ses scènes d’action, portées par la vivacité de leur découpage (on pense au Wilson Yip de Ip Man et Flashpoint, par ailleurs producteur exécutif du film). Même dans cette mouvance, Cheang raccorde le passé et le présent, entre ses cascades improbables et ses extensions numériques bien pensées (mention spéciale à ce plan où Chan Lok-kwun soulève un corps pour encastrer sa tête dans un mur).
Si la fin est inévitable, autant partir avec panache dans un baroud d’honneur total, où tout le monde se jette à corps perdu dans la mêlée. Dans cette poésie mortifère sans lendemain, City of Darkness (dont on préfère le titre original lourd de sens, Twilight of the Warriors) sacrifie une bonne partie de ses idoles, avec cette pointe d’espoir de voir la nouvelle génération prendre la relève. On y croit moyennement, mais Soi Cheang retrouve aussi de cette insouciance, oserait-on dire cette naïveté des années 80 hongkongaises, où tout était encore possible.
En France, le film sortira le 4 septembre au cinéma. Antoine Desrues.
Moins d’un an après la sortie de Limbo, thriller en noir et blanc en forme de cauchemar labyrinthique, le cinéaste hongkongais Soi Cheang s’invite en Séance de Minuit à Cannes pour faire frissonner les cinéphiles avec Twilight of the Warriors : Walled In, l’adaptation cinématographique de City of Darkness, la série de manhuas cultes signés Andy Seto.
Soi Cheang nous avait laissé dans l’enfer stylisé d’un Hong Kong détrempé, derrière les pas d’un flic vétéran en imper sombre et de son jeune supérieur, tous deux embourbés dans la traque d’un tueur de femmes aux mains coupées.
Rien d’anormal, toutefois, lorsqu’on connaît l’appétence du réalisateur hongkongais pour les récits vigoureusement hantés, qui examinent la sauvagerie du monde comme on observe une plaie béante, à l’image de Love Battlefield (2004) ou encore de Dog Bite Dog (2006), deux longs métrages qui ont définitivement installé le réalisateur dans la catégorie de ceux qui n’y vont pas par quatre chemins.
Situé dans les années 1980, Twilight of the Warriors : Walled In suit le périple survivaliste de Chan Lok-kwun, un jeune sino-vietnamien entré accidentellement dans la ville fortifiée de Kowloon, une ancienne enclave chinoise du Hong Kong colonial britannique tenue par Tornado, légende à la fois crainte et vénérée de la pègre locale.
Dans cette cité aussi dangereuse et miséreuse qu’énigmatique, l’habile combattant clandestin va se lier d’amitié avec Shin, Twelfth Master et AV, un trio avec lequel il va mener une série de batailles féroces pour protéger la ville de M.Big, un seigneur du crime engagé par le gouvernement colonial pour la démolir.
« Je te préviens. Ne cause pas de problème. Les fauteurs de troubles meurent », rappelle l’un personnage du film, cigarette à la main, entouré d’une horde de combattants, dans l’un des courts extraits dévoilés. Nous voici également prévenus : Soi Cheang revient avec un film – en partie chorégraphié – dont les contours épousent les codes des classiques du cinéma d’arts martiaux. Et son retour promet d’être sanglant. Festival de Cannes.
CRITIQUES : À peine plus d’un an après la sortie de Limbo qui s’était accompagné d’un succès tant critique que publique, et en attendant celle sur support physique de Mad Fate, le prolifique réalisateur hongkongais Soi Cheang fait de nouveau parler de lui. Avec City of Darkness, son nouveau long-métrage, il se voit même offrir les honneurs du Festival de Cannes qui lui consacre lors de cette édition une séance de minuit (lesquelles sont habituellement dévolues à mettre en lumière un cinéma de genre, davantage tourné vers l’action). Bien qu’elle soit hors-compétition, cette sélection est le signe que le réalisateur a décidément le vent en poupe, et témoigne de la reconnaissance du milieu à son égard ces dernières années, puisque Limbo avait déjà connu pareil destin au Festival de Berlin en 2021.
City of Darkness est une adaptation de l’œuvre d’Andy Seto, auteur et dessinateur de manhuas (équivalent chinois aux mangas), qui nous entraîne dans l’incroyable citadelle de Kowloon au début des années 1980. Aujourd’hui disparue, l’enclave chinoise au cœur de la colonie de Hong Kong alors sous domination britannique, était un lieu de non-droits où vivaient les plus démunis et où régnaient les triades chinoises grâce au trafic de drogue, aux jeux d’argent et à la prostitution. Tout juste grande comme un quartier de Paris, la citadelle connaît un surpopulation folle avec 50.000 habitants vivants dans une promiscuité et des conditions à peine croyable (la densité y était supérieure à 1,9 million hab./km2). Année après année, les constructions anarchiques s’y superposent les unes sur les autres, à tel point que la lumière du jour ne pénètre plus dans les couloirs labyrinthiques que constituent les anciennes rues.
Cet environnement tortueux et chaotique, digne d’une dystopie apocalyptique, rappelle immédiatement celui que Soi Cheang nous avait déjà présenté dans son polar Limbo. La différence, majeure, tient au fait que cette fois, le noir et blanc laisse la place à la couleur, pour une beauté graphique toute aussi époustouflante. Cette richesse visuelle est aussi au crédit de Siu-Keung Cheng et Kwok-Keung Mak, respectivement Directeur de la Photographie et Chef Décorateur sur les deux films, et dont le travail impressionnant et leur sens du détail rendent les décors inoubliables, au point de nous graver la rétine de ces images de bidonvilles d’où émane une poésie insoupçonnée. On retrouve ainsi ce monde littéralement privé d’horizon, où l’urbanisme incontrôlé semble ne pas connaître de fin et a rongé la moindre parcelle au point de faire disparaître toute trace de la nature. Dans cet amas de béton et de détritus, seulement éclairé par des néons, l’humain subsiste plus qu’il ne vit.
Dans City of Darkness, il est justement question de survie. Le héros, Chan Lok-kwun, est un réfugié arrivé du Vietnam à la recherche d’un nouveau départ. Dans les années 1970, nombreux sont les boat people qui, comme lui, tentaient de gagner Hong Kong où une loi en vigueur permettait alors d’octroyer des papiers aux fugitifs de la Chine continentale. À l’abolition de cette loi en 1980, ces réfugiés se sont alors tournés vers la citadelle de Kowloon afin d’y vivre dans la clandestinité. C’est ainsi que notre héros, Lok, déterminé à obtenir ses papiers, va se retrouver au cœur d’un conflit entre gangs rivaux pour le contrôle de la citadelle.
Inutile de faire dans l’euphémisme, la première partie du film consacrée à la présentation de cette citadelle de Kowloon et des différents protagonistes est tout simplement incroyable. La mise en scène de Soi Cheang est une fois de plus d’une virtuosité folle et confirme un peu plus la maîtrise totale de son art. Le réalisateur hongkongais exploite magistralement l’espace pourtant confiné de Kowloon, et bien aidé par un montage nerveux mais d’une parfaite lisibilité, on jubile devant les prouesses physiques des acteurs. Quelque part entre la dureté des Ip Man et la légèreté d’un Tigre et Dragon, les combats offrent tout ce que l’on peut attendre d’un film dans lequel est impliqué Wilson Yip (ici producteur, mais avant tout connu pour être justement le réalisateur de la saga Ip Man).
Mais il serait trompeur de penser que City of Darkness n’est qu’un film de baston. Soi Cheang plonge avec sincérité dans ce monde désenchanté et s’applique à montrer la solidarité que l’on peut trouver chez les laissés pour compte, quand les institutions et les politiciens les ont abandonnés. Cela fonctionne aussi en raison de l’investissement total des acteurs, parmi lesquels on retrouve plusieurs visages bien connus du cinéma hongkongais, à commencer par l’immense Sammo Hung qui, malgré les années, a encore du répondant. Si le mystère qui entoure les origines du héros et les ressorts de vengeance qui animent certains des personnages ne sont pas des plus originaux, on ne peut qu’apprécier le soin apporté pour parfaitement caractériser chacun d’entre eux et leur donner un background et une identité propres.
Alors qu’il officie depuis un quart de siècle derrière les caméras, Soi Cheang semble avoir atteint ces dernières années la pleine mesure de son talent. Après Limbo, il confirme qu’il n’a pas son pareil pour filmer les tréfonds obscurs de nos villes où règnent les marginaux et dévoile un style qui s’apparente à une marque de fabrique aussi identifiable qu’impressionnante. Avec City of Darkness, Soi Cheang s’affirme définitivement comme le symbole d’un cinéma hongkongais revigoré et toujours vibrant. Doté d’une énergie folle et d’une générosité sans pareille, son film est un uppercut qui viendra à bout même des cuirs les plus épais. Grégory Perez.
Fin des années 80, dans la citadelle de Kowloon à Hong Kong, les gangs font la loi. C’est au cœur de celle-ci que se réfugie Chan Lok-kwun, un jeune immigré recherché par les Triades à qui il a piqué un peu de fric. Dans Kowloon, Cyclone, le boss local, lui donne une chance. Il paie sa dette, lui offre le gîte, le couvert et l’opportunité d’intégrer son entourage, comme Shin et VHS, des petites frappes qui, d’abord, se méfient de lui, ou Douzième Maître, le disciple de Tiger, l’un des big boss de Hong Kong, toujours fourré dans l’enclave. Tous les quatre finiront par former une fratrie. Il y a d’abord presque quelque chose de Dickens dans CITY OF DARKNESS, dévoré ensuite par un sentimentalisme fatal – l’histoire finit par être parfaitement cul-cul – et une obsession du cool. Des légendes HK Louis Koo et Sammo Hung aux moins connus Raymond Lam et Cheung Man Kit, ça se fracasse avec une aisance, une élégance et une puissance à faire pâlir les actioners les plus révérés. Si c’est le ton très noir du polar urbain qui domine, CITY OF DARKNESS est un pur film d’arts martiaux hongkongais avec cascades aux filins spectaculaires et un brin de surnaturel de rigueur. Les scènes d’action défient l’espace et le temps et renouent avec la générosité des meilleurs contes moraux et fantastiques asiatiques. De quoi en prendre plein les yeux, avec l’envie secrète d’applaudir à chaque scène d’action. À peine pourrait-on reprocher la longueur excessive de la séquence finale – un problème de riches. Tout cela reste de la grosse bagarre sur très grand écran.
Sur les traces de son récent LIMBO, polar en noir et blanc dans un dédale de néons et de détritus, CITY OF DARKNESS trouve sa raison d’être dans son décor, citadelle reconstituée, à l’obscurité exacerbée, entrelac sur plusieurs strates de câbles, de tiges en acier et de béton défoncé. Étriquée et en voie de désintégration, Kowloon dicte la mise en scène, très verticale – les bâtiments si hauts que la lumière du jour ne pénètre pas – et très horizontale – les passages sont étroits et souvent bouchés. Tout peut à tout moment débouler du ciel ou de derrière un mur, créant une urgence de l’action et une tension permanente. Surtout, grâce à un travail sensationnel des opérateurs caméras, l’intensité et la vitesse dominent largement l’énergie du film. Et pourtant, en creux de cette débauche de force et de violence, la future rétrocession de Hong Kong à la Chine jette un voile d’incertitude sur le destin de Kowloon : qui voudra de cette honteuse enclave qui ne respecte pas les lois, qui vit selon ses propres règles ? Cette crainte de l’effacement, profondément mélancolique dans le film, c’est aussi celle qui a saisi le cinéma hongkongais – cinéma qui a vu, d’aucuns diraient, son identité changer et sa richesse faner depuis 1997. Pendant le générique de fin de CITY OF DARKNESS, petites scènes quotidiennes en citadelle de Kwoloon, quelque chose se brise dans le grand divertissement de Soi Cheang et tente de faire le deuil d’une époque révolue. Emmanuelle Spadacenta.
Librementent adapté du roman éponyme de Greg Girard et du manga de Andy Seto et Yu Er, City of Darkness (ou Twilight of The Warriors: Walled In dans son titre original) était attendu de pied ferme depuis un moment par tous les amateurs de castagne cinématographique en raison de son casting prestigieux. Si vous n’êtes pas familier du cinéma asiatique, les noms qui suivent ne vous diront peut-être rien mais on est bel et bien face à un rendez-vous all-stars de l’industrie.
On y retrouve déjà le réalisateur Soi Cheang, tout juste auréolé du succès international de son polar nihiliste Limbo (sorti chez nous l’an dernier) et connu aussi pour l’ultra-bourrin SPL 2, avec Wilson Yip à la production (la saga IP Man, c’est lui !), le chorégraphe Kenji Tanigaki pour l’action (déjà responsable de tous les combats sur la franchise Rurouni Kenshin) ou encore le mythique compositeur Kenji Kawai (Ghost in the Shell). Et ça se bouscule aussi devant la caméra, avec entre autres l’acteur superstar Louis Koo, ou Sammo Hung, l’un des principaux collaborateurs de Jackie Chan qui a œuvré dans plus de 200 films, et plus connu chez nous pour avoir incarné le flic de Shanghaï dans la série du même nom.
Avec un tel alignement de grands noms, City of Darkness est un des événements du cinéma chinois cette année, attendu depuis maintenant 2 ans, avec la promesse de combats délirants et de prouesses martiales folles à l’écran. Et avant même d’en arriver aux patates de forains et coups de pied renversés, le film mérite toute notre attention pour son cadre atypique.
À l’origine de toute cette histoire, il y a Kowloon Walled City, une ville enclavée aux abords de Hong Kong, qui existait jusqu’en 1993. Cet agrégat d’immeubles et d’appartements bricolés les uns à travers les autres sur la base d’un fort militaire a été pendant un siècle une terre d’accueil pour tous les réfugiés venant de part et d’autre d’Asie. Tout ça dans un contexte politique délicat, les gouvernements britanniques, chinois et hongkongais se renvoyant la balle pendant des décennies sur le sort d’un tel lieu, vite gangrené par les triades et en autogestion complète. Résultat : Kowloon a grossi de toute part pour devenir tentaculaire et accueillir la plus grande densité de population au monde, avec pas moins d’1,2 million d’habitants au kilomètre carré !
Ce lieu hors du commun et presque surréaliste avait déjà été une source d’inspiration pour le quartier de Narrows dans le Batman Begins de Christopher Nolan, et pour Soi Cheang dans son polar Limbo, qui mettait en scène une ville au bord de l’implosion, rongé par la crasse. Soi Cheang s’en sert ici comme décor pour un film hautement plus musclé, en suivant le parcours d’un immigré dans les années 1980 qui s’y réfugie non sans mal, pour se retrouver pris dans une histoire de gangsters tout en s’acclimatant à la population de cette citadelle hors norme.
Dès lors, Kowloon est peut-être l’attraction principale du film, tant elle enferme tous les personnages dans cet amas sans fin de tôle, de béton et de câbles, où la lumière du soleil est quasi inexistante sans même parler de la moindre plante, le tout baignant dans une insalubrité permanente. Les personnages semblent tous écrasés par cette montagne de ciment, ce que Cheang met en exergue tout du long avec des cadres qui les isolent au milieu de cet ogre architectural.
Et, non content d’être un décor spectaculaire qui reflète un urbanisme devenu fou, Kowloon est surtout un théâtre riche en histoires par ses ramifications politiques et sociales, ce que le film prend le temps d’explorer via le parcours de son héros Chan Lok Kwan (campé par l’impeccable Raymond Lam), qui va découvrir l’organisation de la vie en son sein. Soi Cheang a déjà l’élégance de ne pas céder au misérabilisme, réussissant à trouver de la beauté dans un endroit pareil, avec une communauté soudée qui n’a sa place nulle part ailleurs, ce qui ne manque pas d’avoir quelques échos avec l’actualité internationale.
Pour autant, il s’intéresse aussi à ce lieu pour sa fragilité et les manigances qui le régissent, la vie n’étant évidemment pas de tout repos avec son lot de tragédies, notamment au détour d’une sous- intrigue poignante avec une petite fille surnommée Boulette.
Tout en posant un nombre impressionnant de grandes gueules et de caractères bien trempés (qui sont immédiatement identifiables les uns les autres, malgré le grand nombre de personnages dans le film), le scénario parvient à nous faire comprendre les motivations de chacun, et la quête de survie qui les régit. En clair, City of Darkness honore un tel lieu, reconstitué avec un soin maniaque et des décors souvent stupéfiants par le foutoir permanent qui y règne, et tient à montrer fidèlement comment la vie s’y organisait, ce qui suffit à le rendre déjà captivant. Mais, en plus, ils se sont dit que ça ferait un super décor pour des combats dantesques, et ils ont bien eu raison...
On l’a dit en préambule, ce projet était avant tout attendu comme un grand rendez-vous pour le cinéma d’action, et c’est peu dire que le résultat est à la hauteur des attentes. Que ce soit dans ses 20 premières minutes qui donnent le ton avec une fuite en avant d’une sauvagerie assez folle, lorsque notre héros entre dans Kowloon sans y être invité, ou dans des grands combats dans le troisième acte quand la situation s’envenime, City of Darkness fait la part belle aux affrontements martiaux secs, virtuoses et sales.
Aussi bien dans les chorégraphies que dans sa mise en scène, Soi Cheang trouve le juste milieu entre la mise en avant du talent martial indéniable de ses interprètes, capable de prouesses physiques parfois dingues quand ils bondissent de toute part du décor, et un aspect plus réaliste et terre à terre, nos bons hommes se mangeant en pleine poire à peu près tout ce qui leur passe sous la main, sans aucun respect pour le mobilier ! Et ce ne sont jamais les derniers pour traverser les murs, tout comme les armes blanches sont de sortie pour quelques effusions de sang.
Sur ce canevas réaliste, où on casse des bras et fracture des mâchoires rapidement, vient se greffer un peu de fantaisie dans la dernière partie, avec un adversaire virtuellement invincible grâce à un “pouvoir” mystérieux. Dès lors, le film assume un parti pris plus manga et shonen, l’occasion de faire monter les enjeux pour un climax éprouvant, d’autant que nul n’est à l’abri d’y passer avant la fin.
Sans tomber dans une esthétique ultra-brutale à la The Raid, avec plus de folie dans la chorégraphie, et grâce à un découpage aussi lisible que dynamique, qui s’oppose au plein cadre permanent à la John Wick, Soi Cheang honore la tradition hongkongaise et perpétue un style unique qui prouve qu’il en a encore dans le ventre, d’autant plus avec l’ombre écrasante du cinéma coréen ces dernières années sur le genre.
Surtout, il le fait dans un film bien mieux construit que ce qu’on a pu voir de la part de ses camarades récemment sur nos écrans (notamment Raging Fire ou Sakra avec Donnie Yen), en se servant de l’instinct de survie de ses héros pour justifier le carnage à l’écran.
Il en ressort un film qui transpire la rage de vivre, avec des personnages bien plus attachants qu’ils n’en ont l’air, pour un spectacle musclé dans un contexte historique passionnant à redécouvrir. Jean-Victor Houët.
NO ONE LIVES
de Ryûhei Kitamura, 2012, US, 1h23, Couleurs
avec Luke Evans, Laura Ramsey, Derek Magyar…
RÉSUMÉ : Plusieurs étudiants ont été sauvagement assassinés et la scène de crime n'a pu donner aucun indice sur le lieu où a été emmenée Emma, la seule rescapée. Quelques mois plus tard, alors qu'ils voyagent à travers le pays, Betty et son compagnon sont kidnappés par une bande de voyous et emmenés dans une maison abandonnée. En fouillant la voiture des prisonniers, l'un d'entre eux découvre Emma, cachée dans un compartiment secret.
POINT DE VUE : Lors du Festival de Toronto en 2012, au sein d’une section « Midnight Madness » globalement faible et décevante, No One Lives avait réussi à créer la (bonne) surprise. Le réalisateur japonais Ryûhei Kitamura s’était fait remarquer dans le circuit des festivals spécialisés avec son premier film Versus (2001) plaisanterie gore et potache à la mise en scène épileptique dans la lignée du Bad Taste de Peter Jackson. Ce tâcheron visant un public de geeks et d’otaku avait ensuite réalisé plusieurs longs métrages parmi lesquels Godzilla : Final Wars, énième aventure du lézard géant. Son premier film en langue anglaise sept ans plus tard, The Midnight Meat Train, d’après une nouvelle de Clive Baker, était plus recommandable. Moins ambitieux, No One Lives flirte avec le « torture porn » mais s’en éloigne heureusement grâce à une bonne dose d’humour noir, des retournements de situations amusants et un personnage de « serial killer » original, loin des monstres masqués habituels. Beaucoup de sang, de meurtres et de tortures au programme, dans une ambiance très années 80 qui rappellera quelques souvenirs aux spectateurs de l’excellent The Hitcher de Robert Harmon avec Rutger Hauer, en plus parodique.
No One Lives est une histoire de tueur en série maléfique, séduisant et indestructible, qui écume les routes de l’Amérique profonde. À la différence près qu’au lieu d’innocentes victimes (il y en aura aussi) le meurtrier s’en prend à une famille de cambrioleurs constituée de brutes, de psychopathes et de débiles des deux sexes, qui a eu la malchance de le prendre en otage en croyant capturer un touriste inoffensif. Mais ce gibier pas comme les autres, qui entretient une relation malsaine avec une jeune fille qu’il a capturé, va se faire un plaisir de massacrer avec beaucoup d’imagination les membres du gang, un par un. On retiendra surtout la séquence où le tueur se cache à l’intérieur de sa première victime, un obèse de deux mètres, avant de s’extraire de la carcasse fumante pour infiltrer le repaire des pirates de la route. À noter aussi une belle scène de meurtre dans une douche que n’auraient pas renié les Tobe Hooper et Brian De Palma de la grande époque.
Le film est divertissant mais ses idées de scénario sont rarement transformées par la mise en scène. Il réjouira les amateurs du genre mais ne dépasse pas le niveau d’un bon « direct to video ». C’est déjà ça. Olivier Père.
JE SUIS VIVANT !
La Corta Notte Delle Bambole di Vetro
Short Night of Glass Dolls
de Aldo Lado, 1971, Italie/Allemagne, 1h32, Couleurs
avec Jean Sorel, Mario Adorf, Ingrid Thulin…
RÉSUMÉ : Le corps apparemment sans vie d’un homme est découvert dans un jardin public de Prague. Transporté à l’hôpital, où il est identifié, il entend son décès confirmé par un médecin. Le corps est celui de Gregory Moore, un journaliste américain qui enquêtait sur des jeunes femmes disparues dans de mystérieuses circonstances. Incapable de parler ni de bouger, Moore est conduit dans une chambre froide. Laissé seul dans l’obscurité, le journaliste essaie alors de se remémorer les événements s’étant déroulés durant les jours précédents, afin de comprendre comment il a pu en arriver à cette situation inextricable.
POINTS DE VUE : Au début des années 70, Aldo Lado est déjà un technicien connu au cœur du système de production italien. Il a déjà été assistant de cinéastes comme Bernardo Bertolucci, et il a signé plusieurs scripts qui ont retenu l’attention. Il écrit notamment le scénario ambitieux de Je suis vivant ! qu’il compte bien conserver pour en faire son premier long-métrage en tant que réalisateur. Il reçoit plusieurs propositions de la part de producteurs et de cinéastes intéressés par le sujet, mais refuse tout en bloc en insistant pour réaliser lui-même le long-métrage.
Il finit par obtenir des garanties de la part du producteur Enzo Doria qui a déjà à son actif le financement des Poings dans les poches (Bellocchio, 1965) et de plusieurs films d’auteur ambitieux. Ce dernier parvient à monter une coproduction avec l’Allemand Dieter Geissler et avec la Yougloslavie. Pourtant, Aldo Lado insiste pour localiser l’action à Prague. Il part donc avec ses acteurs et une équipe réduite au minimum pour voler des plans de la ville tchécoslovaque sous prétexte d’y tourner un documentaire. Les autres plans sont tournés dans la ville de Zagreb (en ex-Yougoslavie) dont l’architecture ressemble fortement à celle de Prague.
Aldo Lado a d’ailleurs eu raison d’insister puisque la ville d’Europe centrale devient un personnage à part entière du film. Au-delà de l’aspect carte postale, les plans volés de Prague montrent une capitale comme figée dans le passé. On a souvent reproché à la capitale tchèque de n’être qu’une ville-musée, mais loin de ne fournir qu’un cadre exotique au film, cela participe pleinement au sujet de Je suis vivant ! (1971). Effectivement, le premier essai d’Aldo Lado développe déjà des thématiques sociales qui lui sont chères. Il s’agit ici de dénoncer l’emprise des classes sociales dirigeantes sur un peuple atteint de cécité (d’où l’insistance sur des personnages aveugles).
L’enquête menée par le journaliste dans les flashback n’a d’autre but que mettre à jour des mécanismes d’oppression de la grande bourgeoisie sur le reste de la société. Ainsi, la disparition de jeunes femmes retrouvées assassinées n’a pas tant un intérêt narratif que métaphorique. Il s’agit ici de dénoncer le vampirisme d’une classe sur une autre. Ceux qui possèdent le pouvoir sont ainsi prêts à tout pour le conserver. Ils sont secondés dans leur entreprise de domination par les forces de l’ordre et, indirectement, par les médias.
Souvent présenté comme un giallo aux développements narratifs étranges, Je suis vivant ! est avant tout un véritable film d’auteur ambitieux qui dénonce par la métaphore les mécanismes d’asservissement de la population par une élite consciente d’elle-même et soucieuse de ses prérogatives.
Pour parvenir à ce constat glaçant, Aldo Lado soigne sa réalisation – décidément très racée – et impose tout au long de son film une ambiance pesante où la paranoïa finit par gagner le personnage principal, ainsi que le spectateur. Si l’on est d’abord mis sur la piste d’une critique envers un régime communiste dictatorial, le propos du réalisateur s’avère bien plus large et concerne en réalité tout type de pouvoir. Ce constat global permet au long-métrage d’être toujours d’actualité de nos jours, alors même qu’il est vieux d’une cinquantaine d’années.
Bénéficiant de jolis éclairages de Giuseppe Ruzzolini, d’une formidable musique d’Ennio Morricone et d’un montage brillant de Mario Morra, Je suis vivant ! est une curiosité à redécouvrir d’urgence. Le résultat va bien au-delà du simple giallo de série et s’impose comme un vrai film d’auteur jusqu’à son final glacial qui laisse une trace indélébile dans la mémoire du cinéphile.
Aidé par une interprétation de qualité de la part de Jean Sorel, mais aussi de la grande Ingrid Thulin dans l’unique rôle vraiment positif et humain de bout en bout, Je suis vivant ! est devenu depuis quelques années un vrai film culte, alors qu’il n’a connu qu’une carrière très limitée lors de sa sortie initiale au début des années 70. Virgile Dumez.
Après avoir écrit quelques scénarios, Aldo Lado se lance en 1971 dans sa première réalisation qui passera par plusieurs changements de titre. Le scénario original s'intitulait MALASTRANA ce qui signifie «Petite ville» en Tchèque et indique le quartier artistique où, entre autres, Kafka avait ses habitudes. Mais ce titre n'a pas plu aux producteurs qui n'y voyaient rien de vendeur et il fut alors changé pour LA CORTA NOTTE DELLE FARFALLE DI VETRO («La Courte nuit des papillons de verre»). Mais le métrage fut coiffé au poteau par la sortie d'un autre film comportant le mot «Farfalle» («Papillon») et il fut alors décidé de remplacer ce mot par «Bambole» («Poupée») ce qui s'éloigne complètement du sujet, indiquant davantage un giallo dans la plus pure tradition que le résultat final tourné bien plus vers l'horreur psychologique. À noter enfin que le titre français JE SUIS VIVANT déplaît fortement à Aldo Lado qui le trouve bien trop explicite.
Dès l'intro, nous sommes plongés de plain-pied dans l'ambiance oppressante et irréelle qui étreint le métrage sur toute sa longueur. En effet, le jardinier qui découvre le corps prostré de Gregory Moore demande à un cul-de-jatte qui passait par là de le surveiller pendant qu'il appelle les secours. Et ces personnages secondaires mémorables peuplent le film sans que cela paraisse incongru ou déplacé, en plus de nombreux plans franchement bizarres mais s'inscrivant finalement dans la logique de l'histoire. Nous trouvons pêle-mêle un jeu d'amoureux dans un cimetière, un bibliothécaire qui mémorise tout, des badauds collés à une porte vitrée, un scientifique qui teste le seuil de douleur d'une tomate (!) ou encore ces personnes assistant à un récital de musique de chambre, grimées en morts-vivants (teint blafard, lèvres grisâtres…).
Tout ceci contribue à un film qui doit bien plus à ROSEMARY’S BABY (pour le côté paranoïaque) ou NE VOUS RETOURNEZ PAS (pour l'ambiance) que pour les giallis de son époque qui récoltaient un succès considérable. Cependant, l'intrigue suit une enquête plutôt banale puisque Moore recherche sa petite amie, Mira, disparue sans laisser de traces. Un corps sera retrouvé dans le fleuve mais ce n'est pas le sien. D'ailleurs, est-elle vraiment morte ? Et pourquoi les amis de Moore semblent-ils réticents à l'aider dans ses recherches ? De nombreuses questions de cet ordre parsèment le film, retenant l'attention du spectateur tout en jouant avec ses perceptions tandis que la réalité que nous croyons connaître glisse progressivement vers un cauchemar éveillé jusqu'au final délirant mais qui donne tout son sens au reste.
Malgré quelques longueurs par-ci par-là et une enquête policière et personnelle parfois laborieuse, le premier film de Aldo Lado est remarquablement bien construit et monté. Plus que de simples flash-backs, l'histoire de Gregory se déroule comme une sorte d'intrigue parallèle à celle, principale, qui le voit sous l'œil observateur du corps médical. Les nombreux gros plans sur le visage et en particulier le regard bleu acier de Moore sont accompagnés de sa voix qui crie au secours mais n'est entendue par personne. Se résignant à son état, il décide alors de nous conter ses aventures, la voix-off rendue d'autant plus frissonnante quand on sait d'où elle provient, et nous ne parlerons pas du pourquoi qui ne sera révélé qu'à la fin (et quelle fin !). Sans vous gâcher quoi que ce soit, on ne peut s'empêcher de penser par moments à la célèbre histoire d’Edgar Allan Poe, L'Etrange cas de Mr Waldemar qui flirtait avec un fond similaire tout en développant une forme bien différente.
Aldo Lado a situé son film à Prague, une capitale aussi lourde d'histoire que d'apparence sublime. Très photogénique, elle a servi de décor naturel à de nombreux métrages et Aldo Lado tire profit de toute la beauté qu'elle a à offrir sans pour autant nous servir un clip touristique. Sa critique sociale concernant la classe dirigeante prend également une toute autre dimension au vu du lieu, déployant toute sa négativité de façon subtile mais marquante (la scène du récital, déjà mentionnée, et le final orgiaque). Cette réflexion personnelle s'étend jusqu'au patronyme de la disparue, Mira Svoboda, qui signifie «paix et liberté», les deux valeurs qui se retrouvent toujours sacrifiées les premières dans toute société où l'abus de pouvoir se développe à l'excès.
À la fin des années soixante, de nombreux acteurs étrangers partaient travailler en Italie, un pays qui offrait alors des productions intéressantes et commercialement viables. Ainsi, Aldo Lado a bénéficié d'un casting haut de gamme et international avec tout d'abord le français Jean Sorel dans le rôle de Gregory Moore. L'acteur avait déjà un bon nombre de rôles à son actif, dont J'IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES ou encore BELLE DE JOUR. Il confère un grand naturel à son rôle de journaliste happé par des évènements qui le dépassent, secondé par des co-acteurs tout aussi convaincants.
Le personnage de Mira Svoboda est joué par la toujours sublime Barbara Bach (LE GRAND ALLIGATOR, etc...) dans l'un de ses premiers rôles au cinéma. Son aura de mystère plane sur tout le métrage qu'elle semble traverser en flottant tel un spectre de douceur. Les amis de Moore sont campés respectivement par l'actrice suédoise Ingrid Thulin (dans le rôle un peu ingrat de Jessica, amoureuse transie de Gregory) et Mario Adorf (Jacques Versain, amateur d'art et d'étranges jeunes filles immobiles). Thulin était loin de son coup d'essai également, ayant apparu dans plusieurs films de son compatriote Ingmar Bergman (LE SILENCE et L’HEURE DU LOUP pour ne nommer que ces deux-là), ainsi que quelques productions étrangères (LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE de Minelli, LA GUERRE EST FINIE d’Alain Resnais ou encore SALON KITTY de Tino Brass). Quant à Mario Adorf, on l'aura vu dans LE SPÉCIALISTE de Corbucci ou L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL, tandis que plus récemment, il semble s'être tourné vers le cinéma allemand.
Sans être un chef d'œuvre du genre, JE SUIS VIVANT se pose néanmoins comme un excellent film d'allure cauchemardesque en plus d'être une perle visuelle. La filmographie d’Aldo Lado est peut-être inégale mais pour cette première réalisation, il n'y a pas grand chose à redire, la réussite est évidente et franchement plaisante. Marija Nielsen.
C’est en 1971 que le cinéaste italien Aldo Lado réalise son premier long-métrage, Je suis vivant (également connu sous le nom de Malastrana – La corta notte delle bambole di vetro et sous une bonne demi-douzaine d’autres titres). Débutant, le futur réalisateur du Dernier train de la nuit (La bête tue de sang froid) décide de faire ses premières armes dans un genre porteur, le giallo. On signalera tout de même d’emblée que si le titre est souvent répertorié comme un giallo, cette appellation n’est pas tout à fait exacte et, en tout cas, très réductrice pour une œuvre dont le propre est de transcender ce genre.
Le journaliste Gregory Moore (Jean Sorel) est mort. C’est du moins ce que tout le monde croit. En réalité, l’homme est plongé dans un profond état de catalepsie. Parqué dans une morgue de Prague, il ne peut bouger mais son cerveau fonctionne encore et il parvient à voir le monde extérieur à travers son regard fixe. Unique signe de vie : une température corporelle un peu trop élevée pour un cadavre. Le seul espoir de Moore est un ami médecin qui a encore quelques doutes quant à la réalité de ce décès. Espérant être sauvé par l’incrédulité de cet ami, notre mort bien vivant se remémore les circonstances qui l’ont mis dans cette délicate posture. Construite à rebours, l’intrigue nous donne à voir l’enquête privée menée par le reporter, alors lancé à la recherche de sa fiancée disparue.
Si Je suis vivant entretient des liens avec le giallo, c’est avant tout par son atmosphère (un lourd climat de suspicion) mais certainement pas par la présence d’un assassin ganté de noir et adepte de l’arme blanche. Un tel psychopathe, caractéristique essentielle du genre, il n’en est pas question ici. Le film commencé, le relatif classicisme de son scénario nous laisse tout le temps d’apprécier les indéniables qualités esthétiques du métrage. Réalisation au cordeau (scope précis et raffiné), belle photographie (Giuseppe Ruzzolini), cachet inimitable des extérieurs de la capitale tchèque et partition assurée par le maestro Ennio Morricone, on a connu pire. Mis à part un personnage principal à demi-mort (on songe bien sûr à Poe) et une construction en flashbacks, le schéma narratif, lui, demeure assez commun. Quant à cette fameuse critique de la classe dirigeante, elle se borne à des séquences nous dévoilant des nantis à l’aspect exsangue et poussiéreux, comme figés dans leurs privilèges. Bref, on s’attend à un final plutôt convenu. En somme, rien ne nous a préparés à la suite …
Au début du dernier acte surgit une séquence quasi-dantesque frappée d’un onirisme trouble. Complètement inattendu, le passage a pour seul équivalent le climax traumatisant de La maison aux fenêtres qui rient (Pupi Avati). Tout ce qui avait été maintenu jusqu’alors à l’état larvaire explose sans crier gare et le film prend alors tout son sens. Exit le petit polar convenable à l’ambiance soignée, bienvenue à l’œuvre tortueuse et troublante. Le scénario, écrit par Aldo Lado, démontre alors toute sa force et ce jusqu’à un épilogue qui vient enfoncer définitivement le clou. C’est aussi lors du dernier acte que survient la critique de l’élite au pouvoir, une classe sociale montrée ici comme une microsociété sectaire et déviante dont le degré de dépravation laisse pantois (on pense même au Society de Brian Yuzna).
Premier film très réussi, Je suis vivant se refuse à toute étiquette et s’impose avant tout comme une œuvre parfaitement maîtrisée qui installe le spectateur en terrain connu pour mieux le surprendre avec un dénouement cauchemardesque.DVDcritiques.
CHRONIQUE D’UN AMOUR
Cronica di un amore
de Michelangelo Antonioni, 1950, Italie, 1h37, Noir et Blanc
avec Lucia Bosè, Massimo Girotti, Ferdinando Sarmi…
RÉSUMÉ : S'il est amoureux fou de sa femme Paola, Enrico, un riche industriel milanais, ne connaît cependant rien de son passé. Aussi engage-t-il un détective, dont l'enquête va mettre en lumière la double vie de sa femme ...
Le détective se rend à Ferrare où la jeune femme avait vécu avec un certain Guido. Celui-ci, alerté de ces recherches, part pour Milan prévenir Paola.
POINT DE VUE : Dans ce premier film, fondé sur une intrigue banale et conventionnelle, Antonioni met déjà en place tous les thèmes fondamentaux de son œuvre. Comme dans l'Avventura, le couple est victime de l'incommunicabilité et ne sait démêler le vrai du faux. Le film joue aussi sur le passage du présent au passé, sur le souvenir. Héritier du néoréalisme par le thème choisi : une étude de mœurs, un mélodrame réaliste, un portrait social et psychologique d'une femme, Antonioni crée un style personnel fait de rigueur et de dépouillement. Le « cinéaste de la femme » est aussi un cinéaste de la ville et de l'espace, et son Milan n'a rien à voir avec celui de Luchino Visconti dans Rocco et ses frères. Claire Aziza.
CRITIQUE : Que ceux qui croiraient contre l’évidence que la renaissance, après-guerre, du cinéma italien, n’a été qu’un feu de paille aillent voir cette Chronique d’un amour. Premier film d’un jeune metteur en scène, il témoigne, en dépit de quelques évidentes faiblesses de débutant, des ressources dont dispose encore le réalisme italien.
L’histoire est à la fois ingénieuse et mélodramatique. Un couple d’anciens amants se retrouve et leur amour cherche à renouer, mais un atroce souvenir l’empoisonne. Ils furent jadis les complices par omission de la mort accidentelle d’une fiancée trop encombrante. Le mari de la jeune femme, jaloux, fait faire une enquête sur son passé qui peut ramener au jour ce demi-crime inavoué. La peur et le désir de s’aimer librement amènent les amants à vouloir un autre crime, complet celui-là : la mort du mari. Ils préparent la simulation d’un accident d’automobile sur une route déserte, mais le destin, qui se joue d’eux, provoque un véritable accident ; le mari meurt comme ils l’ont voulu, mais sans eux, et sa mort, qui devait les lier pour la vie, les détache irrémédiablement l’un de l’autre.
Ce que ce résumé ne saurait rendre, c’est justement ce qui fait le prix du film : le ton et le style de sa mise en scène. Fidèle au réalisme italien dont il respecte les traits essentiels, Antonioni parvient cependant à imposer à la matière et aux acteurs une stylisation qui les épure et les dépouille à l’extrême. Visiblement influencé par Visconti, dont il fut l’assistant, et plus encore par le Bresson des Dames du bois de Boulogne, il a, comme ce dernier, le génie d’un certain « réalisme stylisé ». Les personnages incarnent des passions et des destins, leur physique, leur comportement, leur costume en sont l’expression permanente. C’est pourquoi, par exemple, une maison de couture, parfaitement indifférente à l’intrigue, tient cependant une si grande place dans le film : elle fournit évidemment à l’héroïne l’occasion de toilettes excentriques à l’image de la singularité de sa passion et de son destin.
Mais la plus étonnante réussite du film est son interprète principale, Lucia Bosè. Mieux que belle, elle conjugue la passion pure et la sensualité avec une bouleversante intelligence du corps. Sa façon de marcher, de respirer, de porter un chapeau exprime mieux que les habituels jeux de physionomie les intentions du réalisateur. Il est vrai que celui-ci n’a visiblement pas laissé à ses acteurs plus de liberté qu’un sculpteur à la glaise qu’il modèle. André Bazin, Le Parisien libéré, août 1951.
FINI DE RIRE
His Kind of Woman
de John Farrow et Richard Fleischer, 1951, 2h, Noir et Blanc
avec Robert Mitchum, Jane Russell, Vincent Price…
RÉSUMÉ : Nick Ferraro, chef du crime organisé souhaite retourner aux Etats-Unis. Il décide alors de se faire opérer par un ancien chirurgien nazi afin de changer de visage et de ressembler à Dan Milner à qui Nick offre une importante somme d'argent en échange de son identité.
POINTS DE VUE : « Qu'est-ce que je fiche ici ? » balance Robert Mitchum, et ce dialogue résume parfaitement son personnage, un joueur professionnel manipulé par un caïd interdit de séjour qui veut lui piquer son identité (et même les traits de son visage !) pour revenir aux Etats-Unis. En attendant de comprendre à quoi il sert, le grand Bob boit du lait (si, si) et, de sa drôle de démarche bancale, arpente un palace de Baja California (Basse-Californie mexicaine) qui recèle d'étranges clients : Jane Russell chante pour faire plaisir au producteur Howard Hughes, Vincent Price joue un acteur fan de chasse, avec chapeau à plume, une jeune femme blonde a l'air d'avoir peur, etc. Atmosphère, atmosphère, cette déambulation sociale est le meilleur de ce petit film noir.
Howard Hugues, patron de la RKO, fit une « fixette » sur le film : il demanda à un autre réalisateur de son écurie, Richard Fleischer, de refaire la scène finale de bagarre, qu'il jugeait trop molle. Fit reconstruire le décor de la scène, le yacht du caïd, en plus grand. Et exigea même que le méchant soit changé : Raymond Burr (le futur Homme de fer) retourna toutes les scènes de Robert Wilke, pourtant un acteur confirmé. Un caprice éclairé : Burr, en effet, est parfait. Mitchum finit par ne plus rire de tous ces caprices : dans un accès de rage, il mit carrément le plateau en miettes ! À l'écran, au contraire, il n'est que nonchalance. Cela lui va si bien de ne pas savoir ce qu'il fiche là. — Guillemette Odicino.
Il arrive que les cinéastes américains soient si sûrs de leur mécanique qu’ils s’amusent à lui faire rendre le maximum pour leur plaisir et pour le nôtre. Ce n’est pas exactement une parodie des films où ils excellent, plutôt un jeu qui suppose que tout de même on s’y laisse prendre, mais en sachant que c’est pour rire.
Ainsi de ce film de John Farrow, où scénariste et metteur en scène ont accumulé avec un peu d’excès les occasions de nous faire frémir selon les recettes éprouvées du film policier le plus noir.
Un terrible gangster ne peut entrer aux États-Unis sous sa véritable identité. Il attire alors au Mexique, pour cinquante mille dollars, un garçon risque-tout, nommé Milner, dont le casier judiciaire n’est pas compromettant. Les hommes de main du gangster doivent l’amener à bord d’un yacht où un chirurgien esthétique fera au patron un visage à la ressemblance de Milner. Après quoi il sera aisé de se débarrasser de celui-ci et de rentrer en Amérique sous son identité. Naturellement, Milner ignore les projets qu’on a sur sa personne et profite en attendant, quoique non sans méfiance, du bon temps qu’on lui offre dans l’hôtel le plus luxueux de cette plage tropicale. Il a, en particulier, le loisir d’y flirter avec une chercheuse d’or qui se fait passer pour une riche héritière et de faire la connaissance d’un faux « Errol Flynn », un certain Cardigan, vedette de cinéma, fat hurluberlu mais sympathique. Tout ce beau monde et quelques autres comparses seront engagés dans les aventures de Milner, qui s’en tire naturellement, mais après un véritable et grand-guignolesque martyre.
C’est là que la technique de l’émotion et du « suspense » est poussée à ses limites techniques (comme on dit d’un moteur qu’il est « poussé »). Le pauvre Robert Mitchum risque mille morts ; sa forte carrure et le flegme bien connu de son regard ne sont point de trop pour supporter de telles avanies. Il est vrai que Jane Russell est une récompense substantielle et qui valait les risques. André Bazin, Le Parisien, 1953.
LE TROISIÈME HOMME
The Third Man
de Carol Reed, 1949, GB, 1h33, Noir et Blanc
avec Joseph Cotten, Alida Valli, Orson Welles…
RÉSUMÉ : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Invité par son ami Harry Lime, le romancier américain Holly Martins se rend à Vienne, divisée en quatre zones d'occupation. Tout juste arrivé, il apprend que Lime vient de perdre la vie dans un accident de la circulation et qu'on l'enterre ce jour même. L'écrivain n'est pas au bout de ses surprises. Au cimetière, il est abordé par le major Calloway, pour qui Lime n'était qu'un vulgaire trafiquant, une crapule. Choqué, Martins décide de mener une enquête sur le défunt. Il fait bientôt la connaissance du mystérieux baron Kurtz, l'un des deux témoins de l'accident, l'autre étant un Roumain du nom de Popescu...
POINTS DE VUE : La présence de Welles dans le rôle bref mais inoubliable de Harry Lime a tellement marqué les esprits qu’on a souvent attribué au génial acteur réalisateur une responsabilité artistique dépassant sa simple participation devant la caméra dans la réussite du classique de Carol Reed. Le fait que Joseph Cotten, membre de la troupe du Mercury Theater et acteur dans plusieurs films de Welles y interprète le rôle principal entretint cette confusion. On sait aujourd’hui que Welles s’est seulement contenté de réécrire certains de ses dialogues. Il est vrai que Harry Lime, criminel à la fois séduisant et maléfique, manipulateur et fabulateur est totalement wellesien et s’inscrit dans une galerie de personnages tels que Kane, Arkadin, ou Quinlan dans La Soif du mal.
Le style inspiré de l’expressionnisme dans certaines des scènes les plus fameuses du Troisième Homme comme la poursuite finale dans les égouts avec ses cadrages obliques et ses effets d’ombre et de lumière rejoint celui de La Dame de Shanghai tourné par Welles en 1946, mais aussi de dizaines d’autres films noirs hollywoodiens et européens marqués par l’influence des grands cinéastes allemands, quand ce n’était pas ces cinéastes qui les signaient eux-mêmes après avoir fui l’Europe sous le joug nazi.
La grande valeur du Troisième Homme revient donc essentiellement à ses vrais auteurs, Carol Reed et Graham Greene – qui tirera un roman de son scénario original – sans oublier le puissant duo formé par le producteur anglais (Alexander Korda) et américain (David O. Selznick). Au-delà de son enquête policière typique du film noir – la recherche de la vérité autour d’une mort suspecte – et de son ambiance viennoise, de sa légendaire musique à la cithare Le Troisième Homme est un film de son époque qui témoigne du climat de corruption et de déliquescence morale qui accompagna la douloureuse reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, avec ces histoires de marché noir et de trafics en tous genres que l’on retrouve dans d’autres films de la fin des années 40. Olivier Père.
Grand prix du Festival de Cannes en 1949 (le terme Palme d’or n’avait pas encore été inventé), Le troisième homme est, après Huit heures de sursis, la deuxième réussite majeure de Carol Reed. Produit par Alexander Korda, grand nom du cinéma britannique, et le nabab hollywoodien David O’Selznick, père d’Autant en emporte le vent, le film fut conçu comme une œuvre de prestige, et son financement se fit dans le cadre de l’une des premières coproductions internationales. Le récit démarre de façon percutante comme un documentaire sur la situation politique à Vienne : dans ces années d’après-guerre, la ville est encore entachée par les décombres et divisée en plusieurs secteurs d’occupation alliés, les autorités américaines, britanniques, russes et françaises se partageant le contrôle policier et militaire. Le texte est lu par Graham Greene, auteur du scénario (dont il tirera un roman quelques années plus tard). Après cette introduction, La fiction fait son entrée avec une histoire tant limpide que sophistiquée, utilisant avec bonheur les attraits du film noir, le genre qui connaissait son âge d’or pendant cette décennie. Joseph Cotten incarne Holly Martins, un écrivain raté et fauché venu à Vienne sur l’invitation de son ami Harry Lime, qui lui avait fait miroiter de beaux lendemains. Mais le jour même de son arrivée, il assiste aux obsèques de son ami. Le major Calloway (Trevor Howard) lui révèle alors que Harry Lime était un escroc cynique impliqué dans un trafic de pénicilline. Sceptique et pensant que son ami est toujours en vie, Martins mène sa propre enquête, tout en s’éprenant de la belle Anna (Alida Valli).
Outre le fait d’utiliser avec brio les conventions du film criminel, Le troisième homme, tourné sur les lieux de son récit, offre une vision unique de Vienne : son approche néoréaliste d’une ville ravagée n’est pas sans évoquer Allemagne, année zéro de Rossellini. Mais Carol Reed opte pour une stylisation au carrefour de plusieurs influences, de l’expressionnisme allemand (les ombres immenses) au formalisme russe (les gros plans). Le film est également célèbre pour ses cadrages obliques, magnifiés par la photo de Robert Krasker, et que d’aucuns ont considéré comme un maniérisme gratuit. Ils contribuent pourtant à la fascination qu’exerce toujours cette œuvre magistrale qui regorge de séquences cultes, de l’apparition tardive d’Orson Welles soudain éclairé dans l’embrasure d’une porte, au plan-séquence final bâti sur un suspense sentimental, en passant par le morceau de bravoure que constitue la poursuite dans les égouts. Le troisième homme est aussi célèbre pour sa musique composée et jouée à la cithare par Anton Karas, et qui a contribué à son succès. Longtemps considéré comme l’un des meilleurs films de l’histoire du cinéma (ce qui était sans doute excessif), Le troisième homme connut ensuite une disgrâce de la part de cinéphiles lui reprochant sa vanité et son formalisme, ce qui nous semble guère plus justifié, tant le film combine richesse de scénario et créativité dans sa mise en scène. Gérard Crespo.
COMMENTAIRES : À Vienne, à l'heure de la guerre froide. Un romancier américain, Holly Martins, cherche à savoir comment un de ses amis, Harry Lime, qui l'avait invité pour un séjour, est mort. L'amie de Harry, Anna, essaie de l'en dissuader. Ayant appris par la police anglaise que son ami était un trafiquant de pénicilline, et découvrant qu'il est vivant (un autre ayant été enterré sous son nom), Holly Martins participe à sa poursuite dans les égouts de Vienne. Harry étant cerné, à sa demande, Holly le tue.
Accompagné de tout un tintamarre – la cithare d'Anton Karas, « découvert » dans les rues de Vienne, le tournage « en extérieurs » dans la capitale autrichienne « libérée », l'intervention d'Orson Welles (qui avait tourné avec Joseph Cotten, Citizen Kane, et qui « improvisa » la réplique sur l'Italie des condottieri « qui a produit des génies, alors que la Suisse n'a produit que des coucous »), la séquence dans les égouts où le même Orson Welles faillit attraper une bronchite, etc. –, ce film fut froidement accueilli par la critique qui y vit une sorte de policier sur fond de marché noir. En vérité, ce film est une tragédie politique qui se situe au croisement des idées de Koestler, de Camus et de l'humanisme chrétien ; il aborde également le problème de la dénonciation. Doit-on dénoncer un criminel quand il est votre ami ? Non, répond Anna, moderne Antigone ; certes, répond la police qui montre à Holly Martins combien d'enfants innocents meurent à cause du trafic que mène son ami.
Albert Camus allait écrire : « Entre la Justice (les droits des Arabes en Algérie) et ma mère (menacée d'être chassée), je choisis ma mère ».
Mais derrière ce cas de conscience se profile une analyse politique : Anna, qui incarne la droiture, est une réfugiée qui a fui Prague et le communisme ; l'Anglais veut la protéger, mais ne peut ; le criminel sympathique fait confiance aux Russes et il en meurt ; le personnage principal, qui mène l'enquête, est un Américain qui ne comprend rien aux affaires européennes. On retrouve ainsi le contexte de la Seconde Guerre mondiale où les Anglais sont les seuls à voir clair et à faire leur devoir.
Ces traits expliquent que ni la critique américaine ni la critique européenne, alors influencée par les idées communistes, ne firent bon accueil au film. Il reçut néanmoins, mais plus tard, un prix à Venise et une faveur permanente de la part du public qui perçoit que le ressort dramatique du film est son perpétuel changement de sens, le spectateur s'identifiant à différents personnages au fur et à mesure que le drame se noue. Le héros sympathique, Holly Martins, apparaît bientôt faible, sans consistance ; la comédienne futile se révèle une intransigeante figure. Marc Ferro.
Éloge du Troisième homme en trois points. Un : la réplique. De celles qui marquent l’histoire du cinéma. Celle-ci ne se trouve pas dans le roman de Graham Greene qui a inspiré Reed, mais serait due à Orson Welles, l’interprète d’Harry Lime, rôle qu’il a lui-même écrit en en faisant "un personnage shakespearien (...), parent du bâtard du roi Jean". La réplique, donc : "Rappelez-vous qu’en Italie, sous les Borgia, pendant trente ans, il y a eu la guerre, la terreur, meurtres et assassinats : cela a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu l’amour fraternel, cinq siècles de paix et de démocratie. Et qu’est-ce que cela a donné ? L’horloge coucou !" Deux : la musique. De celles qui marquent aussi l’histoire du cinéma (et qui justifient la répétition). Elle est d’Anton Karas, découvert par Reed dans un restaurant à Vienne. Un petit air de cithare inquiétant, envoûtant, agaçant par moments, complètement indissociable de l’ambiance du film. Trois : la ville. La Vienne de l’après-guerre, belle et laide à la fois, lumineuse et remplie d’ombres, une cité en noir et blanc magnifiquement photographiée dans un film aux plans d’anthologie qui mériteraient bien un quatrième point, glissé en douceur, aussi aérien que la scène de la grande roue. Frédéric Mairy.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA
Il Fantasma dell’Opera
de Dario Argento, 1998, Italie/Hongrie, 1h46, Couleurs
avec Julian Sands, Asia Argento, Andrea Di Stefano…
RÉSUMÉ : 1877. Le grand Opéra de Paris est le théâtre de meurtres obscurs. Plusieurs machinistes disparaissent soudainement, avalés et tués par une force mystérieuse. Sur la scène déserte, la jeune soprano Christine Daaé répète une scène, tandis que le Fantôme de l’Opéra, qui apparaît sous les traits d’un beau jeune homme, tombe sous le charme de cette talentueuse et ravissante chanteuse. Un soir, Christine est appelée pour remplacer Carlotta, la diva du spectacle. Sa performance est un véritable triomphe. Après une rencontre passionnée entre Christine et le Fantôme dans les souterrains du théâtre, ce dernier est déterminé à faire d’elle la plus grande soprano de Paris, mais il doit auparavant éliminer l’encombrante Carlotta.
POINT DE VUE : L’œuvre de Dario Argento est le produit d’une vision intensément personnelle et d’un contexte historique particulièrement favorable : cet âge d’or révolu et proprement inimaginable de la fin des années 60, où l’industrie du cinéma italien, jetant ses derniers feux, autorisait un cinéma de genre d’une folle audace. Tandis que le western spaghetti proposait une relecture parodique et critique des formes et des idéologies hollywoodiennes, le cinéma d’épouvante, qu’il soit policier (le giallo et sa fétichisation de l’arme blanche) ou fantastique, constituait un véritable laboratoire de formes, intégrant aussi bien les influences triviales du roman-photo ou de la BD que les recherches menées au même moment par les hérauts de la modernité, de Resnais à Antonioni. D’où des œuvres impures, brutales et parfois racoleuses, mais aussi vertigineusement formalistes : récits labyrinthiques, compositions fulgurantes et quasi abstraites, délires chromatiques, ostentation du montage, célébration de la musique comme élément central, voire autonome Morricone, forcément... Aujourd’hui encore, on n’en croit pas ses yeux.
De cette deuxième génération de l’épouvante italienne (après l’ère des Mario Bava et Riccardo Freda), Argento est sans conteste le plus authentique artiste, le plus obsessionnel aussi. Si ses débuts de scénariste l’ont entraîné vers d’autres genres en vogue (le film de guerre) et qu’il a collaboré (mais moins que Bertolucci) à l’écriture d’Il était une fois dans l’Ouest, il n’en reste pas moins que la seule passion de sa vie a été la peur. Réinventant le giallo avec une trilogie en constante progression, il récapitule et dépasse le genre avec Les Frissons de l’angoisse (1975), synthèse de Psychose et de Blow up, qui accumule les morceaux de bravoure sanglants, entraînant le spectateur dans un jeu de regards et de surfaces piégées. La mise en scène, magnifiée par l’écran large et soutenue par une musique paroxystique (le rock progressif de Goblin), déploie des fastes baroques hantés par le vide et traversés d’excès morbides, où la violence stridente est à la fois ritualisée et décomposée en éléments plastiques. « Pas du sang, du rouge », comme dit Pierrot le Fou.
Cette tendance va culminer dans les films suivants, Suspiria (1977) et Inferno (1979), deux volets d’un triptyque inachevé sur les forces du mal. Si les gialli contenaient déjà des postulats pseudo-scientifiques à la lisière du fantastique, on bascule ici dans l’irrationnel horrifique le plus débridé, prétexte à un cinéma hallucinatoire d’une totale liberté : l’argument narratif s’efface presque complètement devant la combinaison des couleurs, des décors, de la musique et du gore pour créer des œuvres inouïes qui doivent beaucoup à la peinture, autant à l’opéra, mais plus guère au récit romanesque. C’est l’apogée d’Argento. La suite est plus erratique et plus secrète, faite de récits initiatiques sans issue calqués (comme déjà Suspiria) sur la structure du conte de fées : Phenomena (1985) et Trauma (1993), singulièrement, offrent de rares fulgurances poétiques. Certes, ces films sont inégaux : non seulement Argento est au-delà du bon goût, mais il méconnaît ses forces et ses faiblesses. Tel est Dario, à la fois visionnaire instinctif, voire naïf, grand phobique qui élude toute lecture psychanalytique de ses films et artiste revendiqué retravaillant consciemment les formes et les figures fixées par ses maîtres, Hitchcock ou Antonioni. Un cinéaste réflexif jusqu’à l’auto-citation, mais pas distancié.
Le ludisme lui sied mal, tout comme l’esthétique dominante : aujourd’hui, son Fantôme de l’Opéra souffre d’une imagerie néoclassique un peu convenue, bien trop lisse pour son auteur, et de l’influence néfaste (et sûrement involontaire) du pompiérisme gothique du Dracula de Coppola et consorts. Et Le Syndrome de Stendhal (1996) s’enlise dans une histoire laide et bête de serial-killer, alors que sa réflexion sur la peinture en fait un véritable art poétique, placé sous l’égide de la Méduse du Caravage, modèle de sidération : son regard pétrifiant de décapitée inspire la terreur en l’exprimant. La peur devient alors un autre moyen pour procurer la transe esthétique (le fameux syndrome en peinture, ou la possession par la musique), un moyen d’habiter le spectateur en faisant du film une expérience sensorielle totale, une aventure de la perception. Libre à lui de se retirer du jeu, comme l’héroïne de Suspiria, qui se protège, quoique imparfaitement cachée, en détournant le regard : ce que je ne vois pas ne peut m’atteindre. Jusqu’au prochain giallo. Serge Chauvin.
COMMENTAIRE : Hanté par la vision, enfant, de la version avec Claude Rains, Argento livre une partition gothique, éclairée par la présence troublante de sa fille Asia. Musique de Morricone, relation père/fille en filigrane, c'est aussi le film qui apporte au cinéaste la reconnaissance d'une critique plus classique, en dehors des sentiers battus du bis.
ENTRETIEN : Vous êtes étroitement associé à deux genres, le thriller et le film d’horreur. C’est une vocation ou un concours de circonstances ?
Dario Argento : C’était délibéré. Je venais de la critique militante d’extrême gauche j’avais quitté le parti juste avant 1968 pour rejoindre des groupuscules dissidents et beaucoup de mes camarades méprisaient mon choix. Moi, j’adorais les westerns de Sergio Leone et les films policiers. Et pour moi, œuvrer dans ces genres était plus provocateur, plus révolutionnaire que faire des films politiques. Mes films ont toujours été massacrés par la critique, quel que soit le pays, sauf peut-être en Angleterre. À plusieurs reprises, j’ai été tenté de jeter l’éponge, tellement on me traînait dans la boue. C’est ma fille qui m’a encouragé à continuer. J’ai été victime des producteurs, des distributeurs, et puis bien sûr de la censure. Mes films ont été mutilés, bien plus que ceux de Visconti ; la version française d’Opera (1987) est incomplète, le montage a été refait, la fin est différente ! C’est dégoûtant. Je suis très honoré de la rétrospective à la Cinémathèque, mais en même temps elle me laisse un goût amer. J’ai l’impression qu’elle arrive trop tard. Je mets mes espoirs dans une nouvelle génération de critiques, quand tous les critiques installés auront été décapités ! (rires)... J’en ai beaucoup souffert. On m’a traité de criminel, d’imbécile, d’auteur de série Z indigne de figurer dans l’histoire du cinéma. Evidemment, ce serait plus facile de faire des films conventionnels, des comédies. Même les producteurs les accueilleraient mieux. Heureusement, il y a des gens qui admirent mon travail, mais l’establishment me déteste.
Qu’est-ce qui dérange tant dans vos films, leur côté sanglant ou plutôt leur caractère expérimental ?
Les deux vont de pair. C’est dans les scènes d’horreur que je tente le plus d’expériences. Le travail de la caméra a une dimension symbolique et psychologique : chaque mouvement d’appareil est signifiant, ce n’est pas de la virtuosité gratuite.
Dans ces scènes, il y a un mélange de crudité organique et d’abstraction, certains plans sont presque non figuratifs. Il y a une part d’ironie dans cette crudité, comme dans Le Syndrome de Stendhal : une balle transperce les joues et l’on voit à travers, ou bien la caméra parcourt le tube digestif. C’est une dimension comique que la critique méconnaît. Mais bon, on a bien dit que les films de Warhol étaient des merdes, que ceux d’Hitchcock étaient idiots. Psychose a été jugé ignoble, alors que c’est l’exemple même d’un film hautement théorique.
Pensez-vous que le cinéma d’horreur reflète, ou annonce, des mutations dans notre perception du corps ?
C’est vrai, le corps y devient une matière désacralisée, qu’on peut ouvrir, découper, mutiler, transformer, une sculpture qu’on peut remodeler. Il y a une quinzaine d’années, le cinéma d’horreur a éclaté comme une bombe atomique. Et aujourd’hui, alors qu’il a quasiment disparu en tant que tel, on en observe les retombées dans presque tous les autres films : pas seulement les films d’action à effets spéciaux, mais jusque dans les comédies. Comme si le film d’horreur s’était sacrifié pour que vive le cinéma tout entier.
L’abstraction dans vos films passe aussi par l’obsession des espaces vides. Est-ce l’influence d’Antonioni ?
Antonioni est incontestablement un maître, l’un des cinéastes que j’ai le plus aimés, tant pour son esthétique que pour sa philosophie de l’aliénation. La caméra ne lui sert pas seulement à raconter l’histoire, mais à traduire les états d’âme des personnages, et même de l’auteur. C’est pareil dans mes films : la caméra n’est pas seulement narrative ou descriptive, elle exprime le point de vue du metteur en scène. Le sens naît du décalage entre les faits représentés et le point de vue de la caméra : ce décalage donne une dimension supplémentaire, qui dépasse la vision immédiate.
Plusieurs de vos films « L’Oiseau au plumage de cristal » (1970), « Les Frissons de l’angoisse », « Trauma » sont construits autour d’une scène initiale qu’on a mal vue, ou pas su interpréter, et qu’il faut revoir au dénouement pour connaître le fin mot de l’histoire.
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, je suis parti d’une interrogation sur la vérité. La vérité absolue, objective, n’existe pas. La vérité est toujours tributaire de nombreux paramètres. C’est un constat extrêmement libérateur, car alors personne n’est dépositaire de la vérité. Chacun en possède sa propre version. C’est explicite dans Les Frissons de l’angoisse : au personnage de Marc qui se demande si ce qu’il a vu est vérité ou illusion, Carlo répond qu’il n’y a pas de différence. Ce qu’il a vu, c’est une version de la vérité, filtrée par un point de vue, des présupposés.
« Le Fantôme de l’Opéra » est votre premier film d’épouvante en costumes. C’est aussi la première fois que vous vous mesurez à un classique du répertoire fantastique. Comment est né ce projet ?
À 9 ou 10 ans, j’ai vu la première version en couleurs de cette histoire, celle d’Arthur Lubin (1943) avec Claude Rains. C’est le premier film d’horreur que j’ai vu de ma vie ; l’histoire m’a profondément touché. Bien plus tard, alors que je terminais de tourner Suspiria, j’ai découvert la première version, muette, de Rupert Julian, avec Lon Chaney. C’est un chef-d’œuvre qui m’a enthousiasmé. Et j’ai imaginé d’en tourner une nouvelle version au Bolchoï, transposée dans la Russie de 1905, à l’époque de Raspoutine et des premiers mouvements anti-tsaristes : le contexte idéal pour mettre en scène le fantôme, cet homme nouveau surgi des souterrains. J’avais écrit un projet pour une coproduction : les Soviétiques étaient très intéressés par les devises, mais ils ont reculé quand ils ont appris que ce serait un film d’horreur... Quinze ans plus tard, j’ai fini par lire le roman de Gaston Leroux et j’ai compris qu’il fallait en faire une adaptation fidèle, donc un film d’époque.
Dans votre film, le fantôme est un héros sombre et byronien.
J’ai tenu avant tout à combler les blancs du livre, concernant les motivations du fantôme. Et j’ai commencé par rejeter l’idée désuète du masque : les progrès des effets spéciaux nous ont habitués aux visages les plus monstrueux, alors comment susciter l’horreur ? J’ai préféré insister sur les ténèbres intérieures du personnage. Dans Phantom of the paradise, Brian De Palma déjà nous montrait le visage du fantôme sans le rendre monstrueux ; mais son film doit moins à Leroux qu’au Faust de Goethe, alors que, pour moi, cette histoire vaut avant tout comme variation sur le mythe de la Belle et la Bête.
L’opéra est-il pour vous un lieu cinématographique par excellence ?
Ici, l’opéra comme lieu clos constitue une microsociété. En faisant des recherches pour ce film, j’ai découvert qu’à l’époque il y avait à l’opéra des restaurants, des boutiques prestigieuses. Les spectateurs parlaient tout le temps, mangeaient, buvaient, essayaient des costumes, faisaient l’amour dans les loges avec des prostituées. Ils ne se taisaient que pour les airs les plus connus... De plus, le théâtre est le lieu du rêve par excellence. On y trouve sinon des fantômes du moins une présence, comme une fumée persistante : l’écho de toutes les pièces qu’on y a jouées, des passions et des paroles. Quant à l’opéra, outre la musique, c’est le mélodrame, il privilégie les intrigues les plus tragiques, les plus cruelles ; il y a des raisons psychanalytiques à cette association entre le sang, la scène, la musique, les voix de soprano. Opera s’inspirait de cette veine shakespearienne de Verdi ; Le Fantôme doit davantage à l’opéra français de Gounod, Bizet, Delibes, plus lyrique, plus élégiaque, où la musique prend le pas sur l’histoire.
Mais la dimension opératique de vos films consiste aussi à privilégier les « grands airs », les moments paroxystiques, en faisant passer l’histoire au second plan.
On me reproche souvent mes histoires incompréhensibles. Mais c’est ma façon de les raconter, et cette complication n’a rien d’une solution de facilité ! C’est une logique analogue à celle du rêve. Si l’on ne comprend pas, c’est qu’on ne s’en donne pas la peine. Mais le jeune public, lui, comprend tout, il s’abandonne au film et à sa temporalité, aux changements de rythme, aux effets sonores. Ce mode de narration reflète ma vision du monde en tant que metteur en scène. Et le cinéma, ce n’est pas autre chose.
La peinture est depuis toujours une influence omniprésente et explicite dans vos films, qui culmine avec « Le Syndrome de Stendhal », où apparaît la « Méduse » du Caravage.
Dans Le Fantôme, mon influence majeure a été Georges de La Tour, qui était effectivement un caravagesque, mais qui avait pris la lumière pour sujet même de ses tableaux. De fait, la peinture est un modèle essentiel pour mes films, l’architecture aussi. La peinture joue un vrai rôle narratif, et pas seulement explicatif ou illustratif, de même que le bestiaire de mes films n’a rien de gratuit.
Le peintre, ce serait l’artiste idéal ?
En tout cas, il représente pour moi quelque chose de très profond. Plus le peintre est grand, plus il nous emmène au-delà du tableau. Il y a un mystère indéchiffrable qui dépasse le sujet, qu’il s’agisse d’une crucifixion ou du sourire de la Joconde. Un critique a dit que dans Le Syndrome de Stendhal, pour une fois, les tableaux sont vivants. Ils ne sont plus un prétexte à sorties scolaires et à ricanements. Il y a quelque chose de terrible qui se cache derrière.
Accepteriez-vous l’épithète de maniériste, au sens pictural du terme ?
C’est ce qu’on disait aussi de Visconti. Lors de la rétrospective de mes films à la Cinémathèque de Londres, on m’a appelé le Visconti de l’horreur. Personnellement, je préfère Fellini ! Mais si on considère le rapport des peintres maniéristes italiens avec l’héritage des maîtres de la Renaissance, il est effectivement comparable à la manière dont j’ai digéré Hitchcock, Murnau, Fritz Lang, le film noir américain, Mario Bava. Dans ma jeunesse, je dévorais les films, j’en ai vu des milliers. J’ai mangé beaucoup de cinéma ! J’ai toujours baigné dans le cinéma : mon père était producteur, mon grand-père distributeur. Pour moi, la plus belle chose au monde, c’était d’aller au cinéma.
À vos débuts, aviez-vous l’impression d’être contemporain d’une révolution esthétique en marche, tant dans l’avant- garde que dans le cinéma de genre, ou plutôt le sentiment d’un âge d’or révolu ?
L’âge d’or était déjà passé, c’est certain. Il a pris fin dès l’invention de la télévision. En même temps, la crise du cinéma est vieille comme le cinéma. Quand j’étais enfant, mon père et ses amis s’en plaignaient déjà. Quant à l’effervescence esthétique, elle était bien réelle. D’ailleurs, pour moi, mes films relèvent de l’avant-garde, ils témoignent d’une recherche continue sur le maniement de la caméra, ou même sur la technologie appliquée au cinéma. Je me souviens du choc que j’ai ressenti adolescent en découvrant les films d’Andy Warhol (Banana, Couch...) au Festival de Pesaro. Empire est un chef-d’œuvre qui a marqué tous ceux qui l’ont vu, en les forçant à se poser des questions. Warhol est un artiste qui s’est sacrifié pour ouvrir de nouvelles voies : il s’est cassé la gueule, mais tout le monde en a profité ! C’est lui qui s’est chargé de la recherche, on s’est contentés de l’appliquer. Et puis il y avait Godard. À ma fille qui veut réaliser un film j’ai dit « Regarde les quatre premiers films de Godard et tu comprendras ce que c’est que le cinéma. » Les Inrocks.
OPERA
Terreur à l’Opéra
de Dario Argento, 1987, Italie, 1h45, Couleurs
avec Ian Charleson, Daria Nicolodi, Cristina Marsillach…
RÉSUMÉ : Une jeune cantatrice est choisie pour interpreter lady Macbeth dans l'opera de Verdi, une œuvre qui a la réputation de porter malheur.
POINTS DE VUE : Opera (1987) est le seul film demeuré inédit en salles en France. C’est aussi le titre le plus récent du cycle. Cette absence de distribution coïncida vers la fin des années 80 au déclin d’Argento auprès de ses admirateurs, qui accueillirent avec dédain ce film pourtant très ambitieux, le plus cher et le plus complexe de son auteur. Considéré comme l’œuvre maudite ou le grand film malade de Dario Argento, Opera est le dernier effort remarquable du réalisateur italien, avant une longue et irréversible dégringolade artistique, dont on ne peut sauver que la première bobine du Syndrome de Stendhal, réalisé en 1996. Opera conclut avec maestria une sorte de trilogie blanche et noire débutée avec Tenèbres et Phenomena, dans laquelle les flamboyances baroques et les délires chromatiques de Suspiria et Inferno cédaient la place à une violence expressionniste froide et désespérée. Vu et revu en salles et sur tous les supports imaginables, Opera mérite in fine une réhabilitation (presque) totale. Plus que jamais destiné au grand écran (sa mise en scène en cinémascope est ultra spectaculaire), le film ne bénéficia en France que d’une sortie en vidéo dans une version recadrée et sévèrement tronquée, avec un nouveau titre idiot « Terreur à l’opéra ». Opera devra attendre plusieurs années pour se relever de cet infamie. On peut désormais l’apprécier dans la version intégrale voulue par son réalisateur, au cinéma mais aussi en blu-ray (Le chat qui fume). Opera est de toute évidence l’un des films les plus personnels, et donc douloureux, de Dario Argento. L’histoire se déroule dans les coulisses des représentations du « Macbeth » de Verdi, opéra qui a la réputation de porter malheur, mis en scène par un réalisateur de films fantastiques, dont le passage des plateaux de cinéma à la scène lyrique déclenche les sarcasmes de la critique. Cette situation fait allusion à l’expérience humiliante d’Argento, auquel on retira la direction d’un « Rigoletto » en 1985. Les audacieuses idées scénographiques du cinéaste avaient scandalisé ses commanditaires. Opera a pour héroïne Betty, une cantatrice débutante persécutée par un tueur en série. Le maniaque torture et assassine ses victimes devant la jeune femme, ligotée et les yeux cernés par des aiguilles qui l’obligent à regarder le terrifiant spectacle. Argento aborde ainsi frontalement le voyeurisme et le sadomasochisme, sous-jacents dans tous ses films. Opera associe étroitement le sexe et la mort. Betty est une jeune femme frigide dont la solitude émotionnelle est troublée par les agressions du tueur masquée, filmées comme des viols. Comme dans d’autres films d’Argento l’énigme au cœur d’Opera renvoie à un trauma enfantin, progressivement dévoilé lors de flash-backs en forme de cauchemars. L’image de la mauvaise mère traverse le film, avec le dédoublement d’un personnage de fillette délaissée, Betty enfant dans ses souvenirs et une petite voisine qui lui vient en aide dans un moment angoissant. Opera est un film sans amour, cruel et morbide, qui instaure des relations viciées entre chaque personnage. La virtuosité de la mise en scène d’Argento est moins jouissive qu’à l’accoutumée, les déchainements de violence s’avèrent plus dérangeants que libérateurs. Malgré – ou à cause de – cela, Opera impressionne. Le film regorge d’idées de mise en scène, les mouvements de caméra sont extraordinaires et la photographie de Ronnie Taylor très inspirée. La gestion de l’espace, le décor labyrinthique de l’appartement ou l’immense atelier de l’opéra créent une atmosphère oppressante autour de Betty. La colonne sonore est une fois de plus obsédante avec des contributions de Bill Wyman, Roger et Brian Eno et Claudio Simonetti qui participent à l’ambiance lourde et sombre du film. Opera aurait pu prétendre au statut de chef-d’œuvre avec une distribution plus convaincante. La direction d’acteur et les dialogues des films d’Argento ont souvent laissé les spectateurs perplexes, peu habitués à des partis-pris de jeu totalement outrés ou irréalistes. Ici, Argento souffre visiblement d’un manque d’empathie avec ses acteurs, sans doute des deuxièmes, ou troisièmes choix... Ian Charleson semble peu concerné – malade du sida, ce sera sa dernière apparition au cinéma avant sa disparition prématurée – et Cristina Marsillach échoue à renouer avec le charme poétique et enfantin de Jessica Harper ou Jennifer Connelly. Urbano Barberini, bellâtre de série Z, est une erreur de casting assez catastrophique. Argento avait d’abord pensé à Sergio Castellito ou Nanni Moretti (!) dans le rôle de l’inspecteur de police. Trop jeune, acteur exécrable, Barberini contribue à rendre la conclusion du film guère convaincante, point faible d’Opera qui explique en partie sa mauvaise réception en 1987. La dernière scène du film, seul et bref moment d’apaisement où l’héroïne, enfin libérée de ses démons, entre en communion avec le monde végétal et animal – après la participation active de gros corbeaux tout au long du récit – fut coupée lors de l’exploitation vidéo, sans doute trop déconcertante. Opera se termine donc par une jeune femme qui se roule dans l’herbe et parle à un lézard...
Si Opera dégage une telle tristesse, c’est aussi parce qu’il constitue un véritable chant du cycle du grand cinéma italien, à la fois savant et populaire, capable de concilier émotions fortes et visions artistiques extrêmement sophistiquées. Ce sont des funérailles majestueuses, peut-être inconscientes malgré la décadence dans laquelle le cinéma italien sombrait corps et âme à l’époque. Pour la dernière fois Argento exhibe une virtuosité qui n’est pas seulement la sienne, qui repose sur le savoir-faire de nombreux corps de métiers, techniciens, artificiers et décorateurs de l’industrie cinématographie italienne. Opera est un ultime tour de piste, une démonstration parfois grotesque – la caméra qui voltige et tourne sur elle-même au-dessus des spectateurs de l’opéra pendant la représentation de « Macbeth » – du génie artisanal du cinéma italien, qui permit à Argento de donner libre cours pendant vingt ans à son inspiration baroque et tourmentée.
Après Opera, seul Michele Soavi –assistant de Dario Argento sur le film – allait encore signer quelques post-scriptum notables à une histoire du cinéma fantastique italien, riche en trésors vénéneux. Olivier Père.
En 1985, alors que son PHENOMENA, tourné en 1984, sort dans les salles, Dario Argento se voit contacté par le festival d'Opéra de la ville de Maceria pour mettre en scène le « Rigoletto » de Verdi. Cela n'est pas vraiment étonnant en Italie, pays dans lequel il est relativement fréquent de voir des réalisateurs de cinéma mettre en scène de tels spectacles. Si le cas le plus célèbre reste celui de Luchino Visconti, dont l'importance fut équivalente dans les deux domaines, d'autres cinéastes font aussi, bien que plus ponctuellement, des embardées vers l'art lyrique, comme Bolognini par exemple. En tout cas, le fait qu'un grand festival d'Opéra confie un tel projet à Dario Argento prouve que la renommée de celui-ci dépasse celle d'un simple réalisateur de films d'horreur. Il compte alors plonger l'œuvre de Verdi dans un climat fantastique et gothique, mais, en fin de compte, il est écarté du projet.
Les circonstances vont pourtant le ramener vers le domaine de l'Opéra puisque son long métrage suivant, qu'il écrit avec Franco Ferrini (son co-scénariste sur la quasi-totalité de ses films à venir), s'appelle… OPERA, alias TERREUR A L'OPERA dans notre pays ! Bien qu’Argento envisage de le tourner à La Scala de Milan, temple de l'Opéra italien par excellence, il doit y renoncer, ce lieu s'avérant occupé de façon ininterrompue durant cette année 1987. Il se rabat alors sur le théâtre de Parme, tandis que le reste du film se tourne à Rome et, pour le dénouement, en Suisse. Comme chef-opérateur, il choisit le britannique Ronnie Taylor (Oscarisé pour GANDHI de Richard Attenborough) auquel il restera fidèle jusqu'à LE SANG DES INNOCENTS. Suite à un partenariat avec le studio américain Orion, qui se réserve la distribution du film aux USA, Argento bénéficie d'un budget très important de 7 millions de dollars.
Pour incarner le rôle principal, il se tourne vers la jeune espagnole Cristina Marsillach, laquelle vient de jouer dans le thriller L’ENCHAÎNÉ de Giuseppe Patroni Griffi, co-écrit par Lucio Fulci. TERREUR À L'OPERA bénéficie aussi de la présence d'une vedette internationale : l'anglais Ian Charleson (LES CHARIOTS DE FEU, GANDHI, GREYSTOKE…). Pour les comédiens locaux, Argento se tourne vers de vieilles connaissances. Nous retrouvons ainsi Daria Nicolodi, rattachée à tous ses projets depuis LES FRISSONS DE L’ANGOISSE, ainsi que, dans le rôle d'un inspecteur de police, Urbano Barberini (DEMONS 2) et, pour celui d'une costumière, Coralina Cataldi Tassoni (DEMONS), que nous reverrons dans LE FANTÔME DE L’OPÉRA version Argento. L'actrice anglaise Vanessa Redgrave, qui devait incarner la Diva capricieuse abandonne, elle, le tournage juste avant son commencement, quand elle constate que le cachet n'est pas assez élevé à son goût. Si le personnage apparaît dans le film, son visage n'est jamais montré !
Le jour où une Diva se fait renverser par une automobile, Betty, une jeune cantatrice, hérite du rôle principal dans le "Macbeth" de Verdi. La représentation est un triomphe. Pourtant, le soir même, alors que Betty passe la nuit avec un régisseur, celui-ci est poignardé par un maniaque sous ses yeux. Le psychopathe la force à regarder ce crime en fixant des épingles sous ses paupières, lesquelles empêchent la jeune fille de fermer les yeux ! Les meurtres se multiplient tandis que le détraqué continue de tourmenter Betty, laquelle est, en plus, hantée par des cauchemars abscons, apparemment liés à son enfance…
Alors que PHENOMENA frayait largement avec le surnaturel, TERREUR A L'OPERA paraît comme un net retour au thriller policier. À cette occasion, Argento se livre à un de ses exercices favoris : la description du mode de vie de personnages exerçant des professions artistiques. En effet, comme Ingmar Bergman qu'il admire, le metteur en scène italien se plaît à mettre en scène des écrivains (L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL, TÉNÈBRES), des musiciens (LES FRISSONS DE L’ANGOISSE, QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS), des danseurs (SUSPIRIA) ou des poètes (INFERNO). Jamais autant que dans TERREUR À L'OPERA, il n'a approfondi cet aspect de son œuvre. En effet, le premier tiers du métrage se voit intégralement dédié à la description des coulisses d'un spectacle, spectacle mis en scène par un réalisateur de cinéma dont les intentions modernistes vont être mal comprises (toute ressemblance avec l'expérience vécue par Argento pour « Rigoletto » ne serait que coïncidence ?). Qui plus est, le milieu de l'Opéra a ses particularités. Son goût de la tradition, ses superstitions et son faste sont vecteurs d'aspects mystérieux, dramatiques et photogéniques.
Une fois le décor de cet Opéra méticuleusement planté, Dario Argento nous lance dans une intrigue policière teintée de névroses et de rituels sado-masochistes. Non seulement le tueur poignarde sans merci ses proies mais, dans certains cas, il force Betty à le regarder commettre ses sévices. Le visage de Cristina Marsillach, bâillonnée et des épingles fixées sous les yeux, est devenu une des images les plus célèbres du cinéma d’Argento, pour ne pas dire LA plus célèbre, tant sa force visuelle et sa portée métaphorique, en tant que mise en scène du rapport masochiste qu'entretient le public avec le cinéma d'épouvante, frappe immanquablement. Voyeurisme obsessionnel, manipulation, sadisme et pulsions sexuelles en tout genre se bousculent donc dans le cerveau malade du tueur maniaque et traumatisé. Plus l'intrigue avance, plus il nous apparaît comme un faible, un homme brisé par une femme manipulatrice, véritable lady Macbeth des pratiques érotiques et perverses !
Dario Argento avoue souvent avoir été fasciné, très tôt, par LE FANTÔME DE L’OPÉRA dans sa version Universal de 1943, dirigée par Arthur Lubin et interprétée par Claude Rains. Légitimement, il est permis de chercher des traces du roman de Gaston Leroux dans ce TERREUR À L'OPERA. Ainsi, le personnage de Betty, telle Christine Daaé, devient une vedette du jour au lendemain suite au remplacement d'une diva empêchée de chanter par un incident dont il n'est pas exclu qu'il ait été provoqué délibérément (comme le sous-entend le mystérieux coup de téléphone reçu par Betty aussitôt après l'accident). Toutefois, ce genre de rapprochement reste tout de même relativement rare, d'autant plus qu'une bonne part de l'action prend place hors du théâtre lui-même.
Si nous écrivions plus haut que le fantastique se voit exclu de ce long métrage, nous retrouvons tout de même des détails pour le moins insolites, tel le comportement des oiseaux capables de reconnaître et de harceler l'assassin grâce à leur instinct et à leur mémoire. Ce trait donne lieu à une des séquences les plus célèbres du film, au cours de laquelle des corbeaux s'envolent dans l'Opéra et plongent parmi les spectateurs. Ces attaques sont filmées notamment en vues subjectives, obtenues au moyen d'une grue élaborée, bâtie à partir du plafond de la salle de spectacle. Des tours de force de ce genre, TERREUR À L'OPERA en contient un certain nombre, que ce soit la séquence très élaborée du premier spectacle de « Macbeth », multipliant les allers et retours entre la scène, les coulisses et la salle, les deux premiers meurtres, les plans spectaculaires mettant en scène les oiseaux, et la scène, célébrissime, dans laquelle Daria Nicolodi se fait abattre par un coup de feu tiré à travers un judas.
Si, plus que jamais, Argento semble maîtriser parfaitement les outils techniques mis à sa disposition, TERREUR À L'OPERA trahit pourtant un certain tarissement de son inspiration. Après un début extrêmement prometteur, le film s'enlise dans des séquence à suspense laborieuses, les plus embarrassantes d'entre elles se déroulant dans l'appartement de Betty. Parmi les comédiens, certains seconds rôles s'en sortent bien (la costumière, l'inspecteur de police), mais les personnages principaux paraissent sous-exploités (le metteur en scène) ou antipathiques (Betty). Nous ne reprocherons certes pas à Dario Argento les rebondissements délirants de son scénario, mais plutôt sa lenteur, et l'impression de vacuité qui s'en dégage.
Le meilleur et le pire d’Argento semblent se rencontrer dans cette œuvre symptomatique d'une certaine crise. Montage et mouvements de caméras font preuve d'une virtuosité sans faille, tandis que l’inspiration sanglante et macabre est toujours au rendez-vous. Mais l'ensemble manque de la folie et de la démesure qui faisaient jusqu'alors la force de son cinéma. TERREUR À L'OPERA semble pesant et inégal.
Sa sortie en Italie, en décembre 1987, se passe assez mal. Quand bien même elle réunit plus d'un million de spectateurs, ses recettes sont jugées insuffisantes. L'accueil critique est désastreux. Aux USA, Orion ne juge pas l'œuvre satisfaisante et attend trois années avant de le sortir, seulement en vidéo, dans une copie tronquée d'un bon quart d'heure. En France aussi, TERREUR À L'OPERA n'est distribué qu'en vidéo, tardivement, au cours de l'année 1990 et dans un montage nettement incomplet. Touché par cet échec, et alors que l'industrie du cinéma italien plonge dans un profond marasme, Dario Argento traverse alors une période de crise personnelle. Finalement, après avoir co-écrit et produit SANCTUAIRE (titre vidéo), la seconde réalisation de Michele Soavi, il se rend aux USA pour y faire un film à sketchs inspiré par les écrits d’Edgar Poe : DEUX YEUX MALÉFIQUES… Emmanuel Denis.
COMMENTAIRE : Betty, une jeune chanteuse, remplace au pied levé la cantatrice qui devait interpréter Lady Macbeth dans l'opéra de Verdi, œuvre ayant la réputation de porter malheur. Une série de meurtres se produit dans l'entourage de la jeune femme, tandis qu'elle-même est poursuivie par un mystérieux fan, possessif et sadique.
Brian Eno côtoie Puccini, et une jeune fille découvre la sexualité, Argento met en scène sa fascination pour l'opéra, explore le refoulé par le biais du cauchemar récurrent dans une mise en abîme où l'auteur se fait démiurge sadique. Obsessionnel et troublant. D.R.
VAMPIRE, VOUS AVEZ DIT VAMPIRE ?
Fright Night
de Tom Holland, 1985, US, 1h40, Couleurs
avec Roddy McDowall, Chris Sarandon, William Ragsdale…
RÉSUMÉ : Charley Brewster est passionné par les films d'épouvante. Pour rien au monde il ne raterait «Fright Night», une émission consacrée au cinéma fantastique et présentée par Peter Vincent, un célèbre chasseur de vampires. Lorsque Jerry Dandridge et son garde du corps emménagent dans la maison voisine de celle de Charley, ils n'ont qu'un seul bagage : un cercueil. Quelque temps plus tard, une prostituée disparaît. Charley comprend que ses voisins sont des vampires. Il avertit la police, qui ne le prend pas au sérieux. Pour faire plus ample connaissance, la mère de Charley invite ses nouveaux voisins...
POINT DE VUE : C’est un chouette souvenir d’adolescence, considéré en 1985 comme un titre sympathique mais mineur par les amateurs de fantastique, Vampire, vous avez dit vampire ? (Fright Night) avait quand même attiré plus d’un million de spectateurs dans les salles françaises, confirmant son succès outre-Atlantique. Un peu décrédibilisé par un titre français débile, le film de Tom Holland se révèle un excellent divertissement, très représentatif de la culture populaire des années 80. Il s’agit moins d’une parodie que d’une transposition des histoires de vampires dans le contexte des campus et des résidences pavillonnaires californiennes, décors privilégiés des films destinés aux adolescents. Vampire, vous avez dit vampire ? est presque un film jumeau de Gremlins, réalisé un an plus tôt, et Joe Dante n’aurait pas renié cette intrusion d’éléments d’abord inquiétants, puis franchement horrifiques dans un univers familier et rassurant. Vampire, vous avez dit vampire ? est également un film de cinéphile, avec l’introduction d’un Van Helsing d’opérette, présentateur télé tombé en disgrâce qui va se retrouver confronté à de vrais monstres. Ce personnage de chasseur de vampires, à la fois émouvant et pathétique, permet de faire le lien entre les productions Hammer consacrées à Dracula et la consommation télévisuelle de ces films considérés dérisoires par une nouvelle génération de spectateurs. Vampire, vous avez dit vampire ? est le premier film réalisé par Tom Holland, scénariste de Class 84 et de Psychose II. Un an avant de passer à la mise en scène, Holland avait écrit le scénario d’un thriller méconnu de Michael Winner, Scream for Help, dont le point de départ était identique à celui de Vampire, vous avez dit vampire ? : un adolescent est persuadé d’une menace imminente, mais personne autour de lui ne prend la peine de l’écouter et de le croire. Cet argument souligne l’influence d’Hitchcock sur le début de la carrière de Holland. Le début de Vampire, vous avez dit vampire ? évoque L’Ombre d’un doute et Fenêtre sur cour avec une séquence de voyeurisme. La suite du film respecte le cahier des charges des contes vampiriques, mis au goût du jour avec une débauche d’effets spéciaux mécaniques et de maquillages en latex. Impressionnants au moment de la sortie du film, ces trucages semblent aujourd’hui aussi désuets que ceux des productions britanniques des années 60. Ils participent au charme nostalgique qui se dégage de cette production sexy et insouciante, souvenir lointain d’un époque révolue. Olivier Père.
VENIN
Venom
de Tobe Hooper et Piers Haggard, 1981, GB, 1h33, Couleurs
avec Klaus Kinski, Oliver Reed, Nicol Williamson…
RÉSUMÉ : Londres. Philippe, 10 ans, héritier d'une riche famille se trouve seul avec son Grand-père Howard, dans la demeure familiale, tandis que ses parents sont à Rome. Louise, la gourvernante, et Dave, chauffeur de la maison, saisissent cette opportunité pour tenter d'enlever l'enfant. Or, ce dernier, passionné par les animaux, ramène ce jour-là un mamba noir, serpent très dangereux qu'on lui a vendu par erreur. La police, prévenue par la boutique, est dépèchée sur les lieux, mais le reptile a déjà mordu Louise et erre à présent dans la villa...
POINTS DE VUE : À Londres, un petit garçon héritier d’une riche famille américaine se retrouve seul avec son grand-père dans la demeure familiale en l’absence de ses parents. Louise, la gouvernante, et Dave, chauffeur de la maison, décident d’en profiter pour enlever l’enfant. Mais celui-ci, passionné par les animaux, vient de ramener d’un magasin spécialisé un mamba noir, serpent très dangereux qu’on lui a vendu par erreur. Ce thriller qu’on qualifierait aujourd’hui de « home invasion » emprunte à la fois aux codes du film d’horreur et à ceux du polar « hard boiled » tel qu’il s’en produisait en Angleterre dans les années 70. Le cocktail explosif gangsters sans pitié plus bestiole mortelle enfermés avec un enfant asthmatique et un vieillard malade dans une maison encerclée par la police génère un suspense efficace. L’esthétique de Venin – usage fréquent des objectifs à courte focale, vision subjective déformée du mamba en mode attaque – trahit l’influence des films de genre britanniques de la décennie précédente, ce qui n’est pas surprenant puisque Pier Haggard avait réalisé en 1971 un petit classique de l’épouvante british, produit par la compagnie Trigon, La Nuit des maléfices, sa seule réussite notable avec Venin dont il reprit la réalisation en cours de route, sans avoir participé à sa préparation – le malchanceux Tobe Hooper fut en effet débarqué par la production quelques jours après le début du tournage, pour d’obscures raison (dépression nerveuse ?) il faut dire que les coulisses du film furent sans doute aussi éprouvantes – sinon davantage – que les péripéties relatées à l’écran. La réunion en huis clos d’acteurs aussi caractériels que Klaus Kinski, Oliver Reed (qui se haïrent cordialement, normal), Sarah Miles, Nicol Williamson, plus le vétéran Sterling Hayden, fatigué dans son dernier rôle au cinéma provoquera des tensions et accrochages bien plus violents et dangereux que tous les serpents d’Afrique. Le couple d’escrocs prolétaires cockney formé par Oliver Reed et Susan George, parfait en domestiques retors, exprime une forte opposition de classes en face de la famille américaine bourgeoise qu’ils ont infiltrée et qu’ils méprisent, même si cette dimension politique n’est guère exploitée par le film qui s’oriente rapidement vers le suspense pur et dur. Le scénario est signé Robert Carrington, écrivain de cinéma essentiellement connu pour un autre huis clos paroxystique, Seule dans la nuit de Terence Young en 1967. Venin, série B de luxe, est produite par le new yorkais Martin Bregman, qui produisit une autre célèbre prise d’otages avec siège de la police (Un après-midi de chien de Sidney Lumet en 1975) et dont le film suivant immédiatement Venin réservera à son antihéros la même fin sanguinolente et dégringolante qu’au méchant terroriste international interprété par Klaus Kinski : Scarface de Brian De Palma. Drôle de coïncidence. Olivier Père.
À Londres, trois malfrats prennent en otage un petit garçon et son grand-père. Rapidement, la maison est assiégée par la police. D'âpres négociations commencent. Pourtant, le danger le plus redoutable est à l'intérieur de la demeure. Un mamba noir, serpent mortellement venimeux, y est en liberté et peut frapper n'importe qui, n'importe quand !
VENIN est l'adaptation du roman "Des serpents sur vos têtes" d’Alan Scholefield, publié en France dans la collection "Série Noire". Produite par l'américain Martin Bregman (associé à de nombreux films interprétés par Al Pacino, de SERPICO à L'IMPASSE), elle est tournée à Londres avec des stars européennes : l'allemand Klaus Kinski (NOSFERATU, FANTÔME DE LA NUIT...), ainsi que les anglais Susan George (LES CHIENS DE PAILLE de Peckinpah...), Sarah Miles (BLOW-UP d’Antonioni...), Oliver Reed (LES DIABLES de Ken Russell...) et Nicol Williamson (SHERLOCK HOLMES ATTAQUE L'ORIENT EXPRESS...). Le vétéran hollywoodien Sterling Hayden, star du Film Noir qui vivait alors en France, vient compléter ce casting. Tobe Hooper commence la réalisation de VENIN, mais il quitte le tournage après quelques jours.
Bregman cherche alors un remplaçant rapidement disponible : il se tourne vers le britannique Piers Haggard, qui avait œuvré pour le fantastique avec LA NUIT DES MALÉFICES, ainsi que le quatrième et dernier volet de la série des "Quatermass" (appelé QUATERMASS dans son montage pour la télévision et THE QUATERMASS CONCLUSION dans sa version cinéma). Le budget est relativement confortable et permet la reconstitution, en studio, de toute une rue londonienne. Qui plus est, pour la durée du tournage, une équipe est mobilisée pour les seuls plans mettant en scène le (vrai) mamba noir. Haggard doit donc reprendre le film en plein vol, avec seulement une dizaine de jours de préparation. Qui plus est, Kinski et Reed se montrent fidèles à leur légende de monstres sacrés excentriques, et une rivalité sans merci les opposera, qui va entraîner bien des retards. Haggard rapporte ainsi que les échanges de "Salaud de nazi" contre "Connard d'anglais", ainsi que les empoignades, étaient fréquents !
Ruth Hopkins angoisse à l'idée qu'elle va laisser son fils asthmatique, le petit Philip, quelques jours dans la maison familiale, seul avec son grand-père Howard et le personnel de maison (le chauffeur et la domestique). Après le départ de sa mère, le petit garçon, passionné par la faune exotique, se fait raconter par son papy, un photographe autrefois spécialisé dans les safaris animaliers, ses aventures. Le lendemain matin, Philip se rend chez un marchand d'animaux, qui lui remet un serpent domestique inoffensif.
À son retour chez lui, une mauvaise surprise attend le garçonnet. Le chauffeur Dave et la domestique Louise, avec l'aide d'un criminel dénommé Jacques Müller, tentent de le kidnapper. Néanmoins, la tentative d'enlèvement tourne vite au désastre. Suite à une confusion, Philip a ramené chez lui, non pas un serpent familier et sans danger, mais un mamba noir tueur, le plus dangereux reptile venimeux du monde ! Celui-ci s'échappe de sa boîte et fait peser une lourde menace sur les occupants de la demeure. Pendant ce temps-là, les voisins ont appelé la police, qui a tôt fait d'assiéger la maison. Pour Müller, ses complices, les otages et la police, une nuit de terreur commence...
La chronique de ce kidnapping et de cette prise d'otage a, on le voit, bien plus la forme d'un thriller en huis-clos, à la manière de PANIC ROOM ou de SEULE DANS LA NUIT, que celle d'un film d'épouvante. Une fois la situation mise en place, il s'agira essentiellement de confronter le très flegmatique William Bulloch de la police britannique aux preneurs d'otages. À l'intérieur de la maison, Paul Müller fait la loi et prend toutes les décisions. Il doit maîtriser la situation, surveiller ses captifs, mener les négociations avec la police et, même, affronter son complice, l'imprévisible Dave, cruel, facilement pris de panique et assez porté sur la bouteille. Müller, c'est Kinski, élégant et magnétique, qui va devoir garder, jusqu'au bout, son sang-froid.
Cette situation classique va être rehaussée par un élément qui n'en manque pas, justement, de sang-froid : le terrible mamba noir qui a été confié, par erreur, au petit Philip. Le reptile mortel a tôt fait de s'échapper et de se réfugier dans les confortables conduits du chauffage de la maison. De là, il pourra surgir à tout moment pour attaquer impitoyablement les humains, sa morsure entraînant une rapide mort par asphyxie. Ce piment supplémentaire descend, bien entendu, de toutes ces méchantes bébêtes qui pullulèrent après le triomphe de LES DENTS DE LA MER, parmi lesquelles on avait déjà croisé de tels reptiles, dans LES REPTILES ATTAQUENT de John McCauley ou KING COBRA de Bob Claver (à ne pas confondre avec l'œuvre homonyme, de David et Scott Hillenbrand !). Haggard reprend sans complexe des procédés issus du film de Spielberg (vue subjective du serpent, qui n'apparaît qu'après une bonne demi-heure de métrage). Pourtant, il faut bien reconnaître que, au niveau horrifique, VENIN déçoit. Exploité sans vergogne par le titre et le matériel promotionnel du film, la présence du reptile à l'écran est bien rare, et ne constitue qu'une péripétie parmi d'autres dans ce suspense.
VENIN paraît un thriller sage, classique. Les preneurs d'otage sont globalement peu inquiétants, les policiers anglais semblent s'ennuyer doucement, tandis que l'intrigue prend vite un tour conventionnel et sans surprise. Reste un casting très solide (bien qu’Oliver Reed, héritant d'un personnage falot, soit sous-exploité), des éclairages soignés et surtout une partition excellente de Michael Kamen, qui parvient à donner une réelle intensité à des séquences par ailleurs assez banales (les attaques du serpent).
VENIN laisse donc sur une impression mitigée. Ce film souffre en effet d'une trame quelconque, d'une réalisation modérément inspirée et, surtout, il semble hésiter entre le thriller et l'horreur, sacrifiant nettement le second élément au profit du premier. Sorti aux USA par Paramount, VENIN sera en tout cas un échec commercial. Thriller agréable, mais sans surprise et un peu désuet. Emmanuel Denis.
Fils d'une famille fortunée et influente, le petit Philip Hopkins est passionné par les animaux et apprécie son grand-père, bourlingueur et safariste vieillissant. Lorsque sa mère s'absente pour un voyage à l'étranger, l'enfant en profite pour aller récupérer un serpent domestique africain avec la complicité de son grand-père. Suite à une erreur, cet animal très dangereux va devenir un grain de sable qui va contrecarrer méchamment les plans d'un malfrat qui comptait enlever le gamin.
Alan Schoefield, auteur sud-africain de romans policiers et d'aventures, propose un surprenant mélange entre le polar et une histoire d'animal tueur avec «Des serpents sur vos têtes». Son adaptation sur grand écran sera, comme souvent, d'une très relative fidélité. Ainsi, le kidnappeur original était un ancien terroriste de l'Organisation de l'Armée Secrète reconverti dans le grand banditisme. Sa nationalité ne sera plus française puisque ses origines allemandes permettent à Klaus Kinski d'endosser le rôle. De même, le grand-père du gamin, interprété par Sterling Hayden, prend la place d'un voisin. Ces agencements ont été réalisés au long d'une production assez chaotique puisque si les droits d'adaptation cinématographique ont été acquis juste avant la publication du livre, il aura fallu quatre ans avant que le projet ne se concrétise réellement, le tout accompagné de bataille juridique, de faux départ, d'une valse de scénaristes ainsi que d'un tournage compliqué. À l'arrivée, c'est Robert Carrington qui signe de son nom le scénario du film. Est-ce qu'une poignée d'idées modifiant l'histoire originale étaient déjà dans les traitements de ses prédécesseurs, cela reste une zone d'ombre. Les huis-clos et les prises d'otage, Robert Carrington connaît bien puisqu'il a déjà écrit auparavant les scénarios de SEULE DANS LA NUIT ainsi que de LA TOUR EIFFEL EN OTAGE.
En abordant le film de Piers Haggard, il est préférable de ne pas s'attendre à découvrir une œuvre mettant largement en avant les attaques d'un serpent très agressif. Au final, la bestiole n'est qu'un rouage dans cette histoire de prise d'otage qui tourne très mal. D'ailleurs, le serpent s'avère plutôt discret et même peu menaçant. Un comble puisque la production a tout de même utilisé cinq véritables mambas noirs sous la supervision d'un spécialiste. Réputé comme le serpent le plus rapide au monde et le plus agressif, le mamba noir n'est pas véritablement bien mis en valeur dans le film. Tout du moins après sa toute première apparition nous offrant une attaque nerveuse et bien orchestrée. Plus qu'un film d'horreur ou d'agression animale, VENIN est donc avant tout une histoire criminelle qui dérape se transformant en prise d'otage et en siège policier. Le producteur de VENIN, Martin Bregman, avait d'ailleurs produit UN APRES-MIDI DE CHIEN où des apprentis braqueurs se retrouvaient assiégés dans une banque contenant des otages. Ce n'est donc peut-être pas une coïncidence si le producteur a fait l'acquisition des droits du livre ayant donné VENIN environ un an et demi après la sortie de UN APRES MIDI DE CHIEN. Les véritables vedettes de VENIN, ce sont avant tout les deux comédiens principaux dont l'antagonisme sur le plateau de tournage donne à l'écran une animosité palpable. Le volcanique Oliver Reed contraste violemment avec un Klaus Kinski à la sobriété glaciale. Les deux personnages assurent le spectacle et meublent agréablement la réalisation fonctionnelle d'un Piers Haggard qui livre tout de même une ou deux séquences visuellement surprenantes. On pense surtout aux enchaînements violents que sont les deux premières agressions du film, l'une par le serpent et l'autre par un personnage qui pourrait être vu comme son alter-ego humain. Tout comme l'intrusion du serpent, le plan mené par le personnage calculateur de Klaus Kinski est mis à mal par un intervenant incontrôlable et imprévisible. Si aujourd'hui, VENIN a peut être un peu perdu de sa superbe, il s'agit tout de même d'une Série B plutôt bien troussée et qui garde, encore aujourd'hui, un certain cachet ! Antoine Rigaud.
PHENOMENA
de Dario Argento, 1984, Italie, 1h45, Couleurs
avec Donald Pleasence, Jennifer Connelly, Dalila Di Lazzaro…
RÉSUMÉ : Jennifer Corvino est la jeune fille d'une star du cinéma. Envoyée par son père dans une pension en Suisse, elle se sent seule et abandonnée, d'autant qu'elle souffre de somnambulisme. Des crises qui une nuit vont la mettre en contact avec le dangereux tueur en série déjà responsable du meurtre de plusieurs jeunes filles dans les environs. Parallèlement, elle se découvre un pouvoir extrasensoriel lui permettant d'entrer en communication avec les insectes. Traquée par le serial killer et en proie à l'hostilité de son environnement, elle trouve refuge chez un entomologiste, John McGregor.
POINTS DE VUE : Réalisé en 1984, Phenomena fut sous-estimé par les fans français de Dario Argento à sa sortie. Ils reprochaient à leur réalisateur préféré d’avoir invité des groupes de hard rock, et Bill Wyman, à participer à la bande originale, tonitruante, aux côtés des habituels Goblin. Ils l’accusaient aussi d’avoir cédé aux facilités du « slasher » américain en proposant une intrigue plus conventionnelle que ses films précédents. Il n’y a rien de plus faux. Phenomena propose une approche très originale, et toujours aussi européenne, du cinéma criminel et fantastique. Argento situe l’action de son film en Suisse allemande, dont il restitue l’ambiance clinique et froide, en inventant une nouvelle forme de terreur blanche. Dans un collège près de Zurich, une jeune fille capable de communiquer avec les insectes retrouve la trace d’un assassin sadique. Cette idée de départ insolite bien que basée sur une réalité scientifique donne naissance à des images stupéfiantes et poétiques. Visuellement superbe, Phenomena est le portrait d’une adolescente pour qui la transformation en femme va passer par une série d’épreuves cruelles et dangereuses, mais dont elle sortira triomphante.
Phenomena marque un tournant dans la carrière du cinéaste italien, qui puise comme à son habitude dans le cinéma expressionniste et les productions de Val Lewton (une scène entière est calquée sur l’introduction de La Malédiction des hommes chats), mais délaisse les outrances baroques et sanglantes d’Inferno ou Ténèbres et oriente son film du côté de Lewis Carroll et du conte de fée, malgré des scènes de meurtres violents comme d’habitude. Sa frêle héroïne, qui possède la beauté lunaire d’une Jennifer Connelly adolescente (elle avait été remarquée par Argento dans le film de son ami Sergio Leone, Il était une fois en Amérique) traverse en somnambule un univers terrifiant peuplé d’humains monstrueux et d’animaux bienveillants. Argento compose avec les éléments naturels (l’eau, le vent, la nuit, la forêt) un fascinant jeu de piste onirique, traversé de pièges, d’énigmes visuelles et d’instants magiques. Si Phenomena est aussi beau, c’est aussi grâce à son interprète principale, d’une grâce juvénile extraordinaire.
Lors de sa sortie dans les salles françaises le 12 juin 1985, Phenomena avait été expurgé de quelques images particulièrement violentes. Une réédition devait permettre de le redécouvrir dans sa version intégrale, plus fidèle à l’imagination sadique de son auteur. Olivier Père.
Jennifer, fille d'un acteur américain, se rend en Suisse pour être scolarisée dans une pension. Elle se découvre le don de communiquer avec les insectes.
Trois ans après le Giallo TÉNÈBRES, Dario Argento fait son retour avec PHENOMENA, métrage renouant avec sa veine fantastique ouverte par LES FRISSONS DE L’ANGOISSE et SUSPIRIA. Le rôle principal est tenu par Jennifer Connelly, révélée un an avant dans IL ÉTAIT UNE FOIS EN AMÉRIQUE de Sergio Leone.
À ses côtés, nous trouvons une distribution variée, avec des acteurs habitués au fantastique comme Daria Nicolodi (LES FRISSONS DE L’ANGOISSE, INFERNO), Donald Pleasence (LA NUIT DES MASQUES, NEW YORK 1997) ou Dalila di Lazzaro (CHAIR POUR FRANKENSTEIN). Mais aussi un comédien plus habitué au cinéma d'auteur comme le belge Patrick Bauchau (L'ÉTAT DES CHOSES de Wim Wenders).
La musique est composée par des musiciens variés. Nous trouvons des membres du groupe Goblin, indissociable des films d'Argento (LES FRISSONS DE L’ANGOISSE, SUSPIRIA), mais aussi Bill Wyman (le bassiste des Rolling Stones) qui livre un inhabituel et envoûtant thème électronique à PHENOMENA.
Surtout, après avoir arpenté le Rock Progressif et le Disco avec Goblin ou Keith Emerson, Argento insère dans son métrage des morceaux de deux groupes emblématiques de la seconde vague Heavy Metal anglaise : Iron Maiden et Motorhead ! À la même période, Argento produit DEMONS, autre métrage d'horreur dont la bande originale incorpore des titres Metal signés Accept ou Saxon. Cela rejoint l'idée qui le travaille depuis SUSPIRIA de trouver des analogies entre un film de cinéma et une expérience aussi intense qu'un concert de Rock.
Si PHENOMENA a une dimension d'enquête policière, il renoue avec le fantastique, en particulier à travers le personnage de Jennifer, douée d'un pouvoir d'empathie et de communication avec les insectes. Un don surnaturel, une différence, qu'elle doit explorer et assumer alors qu'elle est dans la période difficile de l'adolescence. Ce qui n'est pas sans rappeler le personnage-titre de CARRIE et ses facultés de télékinésie.
Comme dans SUSPIRIA, l'action de PHENOMENA ne se déroule pas en Italie, mais dans un autre pays d'Europe, en l'occurrence la Suisse. Comme dans SUSPIRIA encore, une jeune fille américaine est plongée dans une école fermée, ici une pension luxueuse au sein de laquelle des jeunes élèves sont la proie d'un tueur mystérieux.
Pourtant, dans PHENOMENA, Dario Argento tourne le dos à certains traits de son cinéma. Il n'y a plus de format cinémascope ou de couleurs baroques éclatantes comme dans SUSPIRIA ou INFERNO. Il cherche à obtenir une image aux couleurs ternes, évoquant le bleu de la nuit. Le film semble éclairé par une lumière lunaire et maladive. Cette façon de travailler l'image s'avère proche du noir et blanc, l'expressivité étant plus recherchée dans les contrastes que dans les teintes.
PHENOMENA se déroule souvent en extérieur et dans la nature, ce qui constitue aussi une nouveauté pour Argento, habitué aux décors de studio et aux ambiances urbaines. Il s'inspire des peintres romantiques allemands pour décrire de vastes paysages montagnards inquiétants, écrasant les minuscules individus qui s'y perdent. Le premier meurtre, qui sert de prologue au métrage, est en ce sens magistral. Les arbres sont torturés et agités par un vent mauvais venu des Alpes. De grands lacs éclairés par la pleine lune s'avèrent eux aussi des visions typiquement romantiques.
Argento installe l'action en Suisse et restitue une ambiance typique de ce coin de l'Europe (et aussi de l'Italie du Nord, de la Bavière ou de l'Autriche). Nous retrouvons cette sensibilité pour une certaine culture d'Europe centrale, déjà perceptible dans SUSPIRIA censé se passer en Allemagne du Sud. Dans PHENOMENA, il dépeint la Suisse comme un pays propre, calme, silencieux et conservateur. Derrière cette façade et ses petits chalets aux balcons fleuris se cachent une folie et une laideur enchaînées, refoulées dans des caves profondes ou des asiles d'aliénés. L'explosion de ce désordre dissimulé entraîne une succession de meurtres ignobles. À travers un personnage monstrueux et fou caché par sa famille, nous retrouvons un motif classique de la littérature gothique, en particulier du très influent «Jane Eyre» d'Emily Brontë.
Jennifer, la jeune américaine, est sensible au caractère oppressant de la région. Ses camarades et les enseignants la rejettent car elle est "différente" (Jennifer est somnambule et communique avec les insectes). Mais elle trouve le réconfort auprès d'un vieil entomologiste. Devenu paraplégique à la suite d'un accident de voiture, il a comme elle expérimenté à sa façon l'hypocrisie et la méfiance des gens "normaux". Jennifer Connelly et Donald Pleasence interprètent à merveille ces personnages touchants et complices, parmi les plus vivants et les plus attachants du cinéma de Dario Argento.
La Nature n'est pas seulement importante par ses paysages montagneux. Elle se manifeste aussi à travers les insectes, amis de Jennifer, et la guenon qui aide le savant dans sa vie quotidienne. Ces animaux, liés au force de l'étrange et au monde de l'instinct, sont le seul recours efficace pour aider Jennifer à traverser les épreuves qui l'attendent. Elle essaie en effet de retrouver le mystérieux assassin qui hante la région et qui a tué une de ses amies. La narration est, comme souvent chez Argento, étrange, illogique, proche d'un cauchemar ou d'un rêve.
Le final est à ce titre un des moments les plus étonnants de sa filmographie. Il offre un renvoi transparent à «Double assassinat dans la Rue Morgue», classique littéraire d’Edgar Poe, écrivain pour lequel Argento a toujours clamé son admiration.
PHENOMENA est très original dans la filmographie d'Argento. Moins tributaire de l'influence de Mario Bava que ses œuvres antérieures, il mélange une ambiance mélancolique à une violence marquante. Sa distribution excellente, menée par la déjà charismatique Jennifer Connelly, apporte une incarnation bienvenue à son cinéma. Il s'agit d'un des meilleurs et plus riches films de Dario Argento, même si ce n'est pas sa réalisation la plus accessible.
Comme le box-office italien commence à s'effondrer, PHENOMENA vise nettement le marché international. Mais il sort mutilé dans les salles de nombreux pays. Il est en effet trop long et trop gore pour les distributeurs anglais et américains (New Line). Le film est mal accueilli par le public et désarçonne la critique, même celle spécialisée dans le genre fantastique. Après avoir encensé Dario Argento, notamment au temps de SUSPIRIA, elle se détourne de lui durablement. Emmanuel Denis.
Jennifer Corvino, fille d'un célèbre acteur américain, est envoyée par son père en Suisse, dans un pensionnat de jeunes filles de bonne famille, pour poursuivre ses études et recevoir la meilleure éducation. Quelques mois auparavant, une jeune touriste qui avait raté son bus sur une route de montagne avait été sauvagement assassinée. Ce meurtre marquait le début d'une série de disparitions de jeunes filles dans la région. La police a pour seul indice une tête coupée occupée par des larves en tous genres.
PHENOMENA marque le retour de Dario Argento au surnaturel, genre qu'il avait un temps abandonné lorsqu'il a tourné TÉNÈBRES. Ici, il met en scène une toute jeune actrice, Jennifer Connelly, dont c'est le second rôle au cinéma. Et pour cause, elle n'a qu'une douzaine d'années à l'époque, et vient de finir IL ETAIT UNE FOIS L'AMERIQUE de Sergio Leone. C'est d'ailleurs celui-ci qui a conseillé à Argento de rencontrer cette étonnante enfant, dont le talent promettait déjà une belle carrière cinématographique. Autant dire qu'il a eu le nez creux, puisque non seulement la jeune fille est d'une beauté troublante, mais elle joue merveilleusement bien. Elle fait preuve dans PHENOMENA d'un caractère bien trempé, assorti d'une incroyable sensibilité à l'égard des personnages qui ne lui sont pas hostiles, à savoir l'entomologiste et les insectes.
Loin de l'univers de SUSPIRIA, chef d’œuvre incontesté de Argento, on peut toutefois noter dans PHENOMENA, dès les premières minutes du film, quand apparaît le personnage de Jennifer, une similitude avec le film précité qui nous fait redouter un remake : la jeune américaine, fraîchement débarquée, qui arrive au pensionnat de jeunes filles, grande bâtisse isolée au milieu d'une inquiétante forêt, et qui va être confrontée dès sa première nuit à d'horribles évènements. Un postulat qui emprunte beaucoup à la trame de SUSPIRIA. Pourtant, la comparaison s'arrête là, puisque PHENOMENA est traité tout à fait différemment. D'abord, on ne s'attarde pas ici sur les meurtres dont le premier, connaissant l'œuvre du Maître du Giallo, apparaît bien sobrement traité, même si le verre s'abattant sur le visage de la jeune fille est très impressionnant. Au passage, il est à noter que cette scène souffre d'une image granuleuse, ce qui est peut-être dû aux effets spéciaux et au ralenti employé puisque la version américaine souffre du même défaut. Cette jolie jeune fille en fleurs, qui ne fera qu'une brève apparition ici, n'est autre que la fille aînée de Argento, qui n'hésite décidément pas à faire subir à ses filles les pires sévices ! Tant qu'on parle de sa famille, notons aussi la voix du petit garçon, le fils de Mrs Bruckner, qui n'est autre que celle de Asia Argento.
PHENOMENA est aussi différent dans le traitement de l'image, où l'on retrouve un peu de l'univers cher à Jacques Tourneur, qui avait entre autres tourné LA FÉLINE. En effet, ici, les extérieurs sont tout aussi inquiétants, les jeux d'ombre et de lumière admirablement maîtrisés, donnant une dimension extrêmement inquiétante au pensionnat et à la forêt qui l'entoure. On sent le danger partout, dans le bruissement des feuilles d'arbres, dont les branches semblent vouloir happer l'imprudent promeneur, et ce vent, le Foehn, rajoute à cette sensation de malaise. Seuls les insectes apaisent le spectateur dans ces moments-là, ce qui est un paradoxe quand on sait la répulsion qu'ils provoquent généralement. Une fois de plus, Argento nous livre à nos craintes enfantines. Ici celle de se retrouver seul au cœur de la nuit noire, dans une forêt hostile où les craquements, les ombres, les formes sont autant d'éléments terrifiants qui nous poursuivent toute notre vie. Ainsi est-on véritablement effrayé lorsque Jennifer, puis Sophie, se retrouvent dehors en pleine nuit, à la merci du monstre qui rôde, qu'il soit croquemitaine, loup, ogre ou psychopathe.
Le cauchemar cher à l'univers imaginé par Argento, retrouve ici une place importante, puisque Jennifer souffre de crises de somnambulisme. Pendant sa première crise, elle voit le meurtre d'une jeune fille, avant de se retrouver totalement apathique et amnésique sur une route où elle se fait presque renverser. Entre-temps, elle aura traversé, en rêve, un couloir interminable, d'une blancheur éclatante, où des portes noires seront autant de menaces potentielles. Reprenant peu à peu conscience, elle voit autour d'elle des maisons qui la surplombent de manière inquiétante, et dont la surexposition lumineuse rappellent qu'on est encore dans l'irréalité de ce qu'elle vient de vivre. La blancheur éblouissante est une constante qu'on avait déjà remarquée dans TÉNÈBRES. Ici, Jennifer est toujours vêtue de blanc, à l'instar d'une jeune vierge que guettent d'innommables dangers. La noirceur qui lui est systématiquement opposée traduit bien cette idée.
Dario Argento n'est pas dénué du sens de l'humour, entre autres talents. On peut ainsi remarquer ici une intention délibérée de mener le spectateur sur un terrain connu, histoire de brouiller la piste du tueur. C'est ainsi que dans le car qui mène Jennifer sur la route où a été commis le premier meurtre, on nous montre à deux reprises un homme assis à l'avant, engoncé dans un imperméable au col remonté et portant un chapeau mou tiré de l'imagerie traditionnelle du Giallo, dont le nom provient de la couverture jaune (giallo en italien) des romans populaires d'épouvante des années quarante, et dont l'autre particularité était de mettre en scène un tueur à l'arme blanche et fétichiste, tout comme celui de PHENOMENA. Pour en revenir à cet étrange personnage assis dans le car, on s'attend tout naturellement à le voir suivre la jeune fille lorsqu'elle découvre le lieu du premier crime
Depuis le début du cinéma d'épouvante, les insectes sont habituellement montrés comme des hordes dévastatrices et terrifiantes (LES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE, TARANTULA). Ils sont donc présentés ici de façon inédite, puisqu'ils deviennent les seuls alliés de Jennifer. Celle-ci, loin d'être hostile, entretient une étrange relation avec eux, provoquant même chez certains une excitation sexuelle inhabituelle, vous en conviendrez ! Argento introduit ici l'idée que les insectes sont dotés de pouvoirs incroyables, notamment d'une perception extrasensorielle qui se vérifie, puisque la Granda Sarcophaga, la mouche vedette de PHENOMENA, est capable de repérer un cadavre en putréfaction à des dizaines de kilomètres à la ronde, d'après de très sérieuses études scientifiques. Cette mouche va guider les pas de la jeune fille, jusqu'à l'antre du tueur. Remarquablement filmées, ces scènes qui font pour certaines, appel à des effet spéciaux étonnants signés Maurizio Garrone et Luigi Cozzi, s'intègrent parfaitement dans le film, ne laissant à aucun moment entrevoir le trucage. C'est le cas pour l'abeille, dans la voiture, qui était tenue au bout d'une canne à pêche par Maurizio Garrone, et sur laquelle un gros plan nous montre une caresse attendrissante comme celle qu'on ferait à un chaton.
Hormis les insectes, qui tiennent un rôle important, on peut remarquer la saisissante prestation de Tanga, un chimpanzé que Argento avait trouvé dans un cirque roumain. Une trouvaille inespérée, puisque le réalisateur avait envisagé de truquer l'apparition de ce personnage et avait à cet effet commandé à Stivaletti un masque du-dit primate. C'était sans compter sur le talent de Tanga, qui a reproduit avec une exactitude déconcertante toutes les scènes que lui montrait Argento. Le masque a du coup été définitivement abandonné.
Des insectes détectives, un chimpanzé-infirmière, et les acteurs dans tout ça ? Nous avons déjà parlé de la prestation étonnante de Jennifer Connelly, qu'on retrouvera bien plus tard dans LABYRINTH et DARK CITY, et dans REQUIEM FOR A DREAM. On retrouve avec plaisir l'excellent Donald Pleasence, dont vous vous souvenez sans doute de l'acharnement à traquer Michael Myers dans les six premiers HALLOWEEN, à l'exception du troisième bien sûr. Il tient ici le rôle d'un entomologiste en chaise roulante qui va aider Jennifer à retrouver le meurtrier. Enfin, notons la présence de Patrick Bauchau, le détective suisse qui va en découdre avec l'assassin, un compatriote de notre ami Jean-Claude Van Damme qui a lui aussi fait une grande partie de sa carrière aux USA, et que vous reconnaîtrez peut-être dans le CAMELEON, sous les traits de Sydney. Une belle distribution, donc, pour un film qui ne dément pas le talent de Dario Argento. Il serait injuste d'oublier Daria Nicolodi, la compagne de Dario pendant de longue années, à la vie comme à l'écriture, et mère de ce superbe rejeton qu'est Asia Argento. Daria, qui s'est inspirée de récits de sa grand-mère pour écrire nombre de trames fantastiques, contribuant pour beaucoup au renom de Dario, est ici mise en avant dans le rôle de Mrs Bruckner, une femme austère et qu'on ne découvrira vraiment que dans la seconde partie du film.
Enfin, on ne peut se permettre de parler d'un film de Argento sans parler de la musique, qui tient un rôle capital dans son œuvre, et qui est systématiquement mise en concurrence brutale avec un silence de mort. Argento, loin de la musique symphonique de SUSPIRIA, a choisi ici un registre tout à fait différent, puisqu'il a demandé à Iron Maiden et Motörhead d'écrire des titres spécialement pour ce film. Du Métal, donc, qui apporte une violence supplémentaire aux scènes les plus angoissantes, contribuant à faire monter l'adrénaline du spectateur. Ces passages musicaux s'arrêtent brusquement, captant immédiatement l'attention et provoquant une attente inquiétante : on retient sa respiration, notre organisme se préparant à subir un choc visuel auquel cette musique l'a déjà préparé mais dont il n'a aucune idée de l'ampleur. Outre le Métal, il faut noter le grand retour des Goblin, qui se sont recomposés pour l'occasion, à la demande du réalisateur. On les voit d'ailleurs sur l'écran de téléviseur de Sophie. Enfin, n'oublions pas, pour l'ambiance générale de PHENOMENA, la contribution de la Nature, avec les insectes, le vent et les arbres, tous ces sons familiers qui pourtant participent grandement à la tension du film. Nadia Derradji.
COMMENTAIRE : Après avoir réglé ses comptes avec l'Italie des années 80, le pouvoir grandissant qu'y prennent les capitaux télévisuels, dans le - même selon ses propres standards - singulièrement brutal Ténèbres, Dario Argento se met au vert. Situé dans un "Institut Richard Wagner" quelque part entre Zürich, St-Gall et Bâle (dont un établissement voisin avait servi d'inspiration lointaine à Suspiria), il expose, ou plutôt imagine, une parfaitement fictive "Transylvanie Suisse" en nouveau territoire. La géographie approximative du film, son caractère potentiellement folklorique, dés-ancré (il fallait assumer Patrick Bauchau en membre d'une Kantonspolizei) sont finalement loin de le desservir (un peu comme la direction d'acteurs parfois hésitante du cinéaste sert paradoxalement le caractère grotesque jusqu'à l'inquiétude de certains de ses titres). D'une part, car c'est bien d'un manque d'ancrage dont il est ici de part en part question. Jennifer, adolescente projetée en internat alors que son père tourne aux Philippines, compte parmi cette jeunesse dorée aussi éloignée des siens en Helvétie qu'elle ne l'est de la vie du pays servant de toile de fond à son éducation élitaire. D'une autre, car si Argento se fiche parfois de, ou ne se pose pas toujours mille questions sur, ce qu'il raconte, il regarde bel et bien ce qu'il filme. Entre lacs et monts, chalets bordés de géraniums et bus postaux, son regard capte à plein le potentiel anxiogène d'une topographie de conifères traversée par le foehn.
Argento voit quelque chose d'un malaise, d'une isolation, en effet très suisses. Il est caractéristique que la vérité de son œuvre passe, moins par le narratif, qu'un sens de l'observation : dégager d'un lieu son inquiétante étrangeté, trouver sa force pour ainsi dire occulte. Il n'est de même pas anodin en regard de son intérêt pour la Suisse qu'il s'agisse, comme Turin qui le passionne également, historiquement d'un haut-lieu de l'occultisme.
Phenomena n'est pas tant un film-choc, comme peuvent l'être dans sa filmographie celui qui lui précède et lui succède, qu'un film de malaise, dont la force de dérangement ne lâche pas de si tôt au sortir de la projection. John Carpenter, en un compliment indirect, en parlait comme d'un des rares films qu'il ne montrerait jamais à son enfant. Récit d'initiation, à l'entame horrifique digne d'un conte, ou de Lewis Carroll (une jeune fille manque un bus et se perd dans les bois...), il traite de résidus maléfiques, inhumains, dont les adultes eux-mêmes ne sauront jamais trop que faire. Pour commencer par la fin, le retour de Jennifer à des rivages sûrs, ce sourire libéré (mais peut-être un peu fou) qu'elle partage avec la Jessica Harper s'échappant du pensionnat de Suspiria, bref ce début de la fin de l'adolescence, de ce qui est au fond pour une large part une peur devant le pouvoir de sa propre sexualité, se raccorde sur un dernier meurtre, peut-être le plus extrême du parcours. Il n'y a alors plus d'humains autour de Jennifer, mais une femelle chimpanzé, une lame de rasoir. La communion avec la nature chez Argento, comme l'héroïne d'Opéra parlant au Tessin avec un lézard dans les herbages, signale un refus radical de la communauté, un potentiel de folie marquée par la rupture avec autrui, sa propre espèce. Le somnambulisme de Jennifer, ce qu'elle découvre être une force de télépathie, est traité par le corps institutionnel comme un signal possible de troubles (épilepsie, schizophrénie). Ce n'est pas la compagnie de ses semblables qu'elle appelle, dans une calme extase d'autant plus angoissante d'être sûre, visiblement apaisée, mais celle des mouches - et leur symbolique biblique directement maléfique. À contrario de l'usage d'un bestiaire peu ou prou contemporain dans le genre horrifique qui met les victimes face aux bêtes (d'autres mouches dans Prince des ténèbres, un autre singe dans Incident de parcours), Argento ne nous place pas contre mais du côté des bêtes, brisant dans un geste nietzschéen, et dont la validité est polémique, un vrai tabou. Le retournement des valeurs de Phenomena tient à faire d'une adolescente comme possédée la "gentille"... cela non pas tant en dépit qu'en vertu de la sortie de soi qu'elle traverse. Une jeune fille n'ayant pour seul ami véritable qu'un chercheur infirme, possiblement misanthrope, lui aussi entouré de bêtes, faisant le quadruple de son âge.
En 1985, Argento n'a pas perdu une certaine prééminence culturelle. En témoignent, sous la direction musicale de Claudio Simonetti, l'inclusion d'Iron Maiden ou Motörhead à la bande-son, ou les costumes signés Armani. Il conserve alors un statut proche de la rock-star, de même qu'un lien au chic, à une haute-culture qu'il a refondu dans des productions populaires. Phenomena gagne en outre a posteriori de ne pas avoir comme protagoniste une jeune première disparue des radars depuis, mais d'accompagner les débuts d'une très grande actrice (Jennifer Connelly). Comme d'autres de ses films, particulièrement de cette décennie, il porte de biais un regard sur la culture de la célébrité, ou plus précisément ses a-côtés domestiques : une adolescente dont ses parents ne s'occupent pas, moins favorisée qu'isolée par l'aura de déférence accompagnant le nom de son père partout où elle se voit associée à lui, sa notoriété. Avant les films qu'il tournera avec sa propre fille Asia (et son chef-d’œuvre, Le Syndrome de Stendhal), il entame ici un parcours souterrain (ne serait-ce pas le début chez lui d'une obsession pour les tunnels ?), d'une insondable tristesse, sur des enfants qui n'en sont plus, laissées à elles-mêmes, devant découvrir par et pour elles-mêmes ce qu'est le monde et, surtout, ce qu'est son sous-monde. Entre une enfance désignée comme monstrueuse (la créature qui ne peut supporter son propre reflet dans les glaces de la maison) et une maternité qui ne le paraît certainement pas moins (tuer pour sa progéniture, au péril de sa propre intégrité physique, comme le personnage qu'interprète son épouse Daria Nicolodi), le cauchemar adolescent apparaît, dans le même temps, comme un havre entre deux tempêtes. Un temps qu'il paraît, tour à tour, désirer figer et saccager. C'est une autre de ses filles, Fiore, alors elle aussi âgée de quinze ans, qu'Argento assassine en premier... d'éclats de verre au visage, comme si c'était sa transformation en femme qu'il ne pouvait symboliquement supporter. Commence avec Phenomena, plus discrètement que dans les années 90, une veine intimiste de son cinéma, auto-fictionnelle, mêlant jusqu'au malaise l'inclusion de sa famille dans son travail et le foudroiement de la violence qu'il déchaîne sur elle, comme pour en conjurer la crainte. Incompresa d'Asia Argento montre de quoi cette violence pouvait être faite : non pas tant quelque chose de dirigé contre ses filles qu'induit par la place instable qu'elles en venaient à occuper face aux altercations (pour le dire avec euphémisme) d'un couple célèbre, qui plus est porté sur les excès.
C'est l'existence parallèle à ces explosions (romaines) qu'il filme : les écoles privées dans des pays riches où placer ses filles quand il filme, leur propre accession, hors d'Italie, à une première féminité adulte (soit la catégorie qu'il décime sur pellicule depuis ses débuts). La douceur autant que la mélancolie de Phenomena tiennent à l'absence du père (curieusement l'absence maternelle, pas moins réelle, y est beaucoup moins discutée). Fantôme paternel qui est en même temps son auto-portrait. Auto-portrait d'une absence, donc. Souffle de liberté, et d'angoisse devant sa propre liberté, induit par le fait que lui-même ne soit pas là, ne voit pas beaucoup ses enfants grandir. La blancheur apaisée, mais terrible, du ton, l'inexorabilité placide, en bref la distance au cœur du film, est en quelque sorte la sienne. Le nœud, formel et thématique, qui se joue ici, il ne pouvait le résoudre, le démêler pour lui-même. D'où ce caractère inextricable, obsédant parce que contrariant, de ce film qui n'en finit pas d'obséder, d'entêter par ses sortilèges froids, son flegme énigmatique ponctué d'explosions bleutées de terreur et de désorientation. Carpenter avait raison. Il faut mettre en garde contre Phenomena, comme contre tous les plus beaux films d'Argento, qui sont souvent ses plus insensés : avant que vous ne vous en rendiez compte, alors que vous ne les prenez pas même encore au sérieux, ils vous saisissent de leur fatal tranchant, jusqu'au subconscient, pour ne plus jamais vous lâcher. Jean Gavril Sluka.
LES DERNIERS JOURS D’EMMA BLANK
De laatste dagen van Emma Blank
d’Alex van Warmerdam, 2008, 1h29, Couleurs
avec Marlies Heuer, Alex van Warmerdam, Gene Bervoets…
RÉSUMÉ : Dans une grande maison de campagne, la propriétaire, Emma Blank, est très malade et a plusieurs domestiques pour prendre soin d'elle. Elle se comporte comme un petit dictateur dont les exigences deviennent de plus en plus absurdes, au point de rendre fou ses employés de maison. Le jour où ils découvrent qu'ils ne sont pas sur la liste des héritiers, ils abandonnent leur simulacre de soins attentionnés pour mettre au point leur vengeance...
POINT DE VUE : Malade, Emma Blank attend la mort dans sa maison des dunes. De ses domestiques, elle exige des soins dévoués, tout en adoptant un comportement de plus en plus dictatorial à leur égard. Jusqu’au jour où le personnel se retourne contre elle...
Dans son dernier film, l’auteur des Habitants, de La Robe et de Waiter exerce à nouveau son sens affûté de l’absurde et une cruauté hilarante, inégalé jusqu’à présent. Primé au Festival de Venise 2009 (Journées des auteurs – Venice Days). « Cette farce noire confirme le talent désarmant d’un créateur original. » Le Monde.
COMMENTAIRE : La maison familiale a été construite spécialement pour ce film. La décision de construire la maison a été prise après une recherche approfondie d’une maison qui correspondrait plus ou moins à l’idée d’Alex van Warmerdam, qui a conçu et écrit la disposition de la maison en détail dans son scénario.
Il s’agit d’une comédie extrêmement sombre qui joue sur cette notion de vouloir plaire, mais seulement en raison de la récompense attendue qui devrait venir à la fin, surtout si elle implique la probabilité de donner un plus grand morceau d’un quelque héritage. Emma Blank (Marlies Heuer) va bientôt mourir, et la maison de son majordome en chef Heneveld (Gene Bervoets), la bonne Gonnie (Eva van de Wijdeven), la cuisinière Bella (Annet Malherbe), le bricoleur Meier (Gijs Naber) et même le chien de famille Theo (Alex van Warmerdam! Oui! L’écrivain-réalisateur lui-même!), tous font de leur mieux pour répondre aux caprices de leur maîtresse de maison.
Vous vous rendrez vite compte que tout n’est pas normal, surtout quand un humain qui peut être considéré comme mentalement déficient, se comporte exactement comme un chien!
Quand les façades sont systématiquement retirées pour révéler la vraie position du personnage, elles traitent de choses comme l’inceste potentiel, un prédateur sexuel dans l’attente, une fausse relation stable, les avantages mutuels obtenus en maintenant les prétextes, et même une affaire extra-conjugale, tout jeté dans un mélange capiteux. Gardez vos oreilles ouvertes, car celles-ci sont parfois mentionnées en passant, ce qui peut désorienter.
Et cela ne peut se faire sans tous les excellents acteurs, assumant deux rôles en tant que personnages, et les rôles fictifs que jouent leurs personnages. Marlies Heuer est frustrante, aboyant des ordres avec sarcasme, et jetant le blâme sur quiconque ose traverser son chemin. Et qui aurait pensé que l’écrivain-réalisateur se mettrait en mode auto-dérision en jouant un chien pour la plupart des scènes?
BORGMAN
d’Alex van Warmerdam, 2013, Danemark/Pays-Bas/Belgique, 1h53, Couleurs
avec Jan Bijvoet, Hadewych Minis, Jeroen Perceval…
RÉSUMÉ : Camiel Borgman surgit dans les rues tranquilles d’une banlieue cossue, pour sonner à la porte d’une famille bourgeoise. Qui est-il ? Un rêve, un démon, une allégorie, ou l’incarnation bien réelle de nos peurs ?
POINTS DE VUE : Tout droit sorti de terre en forêt, Camiel Borgman, un homme à l'apparence de SDF, se présente à la porte de la maison d'un couple bourgeois d'un chic quartier résidentiel pour s'y installer. Renvoyé violemment par le propriétaire des lieux, l'homme mystérieux voit néanmoins sa requête acceptée lorsque la maîtresse de maison, compatissante, lui offre secrètement l'asile. Désormais installé sous le toit de cette famille aisée qui abrite également trois enfants et une jeune nounou, l'inconnu dévoile des dons mystérieux qui hantent discrètement la résidence. Tandis que la relation du couple propriétaire s'envenime de plus en plus, Borgman prend peu à peu le contrôle méthodique des lieux et de ses habitants...
On reconnaît au Néerlandais Alex van Warmerdam le talent de planter un décor, de titiller la curiosité. Qui sont donc ces gueux qui sortent soudain de leurs terriers à cause d'une battue dans la forêt ? Pas vraiment des sauvages puisqu'ils communiquent avec des portables... L'un d'eux sonne à la porte d'une maison résidentielle ultra moderne pour réclamer l'hospitalité. Une fois dans la place, il y prospérera comme le ver dans le fruit, et sera rejoint par des comparses...
Depuis Les Habitants (1992), on sait l'intérêt du cinéaste pour les histoires de prise de pouvoir dans des communautés assoupies dans le confort. Mais, après un début excitant, Borgman finit par crouler sous le poids de ses références : le Théorème de Pasolini (même si l'intrus, ici, ne fréquente que le lit de Madame), le Funny Games de Michael Haneke, pour la critique assassine d'une bourgeoisie frigide qui ne sait plus à quel saint (ou malsain) se vouer. Comparé à ces cinéastes, Alex van Warmerdam, même à grand renfort d'humour noir, ne fait pas le poids. Et son esthétisme épuré, entre gris clair et marron foncé, n'a rien de nouveau : tellement années 1990... — Guillemette Odicino.
Scènes de chasse en pays batave: trois hommes, dont un curé, délogent un marginal vivant au fond des bois. À quoi rime cette odieuse ratonnade? Le barbu s’enfuit vers les quartiers résidentiels. Il sonne à une porte, demande à prendre un bain. Refus. La situation s’envenime. Richard rosse le vagabond. Le retrouvant blotti dans un coin, Marina a pitié de ce pauvre hère tabassé par son mari. Elle le fait entrer. Elle n’aurait pas dû, car il s’incruste.
Boudu se traduit-il par Borgman en hollandais? L’intrus fait immanquablement penser au clodo anar de Renoir. Les atteintes qu’il porte à l’ordre bourgeois sont autrement radicales. Car il transporte une panoplie de ninja des bois, sarbacane, fléchettes, poisons divers. D’inquiétants comparses lui prêtent main-forte dans ses activités obscures.
Artiste peintre, Alex van Warmerdam a vendu des séries limitées de reproductions de ses toiles pour financer une partie de ce septième long métrage. Borgman œuvre au noir l’ironie décalée qui caractérise les films précédents (La Robe, Little Tony, Grimm, Ober...). La rencontre contre nature du surréalisme buñuelien et de la mortification autrichienne s’avère assez délectable, comme si Viridiana était violentée par les pauvres qu’elle a recueillis dans la villa où Haneke décode le suicide des riches neurasthéniques.
Le mystère flotte. Qui est Borgman? Un serial killer? Un incube, insufflant des cauchemars à Marina? L’ange exterminateur? Le Ça? Et quel sens donner à ces lévriers qui passent, à ces cicatrices dorsales? Parfois, la charge contre la bourgeoisie se précise, mais Alex van Warmerdam préfère entretenir un flou fantastique, assaisonné de sarcasmes. Naturellement, le spectateur, ce voyou, rit bruyamment à quelques reprises; mais le manque d’empathie du cinéaste pour ses personnages l’empêche d’adhérer plus avant à ce manifeste destroy. A. Dn. Le Temps.
On avait un peu perdu de vue Alex van Warmerdam, auteur du film culte Les habitants, et dont Borgman a eu les honneurs de la compétition officielle au Festival de Cannes 2013. Le jury de Steven Spielberg ne lui a pas attribué de prix, en raison sans doute d’une sélection de haute tenue où la concurrence était rude. On retrouve pourtant dans Borgman les qualités d’écriture et de style propres au cinéaste : un cocktail des genres détonant (avant-garde, burlesque, thriller, voire fantastique), une aptitude à mener le spectateur sur de fausses pistes, des plans dignes d’une composition picturale (une morbide dissimulation potagère au fond de l’eau) et, en filigrane, la critique acerbe d’une société bourgeoise étriquée et hypocrite. Le film démarre très fort, qui voit trois hommes armés, dont un prêtre, entamer une chasse à l’homme dans les bois. Borgman, un clochard, est poursuivi et doit quitter sa cachette souterraine, de même que d’autres comparses avec lesquels il forme un réseau complice et insolite. Ressurgi à la surface, il demande à Marina, une élégante riveraine, l’autorisation de prendre un bain. Mais il est vite éjecté et tabassé par un mari jaloux et xénophobe. Ce premier quart d’heure, sans doute le meilleur du film, est caractérisé par un sens du rythme et du mystère impressionnant.
Le reste du récit comportera d’autres agréables surprises, l’habileté du scénario consistant à proposer une multiplicité d’hypothèses quant aux intentions de notre homme. Camiel Borgman est-il un inoffensif et subversif clochard, à l’instar de Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux ? Ou bien cet ange pasolinien venu séduire toute une famille, tel Terence Stamp dans Théorème ? Vient-il inverser les rapports de classe, comme Dirk Bogarde dans The Servant ? À moins qu’il ne soit qu’un maléfique tueur en série... Alex van Warmerdam a pourtant son univers spécifique et inimitable, et l’humour (noir) pince-sans-rire qui jalonne l’œuvre offre des personnages et des scènes qui resteront gravés longtemps dans la mémoire du spectateur : blonde et lisse nounou danoise révélant des pulsions étranges au contact de faux jardiniers, tueuse à gage plantureuse apte à se faire passer pour une doctoresse, fillette sage comme une image achevant une innocente victime à coup de roche... On l’aura compris : à défaut d’avoir emporté un prix spécial, Borgman mérite la palme du film spécial... Il est dommage que le récit s’enlise plus ou moins par la suite dans la redondance et l’excès de rebondissements. À trop vouloir déployer son imagination débordante, le réalisateur fait perdre un peu de saveur à un film très relevé. Gérard Crespo.
Le voilà, donc, de retour, le grand espoir du cinéma néerlandais des années 90. À l'époque des Habitants (1992), de La Robe et les effets qu'elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent (1996) et du P'tit Tony (1998), Alex van Warmerdam gagne des prix un peu partout. Et ses fans le considèrent comme l'héritier sombre de Jacques Tati...
Question humour noir, Alex van Warmerdam n'a rien perdu de sa force, ni de son inventivité : ça cogne, ça flingue, ça empoisonne. Image formidable : au fond d'un lac, des cadavres se dressent, droits comme des i, la tête enfoncée dans une bassine de ciment...
Sauf que l'habileté formelle du réalisateur repose, cette fois, sur un scénario convenu. Ok, d'accord, le Mal court. Et il s'infiltre d'autant plus facilement dans les sociétés bourgeoises que ses membres sont déjà à demi-morts d'ennui et de faiblesse mentale. Et puis ? Ben rien : le cinéaste constate ce que d'autres (Michael Haneke dans son détestable Funny Games et son magnifique Ruban blanc) avaient su faire avant lui. En mieux. Pierre Murat.
COMMENTAIRES : Après la projection de presse de Borgman, à Cannes, Twitter bruissait de messages intrigués, demandant qui est ce drôle de Hollandais revisitant à sa manière (drôle) le Théorème de Pasolini et le Funny Games de Haneke (des critiques anglais citent aussi le Lemming de Dominik Moll qui faisait l'ouverture du festival en 2005). Tombé des nues assez calmes du cinéma néerlandais, Alex van Warmerdam, invité surprise de la compétition 2013, est pourtant loin d'être un inconnu. Il a son cercle de fidèles, Borgman est déjà son huitième film et Télérama s'est souvent penché sur son cas. Petit aide-mémoire.
Il faut d'abord se faire à son nom de cycliste hollandais, écrivions-nous en 1996. Alex Van Warmerdam est resté pendant longtemps le « type qui a fait Les Habitants ». Ce film révélation n'était pas le coup d'essai d'un cinéaste issu du théâtre. Inédit en France, Abel, un Kammerspiel kafkaïen (sic), son vrai premier film, remonte à 1986. L'histoire d'un garçon de 34 ans qui ne veut pas quitter la maison de ses parents, et passe son temps à essayer de couper des mouches en deux avec une paire de ciseaux.
Le décor des Habitants fait penser, lui, à Jacques Tati. Une rue « moderne », au sens où les promoteurs des Trente Glorieuses concevaient la modernité : froide et un rien angoissante. Dans ce lotissement inachevé, cerné par le sable et une forêt de sapins, vivent un boucher priapique, son épouse confite en religion, un facteur qui lit le courrier avant de le distribuer et un garde- chasse myope et psychorigide... Alex Van Warmerdam filme la vie de ces étranges humains avec un sens poétique de l’absurde et un humour noir à froid. « J'admire Tati, dit-il. Comme lui, j'aime regarder les personnages à une certaine distance, mais la différence, en plus de l'époque, c'est que le comique est chez lui un principe de base, alors que chez moi il s'agit d'images, de dialogues et d'idées non définies, où l'humour vient s'ajouter subrepticement. C'est un fil rouge qui traverse l'histoire, et c'est aussi une manière de rendre les choses plus supportables... »
Alex Van Warmerdam pratique un humour à froid dévastateur. Notre rire éclate à l'improviste et, souvent, se glace aussi vite. À chaque instant, le réalisateur crée la surprise par l'ironie, la dérision. Il désamorce d'une réplique, d'un geste, le tragique d'une situation. Il met en avant un décor, insensé, qui prend soudain le pas sur l'action et même sur les personnages.
Tout l'art d'Alex Van Warmerdam consiste à contrôler ses effets comiques en les cassant brusquement : « C'est peut-être cela qui rend mes films difficiles pour certains. Ils sont divertis par quelques scènes comiques, puis je prends une autre direction. C'est comme si je les privais de leur drogue ; ça les énerve. » Laurent Rigoulet.
Borgman sort de son abri souterrain dans les bois poursuivi par de braves citoyens qui semblent bien décider à lui faire la peau.
Il ne va pas tarder à s'incruster dans une gentille famille de bourgeois très à l'aise, qui vivent dans une maison de rêve (à moins que ça ne soit de cauchemar...). Devenu jardinier, en compagnie de quelques personnes de sa connaissance, il va petit à petit s'immiscer dans divers domaines de la vie privée de cette famille modèle, ne reculant devant rien pour arriver à ses fins...
Ses fins, justement, demeureront mystérieuses jusqu'au bout et il sera très difficile de se faire une idée précise de ce après quoi court cette bande de réprouvés, chassés partout mais à l'aise dans tous les milieux et tous les rôles...
Borgman est un film étrange, souvent fascinant, souvent très drôle dans le registre noir, grinçant et pince sans rire et toujours impeccablement filmé (éclairages, cadrages sont d'une très grande élégance). Quelque part à la croisée de Théorème et de Canine (en peut-être moins malsain que ce dernier), Borgman n'est pas non plus sans rappeler Tati...
Borgman du néerlandais Alex van Warmerdam nous raconte l’emprise infernale qu’exerce un être à l’apparence humaine (Camiel Borgman, qui donne son titre au film) et sa bande, à l’allure de pieds nickelés mais aux méthodes redoutables, sur la famille bourgeoise d’une banlieue cossue. D’où viennent-ils, qui sont-ils ? Le film ne nous en dira pas plus, seule l’épigraphe initiale ouvre des chemins d’interprétation pour notre imaginaire : "Et ils descendirent sur terre pour renforcer leurs rangs." Camiel Borgman surgit de dessous terre pour échapper à un trio de citoyens armés, prêts, semble-t-il, à mener un violent exorcisme. La nature de cet homme nous échappe : ange ou démon ? Sorcier, magicien ? Sa présence seule suffit à cristalliser envies, cauchemars, pulsions, comme résultant d’envoûtements mystérieux. Et c’est ainsi que le jardin des délices ensoleillé de cette splendide maison d'architecte va se transformer en enfer et se vider peu à peu de ses habitants.
Le film pose explicitement la question du mal et de sa nature. Si Borgman est un diable chevelu rappelant l’inquiétant démon de Twin Peaks, il est aussi une figure christique. Il faudra se rappeler que dans les Jugements derniers de la Renaissance (notamment flamande), les démons sont bien au service du grand tri effectué par Dieu. Il y a évidemment du Jérôme Bosch dans les visions oniriques et cauchemardesques que le film nous assène, comme par exemple ces cadavres jetés à l’eau, qui prennent racine à l'instar de véritables plantes marines. Il y a du Brueghel dans le portrait de cette inquiétante bande organisée, à la fois filous, meurtriers et clowns beckettiens. Il y a surtout un imagier surréaliste, comme ce périscope surgissant de terre, ces lévriers mystérieux, ces cicatrices inquiétantes, qui excite littéralement l’imaginaire du spectateur, tout en suscitant un rire atroce mais libérateur. On peut lire ce rire aussi bien comme l’arme par laquelle s’exerce une critique sociale (à travers l'ethos de ce couple de bourgeois fortunés), que comme la seule issue qui demeure quand on ne peut plus pleurer. Camiel devient même un chef de troupe, installant ceux qui sont sous son emprise face à « son » spectacle, à « son » jardin, et le film établit un parallèle fort avec Alex van Warmerdam lui-même : le réalisateur n’est-il pas celui aussi qui « fascine » son public ? Ce film énigmatique et mystérieux exerce le charme d’un cauchemar au burlesque vénéneux, qui hante longtemps le spectateur. Zéro de conduite.
LA PEAU DE BAX
Schneider vs. Bax
d’Alex van Warmerdam, 2015, Pays-Bas, 1h36, Couleurs
avec Tom Dewispelaere, Maria Kraakman, Alex van Warmerdam…
RÉSUMÉ : Le matin de son anniversaire, Schneider, tueur à gages et père de famille dévoué, a pour mission d’abattre Ramon Bax. Écrivain solitaire vivant au milieu des marécages, c’est une cible facile. Schneider accepte, il sera rentré pour dîner. Mais la tâche se révèle plus compliquée que prévue.
POINTS DE VUE : Une belle journée commence pour Schneider. Ses deux adorables fillettes le réveillent pour lui souhaiter son anniversaire. Mais un coup de téléphone vient tout gâcher : il doit partir au boulot — « une urgence », assure-t-il à son épouse... qui ignore que son mari gagne sa vie comme tueur à gages. Sa cible ? Bax, un écrivain solitaire qu'on lui présente comme « un tueur d'enfants ». Le « contrat » est censé être une formalité. Sauf que, de manipulations en quiproquos, rien ne va se passer comme prévu...
Le film d'Alex Van Warmerdam (Les Habitants) a une grande qualité : il ne va jamais là où on l'attend. Le récit se joue des apparences, multiplie les coups de théâtre et les ruptures de ton. Parti sur une base dramatique, il se révèle proche des comédies noires et un peu barrées des frères Coen par ses dialogues absurdes, son burlesque à froid et un peu trash. Un genre de Fargo où les polders auraient remplacé les plaines enneigées du Minnesota. Le réalisateur se met lui-même en scène, non sans autodérision, dans le rôle d'un auteur alcoolique et drogué, envahi par sa famille dysfonctionnelle — copine hystérique, fille dépressive, père obsédé sexuel. Il détourne aussi les codes du polar : aucune scène nocturne, mais la lumière aveuglante d'un jour d'été ; pas de décor urbain, mais un paysage de marais recouverts de roseaux où les personnages se perdent et se déchirent pour notre plus grand plaisir. — Samuel Douhaire.
Grand Prix Nouveau Genre lors de la XXIe édition de l’Étrange Festival, La Peau de Bax fait suite au brillant Borgman et peut s’avérer être une excellente porte d’entrée pour se plonger dans l’univers d’Alex Van Warmerdam. Après une formation de peintre, Van Warmerdam a connu le succès dès les années 70 dans le milieu du théâtre avec la troupe Hauser Orkater à laquelle participaient déjà ses frères, Marc et Vincent, puis avec la compagnie De Mexicaanse Hond, qui perdure encore à ce jour. Véritable génie de la bande, à la fois scénariste, acteur et metteur en scène, c’est avec le film Voyeur (1986) que son talent de cinéaste sera découvert, confirmé par le succès international des Habitants en 92. Pour lui, le cinéma reste une affaire de famille, et de son premier à son dernier long métrage, on sera surpris de retrouver beaucoup de noms en commun dans les crédits. Son style lui même, à la fois poétique, drôle et surréaliste, le place définitivement à part et dès qu’on a commencé à y prendre goût, on peut y devenir totalement accro. Ses acteurs sont pour lui comme une troupe et un bon nombre de ses habitués sont présents ici : Henri Garcin (Voyeur, Les Habitants, La Robe, Grimm), Annet Malherbe (Voyeur, Les Habitants, La Robe, Le P’tit Tony, Grimm, Les derniers jours d’Emma Blank, Borgman), Tom Dewispelaere (Borgman), Gene Bervoets (Les derniers jours d’Emma Blank, Borgman), Pierre Bokma (Borgman), Eva van de Wijdeven (Les derniers jours d’Emma Blank, Borgman).
La Peau de Bax, à première vue, pourrait s’inscrire dans une forme très particulière de thrillers qui connaît un grand succès ces derniers temps : le film de nettoyeurs ou de tueurs qui mènent une double vie. Ce genre à la mode (In Bruges, The American, Wanted, The Hitman’s Solitude Before the Shot, Looper, Shooter, Hanna, etc.) semble plus enclin à produire des succès au box office que des chefs-d’œuvre, mais ce qu’en fait Van Warmerdam est bien plus proche des comédies noires et déjantées des frères Coen. Scénariste hors pair, il a la capacité à nous plonger dans des univers et à très vite faire bifurquer l’intrigue vers une grosse farce loufoque. La Peau de Bax n’échappe pas à la règle. Il met en scène deux « nettoyeurs » que tout oppose. Schneider (Tom Dewispelaere) est un père de famille bien installé dans un mode de vie bourgeois. Sa vie est bien réglée et il préserve soigneusement les apparences sur ses activités, avec une femme très tolérante et deux charmantes jeunes filles, qui semblent sortir d’un magazine Ikea sur le bonheur en famille. Son employeur Mertens (Gene Bervoets) lui demande urgemment de liquider Ramon Bax (Alex Van Warmerdam), supposé être un tueur d’enfants. Tant pis si c’est le jour de l’anniversaire de Schneider. Bax, quant à lui, est un écrivain alcoolique et drogué, qui vit dans un bungalow perdu au milieu des marécages et dont la vie est complètement chaotique, avec une famille bien plus dérangée (une fille dépressive, un père libidineux, une petite amie hystérique). Le chaos étant forcément plus intéressant que la norme, c’est dans le monde de Bax que va se dérouler la quasi intégralité du métrage. Ce que Schneider ne sait pas, c’est que cette commande impromptue est en fait un traquenard pour que lui même soit descendu et que ses codes moraux vont être mis à mal avec l’arrivée de Francisca (Maria Kraakman), la fille de Bax.
Dès les premières minutes du film, les plans vont être, cela dit, interrompus et mal menés par tout un tas de personnages savoureux (un mac, une prostituée d’âge mur, un vieil obsédé, un rouquin hurleur, une épouse adepte du téléphone et de coups de fil aux moments les moins opportuns, etc.), qui vont donner du fil à retordre à Bax et Schneider. Nous n’en révélons pas plus sur l’intrigue car le cinéma de Van Warmerdam tire son génie des situations imprévues qu’il propose et qui ici s’accumulent afin de créer d’irrépressibles fous rires. Coïncidences, malchances, erreurs de timing, le réalisateur utilise même un vieux ressort du cinéma comique : les portes, et ce qu’elles cachent derrière (toutes les scènes avec Francisca sont désopilantes pour cela). Il ne faut pas oublier que Van Warmerdam a toujours cité Laurel & Hardy comme son influence principale. On en trouve peut-être des restes ici. Inventif de bout en bout, le film reprend aussi un bon nombre d’éléments présents dans ses films antérieurs : la critique de la bourgeoisie, les adultes au comportement infantile (la scène avec Francisca dans les toilettes est un summum), le décor sauvage et naturel, le portrait de l’artiste (avec évidemment le cinéaste dans ce rôle), etc. La Peau de Bax joue aussi avec le spectateur, bouscule nos attentes, mais aussi fait bifurquer nos sympathies. Schneider, au départ plutôt sympathique, se révèle au fur et à mesure implacable, calculateur et terrifiant, alors que Bax passe d’un statut de loser antipathique (il vire sa copine comme une malpropre parce que sa fille déboule) à une figure bien plus humaine, voire héroïque dans sa façon de gérer ses conflits de famille.
Un autre aspect fort du film est son esthétique, qui a d’ailleurs pu gêner certains dans la salle de par son caractère très pictural, presque conceptuel. N’oublions pas que Van Warmerdam est peintre et qu’il est aussi un génie de la caméra. Regardez avec attention certains angles et vous serez bluffés de comprendre comment il a pu les obtenir. Ce décor de marécages et de roseaux devient le véritable personnage principal du film. Il crée un labyrinthe dans lequel les personnages se perdent et se livrent à une partie de cache- cache. Le cinéaste a aussi fait le choix de tout filmer à la lumière et de faire porter à ses personnages des vêtements aux couleurs claires. Cette dimension chaude et solaire entre en résonance avec les actions, parfois violentes, et la folie du personnage de Francisca jusqu’à un final des plus imprévisible. Les marécages ont toujours été associés aux pulsions et aux émotions réprimées qu’ils font exploser et qu’ils ramènent à la surface. Le cinéaste reprend cette métaphore et en fait, selon ses propres dires, « une étude sur la lumière et l’espace ». Dans ces eaux stagnantes, on peut aisément se perdre mais aussi se camoufler, épier sa proie ou préparer l’assaut, et sans crier gare, on se retrouve plongés dans une ambiance proche des westerns d’antan. C’est d’autant plus fort que le film a été tourné aux Pays Bas.
Aussi divertissant qu’exigeant, quelque part entre le film d’auteur et le film de genre malmené, La Peau de Bax n’a peut-être pas la puissance de Borgman mais il maintient la tension tout du long, joue des incidents pour amener le rire et se révèle techniquement irréprochable. Et c’est toujours un bonheur de se laisser entraîner dans ce monde délirant, où chaque phrase de dialogue est parfaitement bien sentie et où l’hilarité peut émerger des situations les plus tragiques. Van Warmerdam est un manipulateur et c’est ce qu’on aime chez lui, alors pourquoi se priver ? Maxime Lachaud.
TERREUR SUR LA LAGUNE
Solamente nero
d’Antonio Bido, 1978, Italie, 1h49, Couleurs
avec Massimo Serato, Juliette Mayniel, Craig Hill…
RÉSUMÉ : Quand un jeune professeur d'université revient chez lui pour visiter son frère, un prêtre catholique, d'éminent membres de la communauté commencent à être abattus par un tueur inconnu. Les deux frères pourront-ils découvrir l'identité du tueur alors qu'eux-mêmes sont torturés par le cauchemar d'un traumatisme indescriptible remontant à leur enfance ?
POINTS DE VUE : Quand Antonio Bido réalise Terreur sur la lagune (Solamente nero) en 1978, la messe est dite. En Italie, le cinéma populaire s’étiole, le cinéma d’auteur traverse une grave crise, c’est toute l’industrie qui s’écroule, sapée par de nombreuses faillites et la concurrence sauvage de la télévision. La production commerciale sombre dans la médiocrité, et les artisans qui avaient fabriqué à la chaîne westerns, polars et comédies allaient bientôt accepter de tourner n’importe quoi, avant de se reconvertir dans des téléfilms et du « direct to video » bas de gamme. Antonio Bido est visiblement arrivé trop tard pour faire œuvre, et sa filmographie va mourir dans l’œuf après des débuts sous le signe du « giallo », cette mode du thriller violent qui envahit les écrans transalpins à partir du triomphe de L’Oiseau au plumage de cristal en 1971. Terreur sur la lagune sept ans plus tard vient plus ou moins clore un âge d’or du « giallo », supplanté dans le cœur du public des salles de quartier par les films fantastiques sanguinolents, avant la conclusion définitive opérée en 1983 par Argento lui-même, avec le génial Ténèbres.
Terreur sur la lagune reprend à son compte plusieurs ingrédients immuables du « giallo » sans rien prétendre révolutionner : série de meurtres sadiques avec gants de cuir noir et accessoires tranchants ou contondants, faux coupables, traumas enfantins, pièces à conviction, fétiches psychanalytiques et secrets familiaux, sur fond de puritanisme dévoyé, de vices cachés et d’hystérie religieuse. Bido respecte le cahier des charges avec une ferveur cinéphile et un certain talent, sans cacher sa dette à Argento mais aussi Fulci, Lado et quelques autres. Son film se déroule à Venise (ou plutôt sur l’Ile de Murano, dans la lagune), déjà théâtre d’une belle réussite du genre, Chi l’ha vista morire? d’Aldo Lado. Le réalisateur tire profit de l’atmosphère vénitienne, ses canaux, ses palais décatis et ses ruelles sombres pour instaurer une ambiance lugubre. La musique est signée Stelvio Cipriani, avec des sonorités électroniques dans les scènes de paroxysme qui évoquent le rock lourd des Goblin. Il ne faut pas être devin pour comprendre que ce pauvre prêtre interprété par Craig Hill, un acteur américain au bout du rouleau qui termina sa carrière dans d’obscures productions espagnoles, a beaucoup à se reprocher, mais cela ne gâche pas le plaisir que l’on peut prendre à Terreur sur la lagune. Olivier Père.
Stefano (Lino Capolicchio) revient sur l'Ile de Murano, proche de Venise, afin de retrouver son frère (Craig Hill), prêtre de la paroisse. Le meurtre d'une médium a tôt fait de faire ressurgir celui inexpliqué d'une jeune fille quelques années auparavant… mais également des cauchemars pour Stefano. Le souci étant que le prêtre a été témoin de cet assassinat, sans voir le visage du tueur. Mais ce dernier se persuade du contraire. Donc commence à harceler le témoin gênant.
Antonio Bido réalisa en 1977 un Giallo roulant sans vergogne sur les plates-bandes de Dario Argento avec LE CHAT AUX YEUX DE JADE. Le film rencontre un certain succès, ce qui permit à Bido de pouvoir enchainer pour la même maison de production ce SOLAMENTE NERO, avec une carte blanche pour le projet. Nouveau Giallo, avec une situation géographique relativement peu prisée par les auteurs, à savoir le nord de l'Italie - Venise. Pas franchement nouveau non plus, puisqu’Aldo Lado fit le même choix pour QUI L’A VUE MOURIR?, tout comme Nicolas Roeg pour NE VOUS RETOURNEZ PAS. Le film rencontra un échec lors de sa sortie italienne, condamnant quelque peu sa distribution française qui se fit directement en video sous le titre OMBRES SANGUINAIRES ou TERREUR SUR LA LAGUNE en fonction des éditeurs…
Antonio Bido a su se doter d'un budget confortable par rapport aux dernières excroissances bissardes du genre, type LA SŒUR D’URSULA ou encore l'exécrable PLAY MOTEL. On reconnait un choix précis d'une photographie hivernale douce, rappelant celui effectué par Giorgio Ferroni pour LA NUIT DES DIABLES - se déroulant lui aussi dans le Nord de l'Italie. Mais éloigné de tout gothique, débarrassé d'exagérations bissardes et mettant la pédale douce sur la violence… que reste-t-il? Une velléité de film d'auteur qui essaye d'élever le débat. Une très forte scène d'ouverture avec un style spécifique (un étranglement au ralenti saccadé du plus bel effet). Mais qui retombe comme un soufflé, souffrant d'un grave manque d'originalité - et victime d'un flagrant délit de copiage par dessus l'épaule du voisin.
On retrouve en effet les marques du Giallo : tueur aux mains gantées, agressions violentes, intrigue alambiquée, secret se nichant dans le passé - sans omettre l'inévitable bouteille de whisky J&B bien en évidence à de multiples reprises… mais Bido a décidément bien du mal à digérer les influences passées, principalement argentiennes. La principale différence entre Bido et Argento se trouvant dans le fait qu'Argento ne s'enracine pas dans un certain réalisme visuel. Si on remarque de clairs emprunts à Lucio Fulci (pour LA LONGUE NUIT DE L’EXORCISME) ou Aldo Lado, on se rend compte être en présence d'une copie assez outrée (qui ne dit pas franchement son nom) des FRISSONS DE L’ANGOISSE. Cela s'initie avec la scène du meurtre dont le prêtre est témoin, miroir inversé de celle où David Hemmings voit le meurtre de Macha Meril chez Dario Argento. Cela ne s'arrête pas là, avec le meurtre du Comte (Massimo Serato) qui fait furieusement penser à celui de Giordani dans LES FRISSONS DE L’ANGOISSE dans sa construction narrative!
Puis celui de la personne en fauteuil roulant est repiquée directement à celui du début de la BAIE SANGLANTE avec un soupçon de Rossella Falk dans JOUR MALEFIQUE ... Et le Médecin trainé par le bateau renvoie à Gabriele Lavia accroché au camion. Les gros plans sur les chaussures qui avancent dupliquent celles de l'assassin des… FRISSONS DE L’ANGOISSE. D'où vient aussi le choix d'une ancienne actrice du muet (Laura Nucci) se substitue à celui de Clara Calamai chez Argento, la solution gravitant autour d'une peinture chez Bido, un dessin mural chez Argento ou au pire le cadre dans L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL).En pointant également le titre original SOLAMENTE NERO (« Seulement Noir ») se démarquant à peine de PROFONDO ROSSO (« Rouge profond »). Au bout du compte, ça ne transpire plus l'hommage, mais tombe carrément dans le quasi copier-coller. Le talent en moins. Comme si cela ne suffisait pas, ultime et fatal travers pour le final à La SUEURS FROIDES où Bido crie son admiration pour Hitchcock.
On ne regarde pas un Giallo pour bénéficier d'un déroulement forcément logique ou de raisons qui justement émanent d'une clarté absolue. Voir 7 SCIALLI DI SETTA GIALLA et son Modus Operandi parmi les plus saugrenus existants: mais... cela passait avec les ingrédients propres à l'histoire. Pour TERREUR SUR LA LAGUNE, le manque flagrant de logique et le ridicule tuent autant que le nébuleux assassin.
Emprunt de religiosité extrême perdue dans un océan de culpabilité catholique, on garde presque l'impression d'assister au premier Giallo fillioniste adoubé par la Manif pour tous. Les athées, les avorteuses clandestines, les homosexuels (mâtinés de soupçons pédophiles, bien évidemment), les meurtriers… tous adeptes de spiritisme, qui terrorisent le prêtre et ses ouailles restées bloquées sur la première moitié du XXe siècle. Un concentré de ce que la société considère comme corrompu (une grande habitude italienne à la limite de la facilité hypocrite!), aux mains des plus riches et des détenteurs du pouvoir. La tentative de meurtre avec la chute du christ (ah! l'image facile de la punition divine!) dans l'église est absurde et hautement improbable... en fait, tout ce qui a attrait à aller à l'encontre de la religion, de sa représentation ou de ses messages tiennent du mal et propre au caractère du meurtrier. Qui va s'empresser de faire passer ad patres ce petit monde. Ce n'est pas le revirement final qui changera grand chose. Parabole fantasmatique d'ailleurs assez intelligemment mise en scène sur le summum de l'hamartia catholique, sorte de déshonneur vite auto-absous, en définitive.
Le long métrage ne reste pas non plus exempt de scènes inutiles. La scène de fesses softcore sur tapitouffe blanc au coin du feu vaut aussi son pesant de lires dépréciées. Visiblement une obligation de la production, mais ce moment gratuit incongru dans le long métrage tentant de se dégager du caniveau du bis l'y fait retomber aussi sec. La scène de promenade en zodiac que la lagune ne sert là aussi pas à grand chose.
Il n'y a en fait rien de vraiment mémorable au final, ni de véritablement original. Une ambition évidente mais truffée d'incohérences, d'emprunts qui en font un produit roublard repiquant ici et là des idées et thématiques dans un catalogue La Redoute bloqué à la page « Giallo ». Regardable car techniquement très au point, mais dénué d'intérêt - et trop long pour son propre bien. Francis Barbier.
BLOW UP
de Michelangelo Antonioni, 1967, GB/Italie, 1h52, Couleurs
avec David Hemmings, Vanessa Redgrave, Sarah Miles…
RÉSUMÉ : À Londres, années 1960 : Thomas, un photographe de mode, après un reportage photo sur les sans-abris, passe un matin dans un parc et attiré par la lumière prend des clichés. L'endroit est presque désert, sauf un couple qui s'embrasse, que Thomas photographie de loin. La femme, Jane, s'aperçoit finalement de sa présence, et très dérangée, lui réclame les négatifs ; mais Thomas s'esquive. Jane le retrouve dans l'après-midi, et va jusqu'à s'offrir à lui : Thomas lui donne une pellicule, mais qui n'est pas la bonne. Il développe les photographies du parc, et réalise par agrandissements successifs (blow-up signifie « agrandissement » en anglais) qu'il a en fait été le témoin d'un meurtre. Il se rend de nuit sur les lieux et découvre le cadavre que ses photographies lui ont révélé. De retour chez lui, il trouve son atelier vide : tous ses clichés et négatifs ont été volés. Désemparé, il cherche conseil auprès de son éditeur et ami, mais en vain. Au petit matin, il retourne au parc, pour découvrir que le corps a lui aussi disparu.
POINTS DE VUE : En 1966, Michelangelo Antonioni vient de réaliser coup sur coup quatre films interprétés par Monica Vitti, L’avventura, La Nuit, L’Eclipse et Le Désert rouge. Après cette tétralogie essentielle du cinéma moderne, Antonioni quitte l’Italie et son actrice de prédilection pour aller tourner pour la première fois un film en langue anglaise à Londres. Il délaisse par la même occasion ses personnages de femmes pour suivre les errances métaphysiques d’archétypes masculins habités par un désir vague de fuite, une pulsion morbide qui les achemine vers le dédoublement, la solitude, le vide, la mort. Blow Up prolonge ainsi Le Cri et préfigure Profession : reporter. Ces trois films constituent peut-être la meilleure part et la moins commentée de l’œuvre du cinéaste. Inspiré d’une nouvelle de l’écrivain argentin Julio Cortazar, et plus secrètement du cinéma d’Alfred Hitchcock, Blow Up est un récit policier sans résolution, réflexion brillante sur l’art et la réalité, dans lequel l’agrandissement d’une image photographique permet l’apparition puis la disparition de la preuve d’un meurtre. Un photographe de mode (David Hemmings) observe et photographie un couple d’amoureux dans un parc londonien. La jeune femme (Vanessa Redgrave) est prête à tout pour récupérer le rouleau de pellicule mais le photographe s’y refuse. Il découvre en développant les films puis en les agrandissant (le « blow up » du titre) qu’il a été témoin d’un meurtre. Mais les preuves disparaîtront et personne ne le croira.
« L’art d’Antonioni est comme l’entrelacement de conséquences, de suites et d’effets temporels qui découlent d’événements hors champ. » (Gilles Deleuze)
Antonioni n’est pas seulement un des plus grands artistes de la modernité, c’est aussi un cinéaste de la jeunesse, de la contemporanéité et de la mode. Si le propos philosophique de Blow Up est universel, le film s’empare des fétiches du Londres branché de la fin des années 60, le « Swingin’ London » et les critique avec intelligence et acuité en les situant au cœur de l’intrigue : la musique pop, les top models évaporés, la liberté sexuelle, l’art contemporain abstrait ou hyperréaliste (les deux se rejoignent lors de l’agrandissement excessif d’un détail de la photographie) et l’influence grandissante de la drogue. Blow Up est également un film séminal qui va influencer de manière explicite ou souterraine tout un pan du cinéma contemporain, de la série B au film de genre en passant par quelques films de grands cinéastes : Les Frissons de l’angoisse de Dario Argento (qui partage le même acteur principal, David Hemmings, avec Blow Up), Conversation secrète de Francis Ford Coppola, Blow Out de Brian De Palma ne cachent pas leur dette envers le chef-d’œuvre d’Antonioni. Après le triomphe critique et commercial de Blow Up, Palme d’Or à Cannes en 1967, Antonioni choisira de radicaliser sa démarche d’artiste et de voyageur avec des films encore plus spectaculaires et expérimentaux, Zabriskie Point et Profession : reporter. Olivier Père.
Voilà un protagoniste hors du commun ! Un régal pour mener une réflexion sur le cinéma, ses vertus et ses apories... Car ce jeune artiste ne voit plus rien à force d’instrumentaliser ce qu’il regarde en vue de le photographier (les mannequins par exemple). Le prisme qu’offre son objectif ne suffit plus à aiguiser son regard. Sa découverte sur le cliché pris dans le parc ébranle ses certitudes, pose le problème de son aptitude à questionner ce qu’il voit.
Construit comme une minutieuse enquête, Blow Up est une invitation : écarquillez les yeux comme David Hemmings et regardez. Mais l’agrandissement ne donne plus à voir que des contours incertains et, surtout, fait disparaître le sens. L’objet photographié ne dit plus rien. Muets, les objets ne donnent pas de prise, pas davantage que la belle Vanessa Redgrave, moins encore que le monde (le film s’achève sur la superbe pantomime d’une partie de tennis sans balle ni filet). En revanche, les images d’Antonioni parlent, avec une économie d’une rare et lente beauté. Et ne boudons pas notre plaisir : la musique de Herbie Hancock est elle aussi remarquable. Valérie Iniesta.
COMMENTAIRE : Un photographe de mode prend dans un parc la photo d'un couple pour illustrer, avec cette image paisible, un livre « dur ». Mais il croit voir dans un coin du tirage quelque chose d'horrible. Il agrandit son cliché encore et encore, mais au fur et à mesure qu'il lui semble découvrir qu'un meurtre a été commis, le grain de la photo, qui grossit lui aussi, rend problématique toute interprétation. Il ne lui reste plus qu'à faire l'épreuve du réel. Mais même le réel semble foutre le camp...
Thomas, en remontant à l'essence de son métier, qui reproduit la réalité, ne trouve qu'une abstraction de points que l'esprit ne peut interpréter qu'a priori, tandis que son voisin, le peintre abstrait pointilliste, prétend découvrir après coup des formes figuratives dans ses tableaux. Le réel n'est-il qu'une opération de l'esprit ? Ce film superbement concret sur le métier de photographe et si « matérialiste » dans sa vision de Londres faisait notamment écho aux préoccupations du mouvement psychédélique dont il était contemporain. Stéphan Krezinski.
de Pierre Chenal, 1939, France, 1h30, Noir et Blanc
avec Fernand Gravey, Michel Simon, Corinne Luchaire…
RÉSUMÉ : Un vagabond, devenu l'amant de la femme de son patron, aide celle-ci à se débarrasser de son mari, en maquillant le crime en accident. Puis, parce qu'on le croit coupable d'avoir tué la jeune femme dans un accident de voiture, il est condamné à mort.
POINTS DE VUE : Il s'agit de la toute première adaptation du célèbre polar de James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, qui sera ensuite porté à l'écran par Visconti, Garnett et Rafelson. Le roman était paru en 1934, et sa traduction, publiée quelques mois plus tard chez Gallimard, avait tenté successivement Renoir et Carné. L'adaptation de Pierre Chenal - qui ne se servit pratiquement pas des dialogues de Spaak, jugés trop faibles - s'appuie avec bonheur sur les comédiens, tous plus ou moins à contre-emploi : Fernand Gravey était jusque-là plutôt spécialisé dans les comédies ; Corinne Luchaire s'approprie un rôle qui semblait destiné à Viviane Romance : elle est moins glamour, mais plus fatale ; quant à Michel Simon, époustouflant, il fait du personnage du gentil mari trompé un être ambigu, qui a sans doute deviné ce qui se tramait dans son dos.
La tragédie rôde autour de ce trio populiste, imprégnant le film d'une noirceur très cruelle. Œuvre à redécouvrir, ce Dernier Tournant, sorti en 1940, eut des malheurs : il fut interdit par l'occupant, Pierre Chenal étant juif, puis quasiment banni à la Libération ; Robert Le Vigan était accusé de collaboration, tandis que Corinne Luchaire était la fille d'un patron de presse fusillé pour ses amitiés nazies. Une double malédiction ! Télérama.
Première adaptation du roman de James Cain, qui sera également porté à l’écran par Luchino Visconti, Tay Garnett, Bob Rafelson et György Fehér, Le dernier tournant a été, et reste encore, un film maudit. Sorti quelques mois avant l’entrée en guerre de la France, le film fut boudé par le public qui rejeta sa noirceur, d’autant plus que le personnage maléfique de Frank était tenu à contre-emploi par Fernand Gravey, vedette de comédie. Les autorités de Vichy et l’Occupant interdiront par la suite la diffusion de l’œuvre au prétexte que son réalisateur, Pierre Chenal, était juif et parti en exil. À la Libération, le film fut toujours sur une liste noire mais au motif que deux de ses interprètes principaux, Corinne Luchaire et Robert Le Vigan, avaient été des collaborateurs notoires ! Rarement diffusé dans les salles et à la télévision pendant des décennies, Le dernier tournant a été redécouvert dans les années 80, au même titre que Pierre Chenal, qui rencontra rarement le succès au cours de sa malchanceuse carrière. Le scénario et l’atmosphère du film sont marqués par ce pessimisme ambiant dans le cinéma français de la fin des années 30, qui avait culminé avec Le quai des brumes et Le jour se lève, de Carné et Prévert.
Le film de Chenal s’en distingue toutefois par un refus des métaphores poétiques et la volonté de présenter une histoire épurée, avec des dialogues secs bannissant les mots fleuris et les allégories. On ne trouvera guère plus de trace de digression divertissante : même les truculentes apparitions d’un juge perspicace (Marcel Vallée) sont là pour ancrer le film dans la dimension purement policière d’une intrigue où tout le monde doit se méfier d’autrui. Dans cet univers cynique et malsain, personne n’est ainsi digne de confiance : le cousin venu sur les lieux du drame est forcément un maître-chanteur ignoble (génial Le Vigan), et lorsqu’on veut quitter une femme fatale, c’est pour rencontrer sur sa route une jolie fille qui ne va vous attirer que des ennuis (Florence Marly, épouse du cinéaste). Bien servi par la photo de Christian Matras et les décors de Georges Wakhévitch, Le dernier tournant multiplie les séquences nocturnes qui accentuent ses qualités plastiques, tout en anticipant l’esthétique du film noir des studios hollywoodiens. Si Michel Simon en mari trompé est comme à son habitude prodigieux, le film doit également beaucoup à Corinne Luchaire, au jeu extrêmement moderne, qui montre avec subtilité les nuances de son personnage. Gérard Crespo.
LES AMANTS DIABOLIQUES
Ossessione
de Luchino Visconti, 1942, Italie, 2h20, Noir et Blanc
avec Massimo Girotti, Clara Calamai, Juan De Landa…
RÉSUMÉ : Gino, un jeune chômeur, trouve du travail dans une station-service de la basse plaine du Pô, près de Ferrare. Le patron est un brave homme marié à une sensuelle créature, Giovanna, dont Gino ne va pas tarder à faire sa maîtresse. Ils projettent de fuir ensemble, mais la femme préfère encore la promiscuité du ménage à l'existence aventureuse que lui offre Gino. Celui-ci repart sur les routes avec son ami l'Espagnol. Il retrouve Giovanna et son mari et, la passion aidant, ira cette fois jusqu'au meurtre, camouflé en accident, avec l'active complicité de l'épouse infidèle. Mais le remords le poursuit, la police veille, et aussi le destin, qui va s'abattre sur le couple alors même qu'il se croit enfin libre.
POINTS DE VUE : Ce premier film de Luchino Visconti a été salué d'emblée par la critique pour son inspiration « néo- réaliste », qui devait orienter de manière décisive l'évolution de l'école italienne après 1945. Le thème est pourtant emprunté – sans que les droits aient été acquis, d'où certaines difficultés d'exploitation – à un roman noir américain très proche du mélodrame naturaliste classique, pimenté d'un lourd érotisme. Cet ouvrage, Le facteur sonne toujours deux fois, avait déjà fait l'objet d'une adaptation française, par Pierre Chenal (le Dernier Tournant, 1939) ; il sera encore porté à l'écran à deux reprises, sous son titre et dans son pays d'origine, par Tay Garnett en 1946 et Bob Rafelson en 1981. C'est Jean Renoir qui le fit lire à Visconti, lequel avait été son assistant avant guerre. Le jeune auteur en conserva la trame générale, en l'ancrant fortement dans la réalité sociale italienne comme l'y incitaient son engagement marxiste, son admiration pour l'écrivain « vériste » Giovanni Verga et les liens qu'il entretenait avec les intellectuels du groupe « Cinema », hostiles à la production lénifiante de l'époque (et protégés par Vittorio Mussolini, le propre fils du Duce !). Il y ajoute sa vision personnelle d'un monde dominé par l'âpreté des passions, et les rudiments d'une esthétique dont le prétendu réalisme est profondément imprégné de théâtralité et de préciosités formelles.
Objet de censures et de mutilations diverses, Ossessione sera d'abord présenté en France dans une version réduite, sous le titre les Amants diaboliques ! Il sera ensuite repris sous sa forme originale. Visconti en est encore au stade de la recherche expérimentale : il affinera son style dans La Terre tremble (1948) et Senso (1954). L'influence de cette première œuvre n'en fut pas moins considérable sur le mouvement néoréaliste : un film tel que le Cri (Michelangelo Antonioni, 1957) s'en ressent encore. Claude Beylie.
Premier long métrage de Luchino Visconti, Ossessione est une libre transposition du roman Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain. À vrai dire, Visconti n’avait pas obtenu les droits d’adaptation et le livre n’est pas crédité au générique. En 1939, Pierre Chenal en avait donné une remarquable version avec Le dernier tournant, interprété par Corinne Luchaire, Fernand Gravey et Michel Simon. Pour ses débuts à l’écran, Visconti, ancien assistant de Renoir, s’est entouré des scénaristes Giuseppe de Santis et Antonio Pietrangeli, futurs cinéastes du néoréalisme. Néoréalisme dont Ossessione constitue le premier film. Tourné en pleine guerre et période fasciste, l’œuvre tranche avec le cinéma standard italien de l’époque, constitué essentiellement de péplums patriotiques, de mélodrames éloquents et de comédies de boulevard nommées sous l’appellation de « téléphones blancs ». De ce courant dominant, Visconti ne retient qu’une narration linéaire, perceptible auprès du grand public, ainsi que le recours à un couple vedette. Clara Calamai remplaçait Anna Magnani indisponible et composait pour la première fois une femme du peuple, loin du fard et des artifices qui avaient consolidé son statut de star. Massimo Girotti, pendant transalpin de Jean Marais, trouvait quant à lui le rôle qui allait faire de lui une valeur sûre du cinéma italien pendant quelques décennies. De sa collaboration avec Renoir, Visconti retient un sens de la dramaturgie saisissant, ainsi que l’utilisation sobre de décors naturels. L’attitude de Giovanna et Gino envers Bragana (Juan de Landa) fait ainsi écho au complot de Janie Marèse et Georges Flamant dans La chienne, tandis que leur étreinte sur la plage rappelle certains plans de Toni.
Mais prenant ses distances tant avec cette influence française qu’avec le matériau américain d’origine, Visconti se focalise sur la description semi-documentaire des rituels du peuple italien, et intègre une critique sociale, renvoyant dos-à-dos le patriarcat du fascisme incarné par Bragana et les considérations matérialistes de certains opprimés, représentés ici par la figure cupide et intrigante de Giovanna. On est loin de l’héroïsme de Rome ville ouverte ou de l’émotion humaniste du Voleur de bicyclette, autres jalons fondateurs du néoréalisme, courant somme toute pluriel qui a été intériorisé par la personnalité de ses auteurs. On retrouve ainsi dans Ossessione la thématique des amours impossibles, qui atteindra sa plénitude dans Senso et Mort à Venise, quand les migrations internes de Gino annoncent l’arrivée à Milan de Rocco et ses frères. Et le réalisateur s’autorise même des allusions audacieuses pour l’époque à travers le personnage de l’Espagnol (Elio Marcuzzo), dont les rapports troubles avec Gino sont typiques de l’univers viscontien. En dépit de problèmes avec la censure, Ossessione fut bien accueilli et considéré très vite comme une date capitale de l’histoire du cinéma italien. Tay Garnett en 1946 et Bob Rafelson en 1981 signeront les adaptations postérieures du roman culte de James Cain. Gérard Crespo.
COMMENTAIRE : Premier film. Et coup de maître. En adaptant, sans en détenir les droits, Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain, Luchino Visconti signe dans un même geste le premier manifeste du néo-réalisme et un film noir qui n’a rien à envier aux modèles américains du genre. Il faut imaginer la déflagration à la sortie du film, déboulant en coup de canon dans une industrie confite dans ses habitudes, entre péplums, comédies de boulevard conformistes et œuvres de propagandes. Dans Les Amants diaboliques (Ossessione), tout semble nouveau et frondeur. La tension sexuelle, brûlante, des premières minutes (lors de certaines séances, des prêtres venaient purifier les cinémas qui osaient projeter le film). L’homosexualité latente de “L’Espagnol”. Le regard sans complaisance sur l’Italie mussolinienne. Sa campagne misérable. Ses petit-bourgeois étriqués. Ses opprimés prêts à tout... Le regard est acéré, mais Visconti est un artiste, pas un entomologiste. Son sens du cadre, les amples mouvements de caméra, la maîtrise absolue de la profondeur de champ sont la marque, déjà, d’un grand cinéaste. Xavier James.
DRILLER KILLER
The Driller Killer
d’Abel Ferrara, 1979, US, 1h36, Couleurs
avec Abel Ferrara, Carolyn Marz, Baybi Day…
RÉSUMÉ : Un artiste peintre perd peu à peu ses esprits jusqu'à se transformer en tueur en série opérant la nuit dans les rues de New York armé d'une perceuse. Le jour, il ne se rappelle plus de ses escapades nocturnes...
POINT DE VUE : Second long métrage d’Abel Ferrara, DRILLER KILLER fait partie de ces films qui trainent une réputation. Nous en avions déjà entendu parler au travers des diverses publicités pour la cassette vidéo et, alors que nous étions encore adolescent, le métrage suscitait un inévitable intérêt. Pensez donc... Un tueur qui sévit à la perceuse électrique. Plutôt atypique et cela augure du sang frais dont on est friand en démarrant une vocation de cinéphile fantastique. Presque vingt ans plus tard, nous sommes en l'an 2000 et il aura fallu tout ce temps pour déflorer un fantasme d'adolescent au travers du DVD français sur lequel nous avons mis la main.
Loin d'être incontournable, DRILLER KILLER est plutôt une simple curiosité. Surtout pour ceux qui ont déjà mis un pied dans l'univers New-Yorkais et violent d’Abel Ferrara (L’ANGE DE LA VENGEANCE, NEW YORK 2 HEURES DU MATIN, CHINA GIRL, KING OF NEW YORK et surtout BAD LIEUTENANT). Seulement voilà... DRILLER KILLER s'avère bien moins palpitant que ce que l'on aurait pu croire. Patchwork, parfois incongru, de séquences qui nous montrent le quotidien d'un peintre un peu paumé... Reno (interprété par Abel Ferrara) fonde tous ses espoirs sur son prochain tableau. Grâce à cette œuvre, il pourra envoyer paitre tout ceux qui lui demandent de l'argent. Les factures s'amoncellent et le travail n'avance pas. Reno aurait-il peur de terminer le tableau. Peur du jugement qui serait sans appel et qui risquerait de le jeter à la rue comme tous les sans-abris qu'il observe sur les trottoirs cradingues de son quartier ? Sûrement ! Et puis ce groupe de rock, qui vient perturber son voisinage, ne représente-t’il pas une figure du succès vers laquelle se tournent les femmes qui partagent sa vie ? C'est ainsi qu'il finit par basculer et perdre pied avec la réalité. Il essaye alors d'effacer ce qui pourrait être pour lui une représentation de l'échec. Pas étonnant, de ce fait, que presque toutes ses victimes soient des clochards ou des zonards. Une folie qui le mènera ensuite inévitablement vers un carnage nihiliste et destructeur.
Sanglant, DRILLER KILLER l'est assurément. Mais ce n'est pas le film gore et bricoleur auquel on aurait pu s'attendre. Plus tourné vers le trip film d'auteur que la franche rigolade, le résultat est tout de même assez surprennant. La perçeuse reste un mystère. Il est à supposer qu'il s'agit d'un choix d’Abel Ferrara ou de son scénariste histoire de faire quelque chose de plus choquant et commercial. Dans le genre, à cette époque-là, ils sont peut à s'être amusé avec ce type d'ustensiles à l'image de Lucio Fulci (FRAYEURS) ou bien, un peu auparavant, LA FOREUSE SANGLANTE (THE TOOLBOX MURDERS).
Avec le recul, on perçoit les bons côtés du film. Côtés un peu noyés, il faut bien le dire, par des morceaux musicaux inutiles, une interprétation qui frise l'amateurisme et des séquences sans interêts. En 79, le film a fait sensation. Pas de doute. Seulement, il a vieilli... L'aspect choc n'est pas au rendez-vous. Il reste surtout un témoignage plutôt pessimiste d'une époque et d'un milieu qui allaient basculer dans une décennie, en apparence, plus clémente : les années 80. Christophe Lemonnier.
VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS
de Julien Duvivier, 1956, France, 1h53, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Danièle Delorme, Gérard Blain…
RÉSUMÉ : André Chatelin tient un restaurant aux Halles, à Paris. Il a pris sous son aile Gérard Delacroix, un orphelin, étudiant sans le sou. Un jour, le restaurateur voit débarquer la fille de son ex-femme, dont il est séparé depuis vingt ans. Elle s'installe et fait de la vie de ses hôtes un enfer...
POINTS DE VUE : Cinéaste qu’aucun genre n’a rebuté, Duvivier part d’un tableau réaliste : le quotidien d’un restaurant gastronomique des Halles, dirigé par un Jean Gabin paternaliste comme personne. Ce préambule exerce un tel charme que l’intrigue, noire et rocambolesque, semble presque commencer trop tôt, de même que le personnage de jeune orpheline (Danièle Delorme) par qui le mal arrive paraît trop simple.
Loin de toute vraisemblance, le film s’emballe alors en un ténébreux tourbillon de mensonges, de menaces, de complots et d’ignominies. Duvivier délaisse l’ordre et la lumière de la salle du restaurant pour scruter en virtuose la pénombre des hôtels miteux et la noirceur des âmes.
Son étude de la méchanceté humaine donne lieu à des images presque graphiques, aux franges de la fantasmagorie. Témoin et victime de cette conspiration du vice, Jean Gabin, magnifique, abdique ses pouvoirs de séducteur d’avant-guerre pour devenir un homme comme les autres, le verbe haut mais le cœur facile à berner. Louis Guichard, 2022.
Voici le temps des assassins est considéré à juste titre comme le grand film de Duvivier réalisé après guerre. Le cinéaste avait donné le meilleur de lui-même dans les années 30 – comme pas mal de réalisateurs français de sa génération – avant de poursuivre une carrière inégale sur les trois décennies suivantes. On n’oublie pas que Duvivier a aussi signé au moins un chef-d’œuvre absolu au temps du muet (Au bonheur des dames, 1929) et un autre en 1946, à son retour en France : Panique.
L’intense noirceur et la violence de Voici le temps des assassins rejoignent d’ailleurs celles de Panique, tandis que sa séquence d’introduction rappelle Au bonheur des dames, symphonie visuelle qui captait d’impressionnante manière la frénésie des grands magasins parisiens. Ici ce sont les marchés des Halles à l’aurore qui sont filmés comme une fourmilière humaine, avant que le cinéaste ne recentre son attention sur une ténébreuse affaire de crime, de haine et de désir. Le style naturaliste de Duvivier, hérité de Zola, lui permet de visiter différentes strates de la capitale ainsi que les thèmes de l’hérédité, de la corruption morale et de la déchéance.
Un prospère restaurateur quinquagénaire (Jean Gabin, qui retrouve Duvivier peu de temps après Renoir) est victime d’une vengeance. Sa richesse et sa vie sont menacées par une ingénue perverse (Danièle Delorme, inoubliable), fille de sa première épouse, qui cache une âme noire derrière son air angélique. On aurait tort de classer Voici le temps des assassins parmi les films anti-jeunes, catégorie bien présente dans la France des années 50, surtout chez les cinéastes établis (Carné, Clouzot, etc.) qui voyaient d’un mauvais œil d’une nouvelle génération jugée immorale et stupide. D’une part le film de Duvivier offre à Gérard Blain le beau rôle d’un étudiant intègre et intelligent qui sera la victime sacrificielle d’une des plus terribles garces de l’histoire du cinéma ; d’autre part la misanthropie de Duvivier ne se limite pas à une classe sociale ou une tranche d’âge. On notera toutefois la misogynie du film qui constitue une véritable galerie de monstres féminins autour du personnage de Gabin : une mère possessive et cruelle qui décapite les poulets au fouet (véridique), une autre mère en pleine décadence physique et mentale, ancienne prostituée droguée jusqu’à l’os, la jeune manipulatrice perverse et une vieille gouvernante irascible. Le film s’inscrit dans le prolongement de La Belle Equipe et nous montre un Gabin embourgeoisé, proche du peuple mais plein de déférence envers ses clients de la haute société. Dans les deux films c’est une femme qui viendra briser la relation harmonieuse – doublée ici de sentiments père fils – entre deux amis. L’œuvre de Duvivier ne se limite pas à un pessimisme forcené et le cinéaste a aussi brillé dans un registre plus léger et souriant. Mais des échecs ou déceptions professionnelles l’ont régulièrement ramené à cette vision nihiliste et même sordide du monde, qui triomphe dans Panique et Voici le temps des assassins. La mise en scène de Duvivier est constamment inspirée, parfois virtuose dans les mouvements de caméra. Les acteurs sont tous formidables. Tous les éléments sont réunis pour qu’on se laisse emporter par la violence délirante du cinéaste qui atteint ici son point de non retour. Olivier Père, 2016.
ELLE
de Paul Verhoeven, 2016, France, 2h10, Couleurs
avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Charles Berling…
RÉSUMÉ : Femme d'affaires redoutable et chef respecté d'une entreprise de jeux vidéo, Michèle voit sa vie basculer quand un homme masqué s'introduit chez elle et la viole. Alors qu'elle croyait tout contrôler, elle va sombrer dans une sorte de paranoïa. Elle dort avec une arme sous l'oreiller, entend des bruits et surtout se met à soupçonner son entourage et son personnel, qu'elle fait espionner. Patrick et Rebecca, ses voisins, disent avoir aperçu son agresseur. Croyant pouvoir tout régler, elle préfère ne pas porter plainte et c'est des semaines plus tard qu'elle révèle à ses amis et à Richard, son ancien compagnon, ce qu'il lui est arrivé...
POINTS DE VUE : « Elle » s'appelle Michèle. Elle dirige une maison d'édition de jeux vidéo, règne sur un ex-mari bohème, un fils immature et une mère fantasque. Elle vit seule dans une belle demeure où, soudain, un intrus la viole... Dans le roman de Philippe Djian, Oh..., Michèle est la narratrice, elle se raconte. Verhoeven a banni la voix off : il suit son héroïne sans donner accès à son intériorité. Plus on en apprend sur elle, moins on la comprend. Encore plus que le livre, le film porte sur l'insondable. Sur la frontière ténue qui sépare l'innocence de la culpabilité, et la normalité de la folie.
Que le film soit réalisé par ce Néerlandais issu de l'avant-garde des années 1970, passé par Hollywood et travaillant en France pour la première fois, aboutit à un style détonnant. Elle est un suspense néo-hitchcockien, où le doute plane sur l'identité du violeur. Mais le goût de Verhoeven pour la provocation et la transgression exacerbe la crudité des situations et la cruauté des rapports entre les personnages. Le tout dans un rire sous cape qui rappelle la misanthropie joyeuse d'un Chabrol. Et l'on ne voit pas qui, mieux qu'Isabelle Huppert, aurait pu porter le rôle à ces sommets d'ambiguïté, d'amoralisme, de solitude et de solidité. À travers « elle », survivante d'une apocalypse familiale, le cinéaste rend hommage aux femmes, plus combatives, rusées et résistantes que les hommes dans cette histoire. La Huppert du film se situe à mi-chemin entre deux créatures hollywoodiennes de Verhoeven : la Sharon Stone vénéneuse de Basic Instinct et l'indestructible Robocop. — Louis Guichard, 2017.
Verhoeven est sans doute le seul cinéaste européen contemporain capable d’avoir vadrouillé entre ses terres natales – Les Pays-Bas – et Hollywood en gardant intact sa puissance subversive, doublée d’une intelligence acérée et d’une maîtrise inouïe de la mise en scène. Qu’un cinéaste de la trempe d’un Peckinpah ou d’un Kubrick soit toujours aujourd’hui en activité, au prix de près de dix ans de silence et autant de projets inaboutis est une excellente nouvelle pour les amoureux du cinéma. Qu’il soit en pleine forme à l’âge de 77 ans, sans avoir rien perdu de son mordant et de son énergie, en est une autre. Verhoeven démontre une nouvelle fois avec son premier film tourné en France et en français une capacité d’adaptation phénoménale qui lui permit de réaliser quelques-uns des meilleurs films américains des années 80 et 90, au cœur du système impitoyable des studios hollywoodiens. La curiosité intellectuelle et la culture encyclopédique de Verhoeven – étiqueté cinéaste de l’action mais dont les films sont surtout des explorations la psyché humaine – l’ont amené à signer des fresques historiques, des chroniques sociales, une épopée médiévale ou des thrillers de science-fiction. Malgré cette apparente dispersion dans le choix de ses sujets Verhoeven a toujours fait preuve d’une parfaite cohérence esthétique. Disciple de Hitchcock le cinéaste hollandais méprise l’ennui et la confusion, même s’ils nous plongent souvent en plein chaos. Ses films creusent le même sillon, et explorent les trois thèmes qui représentent à ses yeux les piliers de la civilisation, et les racines de toutes les tragédies humaines : le sexe, la violence et la religion. Elle ne parle que de ça, et déploie à son maximum une qualité rarement commentée à propos du cinéma de Verhoeven, pourtant omniprésente dans ses films : l’humour.
Elle est une comédie noire, très noire, et très drôle, qui met en scène la libération d’une femme d’un héritage atroce – son père était un bigot psychopathe qui a assassiné tous ses voisins – et d’une agression sexuelle – elle est brutalement violée par un inconnu masqué qui surgit dans son pavillon de banlieue cossue – qui ravive en elle le souvenir de la souillure et de la démence. Elle est un jeu de massacre qui prend comme décor la bourgeoisie, et par extension le drame bourgeois inhérent à une certaine tradition française, au théâtre et au cinéma. Verhoeven dynamite de l’intérieur le cinéma français comme il a pu le faire vingt ans auparavant avec le blockbuster hollywoodien. Avec Michèle la femme d’affaires au passé trouble il réaffirme sa passion pour les personnages féminins volontaires surpuissants, qui refusent le statut de victime et renversent à leur avantage des situations de danger et de soumission. Elle est autant une réussite majeure de Verhoeven qu’un « Huppert film » où l’actrice – absolument géniale – retrouve quelques-uns des motifs récurrents de son œuvre à elle, sur un mode sarcastique (rapports de pouvoir, relations mère fille, bourreau victime, jouissance et souffrance...) Ce dédoublement de la femme objet en héroïne manipulatrice se retrouve dans la profession de Michèle qui conçoit des jeux vidéo violents et érotiques avec des avatars féminins et guerriers. La façon dont le classicisme de la mise en scène de Verhoeven aborde les situations troubles et les personnages tordus permet d’évoquer Buñuel et Chabrol, deux cinéastes qui voyagèrent eux aussi dans le monde des pulsions, des apparences et de vices cachés avec un calme et un détachement amusés. Mais au contraire de l’auteur du Charme discret de la bourgeoisie, Verhoeven ne joue jamais avec l’étrangeté ou l’onirisme mais évolue au contraire dans un univers banal, quotidien, prosaïque. Davantage qu’un cinéaste trivial Verhoeven est un vitaliste. Les perversions de ses personnages sont fluides, dans le mouvement de la vie, plaisir, sadisme et souffrance mêlés. C’est aussi la raison pour laquelle il ne condamne ou ne juge aucun de ses personnages, même les plus tarés (le voisin), les plus nazes (l’ex mari) ou les plus cons (l’amant). La réputation de Verhoeven grand directeur d’acteurs se vérifie dans le choix parfois surprenant des rôles secondaires (différentes générations et familles d’acteurs français), tous excellents autour d’une Isabelle Huppert magistrale. Olivier Père, 2016.
MOTHER
Madeo
de Bong Joon-ho, 2009, Corée du Sud, 2h09, Couleurs
avec Kim Hye-ja, Won Bin, Jin Goo…
RÉSUMÉ : Le combat d'une mère courage qui va chercher l'assassin d'une jeune femme pour innocenter son unique raison de vivre, son fils injustement accusé du meurtre.
POINTS DE VUE : Dans Memories of murder, le polar qui l'a révélé en Occident, Bong Joon-ho partait d'un sordide fait divers pour brosser un portrait de la société sud-coréenne sous la dictature des années 1980. La première partie de Mother semble, de même, aller du particulier au global. Une veuve se démène pour prouver l'innocence de son fils, jeune homme un peu simplet emprisonné pour le meurtre d'une lycéenne. Les démarches, tragi-comiques, de cette mère Courage se heurtent à la paresse d'un policier, qui veut clore le dossier pour retrouver sa tranquillité, et à la vénalité d'un avocat, qui refuse de se fatiguer pour une affaire aussi peu lucrative. Ces personnages reflètent une société douce avec les puissants et impitoyable avec les sans-grade, que le réalisateur de The Host épingle avec sa verve habituelle : mélange des genres (du thriller au mélo), ruptures de ton brutales et humour noir décapant.
À mi-parcours, Bong Joon-ho inverse le mouvement : le récit se concentre sur la mère et sa relation obsessionnelle, étouffante, mortifère avec son fils. Sans perdre sa vivacité initiale, la mise en scène se resserre sur l'étonnante Kim Hye-ja. Derrière sa fragilité apparente, l'actrice transmet énergie et violence à cette vieille femme au bord de la folie. Prête à tout, vraiment tout, pour sauver la chair de sa chair. On admire cette femme au moins autant qu'on la craint... — Samuel Douhaire, 2013.
Dans une petite ville de campagne une veuve élève son fils unique Do-joon qui est sa seule raison d’être.
A 28 ans, Do-joon se comporte encore comme un enfant, victime d’un léger retard mental et multiplie les bêtises. Le fils et sa mère manifestent un attachement maladif l’un à l’autre, au point de partager le même lit.
Un jour, une adolescente est retrouvée morte et Do-joon, qui a été vu ivre sur les lieux du drame est accusé de ce meurtre.
Comptant sur son seul instinct maternel, ne se fiant à personne, la mère part elle-même à la recherche du meurtrier, prête à tout pour prouver l’innocence de son fils... et à révéler de terribles secrets.
Mother est un drame psychologique intense qui emprunte des éléments du thriller et du film criminel. Comme Hitchcock, Simenon et quelques autres l’intrigue policière sert de révélateur à l’inconscient des personnages et aussi de tout un pays, la Corée du Sud, partagé entre archaïsme et modernité, brutalité et volonté pacificatrice. Le cinéaste excelle à faire coïncider des éléments hétérogènes, de l’action pure à l’étude comportementaliste, et pratique comme personne le mélange des genres, associant le lyrisme du mélodrame et les épisodes triviaux de la vie quotidienne et de la comédie. Son sens du grotesque va de pair avec un art du détail visuel à la précision chirurgicale, rendu possible par la sophistication extrême du montage et des mouvements de caméra. De la même manière que The Host était un film de monstre géant ET une histoire de famille, Mother est un drame familial ET un terrifiant film à suspens peu avare en rebondissements.
Impossible de désigner l’un comme plus intimiste ou plus spectaculaire que l’autre, tous les films de Bong Joon-ho parviennent à concilier une dimension émotionnelle surpuissante et une signification politique qui ne l’est pas moins.
Bong Joon-ho a choisi pour interpréter le rôle féminin principal Kim Hye-ja, icône du cinéma coréen âgée de 70 ans au moment du tournage qui incarne justement, aux yeux du public populaire coréen, la figure de la mère. Choix audacieux et actrice géniale pour un film qui propose une vision très noire, hystérique et monstrueuse, du matriarcat – sans doute aussi important en Corée qu’en Italie – et du sentiment maternel. Rien de plus coréen ni de plus universel donc, que le sujet de Mother, présenté ainsi par son auteur :
« Mother est un défi sur le plan cinématographique pour moi, car mes films précédents étaient tous des histoires qui tendaient à l’extension: si une affaire de meurtre me conduisait à parler des années 80 et de la Corée (Memories of Murders), et que l’apparition d’une monstre (The Host), me poussait à parler d’une famille, de la société coréenne et de sa relation avec les Etats-Unis, Mother est, au contraire, un film où toutes les forces convergent vers le cœur des choses. Traiter de la figure de la mère, c’est du déjà-vu mais je vois ce film comme une nouvelle approche et j’espère qu’il sera également perçu ainsi par les spectateurs, comme quelque chose de familier mais aussi d’étranger. »
Ce va-et-vient entre l’extension et le rétrécissement, le dehors et le dedans, le spectaculaire et l’intime dont parle Bong Joon-ho s’exprime une nouvelle fois à la perfection dans Snowpiercer, le transpecerneige, film de science-fiction visuellement ébouriffant plein de bruit et de violence, allégorie sur la lutte des classes et aventure humaine dont l’intégralité de l’action est confinée dans les wagons d’un train traversant indéfiniment les espaces silencieux et glacés d’une terre post apocalyptique. Olivier Père, 2013.
LA TÊTE D’UN HOMME
de Julien Duvivier, 1932, France, 1h40, Noir et Blanc
avec Harry Baur, Gina Manès, Valéry Inkijinoff…
RÉSUMÉ : Un grand malade qui se sait perdu et veut réaliser un crime parfait assassine une vieille rentière en faisant en sorte que tout accuse un simple d’esprit. Le commissaire Maigret enquête.
POINTS DE VUE : Ferrière, un noceur endetté, et sa maîtresse, Edna, sont des habitués de l’Éden, un bar de Montparnasse. Un soir, il déclare qu’il payerait volontiers quiconque le débarrasserait de sa vieille tante à héritage. Un instant plus tard, il trouve à ses pieds un mot acceptant sa proposition...
Après Le Chien jaune et La Nuit du carrefour, ce film fut le troisième Maigret porté à l’écran au début du parlant. On peut lui préférer La Nuit du carrefour, de Jean Renoir. Mais le film de Duvivier est d’une fidélité éclairée à l’atmosphère de Simenon. Il nous plonge dans le Montparnasse de l’époque, où grouillait une faune cosmopolite et désœuvrée, et où les bambocheurs friqués s’accoudaient au même zinc que les étudiants sans le sou. Dans les scènes au 36, quai des Orfèvres, le cinéaste concentre son désir de réalisme sur le son, noyant volontairement les dialogues des inspecteurs dans un brouhaha enfumé. Pour l’assassin, aux motivations complexes, la mise en scène se fait expressionniste, et renforce encore le malaise autour de ce crime aux racines plus existentielles que vénales. La grande scène ? Assis de chaque côté d’une table où chauffe une casserole, dans une chambre de garni minable, Maigret et le criminel écoutent avec une émotion partagée une chanson de Damia, émanant de derrière la cloison. Valéry Inkijinoff, dostoïevskien, et Harry Baur, lourd, mutique, fasciné par sa proie, sont superbes. Guillemette Odicino, 2021.
« Willy Ferrière n’a plus d’argent et sa maîtresse lui coûte cher. Un jour, au bar, il déclare qu’il paierait bien 100 000 francs à qui ferait mourir sa tante à héritage. Quelqu’un lui fait comprendre qu’il va s’en occuper. La tante est tuée et l’homme, apparemment un simple d’esprit, est le coupable idéal. Le commissaire Maigret sent que quelque chose ne va pas. »
Réalisé en 1933, La Tête d’un homme est la troisième adaptation cinématographique d’un roman de Georges Simenon. Mécontent des deux premiers films (même si La Nuit du carrefour de Jean Renoir est génial, ce fut un échec au moment de sa sortie), Simenon ambitionne de mettre en scène lui- même cette enquête du commissaire Maigret. Il finira par céder la place à un cinéaste chevronné, Julien Duvivier. On peut s’en réjouir car Duvivier signe ici l’un des chefs-d’œuvre du cinéma français des années 30, et un modèle de film noir. Sur les thèmes du crime parfait et du faux coupable, le cinéaste évacue les rebondissements habituels d’une intrigue policière. Il préfère se concentrer sur l’étude psychologique et la création d’une atmosphère urbaine, poisseuse à souhait. La virtuosité technique du cinéaste parvient à restituer l’univers mental des personnages, avec des plans proches de l’hallucination. Duvivier orchestre le duel entre deux tempéraments extraordinaires, Maigret et ses fameuses intuitions, et l’assassin, véritable génie du crime rongé par la maladie. Grâce à Duvivier, jamais Simenon n’a été aussi proche de Dostoïevski. La virtuosité et l’inspiration visuelles du cinéaste n’ont rien à envier aux meilleures productions hollywoodiennes. Harry Baur demeure l’un des meilleurs Maigret à l’écran et l’étonnant Valéry Inkijinoff, acteur de Russie émigré en France, est inoubliable. Olivier Père, 2020.
Un grand malade qui se sait perdu et veut réaliser un crime parfait assassine une vieille rentière en faisant en sorte que tout accuse un simple d'esprit. Le commissaire Maigret enquête.
Julien Duvivier installe une intrigue policière et psychologique dans le Paris des années trente : une vieille femme est assassinée, Maigret est chargé de l'enquête et un simple d'esprit est arrêté. Mais le commissaire doute immédiatement de sa culpabilité et poursuit ses investigations contre l'avis de ses supérieurs. Jean Tarride, puis Jean Renoir, ont déjà adapté à l'écran deux romans de Georges Simenon, dont l'auteur n'est pas satisfait. Il décide alors de réaliser lui-même La Tête d'un homme, mais le projet tombe à l'eau. Julien Duvivier reprend le film et modifie la chronologie du scénario qui, à l'inverse du roman, s'ouvre sur le crime et nous dévoile le coupable. Il ne s'agit alors plus de découvrir l'auteur, mais plutôt son mobile. C'est Harry Baur qui prête au commissaire sa carrure et sa bonhomie, et Valéry Inkijinoff, acteur d'origine russe peu connu à l'époque, qui interprète très justement Radek, un meurtrier déséquilibré à la personnalité tragique. Dans ses carnets de notes, conservés à La Cinémathèque française, Henri Langlois évoque à deux reprises La Tête d'un homme. À la sortie du film, il reproche à Duvivier d'essayer de « peindre l'humanité d'une façon objective ». Quelques années plus tard, il revient sur ses mots pour reconnaître les qualités esthétiques et dramatiques du film : il admire chez le réalisateur « sa science artisanale, son contact avec l'auteur, qui lui permettait, dans le réalisme, d'en obtenir le meilleur ». Mégane Meister.
KINATAY
de Brillante Mendoza, 2009, France, 1h50, Couleurs
avec Coco Martin, Julio Diaz, Mercedes Cabral…
RÉSUMÉ : À Manille, Peping, jeune recrue de la police, célèbre son mariage. Alors que la cérémonie s'achève dans un bonheur partagé par les deux familles, Peping est contacté par le gang auquel il a l'habitude de rendre de menus services. Cette fois, on lui demande d'accompagner la bande dans une expédition punitive contre une prostituée qui n'a pas payé toutes ses dettes. Le groupe embarque la malheureuse dans un van et quitte la ville. Au cours du trajet vers une destination inconnue, Peping est le témoin, muet et impuissant, des premiers sévices infligés à la prostituée. Il ignore encore l'interminable nuit d'horreur qui s'annonce...
POINTS DE VUE : Après un long voyage dans la nuit, une camionnette pénètre dans la cour d'une villa isolée. Dans la cave, on réveille une fille à coups de seaux d'eau. L'un des ravisseurs la viole et, après un coup de fil, le chef du groupe demande une machette...
Ce kinatay — « massacre », en philippin —, Mendoza aurait certes pu le filmer avec mesure. Miser sur la sacro-sainte épure. Reléguer en coulisse — hors champ — l'horreur et l'ignominie. Mais il a choisi de montrer. Ce que surprend l’œil de Peping, témoin dégoûté mais complice d'un cauchemar à l'état pur. Comment en est-il arrivé là ? Comment survivra-t-il après ?... La veille, Peping avait été bloqué par un attroupement. Un homme menaçait de sauter du haut d'un immeuble, et tout le monde jouait son rôle : les flics, la mère éplorée, les reporters qui commentaient le moindre geste du désespéré. Ça, semble nous dire le réalisateur, c'est la violence ordinaire. Officielle. Diurne. Spectaculaire : on s'en repaît en direct ou chez soi, à la télé ou sur le Web, plutôt réconforté de voir plus désespéré que soi. Et puis il y a l'autre violence, la hideuse, celle qu'on cache aux autres et à soi-même, celle qui fait douter de l'humain. — Pierre Murat, 2013.
« L’intégrité, une fois perdue, est perdue à jamais. » L’hilarité des festivaliers cannois devant cette sentence, après qu’une malheureuse prostituée ait été découpée en morceaux, sous le regard désapprobateur mais complice d’un étudiant en criminologie écarquillant de grands yeux, met en exergue la naïveté (plus que la roublardise) du cinéma de Brillante Mendoza. Révélé en 2007 avec le poignant John John, le cinéaste connut un flop immérité en 2008 avec Serbis, rejeté par certains en raison de son excès de naturalisme et d’une bande-son (klaxons épuisants, bruits de fond perturbateurs) insoutenable. Le cinéaste semble avoir rectifié le tir, pour se concentrer sur une unité de temps, de lieu et d’action, propre à saisir la sauvagerie banalisée d’un gang de malfrats, symbolisant à lui seul l’inhumanité, le machisme, et l’immoralité du monde moderne. « Tiens ! On a découpé une femme en morceaux rue de la bienséance à deux pas du château », fredonnait Danielle Darrieux dans Les Demoiselles de Rochefort : chez Demy, l’horreur se chantonne. Ici, fi de la fantaisie et de l’humour noir... Mendoza filme en temps réel une sinistre expédition, situant le road movie dans un univers glauque, comme si les plans-séquences de traversée automobile de Kiarostami avaient rejoint l’univers mystique et nocturne de Taxi Driver. Les éclairs de luminosité dans l’obscurité nocturne, le huis clos dans la fourgonnette, la montée de la tension et les actes de barbarie commis sur la jeune femme sont filmés sans complaisance, et évitent le piège du voyeurisme que même Brian De Palma n’avait pas su éviter dans Outrages (1989). Reste que le film donne beaucoup trop dans l’exercice de style minimaliste et que Mendoza peine à insuffler un véritable souffle à ce non-thriller. Sans mériter l’éreintement d’une partie de la presse, Kinatay souffre du label « film de festival » et on peut rester dubitatif devant l’octroi de son prix de la mise en scène à Cannes 2009. Gérard Crespo, 2009.
LA NUIT DU CARREFOUR
de Jean Renoir, 1932, France, 1h30, Noir et Blanc
avec Pierre Renoir, Winna Winfried, Michel Duran…
RÉSUMÉ : Le cadavre d’un diamantaire ayant été découvert à un carrefour, Maigret enquête auprès des riverains.
POINTS DE VUE : Nuit noire, épaisse, sans lune, nuit de crachin. Un poste à essence, dressé sur un carrefour. Le faisceau des phares, des voitures pétaradantes qui filent. Un garage louche. En haut, un appartement qui tient du catafalque. La Nuit du carrefour est un bain d’opacité. On n’y voit goutte et il faut tendre l’oreille pour comprendre ce que disent les acteurs, filmés de loin. Quant à l’intrigue, elle est presque aussi incompréhensible que celle du Grand Sommeil. Au lieu de lui déplaire, toutes ces anomalies concourent à la puissante fascination de ce Maigret singulier et peu bavard, campé par le frère aîné du réalisateur, Pierre Renoir. Télescopage hasardeux du montage pour cause d’ébriété du maître (en plein marasme sentimental), ellipses dues à des bobines perdues ou génie enfantin propre à Renoir ? On s’interroge toujours pour savoir comment ce film policier, quasi expérimental, a été bricolé. On y reconnaît une large part de l’esprit de Simenon, qui a collaboré étroitement au scénario : les vies gâchées, l’inertie poisseuse, l’absence d’innocence. Tous sont en train d’épier, tous coupables, tous trafiquants. Tout le décor est matière sensible, palpable. Avec, caché dans les coins, l’érotisme. Ainsi la voix succulente de Winna Winfried, la malice délicate de son visage et, sous le pan de la robe, l’éclat blanc de sa cuisse. Jacques Morice, 2021.
Un diamantaire est retrouvé assassiné dans le garage d’une des trois maisons d’un carrefour perdu, au volant d’une voiture volée. Le commissaire Maigret (le génial Pierre Renoir, frère du cinéaste) mène l’enquête. Il interroge une galerie d’individus étranges parmi lesquels une séduisante jeune fille et démasque finalement un gang de trafiquants. La Nuit du carrefour (1932), l’une des premières adaptations d’un roman de Simenon à l’écran, est un titre à part dans la filmographie de Jean Renoir. Très éloignée de sa prolifique veine dionysiaque, c’est une œuvre plongée dans les ténèbres de la nuit et de l’âme de ses protagonistes. Le film fut longtemps passé sous silence, même par les meilleurs commentateurs de l’œuvre du cinéaste (André Bazin n’y consacra pas une ligne). Cet oubli s’explique en partie par la genèse chaotique du film et son montage elliptique. Il en résulte une intrigue à peu près incompréhensible. Jean Mitry raconta longtemps qu’il avait égaré deux bobines entre le laboratoire et la salle de montage, ce qui expliquait la confusion de l’histoire. On prétexta aussi des incidents techniques, des erreurs de la script-girl, ou le fait que Renoir était ivre du matin au soir sur le tournage. Dans sa biographie sur le cinéaste Pascal Mérigeau trouve suspecte l’histoire de Mitry, rappelle que le roman de Simenon n’était pas très clair non plus et trouve plus probables les deux dernières hypothèses, sans vraiment lever le mystère. Mais l’essentiel réside ailleurs : dans l’atmosphère inquiétante, l’opacité des personnages mais aussi des éléments (la boue, le brouillard, omniprésents). Ce n’est que longtemps après sa sortie que les admirateurs de Renoir salueront cette ténébreuse affaire où Simenon tutoie, sous le regard du cinéaste, Dostoïevski et Bernanos. Jean-Luc Godard écrira : « Chaque détail, à chaque seconde, de chacun de ses plans, fait de La Nuit du carrefour le seul grand film policier français, que dis-je, le plus grand film français d’aventures. » Oliver Père, 2012.
C’est la deuxième adaptation d’un roman de Georges Simenon où apparaît le commissaire Maigret. La toute première est sortie peu de temps avant celle-ci, également en 1932. Il s’agit du film Le chien jaune de Jean Tarride, avec Abel Tarride dans le rôle du policier.
C’est pourtant cette deuxième mouture qui restera dans les annales. L’une des raisons est qu’elle est signée de Jean Renoir, cinéaste passé ensuite à la postérité. L’interprétation du commissaire par son propre frère, Pierre, n’y est peut-être pas non plus étrangère. L’acteur donne une interprétation convaincante du policier, peu loquace, bourru, mais pas indifférent à la belle Else, la sœur du principal suspect.
Même si le générique ne le cite pas précisément, il semble que Georges Simenon ait lui-même participé à l’adaptation. S’il n’y a pas de raison de douter de cette information, celle-ci est étonnante, car c’est la seule (ou l’une des seules) fois où le romancier participa à l’écriture d’un film. Bien que largement adapté depuis les années 30 (avec ou sans Maigret), il s’en désintéressa très vite.
Ce qu’on peut dire, c’est que le long métrage souffre beaucoup des tics hérités du cinéma muet : des personnages qui font beaucoup de manières inutiles, quelques scènes qui s’étirent et une diction parfois extrêmement théâtrale. D’autre part, le montage brusque crée des ellipses si étonnantes, brouillant parfois la compréhension, que l’on peut se demander s’il a été réellement maîtrisé !
Reste l’excellente interprétation de Pierre Renoir et une histoire solide, conforme aux romans de Simenon.
Si le récit ne fît jamais l’objet de remake au cinéma, il bénéficia de pas moins de six adaptations télévisées, dont deux britanniques. C’est notamment le cas pour la dernière, datant de 2017, dans une série où le célèbre commissaire est interprété par Rowan Atkinson, connu pour son rôle de Mr. Bean. Fabrice Prieur, 2020.
CHIEN ENRAGÉ
Noraimu
d’Akira Kurosawa, 1949, Japon, 2h02, Noir et Blanc
avec Toshiro Mifune, Takashi Shimura…
RÉSUMÉ : Le jeune policier Murakami se fait dérober son révolver dans un tram, ce qui met son emploi en jeu. Il enquête pour retrouver l’arme, avec l’aide de son supérieur, Sato. Ils identifient le voleur, qui prend la fuite après avoir abattu Sato. Murakami, ivre de vengeance, le poursuit et le retrouve : c’est un pauvre homme, pitoyable, qui lui ressemble, mais n’a pas eu sa chance.
POINTS DE VUE : Influencé par le style du film noir occidental, Chien enragé est pourtant l’un des films les plus personnels de la première période de Kurosawa, celle qui précède Rashomon et la consécration internationale. Au-delà de la trame criminelle, le film se lit comme la descente aux enfers de Murakami, le policier, à la recherche de son double. Une séquence magistrale nous le montre déguisé en soldat, partant à la découverte des milieux interlopes de Tokyo, dans la moiteur estivale. Le jeu inquiet, révolté, du jeune Mifune est confronté à la lucide introversion de son aîné Shimura : deux acteurs fétiches du cinéaste, souvent réunis (l’Ange ivre, 1948 ; les Sept Samouraïs, 1957), reflétant deux attitudes face à la société, deux visions du monde. Seize ans plus tard, dans Barberousse, ce sera au tour de Mifune d’incarner le désarroi de la maturité devant les tourments de la jeunesse. N.T. Binh, 1995.
Chien enragé (Nora inu, 1949) prolonge et perfectionne l’approche cinématographique entreprise par Kurosawa avec L’Ange ivre – le cinéaste a signé entre ces deux films un titre intermédiaire, moins capital, pour un autre studio que la Toho (la Daiei), Le Duel silencieux, toujours avec les inséparables Toshiro Mifune et Takashi Shimura.
Chien enragé débute par un incipit percutant, construit au montage. Plutôt que de montrer le déroulement chronologique des événements, Kurosawa entre dans le vif du sujet puis procède à des retours en arrière qui expliquent comment un jeune policier s’est fait voler son pistolet dans un bus bondé en revenant de son exercice de tir : un colt dont le barillet contient sept balles. Le générique se déroule sur les images en gros plan d’une gueule de chien haletant, accablé par la canicule – et non par la rage, le titre original signifie « chien errant ». La première phrase entendue dans le film, après la voix-off qui introduit le récit et l’atmosphère générale (« par un jour d’épouvantable chaleur ») est « on t’a volé ton pistolet ? »
Le film sera l’histoire de la quête obsessionnelle de l’inspecteur Murakami (Mifune, au jeu plus sobre que dans L’Ange ivre) pour retrouver son arme, angoissé à l’idée qu’elle puisse servir à enlever des vies humaines. Sans transition narrative – génial sens de l’ellipse – Murakami endosse son vieil uniforme de soldat et se fait passer pour un vagabond, afin d’enquêter dans les bas-fonds de Tokyo, à la recherche des trafiquants d’armes. Cette longue séquence muette donne naissance à un moment de cinéma pur, avec une succession de fondus enchaînés sur le visage inquiet de Murakami, son regard scrutateur et la foule grouillante de la métropole, dans une ambiance de surchauffe caniculaire et sensorielle.
L’accoutrement défait de Murakami rappelle la démobilisation récente du Japon, sa faillite morale et militaire. Chien enragé sera aussi – et surtout – le portrait d’un pays vaincu dans l’immédiat après-guerre.
Murakami est bientôt rejoint par le commissaire Sato qui l’aide dans sa croisade personnelle. Sato est interprété par Takashi Shimura, sa dégaine de père tranquille et de vieux sage permet d’évoquer la figure de Maigret. Chien enragé fut un roman – écrit par Kurosawa – avant d’être un film, et l’approche psychologique d’une intrigue policière, l’importance accordée au contexte social permettent d’évoquer Simenon, principale source d’inspiration de Chien enragé, revendiquée par Kurosawa. Une conversation entre les deux hommes de générations différentes explicite la dimension existentielle de Chien enragé. Il s’agit pour Kurosawa de participer à un débat moral au sujet de la situation épouvantable que traverse le Japon. Sato affirme que le crime doit être impitoyablement puni, établissant une distinction claire entre le Bien et le Mal, tandis le jeune Murakami, représentatif de la pensée de « l’après-guerre » (en français dans le film) se sent autant coupable (et victime) que le voleur qu’il poursuit.
Lors de cette course-poursuite haletante, les deux policiers traversent de multiples décors qui témoignent de la transformation rapide du Japon après la capitulation. Un match de base-ball, un show de danseuses court vêtues dans un night-club sont le théâtre de la progression de l’enquête, mais surtout l’illustration de l’américanisation spectaculaire de la société nippone, et de sa crise identitaire.
L’affrontement final souligne le parallélisme entre le jeune policier et le criminel, véritable double de Murakami, y compris dans son apparence physique et vestimentaire – les deux jeunes hommes sont habillés de blanc. Le terrible duel qui se termine avec les deux corps couchés à chaque extrémité du cadre est un sublime morceau de bravoure, fixant le parallélisme de deux destinés en un plan pictural, mais le film ruisselle d’images inoubliables, du début à la fin. Monument de mise en scène, d’une grande richesse visuelle aussi bien que thématique, Chien enragé est sans doute le premier chef-d’œuvre absolu de Akira Kurosawa, dans un filmographie qui en compte un nombre impressionnant. Olivier Père, 2016.
Réalisé en 1949 à partir d’un roman inspiré par Simenon et écrit par Kurosawa lui-même, Chien enragé est le premier polar japonais. Coup de maître avec ce film réussi sur tous les tableaux.
Commençons par le polar. Admirablement orchestré, le récit se tend de plus en plus au fil des recherches d’abord lentes et improductives, puis toujours plus précises et resserrées. Kurosawa utilise les codes du genre, du climat (canicule, pluies diluviennes) aux courses-poursuites en passant pour une scène de music-hall qu’on croirait tirée d’un film hollywoodien. Kurosawa a bien compris la leçon et en grand cinéaste, il l’utilise pour mieux servir son propos.
C’est que Chien enragé est loin d’être seulement un excellent policier. C’est également un film réaliste totalement en phase avec son époque et la situation d’un Japon occupé, à genoux, en voie d’occidentalisation accélérée (remarquable scène dans le stade de base-ball, choix musicaux...) et en pleine reconstruction (thème qui l’occupe dans toutes ses œuvres contemporaines d’après-guerre). La recherche de Murukami l’oblige à se plonger dans les quartiers les plus pauvres, où sévissent le marché noir et tous les petits trafics qui permettent à nombre de miséreux de s’en sortir. En versant dans l’illégalité, parfois gravement (l’arme subtilisée permettra plusieurs meurtres, ce qui, au passage, contribue énormément à la tension du récit), ils ont certes fait le mauvais choix. Mais Murukami, qui fut dans la même situation que le voleur assassin (soldat pauvre livré à lui-même de retour dans son pays), s’identifie à lui. En soutenant que le basculement du bon ou du mauvais côté est aléatoire, soumis aux circonstances autant qu’aux choix personnels, Kurosawa sert un propos humaniste, profondément empathique et délivré de toute naïveté (son chef reproche d’ailleurs sa compréhension au jeune policier).
Magnifiquement réalisé et interprété par ses deux acteurs fétiches (Toshirô Mifune et Takashi Shimura, à nouveau remarquables), d’une exceptionnelle richesse, Chien enragé reste l’une des œuvre les plus admirables de son auteur. Injustement méconnue, elle mérite amplement d’être (re)découverte. Marie Bernard, 2011.
INSPECTEUR DE SERVICE
Gideon’s Day
de John Ford, 1958, GB, 1h31, Couleurs
avec Jack Hawkins, Anna Lee, Dianne Foster…
RÉSUMÉ : Étude psychologique du milieu de Scotland Yard ou « Vingt-quatre heures de la vie d’un flic » pour reprendre le titre du roman de J-J. Marric.
POINTS DE VUE : L’un des films les plus atypiques, méconnus et peu commentés de John Ford : Inspecteur de service (Gideon’s Day, 1958), tourné en Angleterre entre deux sommets de la longue carrière du cinéaste, L’aigle vole au soleil et La Dernière Fanfare. On peut s’étonner de cette délocalisation londonienne inattendue de la part d’un cinéaste aussi revendicatif de ses racines irlandaises... Certes Inspecteur de service ne peut ni ne souhaite rivaliser avec l’importance de ces titres et prétendre au statut de chef-d’œuvre, mais c’est un très beau film qui exprime en mode mineur, et dans un contexte inhabituel, l’art, les goûts et les préoccupations de John Ford : la loi et les hommes, l’individu au sein d’une communauté, le conflit des générations, le souci des autres et la passion de son métier jusqu’au sacrifice de sa vie familiale... Sans oublier un humour truculent mêlé d’émotion, de sordide et de tragique, avec plusieurs morts violentes et un crime sexuel.
Inspecteur à Scotland Yard, George Gideon (Jack Hawkins) va vivre une folle journée : après avoir reçu une contravention d’un jeune officier de police, il apprend que l’un de ses meilleurs hommes, le sergent Kirby, est en réalité corrompu; ce dernier est victime d’un attentat lié à un braquage de banque qui doit bientôt avoir lieu. Il se met alors à la recherche de la maîtresse de Kirby. Pour ne rien arranger, un tueur de femmes court dans les rues. Et ce n’est pas la dernière des surprises auxquelles Gideon devra faire face...
Inspecteur de service est adapté d’une série de romans policiers en vogue à l’époque et dont John Ford – grand lecteur – était paraît-il friand. Ces bouquins avaient pour héros récurrent un inspecteur de Scotland Yard, homme tranquille de la loi comparable à notre Maigret.
L’action est circonscrite à une seule journée, ce qui permet d’aborder plusieurs problématiques liées au métier de policier et de dresser une galerie de personnages pittoresques des deux côtés de la loi, sans oublier la propre famille de Gideon avec sa femme et sa fille, interprétée par la jeune Anna Massey, très à l’aise pour son premier rôle à l’écran et que l’on retrouvera par la suite dans de nombreux films parmi lesquels Le Voyeur (Powell), Bunny Lake a disparu (Preminger) et Frenzy (Hitchcock), excusez du peu ! On retrouve au générique plusieurs seconds rôles anglais pittoresques comme Cyril Cusack qui se substituent avec talent à l’habituelle troupe américaine fordienne.
Le film fut un succès en Grande-Bretagne tandis qu’il ne connut aux Etats-Unis qu’une distribution sacrifiée, dans une version en noir et blanc écourtée de plus de trente minutes. Le découvrir aujourd’hui est un plaisir que les inconditionnels du cinéma de John Ford et les autres ne se refuseront pas. Olivier Père, 2014.
1958, Ford tourne pour la première fois en Grande-Bretagne et choisit de régaler les spectateurs avec une comédie policière porté par le chic de Jack Hawkins. Le spectateur se trouve guidé tout au long de cette journée pleine de rebondissements par la voix-off rassurante de Hawkins, qui livre une performance où sérieux et humour font bon ménage et donne ainsi par sa présence tout son ton au film. Si la cascade d’événements rythmant les missions du fameux inspecteur pourrait au premier abord paraître disparate et fortuite, l’habileté de la mise en scène de Ford permet d’obtenir, à la fin de cette longue journée, une unité d’action dans un film qui pourrait vite être perçu comme une accumulation de petites scénettes sans réel rapport les unes avec les autres.
Ce sont pourtant les intrigues secondaires qui font la force du film autant que sa faiblesse, dans la mesure où le scénario du film s’articule de façon plus ou moins fluide sans intrigue principale clairement définie. Il est ainsi à regretter certaines scènes un peu longues, qui tranchent de ce fait brusquement avec le rythme effréné de l’inspecteur Gideon.
Le film fut un échec lors de sa sortie aux Etats-Unis en février 1959 - presque un an après sa sortie en Grande-Bretagne-, où il fut projeté sur les écrans amputé de plusieurs dizaines de minutes et dans un noir et blanc injustifié pour un film tourné en Technicolor. Les couleurs pimpantes des décors d’intérieurs anglais renforcent la dynamique de l’action et semblent par ailleurs déteindre sur les personnages, tous pétillants et apportant leur touche d’humour. Un film peu connu du grand réalisateur américain qui mérite d’être redécouvert. Marianne Renaud, 2014.
MAIGRET TEND UN PIÈGE
de Jean Delannoy, 1958, France, 1h56, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Annie Girardot, Jean Desailly…
RÉSUMÉ : Le portrait d’un impuissant sexuel, auteur de plusieurs crimes, que Maigret va pousser aux aveux.
POINTS DE VUE : En quelques mois, quatre femmes ont été assassinées dans le quartier du Marais, à Paris. Toutes brunes et boulottes, toutes lardées de coups de couteau. Le commissaire Maigret enrage : pas une piste, pas un indice. Et voilà que l'assassin le défie, téléphonant lui- même à la police...
Ce tueur en série des années 1950 opère en milieu bourgeois, s'épanouit comme une plante chétive et vénéneuse au sein de vieilles haines familiales et de poisseuses affaires de moeurs. Bref, un personnage de Simenon avant d'être un assassin. Exporté dans le Paris cartonneux du cinéma « qualité française », il est prétexte à une aventure policière solidement charpentée, avec ce qu'il faut de rebondissements, de coups de sifflet et de peinture sociale pittoresque.
Régnant comme un usurpateur magnifique sur ce ballet sans surprise, Jean Gabin détourne la pipe et le chapeau mou du commissaire Maigret à son profit. Membre d'une longue et disparate série d'incarnations de l'illustre flic, d'Harry Baur (avant lui) à Jean Richard ou Bruno Cremer (plus tard, pour la télévision), il n'est pas, de loin, le plus fidèle. Il s'approprie la puissance bougonne du héros de roman sans écouter ni ses doutes, ni ses ambiguïtés. Il invente un nouveau personnage, bourru, chaleureux, épatant : le commissaire Gabin. — Cécile Mury, 2015.
Dans la carrière tristounette de Delannoy représentant officiel d’un certain cinéma tricolore « de qualité » adepte des adaptations littéraires ou des sujets historique Maigret tend un piège fait figure de réussite exceptionnelle. Cette enquête du commissaire Maigret d’après le roman éponyme de Simenon se hisse dans le haut du panier des nombreux films policiers produits en France dans les années 50 et 60. C’est la première fois que Jean Gabin incarne le fameux commissaire – il reprendra la défroque de Maigret dans Maigret et l’affaire Saint-Fiacre toujours sous la direction de Delannoy en 1959 et dans l’inférieur Maigret voit rouge de Gilles Grangier en 1963. Maigret tend un piège possède la particularité en cette fin des années 50 de retranscrire la traque d’un tueur en série opérant en plein cœur du vieux quartier du Marais à Paris, plutôt que de s’appesantir sur le folklore des gangsters de Pigalle. Il en résulte une enquête qui mêle la méticulosité de la police scientifique aux intuitions de Maigret, fin psychologue et représentant de méthodes archaïques mains néanmoins probantes dans la découverte de la vérité. Certes Delannoy n’atteint pas la sécheresse visionnaire d’un Fritz Lang (La Cinquième Victime, réalisé un an plus tôt) mais il démontre une réelle inspiration dans le traitement des scènes de suspens et d’angoisse, qui dénotent au milieu d’un certain pittoresque parisien. Le premier meurtre, aux alentours de la Places des Vosges, privilégie les plans en caméra subjective où le cinéaste adopte le point de vue du tueur, avec ses gants de cuir noir en amorce. De tels procédés deviendront des figures récurrentes du « giallo », ces thrillers horrifiques transalpins centrés sur les délits de sadiques à l’identité mystérieuse. Delannoy précurseur de Dario Argento, qui l’eut cru ? Sans doute leurs références communes sont-elle Fritz Lang et Alfred Hitchcock, maîtres du crime et de la psychose au cinéma. Toujours est-il que Maigret tend un piège surprend par sa sobriété et ses détails étranges – un boucher vaguement suspect dissimule son visage derrière une tête de cochon sur une photo. Même Michel Audiard responsable des dialogues n’en rajoute pas dans la truculence parigote. La seconde partie du film se concentre sur le portrait d’un psychopathe impuissant couvé par une mère monstrueuse et protégée par une épouse à la sexualité réprimée, prétexte à une peinture peu reluisante de la « bonne » société. Interprétations inoubliables de Jean Dessailly en homme enfant, Annie Girardot en bourgeoise frustrée et Lucienne Bogaert en veuve haineuse. Tous les seconds rôles sont remarquables et composent un tableau saisissant du Paris de l’époque. Jean Gabin se montre très à son aise en héros de Simenon, un auteur qu’il fréquentera régulièrement à l’écran. Moins célébré que Touchez pas au grisbi ou La Vérité sur Bébé Donge, Maigret tend un piège est pourtant un modèle du genre policier, un film qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir, pour son ambiance, ses études de caractères et sa redoutable efficacité. Olivier Père, 2016.
MAIGRET ET L’AFFAIRE SAINT-FIACRE
de Jean Delannoy, 1959, France, 1h56, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Michel Auclair, Valentine Tessier…
RÉSUMÉ : Une comtesse, prévenue par une lettre anonyme de sa mort à la messe du lendemain, succombe effectivement à une crise cardiaque. Maigret enquête dans un univers trouble.
POINT DE VUE : Le succès de Maigret tend un piège (1958) entraîne la production l’année suivante d’une nouvelle adaptation d’un roman de Simenon avec Jean Gabin dans le rôle de Maigret et Jean Delannoy au scénario et derrière la caméra. Le choix se porte sur L’Affaire Saint-Fiacre, paru en 1932. Les deux films sont très différents. Le premier se déroulait dans le quartier du Marais à Paris et décrivait la traque d’un tueur en série. Le second nous plonge dans l’atmosphère sinistre d’un petit village où la châtelaine a été retrouvée morte pendant la messe. Le commissaire Maigret était revenu à Saint-Fiacre la veille à la demande de la comtesse, qui avait reçu une lettre de menace. Pour Maigret, qui a vécu enfant dans le village – son père était le régisseur du château de Saint-Fiacre – les retrouvailles avec la comtesse et l’enquête sur son décès réveillent des souvenirs enfouis. Le film fonctionne comme un « whodunit » classique dans lequel plusieurs personnages plus ou moins antipathiques vont successivement attirer les soupçons du spectateur, jusqu’à la révélation finale du (ou des) coupable(s). Tandis que Maigret n’accordait que peu d’importance à l’enquête dans le roman, absorbé par ses souvenirs, le film le restitue dans sa situation habituelle de fin limier qui hume la psyché de chaque homme (suspect) qui croise son chemin. Le film charrie le pessimisme foncier qui était la norme dans un certain cinéma psychologique français des années 50. L’envie, la lâcheté morale, la médiocrité et la cupidité caractérise les individus que rencontre Maigret à Saint-Fiacre, du fils de la comtesse à son secrétaire gigolo, en passant par le curé du village qui n’est pas épargné. C’est l’argent, et l’appât du gain qui pervertissent les rapports humains...
L’intérêt de Maigret et l’affaire Saint-Fiacre réside ailleurs : dans la relation amoureuse secrète qui liait Maigret enfant et la jeune comtesse, objet de des premiers désirs sexuels du garçonnet. Ces souvenirs joyeux sont confessés par Maigret à la vieille dame lors de leurs retrouvailles. Ils étaient partagés.
Après la crise cardiaque mortelle de la comtesse, son corps nu est exposé sur son lit. Le médecin vient de l’examiner. Maigret regarde l’air absent un cadavre de femme âgée qui avait autrefois éveillé en lui des émois pré-pubères. Le médecin fait un commentaire grivois sur l’état de conservation de la morte, dont les relations tarifiées avec des gigolos étaient connues dans le village. Quelque chose de la crudité sexuelle des romans de Simenon passe brièvement dans le film de Delannoy. Olivier Père, 2020.
MAIGRET VOIT ROUGE
de Gilles Grangier, 1963, France, 1h27, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Françoise Fabian, Paulette Dubost…
RÉSUMÉ : Maigret se retrouve mêlé à une affaire criminelle internationale, dont s’occupe également le F.B.I. Un règlement de comptes en plein Paris laisse une victime inanimée sur les trottoirs de Pigalle. L'inspecteur Lognon, second du commissaire Maigret, est témoin de la scène. Il part chercher du secours. Revenu sur les lieux, il doit se rendre à l'évidence : le corps n'est plus là. Le commissaire Maigret est chargé de l'affaire. Seules pistes : les trois hommes à l'origine du coup de feu étaient à bord d'une Chevrolet et la victime a été transportée dans une mystérieuse DS blanche. Le commissaire penche pour un règlement de comptes entre gangsters américains. Mais encore faut-il expliquer pourquoi ceux-ci seraient venus régler leurs affaires dans la capitale française...
POINT DE VUE : Bon artisan du cinéma français, Gilles Grangier met en scène ces nouvelles aventures de Maigret sans grande conviction : un homme est enlevé en plein Paris, sous les yeux de l’adjoint du commissaire Maigret. Les responsables du rapt seraient américains... Grangier oppose avec humour les méthodes brutales des services secrets américains et la bonhomie de notre ami Jules. Jean Gabin, omniprésent, est d’une belle sobriété. Gérard Camy, 2022.
LA SOIF DU MAL
Touch of Evil
d’Orson Welles, 1957, US, 1h35, Noir et Blanc
avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles…
RÉSUMÉ : Sur la frontière mexicano-américaine, deux flics s’affrontent. L’un est le diable, mais l’autre n’est pas un saint.
POINTS DE VUE : À présent que Welles a disparu, et avec lui l’ambition de rivaliser avec l’insurmontable, son œuvre (à peine une douzaine de films) se visite, non comme une section de musée, mais comme le labyrinthe qu’elle fut et demeure. On s’y perd, on s’y retrouve, mais, tel le Joseph K du Procès, on n’en réchappe pas. Or que cherche K sinon le pourquoi de tant de mystère, autrement dit la raison du secret ? Et que cherche Welles lui-même, quand il s’observe, à travers l’objectif de sa propre caméra, sinon le secret, le sien, celui de son art (Vérités et mensonges, Filming Othello) ?
Et d’ailleurs quelle est le principe actif de tous ses films, sinon le secret ? Secret des puissants (Citizen Kane, la Splendeur des Amberson, la Dame de Shanghai, Monsieur Arkadin, Une histoire immortelle), secret des renégats (le Criminel), secret des jaloux (Othello), secret des bouffons (Falstaff), secret de l’État (Macbeth, le Procès). Et secret de celui qui n’est ni riche ni pauvre, mais qui a le pouvoir de distinguer le bien du mal, le flic (la Soif du mal).
Dans ce film, tiré d’un polar sans envergure, Welles, tout à son rôle de démiurge, traque une fois de plus l’innommable, l’indicible (un policier mexicain, preux chevalier, s’oppose à son collègue américain, colosse déchu). Mais qu’on n’aille pas croire à la parabole simpliste. Avec Welles - le Welles que le système a voulu détruire -, la société et l’homme ne coïncident pas nécessairement.
Ainsi le bon Samaritain emploiera pour perdre son adversaire des procédés qui le perdront à son tour. La fin ne justifie pas les moyens. D’où cette course chaotique, et humiliante, du justicier à travers un invraisemblable no man’s land, tandis que le poursuivi semble, lui, survoler les obstacles. Sans doute parce que le character, auquel on trinquait dans Monsieur Arkadin, n’est pas seulement la façon dont on est fait, mais ce qu’on décide d’être. Et même une canaille peut atteindre au sublime. Personne ne doit se réfugier derrière une idée, serait-elle juste, tous doivent prouver sa force en marchant. Il n’y a de conscience qu’individuelle, et de cinéma que fait par un seul.
De ce point de vue, la Soif du mal, avec sa débauche paroxystique de grands angles, confirme que vouloir filmer, c’est accepter de souffrir. Et parfois de mourir. Gérard Guégan, 1995.
« Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’on dit sur les gens ? » Cette oraison funèbre, proférée par Marlene Dietrich devant la dépouille de l’inspecteur Quinlan, convient à la plupart des « monstres » interprétés par Orson Welles dans ses films : Kane, Arkadin, Macbeth, Othello... À la demande de Charlton Heston, Welles accepte de jouer et de mettre en scène ce polar, adapté de Whit Masterson.
La magistrale scène d’ouverture est un morceau d’anthologie : un plan-séquence de trois minutes et dix secondes suit la marche vers la frontière mexicaine d’un homme et d’une femme. Parallèlement, une voiture où est cachée une bombe les suit, les perd, les retrouve et finit par exploser, côté américain... Tout n’est que passage : d’un pays à l’autre, du mensonge à la vérité, de la vie à la mort. Mike Vargas, le probe et juste policier mexicain, en lutte contre la drogue, se heurte à Hank Quinlan, le flic véreux. C’est la fin d’un monde que décrit Welles, le pourrissement d’une société. Techniquement, c’est une merveille qui joue sur les plongées et les contre-plongées, les cadrages et les décors insolites. Sublime. Télérama, 2019.
La Soif du mal est considéré par beaucoup comme le chant du cygne du film noir classique, même si cet adjectif ne convient absolument pas à l’art de Welles, et à ce film en particulier, sans doute l’un des plus géniaux et caractéristiques de son auteur, qui donne libre cours à sa démesure baroque.
Il s’agit du premier film réalisé par Welles à Hollywood après une absence de plus de dix ans – le tournage de La Dame de Shanghai remonte à 1947. Entre ces deux chefs-d’œuvre du film noir, ses adaptations shakespeariennes étaient des productions indépendantes et Mr. Arkadin avait été tourné en Espagne. Pour financer ses projets personnels Welles avait beaucoup cachetonné en tant qu’acteur aux Etats-Unis et en Europe.
Deux hypothèses demeurent au sujet du choix de Orson Welles pour mettre en scène La Soif du mal. Soit Charlton Heston aurait insisté pour que son partenaire à l’écran soit également le réalisateur du film, soit le producteur Albert Zugsmith aurait confié le poste à Welles après leur précédente collaboration sur Le Salaire du diable de Jack Arnold, dans lequel Welles jouait le vilain du film. Il n’empêche que les deux hommes, admirateur du génie du cinéaste, ne parviendront pas à atténuer la méfiance de la Universal, effrayée par la réputation capricieuse et dispendieuse de Welles, qui n’avait rien tourné à Hollywood depuis près de dix ans. Même si Welles met en scène le film sans difficulté et en un temps record, pour un budget modique de 895.000 dollars, le studio insatisfait de son montage exigera une version plus courte et des séquences additionnelles, au grand mécontentement de Welles. Sa version ne sera restaurée et montrée qu’en 1998. Est-ce le semi échec du film, malgré son immense beauté, qui conduira Zugsmith à abandonner toute velléité artistique à partir de 1958 ? Furieux d’être interdit de salle de montage Welles écrivit un long mémo pour exprimer sa surprise et sa déception, qui ne sera suivi d’aucun effet. Welles n’a jamais pardonné aux pontes de la Universal d’avoir dénaturé La Soif du mal et s’est définitivement exilé loin de Hollywood. La Soif du mal restera son dernier film américain.
Revoir La Soif du mal permet de vérifier la modernité de la mise en scène de Welles. Virtuose et procédant à un usage proche de la performance de la profondeur de champ, de la plongée et de la contre-plongée et surtout du plan-séquence, Welles ouvre la voie au cinéma américain des décennies suivantes. On constate à quel point l’œuvre de Welles et ce film en particulier, où il semble pousser à leur paroxysme ses trouvailles visuelles, a eu une influence considérable sur le jeune Kubrick, puis Frankenheimer, Coppola, DePalma... jusqu’aux premiers films de Lars von Trier ou David Fincher.
Il serait faux de considérer Welles comme un simple expérimentateur jouant avec la grammaire et la technique cinématographiques. Ses inventions formelles et son style baroque s’accordent avec un projet politique, une histoire de corruption et de racisme située dans un univers en état de décomposition. Welles ose aborder les sujets tabous de la corruption policière et de la drogue de manière explicite. Sa mise en scène exprime les tourments de ses personnages, la violence et la déréliction morale qui règnent dans cette ville frontière déglinguée entre les Etats-Unis du Mexique.
La Soif du mal montre l’affrontement sans merci entre un haut fonctionnaire de la police mexicaine ambitieux et droit, Vargas (Charlton Heston, remarquable) et Quinlan, flic légendaire aux méthodes anticonformistes, autour de l’enquête sur l’assassinat d’un notable victime d’un attentat à la dynamite au début du film.
Le redoutable Quinlan est interprété par Welles, rendu méconnaissable par un maquillage et un rembourrage qui en font un vieillard obèse et effrayant, alors qu’il n’a que 42 ans au moment du tournage. La Soif du mal dresse le portrait d’un flic fasciste et raciste, incarnation du mal et du pouvoir corrupteur. Avec le personnage de Quinlan, Welles condamne allégoriquement les abus américains à l’intérieur et en dehors des frontières du pays.
Mais Quinlan possède aussi une dimension pathétique qui ressort lors de ses discussions avec sa vieille amie Tana (Marlene Dietrich grimée en gitane), diseuse de bonne aventure chez laquelle il vient de réfugier, comme dégoûté de lui-même. C’est Tana qui aura le mot de la fin avec une oraison funèbre tranchante et inattendue : « he was some kind of a man... »
La Soif du mal est l’histoire de la déchéance d’un homme, à l’instar de nombreux autres films de Welles. Celle de Quinlan, autant morale que physique, renvoit à celle de Welles, ange déchu qui s’est brûlé les ailes à Hollywood et a dilapidé sa force et son génie à la poursuite de projets fantomatiques, d’aventures autour du monde, ne récoltant que regrets, échecs et amertume. Olivier Père, 2015.
Commande des Studios Universal, qui voulaient adapter un roman de Whit Masterson, La soif du mal fut confié à Orson Welles, sous l’insistance de Charlton Heston. Il est tout à l’honneur du futur interprète de Ben-Hur d’avoir favorisé cette initiative, ce qui va à l’encontre de l’étiquette de réactionnaire trop souvent collée à l’acteur depuis Bowling for Columbine, et que confirment certains commentaires sarcastiques à l’occasion de la reprise des Dix commandements… Charlton Heston, acteur talentueux dirigé par des cinéastes aussi divers que King Vidor ou Richard Fleischer, est ici parfait en policier intègre, victime de xénophobie et prêt à tout pour faire triompher la vérité et la vie de sa frêle épouse. Dans ce rôle central, Janet Leigh, harcelée et droguée, subit des outrages qui anticipent son sort tragique dans Psychose. La séquence où, dans un motel sordide, elle est agressée par un bellâtre local (Valentin de Vargas) et une meute de loubards dont Mercedes McCambridge (ressuscitée lors de la restauration de 1998), est à ce titre terrifiante. La pureté du couple qu’elle forme avec le policier Vargas contraste avec la noirceur des parrains locaux (Akim Tamiroff) et surtout de Quinlan.
Ce personnage permet à Orson Welles de compléter la galerie de ses grands seigneurs méchants hommes, de Citizen Kane à Falstaff. Transcendant les conventions du film de genre, Welles fait de La soif du mal un thriller conforme à son univers, ce qu’atteste d’emblée l’époustouflant plan séquence d’exposition, qui voit un couple se déplacer le long d’une avenue, au même moment où une voiture conduite par un notable et une strip-teaseuse (Joi Lansing) s’apprête à exploser... Le polar qui défile alors sous nos yeux sera jusqu’au dénouement un exercice de style de haute tenue, avec ces plongées et contre-plongées faisant ressortir le côté sordide des personnages et des situations, ainsi que son montage elliptique dans la lignée des fulgurances de La dame de Shangaï. Exploitant avec brio la partition jazz de Henry Mancini et la photo somptueuse de Russell Metty, Orson Welles réalise donc un nouveau coup de maître, proposant de surcroit aux Studios un casting déconcertant, de Marlene Dietrich en diseuse de bonne aventure à l’ex-starlette Zsa Zsa Gabor apparaissant dix secondes pour incarner la tenancière d’une boite de nuit... Le film fit peur aux producteurs, qui le remanièrent dans une version non conforme aux vœux de Welles. Il faudra attendre quarante ans pour que les Studios Universal fassent repentance et se décident à une restauration conforme au montage initial, à des fins artistiques tant que commerciales, n’en doutons pas... Gérard Crespo, 2015.
ALIBI MEURTRIER
Naked Alibi
de Jerry Hopper, 1954, US, 1h26, Noir et Blanc
avec Sterling Hayden, Gloria Grahame, Gene Barry…
RÉSUMÉ : Soupçonnant un ivrogne d’un triple meurtre, un inspecteur s’acharne à le confondre.
POINT DE VUE : Avec son histoire de violence policière, de tueurs de flics, de truand psychopathe et de femmes battues Alibi meurtrier possède tous les ingrédients du polar « hard boiled » américain. Même s’il n’est pas signé par une pointure – Jerry Hopper n’a pas laissé beaucoup de trace dans l’histoire du cinéma, ce titre est son plus connu – et qu’il ne peut rivaliser avec les chefs-d’œuvre du genre comme Le Rodeur, Alibi meurtrier est un très bon film noir représentatif d’une certaine esthétique des studios Universal. Sterling Hayden y interprète Joe Conroy, un inspecteur de police persuadé de tenir le coupable du meurtre de trois policiers, Al Willis (Gene Barry) un homme brutal et revanchard qui se dissimule derrière des apparences de respectabilité – bon mari, bon père et bon chrétien.
Incapable de fournir des preuves, et accusé de violence durant un interrogatoire, Conroy est demis de ses fonctions. Il se lance alors dans une quête personnelle et obsessionnelle et découvre que Willis mène une double vie de gangster de l’autre côté de la frontière, à Tijuana. Conroy va manipuler la maîtresse de Willis, une femme marquée par la vie (Gloria Grahame) pour démasquer le dangereux caïd, dont le comportement laisse planer des doutes sur la santé mentale. La réussite de Alibi meurtrier doit beaucoup aux performances de Sterling Hayden et Gloria Grahame, merveilleux acteurs qu’on a toujours plaisir à retrouver, surtout dans un film noir. Par sa peinture du Los Angeles des années 50 et de personnages névrosés des deux côtés de la loi Alibi meurtrier évoque l’univers des meilleurs romans de James Ellroy, qui a sans doute vu ce film. Olivier Père, 2015.
POLICE FÉDÉRALE LOS ANGELES
To Live and To Die in L.A.
de William Friedkin, 1985, US, 1h55, Couleurs
avec William L. Petersen, Willem Dafoe, John Pankow…
RÉSUMÉ : Un faux-monnayeur défie la police. Quelques meurtres de trop déclenchent l’engrenage de la vengeance.
POINTS DE VUE : William Friedkin ne voulait pas que Police fédérale Los Angeles (1985) soit « une copie de French Connection ». Difficile, pourtant, de ne pas percevoir dans ce thriller des échos au film qui a fait la gloire de son réalisateur. Certes, la traque d'un faux-monnayeur particulièrement sournois (Willem Dafoe, déjà magnétique) a remplacé la chasse aux gros bonnets de la drogue. Certes, Friedkin abandonne l'enfer des rues new-yorkaises pour une « Cité des anges » qui n'a jamais aussi mal porté son nom. Mais, dans les deux cas, un flic tête brûlée, aussi cogneur que fâché avec le Code de procédure pénale, multiplie les initiatives personnelles aux conséquences désastreuses.
Le sommet de l'intrigue est, chaque fois, une course-poursuite hallucinante, entre une voiture et une rame de métro aérien dans French Connection, à contresens et à grande vitesse sur une autoroute dans Police fédérale Los Angeles.
Les deux films sont, aussi, très marqués par leur époque. Dans Police fédérale Los Angeles, le mauvais goût des costumes années 1980 de William L. Petersen, l'envahissante musique aux synthétiseurs du groupe Wang Chung font aujourd'hui sourire. Mais, avec la brutalité sèche de ses scènes d'action, sa superbe photo (signée Robby Müller) et, surtout, sa vision de Los Angeles comme « un immense terrain vague gangrené par la violence et le cynisme sous un soleil brûlant » (écrit Friedkin dans ses Mémoires), ce diamant noir n'a rien perdu de son éclat. Télérama, 2017.
Un duo de flics traque un faux-monnayeur maléfique. L’un des deux policiers, une tête brûlée, va dangereusement basculer dans l’illégalité pour parvenir à ses fins et entraîner son collègue dans sa descente aux enfers. Cinéaste de l’expérience des limites, fasciné par la frontière ténue entre le Bien et le Mal, la raison et la folie, le réel et le cauchemar, William Friedkin a réalisé en 1985 avec Police fédérale, Los Angeles (titre français idiot de To Live and Die in L.A.) un de ces meilleurs films, et une étape importante du cinéma criminel américain, qui a rarement montré des antihéros aussi suicidaires. Sous-estimé à l’époque de sa sortie, ce polar urbain qui capte magnifiquement l’atmosphère de la Cité des Anges (Nicolas Winding Refn s’en souviendra pour Drive) est pourtant aussi réussi et surtout encore plus tordu que les titres de gloire de la carrière erratique de Friedkin, L’Exorciste et French Connection. On se situe, comme pour les chefs-d’œuvre du cinéaste à ce jour (Sorcerer, son remake paroxystique du Salaire de la peur et Cruising descente aux enfers d’un flic dans les bas-fonds des clubs gays sado maso de Greenwich Village où rôde un tueur en série) à mi-chemin entre la précision hyperréaliste d’un contexte documentaire, et la plongée fantastique dans l’intériorité de personnages en proie à leurs démons. Le film est devenu emblématique de l’esthétisme des années 80, empruntée aux vidéos musicales dans certaines séquences, à l’instar des polars de Michael Mann. Il est toujours remarquable par la frénésie de son montage, la perversité de son scénario et l’incroyable maîtrise de l’espace dont fait preuve Friedkin. La scène pivot du film est une hallucinante et très longue poursuite en voiture, dans laquelle le cinéaste parvient à effacer le souvenir de la course anthologique de French Connection sous le métro new-yorkais. Olivier Père, 2011.
Après les échecs commerciaux de Sorcerer et Cruising, William Friedkin a connu une traversée du désert, suscitant la méfiance des producteurs et la condescendance de la critique internationale, qui ne reconnaissait à l’auteur de French Connection et L’Exorciste qu’un talent artisanal mineur. L’accueil réservé à Police fédérale, Los Angeles, pourtant prix du public au Festival de Cognac en 1986, fut ainsi assez tiède, le cinéaste s’étant vu reprocher un clinquant et un art de l’esbroufe. Le temps a ensuite donné de la patine à ce polar insolite qui est l’une des meilleures réussites du genre. Adapté d’un roman de Gerald Petrievich, qui a collaboré au scénario, le film joue sur le thème de la dualité et des frontières floues entre le bien et le mal.
De même que La Soif du mal révélait le contraste entre les méthodes des flics campés par Charlton Heston et Orson Welles, To Live and Die in L.A. (titre original plus adapté) met en avant deux policiers aux personnalités opposées par leur conception de la justice et de l’ordre moral. Richard Chance (William Petersen, que l’on retrouvera dans Le Sixième Sens) sera prêt à voler une somme d’argent conséquente pour confondre le faux-monnayeur assassin (Willem Dafoe, illuminé comme à son habitude), quand son acolyte (John Pankow) utilise des moyens strictement légaux, encore qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Mais on ne saurait limiter l’intérêt du film à cet aspect. Thriller haletant, l’œuvre repousse les limites de ce que l’on pouvait montrer de la violence à l’écran, et sa construction complexe s’avère assez jouissive. Plus qu’un Starsky et Hutch speed et trash (ce que pourrait laisser penser une partition musicale très eighties qui est sans doute le seul élément à avoir vieilli), le film apparaît novateur à plusieurs niveaux.
Ainsi, aucune identification aux personnages n’est possible, tant leur froideur et le souci de satisfaire leur propre intérêt sont manifestes. Leurs troubles sont représentés par plusieurs symboles, à l’image de ce saut à l’élastique, passe-temps favori de Chance, dont l’obsession à traquer Masters s’apparente à un saut dans le vide. Et la caractérisation des protagonistes est souvent en trompe-l’œil : il en est ainsi de Masters, présenté comme une brute épaisse, mais qui est à ses heures un esthète amateur de peinture, tout en brûlant certaines des toiles qu’il vient de réaliser… La mise en scène est en adéquation avec l’ambiance du récit, Friedkin filmant avec détachement des actions brutales et soudaines, comme la mort inattendue de figures centrales (procédé certes déjà utilisé par Hitchcock dans Psychose). Quant à la séquence de bravoure (une course-poursuite techniquement impressionnante), elle est en adéquation avec le sentiment de folie vengeresse et de paranoïa qui submerge notre anti-héros. Au-delà du mérite de Friedkin, il faut souligner le remarquable travail de directeur de la photo de Robby Müller, collaborateur de Wenders, Jarmusch et autres pointures du cinéma, dont les couleurs rutilantes, loin d’être criardes, sont en harmonie avec la fougue qui traverse Chance, Masters et les autres. Et outre les acteurs mentionnés, on peut saluer la prestation de John Turturro en second couteau tenace et Dean Stockwell en avocat ambigu. Gérard Crespo, 2016.
FRENCH CONNECTION
The French Connection
de William Friedkin, 1971, US, 1h44, Couleurs
avec Gene Hackman, Roy Scheider, Marcel Bozzuffi…
RÉSUMÉ : La police américaine enquête sur un trafic de drogue en provenance de France. Elle remonte peu à peu le réseau, mais le grand patron, un Français, lui échappe au dernier moment.
POINTS DE VUE : Popeye, un policier sans états d'âme, traque un puissant trafiquant de drogue, M. Charnier (sic). Perquisitions, filatures... En remontant la filière française, la plaque tournante est localisée : Marseille. Inspiré d'un fait divers authentique survenu en 1962, French Connection a démythifié d'un coup tous les films policiers. Son morceau de bravoure : la longue course-poursuite entre une voiture... et une rame de métro aérien dont le conducteur est obligé de brûler les feux ! Très spectaculaire, la scène révèle l'acharnement, aux limites de l'absurde, du policier.
L'action, ici, fait partie intégrante du caractère fruste des personnages. La violence ne peut se dissocier du côté exalté du policier, qui réagit viscéralement aux injustices de son métier. Popeye jubile dans des situations inquiétantes ! La mise en scène alterne les séquences de reportage et de brusques explosions de sauvagerie. En laissant les commandes à un jeune réalisateur, le producteur de Bullitt et le scénariste de Shaft (Les Nuits rouges de Harlem) ont fait le bon choix. C'était le cinquième film de William Friedkin, qui, à 36 ans, a remporté un triomphe international, confirmé par le suivant, L'Exorciste. Depuis, le cinéaste a livré, entre deux commandes, des films à l'ambiguïté et à la noirceur très peu hollywoodiennes, comme Police fédérale, Los Angeles, le dérangeant Bug ou, le percutant Killer Joe. On trouve ici les fondements de cet univers où le bien et le mal coexistent de façon troublante. — Philippe Piazzo, 2014.
Pour son premier grand succès, William Friedkin s’empare d’une affaire criminelle réelle, survenue à New York dix ans plus tôt. À l’époque, la consommation d’héroïne se développe de façon spectaculaire dans la ville, et avec elle la violence et l’insécurité. Le jeune réalisateur s’adjoint des services des deux vrais enquêteurs qui vont servir de conseillers techniques sur le tournage. Ils seront interprétés à l’écran par Gene Hackman (le flic tête brûlée) et Roy Scheider (plus respectueux du règlement de la police).
Le flic Popeye Doyle et son coéquipier partent en guerre contre un trafiquant de drogue international et remontent la filière marseillaise. French Connection demeure, avec L’Exorciste deux ans plus tard, le titre le plus célèbre de Friedkin avec 5 Oscars, parmi lesquels celui du meilleur film, du meilleur acteur (pour Hackman) et du meilleur réalisateur. French Connection peut être considéré comme l’aboutissement moderne des polars sociaux produits par la Warner dans les années 30-40. Même réalisme documentaire dans la progression de l’enquête et la description des méthodes policières, même violence sèche. Mais ce film est aussi le reflet de son époque, et de la personnalité de son auteur. Ses antihéros portent le poids du désenchantement et de la lassitude des années 70. Le cinéma américain est entré dans l’ère du doute et de l’ambiguïté. De French Connection à Killer Joe, William Friedkin a toujours exploré ses thèmes de prédilection : la folie, l’enfer, la frontière étroite qui sépare la réalité du cauchemar, le Bien du Mal.
Friedkin, qui fit ses armes à la télévision, impose son style direct, entre hyperréalisme et hallucination. La course-poursuite en voiture sous le métro aérien de New York est un modèle du genre. Friedkin, embarque sa caméra dans une voiture lancée à tombeau ouvert dans la circulation de la ville, sans cascadeur et en bafouant les plus élémentaires consignes de sécurité. Le résultat, amplifié par un montage frénétique, est impressionnant. Olivier Père, 2020.
Pour son réalisateur William Friedkin, le cinquième film sera celui de la consécration. La pluie de récompenses ramassée par French Connection est révélatrice : cinq Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleur scénario adapté et enfin meilleur montage), trois Golden Globes et deux BAFTA. Voilà une carte de visite fournie qui force le respect. Et pourtant, tout était loin d’être gagné d’avance.
À l’époque, quand Friedkin recrute Gene Hackman et Roy Scheider, les deux hommes sont encore loin d’être des superstars à Hollywood. La performance qu’ils livreront en se glissant dans la peau du duo de flics zélés composé de Jimmy « Popeye » Doyle et Buddy Russo (inspirés des inspecteurs Eddie Egan et Sonny Grosso ayant réellement enquêté sur les réseaux de l’organisation criminelle française) ne passera pas inaperçue (51M$ de recette aux Etats-Unis pour un budget estimé à 1,5M$) et, de ce fait, leur fournira un inestimable tremplin pour la suite de leurs carrières respectives.
Le film sera tourné entre New-York et Marseille, parfois dans des conditions météorologiques difficiles, durant l’hiver de 1971, particulièrement rigoureux. La grisaille et le froid glacial imprègnent les séquences new-yorkaise de ce polar urbain sombre et amer, plus proche du documentaire que de la fiction. Ce souci de réalisme, Friedkin l’avoue influencé par le film franco-algérien Z signé Costa-Gavras en 1969. Le futur réalisateur de L’Exorciste ne s’embarrasse pas d’artifices et livre un regard très brut qui n’a de cesse de renforcer l’impact des évènements. C’est sans faillir et immergé jusqu’au cou que l’on suit les filatures de nos deux stups opiniâtres collant aux basques de leurs suspects comme la peste.
On s’aperçoit que le personnage incarné par Gene Hackman, au jeu percutant, contraste largement avec l’image du bon flic intègre qui suit à la lettre son manuel du police. Ses méthodes sont brutales et dignes d’une tête brûlée dans sa croisade contre le crime (on apprend d’ailleurs en cours de métrage que ses excès ont déjà coûté la vie d’un ancien collègue). Il se profile comme l’antithèse du chef des trafiquants de drogue, calme et élégant, qu’il file, le personnage d’Alain Charnier interprété par Fernando Rey. À l’aube des 70’s, Hollywood amorce donc son dynamitage des codes du genre. La sortie de L’inspecteur Harry de Don Siegel deux mois plus tard ne fera qu’enfoncer le clou.
Quand on parle de French Connection, la scène la plus célèbre qui revient aux lèvres est sans conteste l’impressionnante course-poursuite entre le bolide conduit par « Popeye » Doyle et une rame du métro aérien new-yorkais. Elle avait été mise sur pied pour concurrencer celle anthologique de Bullit (1968) avec Steve McQueen, alors référence de l’époque. Attention ça secoue ! La réalisation et le montage millimétré de cette séquence à l’efficacité sans faille procurent encore aujourd’hui une belle montée d’adrénaline.
Quatre ans plus tard, une suite par John Frankenheimer (avec toujours Gene Hackman en tête d’affiche et la présence de Fernando Rey), tenta d’approfondir le démantèlement, du côté de Marseille cette fois, mais l’impact ne fût pas le même. Le bouleversement a bel et bien eu lieu en 1971. French Connection fait partie de cette short list de films qui ont laissé une empreinte indélébile et déterminante sur le genre policier. L’ombre de l’œuvre puissante de William Friedkin plane encore aujourd’hui sur pléthore de polars contemporains. C’est dire son influence. Pierre Vedral, 2020.
FAT CITY
de John Huston, 1971, US, 1h35, Couleurs
avec Stacy Keach, Jeff Bridges…
RÉSUMÉ : À trente ans, Billy Tully, ancien boxeur, est une épave. Il rencontre un jeune boxe-sur et le convainc qu’il peut réussir dans ce métier. Lui-même remonte sur le ring. Il gagne un match qui est pourtant sa plus grande défaite.
POINTS DE VUE : Ce film de la vieillesse d’Huston ne semble pas mis en scène tant sa façon d’aborder les situations est évidente ; la photo de Conrad Hall, poisseuse et « banale », est pourtant travaillée avec une compréhension et un amour du film qui touchent à la symbiose ; les acteurs sont si justes qu’on ne peut imaginer qu’ils sont dirigés. Toutes les scènes, drôles ou tristes sont symptomatiques d’un mal à vivre qui rend les protagonistes pathétiques jusqu’à la nausée. Huston manie l’identification avec un sens tragique de la déconfiture humaine. Si nous sommes de tout ceux avec Billy « contre » son adversaire pendant le match, il suffit d’un plan où l’on voit celui-ci pisser du sang dans un chiotte pour qu’une fraternité pitoyable nous unisse à tous deux. Que dire d’un tel film, sinon qu’on y ressent l’émotion et l’abandon qui passent dans les dernières toiles de Rembrandt. Serge Krezinski, 1995.
Après sa présentation au Festival de Cannes Fat City est sorti en France en 1972 sous un titre d’exploitation tombé en désuétude, La Dernière Chance, curieux hasard si l’on considère que Huston abandonna le tournage des Complices de la dernière chance (The Last Run) pour se consacrer à ce film qui compte sans nul doute parmi ses plus personnels, et ses meilleurs. Et que Jeff Bridges deviendra une vedette grâce au film de Peter Bodganovich sorti quelques mois avant celui de Huston, La Dernière Séance. Après un décennie très erratique marquée par la déroute commerciale de la plupart de ses films, de qualité très inégale, Huston à l’orée des années 70, soit au moment du triomphe du Nouvel Hollywood et de cinéastes qui ont la moitié de son âge, décide de s’atteler à un projet tourné loin des studios et du star system, l’adaptation d’un roman très remarqué sur le monde de la boxe, que le réalisateur pratiqua dans sa jeunesse : Fat City de Leonard Gardner.
Dans un petit bled de Californie ravagé par la pauvreté, Stockton, Billy Tully (Stacy Keach, excellent comme souvent), un ancien boxeur devenu alcoolique après le départ de sa femme, mène une vie de clochard. Il erre de bars en chambres d’hôtels minables, contraint de travailler dans les champs à la récolte des fruits et des légumes, payé à la journée avec d’autres miséreux.
Sur le chemin de sa déchéance il croise Ernie Munger (Jeff Bridges, alors inconnu), un jeune boxeur amateur avec qui il se lie d’amitié. Il accepte de l’aider à s’entraîner et lui recommande son ancien coach. Billy reconnait en Ernie le jeune sportif prometteur, mais au talent incertain, qu’il fut dans un passé pas si lointain. Vieillard précoce, Billy n’a pas encore trente ans quand le film débute. Il en paraît vingt ans de plus.
On le sait John Huston est le cinéaste de l’échec, thématique un rien galvaudée mais qu’il a illustré dans bon nombre de ses films les plus importants. L’échec d’antihéros aventuriers prêts à tout risquer pour la fortune peut prendre une dimension picaresque dans Le Trésor de la Sierra Madre ou même épique dans L’homme qui voulut être roi. Ici il est filmé au ras du bitume et du caniveau, dans un style hyperréaliste. Les films sur la boxe sont nombreux mais ils préfèrent en général s’intéresser aux champions, réels ou imaginaires. Fat City est un film sur le prolétariat de la boxe, ces sportifs semi-professionnels qui n’accèderont jamais à la gloire. Le passage le plus poignant de ce film sur les sans-grades du « noble art » montre l’adversaire de Billy pour son retour sans lendemain sur le ring : un Mexicain qui arrive et repart en bus de l’autre côté de la frontière, sans dire un mot dans son costume du dimanche, et qui pisse le sang dans les toilettes de sa chambre d’hôtel avant le combat. Inoubliable de concision et de vérité, et bouleversant.
Fat City contient aussi des scènes poignantes sur le couple formé par Billy et une jeune poivrote, Oma, elle aussi abimée avant l’âge par l’alcool et la mouise. Des scènes de tendresse mais surtout de violence d’un réalisme extrême, portées par les interprétations impressionnantes de Stacy Keach et de Susan Tyrrell, âgée seulement de vingt-six ans au moment du tournage mais déjà bien déglinguée – l’actrice à la forte personnalité connaîtra une carrière atypique et underground, jouant chez Andy Warhol, Paul Verhoeven, Marco Ferreri ou John Waters, entre autres.
Il faut saluer la photographie audacieuse de Conrad Hall qui restitue à la perfection les ambiances des bars plongés dans la pénombre ou de chambres miteuses, ou des rues misérables brûlées par le soleil californien. La conclusion du film, devenue célèbre, marque les retrouvailles accidentelles un soir entre Ernie et Billy, ivre mort dans la rue. Les deux hommes vont prendre un café, ils discutent au comptoir et contemplent le désastre, présent et à venir, de leurs existences. Billy se retourne, les sens brouillés par l’alcool, et l’image, en vision subjective, se gèle inexplicablement sur les clients du bar et des joueurs de billard. Le vieux Huston, en quelques plans fugaces mais inoubliables, rejoint les expérimentations modernistes d’un Monte Hellman (un temps envisagé, avant que John Huston ne s’en empare, pour adapter le roman Fat City à l’écran).
Fat City est traversé par la ballade country « Help Me Make It Through the Night » composée et chantée par Kris Kristofferson, magnifique chanson qui participe à la tristesse ontologique du film et achève d’en faire l’un des chefs-d’œuvre trop méconnus du cinéma américain des années 70. Olivier Père, 2014.
Fat City, c’est avant tout l’histoire d’une rencontre. Rencontre d’abord entre deux hommes, deux figures de l’Américain moyen qui n’ont rien d’iconiques et que Huston ne cherche à aucun moment à héroïser. Rencontre aussi entre deux acteurs prometteurs issus du Nouvel Hollywood qui, s’ils ne sont pas d’illustres inconnus (Jeff Bridges vient de connaître la consécration pour son premier rôle dans La dernière séance de Peter Bogdanovich et Keach sort tout juste du tournage du génial Juge et Hors-la-loi), ne sont pas encore auréolés du statut de star. C’est sans doute pourquoi Stacy Keach- plus connu pour son rôle de Cameron Alexander dans American History X-, a été préféré à Marlon Brando pour incarner Tully. Le film est entièrement conçu en miroir autour de ses deux personnages principaux : Tully, vieilli avant l’heure et souffrant d’une intenable solitude et Ernie, jeune boxeur talentueux promis à une brillante carrière. Mais Huston se garde bien de laisser la narration se dérouler sans anicroches et, loin d’opposer son couple d’antihéros, ne cesse de les rapprocher. Ils semblent porteurs d’une hérédité naturelle, celle d’hommes condamnés à vivre éternellement la même vie les éloignant peu à peu de leur idéal de gloire. En cela, Fat city s’inscrit parfaitement dans la mouvance des films du Nouvel Hollywood, qui s’appliquent à montrer cet état d’apathie généralisé et brisent la glace pour montrer les miettes, ces morceaux de miroirs qui sont autant de rêves brisés. Fat city, la ville gargantuesque à l’estomac jamais rassasié, s’engraisse de ces hommes et de ces femmes- la relation de Tully avec son double négatif féminin (l’époustouflante Susan Tyrrell) est profondément ancrée dans cet engluement urbain (avec ses bars et ses appartements miteux)- et les recrache lessivés, cassant leur volonté dans l’œuf. Il ne faut pas non plus oublier que Tully constitue, par son état de délabrement physique et intérieur avancé, un double hustonien de choix, le réalisateur ayant réalisé le film alors qu’il était déjà sous assistance respiratoire. Un ultime baroud d’honneur donc pour un Huston qui rêvait lui aussi de devenir boxeur avant d’opérer sa mue.
Si Tully, par sa détermination, parvient plus ou moins bien à renverser la vapeur une ultime fois lors d’un combat aussi épique que désespéré -se prouvant à lui-même qu’il est encore capable de se dépasser pour toucher du doigt son rêve, Ernie n’emprunte nullement la route pavée d’or vers laquelle il semblait naturellement destiné. Archétype d’une jeunesse sacrifiée, il s’avère au final un boxeur dont le talent est mal exploité et retourne peu à peu, comme son anti-modèle Tully, vers une vie sans relief où l’ambition, la volonté de réussir et de s’élever, bases fondamentales sur lesquelles reposent tout la civilisation américaine, sont annihilées purement et simplement. Reste la débrouille, à coup de petits boulots journaliers, pour survivre et prendre soin de sa famille, le sacrifice restant l’un des thèmes de prédilection du réalisateur. Contrairement à Rocky, que certains jugeront trop optimiste, Fat City offre une vision d’une Amérique morose et déprimante où les êtres sont condamnés à stagner - en opposition au mouvement perpétuel inhérent à l’activité du boxeur - et ne peuvent quitter leur pauvre condition, condamnés à répéter inlassablement un même schéma. Stacy Keach, avec ces airs de Vincent Gallo, est un vrai bon gars, comme Rocky, mais il doit sans cesse dealer avec les aléas de la vie et combattre ses propres démons : la peur de vieillir, les regrets, la conviction de n’être personne et de n’avoir aucune place dans la société.
Comme dans tant d’autres films sur la boxe, le boxeur est utilisé comme figure, entre identification et répulsion : il fascine autant qu’il dérange et est de ce fait bouté en touche. Supprimer la marge et arrondir les angles.
Huston n’a pas son pareil pour retranscrire ce qui se passe sur le ring et livre des séquences d’une incroyable vivacité. La caméra, à la manière d’un feu-follet, se glisse au milieu des combats, au plus près des deux guerriers, pour en capter l’essence première, originelle, où rien autour ne compte que le brouhaha de la foule, et transcrit en images le fracas des corps meurtris, l’odeur de la sueur et le goût du sang dans la bouche. Pourtant, comme nous le montre clairement le combat final, il ne s’agit plus de gagner ou de perdre, mais de se battre avec ses tripes, jusque dans ses ultimes retranchements, dans le respect et l’honneur. Le corps se fait réceptacle de l’esprit, ne compte plus que la volonté de se dépasser soi-même. Requiem désespéré, quête de l’altérité qui peine à se laisser trouver, réflexion sur le temps qui passe, Fat City est un film somme filmé avec pudeur et tendresse mais moralement éprouvant. La chanson « Help Me Make It Through The Night »-le tube de l’année 1972 aux USA-, qui ouvre et clôt le film comme si la supplique émanait des personnages eux-mêmes, traduit bien le sentiment d’une perte de repères dans une Amérique en pleine crise identitaire. Mais le réalisateur met aussi l’accent sur le besoin d’entraide dans une société où les liens entre les gens semblent bien fragiles en insistant sur l’amitié indicible qui lie Tully (figure paternelle ambiguë) et Ernie, personnages esseulés si différents et pourtant si proches. « Help », crie John Huston. Un appel à l’aide, à un besoin de changement radical pour pallier la suffocation et le mal-être endurés par bon nombre de ses concitoyens, qui, d’une certaine manière, préfigure le chef-d’œuvre de Scorsese : Taxi Driver.
« Come and lay down by my side till the early morning light
All I’m takin’ is your time. Help me make it through the night.
I don’t care what’s right or wrong, I won’t try to understand.
Let the devil take tomorrow Lord tonight I need a friend.
Yesterday is dead and gone and tomorrow’s out of sight
And it’s sad to be alone. Help me make it through the night. »
Tristan Gauthier,2014.
POLICE FRONTIÈRE
The Border
de Tony Richardson, 1981, US, 1h50, Couleurs
avec Jack Nicholson, Harvey Keitel, Warren Oates…
RÉSUMÉ : Un policier de Los Angeles, victime de la folie des grandeurs de sa femme, accepte de servir de « passeur » pour les clandestins à la frontière d’El Paso.
POINTS DE VUE : Le cinéaste anglais pointe ce paradoxe américain : après s’être construits grâce à l’immigration, les États-Unis mettent désormais beaucoup d’énergie à fermer leurs frontières. En zoomant sur l’une d’entre elles, Richardson dresse un parallèle entre les Mexicains qui cherchent la terre promise, et le quotidien de Charlie (Jack Nicholson), un garde- frontière dont la femme est persuadée que la consommation fait le bonheur. Entre des policiers corrompus et des criminels en tout genre, Charlie gagne sa vie en laissant mourir des gens de l’autre côté d’une rivière asséchée, et dépense son salaire en matelas à eau et en construction de piscine. Quelque chose ne tourne pas rond, et il le comprend vite.
Tony Richardson fut l’un des cinéastes principaux du Free Cinema dans les années 60, un mouvement britannique proche de notre Nouvelle Vague, soucieux de traiter à l’écran des enjeux sociétaux par des innovations de mise en scène. Ses allers-retours de part et d’autre de l’Atlantique donneront quelques très bons films, dont La Solitude du coureur de fond et Tom Jones, récompensé par les Oscars du meilleur film et du meilleur réalisateur en 1963. Ce Police frontière, moins connu, réalisé à la fin de sa carrière, est d’une grande efficacité narrative, malgré des scènes parfois bâclées et quelques coupes un peu grossières.
Un peu oublié, ce film reste pourtant le seul à avoir réuni deux acteurs de légende, Jack Nicholson et Harvey Keitel. Ce n’est pas le Nicholson de Shining (1980) ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), même quand il interrompt une petite fête entre copains en balançant le barbecue dans la piscine. L’acteur est dans l’économie, l’observation ; c’est son regard qui fait évoluer son personnage. Keitel est au niveau, dans le rôle d’un homme où se reflètent tous les paradoxes américains : il a une jolie femme, un enfant, un pavillon, un job à responsabilité dans le maintien de l’ordre, mais son bonheur est une façade et il flirte avec la criminalité.
Si le film possède deux têtes d’affiche d’exception, il recèle aussi d’excellents seconds rôles. Valerie Perrine est très juste en Marcy, la femme de Nicholson rongée par le consumérisme, tout comme Shannon Wilcox, en compagne superficielle de Harvey Keitel – on la voit hélas trop peu. Et puis il y a cette dame, délaissée par son mari, qui drague Jack Nicholson dans un bar, en l’invitant à lâcher prise : « J’ai lu dans un poème que tout n’était qu’un rêve. » Il lui rétorque ce que tout le monde se demande : « Le rêve de qui ? » Michel Bezbakh, 2022.
Jack Nicholson fait partie de ces acteurs qui irradient l’écran, campant souvent des rôle de marginaux et de sociopathes aux limites de la folie. Dans Police Frontière (1982), il livre au côté de l’acteur américain Harvey Keitel – vu dans Taxi Driver (1976) ou Pulp Fiction (1994) – une performance d’une humanité troublante dans le rôle de Charlie, ancien policier de Los Angeles muté à la frontière mexicaine à El Paso. Découvrant un climat hostile où la distinction entre justice et cruauté se fait trouble, il est confronté à la corruption de ses collègues qui surveillent l'immigration clandestine et décide d’aider une mère mexicaine à retrouver son bébé kidnappé.
Véritable thriller engagé, le film est une critique de l’american dream à rebours de l’image d'Épinal du mythe, qui montre la violence que le rêve cache. Il est dirigé par le réalisateur britannique Tony Richardson, un des instigateurs du mouvement Free cinema des années 50 et 60 en Grande-Bretagne, qui militait pour des œuvres émancipées des critères commerciaux et un cinéma réaliste, aux thématiques issues du quotidien. Dans Police Frontière, le propos politique de cette fable morale au plus près de la réalité est sublimé par une photographie à couper le souffle. Numéro, 2022.
JUSTIN DE MARSEILLE
de Maurice Tourneur, 1934, France, 1h35, Noir et Blanc
avec Berval, Pierre Larquey, Alexandre Rignault…
RÉSUMÉ : Le chef d’une bande de trafiquants de drogues, aimé et estimé de tous parce qu’il protège les faibles, finit par tuer son plus grand ennemi. Il peut alors tranquillement parler d’amour à la jeune fille qu’il a sauvée.
POINTS DE VUE : Justin de Marseille, écrit par Carlo Rim, est un classique de notre cinéma policier, parfois surnommé « le Scarface français » en raison de sa description de la pègre et d’un truand charismatique. À la différence que Justin n’est pas le psychopathe dégénéré et sanguinaire décrit par Ben Hecht et Howard Hawks, mais un sympathique parrain de quartier, plus marlou que mafioso, figure locale aimée des habitants et adoré de ses hommes qui protège la ville théâtre de toutes sortes de trafics contre les agissements d’un gangster rival, le napolitain Esposito dont on retrouvera le cadavre dans un terrain vague après un duel « homme à homme » avec Justin (superbe ellipse dans la mise en scène de Tourneur, constamment inventive). Justin sauvera également une jeune fille naïve acculée au suicide par un proxénète sans scrupules dont elle était tombée amoureuse, et la remettra sur le droit chemin. Déclaration d’amour à la Cité phocéenne, son folklore, son cosmopolitisme et ses habitants hauts en couleurs, Justin de Marseille est un film étonnant qui n’a pas peur du mélange de genre, passant de la comédie méridionale et du mélodrame au polar, avec des acteurs et des situations irrésistibles. Le film compte parmi les nombreux chefs-d’œuvre du cinéma français des années trente, et les plus belles réussites de Maurice Tourneur, qui revenait des Etats-Unis où il avait signé plusieurs films muets importants. Le style et le rythme de Justin de Marseille n’ont d’ailleurs rien à envier aux meilleurs films de gangsters américains. Le polar marseillais de Tourneur grouille de personnages pittoresques, de dialogues à la faconde inoubliable mais aussi d’images poétiques comme ce plan qui va des étoiles à la fange, lorsqu’un maquereau entraîne sa victime dans un hôtel de passe. Berval est parfait dans le rôle de Justin, entouré d’acteurs et actrices qu’on a toujours beaucoup de plaisir à retrouver dans des apparitions fugaces ou plus consistantes, petit peuple qui fit la grandeur du cinéma français d’avant-guerre : Larquey en complice bègue, Line Noro ou Aimos en « fada. » Olivier Père, 2016.
On ne cesse de redécouvrir le travail de Maurice Tourneur, au fil des rééditions qui révèlent un cinéaste attachant et souvent novateur. Justin de Marseille fait partie des œuvres à voir impérativement pour se faire une idée de sa maîtrise : la mise en scène est constamment inventive ; son goût du travelling précis, des plongées ou de l’ellipse font du film un modèle d’efficacité et de nervosité. On pourrait citer, à la manière de Bertrand Tavernier, de nombreuses séquences qui tirent le meilleur parti d’un montage millimétré : le faux enterrement, le meurtre d’ Esposito entre autres, sont de exemples d’un art d’autant plus raffiné qu’il reste discret.
Soutenu par un scénario très structuré signé Carlo Rim (futur réalisateur de l’excellente Armoire volante), Tourneur excelle à faire exister un petit monde pittoresque, avec les figures inoubliables du « Bègue » ou du « Fada », à les faire s’entrecroiser en un ballet toujours utile à la narration ; leur présence fait continuellement rebondir l’action et la précipite vers une issue attendue. Certes, tout n’est pas de la meilleure eau : les dialogues sont parfois forcés (la dernière réplique de Justin, au lyrisme convenu, a mal vieilli et les faux proverbes marseillais ne sonnent pas toujours juste), l’interprétation, en général moderne dans sa sobriété, n’est pas non plus sans défauts : si Berval ou Larquey sont constamment dans la retenue là où il eût été facile de cabotiner, la mièvrerie de l’oie blanche jouée par Ghislaine Bru (« Totone ») détonne autant qu’elle agace.
Le film s’articule autour de deux histoires qui finissent par se rejoindre : la rivalité entre Justin et Esposito pour régner sur la pègre et la tentative de Silvio, l’apprenti maquereau, de prostituer Totone. La belle séquence du suicide raté permet de lier ces deux fils, donnant lieu à une inversion : Silvio voulait entraîner la jeune fille à l’hôtel alors qu’elle parlait des étoiles ; à la fin, devant cet hôtel symbole de perdition, c’est Justin qui lui montre le ciel. C’est d’ailleurs l’art de Tourneur et Rim de jouer des échos pour rythmer et structurer cette histoire ; ainsi les plans de Marseille servent-ils de pauses qui ouvrent sur autant de nouveaux chapitres, pauses esthétiques, mais qui servent aussi à créer une ambiance singulière, que des plans sur le petit peuple au travail renforcent.
Malgré la référence explicite à Scarface, on est loin d’une noire tragédie ; Tourneur s’ingénie à placer des moments comiques, la plupart du temps au détriment de policiers inefficaces. On trouve néanmoins des traces en mode mineur des conventions tragiques : le Fada dans le rôle du destin, la présence constante d’un chœur, que ce soit les acolytes ou la troupe d’enfants qui chante, qui agit comme un commentaire permanent de l’action. Rim a atténué ces éléments, d’autant que la fin exagérément optimiste ruine cette interprétation. Malgré tout, ce film attachant à la mise en scène audacieuse et inventive mérite plus qu’une compassion patrimoniale : nerveux, efficace, il dépasse les stéréotypes du film de gangsters par sa maîtrise et une utilisation remarquable du détail. François Bonini, 2016.
L’IBIS ROUGE
de Jean-Pierre Mocky, 1975, France, 1h30, Couleurs
avec Michel Serrault, Michel Galabru, Jean Le Poulain…
RÉSUMÉ : Un voyageur de commerce, Raymond Villiers, identifie l’ennemi public n°1, l’étrangleur qui défraie la chronique. Après l’assassinat de Raymond, le meurtrier épousera sa veuve et mènera une existence paisible.
POINT DE VUE : Pause récréative au milieu des années 70 à une époque où Mocky enchaîne des brûlots anarchisants qui tiraient à boulets rouges sur les institutions et la société française, L’Ibis rouge bouscule à sa manière les codes du film criminel, avec une bonne dose d’absurde, de poésie et d’humour noir. Mocky comme de coutume s’empare d’un roman policier américain, ici Knock Three One Two (« Ça ne se refuse pas ») de Fredric Brown, publié dans la « Série Noire », pour imaginer une galerie de personnages excentriques et monstrueux, mais paradoxalement attachants.
Mocky a toujours aimé les acteurs et il offre ici à Michel Serrault et Michel Galabru d’enrichir leur palette en créant des caractères pathétiques, loin de leurs pitreries habituelles. Le premier interprète un employé de bureau solitaire et timoré qu’un traumatisme enfantin a transformé en étrangleur de femmes, tandis que Galabru campe un ancien danseur de tango en instance de divorce, toujours amoureux de sa belle épouse (Evelyne Buyle) et traqué par des gangsters auxquels il doit de fortes sommes d’argent perdues au poker. Quant à Michel Simon, dans sa dernière apparition à l’écran, il est tout simplement bouleversant dans le rôle du marchand de journaux Zizi, faisant surgir les souvenirs de Monsieur Hire, Boudu et le Père Jules en vieillard acariâtre, mythomane et misanthrope, dont le seul ami est un petit garçon noir tiré à quatre épingles et amateur de bananes. Aux côtés des trois Michel L’Ibis rouge grouille de figures pittoresques, du second rôle au simple figurant, caractéristiques de cet art de la distribution dont Mocky a le secret. Gueules bizarres, accessoires loufoques, accoutrements étranges, tics de langage ou handicaps physiques... Mocky met en scène une cour des miracles qui n’est qu’un miroir déformant des Français, toutes classes sociales confondues. L’ancrage urbain du film, presque entièrement tourné sur les bords du Canal Saint-Martin, évoque un Paris populaire illustré quarante ans plus tôt dans les classiques du cinéma français d’avant-guerre. Des souvenirs de Drôle de drame, Hôtel du Nord, L’Atalante... ressurgissent dans la mémoire du spectateur. A cette tradition du réalisme poétique, transfigurée par le goût du bizarre, Mocky ajoute une touche d’humour grotesque et fantastique très Mitteleuropa qui le rapproche du Polanski du Locataire et même du Kubrick d’Orange mécanique. L’ambiance onirique de L’Ibis rouge, son rythme frénétique, l’originalité de sa direction artistique, sa ritournelle entêtante et ses performances d’acteurs délirantes, représentatives du cinéma de Mocky nous rappellent que l’auteur de L’Albatros fut pendant près de trente ans l’un des cinéastes les plus enthousiasmants du cinéma français, dont l’esprit frondeur et farceur ne doit pas faire oublier les idées de mise en scène et la passion du cinéma et des acteurs qui animent ses meilleurs films – et ils sont nombreux ! Olivier Père, 2016.
Film d'humour noir très réussi d'un Mocky qui ne craint pas le mauvais goût pour construire un jeu de guignol particulièrement réjouissant, fustigeant avec bonheur l'imbécillité et la médiocrité en une pittoresque galerie de monstres. Claude Bouniq-Mercier - Guide des films Jean tulard
Mocky peint joyeusement une société aliénée (moralement et sexuellement), un monde où les frustrations sont, en même temps, synonymes de vie, et où les personnages, plus pathétiques que monstrueux, sont regardés avec tendresse. Jacques Morice - Télérama
Admirablement interprété par Michel Simon, ce conte sarcastique et policier dégage une poésie vraiment insolite, servie par des décors parisiens nocturnes très intelligemment photographiés par Marcel Weiss. Encyclopédie Le cinéma - Atlas
LE DOULOS
de Jean-Pierre Melville, 1962, France/Italie, 1h43, Couleurs
avec Jean-Paul Belmondo, Serge Reggiani, Jean Desailly, Michel Piccoli…
RÉSUMÉ : Silien, un mauvais garçon, va se compromettre auprès de la police et du milieu - jusqu’à passer pour un « coulis » (une balance) - pour sauver Maurice, un gangster qui a de graves ennuis. Après toute une série de rebondissements, où Silien apparaît tour à tour comme un salaud puis un héros, une suite de flash-back désembrouille une intrigue touffue. La fin est un long règlement de comptes à caractère élisabéthain. Tout le monde meurt.
POINTS DE VUE : Après Bob le flambeur, Le Doulos est la troisième incursion de Melville dans le film noir. Comme les deux précédents, celui-ci se distingue par une étrangeté de ton et de sujet qu’on ne retrouvera pas dans les derniers films, où Melville fera un magistral inventaire mythologique du genre. Ici, il garde la fraîcheur et la désinvolture de la Nouvelle Vague qu’il contribua fortement à créer avec les deux premiers films nommés. Excellente distribution, avec une mention particulière pour Jean Desailly. Serge Krezinski, 1995.
Maurice (Serge Reggiani) sort de prison. Il se venge en tuant l’assassin de sa femme et vole des bijoux à un autre gangster. Il retrouve son ami Silien (Jean-Paul Belmondo) sans savoir que ce dernier, soupçonné d’être un indicateur de police, joue un double jeu. Au terme d’une intrigue des plus compliquée, le spectateur découvrira les véritables motivations et les raisons du comportement ambigu de Silien. Melville déclarait au sujet de son film : « Tous les personnages sont doubles, tous les personnages sont faux. J’ai prévenu les spectateurs au début du film avec la phrase de Céline : il faut choisir, mourir ou mentir. J’ai coupé la fin qui est : moi, je vis. »
La citation de Céline provient de Voyage au bout de la nuit. La suite n’en est pas « Moi, je vis » contrairement à ce que prétend Melville mais « Je n’ai jamais pu me tuer moi. » Elle est cependant moins apocryphe que le proverbe japonais en exergue du générique du Samouraï ou la maxime de Bouddha au début du Cercle rouge. Par l’intermédiaire de Céline Jean-Pierre Melville expose d’emblée les thèmes du Doulos, à savoir la duplicité, l’ambiguïté morale, le mensonge et le jeu avec les apparences, et par la même occasion avec les codes et les clichés du cinéma criminel.
Le cinéaste dégraisse un roman de la Série Noire écrit par Pierre Lesou du folklore de la pègre parisienne (l’argot notamment, sauf pour le titre : « doulos » désigne un chapeau mais aussi un indic) pour imposer sa propre mythologie, déjà ébauchée dans ses précédents films policiers. Tandis que Bob le flambeur s’apparentait à l’étude de mœurs et Deux Hommes dans Manhattan au reportage, Le Doulos est le premier vrai polar melvillien. La façon dont Melville utilise Belmondo, en le débarrassant de son cabotinage précoce, est admirable, inspirée par l’underplay des acteurs hollywoodiens. Le jeu de Belmondo dans un de ses meilleurs rôles annonce l’opacité brutale de Lino Ventura dans Le Second Souffle et la tristesse minérale de Alain Delon dans Le Samouraï. Les circonvolutions du récit, la caractérisation de certains personnages et le retournement de situation final font du Doulos, à égalité avec City of Fire de Ringo Lam, la source d’inspiration majeure du premier film de Quentin Tarantino, Reservoir Dogs. Olivier Père, 2015.
À sa sortie de prison, Maurice rentre chez lui, blanc comme un linge, les mâchoires serrées. Il y retrouve son patron, un receleur de bijoux qu’il soupçonne d’être responsable de la mort de sa femme, et l’abat d’un coup de revolver. Il se réfugie chez sa poule et prépare un cambriolage avec Silien. Lequel porte un chapeau mou, c’est-à-dire un doule. Et, dans le jargon des caïds, le doulos, c’est l’indic...
Melville tourna ce polar d’atmosphère dans ses propres studios, à Paris, hors des traditionnels circuits de production de l’époque. Dans la forme, l’autodidacte reste très influencé par les films noirs américains. Sa touche se retrouve plutôt dans la caractérisation de chaque personnage, toujours sur le fil du rasoir, entre ordure et saint, entre bourreau et victime. Flics ou escrocs, tous se ressemblent, complexés, donc agressifs. Melville porte sur eux un regard ambigu. Tout est double, jusqu’à la dernière image, où Belmondo se contemple dans une glace entourée de rayons d’or, tel un Roi-Soleil ou tel un condamné qu’on immole. Marine Landrot, 2019.
Adapté du roman de Pierre Lesou, Le Doulos est un polar stylisé, qui s’habille d’ombre et de lumière, dès le premier plan où un superbe travelling suit Serge Reggiani, bandit solitaire qui va bientôt se faire justice en tuant un receleur, avant de lui voler son butin et de le planquer sous la terre. Si l’œuvre de Melville emprunte tous les codes du film policier à l’ancienne - atmosphères tamisées, commissariat avec flics en costumes, traîtrises en tout genre, cigarettes frimeuses, femmes aux ordres, club de jazz faussement huppé... -, son long métrage anticipe, par bien des aspects, les futurs chefs-d’œuvre que seront Le cercle rouge ou Le samouraï, avec une manière très melvillienne de mettre en scène la solitude, à travers des personnages qui semblent quasi métaphysiques : ainsi, qui est vraiment Silien, dit "le Doulos" ? Pourquoi agit-il avec aussi peu de scrupules, soit avec la police, soit avec les malfrats ? L’absence de déterminisme construit la figure d’un personnage complètement opaque et intrinsèquement novateur. Melville refuse les ressorts d’un psychologisme à la française, issu d’une tradition aussi littéraire que cinématographique.
La brutalité sans cause dont le héros est capable, dans une scène glaçante où, après avoir joué la séduction, celui-ci moleste Thérèse, avant de l’attacher au radiateur, renvoie à une distance cynique dont se souviendra un réalisateur comme Quentin Tarantino. L’incarnation tout à fait saisissante que Jean-Paul Belmondo donne à son interprétation, lui permet de jouer sur une gamme de sentiments variés, la forfanterie s’alliant globalement à la goujaterie : ainsi, mentionnera-t-on cette séquence où, avec un aplomb redoutable, Silien avoue à Fabienne, la femme d’un autre truand, Nuttheccio, qu’il veut coucher avec elle. La tonalité audacieuse de cette déclaration, dans le cinéma du début des années 60, va de pair avec ce qu’incarne Belmondo depuis À bout de souffle : le risque et l’aisance, qui se combinent dans ce polar aux tonalités pessimistes, les trahisons succédant aux coups bas. L’issue de ces affrontements entre marginaux dessine, comme dans les futurs films du réalisateur, un univers profondément pessimiste parce que fataliste, la mort successive des protagonistes, à la fin de l’histoire, n’étant que la conclusion logique d’un monde clos sur lui-même, voué à la violence. Jérémy Gallet, 2022.
ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD
de Louis Malle, 1957, France, 1h30, Noir et Blanc
avec Maurice Ronet, Jeanne Moreau, Georges Poujouly…
RÉSUMÉ : Florence Carala et son amant, Julien Tavernier, ont décidé de se débarrasser de Simon Caral, patron de Julien et mari de Florence, en maquillant son assassinat en suicide dans son propre bureau. Julien exécute le plan prévu à la perfection jusqu’au moment où, voulant faire disparaître la dernière preuve de son crime, il se retrouve bloqué dans l’ascenseur par le gardien qui vient de couper l’électricité pour le week-end. Florence, qui l’attend, part à sa recherche dans la nuit. Entre-temps, un jeune délinquant et son amie ont volé la voiture de Julien, quitté Paris, et se sont arrêtés dans un motel. Là, surpris en train de voler la Mercedes d’un couple d’Allemands, ils les ont tués. Tout accuse Julien, mais Florence intervient trop tard pour rétablir la demi-vérité. Une pellicule de photos révèlera à la police la clé de l’énigme.
POINTS DE VUE : L’intrigue est passablement invraisemblable, mais la psychologie des personnages et la virtuosité de la prise de vue ont donné à ce film un succès mérité. Denis A. Canal, 1995.
Ascenseur pour l’échafaud est le premier long métrage de fiction de Louis Malle après sa participation à la mise en scène du Monde du silence. Trois films coexistent à l’intérieur de cet Ascenseur pour l’échafaud adapté d’un roman policier choisi sans grande préméditation par Malle, sur les conseils de son ami Alain Cavalier qui l’avait découvert à l’occasion d’un voyage en train. Le premier concerne le personnage de Julien Tavernier (Maurice Ronet) ancien officier parachutiste d’Indochine et d’Algérie qui assassine son patron Simon Carala parce qu’il est l’amant de sa femme, mais aussi, on le devine, parce que cet industriel véreux le dégoûte. Leur brève conversation avant le meurtre laisse entendre que Carala est un marchand d’armes et que Tavernier, sorte de guerrier déchu, méprise la vie civile et éprouve de la nostalgie pour son expérience militaire. La figure de soldat romantique et désabusé ayant participé aux défaites des guerres coloniales sied parfaitement à Ronet, et on devine que la caractérisation de Tavernier est un apport direct de Roger Nimier, co-scénariste et dialoguiste du film, écrivain de droite chef de file du mouvement des hussards et partisan de l’Algérie française (comme Ronet, mais à la différence de Malle). La première partie du film qui montre la préparation, minutieuse et silencieuse, puis l’exécution du crime presque parfait par Tavernier juste avant la fermeture des bureaux, est la meilleure. La précision sèche et géométrique de la mise en scène de Malle évoque le style austère et épuré de Robert Bresson, influence majeure du jeune cinéaste à ses débuts.
Un autre film à l’intérieur du film, beaucoup plus conventionnel, concerne la fugue à bord d’une voiture volée (celle de Tavernier, justement) d’un couple de jeunes gens – une employée de magasin et un blouson noir – qui se terminera en tuerie et en tentative ratée de suicide. On y découvre une vision sociologique d’une certaine jeunesse perdue, privée de repères moraux dans la France de l’après-guerre. C’est la partie la plus datée du film, dans la lignée de Clouzot, Autant-Lara ou Carné lorsqu’ils se penchaient sans beaucoup de bienveillance sur les nouvelles générations.
Enfin, l’histoire a retenu Ascenseur pour l’échafaud en grande partie grâce à la contribution de Miles Davis, qui improvisa la musique du film devant les images qu’on lui projetait. La trompette du génial jazzman accompagne la déambulation nocturne de Jeanne Moreau à la recherche de son amant, perdue dans un Paris pluvieux. Cette errance urbaine qui enregistre sans artifice le visage défait de la jeune femme marque un tournant dans le cinéma français. Le tournage de ces séquences fut rendu possible par l’utilisation de la nouvelle pellicule Kodak Tri-X qui permettait des prises de vues sans apport de lumière. Le travail de Henri Decae, directeur de la photographie de Melville et de Chabrol (Le Beau Serge, sorti en 1958 comme Ascenseur pour l’échafaud), qui signera les images des Quatre Cents Coups l’année suivante, anticipe celui de Raoul Coutard sur les premiers films de Godard. Un progrès technique révolutionne ainsi l’écriture cinématographique, et signe du même coup l’acte de naissance de Jeanne Moreau sur un grand écran, alors que l’actrice avait déjà près de vingt films derrière elle. Jeanne Moreau, filmée (amoureusement) comme aucune autre femme avant elle, fait entrer Ascenseur pour l’échafaud dans la modernité, et nombreux seront les spectateurs et cinéastes – Antonioni le premier – à s’en rendre compte. Olivier Père, 2015.
Premier long métrage de fiction de Louis Malle, qui avait coréalisé Le monde du silence de Cousteau et avait été l’assistant de Bresson pour Un condamné à mort s’est échappé, Ascenseur pour l’échafaud transforma un coup d’essai en coup de maître. Adapté d’un roman de Noël Calef et dialogué par Roger Nimier, le film fut considéré comme une des œuvres emblématiques de la Nouvelle Vague, ce qui, nous le verrons, n’est que partiellement exact. Le film arriva en effet comme un coup d’épée dans la mare, alors croupissante, du cinéma français. La jeunesse de son réalisateur intelligent et cultivé, influencé par le thriller américain, donna un style particulier à ce polar qui annonce, en mode moins radical, l’éblouissante liberté de ton d’À bout de souffle. La trame, toute hitchcockienne, est basée sur un suspense habile puisque le personnage principal, Julien Tavernier (Maurice Ronet), est bloqué dans l’ascenseur de son entreprise après avoir commis un meurtre, celui de son patron. L’épouse de ce dernier, Florence Carala (Jeanne Moreau), est sa maîtresse et complice. Tandis que Julien tente de se délivrer de son piège, la jeune femme erre dans Paris, à la recherche de son amant.
Pendant ce temps, Louis (Georges Poujouly), un petit voyou, emprunte la voiture de Julien pour impressionner sa petite amie Véronique (Yori Bertin), et usurpe son identité le temps d’une escapade qui va mal tourner. La puissance novatrice d’Ascenseur pour l’échafaud s’apprécie par l’alternance du huis clos de l’ascenseur et de séquences sur les routes de la région parisienne et dans les rues de la capitale. Le petit couple formé par Louis et Véronique anticipe, sur un mode plus mineur, les figures de Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg dans le film de Godard. Le personnage de Florence, porté par les incantations très durassiennes de Jeanne Moreau, est suivi par une caméra à l’épaule qui tranche avec les conventions en vigueur dans le cinéma de l’époque. Le modernisme de la démarche de Louis Malle est amplifié par le célèbre quintet de jazz composé et joué par Miles Davis et qui n’est pas pour rien dans l’ambiance trouble dans laquelle baigne ce film à la fois séduisant et oppressant.
Une ambiance d’autant plus atypique que le cinéaste a tenu à donner une image presque irréelle de Paris, loin des stéréotypes véhiculés dans de nombreux films avec petits bistrots de quartier et chauffeurs de taxi portant le béret. Pourtant, et cela n’enlève rien aux qualités du film, Ascenseur pour l’échafaud s’inscrit dans toute une tradition classique du cinéma français qui s’écarte de la doxa de la Nouvelle Vague.
Le scénario est d’abord en béton et aurait pu être écrit pour Clouzot ou Clément, la similitude avec Les diaboliques ou Plein soleil étant manifeste. Rien qu’à ce titre, on n’est pas loin du cinéma de « qualité » dénigré alors par les jeunes Turcs des Cahiers, et ce d’autant plus que le soin technique est assumé (la belle photo d’Henri Decae). Par ailleurs, la critique en filigrane de la bourgeoisie s’inscrit dans la continuité des scénarios d’Aurenche et Bost écrits pour Autant-Lara, Malle ajoutant des allusions audacieuses aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Le film renouvelle enfin le cheptel des excentriques seconds rôles mais en gardant l’esprit des cinémas de Carné ou Duvivier. On appréciera ainsi les savoureuses compositions de Gérard Darrieu en agent de sécurité, Lino Ventura en commissaire perspicace ou Félix Marten en mondain alcoolique. Ils entourent avec bonheur une Jeanne Moreau grandiose et un Maurice Ronet qui trouvait là son premier grand rôle. C’est donc au carrefour de la tradition et de la modernité que doit s’apprécier ce récit d’un solitaire, comme il en existera beaucoup dans le cinéma de Malle. Ascenseur pour l’échafaud a été sélectionné à Cannes Classics 2015 dans une copie 2K présentée par Gaumont, le travail visuel et sonore ayant été effectué par Éclair et Diapason. Gérard Crespo, 2020.
UN LINCEUL N’A PAS DE POCHES
de Jean-Pierre Mocky, 1975, France, 2h15, Couleurs
avec Jean-Pierre Mocky, Jean Carmet, Michel Galabru…
RÉSUMÉ : Un journaliste fonde un hebdomadaire qui révèle tous les scandales ignorés de la grande presse. Dénonciation d’un club sportif, magouille politique ; il finit assassiné.
POINT DE VUE : Il en a marre des compromissions, des journalistes pourris qui enterrent les affaires. Dolannes crée son propre journal et commence à balancer sec... Le plus troublant - et le plus décourageant, en un sens -, c'est qu'entre ce film, qui date de trente-sept ans déjà, et Colère, l'une des dernières réalisations de Mocky (un téléfilm diffusé l'été 2010 sur France 2), il n'y a pas de différence. Le réalisateur n'a pas changé (ça, c'est plutôt bien), mais ceux qu'il attaque non plus. Un linceul n'a pas de poches s'en prend indifféremment aux politicards, aux affairistes, à l'Union de la gauche, aux affreux qui violent des petits garçons et tuent les témoins gênants. Petite ambiguïté, tout de même : on sent le héros fasciné par une bourgeoisie dont il exècre, en même temps, les vices.
Tout cela est un peu foutraque, comme d'habitude, un peu étiré sur la fin, mais il y a une verve, un goût pour le romantisme noir et un sens de l'absurde bien séduisants. Jean Carmet est formidable en flic honnête. Francis Blanche est, lui, inénarrable en ex-militant de la guerre d'Espagne qui retrouve sa jeunesse en distribuant le journal provocateur qu'il imprime. Télérama, 2011.
Un linceul n'a pas de poches appartient à la série des polars dans lesquels Mocky tient le rôle principal (Solo, L'Albatros) et qui répondent au même canevas scénaristique : un homme seul est confronté à la corruption et à la connerie ordinaire. Le goût du grotesque du cinéaste y croise son romantisme anar. Un linceul n'a pas de poches s'inspire d'un roman d'Horace McCoy pour dénoncer les magouilles politico-journalistiques déclenchées par un fait divers dans une ville de province. Loin des fictions de gauche réalisées à la même époque, Mocky n'a pas la prétention de faire un film-dossier mais choisit le ton de la farce grinçante et dresse un tableau au vitriol de la France giscardienne. Amoureux des seconds couteaux et des monstres sacrés du cinéma français, Mocky s'entoure d'une armada de comédiens du terroir. Par sa longueur, sa noirceur et son ambition, Un linceul... détonne un peu dans la carrière de Mocky. C'est son chef-d'œuvre maudit. Olivier Père - Les inrocks 22/09/04
En 1974, Jean-Pierre Mocky décide de s'attaquer à la presse française, et plus particulièrement à la manie qu'elle a de censurer tout ce qui pourrait ébranler l'état - alors ultra conservateur et intouchable. Un linceul n'a pas de poches fût en son temps un film provoquant et pessimiste durant lequel on retenait son souffle. Mais malgré son engagement politique qui reste toujours d'actualité, le film a épouvantablement mal vieilli, avec d'une part une bande-son trop répétitive, et d'autre part un registre de langue vulgaire et désuète. Ajoutez à cela un jeu d'acteurs qui fait davantage penser à celui d'une pièce de théâtre et on a vite faite de jeter l'éponge. Gui - Dvdrama
Les universitaires du futur, qui auront à analyser l’œuvre de Jean-Pierre Mocky, devront affronter un gros casse-tête. Au motif de leur goût de l'excès, de leur désinvolture foutraque, de leur dédain du réalisme, les films de cet enfant terrible ont suscité pendant trente ans la condamnation des juges sérieux. Mais le temps gomme les excès, transforme la désinvolture en liberté, et fait de l'irréalisme un style. On sait donc aujourd'hui que les développements de Mocky étaient durables, et dureront. Le problème, c'est qu'il ne fait jamais deux fois le même film, et que chacun d'entre eux est un prototype. Les années 1970 l'ont souvent vu un peu plus sérieux qu'à son habitude, plus âpre, moins guignolesque dans son exercice favori : la démolition rageuse de l'ordre bourgeois. « Un linceul n'a pas de poches », son seizième film, précède de près le superbe et vénéneux « Ibis rouge ». C'est l'adaptation d'un roman policier américain de Horace McCoy, un des premiers à figurer dans la « Série noire », que Mocky a d'ailleurs sérieusement secoué. Le film est radical, haletant et, conformément à l'esprit du temps ( 1974 ), violemment antiflic ( le cinéma était alors la seule soupape de sécurité contre les débordements de la police, systématiquement censurés dans les médias officiels ). Mocky lui-même incarne un desperado, à la tête d'une distribution superbe. On a toutes les raisons de penser que le temps a bonifié le film, et on est impatient de savoir comment. Alain Riou - Téléobs
AUTOPSIE D’UN MEURTRE
Anatomy of a Murder
d’Otto Preminger, 1959, US, 2h40, Noir et Blanc
avec James Stewart, Lee Remick, Ben Gazzara…
RÉSUMÉ : L'avocat Paul Biegler a si peu de causes à défendre qu'il passe le plus clair de son temps à la pêche. Une affaire pourtant se présente. Le lieutenant Manion, dans un accès de jalousie, a déchargé son revolver sur un certain Barney, propriétaire d'un hôtel. Manion prétend que ce dernier abait violé sa femme, Laura. Biegler est convaincu qu'il dit la vérité. Mais la police ne le croit pas. Biegler enquête et s'aperçoit peu à peu que les comportements passés de Manion et de Laura risquent de les desservir face au jury. L'affaire s'annonce d'autant plus mal qu'il faudra affronter le redoutable procureur Claude Dancer...
POINTS DE VUE : Fondé sur l’examen objectif des circonstances et des motivations, le procès est l’aboutissement logique du cinéma premingerien. Chef d’œuvre du film « procédurier », Autopsie d’un meurtre garde jusqu’au bout son ambiguïté : chaque révélation y est contrebalancée par un nouveau mystère. L’œuvre tourne toute entière autour d’un impossible aveu, et le protagoniste (double à la fois rusé et étrangement vulnérable du réalisateur) ne préserve sa santé morale que par l’exercice stoïque de sa raison. Olivier Eyquem, 1995.
Un tenancier de bar est assassiné. Le coupable, un certain lieutenant Manion, dit avoir agi impulsivement, sous l’effet de la colère. A-t-il, comme il le prétend, voulu venger sa femme, Laura, harcelée et violentée ? Ou éliminer de sang-froid un rival amoureux ? L’avocat Paul Biegler, chargé de la défense, mène l’enquête...
Ni véritable polar ni chronique judiciaire cantonnée aux limites étroites du prétoire, ce film exceptionnel nous propose un brillant jeu de pistes psychologique. Peu à peu, l’énigme policière est éclipsée par un questionnement infiniment plus profond : à travers une riche galerie de personnages (dont James Stewart, humain et subtil, et Lee Remick, fascinante), Otto Preminger livre une formidable étude de mœurs, une fable faussement glacée sur le mystère et l’ambiguïté des êtres. Convoqué comme juré, le spectateur est libre de suivre son intime conviction, c’est-à-dire d’apprendre à douter. Détail amusant : Joseph N. Welch, qui interprète le juge, est un vrai avocat, considéré comme « le tombeur » du redoutable sénateur Joseph McCarthy. Preminger se félicita de sa malicieuse prestation : « Il apportait à son rôle une authenticité difficile à exprimer pour un professionnel. » Cécile Mury, 2020.
Depuis qu’il a quitté son poste d’avocat général, Paul Biegler (James Stewart) occupe son temps à la pêche, daignant à l’occasion prendre une affaire sans grande importance pour maintenir à flot son cabinet. Son confrère Parnell McCarthy, lui-même en retrait de la vie judiciaire, a sombré dans l’alcoolisme. Ainsi chacun vaque à ses activités. C’est ainsi que Biegler accepte de prendre la défense d’un militaire, Frederick Manion (Ben Gazzara), suspecté d’avoir assassiné, de sang-froid semble-t-il, l’homme qui a violé son épouse (Lee Remick). Biegler et Parnell plaident non coupable, arguant que Frederick a tué sous l’emprise d’une « impulsion irrésistible » et non d’un désir de vengeance.
Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder, 1959) compte parmi les plus beaux films d’Otto Preminger et du cinéma classique américain, qui vit à la fin des années 50 ses dernières heures de gloire. Ce chef-d’œuvre du film de procès offre à James Stewart un de ses plus grands rôles. Autopsie d’un meurtre décortique la machine judiciaire et dresse le portrait d’un avocat qui met tout son professionnalisme et son intelligence au service d’une cause qui ne les mérite pas. La splendeur de la mise en scène et de la photographie allient sophistication hollywoodienne et souci du réalisme, en privilégiant des décors naturels. Preminger réunit une distribution éblouissante où James Stewart donne la réplique à des comédiens extrêmement talentueux issus de la nouvelle génération comme Ben Gazzara, Lee Remick ou George C. Scott. Le cinéaste ne résiste pas à la tentation d’intégrer des éléments triviaux ou scabreux à une histoire centrée sur un viol et la sexualité d’une jeune femme. Le plus important demeure la générosité et l’humanisme d’Autopsie d’un meurtre, qui démontre qu’il vaut mieux innocenter un coupable que de condamner un innocent. L’autre leçon du film consiste à faire l’éloge de personnages ordinaires mais positifs, qui accèdent à la grandeur par leur attachement à une cause qui leur semble juste, et par leur amour du travail bien fait. Preminger fait ici de la maîtrise, son beau souci de cinéaste, le sujet même de son film, doublé de sa critique. C’était, il me semble, le film préféré de Serge Daney. Olivier Père, 2019.
LA DAME DE SHANGHAI
The Lady from Shanghai
d’Orson Welles, 1948, US, 1h27, Noir et Blanc
avec Rita Hayworth, Orson Welles…
RÉSUMÉ : Un marin, Michael O’Hara, rencontre une jeune femme d’une grande beauté, Elsa Bannister, qui l’embarque sur le yacht de son mari, un avocat célèbre, pour une longue croisière qui, de New York, les emmène à Acapulco puis à San Francisco. Michael est soupçonné d’un meurtre, mais il découvre que la criminelle n’est autre que la jeune femme dont il est amoureux.
POINTS DE VUE : Le film se termine dans le quartier chinois de San Francisco, avec la fameuse séquence de poursuite dans une galerie des glaces renvoyant l’image multiple des deux principaux protagonistes, enchainés dans une histoire d’amour-passion et de crime, où la femme montrée comme sublime se révèle un monstre, une mangeuse d’hommes dévorée par l’appât de l’argent. Dictionnaire des films, 1995.
Orson Welles a sans doute tourné ce film, adapté d’un roman assez faible, avec l’idée de prouver à Hollywood qu’il était capable de faire un film à succès, en employant une star comme Rita Hayworth (laquelle était alors sa femme). Le résultat fut loin de convaincre les studios. La Columbia, plutôt réservée, attendit de sortir Gilda de Charles Vidor, qui élèvera Hayworth au rang de star, avant de se risquer à exploiter le film de Welles…
Il n’en reste pas moins que La Dame de Shanghai est un beau film qui dégage une impression étrange, troublante, du fait de la relation tumultueuse entre les deux personnages principaux : un mélange d’amour et de manipulation. Le récit doublé du commentaire en voix off ajoute beaucoup à l’étrangeté du film. Truffaut écrivait à ce sujet : « Si l’on regarde le film en écoutant les informations données par la voix off (le commentaire prononcé par Orson Welles), on s’aperçoit que le scénario est beaucoup plus simple qu’il n’en donne l’impression : toute l’histoire s’inscrit dans un itinéraire marin qui va de New York à San Francisco en passant par les Caraïbes et une escale à Acapulco ! L’écriture du script est très professionnelle, chaque scène se termine par un gag visuel ou sonore, l’action ne reste jamais en repos ». On se souvient également de la composition des deux personnages secondaires : Everett Sloane qui joue le mari de Rita Hayworth, figure mêlant puissance et infirmité (il marche en s’aidant de deux cannes) et Glenn Anders qui, dans le rôle de George Grisby, est chargé de tendre un piège au naïf Michael O’Hara. Serge Toubiana, 1995.
« Il est évident qu’on sentait venir le danger. Moi pas. » Ainsi commence l’un des polars les plus troublants de l’histoire du cinéma, aussi célébré aujourd’hui qu’il a été honni à sa sortie. On lui reprochait alors tout et n’importe quoi : l’intrigue, prétendument incompréhensible. Et les cheveux courts et blonds de Rita Hayworth !
Génial et inspiré, Welles fait pourtant de son épouse de l’époque un monument d’érotisme, qu’elle soit étendue, presque nue au soleil, ou sur le yacht de son mari, vêtue d’une casquette d’amiral et veste assortie... Comme à son habitude, il filme en très gros plan des visages et, à l’arrière-plan, des espaces infinis. C’est que les êtres humains, pour lui, restent des estropiés. Certains le sont au sens propre, comme l’avocat milliardaire, d’autres, comme Rita, au figuré, ourdissant des complots dans lesquels ils se piègent eux-mêmes. Conçu comme un cauchemar parfois grotesque, le film se justifie rien que par la célèbre séquence des miroirs. Une scène superbe où les méchants ne font que s’auto- détruire, en fait, dès lors qu’ils essaient de s’entretuer. Pierre Murat, 2019.
Orson Welles a édifié sa propre légende – orale – par l’intermédiaire de fables et de récits souvent fantaisistes au sujet de la genèse de ses films. L’idée de La Dame de Shanghai provient en réalité du réalisateur William Castle – qui deviendra par la suite célèbre pour ses films d’horreur de série B – qui avait écrit un traitement à partir d’un roman de Sherwood King. Mais Harry Cohn le directeur de la Columbia préféra confier le projet au « Wonder boy » Orson Welles – qui entre temps se l’était approprié – et Castle n’obtiendra que le poste de producteur associé.
L’intrigue de La Dame de Shanghai, alambiquée à souhait, n’est pas plus incompréhensible que la plupart de celle des grands classiques du film noir des années 40. On y reconnaît le style baroque de Welles, la mise en scène est superbe même si le cinéaste tempère sa fougue expérimentale qu’il ne libère réellement que dans la fameuse scène finale du palais des glaces, onirique et très influencée par le caligarisme.
Si Rita Hayworth y interprète un archétype de la femme fatale, le cinéaste remplit son personnage d’annotations autobiographiques, sur la trahison, la dépendance et la déception amoureuse : le couple est en instance de divorce, la star hollywoodienne épousée en 1943 n’était pas le premier choix du cinéaste mais sa présence dans La Dame de Shanghai devient un puissante attraction publicitaire – qui n’empêchera pas le film d’être un échec commercial, à l’instar de nombreux autres chefs-d’œuvre de Welles. L’idée de sacrifier la longue chevelure rousse de « la plus belle femme du monde » pour une coupe courte blonde oxygénée passa pour un sacrilège, voire un règlement de compte. Il n’empêche que Rita Hayworth est somptueuse – et vénéneuse – dans La Dame de Shanghai et que son futur ex-époux lui a offert, davantage qu’un cadeau de rupture – l’ambiance sur le plateau fut paraît-il exécrable – le plus beau rôle de sa carrière (avec bien sûr Gilda de Charles Vidor).
Le film baigne dans un climat de fin du monde et témoigne de préoccupations qui vont au-delà de son intrigue, et que Welles signifie au détour de certain dialogues : les protagonistes pensent que l’apocalypse est proche, que des millions de bombes vont détruire les villes...
Welles y incarne un aventurier américain qui a tué un espion franquiste lors de la Guerre d’Espagne et se retrouve face à des compatriotes fascistes qui ont combattu dans le camp adverse. Les fantômes de la Seconde Guerre mondiale et l’angoisse d’un conflit atomique rôdent dans le film où, comme souvent chez Welles, les convictions politiques du cinéaste ne sont pas difficiles à décrypter. Le thème de la corruption, très présent dans son œuvre, se retrouve dans La Dame de Shanghai et fera sa réapparition, de manière encore plus centrale, dans La Soif du mal, neuf ans plus tard. Olivier Père, 2015.
LE SIXIÈME SENS
Manhunter
de Michael Mann, 1986, US, 1h58, Couleurs
avec William Petersen, Kim Greist, Joan Allen…
RÉSUMÉ : Will Graham a démissionné voilà trois ans de la police criminelle. Mais aujourd'hui, Crawford, son ancien collègue, le supplie de reprendre du service. Un tueur psychopathe a déjà décimé deux familles et le talent particulier dont fait preuve Graham pour débusquer ce type de criminels est indispensable à la police. Afin de mener à bien ses enquêtes, l'ancien policier avait en effet pour habitude de s'identifier totalement au meurtrier. Malgré le danger que cela représente pour son équilibre psychologique, Graham accepte la proposition de Crawford. Faute de piste tangible, il commence par interroger Lektor, un criminel qu'il a mis sous les verrous, et qui semble prêt, du fond de sa cellule, à lui prêter main-forte...
POINTS DE VUE : C’est sans doute le plus inconfortable (et peut-être le meilleur) des films de tueurs en série. Michael Mann se lance avec beaucoup de fièvre et de talent dans les vertiges du thriller high-tech. Davantage qu’un manifeste esthétique, ce film est une aberration fascinante, un « sens interdit ».
Attention à ne pas confondre ce « sixième sens » millésime 1986 avec celui de Shyamalan et Bruce Willis. Le titre original est Manhunter, d’après le roman Dragon rouge de Thomas Harris soumis en 2002 à une nouvelle version plus commerciale et plus conforme aux souhaits du producteur Dino de Laurentiis, déjà aux manettes du projet tordu de Michael Mann. Le film demeure un sommet visuel de cette décennie (80’s). Accusé à l’époque de sacrifier à l’esthétique MTV, Mann signe un film à la sophistication beaucoup plus complexe, en phase avec la noirceur vertigineuse de son histoire.
Le Sixième Sens est emblématique du style de Michael Mann, transfuge de la télé qui a transformé ses premiers longs métrages de cinéma en laboratoires visuels et sonores, avec une prédilection bizarre pour les lumières électriques, les couleurs fluorescentes et les musiques planantes. Mann opère un curieux mélange d’artifices empruntés à la télévision, au clip et à la publicité et d’autres en provenance directe de l’art contemporain et de la modernité européenne. La recherche systématique de l’esthétisme débouche sur une déréalisation du moindre plan, et une discussion dans un supermarché entre un père et son fils se transforme en œuvre d’art hyperréaliste. Mann est un technicien perfectionniste mais c’est aussi un connaisseur de peinture, de photographie, d’architecture. Son érudition artistique se double d’une curiosité pour les technologies nouvelles, ce qui lui permet d’inventer des scènes stupéfiantes d’action ou d’ambiances nocturnes. Au-delà de l’obsession formelle, de quoi parle ce Sixième Sens ? Le récit s’articule autour du thème de l’identification du flic avec l’assassin qu’il traque. Cette déviance pathologique, déjà illustrée par plusieurs films « borderline » (Cruising, The Element of Crime, La Corde raide) est devenue ici une méthode de travail particulièrement dangereuse pour le héros, agent du FBI qui risque à chaque nouvelle enquête sa vie mais aussi sa santé mentale. Le héros du Sixième Sens se projette dans la tête d’un tueur en série afin de comprendre ses motivations et d’anticiper ses prochains mouvements. Cette sensation de vertige provoquée par la proximité du Mal est rendue palpable par la mise en scène de Michael Mann. C’est, après le cuisant échec de La Forteresse noire, étrange et fumeuse tentative d’horreur post gothique, le véritable film monstre du cinéaste, qui explore sans filet des territoires psychiques et visuels dangereux, ouvrant la voie aux plus fortunés (question succès critiques et publics) Seven et Le Silence des agneaux, qui donnera la vedette au personnage d’Hannibal Lecter, ici en « guest star » pour sa première apparition cinématographique (sous le nom de Lecktor). C’est l’Ecossais Brian Cox qui prête ses traits au génie du crime amateur de chair humaine, alors que Mann souhaitait confier le rôle au cinéaste William Friedkin. Le même Friedkin qui accusera Le Sixième Sens d’avoir tout piqué à son Police fédérale, Los Angeles, tourné quelques mois plus tôt et autre thriller emblématique des mid 80’s, à commencer par son comédien principal William Petersen, remarquable dans les deux films. Olivier Père, 2017.
Sorti en 1987, "Le Sixième Sens", de Michael Mann, constitue la première adaptation des romans de Thomas Harris. Ces romans ont pour personnage emblématique le fameux docteur Hannibal Lecter (apparu dans Dragon Rouge). La version longue est le montage final voulu par le réalisateur.
Il faut regarder cette adaptation sans penser au chef d’oeuvre de Jonathan Demme, "Le Silence des Agneaux" (avec Anthony Hopkins dans le rôle du docteur Lecter). Le film de Michael Mann lui est antérieur de quelques années (au moment où Mann était totalement impliqué dans la série « Deux flics à Miami »). Certes, "Le Sixième Sens" est peut-être moins connu que sa suite. Il peut donc éventuellement souffrir de la comparaison. Pourtant, il faut le voir avec un œil neutre. Ce qui n’est pas facile à première vue on en conviendra. "Le Sixième Sens" dénote tant par rapport à sa suite.
En effet, les deux œuvres sont très différentes sur le fond. Jonathan Demme basait son film sur l’affrontement entre Lecter et l’enquêtrice du FBI Clarice Starling. Michael Mann, lui, ne propose pas vraiment d’affrontement direct. Le docteur Lektor (et non Lecter comme dans ses suites) n’apparait que peu de fois. Bien sûr il est sollicité par l’agent Will Graham afin de l’aider à percer l’esprit d’un tueur. Toutefois, son rôle n’est pas central (l’interprétation de Brian Cox a donc moins d’impact sur le spectateur que celle, fabuleuse et plus fouillée, d’Anthony Hopkins).
"Le Sixième Sens", dont parle le titre, est celui de Will Graham. Sa capacité à se mettre dans l’esprit du tueur afin de l’appréhender, au risque de se perdre, tant cette mise en abime présente des dangers pour lui. Il a cette obsession de déchiffrer le mode de pensée et d’action pour arrêter le tueur (le fameux dragon rouge qui donne le titre au roman).
Le tueur, justement, est un personnage qui intéresse beaucoup le réalisateur notamment dans la seconde partie du film. Il est interprété avec beaucoup de talent par Tom Noonan (il reprendra un rôle semblable dans « Last Action Hero » de John Mac Tiernan). Ses apparitions impressionnent par son physique imposant et son visage qu’il cache derrière son bas.
La première fois qu'on le devine à l'écran, il séquestre un journaliste et c'est un véritable choc ! Une scène en particulier parvient à nous montrer le combat qu’il mène afin de mettre en évidence une part cachée, normalisée, de sa personnalité. Pourtant, il tombe sous le charme d’une jeune aveugle qu’il l’emmène chez un vétérinaire voir un tigre...
"Le Sixième Sens" porte déjà la patte de Michael Mann. Il porte son obsession concernant l’utilisation des couleurs et des filtres colorés (une partie de l'équipe vient de la série « Deux flics à Miami »). Le blanc, d’abord, qui place les lieux et personnages clés (hôpital psychiatrique, lieu de travail, tenue de Lektor et celle du tueur). Le vert sombre, ensuite, qui montre la progression de l’intrigue, la peur, la tension. Le bleu, enfin, (la couleur-maître du metteur en scène) qui fait éclater la violence. Quand ? Lors de la scène-clé. Celle du final. Celui qui délivre Graham de l’esprit du dragon rouge.
On l’aura finalement compris. Le film de Michael Mann se doit d’être considéré comme majeur dans sa filmographie. Une œuvre-culte dont la vision hypnotique est toujours un plaisir et qui n’a rien a envier à la suite signée Jonathan Demme. Yann Vichery, Le quotidien du cinéma.
Le Sixième sens est basé sur un roman de Thomas Harris, qui devait être initialement porté au cinéma par Roman Polanski. Sorti l’été 1986 aux Etats-Unis, il connaîtra un échec flagrant, avant de remporter un joli succès d’estime en Europe. Sans doute le style froid et détaché de Michael Mann, proche de celui du Bob Rafelson de La Veuve noire (autre échec commercial la même année), n’est-il pas étranger au rejet d’un certain public américain. Ici, point de poursuites rocambolesques, d’effets spéciaux sanguinolents ou de précipitation dans le rythme narratif. Thriller aussi glacé et glacial que le verre des miroirs brisés par le psychopathe, Le Sixième sens s’attarde sur les doutes et les ambiguïtés du flic psychologue, s’identifiant au criminel pour mieux cerner ses motivations et retrouver sa trace. Outre La Veuve noire, qui peignait les relations troubles entre Debra Winger et Teresa Russell, l’on songe aussi à Mortelle randonnée de Claude Miller, autre perle noire narrant la protection d’une Isabelle Adjani plus que déviante par un Michel Serrault en borderline. Pourtant, on ne décèlera aucune collaboration manifeste ni implicite entre le policier (le météore William Petersen), et le tueur en série, bien campé par Brian Cox, et dont le personnage de Hannibal Lecter (ici : Lektor) sera repris par Anthony Hopkins sous la direction de Jonathan Demme. Le Sixième sens est aussi l’occasion d’apprécier la magnifique photo des films de Mann, mettant en valeur un décor en parfaite symbiose avec la tension de l’intrigue policière : éclairages bleutés, villas cossues d’une blancheur immaculée, plages dépouillées et discrètement colorées, à l’instar des plans de paysage parsemant Heat, Révélations ou Collateral. La seule réserve serait une musique rock omniprésente (B.O. des Reds et de Shriekbak), sans doute le seul élément à avoir mal vieilli. Autrement, cette œuvre incisive et sophistiquée, dont la sécheresse pourra déconcerter, annonce le courant de la nouvelle génération de thrillers portés par des artistes aussi doués que David Fincher, Bryan Singer ou James Gray. Gérard Crespo, 2018.
LA BAIE SANGLANTE
Ecologia del delitto
de Mario Bava, 1971, Italie, 1h27, Couleurs
avec Claudine Augier, Laura Betti, Isa Miranda…
RÉSUMÉ : Les riverains d’une jolie baie, qui pourrait être le lieu idéal d’une juteuse opération immobilière, meurent assassinés les uns après les autres.
POINTS DE VUE : Meurtres en série pour une sombre affaire d’héritage. L’ex-chef opérateur converti à la réalisation filme ici des images sadiques et éprouvantes. Dictionnaire des films, 1995.
La Baie sanglante (Ecologia del delitto, 1971) demeure l’un des films les plus importants, et novateurs de Mario Bava. Le cinéaste radicalise son propos et tourne le dos au fantastique gothique pour ouvrir la voie de l’horreur moderne.
Une histoire cruelle et des personnages cupides, une succession de meurtres sanglants servent de prétexte à une étude quasi entomologique des pulsions humaines. Nous sommes en 1971 et Bava se distingue de ses confrères du cinéma populaire italien, en train d’essorer le filon du « giallo » et du film de machination. Nous sommes loin des productions de Luciano Martino et même des titres fondateurs de Dario Argento. Bava recule les limites de la représentation de la violence et met en scène treize meurtres qui se caractérisent par leur cruauté et leur imagination sadique. Cette accumulation – et la complaisance dans les détails « gore » – a permis d’affirmer que La Baie sanglante était un film précurseur de la mode du « slasher » qui allait envahir le cinéma d’horreur anglo-saxon avec des films comme La Nuit des masques, Vendredi 13, leurs suites officielles et leurs imitations. Malgré les apparences, Bava ne se contente pas d’appliquer à son film un programme purement mécanique, où la mort serait délivrée avec méthode et froideur, par une entité masquée et anonyme. La véritable rupture de La Baie sanglante réside dans l’absence de personnage positif auquel le spectateur pourrait s’identifier, ou tout simplement ressentir de l’empathie. Nous assistons médusés à une série de meurtres sans jamais trembler pour les victimes, présentées comme des pantins écervelés (le groupe de hippies) ou des individus ignobles (les habitants de la baie et leurs adversaires). C’est cette impossibilité à ressentir la moindre émotion devant l’élimination systématique de tous les protagonistes du film qui provoque un sentiment d’écœurement, et exprime la profonde misanthropie de Bava. Il serait néanmoins inexact de prétendre que Bava renonce au scénario traditionnel qu’il remplace par une succession froide et arbitraire de mises à mort. La Baie sanglante demeure une histoire de machination où des hommes et de femmes s’entretuent pour la possession d’une baie, laissée à l’abandon par ses propriétaires mais véritable mine d’or pour les promoteurs immobiliers. Plusieurs retours en arrière viennent éclairer les motivations et le modus operandi des assassinats dans le dernier quart du film, à la construction assez virtuose. La complexité des plans machiavéliques des différents auteurs des meurtres est tournée en dérision par Bava qui réduit à néant les efforts malhonnêtes de ses personnages, égaux devant la mort. La pirouette finale conclut par l’absurde une ronde macabre qui ne peut s’arrêter qu’avec la suppression physique des derniers survivants. Le cynisme de Bava se double d’un dégoût pour l’humanité qui le conduit à célébrer la nature sauvage et les animaux, pas encore souillés par la civilisation. Habitué à diriger des acteurs en bois, Bava s’entoure ici de comédiens talentueux (Luigi Pistilli, Leopoldo Trieste, Laura Betti...) qui participent par leurs jeux de masques à la réussite du film. La BO lancinante du génial Stelvio Cipriani apporte un contrepoint tantôt angoissant, tantôt dérisoire au jeu de massacre de Mario Bava. Olivier Père, 2019.
PULSIONS
Dressed to Kill
de Brian De Palma, 1980, US, 1h46, Couleurs
avec Michael Caine, Angie Dickinson, Nancy Allen…
RÉSUMÉ : Kate Miller, une épouse frustrée, se confie à son psychiatre, le docteur Robert Elliott, avant de se rendre dans un musée. Au détour d'une salle, elle aperçoit un homme qui lui plaît. Après un long chassé-croisé, alors qu'elle s'apprête à renoncer, elle retrouve l'objet de son attention dans un taxi. Le soir, après avoir quitté l'appartement du jeune homme, Kate s'aperçoit qu'elle y a oublié sa bague. Elle remonte la chercher, sans savoir qu'une main gantée, refermée sur un rasoir, l'attend dans le noir. Seule une call-girl, Liz, que le hasard a fait passer par là, a aperçu une grande femme blonde sur les lieux du drame. Maigre indice. La mystérieuse meurtrière se met à suivre Liz...
POINTS DE VUE : Sur un scénario remarquable, qui ménage habilement la surprise et le suspense, Brian De Palma propose une brillante variation sur les structures et les thèmes hitchcockiens. Allusions et citations fourmillent : Psychose, Vertigo et Les Trente-Neuf Marches… La brutalité du meurtre inattendue de Kate Miller, le voyeurisme de la caméra, les souples travellings lors de la visite du musée, sont autant de points de repère pour définir cet hommage qui entre en osmose avec la propre dialectique de l’auteur : le dédoublement, la psychanalyse, le cauchemar. Gérard Lenne, 1995.
Kate Miller raconte au Dr Elliott ses fantasmes. Puis elle croise un homme qui l'attire. Ils finissent par faire l'amour. Cette incartade se terminera mal...
« Je voulais tourner un film dans lequel, à l'instar de Psychose, on s'attache à décrire minutieusement un personnage qu'on tue ensuite... », déclare De Palma. Durant une demi-heure, Pulsions est un long clin d’œil à Hitchcock, mais le reste s'en démarque. De Palma aime faire du spectateur un voyeur. Entièrement fondé sur une sexualité réprimée, agressée et condamnée, le film aboutit à une violence libératrice que l'on ne peut désamorcer qu'en entretenant un rituel (la tueuse « s'habille pour tuer », comme l'indique le titre original). Pur suspense, vaguement psychanalytique et érotique, ce film rassemble avec brio tous les tics du réalisateur (surenchère de virtuosité technique, esbroufe) et ses thèmes (manipulation, double...). Si l'on veut se laisser porter par le jeu, on est bluffé par son habileté à nous conduire d'une piste à l'autre, en entretenant notre angoisse par plusieurs scènes chocs. Philippe Piazzo, 2007.
Dans les films de De Palma, et dans Pulsions en particulier, l’important est de savoir mourir en beauté. Une héroïne hawksienne sur le retour (Angie Dickinson), maquillée en héroïne hitchcockienne sur le retour, est assassinée dans un ascenseur par une tueuse androgyne. Les deux blondes avaient le même psy. Il est interprété par Michael Caine, acteur anglais blond célèbre pour avoir refusé de jouer l’obsédé sexuel psychopathe de Frenzy, le dernier film d’Alfred Hitchcock tourné en Grande-Bretagne, et chef-d’œuvre malade du maître. Il y a aussi Nancy Allen, la petite amie de De Palma au moment du tournage, abonnée aux rôles de putes au grand cœur. Et Keith Gordon, l’étrange adolescent attardé des années 80 qui après des rôles chez De Palma et Carpenter (Christine) deviendra cinéaste.
Pulsions est le titre français de Dressed to Kill de Brian De Palma. Le titre original signifie littéralement « habillé pour tuer » – et dévoile pour le coup la surprise finale que réserve le film aux rares spectateurs innocents, – mais on peut surtout traduire « Dressed to Kill » par « être sur son trente et un ». Le titre français est un bon titre, mais le titre américain ne trompe pas sur la marchandise et désigne à la perfection le travail de De Palma, qui semble dire : « Je vais vous en mettre plein la vue, et habiller mon film des plus beaux mouvements de caméra, malgré un scénario de camelote, puritaine de surcroît (jouissance = mort) ». Pulsions emprunte beaucoup à Psychose (le meurtre de l’héroïne en début de film, le tueur travesti) et à Sueurs froides (la scène du musée). De Palma aime alterner les passages paroxystiques de violence ou d’émotion avec de longues plages d’attente, musicales et silencieuses, qui sont souvent des scènes de filature ou de voyeurisme. On touche là à la fameuse inspiration hitchcockienne du cinéaste, qui a réalisé une série de films (de Sœurs de sang à Body Double) entre pastiche et relecture postmoderniste autour des chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Malin, De Palma signe avec Pulsions deux films en un : un thriller tape-à-l’œil et une réflexion mélancolique sur la perte d’aura du cinéma hollywoodien, condamné à subir les outrages de jeunes cinéphiles pervers.
Conclusion : Pulsions est parvenu à racoler les spectateurs de doubles programmes sexy sur la 42ème rue et séduire le public cultivé d’une salle de musée d’art moderne parisien. Pour les Américains, Pulsions est un film d’exploitation de luxe, du super William Castle à base de changement de sexe et de meurtre au rasoir (souvenez-vous d’Homicidal). En France, c’est un chef-d’œuvre maniériste, une leçon de mise en scène. Olivier Père, Arte.
FONDU AU NOIR
Fade to Black
de Vernon Zimmerman, 1980, US, 1h40, Couleurs
avec Dennis Christopher, Linda Kerridge…
RÉSUMÉ : Coursier dans une société de distribution de films, méprisé par ses collègues, Eric se réfugie dans ses rêves de cinéma lorsqu'il regarde de vieux films, seul dans sa chambre, jusqu’au jour où il passe à l’action, de manière singulièrement efficace...
POINTS DE VUE : Un jeune schizophrène décide de faire le vide autour de lui en supprimant les irritants qui l’entourent. Pour chaque meurtre, Eric se grime en personnages célèbres du septième art. Car le meurtrier est cinéphile…
Dénonciation impitoyable des mirages du cinéma et de la confusion possible entre la réalité et sa représentation, Fondu au noir s’enfonce dans les méandres sordides des loosers. Ceux qui, à force d’échecs et d’humiliations, sombrent dans la démence. Les icônes d’Eric sont les psychopathes de l’écran : Richard Widmark dans Kiss of Death (Henry Hathaway, 1947), James Cagney dans White Heat (Raoul Walsh, 1949) ou Christopher Lee dans Dracula...
Le film côtoie souvent le fantastique et reste perpétuellement dérangeant. Telle cette scène de vraie horreur où le tueur, déguisé en Dracula, égorge une prostituée dans la nuit colorée de L.A. Étrange apparition, aussi, de Mickey Rourke en jeune voyou… On pense, par moment, au remarquable Martin de Romero, mais le film fonctionne parfaitement comme entité propre.
Slasher movie, entre parodie et sérieux, Fondu au noir est une œuvre bizarre, rarement drôle, mais toujours passionnante. Un vrai film culte. Sébastien Miguel, Plans Américains.
Avec Fondu au noir, le réalisateur et scénariste Vernon Zimmerman nous offre un slasher d’un genre très spécial, très éloigné de la tendance amorcée avec La Nuit des masques et surexploitée par la saga Vendredi 13 et ses imitations. Le sous-genre déjà formaté des psycho-killers était pourtant alors en plein essor. Eric Binford, cinéphile invétéré fan de polars des années 30 et 40 et de films d’épouvante, vit avec sa tante Stella, qui s’occupe de lui depuis la mort de sa mère. Il travaille dans un laboratoire de cinéma et passe tout son temps libre à regarder des films. De brefs extraits de longs-métrages en noir et blanc traduisent ses états d’âme, avec une décennie d’avance sur la série Dream On qui fera de ce mécanisme narratif son leitmotiv. L’Étrange créature du lac noir, Le Carrefour de la mort, La Nuit des Morts-Vivants ou Le Cauchemar de Dracula se bousculent ainsi dans sa tête et érodent peu à peu sa perception de la réalité.
Un jour, Eric fait la connaissance d’une ravissante jeune femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Marilyn Monroe. Mais un soir où elle lui pose un lapin, poussé à bout par sa tante paralytique, il tue cette dernière comme dans l’extrait du Carrefour de la mort qu’il est en train de regarder et bascule dans la psychose. Il passe alors de l’autre côté de l’écran pour se transformer en une sorte d’ange exterminateur référentiel. Maquillé comme Bela Lugosi dans Dracula, il provoque la mort d’une jeune femme dont il suce ensuite le sang. Déguisé en cowboy masqué, il vide le chargeur de son pistolet sur son collègue Richie (joué par un tout jeune Mickey Rourke !). Costumé comme Lon Chaney Jr dans les séquelles de La Momie, il provoque la crise cardiaque de son patron. Déguisé en mafieux d’un autre âge, il mitraille un producteur qui lui a volé une idée de film. Le film s’offre aussi un hommage appuyé à Psychose, et notamment à l’incontournable séquence de la douche. Le jeune homme s’inspire ainsi des héros du cinéma qui l’obsèdent pour se créer des alter-égo agressifs capables de prendre sa revanche à sa place, de le venger de ceux qui l’ont trahi, frustré ou humilié. Et tandis qu’il se livre à une croisade sanglante, un psychologue intègre un commissariat pour mener l’enquête.
Le miroir aux illusions
Même s’il manque parfois de finesse et s’encombre au cours de sa première partie de dialogues explicatifs laborieux (comment est morte la mère d’Eric, comment sa tante est devenue paralytique, pourquoi elle a hérité de sa garde), Fondu au noir exerce une certaine fascination. La prestation de Dennis Christopher (révélé dans La Bande des quatre de Peter Yates) est franchement étonnante. Son désespoir face à un grand écran blanc, lorsqu’il semble réaliser qu’il ne s’agit que d’un tissu à projeter des illusions, est presque palpable. En toute logique, le climax se déroule dans un cinéma, en l’occurrence le fameux Chinese Theater sur Hollywood Boulevard, et nous renvoie à celui de King Kong, dont il reprend le caractère inéluctable et pathétique. Ce sera le seul véritable titre de gloire de Vernon Zimmerman, qui disparaîtra du paysage hollywoodien après ce coup d’éclat insolite. Gilles Penso, Films Fantastiques.
DÉSIRS HUMAINS
Human Desire
de Fritz Lang, 1954, US, 1h30, Noir et Blanc
avec Glenn Ford, Gloria Grahame…
RÉSUMÉ : De retour de Corée, Jeff Warren retrouve son poste aux chemins de fer. Il apprend par hasard que son vieil ami et collègue Carl Buckley, un homme au caractère emporté et violent, a 3 assassiné l'amant de sa femme Vicky. Jeff se demande s'il doit livrer son ami aux autorités. Mais il n'en fait rien car il tombe follement amoureux de la belle Vicky, une femme fatale au charme vénéneux. Rapidement, Jeff et Vicky deviennent amants et vivent une intense passion. Mais Vicky a de sombres projets quant à l'avenir de son époux. Elle réussit à convaincre Jeff de tuer Carl...
POINT DE VUE : Revenu de la guerre de Corée, Jeff Warren retrouve l’Amérique et son métier de cheminot. Il est amoureux d’une femme mariée, Vicky, et, pour protéger cette dernière, devient complice d’un assassinat. C’est la deuxième fois (après La Rue rouge, remake de La Chienne, en 1945) que Fritz Lang tourne en Amérique un film déjà réalisé, en France, par Jean Renoir. Tout différencie, pourtant, les deux cinéastes : La Bête humaine était sensuel (grâce au fabuleux couple Jean Gabin-Simone Simon), et dénonçait l’exploitation de la classe ouvrière. Dans Désirs humains, les rapports entre Glenn Ford et Gloria Grahame sont plus crus, plus sexe. Leur cruauté correspond à la rigueur presque mathématique de la mise en scène.
Pour le réalisateur de M le Maudit, l’être humain est double — les reflets d’un store zèbrent de noir et blanc le visage et le corps de Gloria Grahame. Il est aussi totalement dénué de libre arbitre, conditionné par l’entourage et l’atavisme. En ce sens, Lang l’austère est bien plus fidèle à Émile Zola que Renoir l’épicurien. Pierre Murat, 2019.
PREMIÈRE DÉSILLUSION
The Fallen Idol
de Carol Reed, 1948, GB, 1h35, Noir et Blanc
avec Michèle Morgan, Ralph Richardson…
RÉSUMÉ : En l’absence de ses parents, Philippe, le fils d’un ambassadeur à Londres, est confié au majordome Baines qui lui raconte de merveilleuses aventures vécues en Afrique. Marié, Baines a pour maîtresse Juilie, une secrétaire d’ambassade qui rencontre l’enfant. Mrs Baines, jalouse, meurt accidentellement et Philippe croit que son grand ami l’a tuée. Il s’embrouille lorsque la police l’interroge et découvre alors que Baines n’est jamais allé en Afrique. Première désillusion qu’il oublie dès le retour de ses parents.
POINTS DE VUE : L’univers des adultes vu par un jeune garçon à l’imagination débordante, qui a fait de son majordome un héros. Grâce à son sens du détail et au travail de son cameraman Georges Périnal, Reed a composé un thriller passionnant qui respecte la spontanéité du petit Bobby Henrey (fils du romancier Robert Henrey). Jean-Charles Sabria, Critique et Historien de cinéma, 1995.
De Carol Reed, on connaît surtout le fameux Troisième Homme, parangon du polar expressionniste, et Oliver, son adaptation musicale du roman de Dickens. Plus rare est cette Première Désillusion, qui partage avec le premier le même scénariste, Graham Greene, et avec le second, les thèmes de l’enfance et de l’apprentissage.
L’ambassadeur de France à Londres part en voyage. Comme d’habitude, il confie les clés de la maison et Philippe, son fils d’une dizaine d’années, au majordome Baines. La complicité entre le fils du diplomate et le domestique est renforcée par leur mutuelle désaffection pour Mme Baines, gouvernante tyrannique, épouse glaciale. Leur relation se resserre encore quand l’enfant fait la connaissance de Julie, que Baines lui présente comme sa « nièce ». Mais quand ladite nièce a les yeux de Michèle Morgan, seul un enfant de 10 ans peut tomber dans le panneau...
C’est l’histoire de la perte d’une innocence. Du passage au monde des adultes. Carol Reed manie toujours avec la même virtuosité le clair-obscur et glisse de réjouissants sous- entendus coquins (au commissariat, quand Philippe révèle qui est son père, une prostituée s’écrie : « Mais je connais bien ton papa ! »). So british. Jérémie Couston, 2021.
Inexplicablement, cette première collaboration entre Graham Greene et Carol Reed, après un beau succès en salles, a sombré dans l’oubli au contraire de la suivante, Le troisième homme, qui demeure dans la mémoire des cinéphiles. Peut-être est-ce dû à l’absence de têtes d’affiche, ou plus probablement au fait que le film ne peut être enfermé dans un genre particulier. Ce n’est pas vraiment un film policier, ni une romance. Car si ces deux éléments sont présents à travers les soupçons sur la mort de Mme Baines et la liaison entre son mari et Julie comme à travers l’intrusion et les questions des agents, on sent que Reed ne s’y intéresse pas. Les dialogues amoureux sont bien plats, et l’accident de Mme Baines est présenté sans ambiguïté ; non, si le cinéaste a adapté et développé une nouvelle de Graham Greene, c’est certainement parce qu’il y a vu une occasion d’explorer un problème de point de vue.
Dès la première image, un plan de Phil, le fils d’ambassadeur resté seul, derrière les barreaux d’une rampe, Reed annonce son projet : pour l’essentiel, c’est par ce témoin curieux que nous serons informés ; c’est Phil qui découvre par hasard la liaison de Baines, le majordome qu’il admire, c’est lui qui entend la dispute entre les époux, lui encore qui croit voir un meurtre par une vision parcellaire. Il y a quelque ironie à ce qu’avec les meilleures intentions du monde, le garçon enfonce son idole et fasse croire à sa culpabilité alors même qu’il cherche à le défendre. De même la fin sarcastique voit-elle Baines mis hors de cause par un indice que Phil souhaite ruiner. Car la morale élastique des adultes ne cesse de bouger, à la frontière entre vérité et mensonge (nécessaire ou nuisible), l’enfant étant perdu dans un entrelacs de paroles, à quoi correspond visuellement l’enchevêtrement de grilles, barreaux, qui ne cesse de l’étouffer. De ce point de vue, Fallen idol est une vraie réussite : Reed excelle à faire de la grande maison un terrain de jeux pour sa caméra inventive ; que ce soit par les plongées sur le vestibule ou l’importance de l’escalier extérieur, la vaste demeure se transforme en un lieu complexe, truffé de pièges et de stations d’observation. Mais c’est aussi l’endroit des secrets enfantins (le serpent que Phil dissimule) ou adultes (l’espionnage de Mme Baines, les paroles camouflées). La séquence, magnifique, qui symbolise le mieux tout ce jeu sur le camouflé est la partie de cache-cache nocturne, traitée comme un ballet d’angoisse ouvert à toutes les possibilités.
La maîtrise de Reed s’affirme constamment dans la gestion de l’espace, intérieur ou extérieur (voir la belle fuite de l’enfant dans les rues aux pavés luisants), ce qui lui permet de représenter par l’image le monde mental d’un garçon perdu, écrasé par des responsabilités qui le dépassent. Sensible, tout en finesse, le portrait qu’il trace de lui ne doit rien à une vision angélique : c’est bien un drame qui se joue, à plusieurs niveaux, et que le titre original exprime bien mieux que sa traduction maladroite.
Même si l’enquête est expédiée et pas vraiment passionnante, même si Michèle Morgan est un peu fade (mais son personnage ne l’est pas moins), Fallen idol séduit par un travail soigné sur le point de vue qui s’accompagne d’un traitement tout aussi soigné de l’image : le noir et blanc sied parfaitement à ce questionnement sur le mensonge et la vérité comme à la description d’un lieu rongé par l’ombre et le secret. On comprend décidément mal que ce film dense et plus retors qu’il n’y paraît ait subi pareille éclipse. Oubli réparé. François Bonini, 2018.
J’AI LE DROIT DE VIVRE
You Only Live Once
de Fritz Lang, 1937, US, 1h27, Noir et Blanc
avec Henry Fonda, Sylvia Sidney…
RÉSUMÉ : Condamné pour un banal vol de voiture, Eddy se promet que l'on ne l'y reprendra plus. Désormais marié à Joan, jadis l'assistante de son avocate, l'homme compte filer droit et rester loin du viseur de la justice. Mais très vite, alors qu'un braquage meurtrier vient se de produire en ville, son impressionnant curriculum vitae en fait un suspect de premier choix. Et c'est sur la base de ces soupçons totalement infondés qu'il est finalement condamné à mort par un juge peu regardant et désireux de plier l'affaire au plus vite. Incapable d'accepter un si funeste destin, il ne tarde pas à mettre au point les plans de sa future évasion...
POINTS DE VUE : Le second film américain de Lang, après Furie, décrit un univers glauque, d’essence plus métaphysique que policière, où l’individu clamant son innocence dans un monde voué au strict enchaînement des effets et des causes se rend coupable par sa révolte même. Merveilleusement servi par Henry Fonda et Sylvia Sidney, il nous offre une critique impitoyable de la société américaine, en même temps que l’une de ses rares histoires d’amour, quasi lyrique, mais aussi lucide que désespérée. Joël Magny, Critique, 1995.
Après deux ou trois vols de voiture, Eddie Taylor sort de prison, bien décidé à rentrer dans le droit chemin. Mais il se heurte très vite à la rancune de la société, pour laquelle il demeure un repris de justice. Mis à la porte de son hôtel, renvoyé de son travail, il sera entraîné à nouveau dans l'engrenage de l'illégalité...
Malgré un léger penchant pour le mélodrame romantique à l'esthétisme léché, J'ai le droit de vivre nous touche par l'actualité de son désespoir. Un plan sur des doigts mimant une scène de vol, une évasion échevelée sans effets faciles, la scène finale où l'on voit, à travers le viseur d'une carabine, Taylor, traqué, tenant son épouse dans ses bras en disent long sur le savoir-faire de Fritz Lang. A voir absolument. — Nagel Miller, 2016.
Eddie, un homme plutôt doux mais faible, a connu la prison à trois reprises pour des vols finalement assez mineurs. Il sait que la société ne lui donnera pas de nouvelle chance. Seule Joan le soutient et croit en lui malgré les réticences de son entourage, sa sœur Bonnie (Jean Dixon) et Whitney (Barton MacLane), un avocat dont elle est la secrétaire. D’ailleurs, dès sa sortie les ennuis vont s’enchaîner pour Eddie : l’expulsion de l’hôtel, le renvoi de son emploi de chauffeur routier pour un motif futile dès que son passé est révélé, et un casse de banque effectué par un ancien complice, causant plusieurs morts, et qui lui est immédiatement imputé.
Fritz Lang, pour son deuxième film américain, après sa prestigieuse carrière allemande et un passage par la France pour une seule réalisation (Liliom1934), tournait ce film policier sec et sans fioritures qui s’inspirait en partie de l’histoire de Bonnie et Clyde.
Le long métrage commence par une scène de comédie montrant dans le secrétariat du bureau de Whitney l’avocat, les plaintes renouvelées d’un épicier fâché de se voir voler chaque jour une pomme par le policier en faction dans sa rue. Le ton excessif qu’il prend pour raconter son histoire pour la énième fois amuse beaucoup Joan, la patiente secrétaire. Ce sera le seul moment de légèreté du récit. Dès l’apparition d’Eddie, on découvre un homme marqué par le destin qui semble ne pas pouvoir y échapper. Quoi qu’il entreprenne, son passé crapuleux lui est renvoyé sans ménagement, interdisant toute possibilité de rédemption. Administration, policiers ou employeurs, personne n’est prêt à lui accorder une nouvelle chance.
Fritz Lang filme avec précision la parcours funeste du couple avec son savoir-faire inimitable. On retrouve à plusieurs occasions, dans sa brillante mise en scène, l’univers expressionniste allemand hérité de ses débuts : le déroulement du casse ou encore le jeu d’ombres dans la cellule d’isolement d’une prison.
Henry Fonda campe habilement un personnage étonnamment calme, aux gestes mesurés et au sourire triste. Fabrice Prieur, 2022.
M LE MAUDIT
M
de Fritz Lang, 1931, Allemagne, 1h57, Noir et Blanc
avec Peter Lorre, Otto Wernicke…
RÉSUMÉ : Une grande ville d'Allemagne, au début des années 30. Un tueur d'enfants nargue la police depuis plusieurs semaines. Une récompense de 10 000 marks - autant dire une fortune - est promise à quiconque permettra sa capture d'une façon ou d'une autre. En vain : le mystérieux psychopathe ajoute bientôt la petite Elsie Beckmann à la longue liste de ses victimes. Contrariée par la mobilisation policière, qui perturbe fortement ses activités, la pègre décide d'intervenir. Schränker, son chef tout-puissant, est résolu à trouver le criminel au plus vite. Ainsi, les gangsters unissent leurs efforts à ceux de la police. C'est finalement grâce à un aveugle que le tueur sera démasqué...
POINTS DE VUE : Le premier film parlant de Lang est aussi l’avant-dernier qu’il réalisa en Allemagne. Tourné sous le titre initial Mörder inter uns (Les Assassins sont parmi nous), il attira l’attention des nazis qui, se sentant visés, tentèrent de le faire interdire. Pourtant, Lang s’attachait avant tout à une réflexion sur le crime et s’inspira du cas authentique de Kürten, « le Vampire de Düsseldorf ». De ce point de vue, on peut considérer le film comme une remarquable reconstitution d’un cas pathologique en même temps que la description précise des méthodes d’investigations policières et du milieu de la pègre. Si le portrait social et moral de l’Allemagne de Weimar est hallucinant, il ne faudrait pas extrapoler à l’excès l’ambition consciente de Lang, qui vise bien moins ici à dénoncer la montée du nazisme qu’il ne le fera dans Le Testament du docteur Mabuse.
Mais la puissance d’évocation de M tient moins à cet aspect documentaire qu’à l’image poétique et visuelle du cinéaste. Si le style est plus réaliste, il est encore fortement marqué par l’expressionnisme. La mise en scène est conçue comme un immense piège qui enserre peu à peu le maudit. Ombres et lumières, grilles, lignes, angles aigus, cercles, miroirs agressent et cernent l’assassin dans le labyrinthe d’un destin qui, pour n’être plus exclusivement externe, comme dans Les Trois Lumières ou les Niebelungen, n’en est pas moins implacable. Par sa souplesse d’écriture et ses thèmes (l’homme double et traqué, l’hystérie de la foule, la vengeance…), M annonce les grandes œuvres américaines de Lang et leur univers infernal, soumis à la nécessité et voué à la mort. Joël Magny, Critique, 1995.
Il paraît qu'à la sortie de M le Maudit, Joseph Goebbels nota dans son journal : « Fantastique. Pour la peine de mort. Lang sera notre réalisateur, un jour. » Contresens total : poursuivi par la police comme par les criminels, le tueur sadique de petites filles a du mouron à se faire, mais c'est la loi qui, paradoxalement, peut le sauver – à l'image d'une dernière séquence libératrice, à disserter en cours de philo.
De ce film stupéfiant, on retient la maîtrise immédiate qu'a Lang du parlant. Il réussit ici à inventer un mode d'illustration sonore qui lui est propre et ne le limite jamais : il dissocie fréquemment la bande-son de l'image, prolonge un dialogue pour le transformer en commentaire off, etc.
La première séquence – l'assassinat d'Elsie Beckmann – est une leçon de mise en scène, un montage alterné qui fait monter l'angoisse. Le tueur n'est d'abord qu'une ombre sur l'affiche qui offre une prime pour sa capture, puis une voix d'une absolue douceur. Peter Lorre, génial, apparaît, qui sifflote un refrain (le thème est tiré des Suites pour Peer Gynt, de Grieg, et il est sifflé par Lang lui-même). L'horreur se passera hors champ. Le film a la curieuse prescience d'un « nouveau mal », un noir fléau qui pourrait être assimilé au nazisme. Et Lang, convoqué par Goebbels, préféra, in fine, rejoindre Paris en train, ne pas être « leur » réalisateur. Aurélien Ferenczi, 2015.
De nos jours, on a tellement l’habitude de voir des pétards mouillés estampillés "chefs-d’œuvre" que ce qualificatif est devenu soit rébarbatif, soit galvaudé. Peu importe de toute façon : M le Maudit est au-dessus de cette simple étiquette. Après avoir signé quelques perles du cinéma allemand dont un policier nerveux (Mabuse, le joueur), une saga épique chatoyante (Les Nibelungen) et une merveille de science-fiction (Metropolis), Fritz Lang réalise avec M le Maudit son premier film parlant.
La première scène où une mère attend son enfant est un modèle d’angoisse sourde, en même temps qu’une magistrale démonstration des vertus de l’ellipse et de son pouvoir évocateur. Elle est à l’aune d’un film qui bannit le spectaculaire (il n’y a pas de suspense concernant l’identité du tueur) et préfère créer une ambiance à l’horreur exponentielle où le danger s’accroît au fil des jours et provoque la paranoïa des habitants. L’enquête des policiers piétine même si ces derniers ont recours à des méthodes sophistiquées et scientifiques afin de démasquer le tueur, comme par exemple un système d’empreintes digitales. Le cinéaste ne laisse rien au hasard, quitte à parsemer son récit de détails aussi minuscules que nécessaires.
Les personnages, dont les réactions sont très crédibles et souvent inquiétantes, témoignent de la détermination du cinéaste à imposer une ambiance urbaine. Aux antipodes des codes de l’expressionnisme, le long métrage est ancré dans un réalisme glauque qui, en filigrane, dessine l’inquiétude d’un pays en panne de lui-même. Foisonnant de qualités aussi diverses qu’indiscutables, ce grand film sur la justice expéditive impressionne. L’impact est fort et les effets, durables voire même irréversibles. Une simple vision de ce film marque au fer rouge. Mais une seconde s’impose, pour constater l’extrême robustesse de l’intrigue et la puissance ineffable de la mise en scène. Dire qu’on adore ce film relève de la litote. Romain Le Vern, 2020.
CHANTAGE
Blackmail
d’Alfred Hitchcock, 1919, GB, 1h20, Noir et Blanc
avec Anne Ondra, Sara Allgood, John Longden…
RÉSUMÉ : Frank, un inspecteur de police, se dispute avec sa fiancée. Déçue par sa vie de couple, celle-ci s'amourache d'un peintre qui, dans son atelier, veut l'agresser. Elle le poignarde pour se défendre et s'enfuit. Frank, chargé de l'enquête et ignorant tout, la soupçonne néanmoins d'être mêlée au crime. Il dissimule une preuve de sa culpabilité et affronte un maître-chanteur…
POINTS DE VUE : Le premier film parlant de Hitchcock est un morceau de choix pour les fans. Adapté d'une pièce de théâtre, il joue la carte du mélo pour tracer le portrait d'une brebis égarée nommée Alice. S'ennuyant avec son policier de fiancé, elle se change les idées avec un peintre, qui tente de la violer. Elle le tue. Son fiancé est chargé de l'enquête, mais un maître chanteur menace...
Ces personnages un peu manichéens gagnent avec Hitchcock une ambiguïté bienvenue. Ainsi, quand Alice se déshabille chez le peintre pour essayer une robe... déjà troublante, elle le sera encore plus quand elle tiendra un couteau. Alice n'est pas une innocente aux mains sales, mais une coupable à la peau laiteuse, et c'est le regard de Hitchcock qui fait toute la différence.
Visuellement, Chantage est plein de trouvailles étonnantes, comme ces publicités lumineuses qui envoient des messages accusateurs à la meurtrière, ou ces tableaux du peintre où s'engouffre le cauchemar. Le caractère un peu figé des décors est même déjoué le temps d'une scène de poursuite spectaculaire dans le British Museum, qui annonce les morceaux de bravoure des films de la maturité. Télérama, 2010.
Pour leur 30e anniversaire, les RCC (Cannes) ont choisi Chantage/Blackmail (1929), le dernier film muet d’Alfred Hitchcock. De par des expériences sonores que le maître entreprit sur le tournage, le métrage peut aussi être considéré comme sa première œuvre parlante. Comme Les Cheveux d’or (1927), Hitchcock opte pour le thriller, un genre qu’il portera à la perfection, des 39 marches à Psychose. Plusieurs constantes de l’univers hitchcockien apparaissent, comme le faux coupable, le double, ou la blonde faussement innocente : la délicieuse Anny Ondra est ainsi une figure féminine qui annonce les futures Grace Kelly, Kim Novak, Janet Leigh et Tippi Hedren. Et bien entendu, le suspense policier est au rendez-vous…
Pour accompagner musicalement cette œuvre fortement marquée par l’expressionnisme, Patrick Miralles et Jan Jouvert ont interprété un score qui alterne hommage au cinéma muet et tonalités plus contemporaines, avec utilisation du clavier, du trombone, de guitares et de percussions inattendues. Patrick Miralles est compositeur, arrangeur et musicien professionnel depuis une quarantaine d’années : il a notamment été artiste de bal et a collaboré avec des compagnies de théâtre et de cirque, tout en ayant créé un studio de production à Nîmes. Le présent ciné-concert a constitué sa première association avec Jan Jouvert. Ce dernier est intervenant en cinéma et musicien autodidacte. Il avait déjà effectué des ciné-concerts avec les films White Zombie de Victor Halperin et L’Inconnu de Tod Browning. Gérard Crespo, 2017.
LES PLEINS POUVOIRS
Absolute Power
de Clint Eastwood, 1997, US, 2h01, Couleurs
avec Clint Eastwood, Gene Hackman, Ed Harris…
RÉSUMÉ : Luther Whitney, cambrioleur et artiste-peintre, est occupé à dévaliser une chambre forte dans la demeure d'un milliardaire absent. Caché derrière un miroir sans tain, il assiste au meurtre d'une jeune femme par deux gardes armés, après une violente étreinte avec le président des Etats- Unis...
POINTS DE VUE : À travers un miroir sans tain, Luther Whitney, alors qu’il cambriole le coffre à bijoux d’une somptueuse demeure, assiste à un jeu érotique alcoolisé et violent entre un homme et une femme. Des gardes du corps font irruption et abattent la femme. L’homme en question n’est autre que le Président des États-Unis...
La séquence initiale est une leçon de mise en scène. Dans le regard du voyeur malgré lui, Clint Eastwood reflète nos propres ambiguïtés de spectateur devant la violence. Auparavant, en quelques plans sobres, il a tracé un (auto)portrait sympathique du monte-en-l’air au prénom de pasteur : voleur mais artiste. Et père couvant sa fille. Un héros vieillissant, mais qui s’amuse comme un gamin et laisse à d’autres le soin de mener l’enquête. Un homme toujours « impitoyable » (comme dans la scène limite où Luther braque une seringue sur le cou d’un homme de main). Nul n’est sans tache, et on ne se refait jamais tout à fait, semble glisser Eastwood entre deux clins d’œil à son mythe de dur à cuire.
Ni vrai thriller politique ni exercice hitchcockien, Les Pleins Pouvoirs culmine lors de scènes comme celle où Luther vampe le flic chargé de le coincer. L’acteur Clint, - impassible et pourtant expressif, y prend un plaisir contagieux. Quant au metteur en scène, il ne redevient grave que pour resserrer l’histoire sur le seul lien qui tienne Luther : celui du sang. Quitte à expédier un dénouement frisant le grotesque. Télérama, 2022.
Sans indulgence
À l’abri derrière le miroir sans tain, en compagnie du gentleman cambrioleur Luther Whitney, quoi de plus excitant que d’assister aux préliminaires d’ébats qui s’annoncent torrides. Le visage superbement éclairé du héros n’exprime pourtant rien du plaisir (malsain) que nous procurent les sensuelles contorsions de Christy Sullivan. Insensible à cette exhibition dont Clint-metteur en scène a parfaitement mesuré la portée, Clint-Luther se doute que ça va mal tourner et attend la suite des événements sans nous priver de notre
BONNE CONSCIENCE. Il y a bien là un fauteuil curieusement placé, mais le vieux monsieur qui avouera plus tard s’y être assis de temps à autre n’a rien d’un pervers. Luther non plus : bon père (malgré de nombreux séjours en prison, il a toujours aimé et protégé sa fille), bon époux (lorsqu’il jure sur la tombe de sa femme, les esprits les plus soupçonneux en sont apaisés), c’est malgré lui qu’il se trouve enfermé dans la chambre forte qu’il venait dévaliser, d’où il assiste, impuissant, à un crime
SADIQUE. Comme sexe, comme soumission absolue, comme salauds prêts à tout pour couvrir le patron (pour savoir qui c’est, voir le film). Mais aussi comme solitude (le verre de bordeaux dégusté aux chandelles, les photos de famille encadrées sur la table), solitude active, acceptée, recherchée (celle du lonesome hero, encore et toujours), évoquée avec sobriété, sans la complaisance qui entache celle des êtres humains
ORDINAIRES. À part le clin d’œil un peu trop appuyé du faux réparateur de téléphone (tout le monde avait compris, surtout en ce moment !), ni les personnages ni les situations ne le sont dans ce film, qui joue avec des thèmes pourtant classiques dans le cinéma (et la littérature) policiers. Le témoin gênant en cavale va rapidement reprendre ses esprits et se transformer en justicier. Ce n’est pas un hasard s’il s’appelle
LUTHER (« En 1517, afficha sur les portes du château de Wittenberg les « 95 thèses » où il dénonçait la vente des indulgences »). À vrai dire, la morale toute personnelle de Clint-Luther, sa sensibilité artistique (il passe son temps libre à dessiner les Bellini de la National Gallery), son humour et sa grande pratique du déguisement le rapprochent davantage du gentleman cambrioleur déjà mentionné que du réformateur allemand. Si lui-même ne s’est pas encore réformé au point de sacrifier à la political correctness (on ne l’imagine pas laissant la vie sauve au tueur qui l’implore), du moins pouvons-nous lui pardonner les trop nombreux retours de l’inspecteur Harry. On constate avec intérêt l’influence des premiers rôles joués par l’acteur sur ses choix actuels : Luther Whitney n’est pas si différent qu’il y paraît de certains chasseurs de primes qui croyait ne vivre que pour
UNE POIGNÉE DE DOLLARS. Mais Clint-metteur en scène ne doit rien à personne, et le personnage jadis forgé dans l’Ouest italien a acquis (à son corps défendant ?) une surprenante humanité. Pour la femme qui représente son
TALON D’ACHILLE, il semble capable des pires imprudences (bien que son grand imperméable Cerruti dissimule un déguisement de policier qui lui permettra de prendre la fuite le moment venu). C’est bien évidemment d’amour paternel qu’il s’agit, car, même si le personnage a - jadis - aimé, le sexe reste synonyme de sadisme, soumission absolue et salauds prêts à tout :
ÉNIGMATIQUE GLORIA RUSSEL (étonnante Judy Davis), qui entretient avec le pouvoir et celui qui l’incarne une complicité faite de désir et de frustration - le jeu masochiste qu’a refusé Christy Sullivan - symbolisée par l’inoubliable tango qu’elle danse avec Gene Hackman, sous le regard d’une foule d’envieux qui ne perçoivent pas un mot de leur dialogue très terre à terre. Le pouvoir corrompt, disait Churchill, et le
POUVOIR ABSOLU corrompt absolument. La haine entre les Puissants de ce monde se dissimule dans un dialogue dont l’hypocrisie transparaît à chaque instant (« Walter est un père pour moi », « Richmond est comme mon fils »). S’y oppose l’authentique tendresse de Luther qui remplit en cachette le frigo de sa fille célibataire, accepte ses reproches sans protester et incarne le Père tout-puissant, sans pacemaker ni rhumatisme, le Protecteur idéal à qui succèdera Seth Frank (qui aime Kate d’un amour déjà paternel : regardez comme il lui caresse le front), le seul Policier non corrompu de cette histoire (et notons au passage la performance de deux anciens « astronautes » - difficile de penser à eux autrement depuis L’Étoffe des héros - Ed Harris et Scott Glenn, qui se sont judicieusement réparti les bons rôles du bon flic et du méchant garde du corps).
OBSCÈNE autant qu’ostentatoire, la cérémonie qui va déclencher la colère du justicier l’est d’autant plus que, comme la scène du meurtre, nous la voyons par ses yeux, retransmise par la télévision comme le sera la conclusion de ce nouveau
WATERGATE, auquel l’image fait du reste de nombreuses allusions. restant dans l’ombre jusqu’au bout, Luther va offrir la vengeance à celui qui doit en être l’instrument, avec une diabolique
EFFICACITÉ. Vétéran du grand et du petit écran, E. G. Marshall trouve ici son meilleur rôle depuis longtemps. Ce n’est pas le moindre intérêt du scénario que d’avoir permis à un vieillard, dont la faiblesse est soulignée dès le début du film, de retrouver puissance et dignité (les pleins pouvoirs) en exécutant lui-même le meurtrier de sa femme. C’est bien de
RENAISSANCE qu’il s’agit (Luther Whitney contre les Borgia ?) - comme riche, comme remarquable, comme retrouvailles. Catherine Axelrad, Positif, 1997.
LAURA
d’Otto Preminger, 1944, US, 1h28, Noir et Blanc
avec Gene Tierney, Dana Andrews…
RÉSUMÉ : Mark McPherson, un inspecteur de police, enquête sur le meurtre de Laura Hunt, une jeune publicitaire. Celle-ci s'apprêtait à épouser Shelby Carpenter, un play-boy minable. Il apparaît que Waldo Lydecker, le chroniqueur mondain qui avait lancé Laura, considérait la jeune femme comme sa création...
POINTS DE VUE : Une femme disparaît, et le Pygmalion misanthrope qui l’aima vainement, en secret, recompose les fragments de sa légende. Ses confidences voilées, chargées de regrets, entraînent un policier apparemment blasé dans un rêve qui fait renaître la morte. Magie du désir : celui de Waldo « créa » une première fois Laura ; celui de McPherson la ramène parmi les vivants. Les songes, un instant confondus, des deux hommes auront réussi ce miracle… Commence alors un étrange duel entre deux adversaires d’inégale valeur. Lydecker, le romantique, semble disposer de tous les atouts pour conquérir Laura : culture, esprit, humour, élégance, alors que McPherson, le réaliste, n’a pour lui que la vérité de ses sentiments. Celle-ci lui assurera une victoire par défaut, mais Laura restera à jamais une énigme ; elle n’existait que par le regard de celui qui la façonna, et, privée de son mentor, redevient une femme parmi d’autres. Laura est un de ces films dont rien ne paraît devoir altérer la beauté ni épuiser les richesses et les ambiguïtés. Cette œuvre, qui tient à la fois du film noir, de la satire sociale et du poème, est une méditation nostalgique sur le temps révolu, un jeu savant sur la présence/absence, une illustration magistrale de la toute puissance de l’image et du discours amoureux. Olivier Eyquem, 1995.
Le détective Mark McPherson enquête sur la mort de Laura Hunt, retrouvée assassinée chez elle. Il interroge d'abord Waldo Lydecker, vieux dandy possessif, qui prit Laura sous sa coupe et assura sa réussite professionnelle. Il retrouve ensuite Shelby Carpenter, bellâtre lâche et fourbe, qui devait épouser la défunte. McPherson se prend de passion pour cette femme disparue...
Ce film mythique aurait aussi pu s'appeler L'Aura. Entièrement bâti sur la présence/absence de Gene Tierney, il contemple les ravages provoqués par cette beauté fatale, fantomatique et charnelle, donnant prise à tout délire imaginaire, et donc à toute suspicion. Limpide, presque aveuglante, la passion du détective pour Laura est le seul élément de certitude de cette intrigue policière. Son enquête sert plus à éclaircir la nature de ses sentiments qu'à résoudre l'énigme criminelle. Engoncé dans son imperméable, il va jusqu'à prendre la place de la jeune femme au cours de troublantes reconstitutions.
Hollywood était très friand de ces histoires d'amour improbables, nées du fantasme d'hommes ordinaires pour des femmes inaccessibles : Fritz Lang en fit le thème central de La Femme au portrait, tout comme Hitchcock dans Rebecca. Bercée par une rengaine jazz, Laura reste la plus belle... — Marine Landrot, 2013.
Ce n’aurait dû être qu’un film de série B mais Darryl Zanuck s’emballe pour le script et, malgré son aversion pour Otto Preminger, débloque un important budget. Le patron de la Fox a eu le nez fin et, rétrospectivement, on ne peut que s’en réjouir. Il est vrai que ce scénario est exceptionnel avec son abondance de flash-back qui permettent d’approfondir le personnage de Laura, d’en découvrir les multiples facettes. Avec aussi son fil conducteur, la voix off de Lydecker, juxtaposée, comme venant d’un autre monde (on saura à la fin que l’impression était justifiée mais par respect pour ceux, heureux, qui n’auraient pas encore vu ce classique du film noir, nous ne la dévoilerons pas).
"I shall never forget the weekend Laura died." Dès l’ouverture, le spectateur est envoûté. Plus qu’une simple enquête policière, c’est un film d’atmosphère. Atmosphère obsessionnelle autour de son héroïne, superbement renforcée par la musique de David Raskin avec son unique thème, repris, modulé, agrémenté de différentes manières. Thriller mélodramatique et romantique, le film est entièrement construit autour de l’amour proche du fétichisme éprouvé par ses protagonistes pour Laura, bloc de beauté, femme sublime exempte du moindre défaut (elle n’existe en fait qu’à travers le regard des autres). Un rôle en or pour une Gene Tierney qui illumine l’écran de sa beauté à couper le souffle et de son élégance sophistiquée. Autour d’elle, ceux qu’elle fascine n’éprouvent les uns pour les autres que rivalité, jalousie et suspicion. L’occasion pour Preminger de brosser de beaux portraits psychologiques, en particulier celui de Lydecker, aussi cynique que fragile, interprété tout en nuances par Clifton Webb.
Toute la distribution d’ailleurs est extraordinairement convaincante, magnifiquement dirigée par un réalisateur qui, pour la première fois, bénéficie de moyens financiers en accord avec son immense talent. En s’octroyant le luxe de mettre de côté l’intrigue - on a tout à fait l’impression qu’il s’en désintéresse -, en se focalisant sur la fascination qu’engendre Laura, la distance qui sépare les êtres et la perversion que peuvent atteindre les rapports humains, Preminger signe ici un film dont on ne se lasse pas, qui se bonifie à chaque vision. Un chef-d’œuvre d’une extrême richesse, plein d’ambiguïtés, d’un noir bien plus pathétique, dépravé et diabolique qu’un classique polar. Marianne Spozio, 2016.
PÉPÉ LE MOKO
de Julien Duvivier, 1937, France, 1h33, Noir et Blanc
avec Jean Gabin, Mireille Balin…
RÉSUMÉ : Truand et souteneur parisien, Pépé le Moko a trouvé refuge dans la casbah d'Alger, qui est devenue son territoire inviolable. Il y est protégé par la population interlope du quartier. Le fugitif rencontre une jeune touriste apeurée, Gaby, dont il devient l'amant. Mais on complote dans son dos...
POINTS DE VUE : Julien Duvivier, avec le concours d’un brillant dialoguiste, métamorphose un médiocre récit policier de série du détective Ashelbé en noir mélodrame colonial, fondé sur le mythe naissant de Jean Gabin, gangster séduisant trahi par une femme du monde et par la nostalgie du « parfum » du métro parisien. Outre sa fin dramatique, le film est également célèbre pour le portrait caustique des membres de la bande de Pépé, avec leurs répliques pittoresques signées Henri Jeanson. Michel Marie, 1995.
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné...
On a tout dit de ce drame de Duvivier : sa poésie des bas-fonds, son expressionnisme, son exotisme superbement factice de film « colonial » ; qu’il était le premier vrai film noir à la française... Tout est vrai. Le comparse de Pépé avec son bilboquet rappelle le complice de Scarface jouant sans cesse avec une pièce de monnaie. Les dialogues de Jeanson sont une ode à Paris, au parfum du métro, plus enivrant que toutes les épices réunies. L’assassinat de Charpin aux accents violents d’un piano mécanique pourrait sortir d’un Fritz Lang des années 1930. Comme ce dernier, d’ailleurs, Duvivier interroge la culpabilité individuelle ou collective à travers Pépé, le bouc émissaire. Un homme seul dans la foule qui paiera cher d’avoir cru à la liberté, à l’amitié, à l’amour — des valeurs trahies, comme dans Panique ou La Belle Équipe. Ce romantisme désespéré est indémodable. Télérama, 2022.
Julien Duvivier retrouve dans ce film Jean Gabin qu’il avait notamment dirigé dans La bandera, auquel Pépé le Moko emprunte son romantisme noir mais aussi son inscription dans un cinéma colonial alors en vogue. La Légion n’est guère présente ici, pas plus que dans Le grand jeu (Jacques Feyder, 1934), mais le rôle central exercé par les policiers français (René Bergeron, Paul Escoffier) illustre clairement le contexte politique et administratif, la casbah d’Alger leur apparaissant comme une zone de non-droit, labyrinthe codé et tribal qui leur échappe et sur lequel la domination occidentale s’exerce avec difficulté. Le début du film est d’ailleurs fascinant, semi-documentaire sur la casbah avec voix off insistant sur le dédale de ses ruelles et sa population bigarrée. Pourtant, les producteurs du film n’ont pas osé faire appel à des acteurs arabes, hormis quelques figurants. L’inspecteur Slimane, qui mène d’ailleurs un double jeu, est incarné par Lucas Gridoux, Français d’origine romaine, et si Inès (Line Noro), l’amie jalouse de Pépé, a une apparence orientale, son prénom a été francisé et il aurait été inconvenant, à l’époque, de montrer un couple mixte à l’écran. En fait, Julien Duvivier et ses scénaristes ont transféré le pittoresque de Montmartre et Pigalle dans ce quartier musulman, mais c’est précisément ce décalage qui fait la saveur du film : les seconds couteaux (Gabriel Gabrio, Gaston Modot), le grand-père lettré (Saturnin Fabre), le mauvais garçon (Roger Legris) concurrencent de verve et d’excentricité, bien aidés par le dialoguiste, Henri Jeanson : « Tu peux jurer sur la tête de ton père, il a été guillotiné ! », lance Pépé au mouchard Arbi (Marcel Dalio).
Et quand l’indicateur Régis (Fernand Charpin, échappé de Pagnol) constate le fiasco de l’arrestation du truand, il remarque que « ce n’est pas une descente de police mais une dégringolade ». Cet humour de scénariste tempère la cruauté des situations. Car Pépé le Moko est aussi un très bon film policier (d’aucuns le comparent à Scarface) et un drame romanesque (l’idylle avec Gaby). C’est aussi, accessoirement, un film musical. Jean Gabin y pousse brièvement la chansonnette sur un air de Vincent Scotto ; et Fréhel, dans le rôle d’une chanteuse oubliée (ce qu’elle était dans les années 30), y interprète « Où est-il donc ? », refrain nostalgique qui évoque le Paris de sa jeunesse. On ne saurait mieux résumer l’état d’esprit du film que par cette citation de Jacques Siclier qui y voyait « l’installation officielle, dans le cinéma français d’avant-guerre, du romantisme des êtres en marge, de la mythologie de l’échec », tendance qui se confirmera avec Le quai des brumes. On reste aujourd’hui frappé par la narration sans failles de Pépé le Moko, sa perfection plastique et le charisme exercé par son couple de stars : Jean Gabin y consolidait son mythe et Mireille Balin en demi-mondaine amoureuse a la classe d’une Marlene Dietrich. L’œuvre fut l’objet de deux remakes américains nommés Casbah, réalisés successivement par John Cromwell (1938) et John Berry (1948). Gérard Crespo, 2013.
CHARADE
d’Alfred Hitchcock, 1963, US, 1h53, Couleurs
avec Cary Grant, Audrey Hepburn…
RÉSUMÉ : A l'ambassade américaine de Paris, Regina Lambert apprend de la bouche de Hamilton Bartholomew, un agent de la CIA, que son défunt mari et quatre complices ont dérobé 250 000 dollars pendant la guerre. Avant de mourir, Charles Lambert a eu l'occasion de récupérer, puis de cacher le magot. Ses complices, persuadés que Regina peut leur indiquer précisément la cachette du butin, tentent de la faire parler par tous les moyens. La jeune femme trouve protection auprès de Peter Joshua, un Américain rencontré par hasard à Megève, aux sports d'hiver. L'individu semble toutefois ne rien ignorer de l'affaire, et surtout des 250 000 dollars...
POINTS DE VUE : Hitchcock avait baptisé « McGuffin » tout ce qui, dans ses intrigues, était censé faire courir et s’entretuer ses personnages, mais dont le spectateur se moquait éperdument. Ici, le McGuffin, ce sont 250 000 dollars volés, revolés et volatilisés que recherchent quelques complices devenus ennemis. L’un décide d’éliminer ses petits camarades. Mais les dollars nous indiffèrent : on n’a d’yeux que pour le marivaudage du couple Cary Grant-Audrey Hepburn et l’élégance de Stanley Donen, qui filme Paris comme personne et passe avec grâce d’une bagarre sur les toits à une promenade romantique sur les quais de la Seine.
Tout est beau, dans Charade, gracieux et sophistiqué : du générique célèbre de Maurice Binder à la musique mystérieuse de Henry Mancini. Et puis, il y a Audrey Hepburn. Cary Grant, qui, dans l’histoire, ne fait que lui mentir, la contemple longuement, très longuement sur le Bateau-Mouche où il l’a entraînée, prétendument pour lui dire la vérité. « Qu’est-ce que j’ai ? » , demande Audrey. « C’est juste que vous êtes adorable », répond Cary. Et, à cet instant, on est certain qu’il ne ment pas. Télérama, 2022.
Charade vaut tout d’abord par son affiche, deux stars au sommet de leur gloire pour la première fois réunies... et pour la dernière aussi. Les deux acteurs avaient déjà travaillé avec Donen, Audrey Hepburn dans Funny Face, Cary Grant dans Indiscret et Ailleurs l’herbe est plus verte. L’intégralité du casting est d’ailleurs sensationnelle, tout autant que les dialogues avec leurs réparties qui fusent du tac au tac, la musique de Mancini, nommé à l’Oscar, le générique de début, formidable de sophistication, sans oublier la garde-robe de Miss Hepburn, créée par Hubert de Givenchy.
Culte depuis sa sortie, le film a inspiré de nombreux cinéastes comme Garry Marshall pour Pretty Woman ou Jonathan Demme qui en a réalisé un remake, La vérité sur Charlie (2001). Mais les miraculeuses étincelles de Charade se sont refusées à eux. Et c’est l’original qui restera dans le cœur des cinéphiles, petit bonheur à déguster comme une boisson qui fait pschitt ! Marianne Spozio, 2021.
ANOTHER DAY IN PARADISE
de Larry Clark, 1998, US, 1h41, Couleurs
avec James Woods, Melanie Griffith…
RÉSUMÉ : Un gangster entraîne deux adolescents dans l'engrenage de la violence, de la drogue et de l'argent facile. Peu à peu, leur vie sombre dans le cauchemar.
POINTS DE VUE : Kids (1995), le premier long métrage de Larry Clark, avait produit l’effet d’un électrochoc. La crudité du regard porté sur le quotidien des jeunes New-Yorkais victimes de leur soif de jouissance (sexe et drogue sans contrainte) atteignait des sommets dans l’horreur que nulle considération moraliste ne venait tempérer. Grâce à la justesse de la mise en scène, la fiction (imaginée par Harmony Korine, scénariste novice à peine plus âgé que les personnages) prenait les allures du documentaire pour témoigner sans fausse pudeur d’une effarante réalité. Adapté du livre d’un taulard sur lequel le réalisateur-photographe a greffé des souvenirs de son propre passé, Another Day in Paradise, le deuxième film de Larry Clark, est tout aussi dérangeant. Le spectateur ne peut espérer trouver d’échappatoire dans les conventions du genre. le récit de cette cavale suicidaire s’inscrit dans la tradition du film criminel (la difficulté de revendre son butin, l’engrenage de la drogue et l’illusion du grand coup qui permettrait à ses auteurs de prendre une retraite anticipée) pour mieux la démythifier.
Cette volonté de réalisme s’impose dès la séquence d’ouverture, l’effraction nocturne par le jeune Bobbie (Vincent Kartheiser) de distributeurs de boissons dans un établissement scolaire. Les plans tournées caméra à l’épaule épousent la fébrilité du personnage qui s’active sur les serrures et sur les appareils, la brutalité du vigile obèse qui l’a surpris, la soudaineté du meurtre. Bobbie a éventré son agresseur comme une vulgaire machine à sous, mais le malaise naît moins de la violence de son geste que de son absence de remords. À aucun moment, Larry Clark ne cherche la dramatisation dans les cadrages. Il filme de la même manière le crime et le difficile retour de Bobbie, blessé, chez lui. Plus tard, c’est ce refus d’envisager les conséquences de ses actes qui entraînera le voyou et sa copine Rosie (Natasha Gregson Wagner) à jouer les Bonnie and Clyde aux côtés de Mel (James Woods) et Sid (Melanie Griffith), un couple de criminels adultes qui les a pris sous sa « protection ».
Encouragés par leurs aînés-modèles, les deux tourtereaux s’abandonnent à un romantisme de pacotille en posant aux amants hors la loi dans leur chambre de motel ou à l’arrière d’une voiture de sport. Ils s’oublient dans le champagne et les paradis artificiels avant de se laisser sagement aborder par leurs compagnons, sur lesquels ils s’obstinent à projeter l’image idéale des parents qu’ils auraient rêvé d’avoir. L’épisode de la grossesse de Rosie et la sincère tendresse maternelle de Sid, superbe personnage d’amoureuse frustrée auquel l’exubérance de Melanie Griffith confère une profonde ambiguïté, entretiennent la confusion et masquent le cynisme de Mel qui contient sa rage sanguinaire derrière ses manières de caïd au grand cœur. Dès le début, Clark s’appuie sur l’intensité du jeu de James Woods (jamais vu dans un rôle aussi intense) pour instiller de brefs dérapages dans la chronique de ces jours d’insouciance. Un regard glacial, une réplique acerbe qu’une plaisanterie tente maladroitement de faire oublier l’instant d’après permettent de mesurer l’écart entre la réalité et ce qu’en perçoit Bobbie.
Au point que vers la fin du film, lorsqu’il découvre dans sa minable chambre d’hôtel le cadavre de Rosie victime d’une overdose, il pourrait reprendre à son compte l’interrogation sur laquelle se concluait Kids : « Mon Dieu, que s’est-il passé ? » Que sont devenus ses rêves de dolce vita dans les palaces et les promesses d’une existence sans risque que lui avait fait miroiter Mel au début de leur association ? Le plan de Bobbie hébété devant la neige d’un écran de télévision rappelle cruellement la fange dans laquelle il croupissait au début du film. À cette différence près qu’entre-temps il a perdu ses illusions et la seule personne qui l’a vraiment aimé.
On pourrait ainsi ramener Another Day in Paradise à l’histoire d’un marché de dupes. Mais ce serait réduire aux limites d’une fable édifiante un film qui refuse toute simplification hâtive. Comme le remarque Bobbie, Rosie et lui ont adopté les attitudes des gens de quarante ans, tandis que Mel et Sid se conduisent comme des enfants. Le cinéaste ne porte aucun jugement, il observe les personnages s’enferrer dans la mécanique qui va les broyer et il enregistre le sillage de violence qu’ils laissent sur leur passage. Nulle complaisance dans les scènes sanglantes qui procèdent par brusques accélérations, ni dans l’évocation d’une existence prétendument paradisiaque qui se résume à des journées entières d’abrutissement dans la drogue entrecoupées de hasardeuses opérations armées. Le bref ralenti à la Tarantino, censé magnifier la démarche de Bobbie au moment où il se dirige vers son premier casse, est immédiatement contredit par la posture inconfortable qu’il doit garder durant des heures dans les combles du bâtiment. Le parallèle visuel établi entre la fuite après le meurtre du vigile au début et la débâcle qui suit la fusillade avec les dealers dans le motel suggère que la noblesse du geste n’est pas proportionnelle à la valeur du butin. Dans tous les cas, « tuer est une chose, mais la prison à vie, c’est pire ».
Les vêtements, les voitures et plusieurs détails ancrent l’histoire dans les années soixante-dix. Mais, en demandant à Éric Edwards, déjà son chef opérateur sur Kids, de cadrer principalement en plan poitrine, Clark efface tout effet de reconstitution. Rarement cavale cinématographique aura été aussi peu inscrite dans un décor. Pas de panoramique sur les paysages traversés, ni de plans descriptifs lors des étapes dans les villes. Le cinéaste, qui ne s’intéresse qu’à la dimension humaine de cette odyssée, laisse juste apercevoir quelques intérieures anonymes (snacks et chambres d’hôtel). Seule la sélection de blues et de gospels des années soixante pourraient produire un effet rétro si le refus de faire coïncider la tonalité des chansons avec le rythme des séquences ne déchargeaient la musique de son statut habituel de commentaire immédiat de l’action. Quand les tensions sont apaisées, le film peut enfin s’ouvrir au monde en balayant un champ ensoleillé sur un air de jazz. Mais le chromo est ironique. Si Bobbie s’est enfin libéré de l’emprise cauchemardesque de Mel, son horizon reste bouché. Philippe Rouyer, Positif, 1999.
Mel est un caïd chevronné. Avec Sid, poupée blonde un peu fanée, ils sont sans arrêt sur des coups : cambriole, dope achetée, revendue... Bonnie and Clyde sont revenus. Ils ont adopté Bonnie and Clyde juniors : Bobbie et sa copine Rosie, minette un peu garçonne. Dans la Cadillac de Mel, les voici en route pour une cavale perpétuelle...
Si Kids, film expérimental et citadin, tenait beaucoup de l'atelier de cinéma vérité, Another day in paradise paraît se couler dans les canons du film de genre. Pour jouer Mel et Sid, Larry Clark a misé cette fois sur des pros. James Woods est si bien dans le rôle qu'il en devient réellement inquiétant. Melanie Griffith dose à la perfection le maternel et le vulgaire. Les deux quasi-débutants ne déparent pas. Dans ce polar intemporel, malgré les signes d'époque, vestimentaires et musicaux (excellente BO à dominante soul), c'est un drame familial qui se joue, cru et poignant. Il sera résolu comme on s'y attend, à l'extrême. Télérama, 2011.
L’IMPASSE
Carlito’s Way
de Brian de Palma, 1994, US, 2h24, Couleurs
avec Al Pacino, Sean Penn…
RÉSUMÉ : Carlito Brigante en a fini avec les cinq longues années qu'il vient de passer en prison. Enfin libre, il retrouve les rues de New York, en 1975, bien décidé à les quitter au plus vite et à s'installer, en père tranquille, aux Bahamas. A lui le repos sous le soleil et les cocotiers et finie la grisaille bourdonnante de New York. Mais on n'échappe pas si facilement à son milieu. A peine revenu parmi les siens, Carlito est impliqué dans divers assassinats et nombre de trafics. Avec pour seuls amis son avocat, David Kleinfeld, et Gail, une ancienne maîtresse retrouvée, Carlito n'en poursuit pas moins son rêve d'évasion, tout en s'engluant dans une réalité poisseuse...
POINT DE VUE : Carlito, prince des brigands à barbe noir de jais, revient d’un exil à Sing Sing. Son royaume, un secteur d’East Harlem — boîtes de nuit, réseau de dealers —, a changé. En cinq ans, coke et disco ont tout inondé. Et les gangsters nouveaux n’ont plus les manières. La voie est sans issue. Al Pacino marche d’un pas décidé vers un mur où il espère trouver une brèche. On connaît la fin : le film s’ouvre sur son lit de mort. Mais cette marche funèbre est une ligne à haute tension.
Plus fascinant encore que le couple illusoire esquissé entre Carlito et Gail, la danseuse : le tandem que le voyou forme avec Kleinfeld, l’avocat marron, fait des étincelles. Ce pantin veule (génial Sean Penn à moumoute) sera son homme fatal. Avec le finale, virtuose glissade sur les marbres et les escalators de Grand Central Station, De Palma est au meilleur de son maniérisme hitchcockien. Télérama, 2022.
L’ÉPREUVE DE FORCE
The Gauntlet
de Clint Eastwood, 1977, US, 1h49, Couleurs
avec Clint Eastwood, Sondra Locke…
RÉSUMÉ : L'inspecteur Ben Shockley a reçu pour mission d'escorter de Las Vegas à Phoenix une certaine Gus Mally, appelée à témoigner dans un important procès contre la mafia. La jeune femme montre très peu de sympathie à l'égard de son ange gardien, à peine plus que les nombreux tueurs qui s'efforcent de les faire disparaître avant le procès. Ben acquiert rapidement la conviction qu'il a été manipulé par certains de ses supérieurs, de mèche avec le syndicat du crime. Il n'en faut pas plus pour le piquer au vif et susciter enfin la confiance de Gus. La jeune femme lui porte secours alors qu'une bande de motards est en train de le passer consciencieusement à tabac...
POINTS DE VUE : Ben Shockley, flic solitaire et picoleur, est chargé d’escorter un témoin à charge de la prison de Las Vegas jusqu’à Phoenix. Surprise : le témoin est une femme. Jolie, mais indomptable. La mission se révèle beaucoup plus délicate que prévu...
On a connu Clint Eastwood plus inspiré. Reste qu’un cru moyen de sa composition vaut toujours mieux que n’importe quelle vinasse cinématographique. Un moment accusé de misogynie et de fascisme rampant pour avoir joué des justiciers un peu trop virils, Eastwood s’amuse ici à briser une part de son mythe : les flics sont des pourris, et lui- même ne tient pas toujours sur ses jambes. Contraint de se battre contre la police et la mafia, il doit compter désormais sur le secours... d’une femme ! Une prostituée de choc qui seconde un musclé un peu loser, ce n’est pas banal.
Eastwood et Sondra Locke forment un couple attachant, qui improvise sa fuite en évitant les numéros de charme. La première partie de cette aventure à travers une Amérique pittoresque est particulièrement réussie : vivante, grotesque, haletante. Dans les dernières vingt minutes, ça se gâte un peu. L’outrance et l’invraisemblance (le finale avec le bus canardé, transformé en passoire) ont beau être revendiquées, on trouve le temps un peu long. Mais, globalement, cela reste du bon spectacle. Jacques Morice, 2022.
Clint Eastwood s’est amusé ici à réaliser un film digne d’une bande dessinée. Tout est volontairement exagéré et complètement improbable. Le cinéaste nous convie, pour le plaisir, à une succession de scènes d’action.
Partant d’un banal transfert de prévenu, le policier va braver la mafia et la police (à cause d’un chef corrompu), afin de mener sa mission à son terme. Face à lui, il n’a pas un prévenu, mais une prévenue, prostituée de luxe, Gus Mally (Sondra Locke). Ce duo inédit va devoir survivre à toutes les attaques et à tout un tas d’aléas qu’ils vont, bien sûr, devoir surmonter.
Quelques séquences valent le détour : une exfiltration avec une ambulance, une maison individuelle qui s’écroule sous les balles d’une centaine de policiers, une moto poursuivie par des tirs provenant d’un hélicoptère, et la scène finale avec un bus, qui vise à l’iconoclaste.
Si le cinéaste s’est diverti en réalisant ce film qu’il ne faut pas prendre au sérieux, il s’est aussi fait plaisir à créer le duo qu’il compose avec Sondra Locke, juste aperçue dans Josey Wales, hors-la-loi ("The Outlow Josey Wales", 1976) du même Eastwood. On assiste à une rencontre un peu masochiste (au début tout au moins), dans laquelle le prude inspecteur se trouve confronté à une prostituée mal embouchée, dotée d’un langage fleuri fait d’allusions sexuelles crues.
C’est du cinéma au second degré, qui n’a pas d’autre prétention que d’amuser le spectateur, mais qui est extrêmement bien réalisé. L’histoire n’est pas crédible, mais peu importe, elle est tournée avec le sérieux d’un "vrai" film policier. Clint Eastwood poursuit son parcours qui va petit à petit, et mine de rien, l’amener à devenir l’un des cinéastes américains majeurs. Fabrice Prieur, 2020.
FLEUVE NOIR
de Erick Zonka, 2018, France, 1h53, Couleurs
avec Vincent Cassel, Romain Duris…
RÉSUMÉ : Dany Arnault n'est pas rentré de l'école. Le commandant François Visconti, alerté par la mère de Dany, n'est pas inquiet : les adolescents fuguent souvent. Quelques jours plus tard, après l'enquête de routine et une battue infructueuse dans les bois où vit la famille Arnault, il faut toutefois se rendre à l'évidence : il s'agit bien d'une " disparition inquiétante ". Le policier, qui noie ses problèmes existentiels dans l'alcool, voit débarquer Yann Bellaile, un voisin professeur d'anglais, qui donnait des cours particuliers à Dany, et souhaite proposer ses services. Visconti finit par soupçonner ce bon samaritain, et commence à enquêter sur lui...
POINTS DE VUE : Dès les premières séquences, la pauvre Sandrine Kiberlain semble implorer du regard une âme charitable qui voudra bien la délivrer d’un tel naufrage. On la comprend : rien ne fonctionne dans ce polar glauque. Ni l’intrigue (peu crédible), ni le rythme (apathique), ni le cabotinage (ridicule) de ses stars. Remercions toutefois Cassel et Duris de nous faire bien rire avec leur interprétation sans filtre d’un inspecteur alcoolo (pour le premier) et d’un enseignant pervers (pour le second). Même si ce n’était sans doute pas l’effet recherché.... — Samuel Douhaire, 2018.
Dans la grande famille des polars, il y a les réalistes et... les autres. Ceux dont les archétypes et les sentiments, exacerbés et plus noirs que nature, servent d’alibis pour des comédiens ravis de cabotiner comme les grands anciens : Louis Jouvet dans Quai des Orfèvres, d’Henri-Georges Clouzot, ou Anthony Perkins dans Psychose. Fleuve noir est de cette eau-là, toxique, marécageuse. Un adolescent a disparu, et François Visconti, le flic usé et alcoolique chargé du dossier, y voit le prétexte de deux fixations. D’abord sur la mère, perdue, et en charge de son autre enfant, handicapé. Puis sur un étrange voisin, un professeur fouineur, très (trop ?) concerné par l’enquête... Tout le monde est bizarre, se désire et se surveille dans ce thriller ivre de névroses, où il ne fait pas bon se prendre pour Zorro ni trop protéger son prochain... Sandrine Kiberlain, elle l’a dit, ne fut pas heureuse sur le tournage : à l’écran, cela donne des absences fascinantes à son personnage. Face à Romain Duris, tout en fantasmes inassouvis, Vincent Cassel compose un Columbo suintant le mal-être, le manque d’amour. De grands acteurs pour un film sur le besoin maladif d’aimer. — Guillemette Odicino, 2018.
Erick Zonca est un cinéaste plutôt rare. Après le beau succès à Cannes en 1998 de La Vie rêvée des anges, suivi en 99 d’un deuxième long métrage, Le petit voleur, il avait disparu des salles pour ne réapparaître qu’en 2008 avec Julia, portrait d’une femme alcoolique, incarnée par Tilda Swinton, qui enlève un enfant et prend la fuite à travers les États-Unis.
Après un passage par la télévision (Soldat Blanc) en 2013, son retour en salles après dix ans d’absence donne l’occasion pour le cinéma français d’une nouvelle incursion dans le genre bien éprouvé du film noir.
Avec la scénariste Lou de Fanget Signolet, il choisit comme source d’inspiration un polar israélien de Dror Mishani, Une disparition inquiétante.
Vincent Cassel remplace Gérard Depardieu qui était prévu au tout début du tournage avant une hospitalisation l’ayant rendu indisponible, et a pour partenaire Romain Duris en inquiétant professeur qui semble avoir été un peu trop proche du garçon porté disparu. Le reste du casting est tout aussi prestigieux : Sandrine Kiberlain dans le rôle de la mère éplorée, Elodie Bouchez, Charles Berling et Hafsia Herzi, découverte dans La Graine et le Mulet de Kechiche.
Le film annonce ses intentions dès le titre : il s’agit de voir se débattre les personnages dans la pesanteur d’une atmosphère glauque, malsaine, où les êtres souffrent de ne pouvoir aimer. Comme souvent, le mystère propre à l’enquête n’est qu’un prétexte pour regarder les personnages s’enfoncer au fond de leur désespoir, vers un point de non-retour en général dépassé avant le climax.
Ici, tout cela se double de la volonté de mettre en lumière un sujet glaçant, bien souvent tu dans notre société.
Pourtant, malgré la bonne volonté de toute l’équipe et l’empilement de tous les clichés possibles (ou presque) du film noir, rien ne fonctionne vraiment. À commencer par l’interprétation de Vincent Cassel, commandant de police alcoolique tout entier dédié à son travail, grimaçant et claudiquant entre deux interrogatoires, que l’on sent tellement dans l’outrance, en roue libre, ce qui traduit une faille dans la direction d’acteurs.
Romain Duris s’en sort un peu mieux dans le rôle d’un personnage de nature moins expansive, mais l’inanité des répliques que lui et Cassel partagent avec le reste du casting détache peu à peu le spectateur de l’intérêt qu’il aurait pu porter pour le début de l’histoire.
Et quand le twist final arrive, il semble n’être qu’une astuce perverse de scénariste, qui empêche le film de réellement penser le sujet qu’il lance à la tête du spectateur.
Un immense gâchis, en somme, une œuvre qui se trouve du début à la fin en décalage avec ses intentions et même, parfois, au bord du grotesque. Franck Lalieux, 2018.
NIGHTMARE ALLEY
de Guillermo del Toro, 2021, US, 1h50, Couleurs
avec Bradley Cooper, Willem Dafoe…
RÉSUMÉ : Après avoir fait ses gammes auprès d'une voyante et de son mari, un célèbre mentaliste de ces années 40, Stanton décide qu'il est désormais temps de voler de ses propres ailes. La rencontre avec ces deux personnages a bouleversé son existence, et il a très rapidement saisi les profits qu'il pourrait tirer auprès d'une clientèle aisée avec un tel "don". Et qui d'autre que Molly, une psychiatre qu'il connait depuis peu mais chez laquelle il a immédiatement décelé un machiavélisme sans bornes, pour l'accompagner dans ce plan très lucratif. Ensemble, ils passent sans coup férir à l'action, faisant fi des pourtant nombreux risques...
POINTS DE VUE : Pour la première fois, il n’y a pas de fantastique dans un film de Guillermo del Toro. Mais les monstres très humains qu’il dépeint dans son onzième long métrage sont peut-être les plus terribles de toute sa filmographie. Le cinéaste mexicain de L’Échine du diable rêvait depuis des années de porter à l’écran Le Charlatan, un roman de William Lindsay Gresham, déjà adapté en 1947 par Edmund Goulding. Avec Nightmare Alley, il livre un grand film de studio à l’ancienne à l’ampleur narrative, à la direction artistique léchée et à la distribution de stars taillées pour les Oscars — même si son échec public aux États-Unis risque de le pénaliser dans la course aux nominations. Une production de prestige étonnante par sa cruauté et sa noirceur.
Tout commence dans un cirque itinérant au cœur de l’Amérique profonde. Nous sommes à la fin des années 1930. Les États-Unis, malgré le New Deal du président Roosevelt, subissent encore les séquelles de la Grande Dépression. Dans ces terres rurales du Middle West, les séances de tarot ou de télépathie, les jeux de force, les spectacles de fille-oiseau, de garçon-chien, de fœtus difformes dans des bocaux ou d’idiots (« geeks ») décapitant des poulets avec les dents constituent, plus que les salles de cinéma réservées aux classes populaires urbaines, le divertissement le plus accessible pour oublier, le temps d’un après-midi ou d’une soirée, la triste réalité. Difficile de ne pas penser à Freaks (1931), de Tod Browning, et à sa « monstrueuse parade », devant cette peinture à la fois inquiétante et chaleureuse de marginaux de tous bords trouvant, ensemble, une forme de solidarité que les gens normaux et les nantis leur refusent.
C’est dans cet univers, reconstitué par Guillermo del Toro et sa cheffe décoratrice Tamara Devell avec une profusion de détails inouïe, qu’échoue Stanton « Stan » Carlisle, un vagabond en fuite, après avoir incendié la maison paternelle — et le cadavre du vieillard qui y résidait. Le beau parleur (Bradley Cooper, remarquable dans la séduction comme dans la violence) se fait vite une place au milieu des forains, séduit une voyante chevronnée (Toni Collette) puis l’ingénue Molly (Rooney Mara) et découvre les astuces du mentalisme aux côtés d’une ancienne vedette du métier tombée dans l’alcool (David Strathairn). Devenu le roi des bonimenteurs, Stan quitte le monde des forains pour la bonne société de Buffalo. Avec Molly, il monte un numéro à succès dans les plus beaux hôtels, où sa partenaire l’aide à deviner les secrets les plus intimes de son auditoire. Il persuade même les plus crédules qu’il est capable de communiquer avec leurs proches disparus. Avec l’aide d’une psy des beaux quartiers, aux premières loges pour connaître les névroses de ses patients fortunés, il échafaude un plan machiavélique afin d’escroquer un millionnaire aussi puissant que dangereux...
Après l’hommage à Freaks, place au film noir sophistiqué auquel Guillermo del Toro réserve le même traitement qu’il appliquait au film de fantômes dans Crimson Peak (2015) : il respecte le genre et ses codes (la femme fatale notamment, incarnée ici avec gourmandise par une Cate Blanchett vénéneuse), multiplie les citations-références aux classiques des années 1940, mais le considère aussi comme un terrain de jeu où tout est permis. Avec ses couleurs profondes, ses décors luxueux et ses soudaines explosions de violence gore, Nightmare Alley ne joue pas la carte du polar rétro, mais du thriller contemporain.
Il est passionnant de découvrir comment Guillermo del Toro, en exposant au grand jour les trucs derrière les numéros de télépathie de Stan, démythifie les phénomènes paranormaux et la croyance en l’imaginaire qui ont fait sa gloire en tant que cinéaste. Dans Le Labyrinthe de Pan (2006) ou La Forme de l’eau (2017), le surnaturel, si effrayant fût-il, incarnait la résistance au fascisme ou à la tentation totalitaire. Cruel retournement de perspective dans Nightmare Alley : la magie — ou, pour être plus précis, son apparence — ne sert plus à combattre le mal, elle est désormais son instrument, le moyen d’exploiter ses semblables et d’assouvir les pires instincts de l’homme — la quête insatiable de l’argent et du pouvoir. À ce titre, le film fait un parallèle caustique entre le mentalisme et la psychanalyse, présentés comme deux méthodes jumelles pour soulager de manière fallacieuse les tourments de leurs adeptes en même temps que leur portefeuille.
Il y a plus fascinant encore : et si, à travers le personnage de Stanton Carlisle, Guillermo del Toro nous dévoilait son côté obscur ? Au prisme de cet autoportrait, le cinéaste à la passion bienveillante et partageuse, le génial conteur aux histoires luxuriantes se livrerait, dans le même temps, à une manipulation retorse de son public. Et le « geek » revendiqué (au sens contemporain : l’as de l’informatique, passionné d’arts et d’activités liés aux nouvelles technologies) serait aussi le frère en infortune des « geeks » anciens de Nightmare Alley. C’est-à-dire un phénomène de foire qui excite notre voyeurisme et nous renvoie à notre propre inhumanité. Samuel Douhaire, Télérama, 2022.
Il n’y a que le cinéma pour nous permettre de passer en une seconde d’une maison perdue au milieu des champs, qu’un homme élégant incendie avec un cadavre à l’intérieur, et le vacarme féérique d’une fête foraine. En fait, derrière cette transfiguration spatiale, Guillermo del Toro pose toutes les bases à un film qui va dérouler pendant près de deux heures trente les variations heureuses et malheureuses d’un manipulateur. Quoi que la bande-annonce pourrait laisser entendre, Nightmare Alley n’a rien à voir avec une œuvre fantastique où il serait question de revenants énigmatiques, de prophéties macabres et de visions fantomatiques. On est dans le brut du réel où le réalisateur nous explique les ficelles du métier de prestidigitateur mental dans l’Amérique des années 40.
Voilà un film tout autant coloré et enchanteur que sombre et décapant. Guillermo del Toro décline dans un récit dense le syndrome de l’arroseur arrosé, quand ce dernier tente d’endormir le monde avec des prétendues techniques de voyance et se faire de l’argent sur la crédulité des gens. Le scénario prend le temps d’asseoir la psychologie complexe de tous les personnages dans un environnement tout autant fascinant. D’ailleurs, il ne faut surtout pas craindre le format généreux du film. La durée apparente s’efface dans la montée progressive en tension des évènements et la révélation aux yeux du spectateur de la force manipulatrice du héros et d’une psychiatre absolument mystérieuse.
L’œuvre emmène le spectateur dans les méandres de la psychologie humaine. Au passage, le long-métrage dénonce la discrimination contre le handicap et la différence, où, à la manière du brillant Elephant Man de Lynch des individus paumés sont transformés en bêtes de foire. Le pire sans doute réside dans l’attraction douteuse des foules qui se passionnent pour des femmes qui se font électrifier, des hommes qui se comportent comme des animaux et d’autres qui jouent de leurs difformités pour gagner de l’argent. Nightmare Alley raconte le cauchemar de tout un pan de la société, en l’occurrence les gens du voyage, qui doivent faire de leur exclusion un moteur d’enrichissement. Mais le film est d’abord un formidable récit policier. On découvre peu à peu, derrière les traits séduisants du héros principal, un monstre de sang-froid qui se repait de sa propre douleur et celle de ses victimes. Le film avance masqué pour se finir comme on le pressent depuis le début, c’est-à-dire dans la déliquescence la plus glauque.
Voilà donc un film américain d’une totale réussite. Il faut saluer l’interprétation des comédiens principaux, à savoir Bradley Cooper, Cate Blanchett et Rooney Mara. Le premier incarne ce brillant anti-héros qui met son intelligence au service de l’imposture et de l’illusion. La seconde est une psychiatre mystérieuse, d’une sensualité folle et la dernière se retrouve dans la peau tragique de la victime qui compose avec la perversion de ses manipulateurs. Tous les trois forment un trio de choc, dans une histoire aussi passionnante qu’effrayante. Laurent Cambon, 2022.
DANS LA CHALEUR DE LA NUIT
In the Heat of the Night
de Norman Jewison, 1968, US, 1h45, Couleurs
avec Sidney Poitier, Rod Steiger…
RÉSUMÉ : Un meurtre est commis dans une petite ville du Sud des États-Unis. À la gare, les policiers repèrent un homme noir, étranger. On l’interpelle, le fouille, il a beaucoup d’argent sur lui, c’est suffisant pour être un suspect. Virgil Tibbs est sommairement accusé de meurtre et arrêté. Officier de police à Philadelphie, Virgil n'a aucun mal à se disculper ni à dissiper les charges qui pesaient sur un autre homme. Il s’agit en fait d’un détective fédéral envoyé pour mener l’enquête sur ce meurtre. Le shérif prend la chose comme un affront. Les deux hommes deviendront pourtant amis, malgré le racisme ambiant, et arriveront, ensemble, à résoudre cette affaire.
POINTS DE VUE : Ce film du réalisateur canadien Norman Jewison est sorti au moment où se déroulait de graves conflits raciaux à Chicago. L’enquête n’était qu’un prétexte pour faire passer le message : Noirs et Blancs peuvent travailler ensemble. Cependant le film fut attaqué par la Nouvelle Gauche américaine, qui qualifia Sidney Poitier de nouvel « Oncle Tom ». Stephen Sarrazin, Historien du cinéma, 1995.
Une petite ville du sud des États-Unis, sa chaleur moite, ses flics transpirants, son racisme endémique... Quand un notable blanc est assassiné, un Noir, de passage dans la bourgade, est tout de suite arrêté. Surprise : ce « coupable idéal », Virgil Tibbs, est un flic, et même un expert en criminologie. Avec lequel le shérif du coin va être obligé de collaborer...
Si l’aspect policier laisse à désirer (accumulation insistante de faux suspects), Dans la chaleur de la nuit reste un classique antiraciste, dont certaines scènes, comme la tentative de lynchage de Tibbs ou sa confrontation avec un notable qui se croit encore au temps de l’esclavage, continuent de faire froid dans le dos. Face à Rod Steiger en léger cabotinage, Sidney Poitier incarne avec majesté le refus de plier devant la violence et la bêtise. En 1968, ce film a remporté l’oscar, bien qu’ayant de très sérieux concurrents : Bonnie and Clyde, Le Lauréat et Devine qui vient dîner, autre long métrage avec Sidney Poitier sur la condition des Noirs dans les années 1960 aux États-Unis. Cette même année, Martin Luther King était assassiné. Guillemette Odicino, Télérama, 2017.
Malgré le courage dont fit preuve Rosa Parks en refusant de céder sa place à un Blanc dans un bus, il faut attendre pratiquement dix ans pour que la ségrégation raciale aux États-Unis soit complètement abolie ! Lorsque Norman Jewison entreprend le tournage du roman éponyme de John Ball, soit deux ans seulement après le Civil Rights Act de 1964, les mentalités locales, quant à elles, n’ont guère changé...
Le climat délétère de la fin des années 60 dans un État du Sud, le Mississippi, sert de toile de fond à ce brûlot antiraciste justement récompensé par pas moins de cinq Oscars en 1968, parmi lesquels le plus prisé. Le film remporte la mise face à des concurrents aussi redoutables que Bonnie and Clyde d’Arthur Penn, Le lauréat de Mike Nichols et Devine qui vient dîner ? de Stanley Kramer : rien que ça ! Tout comme les statuettes décernées pour la meilleure adaptation, le son, le montage (exécuté par le futur réalisateur Hal Ashby), et celle attribuée à son interprète principal, Rod Steiger, qui vole la vedette à Sidney Poitier, le premier acteur noir oscarisé de l’histoire du cinéma (quatre ans auparavant pour son rôle dans Le lys des champs).
Grand absent de ces nominations, d’autant plus qu’il est également à l’affiche du dernier Kramer, Sidney Poitier est injustement méprisé par l’Académie... Tout comme la bande originale composée par le grand Quincy Jones, quoique préféré pour sa composition musicale dans De sang froid. L’année suivante, Jewison surfe à nouveau sur le succès grâce à l’innovant L’affaire Thomas Crown. Quant au pamphlet contre les préjugés raciaux, il y reviendra bien plus tard par le biais de A Soldier’s Story. Près d’un demi-siècle est passé et, même si le pays décrit a su se choisir son premier dirigeant noir, la problématique au cœur de Dans la chaleur de la nuit demeure plus que jamais d’actualité... Sébastien Schreurs, 2022.
COUP DE TORCHON
de Bertrand Tavernier, 1981, France, 2h08, Couleurs
avec Philippe Noiret, Isabelle Huppert…
RÉSUMÉ : Dans les années 30, Lucien Cordier est l'unique policier de Bourkassa, un village sénégalais colonisé. Veule et opportuniste, il veut contenter tout le monde : Huguette, son épouse irascible, Nono, son beau-frère, ainsi que Le Péron et Léonelli, les deux proxénètes locaux qui ne cessent de l'humilier. Lucien trouve son seul réconfort dans les bras de sa maîtresse, Rose, une femme régulièrement battue par son mari. Lorsque son chef lui conseille de ne plus se laisser ridiculiser, Lucien prend aussitôt conscience de sa médiocrité. Sa violence sera aussi excessive que sa soumission. A peine rentré au village, il élimine froidement Le Péron et Léonelli et parvient à en faire retomber la faute sur son chef...
POINTS DE VUE : Dans une petite ville de mille deux cent soixante-quinze âmes d’Afrique occidentale française, un flic fantoche à l’allure de shérif, accommodant parce que poltron, n’assure aucun ordre et se laisse humilier par les crapules du coin. Il n’en reste pas moins débonnaire, presque optimiste. En vérité couve en lui un justicier exterminateur...
La farce est bouffonne, mordante, avec des accents céliniens. Ça suinte le désir et la pourriture, ce monde colonial offrant un échantillonnage varié de la bassesse humaine. Entre fanfaron confit de racisme, carpette, sangsue, veau et vaurienne, on a l’embarras du choix. Tavernier adaptait là un roman noir de Jim Thompson (1 275 Âmes), en transposant son action du Texas à l’Afrique noire. Du livre, il a retenu la dérision et la désespérance. On s’enfonce peu à peu dans une violence fangeuse, mais avec indolence.
Philippe Noiret en tueur flâneur alterne béatitude et dégoût. Autour de lui, un casting de luxe, avec notamment la jeune Isabelle Huppert (primesautière dans le cynisme) et Jean- Pierre Marielle. La scène où, en frère du maquereau liquidé, il vient s’enquérir de ce qui s’est passé est un grand moment d’absurdité, Noiret l’enfumant totalement par des considérations spécieuses. La tête ahurie de Marielle, c’est quelque chose... Télérama, 2022.
Adapté d’un polar de Jim Thompson, Coup de torchon marque les retrouvailles de Bertrand Tavernier avec Philippe Noiret mais aussi le scénariste Jean Aurenche, les trois hommes ayant déjà collaboré pour L’horloger de Saint-Paul, Que la fête commence et Le juge et l’assassin. L’action du roman, qui se déroulait dans le Sud des États-Unis des années 40, a été transposée dans l’Afrique coloniale d’avant-guerre, et le film a été tourné au Sénégal, ce qui semblait le plus plausible pour Tavernier. Du matériau littéraire initial, Tavernier et Aurenche ont conservé le mélange de farce bouffonne et de tragédie, en tentant de conserver cette distance métaphysique propre à l’écrivain. L’ouverture et la clôture, qui boucle la première scène, sont à cet égard admirables, la solitude de Cordier face à des enfants affamés et une éclipse soudaine créant un effet de distanciation et d’étrangeté, conforté par le travail visuel d’Alexandre Trauner et la musique jazz de Philippe Sarde. Entre les deux séquences, le film s’avère être un polar désenchanté, la luminosité de la photo (tournage sous 35° de température) contrastant avec la noirceur des situations (violence, lâchetés, assassinats...). Mais cette noirceur n’apparaît pas à chaque plan. Contrairement à un cinéma (néo)colonial illustré naguère par des œuvres comme Le grand jeu de Jacques Feyder, Coup de torchon adopte un ton léger, appuyé par des personnages pittoresques souvent drôles ou joyeux, la noirceur ne surgissant qu’au détour d’un plan ou d’une réplique. Le meurtre de deux maquereaux (Jean-Pierre Marielle et Gérard Hernandez), abattus soudainement et sans raison apparente alors qu’ils chantaient « Tchi tchi » de Tino Rossi, est ainsi l’un des passages les plus emblématiques de l’esprit de l’œuvre.
Si Coup de torchon semble aussi une satire de la colonisation française, avec ses beaufs racistes (Guy Marchand) ou cruels (Victor Garrivier), ses militaires à côté de la plaque (François Perrot), ses prêtres paternalistes (Jean Champion), et son peuple soumis (Samba Mané), avec une domination culturelle flagrante (la projection de « Mademoiselle Docteur »), Tavernier et Aurenche suivent en fait d’autres pistes. Ils préfèrent décrire une petite communauté vivant en vase clos et passant progressivement d’une normalité en porte-à-faux à la confrontation à des événements étranges. Il baigne ainsi dans Coup de torchon, un climat poisseux et une tonalité presque surréaliste ou fantastique. Cette tendance apparaît dans certains dialogues, à l’instar des « Tu commences à m’ombrager » ou « Tu m’interlocutes » lancés par Nono (Eddy Mitchell). Mais elle est surtout au cœur du récit, qui voit surgir un faux fantôme ou un aveugle fou (Raymond Hermantier). Dans cette ambiance glauque, folle et belliqueuse, l’amour semble impossible et Cordier, autoproclamé nouveau Christ, ne le trouvera ni auprès de sa mégère infidèle (Stéphane Audran), ni de la femme fatale (Isabelle Huppert dans son premier rôle extraverti), ni de l’institutrice (Irène Skobline), seule incarnation de la pureté dans cet univers. Philippe Noiret trouve peut-être le meilleur rôle de sa carrière avec ce personnage de policier faible qui finira par vouloir incarner le bien en causant le mal. Admirablement filmé (les plans sur Huppert suivis d’un travelling, ou la caméra poursuivant la comédienne après un crime), Coup de torchon fut un succès retentissant suivi de dix nominations aux César dont aucune ne fut, hélas, concrétisée. Gérard Crespo, 2021.
SERPICO
de Sidney Lumet, 1973, U.S.A., 2h10, Couleurs
avec Al Pacino, John Randolph…
RÉSUMÉ : Février 1971, à New York : alors qu’il participe à une descente chez un trafiquant de drogue, l’inspecteur Serpico est gravement blessé au visage. Onze années plus tôt, il était entré dans la police pour découvrir très vite que celle-ci n’était pas à l’abri des tentations et qu’un nombre respectable de ses collègues ne résistaient guère à la pratique du pot de vin. Ayant obtenu de porter moustaches et cheveux longs pour mieux s’intégrer à la population qu’il a pour mission de surveiller, Serpico est à nouveau sollicité : l’argent qu’on lui remet, il le remet, il le transmet à ses supérieurs, qui lui conseillent d’oublier l’incident. Une fois muté, il constate que la corruption règne également dans le commissariat du Bronx. Soutenu par Marc Blain, il obtient de rencontrer un adjoint du maire. Deux hauts fonctionnaires essaient d’obtenir des renseignements de Serpico : un grand jury réuni ne touchera pas aux vrais responsables. La situation de Serpico est devenue insoutenable chez ses collègues, d’autant plus qu’il découvre qu’un véritable racket a été monté par des policiers en retraite pour prélever des pots de vin dans les officines locales de jeux. Alors, il se décide à tout raconter au « New York Times ». Le scandale éclate au grand jour et Serpico, versé à la brigade des stupéfiants est victime d’un traquenard monté par ses propres collègues. Il en réchappera mais, quoique décoré, devra quitter la police et, en 1972, s’établir… en Suisse.
POINTS DE VUE : L’autobiographie du policier new-yorkais Serpico est solidement racontée par Sidney Lumet dans la tradition classique de ce cinéma américain qui n’hésite jamais à mettre en cause les tares de sa propre société. La corruption de la police est ici dénoncée avec une netteté que l’on aimerait trouver dans notre propre cinéma et même si Lumet se garde de nous dire que quoi que ce soit ait changé, son film a le mérite d’apparaître comme un réquisitoire qui n’a pas dû faire plaisir partout. Son grand succès public montre en tout cas que les Américains sont sensibles à cette dénonciation.
La réalisation de Sidney Lumet est solide, sans fioritures excessives, sans excès de caméra : il suit son héros durant les onze années qu’il passa dans la police, le montre brièvement dans ses deux échecs sentimentaux, passionné de vérité, de propreté, passionné aussi par un métier considéré comme un sacerdoce. La reconstitution de l’univers interne de la police, le réalisme avec lequel sont montrés les policiers dans leur travail comme dans leurs combines, la vérité de la ville, tout cela concourt à faire de Serpico un ouvrage de qualité quasi documentaire. Quant à Al Pacino, grand comédien au talent multiple, il montre encore une fois qu’il peut tout jouer. Sa composition de Serpico est constamment extraordinaire. Un film de choix qu’il faut voir comme un témoignage sur un certain mode de vie et sur la difficulté qu’il y a d’être Américain. G.A., Image et Son n°288-289.
Moins connu qu’Un après-midi de chien, seconde collaboration de Sidney Lumet et Al Pacino, Serpico est un polar important, marqué d’une atmosphère très seventies. Inspiré de faits réels, et adapté du livre éponyme de Peter Maas, il relate le parcours du policier Frank Serpico, qui consacra sa carrière à lutter contre la corruption générale qui sévissait au sein de la police de New York. Une série télévisée du même nom fut diffusée chez nous en 1978. Flic intègre dont l’intelligence, la culture et le dynamisme contrastaient fortement avec ceux de ses collègues, Serpico s’attaqua aux passe-droits, pots-de-vin et autres éléments révélateurs des connivences de ses confrères avec les gangs et les mafias locales, malversations sur lesquelles ses supérieurs hiérarchiques et l’ensemble de l’appareil judiciaire et policier fermaient jusqu’alors les yeux. On retrouve bien derrière la caméra le citoyen Lumet, celui-là même qui avait si bien décrit les travers du système américain dans 12 hommes en colère. Le film est en même temps un témoignage passionnant sur l’évolution des mœurs, la contre-culture, et l’esprit critique alors à l’œuvre aux États-Unis.
Policier en civil, n’hésitant par arborer l’apparence physique (barbe, cheveux longs) et le mode de vie bohème de la jeunesse contestataire, Serpico prend ses distances avec les normes alors en vigueur, tout en cherchant à satisfaire son idéal de justice et à lutter contre le mal. Il est peu le double du cinéaste, puisqu’il condamne de l’intérieur un système, en cherchant à consolider des valeurs universelles. En somme, Serpico n’est pas foncièrement subversif, de même que Lumet est le digne héritier des Capra et Ford qui n’hésitaient pas à dénoncer les injustices sociales pour mieux valoriser la société américaine. Là est la subtilité de Serpico qui joue de cette ambiguïté et de ces nuances. La mise en scène classique est au service d’un récit limpide, efficace et touchant, loin de la roublardise de certains polars contemporains. Le casting est remarquable, avec des seconds rôles inspirés tels John Randolph, Tony Roberts ou Allan Rich. Al Pacino, qui avait déjà été éblouissant pour Coppola et Jerry Schatzberg, consolida son statut de star et confirmait qu’il était un des acteurs les plus doués de sa génération. Gérard Crespo, 2020.
MAGNUM FORCE
de Ted Post, 1973, U.S.A., 2h03, Couleurs
avec Clint Eastwood, Hal Holbrook…
RÉSUMÉ : De nombreuses exécutions sont commises à San Francisco : les victimes sont toutes des proxénètes, des trafiquants de drogue ou des criminels.
Harry Callahan est chargé de l’affaire, par son ami le capitaine Avery. Il doit travailler en collaboration avec le lieutenant Briggs qui le déteste, et l’a fait muter dans un autre service. Après maintes péripéties Harry découvrira les coupables : Briggs et quelques jeunes policiers qui veulent faire justice eux-mêmes.
POINT DE VUE : Ce film reprend le personnage de l’inspecteur Callahan (Dirty Harry), et Clint Eastwood retrouve deux ans après le rôle qui lui valut autant de succès que d’invectives. L’histoire inspirée d’un fait divers brésilien met en cause des policiers qui, pour des raisons diverses, ont décidé de se substituer à la justice, et d’exécuter eux-mêmes ceux qu’ils considèrent comme des criminels. L’inspecteur Callahan se heurtera donc à ses collègues, devenus assassins, mais il s’arrangera pour qu’ils paient sans que la police puisse être, plus que la femme de César, suspectée. Le magnum est un révolver dont les effets à courte distance sur le corps humain sont effrayants. Une publicité intelligente parce que véridique l’a clairement annoncé : on en fait le reproche, injustifié, à ses auteurs. Ils ont pourtant raison. Celui qui défie à la fois le droit par l’autorité et le moyen de se faire craindre parce qu’il porte les instruments de la mort peut se prendre, dans notre société, pour surhumain. Le film de Ted Post le montre à l’évidence, avec tous les charmes délétères du cinéma spectaculaire. On pourra donc gloser à loisir sur les intentions politiques des auteurs : il est des fascinations que toutes les analyses seraient impuissantes à conjurer. La mise en scène a la même efficacité que le revolver ici glorifié. Ce serait faire injure au réalisateur, comme à tous ceux qui ont participé à l’entreprise, que d’en dire plus. G.A., Image et Son n°288-289.
JUGATSU
Boiling Point
de Takeshi Kitano, 1990, Japon, 1h35, Couleurs
avec Takeshi Kitano, Yurei Yanagi…
RÉSUMÉ : Jeune pompiste et joueur de baseball empoté, Masaki répond aux injures d’un client yakuza par un coup de poing maladroit aux lourdes conséquences. Pour sauver la face et la réputation de son clan, l’offensé revient quelques jours plus tard en menaçant d’incendier la station-service. Terrorisé, Masaki part à Okinawa en quête d’une arme.
POINTS DE VUE : Selon le dossier de presse, Jugatsu (anciennement connu sous le titre de Boiling Point) serait le film le plus apprécié des amateurs de Kitano. Condensant, il est vrai, tous les thèmes chers au cinéaste, le poids des non-dits, la violence contenue, la frustration d’êtres conditionnés par une société fermée, à la hiérarchie protocolaire, l’aliénation des femmes et le rêve utopique d’un ailleurs vaste et originel, loin de l’urbanité d’une culture qui étouffe, Jugatsu se présente comme un film-somme, une préfiguration de tout le cinéma de Kitano. Dès sa deuxième réalisation, le jeune metteur en scène japonais aurait trouvé ses marques, un « style » qui amalgamerait le contemplatif et le brutal, l’espoir et la résignation, le travelling et le plan fixe. Comme il est rassurant de retrouver ses marques, surtout avec un regard a posteriori. Car il faut rappeler que Jugatsu, tourné en 1990, sort pour la première fois en France, suite à l’engouement suscité par les dithyrambes festivaliers qu’a connus Kitano depuis Sonatine. L’idée d’engouement passager, de mode, sied plutôt bien à cette sortie tardive. Et Kitano d’être enrobé d’une image exotique, tributaire d’un certain snobisme. Aussi les analyses a posteriori se gargarisent-elles de parallèles parfois forcés, de cette schizophrénie du personnage Kitano (le tragique et l’utopiste, le pacifique et le violent, l’acteur « Beat » Takeshi et le cinéaste Takeshi Kitano) au poétique béat qui illumine la majorité du film. Dans ma critique de Violent Cop l’an passé, j’avais moi-même succombé à cette facilité didactique du penser unique. Tiens, il y a une plage, comme dans Hana-bi ! Ça doit vouloir dire quelque chose…
Bien entendu, si des passerelles sont évidentes entre Jugatsu, Sonatine, Kids Return ou Hana-bi, on ne saurait inclure si facilement ce premier vrai long métrage (Kitano avait remplacé au pied levé le réalisateur de Violent Cop) dans la continuité d’une œuvre où chaque film serait intrinsèquement lié aux autres. Jugatsu est à mes yeux une œuvre à part dans la filmographie de Kitano, mais peut-être faut-il l’avoir découvert juste après Violent Cop, et non pas à la lumière de ses réalisations suivantes. La rupture n’en est que plus surprenante.
Loin de la noirceur d’un Violent Cop déterministe, vision carcérale d’une société où la liberté étouffe sous la rigidité des rapports sociaux, Jugatsu étonne par son humour tragique, par cette bonne humeur qui traverse le film, met si elle ne résiste jamais au poids d’une civilité culturelle imposée. L’image mentale que Kitano donne du Japon est trop critique, trop virulente pour être, en une farce, oblitérée. Pourtant, Jugatsu regorge de gags empruntant souvent au travail elliptique de Tati. Un conflit naît entre deux personnages par le truchement du seul regard, plan moyen ou visage fixant la caméra. L’image suivante, brutale, résume le conflit pour n’en donner que le résultat : visage tuméfié, corps humilié, bêtise révélée. L’emploi simple de l’ellipse permet ainsi à Kitano de parsemer son film d’un regard distancié, amusé, sur l’impossibilité d’un rapport humain franc. Le conflit est effacé pour ne laisser place qu’aux coups. Dans le royaume des baffes, Kitano est le roi. Comme dans Violent Cop, il distribue des gifles (qui ne sont jamais renvoyées à l’expéditeur), seule réaction de personnages écrasés sous le poids de relations hiérarchisées, stratifiées, qui ne savent plus confronter l’Autre hors des extrêmes : résignation polie ou violence immédiate.
L’irruption soudaine de séquences tragi-comiques, qui fonctionnent sur l’absence de dialogues s’inscrit logiquement dans le reste du film, puisque tout y est question de corps tuméfiés, traînés, contraints ou dirigés. Dans Jugatsu, la pensée, c’est-à-dire la forme première de la liberté, est recluse, hors des frontières d’un empire soumis à l’insularité de ses codes. Kitano regroupe divers personnages, qui ont en commun une absence de libre arbitre, enferrés dans des corps qui les labellisent, l’absence d’émotions apparentes interdisant le conflit psychologique. Ce sont des figures interlopes, créatures d’une société qui ne se dessine qu’en fonction du statut social : le jeune Japonais silencieux, soumis, sans envie, sans ambition ; le Japonais moyen, respectueux des règles, se satisfaisant de son sort ; les yakusas, du gangster en quête de respectabilité au psychopathe (Kitano), incarnation de la dérive extrême d’un système qui, culturellement, canalise les instincts jusqu’à l’étouffement. Et dans ce constat finalement désastreux d’un monde cloîtré dans sa civilité, les passages oniriques que Kitano instille à tâtons font figure d’appel à la rébellion. Coiffé comme un indigène dans un champ de fleurs, jouant à la baballe sur une plage de carte postale, Kitano brise les règles de la narration tragique en détruisant sans cesse l’unité de ton. Suivant le parcours monotone d’un adolescent morne et idiot, Kitano cinéaste, plus que dans tous ses autres films (même Sonatine, dont le procédé à l’identique est davantage contrôlé), brise le récit et fait pénétrer, après trois quarts d’heure, Kitano l’acteur, s’appropriant soudain le matériau filmique pour glisser de la lisse contemplation d’un monde trop structuré vers l’irruption d’un virus qui détruit ses rouages.
Ce virus, c’est Kitano le yakusa, aux antipodes de l’image burlesque du « Beat » Takeshi de la télévision, qui casse non seulement l’image du Kitano médiatisé (au point de ne plus en changer ensuite), mais encore l’hypocrisie d’une société malade de son histoire comme de son prêt-à-penser. L’image lointaine d’une Amérique coupable (ces longues parties de base-ball et l’immixtion, tardive dans le récit, de la base militaire américaine d’Okinawa), n’est là que pour souligner le poids des ressentiments. La violence que le yakusa insuffle alors au film, oubliant un temps les autres protagonistes, apparaît d’autant plus sourde (celle d’un cinéaste cherchant à se faire entendre) qu’elle s’exprime au travers d’une mise en scène à la fois poétique et vitupérante. Au bord de la mer, les corps se renvoient un ballon à défaut de paroles. Ridicules dans leur impossibilité à communiquer, comme ridicules dans leurs gestes. La femme, toujours présente et silencieuse, n’est là que pour signaler son absence. Kitano se moque. Kitano s’insurge, sans mot dire. Un appel à l’imagination et à l’utopique pour éradiquer un simulacre de réalité dont le jeune Japonais est la perpétuelle victime. Le premier plan du film montre un tiers de son visage enfermé dans la pénombre, annonce d’une impasse sociale, mentale, idéologique, développée par la suite. Le film se conclut sur cette même image, mais l’adolescent sort de la pénombre, différent, en vie, son corps chargé soudain d’une énergie insoupçonnée. Épilogue qui referme la boucle, avec toutefois une exigence particulière, celle d’espérer en une rébellion marginale qui, initiée par un Kitano plus militant que yakusa, ne pourra germer que dans les sillons de la jeunesse… Yannick Dahan, Positif n°459.
Dès les premiers instants, le sens du burlesque kitanien, un peu potache, fait mouche. Un plan indistinct et calfeutré se révèle être l’intérieur d’un cabinet de toilette où se trouve un joueur de baseball indisposé. Passée la symbolique scatologique, on peut y voir les prémices de l’idée centrale de Jugatsu : le cloisonnement d’un adolescent (Masaki) dans l’impossibilité d’agir. Décidément chez Kitano, la jeunesse n’a pas le beau rôle.
Figure centrale du film, ce personnage se tient néanmoins à l’écart de l’action, atteint par une indifférence globale à ce qui l’entoure. Kitano l’exclut par une mise en scène claustrophobe. Le cinéaste resserre ses plans sur le visage, désamorçant par là même toutes tentatives d’action, celles-ci demeurant le privilège du hors-champ. Et, lorsque l’action s’invite à l’exposition frontale de la caméra, par le biais de Masaki, elle semble se mourir d’elle-même, absolument vaine et inefficace à la manière de son initiateur.
Ainsi, tout ce qu’il entreprendra finira par s’émietter sous ses pieds, comme une sorte d’incurable inertie condamnant le jeune pompiste à cette perpétuelle inconsistance. Kitano suivra sa lente dérive jusqu’à la rencontre avec des caïds d’Okinawa. Masaki se retrouve entraîné dans les décadences mafieuses, confrontant sa nonchalance à l’impérieuse déraison de la bande à Uehara (T.K.). Comme souvent chez Kitano, les yakusas, à la fois attachants et cruels, se dépensent dans des actes de soudaine violence en radicale opposition avec l’attentisme des jeunes. Or, à l’inverse de Masaki & consorts, les décisions brutales des voyous nippons sont dévoilées avec froideur, sans pour cela s’avérer plus efficace. Elles ne déclenchent, en effet, qu’une mécanique mortelle et sans issue.
Kitano désagrège les logiques de l’action par un jeu de piste hasardeux, plus fragmenté encore que dans Violent Cop, où chaque acte peut engendrer une nouvelle voie narrative. Pourtant, le cinéaste s’amuse à conclure ces ouvertures aussi vite qu’elles sont arrivées. En procédant ainsi, il stérilise la construction logique du film par l’action, créant plutôt une succession de sketches. Mais, à force de casser, il faut bien avouer que l’on s’y perd un peu, regrettant parfois de ne pas voir certaines saynètes plus abouties.
Ce second long métrage s’appréhende comme un essai intriguant sur la composition et la logique dramaturgique. Aussi virulent que ses personnages, Kitano donne un coup de pied magistral à un certain classicisme dans les films de gangsters. Sachant qu’il a pour la première fois l’entière responsabilité du scénario et du montage, on peut assimiler cette audace à une envie naïve de créer en s’amusant. Bien qu’il stigmatise le comportement désinvolte d’une jeunesse japonaise quelque peu décontenancée, Jugatsu demeure une attraction poétique, où l’humour (noir) et la forme (libre) font oublier les défauts « de jeunesse » du réalisateur japonais. Maxime Cazin, 2007.
LE LIMIER
Sleuth
de Joseph L. Mankiewicz, 1972, G-B, 2h18, Couleurs
avec Laurence Olivier, Michael Caine…
RÉSUMÉ : Andrew Wyke, le maître du roman à énigme, reçoit dans son élégant manoir Milo Tindle, un coiffeur d’origine modeste, amant de sa femme, Marguerite. Apparemment résigné à son infortune, l’écrivain propose à son jeune rival de « voler » les bijoux de Marguerite pour qu’il puisse empocher la prime d’assurance. Milo se prête au jeu, qui réservera à son instigateur bien des surprises.
POINT DE VUE : L’ultime réalisation de Mankiewicz est une brillante synthèse de son cinéma, ici réduit à ses composantes essentielles : une intrigue d’une rigueur mathématique, une joute implacable entre représentants de classes antagonistes, un divertissement théâtral, cruel et raffiné, une machination labyrinthique fondée sur une vertigineuse succession de rebondissements, déguisements, ripostes, humiliations et coups fourrés. Illustration fidèle d’une pièce à succès d’Anthony Shaffer, Le Limier appartient pourtant totalement à son réalisateur, qui dévoile, en fin de course, tous les ressorts de son œuvre : le goût et l’illusion du pouvoir, le plaisir pervers de la domination intellectuelle, la jalousie, la hantise de l’impuissance, la présence/absence lancinante de la femme aimée. Olivier Eyquem, 1995.
ANALYSE : Même s’il doit bien exister quelques réussites artistiques monochromes, le chef-d’œuvre se manifeste irréfutablement par une maîtrise méticuleuse, souveraine, voire virtuose, du contraste. N’est-il pas ce lieu, ce jeu, où l’au-delà, le revers, l’ombre, ou l’autre, ou tout autre (homme, moi, territoire, morale) est bienvenu, et même amoureusement appelé, radieusement disposé dans le puzzle comme prolongement, nostalgie, regret, ou reflet du même, le même multiplié en autant d’autre que l’authenticité de l’existence humaine l’exige ? Ainsi l’amplitude de la vision d’un artiste parvenu à sa maturité renoue-t-elle avec son anxiété originelle, pour aboutir à la symétrie. Dans Le Limier, cet appétit gaiement féroce de tous les contrastes, retournements, envers, revers et miroirs, cette acceptation juste un petit peu plus allègre que désabusée de la réversibilité (ce film a la forme du serpent à la naissance du labyrinthe, mais aussi celle de l’éventail) ne produisent ce miracle d’équilibre que parce que, du début à la fin, tout ici va pour deux. Tout fait coup double. Certaine critique pourtant a pu, paresseuse, machinale, ouvrir un seul œil, se bornant à louer la prodigalité des décors, du verbe et des péripéties. Or, si cet inépuisable film n’est pas irrespirable, c’est bien qu’il sait être double jusque dans sa mise en scène : par les inserts qui percent la trame du film, Mankiewicz se révèle aussi magistral dans la tranchante brièveté que dans son habituelle et élégante surabondance. Le portrait peint de Marguerite, le buste de Poe, et, bien entendu, marin rieur, petite pianiste, ballerine à la guirlande de fleurs, le groupe de tous les automates, contrastant avec le flux prodigieux du dialogue et de l’intrigue, élèvent dans l’ombre l’intrigante lame de leur silence.
De ces figures muettes, évoquons avec respect non pas la fonction, mais le rôle : comme on le dit de comédiens, de personnages. Aussi bien, à force de reparaître, de revenir hanter le film, personnages, ils le deviendront au moins autant que l’écrivain et le parvenu - lesquels finiront comme des automates qui ne fonctionnent plus, tous les deux arrêtés. D’entre leurs divers rôles, le plus manifeste est celui de ponctuation rythmique, d’accompagnement musical d’une succession de scènes ressemblant bien souvent à quelque numéro de cirque ou de musique-hall. À ces figures d’un autre temps, il revient de scander le temps de l’action. Ce peut être - c’est rarement - de façon simple, presque sommaire : ainsi de l’insert de la pianiste quand, au piano, pour aider Wyke, Tindle va jouer un indice. Étapes sur le chemin de la narration, elles surviennent souvent à l’instant d’un rebondissement (le premier insert du marin rieur suit le visage de Tindle, figé par l’attaque surprise de Wyke : « Donc vous voulez épouser ma femme ? »). Elles peuvent aussi, plus savamment, jouer un autre rôle « musical » en se succédant en silence pendant que palpitent les secondes d’un suspense - par exemple un compte à rebours : dans l’attente du dynamitage du coffre, les chiffres de la voix off de Wyke s’égrènent sur un plan bref de la pianiste, puis du marin au rire alors arrêté, comme le souffle du public. La richesse de l’accompagnement ne se laisse parfois percevoir qu’après plusieurs visions : quand Andrew et Milo se retrouvent pour la première fois dans la cave du « bon vieux temps », ils improvisent une « scène » parodique, le premier, habillé en femme, devant l’autre perruqué et poudré XVIIIe. Insert ici sur une « scène », extraite d’un des romans de Wyke, rien qu’une silhouette debout avec son ombre immense. On pourrait frôler la redite. Or cette scène répète également l’un des motifs du générique, qu’elle rend ainsi intelligible, tout en projetant son ombre hollywoodienne de film noir sur une scène qui pastiche Hollywood, non sans quelque affection d’ailleurs : « Si tu pars, ne te retourne pas… » Et cette ombre prévient le spectateur que le jeu, pour l’instant délicieux, va bientôt être meurtrier. L’insert fonctionne donc ici simultanément comme reprise de motif, avertissement, et miroir juste un peu déformé de la scène « principale ». Ainsi, souvent, dans l’ombre, par leur paradoxal silence, les figures figées dessinent une des lignes mélodiques de cet art de la fugue qui, si élégamment, court d’un bout à l’autre du film. Portrait, silhouettes, automates reviennent, êtres sans vie et si présents, comme ne cessent de revenir les policiers qui n’existent pas, la mort pour rire, le jeu qui n’en est plus un ; ils reviennent, comme dans une symphonie les incursions quasi guerrières de certains motifs, qui « explosent » enfin, se libèrent, tous ensemble, pendant la coda. Ils reviennent, obsédants, « obsessions » explicitement dénoncées par Milo, revendiquées, non sans panache, par l’écrivain.
Car, à ce rôle d’accompagnement, s’ajoute celui de prolongement des personnages (d’ailleurs multiples) de Wyke et de Tindle. Pour le premier, c’est l’évidence : on est chez lui - et comme en lui. C’est son œuvre qui est projetée autour de sa tête ainsi qu’un perpétuel festival psychique. Poe est évidemment son modèle, son alter ego ; si le marin peut rire de tout, c’est aussi le cas de l’écrivain, somme toute moins conformiste qu’iconoclaste… Quant à la danseuse et à la pianiste, elles esquissent devant lui une forme d’idéal : l’auteur désire danser sa vie, et leurs inserts ponctuent de ce désir qu’on peut au choix estimer enfantin, nietzschéen ou… hollywoodien ! la comédie-ballet (de mort…) du film. Le nombre de ces Moi possibles, virtuels, idéaux, est d’ailleurs supérieur à celui des figures, lesquelles ne cessent pour notre bonheur de jouer différemment leur thème presque à chacun de leur retour : par exemple, le marin est l’Andrew tantôt sardonique, tantôt effrayant, ou même trivial. Ces figures sont les doubles, les ombres, les prolongements de Milo, qui n’est pourtant que l’invité : lorsqu’il jette au plafond, dans un éclat d’ailes de neige, le tout dernier manuscrit de Wyke, le montage introduit un instant le marin, bras levés, paraissant lui aussi ravi de profaner l’œuvre du maître. Innombrables seraient les exemples attestant que, même par le truchement des mannequins, des doubles, le film raconte moins un duel qu’un duo, moins une lutte qu’un échange…Certes, ces deux-là ne partagent pas seulement le même corps de femme ! « J’aurais voulu faire du music-hall ; aller son chemin en dansant, quel rêve ! » Cela est non de Wyke, mais de Tindle…
Que les inserts des figures muettes jouent le rôle de ponctuations musicales ; qu’ils redoublent et le suspense et le psychisme des adversaires ; que chacun de leur retour fasse entendre une variante subtile de leur « signification » ; qu’ils interprètent à leur façon le « Si » de la tentation, de la déduction, tout cela apparaît d’une manière éblouissante dans le traitement du motif de Poe : le premier insert survient juste avant la première « mort » de Tindle, dans l’escalier, pendant que Wyke ébauche à haute voix son scénario, et cause « indices ». Poe est ici la projection évidente de l’écrivain Wyke, un Wyke en quelque sorte à l’œuvre… Plus tard, Doppler-Tindle introduit dans la place, Wyke, mal à l’aise, commence à se moquer de ses déductions en dictant à voix hâte un « mauvais » policier : deuxième insert du trophée Poe, incomparablement plus subtil ! Car, à cet instant du film, nous sommes comme dans les profondeurs de l’œuvre de Poe lui-même : à la fois dans la lumière du limier, l’éclat insistant de l’investigation, et dans le trouble de qui perd pied, qui titube dans la Ténèbre. Cela s’aggrave encore un peu plus tard : Doppler-Tindle, incliné vers la marche, nouvel insert, nous sommes allés encore plus loin dans le travail du limier, dans le recueil d’indices (ce sang…), et plus loin dans le fantastique, ce sang n’a pu être versé ! Substitution d’alter ego : Poe est devenu le double de Milo. Le motif du buste contamine tout : dans ce décor « gothique », dans ce manoir de plus en plus hanté, l’auteur de William Wilson et de la Maison Usher est bel et bien, au-dessus de ce feu, comme chez lui… Le déguisement ôté, Milo évoquera de nouveau les « indices prouvant la culpabilité » d’Andrew (insert), puis l’ « indication » qu’il vient de donner (autre insert), avant d’accrocher au crâne du squelette son masque de clown : blason du film ! et accessoirement très acceptable synthèse de l’œuvre de l’Américain - dont le dernier insert sera ce très gros plan, parmi le rire grinçant de tous les automates, et de Milo qui va mourir, idéal et funèbre contrepoint du visage paniqué, statufié d’épouvante de l’écrivain Wyke, vaincu, perdu par sa confusion enfantine, merveilleuse, périlleuse, entre fiction et réel.
Toute cette richesse des inserts du Limier, chaque nouvelle vision l’accroît encore ; mais simultanément, leur mystère gagne en épaisseur, en profondeur trouble. Plus le film mystifie pour mieux démystifier, plus le mythique insiste dans ces silences, inentamé, intact. Plus le film « principal », celui des deux (plus quelques autres) personnages, perfectionne un jeu cérébral exceptionnel, célèbre « la fête de l’intellect » appelée de ses voeux par Valéry, plus l’autre film, le non-verbal, l’inexpliqué, étend sa puissance. Tout en scandant le temps de la narration, ces trouées de silence percent un passage vers un autre temps. Il est troublant que dans cette œuvre ultime, avant de se taire, Mankiewicz ait donné tant de poids, de présence au silence ; tant d’intensité à ce qui n’est pas (ou pas là), à ce qui pourrait être, à cet autre « Si » qui n’est pas le Si de la séduction ni celui de la déduction, mais la note même - hors de la narration soudain - de la poésie. Ces inserts sont comme des fenêtres qui rythment et ornent une façade, et simultanément l’annule, la transpercent d’un dehors, d’un au-delà ou songeur ou brutal. Le Limier célèbre aussi le silence qui succède à la farce, le mystère inépuisable d’un tableau, d’une statue, la palpitation obsédante de la beauté, l’aimantent incomparable de l’autre, du beau fantôme. « Il faut un œil infaillible pour apercevoir l’invisible » (Milo) : Poe, bien sûr, l’évidence, la transparence, La Lettre volée. Mais aussi par exemple Marguerite, le spectre souriant mystérieusement dans son cadre, survivant à tous les apophtegmes, à tous les flétrissements : avec ceux de Poe, les inserts les plus inoubliables de cette histoire extraordinaire.
Dans la salle du coffre, un thème survient, furtif, élégiaque, élégant, déchirant, le thème de Marguerite : génialement, Mankiewicz le fait entendre avant de montrer son portrait. « Où sont les bijoux ? » demande l’écrivain ; Milo, lentement, regarde alentour. Et son regard heurte le premier insert. Son œil cesse de chercher, devient contemplatif. Il cesse de saisir, est saisi… Andrew le rejoint, ils sont tous deux suspendus hors du « plan » diabolique, hors du temps, regardent ce portrait qui regarde, bien en face. C’est une Mona Lisa de music-hall, une étoile façon Hollywood, ironique et sensuelle.
Mais sa puissance d’absente ne va cesser d’étinceler tout le long du film - et après, dans notre mémoire. « Prenez le temps d’y penser », dira Andrew - et c’est un autre insert du portrait qui va venir se suspendra dans le silence. Après l’explosion du coffre, le thème de Marguerite recommence, et la fumée voltige avec douceur vers le tableau qu’elle estompe, qu’elle stylise, ombre dansée du passage du temps, de l’Avant, l’amour ancien est toujours là, l’idole encore où monte l’encens de l’âme aimante… Ordinaire, et pourtant ! Toute parée du fantastique de tout être aimé, et qui donc n’est pas, ne peut être présent, tenu ; elle est l’Autre, avec tout le charme palpitant, inquiétant, de ce qui se dérobe, éblouissement fugace de l’autre route traversant toute vie, obsédant reflet de la vie fantôme, échappée.
Et nous, revenus après le film à la rue, au tapis roulant qui nous attendait, nous demeurons tout étourdis du brillant, du brio du manoir médiéval ; mais nous poursuit peut être encore davantage la trace de ces traversées, les heurts de ces brusques silences : ô meurtrières ! aperçus d’acuités, délicieuses blessures, vos mystérieuses haltes sauront longtemps nous rejoindre et nous arrêter. Christophe Auduraud, Positif n°469.
LE PASSAGER DE LA PLUIE
Rider on the Rain
de René Clément, 1970, France-Italie, 1h59, Couleurs
avec Marlène Jobert, Charles Bronson…
RÉSUMÉ : Victime d’un viol, une jeune femme parvient à tuer son agresseur et à se débarrasser du cadavre. Un Américain enquêtant sur le crime tente, par l’emprise qu’il exerce sur elle, de lui faire avouer la vérité. Un scénario complexe de Sébastien Japrisot. Dictionnaire des films, 1995.
POINTS DE VUE : Un soir, Mellie Mau est violée chez elle par un inconnu. Elle tue son agresseur et se débarrasse du cadavre. Un mystérieux colonel américain vient l'accuser du meurtre...
Pour apprécier ce film, mieux vaut ne pas s'arrêter sur le scénario, confus et bourré d'invraisemblances. On comprend mal, par exemple, le parallèle fait entre l'enfance de Mellie et l'intrigue principale, où sa mère ne fait que quelques rares apparitions. Engagé dans une atmosphère onirique, le film bascule vite dans l'horreur (culminant avec la scène quasi muette du viol) pour rebondir sur une chronique de mœurs dénonçant la violence — aussi bien psychologique que physique — dont les femmes sont victimes. Et ce faux polar se ferme sur un clin d’œil, qui laisse entrevoir une nouvelle piste : celle de la romance avortée entre le colonel cynique et la jeune femme maltraitée par un mari jaloux. Le thriller attendu s'est mué en un bel exercice de style. — Ophélie Wiel, Télérama, 2012.
Le passager de la pluie est un des plus célèbres thrillers français, sans doute parce qu’il se centre non pas sur l’intrigue policière, cousue de fil blanc, mais sur l’affrontement psychologique entre Harry et Mélancolie, entre deux vedettes dont les numéros sont très au point : Bronson, en dur qui s’humanise peu à peu, et Marlène Jobert dont la voix et les mines de femme-enfant font merveille. C’est d’ailleurs dans le huis-clos que le film est le plus convaincant, l’ambiguïté de leur relation, les dialogues de Japrisot, la scénographie même contribuant à sans cesse redistribuer les rôles. On part donc d’une femme mutine, objet de rebuffades de la part de son mari et de sa mère : les ongles rongés (signe, d’après un personnage, de maintien dans l’enfance), les vêtements, comme la voix et le langage (elle remplace les gros mots par « tambour », répète « pas vrai ! ») disent assez qu’elle n’a pas grandi et se complaît dans une relation de dépendance inégale ; son mari lui envoie à la figure le modèle de ses parents, et sa mère soumise.
Il faut un choc, c’est à dire un viol suivi du meurtre de l’agresseur, pour que tout change, pour que de cette gamine empêtrée dans une culpabilité ancienne sorte une femme plus décidée et forte. Cela ne va pas sans lourdeurs, notamment en ce qui concerne les flash-back, mais le portrait dessiné souvent finement ne manque pas de charme. Face à elle, l’énigmatique Harry Dobbs incarne d’abord le père idéal, celui à qui on ne peut mentir et qui sait tout, celui aussi qui initie à l’alcool, le sauveur qui viendra la délivrer des griffes de barbares mondains, dans ce qui est l’une des séquences les plus faibles du film. De père persécuteur, il devient allié puis, comme le révèle le « test des noix », amoureux. Et s’ils doivent se quitter à la fin, ce n’est pas sans émotion, mais c’est un renoncement nécessaire pour que Mélancolie devienne femme et que sa mère l’accepte enfin en l’appelant par son prénom.
Quand elle va à la gare pour chercher un sac mystérieux, mais dont il faut bien le dire on se moque éperdument, un agent dit : « Mais tout le monde est un menteur ». Cette phrase, captée incidemment, fonde à peu près tous les rapports humains du film : Mélancolie ment à Harry, Harry, Tony et Nicole mentent à Mélancolie, et ces tromperies constituent le socle des relations. L’explication qui en est donnée, d’ordre quasi-psychanalytique, est moins satisfaisante que l’idée assez sombre selon laquelle la vérité n’est ni atteignable ni même souhaitable. En ce sens aussi le film s’affadit vers la fin, quand l’ambiguïté se délite.
Le scénario de Japrisot excelle à fournir de menus détails, des reprises, des échos, qui charpentent solidement le métrage ; et si René Clément bâcle certaines séquences, il fait preuve ailleurs d’une belle maîtrise, par exemple dans la scène du viol, remarquable morceau de tension. De même le début, étrange et efficace, côtoie-t-il le fantastique, avec cet étonnant dialogue : « le car n’amène jamais personne. » « Alors c’est la pluie ». De cette trouvaille comme d’autres, Clément tire un parti poétique et soigné, qui fait regretter que le film soit trop long, trop explicatif. Tel quel, il demeure une œuvre solide, portée par des comédiens impeccables, dont Annie Cordy à contre-emploi. François Bonini, 2017.
Synopsis
Mellie, s'ennuie, seule chez elle, dans sa grande maison entourée de pins de la banlieue de Marseille. Son mari, Tony, pilote de ligne, effectue un vol pour sa compagnie. Un homme portant un sac rouge descend de l'autocar desservant la localité. L'inconnu surgit chez Mellie, le visage caché par un bas. Il la frappe et la viole, puis il se terre dans la cave. La jeune femme le tue à coups de carabine et va jeter le cadavre dans une crique toute proche. Le lendemain, lors d'un mariage, elle fait la connaissance de Harry Dobbs, un Américain venu de nulle part, qui s'attache à ses pas et semble tout connaître de son secret...
L’ENNEMI PUBLIC
THE PUBLIC ENEMY
de William A. Wellman, 1931, US, 1h24
avec James Cagney, Jean Harlow…
RÉSUMÉ : Tom Powers et son ami d’enfance Matt, après une jeunesse délinquante, entre dans la pègre lorsque survient la prohibition. Pendant la guerre des gangs, Matt est tué. Tom le venge, mais se fait blesser par le gang rival. Sur son lit d’hopital, il se réconcilie avec sa mère et son frère Mike, mais le gang l’enlève et l’exécute.
POINTS DE VUE : Filmé nerveusement et sans fioriture, comme de coutume à la Warner Bros, l’Ennemi public fit une star de James Cagney, dans son premier grand rôle de gangster poupin, réglant à coups de feu la névrose collective d’une société. Le charisme de l’acteur, sa petite silhouette énergique, son faciès ricanant éclipsent le reste de la distribution (avant son remodelage à la M.G.M., Jean Harlow, en mondaine qui « s’encanaille », est particulièrement médiocre). Cagney tirant sur une tête d’ours empaillée pendant le hold-up d’un entrepôt de fourrures, Cagney écrasant un demi-pamplemousse sur le visage de Mae Clarke sans raison apparente, Cagney titubant sous la pluie, blessé, réalisant : « Je ne suis pas si dur que ça ! », Cagney enveloppé comme une momie, le visage ensanglanté, son cadavre tombant aux pieds de son frère horrifié : autant d’images choc qui font partie à jamais de la mythologie hollywoodienne des années 30. N.T. Binh, critique, 1995.
La Warner Bros précise bien par deux fois, au générique de début puis à la fin, que le film décrit le parcours d’hommes qu’elle réprouve, mais qui se veut un témoignage sur les exactions commises pendant la prohibition.
Le récit exemplaire de William A. Wellman s’embarrasse moins de ces précautions. Il suit le parcours hors-la-loi de deux amis inséparables, dont l’itinéraire ira des petits vols au crime organisé. La mise en scène fluide et très moderne pour l’époque s’attache particulièrement au personnage de Tom, interprété par James Cagney. Son jeu, très étonnant, met en valeur son personnage dur, violent, volontiers sadique, et en même temps capable de petits gestes de tendresse, comme avec sa mère par exemple. Une scène restée célèbre définit tout à fait la méchanceté que peut dégager le protagoniste : lors d’un petit-déjeuner, contrarié, il écrase un pamplemousse sur le visage de Kitty (Mae Clarke), sa première fiancée dont il s’est lassé.
On regrette que la femme hors normes interprétée par Jean Harlow soit si peu présente. La seule scène importante où elle apparaît est tout à fait remarquable : on comprend qu’elle fait mariner Tom, qui, pour une fois, se laisse dominer. Mais au moment où elle accepte son amour, il est dérangé pour une affaire urgente. Il part sans un regard et elle va rester un moment, statique, avant de briser un verre contre le mur avec une violence inattendue.
Il faut aussi souligner que ce film, tourné au début du parlant, n’a pas les défauts de bon nombre d’autres réalisations qui lui sont contemporaines et tenaient souvent du théâtre filmé, avec des jeux d’acteurs souvent outranciers.
William A. Wellman, un an avant le célèbre Scarface de Howard Hawks, réalise, sur un sujet comparable, un excellent long-métrage, tout aussi remarquable. Fabrice Prieur, 2020.
L’ENNEMI PUBLIC
BABY FACE NELSON
de Don Siegel, 1957, US, 1h25
avec Mickey Rooney, Carolyn Jones…
RÉSUMÉ : À sa sortie de prison, un gangster nommé Gillis est contacté par un chef de gang qui veut l’employer. Il refuse. Le gang lui tend un piège dont il parvient à s’échapper. Gilles prend alors le nom de sa compagne, Sue Nelson. Il massacre le gang qui a tenté de lui nuire, puis se lance dans une longue série de vols et de crimes. Son visage rond et poupin lui vaut le surnom de « Baby Face ». Il entre dans la bande de Dillinger. Lorsque ce dernier est abattu, Baby Face devient à son tour « l’ennemi public numéro un ». Blessé à mort par la police, il est achevé par Sue.
POINT DE VUE : Ce film s’inscrit dans la tradition des « gangsters psychotiques » qui jalonnent l’histoire du cinéma policier américain. La qualité de ce type de film dépend avant tout du metteur en scène et de l’acteur personnifiant le hors-la-loi, plus que du scénario, à peu près immuable. Dans le cas présent, la réalisation nerveuse de Don Siegel et la performance de Mickey Rooney placent ce film parmi les grandes réussites du genre. Laurent Aknin, critique, 1995.
PUBLIC ENEMIES
de Michael Mann, 2009, US, 2h20
avec Johnny Depp, Christian Bale…
RÉSUMÉ : Début des années 30, aux Etats-Unis. John Dillinger, un astucieux braqueur de banques, fait évader plusieurs membres de son gang. L'évasion tourne mal, et des gardiens de prison sont tués. Le FBI met alors tout en œuvre pour l'arrêter. L'affaire est confiée à Melvin Purvis. Dillinger, devenu l'ennemi public numéro un, poursuit ses activités avec la protection de la mafia. En cavale, dans un club, il fait la connaissance de Billie Frechette, une préposée au vestiaire, dont il tombe immédiatement amoureux et qui devient sa compagne. Après une opération de police, qui se solde par un échec cuisant, Purvis demande des renforts. Peu à peu, les soutiens de Dillinger l'abandonnent. Autour de lui, l'étau se resserre...
POINTS DE VUE : Pilleur de banques, gentleman avec les dames, voici John Dillinger tel qu’il se présente à Billie Frechette. Michael Mann s’approprie un mythe en y ajoutant un enjeu de taille : rien de moins que l’opposition entre classicisme et modernité. Avec, d’un côté, un gangster perpétuant une certaine tradition du panache et, de l’autre, des mafieux capitalistes.
Le cinéaste de Heat multiplie les effets de miroir, convertit l’ennemi en alter ego. Melvin Purvis, le flic méthodique et ambitieux, ressemble à sa proie. La belle idée du film est de déplacer ce thème du double sur le terrain du cinéma. Dillinger assiste à une projection de L’Ennemi public numéro 1, de W.S. Van Dyke. Les gangsters imitent des modèles, oscillent entre la plus grande violence et la romance. Michael Mann, grand styliste, sait aussi se faire réaliste pour dépeindre la Grande Dépression. Jacques Morice, Télérama, 2020.
“A girl and a gun” : voilà ce à quoi, selon le mot de Godard, se résume le cinéma. Et à l’heure de la vidéo numérique, de l’épuisement proclamé du storytelling hollywoodien classique et du regard douloureux de l’Amérique sur elle-même, Michael Mann revoit ses fondamentaux, tout en assumant un rôle de pionnier. Public enemies affiche, à première vue, tout du film de gangsters habituel, avec en son centre un héros mi-truand au coeur froid, mi-Robin des bois, incarné dans la sobriété et l’élégance par Johnny Depp. Pour lui faire face, le non moins réservé Christian Bale, col serré et regard glacial, donnant dans la réplique et la gâchette assassines ; à tel point que le film prend parfois des allures de machine effrayante, où les sentiments et les instincts proprement humains sont brusquement réduits au silence. Pourtant, Public enemies n’est pas un film noir supplémentaire sur la prohibition, et l’abondance de repères a priori familiers - costumes sombres, ambiance glamour d’un night-club ou air froid de Chicago - est trompeuse. Mann poursuit les expérimentations esthétiques et visuelles qu’il avait défrichées dans ses précédents films, notamment Miami Vice ; mais au lieu d’abuser de tout ce qui fait la nouveauté du passage de la pellicule à la vidéo, son doigté s’est affiné. Le cinéaste semble être parvenu à un point d’équilibre dans la maîtrise du numérique (le film est en effet tourné en haute définition), comme si la vidéo, sans plus se faire remarquer en tant que telle, déployait tout le potentiel de ses effets au service d’une véritable puissance cinématographique. Mann distille les mouvements de caméra à l’épaule, joue sur les déformations provoquées par les très gros plans, mais s’en sert désormais comme ponctuation, des respirations qui viennent par exemple rehausser des scènes d’action au thème parmi les plus éculés de l’histoire du cinéma - la fameuse fusillade entre gangsters et policiers -, mais dont l’intensité n’est pas loin d’égaler celle du Scarface d’Howard Hawks.
Fondu au noir réussi, donc. Ce que vient remettre en question Public enemies, c’est l’idée même qu’il existe des genres et des codes cinématographiques bien définis, dussent-ils être parodiés à la manière d’un Tarantino. Malgré la profusion d’accessoires et de décors historiques, l’Amérique de la prohibition oscille sur l’écran entre réalisme actuel et nuage de fumée. L’importance dans le film du thème de la notoriété, par les flashes de photographes et la présence des mass media, nous rappelle que ce monde en crise est aussi une estrade de spectacle, où les scènes de crime, pour permettre une meilleure visibilité aux enquêteurs, sont éclairées en pleine rue comme les plateaux des grands studios hollywoodiens. La vision de Michael Mann est sombre, mais nullement moins humaniste pour autant : comme dans les ballets macabres des films d’action hong-kongais ou des westerns de Peckinpah, la mort intervient comme un point sanglant mais ultime de résolution de tous les conflits, et sur lequel il convient de jeter un regard pudique, légèrement ralenti, en guise d’hommage discret à une certaine idée de la morale. Camille Lugan, 2013.
L’ENNEMI PUBLIC N°1
Manhattan Melodrama
de W.S. Van Dyke et George Cukor, 1934, US, 1h33
avec Clark Gable, Myrna Loy…
RÉSUMÉ : Deux amis d'enfance vont évoluer dans deux directions opposées : l'un devenant gangster et l'autre district attorney. Mais ils tomberont tous deux amoureux de la même fille...
À PROPOS : Le destin de deux amis d’enfance, tous deux orphelins : le premier devient procureur tandis que l’autre est un petit gangster vivant du jeu… Manhattan Melodrama est surtout célèbre pour avoir été le film que Dillinger est allé voir avant d’être abattu par la police à la sortie du cinéma. En France (et dans plusieurs pays européens), le titre fut alors changé de Un drame à Manhattan en L’ennemi public n°1. C’est pourtant bien un mélodrame, bien plus qu’une biographie de gangster. Le scénario a beau être écrit par le jeune Mankiewicz, il reste très conventionnel et sans surprise. L’interprétation est l’attrait principal du film : Clark Gable est un gangster plein de charme et de séduction, William Powell voit sa (déjà longue) carrière d’acteur rebondir, Manhattan Melodrama est le premier film où il apparaît en tandem avec Myrna Loy, ici particulièrement séduisante. A noter aussi la présence du très jeune Mickey Rooney qui interprète l’un des deux gamins au début de l’histoire. Le film fut un grand succès à l’époque… au point de réussir à faire sortir un véritable ennemi public n°1 de sa cachette. Martin K., 2011, l’Oeil sur l’écran.
Connu en France sous le titre absurde de L’ennemi public n° 1, Manhattan melodrama est resté dans les mémoires pour une anecdote : le gangster Dillinger s’est fait abattre en sortant de la projection. Est-ce assez pour en faire une œuvre marquante ? Certes pas : le film reste prisonnier de trop de conventions, et le sujet lui-même, deux hommes qui s’apprécient mais sont des deux côtés du droit, n’a rien d’original. Il faut en plus supporter deux personnages comiques éprouvants, une Myrna Loy qu’on a connue plus fine ailleurs et quelques dialogues sentencieux. Mais Manhattan melodrama a aussi de réelles qualités : dès le début, la scène de la panique sur le bateau est bien menée (la sauvagerie de la foule, les gens piétinés, un homme qui arrache à une femme son gilet de sauvetage, tout cela dans un montage très serré et très efficace). De même la séquence d’adieu entre Blackie et Jim, avant l’exécution du premier, sait-elle émouvoir sans verser dans le pathos.
Cependant, ce qui ne laisse d’interloquer, c’est la vision de la morale que propage le film. À bien y regarder, et si on excepte une fin conventionnelle, il nous dit qu’un homme politique ne peut être élu sans compromissions : malgré son intégrité, Jim ne devient gouverneur que parce que Blackie élimine Snow, un obstacle à son élection. De plus, la femme de Jim, ex-maîtresse de Blackie, menace de le quitter s’il ne le gracie pas (il faut dire qu’elle est indirectement, au moins, responsable du meurtre). Tout se passe donc comme si le futur gouverneur avait besoin, pour accéder à sa fonction, d’un exécuteur des basses œuvres, lui qui ne cesse de mettre en avant son devoir dans des discours moralisateurs. Vision bien noire, suggérant que l’honnêteté est impossible à qui se frotte à la politique. Noire, ou réaliste, on laissera à chacun la possibilité d’en juger …
Par ailleurs, Manhattan melodrama est fondé sur l’idée que tout est écrit : petite crapule, Blackie ne peut que devenir meurtrier ; et Jim, qui, enfant, se perd dans les livres, réussira forcément sa vie. Idéologie basique, maintes fois reprises, et cependant battue en brèche par les choix des interprètes : si William Powell incarne avec raideur l’homme juste, c’est du côté de Clark Gable, bravache et souriant jusqu’au bout, séducteur blessé et ami fidèle, que le spectateur penche. Rien n’y fait : le crime (remarquons que les deux meurtres sont justifiés, soit par la légitime défense, soit par le risque couru par Jim) et le jeu sont autrement plus attractifs que la morale hiératique transformée en pensum rédhibitoire.
W. S. Van Dyke émaille son film de belles idées (la lumière qui baisse pendant l’exécution, par exemple) et manie plutôt bien le travelling, mais les dialogues sont enregistrés trop souvent à la paresseuse ; d’autant que, même s’ils sont cosignés par le grand Mankiewicz, ils ne brillent pas toujours par leur inspiration. N’étaient quelques étrangetés (le nombre de personnages qui réclament un hot-dog !) et la malice permanente de Blackie, ils ne dépareraient pas du tout-venant. Mais le charme de Gable, la réussite indiscutable de passages soignés et la vigueur récurrente du montage valent que l’on jette un œil bienveillant sur ce film bancal mais attachant. François Bonini, 2019.
NIKITA
de Luc Besson, 1990, US, 1h35
avec Anne Parillaud, Tchéky Karyo…
RÉSUMÉ : Nikita est une jeune femme qui pratique le coup de feu avec une bande de dévoyés. Lors de l’attaque d’une pharmacie (un vrai carnage), elle est capturée et cloîtrée dans la cellule d’une prison pas ordinaire. Son agressivité est matée (difficilement). Un jeune instructeur va faire d’elle l’élément d’une des polices parallèles dont l’état a besoin. Formée, Nikita devra accepter des missions délicates, périlleuses et sanglantes.
POINTS DE VUE : De nombreuses formes de suspense se superposent et se multiplient entre elles dans ce film insolite qui donne le frisson. Polar ? Mieux : étude de plusieurs cas complexes, celui d’une femme manipulée, d’un service officieux, d’un de ses serviteurs, d’un autre type qui s’intègre à l’histoire pour qu’elle devienne, aussi, histoire d’amour. Le savoir-faire de Besson est impressionnant, mais il ne faudrait pas limiter son film à un brillant exercice de style. C’est une tragédie moderne, violente jusqu’au paroxysme, sentimentale et romantique comme le veut la tradition des grands films mythiques. L’interprétation, parfaite, est dominée par Anne Parillaud, surprenante, exceptionnelle. Elle n’a pas volé son César. Gilbert Salachas, journaliste, 1995.
Nikita est le plus beau film de Luc Besson, où s’équilibrent harmonieusement la direction d’acteurs, le scénario et la crédibilité des personnages, comme si, pour une fois dans sa carrière, le wonder boy du cinéma français n’avait rien sacrifié sur l’autel d’une réussite commerciale, Faisant confiance à son trio de comédiens magnifiques - Parillaud, Anglade, Karyo -, qui contribuent pour beaucoup au succès de ce long métrage haletant, le metteur en scène construit une véritable histoire tragique où l’héroïne - une délinquante repentie - suit un parcours qui relève de la pure fatalité -, puisque Nikita est condamnée à travailler, sans répit, pour les services secrets, afin d’expier son crime initial.
La multiplication des missions se cristallise dans des scènes d’une réelle efficacité, où l’émotion côtoie souvent l’action, sans jamais la diluer. On peut évidemment mentionner la séquence du restaurant, sardonique à souhait : le cadeau offert à l’héroïne, dans ce qui s’annonce comme une soirée romantique, n’est que la promesse d’une nouvelle tâche à accomplir, au nom d’un État auquel on n’échappe jamais, qui se venge à l’infini du mal qu’on lui a fait. Avec deux armes, transmises dans un écrin luxueux, Nikita prolongera, par des voies légales, la violence dont elle s’était rendue coupable au début du film. Certes, Luc Besson n’est pas Max Weber, mais son message, immanent à l’histoire, jamais appesanti par des dialogues qui le prendrait en charge, est une des réflexions les plus intéressantes de son cinéma, qui n’en a pas si souvent proposé. Les soudains changements de registres contribuent à maintenir l’attention et sont formidablement incarnés par Anne Parillaud, qui trouvait dans ce personnage le rôle de sa vie. Tour à tour drôle, inquiétante, émue, puissante, elle porte le film sur ses épaules. Et Besson la filme constamment comme une muse à qui l’image rendrait tous les hommages. Jérémy Gallet, 2021.
L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP
THE MAN WHO KNEW TOO MUCH
USA 1956 de Alfred Hitchcock
avec James Stewart, Doris Day…
RÉSUMÉ
En vacances au Marco avec leur fils Hank, le Dr Ben McKenna et sa femme Jo se lient avec un couple d’Anglais, les Drayton, et le Français Louis Bernard, qui, poignardé, livre à Ben le nom d’ « Ambrose Chapel ». Les Drayton enlèvent Hank et, à Londres, Ben tombe dans leurs mains à… Ambrose Chapel. Jo surgit à l’Albert Hall au moment où un meurtre se prépare, avec pour seule arme son instinct maternel…
POINTS DE VUE
En réalisant cette seconde version, Hitchcock ne se contente pas d’approfondir et de moderniser un film seulement brillant. Il réalise une œuvre totalement nouvelle. Au-delà d’un suspense mené à la perfection, en particulier dans la fameuse scène de l’Albert Hall, le cinéaste décrit l’itinéraire d’un couple dont la passion s’est émoussée. Joël Magny, 1995.
L’homme qui en savait trop est le remake d’une première version anglaise, tournée par Hitchcock lui-même en 1934. Si son second essai est plus abouti que le premier, le film de vaut pas d’être mis au sommet du panthéon hitchcockien. Pour autant, il n’est pas à dédaigner. Tourné en décors naturels, à Marrakech et à Londres, il donne son premier rôle dramatique à Doris Day, jusque-là cantonnée aux film musicaux. Elle y poussera quand même la chansonnette, le fameux « Que sera, sera », hit de l’époque et la seule chanson dans un film du grand Hitch. Toujours à la pointe du progrès technique, le maître du suspense s’est servi dans L’homme qui en savait trop des dernières nouveautés, Vistavision et, surtout, son stéréophonique, pour l’incroyable scène du concert, tournée à l’Albert Hall de Londres, douze minutes et quelque cent vingt-cinq plans sans dialogue, culminant dans un coup de cymbales. Et bien sûr, comme d’habitude, il a signé son film d’une apparition furtive sur la place Djemaa-el-Fna de Marrakech... Marianne Spozio, 2020.
L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP
THE MAN WHO KNEW TOO MUCH
G-B 1934 de Alfred Hitchcock
avec Leslie Banks, Peter Lorre…
RÉSUMÉ
En vacances en Suisse avec leur fille Betty, Bob et Jill Lawrence se lient avec un Français, Louis Bernard. Celui-ci, assassiné, a juste le temps de leur confier un secret au sujet d’un complot visant à tuer un diplomate. Pour qu’ils gardent le silence, les conspirateurs enlèvent Betty. Leur tueur à gages, Abbott, se prépare à exécuter son contrat au cours d’un concert à l’Albert Hall.
POINT DE VUE
Plus qu’à l’approfondissement des thèmes ou des personnages, Hitchcock vise ici à l’efficacité : il s’agit de se positionner comme l’un des plus brillants réalisateurs britanniques et livrer un produit capable de rivaliser avec les meilleurs réalisations hollywoodiennes du genre. Il y réussit parfaitement et ce thriller-poursuite non dénué d’humour est exemplaire : la fusillade finale, inspirée de celle du Docteur Mabuse de Lang, reste un morceau d’anthologie. Joël Magny, 1995.
UNE FEMME DISPARAÎT
THE LADY VANISHES
G-B 1938 de Alfred Hitchcock
avec Margaret Lockwood, Michael Redgrave…
RÉSUMÉ
Dans le train qui la ramène des Balkans, une jeune Anglaise, Iris, fait la connaissance d’une charmante vieille dame, miss Froy, qui disparaît bientôt. La plupart des voyageurs prétendent ne l’avoir jamais vue et le Dr Hartz, spécialiste du cerveau, tente de la persuader que miss Froy n’a jamais existé. Aidée de Gilbert, un musicien, Iris retrouve la vieille dame qui, avant de disparaître à nouveau, leur confie un message codé pour Scotland Yard…
POINTS DE VUE
Cet avant-dernier film anglais de Hitchcock se présente comme un résumé de sa période anglaise, traité sur le mode humoristique. L’auteur ne se prend visiblement pas au sérieux et joue aussi bien avec les maquettes, les invraisemblances, les allusions à l’actualité qu’avec le spectateur, auquel il offre une splendide démonstration de virtuosité et un spectacle hautement réjouissant. Joël Magny, 1995.
Avant de partir aux Etats-Unis, Alfred Hitchcock s'amuse à faire de l'Agatha Christie. Sa miss Marple à lui s'appelle miss Froy et l'actrice, Dame May Whitty, ressemble étonnamment à l'écrivaine britannique, avec sa physionomie de vieille dame indigne en tweed. L'action se déroule principalement à bord de l'Orient-Express et, ici aussi, il semble y avoir un complot entre plusieurs voyageurs... Comme dans les romans de la reine du crime, les personnages secondaires, tous pittoresques, ont chacun une bonne raison de ne pas aider à la résolution de l'enquête. Après la disparition soudaine de miss Froy, une jeune fille se retrouvera seule à la chercher, envers et contre tous les passagers. Hitchcock est d'ailleurs plus intéressé par ses personnages que par l'intrigue, complètement invraisemblable. Il s'attarde, dans le prologue à l'hôtel, sur les voyageurs, et tisse déjà des liens entre eux. On est en pleine comédie british, avec le gérant débordé, le couple d'hommes obligés de partager le même lit sous les yeux goguenards de la femme de chambre, les amants adultères, le musicien exalté...
Hitchcock ne lâche jamais ce ton désinvolte et amusé, même dans les scènes les plus dramatiques, comme celle de la bagarre avec le prestidigitateur où il convie une malle à double fond et une morsure à l'oreille. Il n'oublie pas non plus qu'en 1938 il doit soutenir l'entrée en guerre de l'Angleterre et donne le mauvais rôle à celui qui veut rester pacifiste. Tout le film est une dénonciation de la neutralité : Hitchcock, avec son héroïne, exhorte tous ses personnages à prendre position et à oublier leur petit profit personnel. Anne Dessuant, Télérama, 2015.
C’est sans doute le film de Hitchcock le plus abouti de sa première période anglaise. Dans le contexte géopolitique des années 1930, ce récit d’espionnage illustre la paranoïa de l’époque, et la confusion des apparences dans une Europe qui allait entrer dans l’une des pages les plus sombres de son Histoire. Le film est un modèle de récit d’espionnage, genre qui avait déjà valu des réussites à Hitchcock, notamment la première version de L’homme qui en savait trop et Les 39 marches. La comédie romantique greffée au cœur d’un tel scénario est aussi une constante du cinéaste, qu’il portera à la perfection dans La mort aux trousses. Une femme disparaît est d’abord une réjouissante comédie de situations, qui voit des gens du monde bloqués dans une petite gare d’Europe de l’Est, quelque part entre la Hongrie et les Balkans. Un hôtelier dépassé par les événements, une charmante vieille gouvernante (Dame May Whitty) ou encore un couple adultère (Cecil Parker et Linden Travers) sont quelques uns des personnages pittoresques pris dans un tourbillon vaudevillesque, à peine bousculé par le meurtre, passé inaperçu, d’un chanteur de rue. Hitchcock s’offre dans ce début de savoureuses digressions, à l’image de ce couple d’hommes (Basil Radford et Nauton Wayne), prêt à tout pour ne pas rater un match de cricket. Le film prend ensuite la dimension d’un huis clos ferroviaire magistral, dans lequel Hitchcock se livre à son jeu préféré des faux-semblants. La vieille dame disparaît et commence dès lors une troublante identification à l’héroïne (Margaret Lockwood), dont on sait qu’elle a reçu un choc à la tête, mais que l’on a vu discuter avec Miss Froy.
Tous les passagers du train la prennent alors pour une folle, à commencer par un éminent chirurgien du cerveau (Paul Lukas). S’ensuit un passionnant jeu du cluedo qui permettra de constater qu’une religieuse (Catherine Lacey) peut porter des escarpins et que les prestidigitateurs italiens sont les maîtres de l’illusion. Le thème du double est récurrent, comme souvent chez Hitchcock : outre le double jeu des espions ou le fait que deux dames portent le même manteau de tweed à un moment crucial du récit, Hitchcock s’amuse à décrire la dualité de nombreux personnages, à commencer par Gilbert, le musicien farfelu et goujat (Michael Redgrave), qui s’avérera le seul personnage masculin débordant d’humanité. Comme à son habitude, Hitchcock est maître dans l’art de bâtir un suspense d’action et policière, qui culmine avec la subtile séquence d’un nom écrit avec le doigt sur la vitre du train. Et sur le plan visuel, on remarquera l’héritage de l’expressionnisme notamment dans les scènes qui voient Iris rêver ou commencer à s’évanouir. Entièrement tourné en studio, Une femme disparaît est sans doute le film qui a incité définitivement Hollywood à faire appel à Hitchcock. Sans avoir la dimension mythique de Vertigo ou Psychose, il reste un film emblématique de ce cinéaste majeur. Gérard Crespo, 2014.
LA MAISON DU DOCTEUR EDWARDES
SPELLBOUND
USA 1945 de Alfred Hitchcock
avec Ingrid Bergman, Gregory Peck…
RÉSUMÉ
Le Dr Edwardes arrive dans un hôpital psychiatrique où il doit remplacer le directeur, le Dr Murchinson. Le Dr Constance Petersen tombe amoureuse du nouveau venu, mais se rend compte qu’il n’est pas exempt de problèmes psychologiques graves et a sans doute pris la place d’Edwardes. Est-il l’assassin du vrai Dr Edwardes, comme le croit la police ? Avec l’aide de son ancien professeur, elle mène une enquête d’ordre psychanalytique…
POINTS DE VUE
L’importance de la psychanalyse et le rôle de cette théorie et de cette technique dans l’œuvre de Hitchcock ne sont un secret pour personne. Ce n’est pourtant que la surface du film, comme le célèbre rêve du faux Edwardes, conçu par Salvador Dali, étranger à la manière hitchcockienne. La force de ce film plutôt se tient à l’intérêt du réalisateur pour sa nouvelle interprète, Ingrid Bergman. Joël Magny, Critique de cinéma.
Qu’est-ce que peut bien raconter un réalisateur passé maître du suspense, une fois allongé sur le divan ? Des histoires, des histoires et encore des histoires. Car si Hitchcock s’intéresse ici à la psychanalyse comme point de départ de son intrigue, il se place bien plutôt du côté du regard surplombant et critique que de celui de l’introspection douloureuse. Jeu de pistes minutieux et réglé au millimètre près, La maison du docteur Edwardes se laisse dérouler tel un mécanisme emportant sur son passage récit, personnages et spectateurs. La soif d’enquête qui capte l’héroïne, elle-même interprétée par une Ingrid Bergman faussement gauche et naïve, est singulièrement communicative, et c’est de bon cœur qu’on est guidé au fil des rebondissements narratifs successifs qui forment tout le savant relief du suspense hitchcockien.
Pourtant, signe des temps ou excès de recul engendré par un trop-plein d’ouvrages de vulgarisation et de théories médiatisées, on ne peut s’empêcher d’esquisser souvent un sourire franc devant la naïveté confondante avec laquelle les protagonistes exposent les fondements de la psychanalyse. Il ne s’agit certes pas pour autant de prendre le scénario totalement au premier degré, puisque le script, qui comporte un certain nombre de répliques savoureuses - “Faites de beaux rêves... On les analysera au petit-déjeuner !”, lance aux héros un docteur plutôt facétieux -, s’amuse de cette tournure d’exposé et de la forme de petit guide de thérapie analytique pour les nuls qu’il semble revêtir fréquemment. Si la batterie de médecins domiciliés chez le docteur Edwardes prend soin de se placer de manière quelque peu appuyée sous l’étendard de la figure rassurante d’oncle Sigmund Freud, il ne faut pas se tromper sur l’ambition de l’œuvre, qui reste avant tout non pas pédagogique, mais cinématographique.
Et dans cette mesure, force est de constater que la précision de Hitchcock fonctionne à merveille pour recréer un univers qui oscille entre ambiance de polar et surnaturel de bon aloi. L’ensemble n’est pas aussi grave qu’il le sera dans le chef-d’œuvre Psychose, l’autre grand film de Hitchcock évoquant les questions de double personnalité et de démence, et la prestation de Gregory Peck en prince charmant névrosé n’a pas la même force de conviction que celle du terrifiant Anthony Perkins incarnant le gérant du motel Bates. Reste que cette souplesse de ton permet au film d’associer élégance et légère insolence, combinées avec un soin toujours constant, du premier au dernier plan, de la mise en scène. Un rai de lumière sous une porte, une maison toute en escaliers ou un couteau tenu dans une main au premier plan suffisent, dans une sobriété rare, à rendre l’espace de l’écran riche de surprises et de significations pour le spectateur. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas le cinéaste de se livrer à des exercices plus “expérimentaux”, comme une très belle séquence de rêve - ce dernier étant évidemment analysé... - basée sur des œuvres de Salvador Dali. Hitchcock, avec La maison du docteur Edwardes, démontrait déjà en 1945 que la notion de “film de divertissement” a le droit à toutes ses lettres de noblesse, pourvu que ce type de cinéma soit mené d’une main de maestro. Camille Lugan, 2020.
LA MAIN AU COLLET
TO CATCH A THIEF
USA 1955 de Alfred Hitchcock
avec Cary Grant, Grace Kelly…
RÉSUMÉ
La police voudrait que John Robie, dit « le chat », ex-gentleman-cambrioleur retiré sur la Côte d’Azur, soit l’auteur des nombreux vols dont les clients des palaces locaux sont les victimes. Aidé par la fille de l’une d’elles, qui ne rejetterait pas cette hypothèse, Robie doit mettre la main au collet du coupable pour se disculper.
POINTS DE VUE
Célèbre pour avoir été l’occasion de la rencontre de Grace Kelly avec son prince charmant, mineur dans l’œuvre de Hitchcock, c’est pourtant un film fascinant et plein de charme. Être touriste, n’est-ce pas voler, du moins des yeux, la richesse profonde d’un peuple ? En retour, que cette « jouissance » légale transforme le voleur en volé(e) plus ou moins consentant(e)… L’humour pervers du maître est à son comble dans cette comédie savoureuse magnifiquement servie par des interprètes parfaits. Joël Magny, Critique de cinéma.
Après Fenêtre sur cour ("Rear Window" 1954), Alfred Hitchcock décide de retravailler avec le scénariste John Michael Hayes, cette fois d’après un roman de David Dodge. C’est aussi un long métrage produit par les studios Paramount.
Ce film est l’une des rares productions américaines du réalisateur tournées principalement à l’étranger et en grande partie en décors naturels. Il est aussi resté célèbre en raison de la rencontre de Grace Kelly avec le prince Rainier de Monaco. On connaît la suite !
Le cinéaste réunit, pour l’unique fois, l’un des couples les plus glamour de son époque, Grace Kelly et Cary Grant. Tous les deux avaient déjà tourné, chacun deux fois, pour lui : Cary Grant dans Soupçons ("Suspicion" 1941) et Les enchaînés ("Notorious 1946), et Grace Kelly pour Le crime était presque parfait ("Dial M. for Murder" 1954) et Fenêtre sur cour, cité plus haut.
Ce film est l’un des rares de cette époque pour Hitchcock à comporter de nombreuses faiblesses : l’intrigue, bien légère, privilégie maladroitement l’humour au détriment du suspense, les scènes très nombreuses entre les deux stars sont souvent statiques et trop bavardes ; les acteurs français, dont Charles Vanel, semblent un peu perdus dans cette production cent pour cent américaine. Et on imagine mal Cary Grant en ancien résistant français.
Mais chez Hitchcock, même un film un peu en dessous reste une œuvre tout à fait estimable. Les atouts en sont les costumes créés par Edith Head, mythique artiste officiant à Hollywood depuis 1927, qui se surpasse notamment pour les tenues portées par Grace Kelly et les déguisements exceptionnels du bal costumé ; la lumière en Technicolor due à Robert Burks, un fidèle de Hitchcock ; quant aux plans de la Côte d’Azur, réalisés depuis un hélicoptère (procédé innovant et risqué à l’époque), ils sont tout à fait stupéfiants,
Les échanges entre Grace Kelly et Cary Grant, ainsi que ceux entre Brigitte Auber et Cary Grant, sont la plupart du temps fondés sur un double sens savoureux, suffisamment subtils pour passer sous les radars de la censure.
Kelly abandonnera très vite le cinéma au grand dam du cinéaste. Celui-ci fera pourtant des pieds et des mains pour la convaincre, sans succès, de reprendre le chemin des studios pour Pas de printemps pour Marnie ("Marnie" 1964), projet ancien qu’il avait pourtant conçu pour elle. C’est finalement Tippi Hedren qui tiendra le rôle, retenue après avoir été l’interprète principale de son film Les Oiseaux ("The Birds" 1963). Fabrice Prieur, 2020.
L’INCONNU DU NORD-EXPRESS
STRANGERS ON A TRAIN
USA 1951 de Alfred Hitchcock
avec Farley Granger, Robert Walker…
RÉSUMÉ
Dans un train, Bruno rencontre Guy, un champion de tennis. Il lui propose de se débarrasser de sa femme dont il veut divorcer à condition qu’il tue son père. N’ayant ainsi pas de mobile, les crimes seront parfaits. Guy ne prend pas la proposition au sérieux, mais Bruno remplit son contrat…
POINTS DE VUE
Hitchcock est un des cinéastes qui a le mieux compris l’intérêt dramatique de l’idée du double, qu’il traita sous de multiples aspects. Ici, il s’agit de doubles mentaux, Bruno étant évidemment une projection de l’inconscient de Guy. Si le casting, peu homogène, ne donne pas tout son suc à cet échange de personnalités, la mise en scène le magnifie par une géométrisation constante de l’espace (les rails, la partie de tennis, les manèges) et la création de deux temps parallèles : celui de Guy jouant au tennis et celui de Bruno allant au Luna Park compromettre Guy, qui se désynchronisent dramatiquement - Guy perdant un set (et du temps), Bruno perdant le briquet (et du temps aussi) - avant que les deux temps ne se confondent dans l’espace unique du parc, s’immobilisant dans l’attente de la nuit qui permettra d’agir. Stéphan Krezinski, 1995.
En fait, on comprend vite que Bruno, psychopathe et fils à maman, a savamment préparé son coup pour rencontrer Guy afin de lui proposer ce macabre marché. Guy, quant lui, est un tennisman en vue qui décide d’oublier aussi vite cette gênante rencontre.
Alfred Hitchcock, qui venait de subir deux échecs relatifs avec Les amants du Capricorne (Under Capricorn 1949) et Le grand alibi (Stage Fright 1950), choisit d’adapter le roman homonyme de Patricia Highsmith, y trouvant ainsi un suspense, aussi simple qu’efficace, basé sur le principe du crime parfait.
Le cinéaste se plaisait à dire que les films d’action étaient plus efficaces quand le méchant était réussi. C’est d’autant plus vrai ici, où Bruno est un personnage tout à fait détestable, notamment grâce à l’interprétation de Robert Walker. On ne peut pas en dire autant du couple plutôt fade campé par Farley Granger et Ruth Roman.
La mise en scène virtuose d’Hitchcock, se jouant du temps, enchaîne les séquences d’anthologie : la scène d’ouverture avec le défilement des rails, le reflet d’une agression dans le verre des lunettes, le match de tennis qui doit s’abréger au plus vite, le briquet qui tombe dans les égouts ou le manège de fête foraine qui s’emballe.
Patricia Hitchcock, la propre fille du réalisateur, décédée récemment, trouve ici son rôle le plus marquant. Future belle-sœur du tennisman Guy Haines, dans un personnage curieux et futé, elle apporte un contrepoint humoristique bienvenu à ce thriller palpitant.
L’acteur Robert Walker, qui offre ici une prestation inoubliable, ne tournera ensuite qu’un seul film, trouvant tragiquement la mort à seulement 32 ans en août 1951. Son fils Robert Walker Jr. fera une carrière honorable tant au cinéma qu’à la télévision. Fabrice Prieur,2022.
Adaptation très libre du premier roman policier de Patricia Highsmith publié en 1950, L’Inconnu du Nord Express raconte l’histoire d’un échange de meurtres. Il s’agit d’un meurtre réel contre un meurtre fantasmé et aussi d’un échange de culpabilité. Même s’il n’a tué personne, le faux coupable du film doit quand même expier « une faute métaphysique liée au péché originel », comme l’analyse Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des films. La relation entre les deux hommes, enchaînés par un pacte diabolique, offre un sous-texte homosexuel assez évident, malgré les précautions prises par le réalisateur au montage. Hitchcock multiplie les effets de symétrie et de parallélisme pour souligner les points communs entre les deux hommes. Il utilise aussi le motif du dédoublement à plusieurs reprises, le plus célèbre étant l’apparition de deux jeunes femmes avec des lunettes, la victime et la future belle-sœur du héros, ce qui a pour effet de troubler l’assassin et d’attirer les soupçons sur lui. Les films à suspense d’Hitchcock se révèlent d’une efficacité redoutable. Mais Hitchcock est avant tout un moraliste doublé d’un génial inventeur de formes. Le cinéaste met au service du récit sa virtuosité dans le domaine de l’image et du son. Le film marque la première collaboration entre Hitchcock et le directeur de la photographie Robert Burks. C’est Burks – et d’autres techniciens de génie – qui donneront aux films en couleur d’Hitchcock des années 50 leur incroyable beauté plastique. Dans L’Inconnu du Nord Express, les deux hommes créent des scènes à l’impact visuel inoubliable pour le spectateur : par exemple l’inscription de la silhouette du psychopathe dans le paysage urbain, comme une force immobile et menaçante, le meurtre vu dans les verres d’une paire de lunettes tombée à terre, et bien sûr l’affrontement final dans un manège devenu fou. Olivier Père, 2018.
FRENZY
FRENZY
G-B 1972 de Alfred Hitchcock
avec Jon Finch, Alec McCowen…
RÉSUMÉ
À Londres, en allant rendre visite à son ex-femme Brenda, Richard, ancien pilote de la R.A.F. au chômage, rencontre son ami Bob. Brenda est découverte assassinée… Puis c’est au tour de Babs, la maitresse de Richard ; celui-ci est condamné. Bob, paisible marchand de légumes de Covent Garden, serait-il le meurtrier de ces femmes retrouvées nues et étranglées, portant autour du cou la cravate d’un club, et que poursuit l’inspecteur Oxford ?…
POINTS DE VUE
Apparemment, Hitchcock revient aux vieilles recettes éprouvées du suspense, avec faux et vrai coupable. S’y ajouteront un humour macabre des plus grinçants et une virtuosité dont certains ne le croyaient plus capable. Mais le contexte des années 70 lui permet de développer crûment la composante sexuelle de son univers et d’impliquer plus que jamais le spectateur, qui croit ruser avec le maître, dans le déchainement des forces maléfiques. Joël Magny, 1995.
Alors qu’un psychopathe fait régner la terreur à Londres en étranglant des jeunes femmes avec une cravate, Richard Blaney rend visite à son ex-femme. Peu de temps après, on la retrouve assassinée...
Avant-dernier film de Hitchcock, Frenzy surprend à plus d’un titre. En raison d’abord de sa facture quasi vériste, sans fioritures. On est plongé dans un Londres grouillant et étouffant, où tout le monde se croise, pour le meilleur et pour le pire : faux et vrai coupables, victimes, inspecteur de police... Old Alfred ne cherche plus à créer du suspense. Retrouvant comme un semblant de jeunesse potache, il déjoue l’attente du spectateur, mêlant violence crue et humour macabre. Tout le film est un jeu formel grinçant autour des cadavres. Hitchcock s’amuse à faire du spectateur un témoin privilégié tout en lui renvoyant son image de voyeur affamé et dégoûté à la fois. Leçon déviante de cuisine cinématographique, le film fait des patates et des pieds de porc des ingrédients privilégiés. Ce sont eux qui apportent ce qu’il y a de meilleur dans le mets. Jacques Morice, Télérama, 2022.
En 1967, Hitchcock fait des essais pour un projet jamais tourné, Kaleidoscope, aux frontières de la pornographie. Le succès de Psychose, le relâchement des mœurs et de la censure l’incitent à se lancer dans ce type d’expérience plus explicite, dont on retrouvera la trace dans Frenzy.
Au début des années 70, Hitchcock se trouve dans un période de crise et de désarroi : L’Etau a été un échec terrible, les films d’Hitchcock sont trop chers pour la nouvelle économie des studios, qui ont compris que le public américain, plus jeune, plus éduqué, préfère les productions indépendantes en phase avec des préoccupations modernes, aux films de vieux maîtres, obsolètes et onéreux.
En revenant en Angleterre, avec une adaptation d’un roman policier et un scénario du dramaturge Peter Schaffer (Le Limier), Hitchcock entend renouer avec le succès. Il y parviendra avec un film où se croisent deux thèmes chers au cinéaste : celui du criminel et celui du faux coupable. Frenzy suit en effet les trajectoires croisées de deux hommes qui se connaissent : l’un est un ancien combattant qui a sombré dans l’alcoolisme, un chômeur qui voue une haine à la société et entretient des relations exécrables avec son ex femme ; l’autre est un maraicher d’apparence joviale et avenante mais qui dissimule un violeur et un tueur de femmes, coupable de crimes en série qui terrorisent Londres. Le premier va éveiller les soupçons de la police, tandis que le second poursuit ses funestes desseins en toute impunité. Frenzy dresse donc le portrait d’un psychopathe (comme dans Psychose), mais aussi d’un raté, antipathique de surcroit, ce qui est plus rare dans l’œuvre d’Hitchcock.
Frenzy est le grand film trivial d’Hitchcock, et un grand film sur la vulgarité. Frenzy est ainsi le parfait représentant d’une esthétique de la laideur et du poisseux qui allait triompher dans le cinéma britannique du début des années 70, sans doute le moins « glamour » du monde.
En 1972, deux cinéastes confirmés réalisèrent en Grande-Bretagne leur film le plus glauque : Alfred Hitchcock et Frenzy, Sidney Lumet et The Offence ; cette même année le jeune Mike Leigh signa son premier long métrage Bleak Moments (pas vraiment une partie de plaisir) tandis que des jeunes réalisateurs comme Pete Walker ou Norman J. Warren allaient réaliser à la même période des films d’horreur beaucoup plus « sales » et réalistes que ceux de la Hammer déclinante, souvent dans le même environnement urbain sinistre (banlieue, quartiers défavorisés de Londres, rase campagne), avec des acteurs et actrices loin des canons esthétiques hollywoodiens (comme chez Mike Leigh aussi).
Hitchcock avait renoncé au star system après Le Rideau déchiré, dont la moitié du budget résidait dans les salaires de Paul Newman et Julie Andrews. Hitchcock ne s’intéressait pas aux nouvelles stars hollywoodiennes, et ses acteurs fétiches James Stewart et Cary Grant étaient déjà vieillissants dans les années 50, donc pas question de les réutiliser dans les années 70. Pas question non plus d’employer dans Frenzy des célébrités anglaises, même si Hitchcock avait pensé à Michael Caine, devenu une vedette internationale grâce à Zoulou et Alfie le dragueur, connu pour ses origines populaires et son accent cockney, pour interpréter le tueur.
Lorsque nous avions rencontré Michael Caine dans son appartement londonien, il nous avait confié : « J’ai refusé de jouer dans Frenzy d’Alfred Hitchcock. Il m’avait proposé le rôle de Robert Rusk, un sadique qui violait et étranglait des femmes. Je ne suis pas sûr que j’aurais été crédible dans un rôle aussi vicieux. J’adorais Hitchcock mais j’aurais aimé jouer le rôle de Cary Grant ! Hitchcock ne m’a plus jamais adressé la parole. Finalement, Barry Foster m’a remplacé, et il est terrifiant dans Frenzy. »
Terrifiant et laid, ce que n’était pas non plus Michael Caine. Idem pour les actrices du film, dotée d’un physique extrêmement commun, et dans une certaine mesure Jon Finch, comédien sans grand charisme.
Les scènes de viols et de meurtres, et aussi une scène incluant un cadavre de femme dans un camion sont filmées avec une grande crudité, avec pour la première fois chez Hitchcock des plans de nudité choquants. Nul doute que Frenzy se rapproche de ce que le cinéaste considérait comme de la pornographie. L’obscénité du sexe et de la violence qu’il avait jusqu’à présent dissimulé derrière le luxe de la machinerie hollywoodienne ou la sophistication de son écriture cinématographique est finalement exhibée frontalement, ce qui n’exclut pas un sens de la mise en scène toujours aussi génial. Nul doute que ce tournage à Londres, parfois sur les lieux mêmes de son enfance, fut un moment de défoulement et de liberté créatrice intenses, comme en témoignent aussi une forme de méchanceté juvénile et une sens de l’humour plus noir et sarcastique que jamais : une réplique dans un pub au sujet d’un viol ne dépasserait plus aujourd’hui l’autocensure du politiquement correct, et les scènes « gastronomiques » qui moquent les prétentions culinaires de l’épouse de l’inspecteur de police sont aussi peu ragoutantes que les scènes de meurtres. Olivier Père, 2015.
L’OMBRE D’UN DOUTE
SHADOW OF A DOUBT
USA 1943 de Alfred Hitchcock
avec Joseph Cotten, Teresa Wright…
RÉSUMÉ
Un sémillant célibataire, Charlie Oakley, rend visite aux siens dans une petite ville californienne. Sa nièce Charlie, fascinée, comprend qu’il est l’assassin de vieilles dames que recherche son fiancé, un policier. L’oncle tente de la supprimer, mais périt sous les roues d’un train dans une ultime tentative, ce qui lui vaut de brillantes obsèques.
POINTS DE VUE
La caractéristique principale du film est de s’inscrire dans une description réaliste, quotidienne, d’une petite ville américaine. Rarement le maître du suspense a montré à ce point combien ses personnages, ses thèmes et sa dramaturgie prennent racine dans la vie ordinaire, dans la mentalité de l’Américain moyen, de l’homme sans qualités. Jamais non plus à quel point son propos ne fait que mettre au jour ce que cache, recèle ou refoule chacun de nous. Joël Magny, 1995.
Hitchcock avait pour habitude de désigner L’Ombre d’un doute comme son film préféré. Suprême honneur pour un long métrage qui remporta dès sa sortie, contrairement à plusieurs chefs-d’œuvre du cinéaste, les suffrages à la fois du public et de la critique, déclenchant un enthousiasme unanime qui pourrait s’expliquer par des qualités singulières qui le différencient des autres thrillers et films criminels du maître du suspens. Hitchcock délaisse les atmosphères sophistiquées ou européennes de ses films d’espionnage et situe L’Ombre d’un doute dans une paisible ville de province. Cette proximité avec le genre de l’Americana est nouvelle pour le cinéaste anglais. Mais sa fascination pour le Mal et ses missionnaires terrestres demeure. L’Oncle Charlie (Joseph Cotten) est un tueur de riches veuves esseulées qui abuse de son pouvoir de séduction pour accomplir ses crimes. Hitchcock dresse le portrait d’un assassin idéaliste et exalté sous son apparente froideur, convaincu de son droit et de sa supériorité. Dès sa première apparition à l’écran, couché sur son lit, Hitchcock le filme dans une posture morbide, comme habité par la mort. Cette représentation trouvera un écho direct avec l’entrée en scène de sa nièce qui lui voue une admiration sans bornes et se réjouit de son retour au bercail, elle aussi couchée sur son lit dans sa chambre, comme si elle attendait, offerte, la visite charnelle de son oncle. La jeune fille (Teresa Wright) s’appelle elle aussi Charlie, ce qui souligne la symétrie entre cette gamine provinciale beaucoup plus intelligente qu’elle n’en a l’air et l’oncle chéri aux pulsions secrètes. Ils commencent par s’en amuser. Un courant télépathique circule entre les deux parents, une attraction incestueuse qui laissera bientôt la place à des soupçons, puis à un jeu cruel du chat et de la souris. Sous son décor rassurant de pastorale américaine L’Ombre d’un doute est un conte angoissant et sexuel. Hitchcock montre l’émancipation d’une jeune fille qui se libérera de l’emprise de son oncle et deviendra femme en donnant, comme lui, la mort. Le Mal est partout, sous le lourd manteau du secret et le voile des apparences trompeuses. Olivier Père, 2016.
PSYCHOSE
PSYCHO
USA 1960 de Alfred Hitchcock
avec Anthony Perkins, Janet Leigh…
RÉSUMÉ
Employée dans une agence immobilière, Marion dérobe 40 000 dollars à son patron dans un mouvement irraisonné et s’enfuit de la ville. À la nuit, elle arrête son auto dans un motel désert, tenu par un jeune homme étrange, Norman, qui vit en compagnie de sa vieille mère invisible (on l’entend crier). Alors qu’elle prend sa douche, Marion est assassinée par la vieille. Mais elle est recherchée par son amant, et par sa sœur Lila, et aussi par le détective de la compagnie d’assurances. Ce dernier se rend au motel où il est tué à son tour. En fouillant la maison, Lila échappe de peu à la mort… et démasque la folie de Norman.
POINTS DE VUE
Produit par Hitchcock pour 8 000 dollars, le film en rapporta (du vivant du metteur en scène) 13 millions. Tourné avec une équipe rapide de télévision, il n’en est pas moins typique de son auteur (dialogue réduit, jeu sur les nerfs des spectateurs…) et, selon lui, « appartient aux cinéastes plus que tous les films que j’ai tournés ». Il marque toutefois un écart dans la carrière de Hitchcock : il n’y a pas de personnage central, et la caméra ne peut proposer au spectateur l’identification partielle qui était sa règle. Ainsi Psychose s’impose d’abord par sa virtuosité technique (le meurtre sous la douche, la découverte de la mère) et par le malaise que créent des passages plus lents (l’errance de Marion dans sa voiture, le plan autour de son cadavre).
L’immense succès du film tient à un malentendu : sous la défroque de l’épouvante, on retrouve quelques-unes des obsessions majeures du cinéaste : le voyeurisme et le meurtre se substituant l’un à l’autre, le rapport à l’argent fatal mais obscène, l’Œdipe inguérissable. La simplicité du prétexte (un fait-divers) accentue le caractère mythologique de ces thèmes. Aussi, l’action terminée, les scènes finales relèvent du constat scientifique. L’interprétation hallucinante d’Anthony Perkins le rendit célèbre, mais figea sa carrière. Gérard Lenne, Journaliste et Critique de cinéma, 1995.
Sur un coup de tête, Marion Crane dérobe l’argent de son patron et s’enfuit en voiture. La pluie et le crépuscule l’obligent à faire halte dans un motel isolé. Norman Bates, le jeune gérant, l’accueille aimablement... Raconter le début constitue déjà un crime de lèse-Hitchcock. À la sortie du film, le maître avait exigé que les portes des salles soient fermées aux retardataires. Dans les cinémas, un message adjurait les spectateurs de ne rien révéler à leurs amis. Depuis, le succès a quelque peu éventé le mystère. Pourtant, dans sa construction, Psychose reste un guet-apens effroyable et génial. D’abord le récit coule comme un thriller banal. Des amants, un vol, une fugue. Et puis cette première intrigue s’interrompt brusquement à l’arrivée au motel. Même après cent rediffusions, les coups de couteau dans le rideau de douche, dramatique rupture de ton, surprennent toujours. D’un délit mineur au meurtre et à la folie, le réel devient perméable au monstrueux.
Hitchcock expliquait à François Truffaut : « Je dirigeais le public, je jouais du public comme d’un orgue. » Sous ses doigts, la partition du film suit, crescendo, l’angoisse du spectateur. Élément central de cette danse macabre, celui-ci se trouve condamné à jouer le double jeu du témoin, complice et victime. La maison Bates recèle un secret d’autant plus redoutable qu’il devient le nôtre. Le génie de Hitchcock est d’avoir fait de Psychose le chef-d’œuvre de ses spectateurs. Cécile Mury, 2020.
La question qui taraude les cinéphiles : ce film mérite-t-il son label de classique ou a-t-il souffert de l’épreuve du temps ? Que l’on se rassure, Psychose tient encore haut la main son rang de référence en la matière. En dépit de l’avalanche, ces deux dernières décennies, de productions bâties sur le même modèle (tueur taré et coup de théâtre final), le film de Hitchcock surprend toujours par sa modernité, son audace formelle (certains plans incroyables pour 1960), et les pathologies qu’il met en scène. En effet, Hitchcock maîtrise parfaitement son sujet, ainsi que le déroulement du récit ; les temps morts sont rares, le suspense est haletant pour ceux qui ne connaissent pas le dénouement - les effets de montage notamment sur la scène de la douche sont très efficaces. Enfin, il faut souligner la performance hypnotique d’Anthony Perkins, magnifique dans sa dualité psychologique où l’innocence cohabite avec la folie meurtrière la plus sauvage. Sans oublier la troublante Janet Leigh, parfaite en fausse ingénue aux capacités vocales impressionnantes. Conclusion : il vaut mieux revoir ce chef-d’œuvre en noir et blanc toujours d’actualité, plutôt que de s’attarder sur la copie carbone en couleur livrée par Gus Vant Sant en 1998. On se dit qu’aurait même aimé découvrir Psychose à sa sortie pour connaître le frisson collectif qui s’est emparé des salles de cinéma... Edgar Hourrière, 2021.
SUEURS FROIDES
VERTIGO
USA 1958 de Alfred Hitchcock
avec James Stewart, Kim Novak…
RÉSUMÉ
Scottie, détective atteint de vertige, est engagé par un ancien ami, Elster, pour surveiller sa femme, Madeleine, qui s’identifie à une femme morte au siècle passé et pourrait être tentée de se suicider. Il la sauve effectivement de la noyade et en tombe amoureux. Mais il sera incapable de la suivre en haut d’un clocher d’où elle se jette. Il fait une dépression et revoit Madeleine dans chaque femme qu’il croise. Il rencontre Judy dont la ressemblance avec elle est frappante. Il la transformera à l’image de l’autre et se rendra compte qu’il s’agit de la même femme et qu’il a été victime d’une machination.
POINTS DE VUE
Un film lent et contemplatif, où l’intrigue et le spectaculaire passent au second plan afin de mettre en relief le trajet mental et physique de la fascination morbide et idéaliste de Scottie pour Madeleine. Scottie aimant littéralement l’image d’une morte, son amour n’existe que parce qu’il ne peut s’accomplir. Il vaudrait mieux dire d’ailleurs que Scottie tombe amoureux de l’histoire de son ami, histoire de réincarnation que l’expérience nous empêche, comme Scottie, de croire. L’atmosphère mythologique du film est admirablement soutenue par la musique néo-wagnérienne de Bernard Herrmann et par la photo de Robert Burks, musique et photo enveloppant chaque plan du film, lui donnant cet aspect liquide qui l’apparente encore davantage à un rêve. Stéphan Krezinski, 1995.
Acrophobie... un nom scientifique pour le vertige maladif qu’éprouve l’inspecteur Ferguson. Cette terreur du vide l’a poussé à abandonner la police. Un ancien ami l’engage pour surveiller son épouse, Madeleine, au comportement étrange.
Vertige... Déséquilibré, aspiré, le spectateur sombre profondément dans un étouffant mystère. Celui du corps, double, fragile, ambigu. Celui des âmes, ténèbres obstinées de la passion amoureuse, de la trahison. Sur la magnifique musique de Bernard Herrmann, Hitchcock ouvre un gouffre subtil, dans une lente et terrible avalanche de trompe-l’œil. Le doute gangrène tout : le décor, majestueuse promenade dans San Francisco et ses environs ; les personnages, de l’apparente rigidité de James Stewart aux deux visages de Kim Novak. Reste le suspense, épuré, nu comme une charpente. Trouble discours sur la passion, sur l’illusion amoureuse, le film joue avec ironie sa partition de mort et d’angoisse.
Dans cette œuvre « nécrophile », selon le maître lui-même, le cinéma, art trompeur et fascinant, abat ses cartes : la duperie dont le héros est victime ressemble à la nôtre, public crédule. Hitchcock propose un malicieux jeu de miroir mais ne donne aucune clé et pervertit toute interprétation préfabriquée. Sueurs froides se savoure avec amertume, comme un brouet maléfique et génial. Cécile Mury, Télérama, 2022.
Présenté comme un film policier, Sueurs froides adapté d’un roman de Boileau et Narcejac relève plus d’une histoire d’amour, dont le parfum est quelque peu nécrophile ! Le personnage interprété par James Stewart, traumatisé par la disparition de la femme qu’il devait suivre (Kim Novak) et dont il est tombé amoureux, essaie de la réinventer dans une autre femme qui lui ressemble étrangement (elle est également jouée par Kim Novak).
La mise en scène d’Alfred Hitchcock n’a jamais été aussi épurée que dans ce film : pas de fioritures, juste le strict minimum au niveau des personnages secondaires. On suit James Stewart dans tous ses déplacements, avec une lenteur calculée qui intrigue le spectateur, ce dernier se demandant où cette histoire va le mener. On se doute bien que la mission confiée par Gavin Elster à Scottie, n’est pas claire : l’idée qu’une femme se réincarnerait en une autre dépasse le bon sens cartésien du policier. Mais tant de signes qu’il est amené à observer de ses propres yeux ne prouveraient-ils pas que le surnaturel existe ? La caméra de Hitchcock participe au malaise qui gagne le protagoniste. Ainsi peut-on évoquer le travelling savant, dans un restaurant, qui nous amène à découvrir Madame Elster, de dos, parmi les clients : rien ne l’identifie, et pourtant nous avons qu’il s’agit bien d’elle ! On peut également mentionner les effets stroboscopiques qui symbolisent le vertige de Scottie, les longues errances en voiture quand le personnage suit Madeleine dans ses moindres déplacements, ou l’utilisation magistrale du célèbre pont Golden Gate de San Francisco.
Le cinéaste a également pris un malin plaisir à faire jouer deux personnages à Kim Novak. Autant la première femme est lointaine, élégante et distinguée, autant la seconde est mal maquillée, sa démarche s’avère trop suggestive, presque vulgaire en somme. James Stewart, dont c’est le quatrième et dernier film avec Alfred Hitchcock, interprète un héros torturé, quasi fétichiste, loin de son image d’Américain sans histoire.
Le réalisateur laissait entendre qu’un cinéaste devait traiter les scènes de meurtre comme des scènes d’amour. Pas faux en ce qui le concerne, même s’il s’agit d’abord d’un bon mot. Mais il est vrai que pour ce film, il a traité magistralement une histoire d’amour contrariée à la façon d’un récit policier à suspense. Fabrice Prieur, 2019.
MAX ET LES FERRAILLEURS
France 1971 de Claude Sautet
avec Michel Piccoli, Romy Schneider…
RÉSUMÉ
Max, un policier sur le retour, veut faire un coup d’éclat. Il incite une bande de voyous à commettre un hold-up, en se faisant passer pour un directeur de banque auprès de Lily, une prostituée qu’il entretient et petite amie du chef de la bande. Il lui donne tous les renseignements sur les rentrées d’argent, et l’idée fait son chemin. Les voyous tombent dans un guet-apens et Max pourra être promu. Mais le commissaire Rozinsky flaire la machination et veut faire inculper Lily pour complicité. Max, qui est amoureux d’elle, le tue. Il est incarcéré, elle reste libre.
POINTS DE VUE
Une réussite de Sautet. Si la description des marginaux est trop typique, la mise en place de la machination, où les sentiments réels des personnages restent opaques puisqu’ils « jouent » - elle à aimer, lui au directeur de banque - est fascinante. Comme chez Lang, une action brutale renverse les données et révèle tragiquement le sens d’une destinée. Stéphan Krezinski, 1995.
Trente ans plus tard, Max et les ferrailleurs s’impose toujours par son exceptionnel mélange d’efficacité et d’élégance. Le scénario réunit deux motifs du polar (un flic infiltre une bande et la préparation d’un hold-up) pour relater une machiavélique machination policière. Mais les codes du film de genre ne servent ici que de contexte à la tragédie. Au son d’une ritournelle obsédante de Philippe Sarde - une des plus belles partitions -, les personnages ne cessent de s’engouffrer dans les voitures pour voler vers leur destin. Quand le film commence, leur drame est déjà scellé ; l’histoire est racontée en voix off et flash-back par le commissaire (Georges Wilson), témoin impuissant que Max (Michel Piccoli) a entraîné dans sa chute. On pense aux tragédies policières que Jean-Pierre Melville tournait à la même époque. À la différence que le réalisateur du Cercle rouge cherchait l’épure de l’abstraction, quand Sautet veille à lancer son intrigue dans le quotidien. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de sa mise en scène que d’insuffler un maximum de vie dans les rouages d’une mécanique infernale.
Les décors, les costumes, les accessoires sont clairement datés début des années 70. Cette distance, imposée aux spectateurs d’aujourd’hui, ne fait que le rapprocher davantage de Max, flic rigoriste et puritain, qui voit les autres profiter des joies simples de l’existence sans jamais pouvoir lui-même y goûter. Dès la première séquence de brasserie, il est hermétique aux plaisanteries de ses collègues et aux paroles réconfortantes de son supérieur. Alors que les autres mangent et boivent de bon appétit, lui se contente de croquer un radis. L’opposition avec les ferrailleurs, dépeints comme un groupe d’aimables glandeurs qui aiment se retrouver au bistrot pour des parties de belote très arrosées, est encore plus nette. S’il partage leur goût des jeux de cartes, Max reste toujours détaché des enjeux de la partie. Il boit (pastis, vin rouge et whisky), mais sans vraiment prêter attention au contenu de son verre. Et, au contraire d’Abel (Bernard Fresson), son copain de régiment traité comme une sorte de double inversé, il ne saurait consommer sa relation avec Lily (Romy Schneider au sommet de son art et de sa beauté), dont il est pourtant épris.
Avec un tel protagoniste, les plans cadrés derrière une vitre ou dans le reflet d’un miroir, récurrents dans le cinéma de Sautet, prennent une résonance particulière. Comme si Max, isolé de tout ce qui l’entoure, n’avait qu’une envie : passer de l’autre côté pour rompre son isolement. Mais le fossé demeure infranchissable. Même dans sa tentative désespérée et suicidaire pour, à la fin, « rejoindre ceux qu’il poursuivait dans le trou où il voulait les mettre », il est encore séparé par une double paroi de verre de Lily, avec laquelle il échange un regard bouleversant. Loin d’abolir la distance qui les séparait, il n’a réussi qu’à intervertir leurs places. Philippe Rouyer, Positif n°485-486, 2001.
GILDA
GILDA
USA 1946 de Charles Vidor
avec Rita Hayworth, Glenn Ford…
RÉSUMÉ
Un soir de guigne, dans les bas-fonds de Buenos Aires, le joueur Johnny Farrell tombe aux mains des « pigeons » irascibles, prêts à lui faire un mauvais sort. Sauvé par l’intervention d’un élégant et équivoque propriétaire de casino, Ballin Mundson, il devient son bras droit et son plus fidèle ami. Au retour d’un voyage, Mundson lui présente sa jeune et belle épouse : Gilda - une « ex » de Johnny. Décidée à reconquérir ce dernier, Gilda multiplie les avances. Johnny la repousse. La tension monte…
POINTS DE VUE
Les cinéphiles de l’immédiat après-guerre ont fait de Gilda un film mythique. C’est à travers leur regard, leur nostalgie qu’il faudrait désormais l’étudier pour y déceler quelque magie, car les ans n’ont guère été charitables à cette modeste « perle noire » sortie des austères studios Columbia.
Fabriqué pour une star de fraîche date, incertaine de son potentiel, Gilda fut à la fois son plus grand succès et la cause ultime de son échec : Rita Hayworth, identifiée pour toujours à ce personnage, ne put le faire oublier dans ses autres créations (la Dame de Shanghai, conçu explicitement dans ce but, fut boudé par le grand public), ni en égaler le rayonnement érotique et la perversité factice.
Venue du cabaret, Rita Hayworth avait fait quelques années plus tôt l’objet d’un remodelage physique complet. Dépouillée de son hispanité, ses premiers films des années 40 révèlent une jeune femme athlétique, épanouie, saine, dénuée de malice et de sophistication : l’antithèse parfaite de la femme fatale… On conçoit la perplexité de ceux qui durent, le temps d’un film, « casser » cette image. Leur embarras transparaît dans plus d’une scène, obscurcissant à l’envi la personnalité de l’héroïne (vamp ou victime, femme-objet, proie innocente ou mante religieuse ?), ses relations avec Mundson, ses rapports sado-masochistes avec Johnny Farrell. Plus que la misogynie naïve qui impressionna tant certains commentateurs, plus que les références fétichistes et homosexuelles (largement inconscientes) qui le parsèment, nous frappe aujourd’hui cette indécision balourde, aggravée par les réticences instinctives d’une comédienne qui se savait à juste titre incapable de « composer ». Olivier Eyquem, Positif, 1995.
Gilda apparaît très tard à l’image. Non qu’elle ne sache se faire désirer. Mais parce qu’on ne la désire pas. Ni Mundson, son mari, directeur de casino livide et balafré ; ni Johnny, son ex, jeune loup fringant et gominé. En 1946, alors que Rita Hayworth est au sommet de sa carrière, l’insinuation est de taille. Il ne s’agit en rien d’un avertissement à l’actrice sur sa chute prochaine, mais plutôt de l’audacieux camouflage d’un sujet impossible à traiter à l’époque, l’homosexualité masculine : filmé comme un objet de désir, Johnny est littéralement levé sur le trottoir par le mari de Gilda, armé... d’une canne. Caché sous le label « film noir », Gilda met donc à nu l’entourage d’une femme fatale au charme inopérant. Impavide et mateuse, la caméra épouse le regard sadique des hommes qui l’entourent. Elle scrute le visage de Gilda, secoué de mouvements de joie toujours interrompus par l’irruption de figures masculines malveillantes. Rongée par sa frustration sexuelle, Gilda n’a qu’une seule satisfaction physique : la danse.
Pour la première fois à Hollywood, dans la mythique scène du strip-tease ganté, une actrice osait danser seule à l’écran, tout en extériorisant ses pulsions érotiques les plus intimes. Dès la sortie, le public fit un triomphe à ce film sec et amer sur le manque d’amour. Aujourd’hui encore, Gilda reste un bluffant manifeste sur l’atrophie du désir. Marine Landrot, 2019.
Sorti en 1946, Gilda marque le retour à l’écran de Rita Hayworth, et correspond à l’apogée de sa carrière. Ce film noir est bâti uniquement autour de l’actrice, alors considérée comme la plus belle femme du monde. Il est devenu mythique grâce au strip-tease suggestif de la star lors d’un numéro chanté, sommet de l’érotisme cinématographique alors qu’elle se contente d’enlever un seul gant. Mais le film de Charles Vidor possède d’autres qualités. Il présente de nombreuses similitudes avec Casablanca et fut conçu à l’instar du célèbre film de Michael Curtiz dans des conditions chaotiques. Le tournage commença sans que le scénario soit complété et Gilda fut écrit au jour le jour. Le patron de la Columbia, Harry Cohn, produisit le film comme le plus bel écrin possible pour Rita Hayworth, à la fois sex symbol et femme fatale, dont le mariage avec Orson Welles se transformait en naufrage. C’est un triangle amoureux situé dans un casino clandestin de Buenos Aires, avec son lot de trafics et de personnages troubles. Gilda est une aventurière qui séduit tous les hommes, partagée entre un mari possessif et son ancien amant. Les auteurs instaurent une tension sexuelle et sensuelle de chaque instant, avec de nombreux sous-entendus dans les dialogues et des situations constamment ambiguës. La photographie de Rudolph Maté et les costumes de Jean Louis, notamment le fourreau noir du numéro chanté et un chemisier blanc transparent, subliment la silhouette sculpturale de Rita Hayworth, qui accède dans Gilda au statut de déesse de celluloïd. Olivier Père, 2019.
Inutile de passer par quatre chemins : que Gilda soit l’une des œuvres les plus sensationnelles du "film noir" n’est pas nouveau et n’étonnera donc personne. Mais ce qu’il y a d’étonnant pourtant avec ce long-métrage, lorsqu’on y pense, c’est qu’aucun nom ou presque ne vient rassurer le cinéphile averti sur la qualité du film qu’il regarde : du réalisateur au scénariste (alors presque débutant) en passant par le chef opérateur et le compositeur, rien n’attire l’attention outre mesure. Nul doute, d’ailleurs, que le cinéaste Charles Vidor a profité entre autres de la gloire de son homologue King Vidor, souvent considéré comme l’un des plus grands du cinéma américain. Bref, Gilda n’a en un sens a priori rien pour plaire. Mais alors comment expliquer son succès ? Par la présence de Rita Hayworth ? Peut-être, mais pas seulement…
À l’instar de Marilyn Monroe, Rita Hayworth est une actrice conçue de toute pièce. Une construction d’abord initiée par son père, qui l’obligea dès le début à jouer de ses charmes et de son habileté en danse pour entrer à Hollywood. Puis perpétuée par la suite par ses maris, tel Orson Welles qui utilisa l’icône presque comme un produit marketing pour réaliser la promotion de son film La Dame de Shanghai. Dans la même logique, le nabab de la Columbia, Harry Cohn fit d’elle un véritable objet sexuel à travers ses personnages, réceptacle clé des fantasmes des soldats américains. Malheureusement, Rita Hayworth, contrairement à Marilyn Monroe, ne parvint jamais à se détacher de cette image.
"Les hommes s’endorment avec Gilda et se réveillent, déçus, avec moi", constatait avec amertume Rita Hayworth. Sans aucun doute possible, Rita est bel et bien Gilda, saisissante croqueuse d’hommes à la beauté impénétrable, aux longues jambes et à la chevelure de feu. Dans Gilda, son personnage semble à première vue prêt à tout pour arriver à ses fins, parangon de la femme criminelle et égoïste du film noir. Mais en cours de chemin, les certitudes se brouillent : à l’inverse de la femme fatale classique, veuve noire vénale, Gilda se révèle à fleur de peau et contre toute attente fidèle en un amour unique.
Et si le titre du film, Gilda, n’était finalement qu’une fausse piste ? Et si l’œuvre dissimulait en fin de compte un autre message derrière ses évidences ? Une chose est sûre, en tout cas : Gilda n’est sans conteste pas le personnage central du film, celui autour duquel gravite toute l’intrigue. D’ailleurs, cette dernière apparaît tard à l’image et n’y figure en définitive pas plus d’une vingtaine de minutes. Or, si ce choix est bien une façon de faire monter le désir, le résultat n’est pas au rendez-vous puisque ni Mundson, son mari, ni Johnny, son ex, ne la désirent réellement - qu’elle soit vêtue ou dévêtue de ses tenues les plus séduisantes. Un sous-entendu pour le moins osé en 1946, à l’heure de gloire de Rita Hayworth et à l’aube de son déclin. Ou l’art de maquiller un sujet presque impossible à traiter à l’époque : l’homosexualité masculine.
Car l’objet de désir n’est ici non pas Gilda mais Johnny, filmé en tant que tel et quasiment levé sur le trottoir par l’époux de cette dernière, lequel est d’ailleurs armé d’une canne… Ainsi, derrière l’étiquette "film noir" de Gilda se cache en réalité l’histoire d’une femme au charme impuissant, façon délicate de mettre l’accent sur l’autre drame qui se joue sous nos yeux mais que nous tardons néanmoins à percevoir. Impassible et voyeuse, la caméra de Charles Vidor renvoie le regard cruel des hommes cernant Gilda. Au plus près de son visage, elle scrute la moindre de ses expressions, tour à tour saturées de joie puis soudainement brisées par l’incursion d’hommes désobligeants. Terrassée par sa frustration sexuelle, Gilda n’a alors qu’une échappatoire : la danse.
En découle l’une des catharsis les plus mythiques du cinéma hollywoodien. Extériorisant ses pulsions érotiques les plus intimes, Rita/Gilda – première actrice de l’histoire de Hollywood à s’enhardir d’une telle performance seule à l’image – célèbre son insatisfaction physique à travers un strip-tease ganté plein d’amertume. Trop belle, trop vertueuse, Gilda est une femme qu’on admire sans vraiment oser toucher. Même si elle constitue le principal sujet de discussion de Mundson et Johnny, ces derniers ne consommeront à aucun moment leur mariage avec elle. Tant et si bien qu’entourée à jamais par les hommes, Gilda, unique rayon de lumière dans un océan de noirceur, se retrouve aussi irrémédiablement seule.
À la fin de Gilda, le spectateur ressort avec de nombreuses interrogations. C’est que Charles Vidor a choisi délibérément de laisser les grandes questions de son long métrage sans réelle réponse. Qui sont vraiment les protagonistes de cette histoire ? D’où viennent-ils ? Et que se passe-t-il concrètement dans le casino ? Tout au long du film, la mise en scène s’amuse de ce jeu d’ombre : même si l’on passe beaucoup de temps à observer (entre les stores du bureau dominant la salle de jeux, notamment), on ne saisit jamais précisément ce que l’on voit. De même, les personnages sont également souvent filmés de dos, rendant les choses encore plus obscures. Le réalisateur a-t-il trop insisté sur les ambiguïtés ? Peut-être, mais c’est aussi sans doute ce qui fait encore aujourd’hui le caractère si singulier et intemporel de cette œuvre inclassable. Alexandre Jourdain, 2014.
SOLO
France 1970 de Jean-Pierre Mocky
avec Jean-Pierre Mocky, Denis Le Guillou…
RÉSUMÉ
Vincent Cabral, un gangster spécialiste de la contrebande de pierres précieuses, est de retour en France. Il découvre que son jeune frère, Virgile, qu’il aime et protège, est maintenant membre d’une organisation terroriste. Son groupe vient de commettre un massacre lors d’une orgie chez les notables. Vincent tente de sortir son frère de ce guêpier. Il parvient à faire fuir Virgile, mais est lui-même tué par la police.
POINTS DE VUE
Solo est le premier film « dramatique » de Mocky, après une série de comédies grinçantes. Sur un scénario de film noir, ce film est une ballade tragique, romantique, anarchiste et désespérée, un cri de rage rythmé par une complainte lancinante et mélancolique de Moustaki. Il s’agit sans doute de l’œuvre la plus personnelle et la plus intime de Mocky, ce qui est par ailleurs annoncé dans le titre : un film en solo, à la première personne du singulier. Laurent Aknin, Journaliste, Critique de cinéma, 1995.
La palette de Jean-Pierre Mocky, estampillé auteur comique, est beaucoup plus variée qu’on le pense. Chez lui l’humour et la fantaisie n’excluent pas la mélancolie, la violence et même le tragique. Ainsi, le Mocky de la grande époque a sans doute réalisé certains des meilleurs films politiques français, maquillés en polars de série B. Solo est le premier titre d’une série de films qui traverse l’œuvre de Mocky à partir des années 70. Le cinéaste s’y attribue souvent le rôle principal. Ces films répondent à un canevas immuable : un homme seul est confronté à la corruption, à la violence et à la connerie ordinaires. Il y perdra la vie. Ces thrillers pamphlétaires tranchent avec ses comédies excentriques et entendent dresser un état de lieux de la France et de ses institutions au moment du tournage. Réfractaire à toute forme d’esprit de sérieux ou de discours pontifiants, Mocky préfère alors puiser son inspiration dans les rubriques de faits-divers, les scandales locaux ou dans des romans américains de série noire, dont il adapte l’intrigue dans un contexte tricolore. Le point de départ de Solo est l’analyse à chaud des conséquences immédiates de mai 68 par le cinéaste. Les idéaux révolutionnaires de jeunes gauchistes se sont mués en nihilisme anti-bourgeois, qui les conduit au passage à l’acte terroriste. Le frère aîné d’un des membres du groupe, un escroc individualiste, va tenter de devancer la police et d’empêcher un nouveau carnage. Solo est une course-poursuite dans la nuit menée tambour battant, truffée d’action et d’idées de mise en scène, où l’on sent l’influence du film noir américain. Mocky endosse avec panache la défroque d’un antihéros au cynisme de façade. Son interprétation, ainsi que le thème musical signé Georges Moustaki, nimbent Solo d’un romantisme ténébreux. Olivier Père, 2019.
Une débauche de violence dans un miracle de pureté. Maurice Clavel (Combat)
Violent, haletant, rythme forcené, une magnifique flambée rouge et noir! Jean-Louis Bory (Le Nouvel Observateur)
Dans le style des thrillers américains, Solo est un grand film romantique mené à un train d'enfer; un film violent et audacieux où de jeunes idéalistes s'en prennent à une société pourrie par l'argent et le sexe; un film tendre et sincère qui ne manque ni d'humour et de charme. Un flamboyant concerto en rouge et noir. Claude Bouniq-Mercier - Guide des films de Jean Tulard
SCARFACE
(SCARFACE)
USA 1932 de Howard Hawks
avec Paul Muni, Ann Dvorak…
RÉSUMÉ
À Chicago, vers 1920, en pleine prohibition, le jeune et ambitieux Italien Tony Camonte, devenu garde du corps de Johnny Lovo, caïd du district Sud, élimine ses concurrents, puis, secondé par Guido Rinaldo, prend la tête du gang, s’appropriant du même coup l’ex-maîtresse de Lovo, la blonde Poppy. Mais la grande faiblesse de Tony, c’est sa sœur Cesca, une brune provocante qu’il protège des autres hommes avec une jalousie féroce et trouble. Lorsqu’il la découvre chez Rinaldo, il abat immédiatement ce dernier avant qu’elle ait eu le temps de lui apprendre qu’ils venaient de se marier. La police dispose enfin d’une preuve contre Tony et peut l’inculper. Tony se retranche avec Cesca dans on appartement aux volets blindés. Mais lorsque sa sœur est tuée par une balle, Tony perd tout contrôle et affronte les policiers : il est abattu. Dictionnaire des films, Larousse, 1995.
POINTS DE VUE
Venant à la suite des Nuits de Chicago (Sternberg), le Petit César (LeRoy) et les Carrefours de la ville (Mamoulian), c’est le modèle du film de gangsters qui connaîtra le succès que l’on sait. Il s’inspire, pour l’aspect social, de la carrière d’Al Capone et, pour les rapports entre Tony et sa sœur, de ceux de César et Lucrèce Borgia. Son actualité et son réalisme lui valurent à la fois l’admiration méfiante de Capone lui-même et des ennuis avec la censure en raison de sa violence et du motif incestueux.
Hawks décrit les gangsters comme de grands enfants irresponsables qui jouent avec de vraies armes, de vraies balles et de vrais morts. Ils rejoignent, sur le mode tragique, les chasseurs de fauves de Hatari ! ou les pilotes de course de Ligne rouge 7000, ce que le film signifie à l’aide d’éléments purement ludiques : la pièce avec laquelle joue Rinaldo, les croix qui marquent chaque mort. Le héros a conservé les valeurs qui fondèrent l’esprit pionnier américain sans se rendre compte que le monde, autour de lui, a changé : la conquête de l’espace est achevée, mais il veut l’ignorer. Il est peu à peu détruit par son manque de lucidité, écrasé par sa propre immobilité, qu’il compense par une agitation vaine et néfaste : incapable d’accepter l’évolution naturelle, il s’y oppose par la force. Loin d’être un bâtisseur, il ne trouve plus son plaisir que dans la destruction puis, quand tout lui échappe, dans l’autodestruction. De là l’atmosphère constante d’oppression rendue par l’éclairage quasi expressionniste, les cadrages serrés dans des lieux clos et étouffants. La morale sourd de la seule description. Du grand art ! Joël Magny, critique aux Cahiers du cinéma, 1995.
Lors de sa sortie, Scarface fut l’un des premiers films à subir les foudres du code de censure Hays, mis en place en mars 1930, qui réglementait ce qui pouvait ou non être montré à l’écran. On lui reprocha une trop grande glorification de la pègre. Pourtant, les personnages de cette histoire, inspirée de la vie d’Al Capone, ne sont jamais héroïques. Analphabètes, puérils, primaires, ils semblent vidés de la plus élémentaire humanité.
Au centre de cette horde tribale, Paul Muni, lâche, hystérique, fasciné par son ego et miné par une jalousie destructrice, est prêt à tout pour satisfaire ses pulsions. Dans l’ombre, George Raft est un second énigmatique et glacial, jouant inlassablement avec une pièce de monnaie. Scarface reste un modèle du genre, ouvrant une vraie réflexion sur l’« immoralité » des films de gangsters. Télérama, 2019.
F/X EFFETS DE CHOC
USA 1986 de Robert Mandel
avec Bryan Brown, Brian Dennehy…
SYNOPSIS
Rollie Tyler est le meilleur technicien d'effets spéciaux du tout Hollywood. Un jour, le département de la justice l'engage pour mettre en scène le faux meurtre d'un important témoin. Après avoir créé l'illusion et aidé le témoin à disparaître, Rollie se retrouve accusé de meurtre. Trahi et pourchassé par ceux qui l'ont engagé, Rollie comprend vite qu'il ne peut faire confiance à personne. Le virtuose des effets spéciaux qui compte à son actif une myriade de films d'horreur aux titres ronflants et sulfureux, use de toutes les ficelles de son art pour se sortir d'une affaire de meurtre dans laquelle il est impliqué, après avoir été manipulé. Le lieutenant Leo McCarthy se lance à ses trousses, mais finit par se rendre compte qu'il ne poursuit peut-être pas la bonne personne...
LA NUIT DU CHASSEUR
(THE NIGHT OF THE HUNTER)
USA 1955 de Charles Laughton
avec Robert Mitchum, Shelley Winters, Lilian Gish
RÉSUMÉ
Emprisonné pour un délit mineur, Harry Powell partage la cellule de Ben Harper, un pauvre fermier condamné pour vol et meurtre. Avant son arrestation, Ben a dissimulé son butin de dix mille dollars dans la poupée de sa fillette et a fait jurer à ses enfants Pearl et John de garder le silence. Il est pendu sans que Powell ait pu lui arracher son secret. L’homme, un criminel psychopathe, se rend au domicile de Harper, essaie vainement de faire parler ses enfants et finit par séduire sa veuve, qu’il assassine peu après leur mariage. Épouvantés, John et Pearl parviennent à fuir sur une barque, au fil d’une rivière, poursuivis par Powell. Après des jours et des nuits de dérive, ils sont recueillis par Rachel, une vieille femme qui élève des enfants abandonnés. Le fusil à la main, Rachel protège son petit monde contre Powell jusqu’à l’arrivée de l’a police qui l’arrête et récupère le magot. John et Pearl, délivrés de leur serment, vont demeurer chez Rachel.
COMMENTAIRES
La Nuit du chasseur est à coup sûr l’une des œuvres les plus singulières de toute l’histoire américaine. Produit par un homme de théâtre (Paul Gregory), unique réalisation de Charles Laughton, acteur célèbre qui s’éloigne ensuite peu à peu du cinéma, le film, lors de sa sortie, fut totalement incompris aux États-Unis et n’eût guère de partisans ailleurs. Il allait pourtant devenir une oeuvre de référence dans les cinémathèques et les salles de répertoire et susciter des commentaires multiples et passionnés.
L’histoire de ce terrifiant prêcheur meurtrier de veuves et des deux enfants qu’il poursuit au long de la rivière sur laquelle dérive le bateau de leur fuite a tout du conte. C’est la Mal traquant l’innocence. Au cadre social (l’Amérique rurale des années trente, évoquée par des vues aériennes dès les première séquences, précisée par la description de la bourgade où réside la famille Harper) se superpose peu à peu un univers quasi onirique peuplé de symboles. Les images - le prêcheur, noir sur son cheval blanc, la nuit étoilée, les ombres chinoises, l’élément eau et ses mystères, le bestiaire mi-réel mi-fantastique… - jouent un rôle décisif dans la magie exercée par le film. Mais la fable ne se nourrit pas que du mythe de l’Ogre et du Petit Poucet. Elle comporte une âpre satire de l’hypocrisie religieuse tout en illustrant la pureté du message biblique et elle offre une vision complexe, ambiguë même de la relation entre le bourreau et ses victimes. Le faux prêcheur avec ses deux mains tatouées « love » sur la droite, « hate » sur la gauche) et son couteau substitut toujours prêt à jaillir exerce une fascination qui ne tient pas seulement à ses « beaux discours » sur Dieu et le démon. Il exerce son pouvoir sur les femmes et il n’en manque pas sur les enfants, même sur le petit John. « Loup ravisseur » du sermon sur la montagne (lu par Rachel/Lilian Gish à sa « nichée » au tout début du film), il est aussi le double de la figure du père condamné et pendu. Il introduit Pearl et John dans le mystère du mal ; il provoque le parcours initiatique à l’issue duquel les enfants - John surtout - seront autres, plus mûrs, délivrés en quelque sorte de leur naïveté et de leur innocence. Les références souvent avancées pour la lecture de La Nuit du chasseur (Sade, Lautréamont, Freud…) montrent bien la complexité d’un film qui témoigne d’une vision tragique de la condition humaine et se présente comme un conte « noir » proche du surréalisme tout en puisant « naïvement » dans le merveilleux traditionnel. Jacques Chevallier - 1992
En 1955, Charles Laughton a déjà trente ans de carrière derrière lui. Grand shakespearien et figure hollywoodienne, il a joué pour Hitchcock, Kubrick, Jean Renoir ou Billy Wilder. C’est alors qu’il réalise son unique long métrage, La nuit du chasseur, dont l’échec commercial le détournera à tout jamais des caméras. Un demi-siècle plus tard, si le film est devenu culte, il reste une perle rare, un objet insolite et hors normes, une parenthèse enchantée dans l’histoire du cinéma.
Le sujet prend sa substance dans l’imaginaire de l’enfance, entre Histoire Sainte et contes de fées, entre rêve et cauchemar. C’est Hansel et Gretel chez Barbe-Bleue, c’est l’ogre et le Petit Poucet, le loup et l’agneau. Laughton conjugue l’inconscient et le symbole pour faire de La nuit du chasseur un stupéfiant poème, une parabole où l’enfant est roi dès lors qu’on lui rend le droit à la parole. Le film touche à la perfection d’une image où se déploie la palette infinie qui relie le noir au blanc, utilisant les ombres, les flous, les contrastes, et le clair-obscur qui rend la vérité des visages et des âmes. Chaque plan semble travaillé comme un tableau, dans une recherche constante d’équilibre et de sens.
Si la première partie garde une narration assez classique, tout bascule avec la fuite des enfants qui prend des allures de légende, une "fuite en Egypte" dont John, l’aîné, s’appropriera un peu plus tard l’histoire. La rivière devient la mère protectrice, la véritable mère se transformant en une sorte de "Dame du Lac" qui veille sur ses petits.
Le postulat de base est très manichéen, renforcé par les fameux tatouages des phalanges de Robert Mitchum : LOVE - HATE. C’est l’innocence contre le mal, l’enfance contre la noirceur du monde. Mais, derrière la façade, rien n’est aussi tranché. Il faut savoir reconnaître le démon derrière les beaux discours. Car c’est bien de démon qu’il s’agit, de la pire espèce, celui qui se cache derrière le costume du prêcheur, et débite des sermons aussi noirs que son âme. "Mais il ne dort jamais ?" s’interroge John en le voyant une fois de plus sur leurs traces. Le Mal ne dort jamais, précédé par sa mélopée comme une odeur de soufre, M le maudit. Un air qui passe à travers le film, la chanson du démon, qui précède le malheur et qui s’oppose à celle des enfants, le chant de la rivière, la berceuse qui rassure.
Dans le havre qui va les accueillir, les enfants n’auront pas seulement une maison, qui n’est rien face à la violence du Diable, ils trouveront surtout une écoute, une confiance, une base forte pour se construire, car là on sait reconnaître la vérité derrière les apparences et croire en la parole d’un enfant contre celle d’un homme de Dieu. Catherine Le Ferrand, 2016.
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