CINÉASTES_TOME 1

GUY JACQUES  1958-2016

Producteur délégué, Réalisateur, Adaptation, Scénariste, Directeur de la photo, Monteur, Cadre, Décors, Animation


Né le 17 août 1958 à Paris, Guy Jacques est titulaire d’un BEP audiovisuel. À 19 ans, il démarre sa carrière d’opérateur dans différentes entreprises de banc-titre notamment pour SDN où il travaille sur le long-métrage d’animation belge «Le chaînon manquant» (1979) de Picha. Par la suite, il est animateur de marionnettes pour Antenne 2 ou d’effets spéciaux pour FR3. Dans les années quatre-vingt, il devient cadreur ou technicien chef-opérateur sur différents courts- métrages tout en réalisant des films publicitaires, des clips ou des films institutionnels. 

Guy Jacques commence sa carrière de réalisateur en signant deux courts-métrages d’animation «Portrait» (1980) et «L’invité» (1984), ce dernier couronné de multiples prix dont une nomination aux César. En 1989, il signe son premier court-métrage de fiction «Uhloz» qui conte les aventures et mésaventures de deux enfants le soir de Noël. Ce court- métrage qui bénéfice de la participation de Mado Maurin et Myriam Mézières lui vaut de multiples récompenses dont le Prix Canal + au Festival de Clermont-Ferrand. Cette reconnaissance lui permet de passer à la réalisation de son premier long-métrage «Je m’appelle Victor» (1993) avec Jeanne Moreau et Micheline Presle Ce premier film, qui raconte l’histoire d’un adolescent qui utilise les souvenirs de sa grand-tante pour séduire une jeune fille, n’obtient qu’un faible écho auprès du public. Pour sa seconde réalisation, il sollicite Florence Pernel dans le rôle-titre de «Violetta, reine de la moto» (1996) qui après des années d’absence remonte un ancien numéro de voltige à moto de son père et part sur les routes avec sa famille. Dominique Pinon et Julien Guiomar, déjà présents dans sa première réalisation, complètent la distribution de ce film qui passe totalement inaperçu. 

Echaudé par ces deux échecs, Guy Jacques intervient en écriture et réalisation à la FEMIS (Fondation européenne des métiers de l’image et du son) à Paris et à l’EICAR (École internationale de création audiovisuelle et de réalisation) à La Plaine Saint-Denis. Il fait des apparitions dans quelques films notamment «La classe de neige» (1997) de Claude Miller. En 2004, il tourne son dernier long-métrage dans la cité de l’Abreuvoir à Bobigny où il a grandi «Ze film» avec Clément Sibony, Dan Herzberg et Micky El Mazroui. Au casting de cette comédie boudée en France mais reconnue à l’étranger: 300 habitants du quartier et des dizaines d’acteurs, de Lorànt Deutsch à Yolande Moreau en passant par Dominique Pinon son interprète fétiche. Il revient en Seine-Saint-Denis pour son court-métrage «Plus belle la France» (2008) en dénonçant les préjugés sur le département. 

En 2008, Guy Jacques accepte la réalisation d’un téléfilm «Pas de toit sans moi» dont le scénario est signé du réalisateur Philippe Niang et du comédien Cheik Doukouré. Dans cette comédie, Antoine Duléry interprète un homme dépressif au chômage et séparé de sa femme. Souffrant de la tyrannie de sa mère, Bernadette Lafont, il prend pour bouc émissaire une femme noire, Aïssa Maïga, qui vit clandestinement avec ses deux enfants dans un appartement. En dépit de son casting, ce téléfilm demeure inédit trois ans avant d’être diffusé discrètement sur France 2. Le 4 juillet 2016, Guy Jacques décède à l’âge de 57 ans à l’hôpital Avicenne de Bobigny la ville de son enfance.  Olivier Sinqsous.

…………………………………………………………………….

Guy Jacques a été cadreur, chef opérateur et réalisateur d'effets spéciaux, avant de réaliser des films institutionnels, des films publicitaires ainsi que des clips. En 1980, il réalise son premier court métrage, "Portrait", un film d'animation. Suit un second film d'animation en 1983, L' Invité, d'une durée de 9 minutes. Ce film, où un homme donne la vie à une marionnette en l'animant image par image, est nominé au César du Meilleur court métrage en 1984. En 1989, Guy Jacques réalise son premier court en images réelles, Uhloz, qui fait le tour des festivals et est nommé, à nouveau, au César du Meilleur court, en 1991. 

Le réalisateur franchit le pas du long métrage en 1993 avec Je m'appelle Victor. Sélectionné au Festival de Cannes de la même année dans la catégorie "Cinémas en France", il met en scène Jeanne Moreau, Micheline Presle, Dominique Pinon et Julien Guiomar. Deux acteurs qui retrouveront Jacques pour Violetta, la reine de la moto; un film qui dépeint un monde allégorique et onirique, empreint d'une réalité quotidienne difficile. Avec Ze Film, le cinéaste explore un nouveau registre: celui de la comédie. AlloCiné.

…………………………………………………………………….

Guy Jacques était l’auteur du délicat Je m’appelle Victor. Ce cinéaste en marge fut aussi intervenant à la FEMIS.

Guy Jacques s’était d’abord fait connaître en tant que chef opérateur et cadreur et avait révélé son savoir-faire dans des clips et films publicitaires. Auteur de courts métrages remarqués, il fut nommé aux César pour son film d’animation L’invité (1983) et pour la fiction Uhloz (1989). Mais c’est surtout son premier long métrage Je m’appelle Victor, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 1992, qui lui apporta la notoriété. Ce récit d’un pré-ado amoureux qui puisait dans les souvenirs d’une grand-tante pour séduire sa bien-aimée était d’une réelle sensibilité. Il réunissait deux divas du cinéma français, Jeanne Moreau et Micheline Presle, bien épaulées par Dominique Pinon et Julien Guiomar. Violetta et la reine de la moto (1997) fut son second long métrage, suivi par Ze Film (2005), avec Clément Sibony, Miki Manojlovic, François Morel et Lorànt Deutsch. Ce film qui croisait les thèmes de la banlieue et du cinéma était d’un humour subtil mais n’eut pas le succès attendu. Guy Jacques se consacra ensuite à nouveau au court métrage et réalisa en 2008 Pas de toit sans moi, un téléfilm interprété par Antoine Duléry, Aïssa Maïga et Bernadette Lafont. Guy Jacques décédé le 4 juillet 2016 à Bobigny était âgé de 57 ans. Rédaction aVoir-aLire.


…………………………………………………………………….

« Guy, tu es parti sans un bruit... » s'attriste, dans un message sur Twitter, l'acteur Adel Bencherif, connu par son rôle dans « Un prophète » de Jacques Audiard. Avant de jouer dans le Grand Prix 2009 du Festival de Cannes, il avait fait ses premiers pas au cinéma avec lui, Guy Jacques, un réalisateur de Bobigny. Le cinéaste est décédé à 57 ans dans la nuit à l'hôpital Avicenne, dans la ville de son enfance. 

Il n'avait jamais quitté Bobigny. Selon Adel Bencherif, « rares sont ceux qui ont toujours cru en cette fabuleuse énergie qu'il y a en banlieue. Lui en faisait partie ». 

Il avait, notamment, tourné la comédie « Ze film », en 2004, dans la cité de l'Abreuvoir à Bobigny où il a grandi. Au casting : 300 habitants du quartier et des dizaines d'acteurs, de Lorànt Deutsch à Yolande Moreau en passant par Dominique Pinon. Le long-métrage distribué par EuropaCorp, un peu boudé en France, avait rencontré le succès à l'étranger. Quatre ans plus tard, son court-métrage « Plus belle la France » revenait aussi en Seine- Saint-Denis en dénonçant les préjugés sur le département. 

« Guy Jacques était discret », témoigne un proche. Mais il était une figure reconnue du cinéma français avec, notamment, deux nominations aux Césars et une sélection au Festival de Cannes pour son film « Je m'appelle Victor », où l'on retrouvait Dominique Pinon, son acteur fétiche. F.L.

SANDRINE VEYSSET

Réalisatrice, Scénariste, Directeur de casting


Née à Avignon en 1967. Après des études à Montpellier, elle travaille sur différents films, aux décors et aux accessoires... Parallèlement, elle commence l'écriture de Y aura-t-il de la neige à Noël?, en 1991, son premier long métrage qu'elle réalise quatre ans plus tard. 

Prix Louis Delluc 1996.
César de la première oeuvre 1997.
(Babelio)

Enfant de la campagne, Sandrine Veysset suit des études de lettres et d'arts plastiques à Montpellier. Là, elle est engagée comme assistante décoratrice sur le tournage des Amants du Pont-Neuf. Arrivée à Paris en 1991, cette provinciale accepte de devenir le chauffeur de Leos Carax, tout en continuant à travailler comme décoratrice. 

Encouragée par Carax, Sandrine Veysset décide de passer derrière la caméra pour raconter une histoire qui lui tient à cœur, Y aura-t-il de la neige à Noël ?, le quotidien d'une agricultrice, épouse d'un homme violent et volage, qui élève ses sept enfants. Malgré l'obtention de l'Avance sur recettes, l'entreprise n'est pas aisée, puisque la cinéaste en herbe entend tourner son film sans star, et pendant trois saisons consécutives. Produite par Humbert Balsan, cette œuvre originale, à mi-chemin de la chronique rurale et du conte de fées, est couronnée de succès à sa sortie en 1996 : le Prix Louis Delluc, plus de 800 000 spectateurs et un César de la Meilleure première œuvre. 

En 1998, Sandrine Veysset tourne son deuxième long métrage, Victor... pendant qu'il est trop tard, sur la relation qui unit un garçonnet à une prostituée, mais le public et la critique sont déconcertés par cet opus onirique. Trois ans plus tard, elle brosse encore avec délicatesse le portrait de personnages à la dérive dans Martha... Martha, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. Mais son sujet de prédilection reste l'enfance, comme en témoigne encore son audacieux quatrième film, Il sera une fois (2007), dans lequel un vieillard (Michael Lonsdale) se retrouve face à face avec le petit garçon qu'il a été... (AlloCiné)

FILMOGRAPHIE :

2023  Les Malvenus

  La vie devant toi

2021  Baby Annette, à l’impossible ils sont tenus

2017  L’Histoire d’une mère

2013  L’Habit ne fait pas le moine

2005  Il sera une fois

2000  Martha… Martha

1998  Victor… pendant qu’il est trop tard

1996  Y aura-t-il de la neige à Noël ?

ALEX VAN WARMERDAM

Acteur, Réalisateur, Scénariste


Alex Van Warmerdam est né le 14 août 1952 à Haarlem, aux Pays-Bas. À l'âge de 5-6 ans, il souhaite devenir artiste peintre. Il entre en 1969 à la Gerrit Rietveld Academy (école d'art) d'où il sort diplômé en graphisme et peinture en 1974. Mais il s'oriente rapidement vers le théâtre. Il est en 1973 l’un des fondateurs de la troupe Hauser Orkater. “Orkater” est un mot inventé par les frères Hauser, membres de la troupe, contraction de deux termes néerlandais signifiant “orchestre” et “théâtre”. Il écrit d'abord deux scénarios de courts métrages pour la troupe Hauser Orkater. Les Hauser Orkater sont musiciens, comédiens, acrobates, chanteurs, danseurs, graphistes, clowns. Ils assemblent régulièrement des histoires sans queue ni tête, qui finissent par tracer le chemin d’un voyage loufoque, d’une virée dans l’inconnu. Alex van Warmerdam travaille sur les deux premières créations, “En quête d'aventure” (Op Avontuur) en 1974 et “Artistes célèbres” en 1976 comme décorateur et directeur artistique. C’est “La Bosse” (Het Vermœden,1977) qui révèle la troupe en France au Sigma de Bordeaux en 1978. Ils font ensuite avec “Regardez les hommes tomber” (Zie de Mannen vallen, 1979), acclamé dans le monde entier et sacré en 1980 meilleur spectacle étranger à Paris, une tournée d’un mois et demi en France puis des représentations au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et au Théâtre National de Chaillot. La contribution d’Alex van Warmerdam à ces spectacles musicaux porte surtout sur l'écriture et la décoration, ainsi que sur le concept général. À la fin des années 70, il a écrit le scénario et le storyboard de deux courts-métrages joués par la compagnie Hauser Orkater, ENTRÉE BRUSSELS et STRIPTEASE, avec Jim Van Der Woude et le réalisateur Frans Weisz. Après un autre court-métrage, THE TOWNEE (DE STEDELING).

Il crée une autre compagnie, De Mexicaanse Hond, en 1980, avec laquelle il met en scène onze pièces de théâtre, dont Les Frères, Granit, La Loi de Huismans. Homme de théâtre, auteur d'un roman « De Hand van een Vremde » (ses pièces et son roman ont été publiés aux éditions Thomas Rap), il se tourne vers le cinéma à la fin des années 70. 

Après trois courts-métrages, notamment De Stedeling, il réalise son premier film, Abel, en 1986. Applaudi au festival de Venise, le cinéaste se fait immédiatement remarqué par son côté décalé et ironique. Ses films les plus remarqués sont Les Habitants (1992) et La robe, et l'effet qu'elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent (1996) — une robe, faite par un couturier, éveille d'étranges désirs chez la première femme qui la porte ; elle passera, avec son charme mystérieux, à deux autres femmes qui susciteront des désirs imprévus en la portant, ensuite à une vagabonde  — et Le P'tit Tony (1998) lequel sera sélectionné au Festival de Cannes dans la section « Un Certain regard » (Ces quatre films d'Alex Van Warmerdam ont été classés au Top 100 des meilleurs films hollandais du siècle au Dutch Film Festival 1999). 

En 1993, il crée avec son frère Marc van Warmerdam la société de production « Graniet Films ». Le cinéaste collabore également avec son second frère, Vincent van Warmerdam, lequel compose la musique de ses films. 

Parallèlement aux prix reçus pour son oeuvre cinématographique, il obtient en 1995 le prestigieux Prins Bernhard Theaterprijs de la Culture pour son œuvre globale au cinéma et au théâtre. 

Alex et Marc van Warmerdam ont reçu le Prix Sea Lion de bronze en 1998 pour leur contribution au cinéma hollandais.

Le cinéaste, également acteur dans ses propres films, renonce pour la première fois à la comédie pour Grimm (2003), son quatrième long-métrage. Alex van Warmerdam revient devant la caméra à l'occasion de Waiter ! en 2007. 

Filmographie

2021  Nr. 10

2015  La Peau de Bax

2013  Borgman

2009  Les Derniers jours d’Emma Blank

2006  Waiter !

2003  Grimm

1998  Le P’tit Tony

1996  La Robe

1992  Les Habitants

1986  Abel

1984 De Sterling (court métrage)

REGINALD BARKER  1886 - 1945


D’abord acteur, une tournée théâtrale l’amène aux États-Unis en 1910. Acteur et assistant pour D. W. Griffith, il débute dans la réalisation en 1913. Selon Kevin Brownlow, il réalise en fait « bon nombre des meilleurs films attribués à Thomas Ince » : la Colère des dieux (The Wrath of the Gods, 1914) ; le Gondolier de Venise (The Italian, 1915) ; le Lâche (The Coward, id.). Son plus grand titre de gloire est d’avoir dirigé de grands acteurs du muet dans de grands succès, notamment William S. Hart dans le Serment de Rio Jim / la Capture de Rio Jim (The Bargain, 1914) et Charles Ray dans le Lâche (1915). Il dirige aussi, souvent, Renée Adorée, entre 1923 et 1926. Dès le parlant, il passera aux petites productions pour s’éloigner définitivement des studios en 1935. Christian Viviani.


JEAN-PIERRE MOCKY  1929 - 2019


Au théatre et au cinéma, il est à ses débuts un des jeunes comédiens français les plus remarqués (sur scène, dans le Roi pécheur, de Julien Gracq ; à l’écran dans l’épisode français de I Vinti, d’Antonioni, et dans Gli sbandati, de Francesco Maselli, en 1955). Il cherche à réaliser son premier long métrage : ce devrait être la Tête contre les murs, d’après Hervé Bazin, dont il écrit l’adaptation. Mais les producteurs ne lui font pas confiance, et c’est finalement G. Franju qui réalise en 1959 le film dont Mocky est cependant l’interprète principal.


En 1959, il signe lui-même les Dragueurs et renonce à sa carrière d’acteur (il ne la reprendra qu’en 1970, avec Solo et, par la suite, uniquement dans certains des films qu’il réalise lui-même). Dès lors, il va tourner à peu près un film par an. Un couple (1960), écrit en collaboration avec Raymond Queneau, est un échec commercial malgré son originalité. Snobs (1961) est un film particulièrement grinçant : l’humour fort noir du cinéaste ne sera compris et apprécié qu’une dizaine d’années plus tard. Sa rencontre avec Bourvil lui permet de signer coup sur coup plusieurs comédies curieuses : Un drôle de paroissien (1963) ; la Grande frousse / la Cité de l’indicible peur (1964, d’après Jean Ray) ; la Grande lessive (1968) et l’Étalon (1969).


Mocky est un excellent directeur d’acteurs : Fernandel lui doit un de ses derniers bons films (la Bourse et la vie, 1965) ainsi que Michel Simon (l’Ibis rouge, 1975). Des comédiens comme Francis Blanche, qu’il a utilisé à plusieurs reprises (les Compagnons de la Marguerite, 1967), Roland Dubillard ou Jean Poiret lui doivent des rôles très supérieurs à leurs emplois habituels.


À partir de 1970, Mocky s’est lancé dans une série de films assez ambitieux, fort loin de ses comédies habituelles, où il se confie généralement le rôle principal : Solo (1970) ; l’Albatros (1972) ; l’Ombre d’une chance (1974) ; Un linceul n’a pas de poches, d’après Horace McCoy (1975) ; le Piège à cons (1979). Ses comédies se font plus rares (Chut !, 1972 ; le Roi des bricoleurs, 1977). Il réalise ensuite un film fantastique (Litan, 1982), puis Y a-t-il un Français dans la salle ? (id., d’après Frédéric Dard) et À mort l’arbitre (1984). Après ces derniers films, sa virulence, son anarchisme et son originalité semblent soudain s’être émoussés. Dominique Rabourdin, 1995.


BIOGRAPHIE

Franc-tireur du cinéma français, ardent défenseur du cinéma populaire, personnage fort en "gueule", Jean-Pierre Mocky débute en tant qu'acteur dans le film Vive la liberté, en 1946, mais ne devient véritablement célèbre qu'en interprétant le poète (non-crédité)  d’Orphée (1949) de Jean Cocteau. Suivent, entres autres, son rôle d'Albert de Morcerf dans Le Comte de Monte-Cristo (1955), et celui de François Gérane dans la Tête contre les murs de Georges Franju (1958), film dont il écrit le scénario et qu'il voulait à la base réaliser lui même. Au théâtre, on l'aperçoit également dans Le Roi Pêcheur, de  Julien Gracq, en 1955.


Sa carrière de réalisateur commence en 1954, où il est le second assistant réalisateur de Luchino Visconti sur le plateau de Senso ;  puis en 1959 avec les Dragueurs, comédie légère racontant les déboires de deux hommes lors d'une nuit parisienne. Très tôt, il s'affirme en marge de la production traditionnelle en signant des œuvres cyniques et pleines d'humour noir, passant au crible la télévision (La Grande lessive, 1968), l'administration (Les Compagnons de la Marguerite, 1967), la presse (Un linceul n’a pas de poches, 1975), la crédulité et la candeur des foules (le Miraculé, 1987), ou la politique (Une nuit à l’assemblée nationale, 1988, et surtout Snobs ! en 1962).


Scénariste de ses films, il donne tout au long de sa carrière la part belle à Jean Poiret, et à Michel Serrault, ses acteurs fétiches (le Miraculé). Après un détour par le fantastique (Litan en 1982), il signe l'un de ses meilleurs long-métrages avec la comédie policière Y a-t-il un Français dans la salle ? (1982), sorte de satire complexe sur la corruption des médias, de la politique, et de la police, par ailleurs basée sur l’œuvre éponyme de Frédéric Dard. Avec À mort l’arbitre ! l'année suivante, il reste dans le registre de la veine comique en dénonçant avec férocité le monde du football. Cette même décennie, il signe des films difficilement exploitables, comme les Saisons du plaisir, dans lequel Jacqueline Maillan campe une vieille fille aux mœurs légères.


Les années 1990-2000 sont marquées par de nombreuses vicissitudes pour le cinéaste. Alors que le public le suit de moins en moins, il a de plus en plus de mal à financer ses films. Il s'endette aussi lourdement en tentant de sauver son cinéma Le Brady, antre mythique du cinéma fantastique jadis fréquenté par François Truffaut. Si en 2001 il réalise, scénarise, et s'octroie le premier rôle dans les Araignées de la nuit et la Bête de miséricorde, les films sont des échecs cuisants. Avec le Furet (2003) puis Grabuge ! (2005), il se consacre exclusivement à la réalisation et retrouve son complice Michel Serrault, avec qui il scelle sa dixième collaboration. Après s'être consacré exclusivement à la réalisation jusqu'en 2011 avec des films comme le Deal, Crédit pour tous ou encore les Insomniaques, on le retrouve en tant qu'acteur dans l'Americano de Mathieu Demy puis dans le contre-emploi d'un bourgeois réactionnaire le temps d'une scène mémorable du Redoutable, portrait romancé du cinéaste Jean-Luc Godard par Michel Hazanavicius. 

Dans les dernières années de sa vie, Jean-Pierre Mocky a publié plusieurs ouvrages biographiques, mélanges de mémoires, anecdotes et autres réflexions rédigées avec la verve et le franc-parler qu’on lui connaît. AlloCiné.


C’est un franc-tireur du cinéma français qui s’en va. En une soixantaine d’années de carrière, Jean-Pierre Mocky aura réalisé des films d’une qualité inégale, mais toujours intéressants, volontiers pamphlétaires.

News : Mocky ne ressemblait qu’à Mocky et c’était déjà beaucoup. Dans ses qualités et ses défauts, son cinéma volontiers foutraque, souvent provocateur, foncièrement anti-institutionnel, était aussi la marque d’un talent indéniable, qui ne faisait jamais de l’ombre aux acteurs et actrices. Bien sûr, le metteur en scène avait ses comédiens fétiches : d’abord Bourvil, avec qui le réalisateur tourna Un drôle de paroissien (1963), déjà féroce envers la religion, des années avant Le Miraculé, dont la sortie provoqua des remous, en 1987. Puis il y eut Michel Serrault, toujours fidèle, qui participera à douze aventures mockyennes, même lorsqu’avec des budgets dérisoires et des sorties de plus en plus confidentielles, l’iconoclaste produisait des longs métrages qui n’intéressaient plus grand monde. D’autres noms du cinéma français ont collaboré avec lui, avec parfois le malin plaisir de casser leur image : Catherine Deneuve, Michel Simon, Jeanne Moreau, Jean Poiret, Stéphane Audran...
D’abord acteur de théâtre (il fut admis au Conservatoire où il noua une amitié avec
Jean-Paul Belmondo), le futur metteur en scène s’illustre dans quelques rôles au cinéma, notamment dans Les Vaincus d’Antonioni, qui triomphe en Italie, en 1953. Sa carrière transalpine lui permet d’approcher les plus grand mythes, en tant que stagiaire à la réalisation (Fellini sur La Strada, Visconti sur Senso). En 1959, il figure dans La Tête contre les murs, le film de Franju, adaptation d’un roman d’Hervé Bazin, qu’il devait réaliser. Mais les producteurs préfèrent une valeur sûre à un débutant. Ce n’est que partie remise. Le premier long métrage de Mocky sortira peu de temps après, contemporain d’À bout de souffle. Pourtant, le jeune artiste ne se revendique pas de la Nouvelle Vague, ne lui sera d’ailleurs jamais associé.
Le succès de cette première réalisation, avec
Jacques Charrier dans le rôle-titre, lance une carrière longue de soixante ans, faite de hauts et de bas, toujours attentive à l’actualité : Mocky le flingueur se positionne clairement, de Solo, réalisé en 1969, dans la foulée d’une déception relative au mouvement de mai 68, au réquisitoire implacable d’À mort l’arbitre (1984), où la furie meurtrière de supporters dépités qui se déchaînent contre un arbitre, anticipe la catastrophe du Heysel, un an plus tard, en passant par Un linceul n’a pas de poches (1974) ou Une nuit à l’Assemblée Nationale (1988) qui visent la corruption du monde politique.
Parfois, le réalisateur prend des chemins de traverse et bifurque vers le fantastique : le très méconnu
Litan (1981), avec Nino Ferrer, constitue, à l’époque, une des rares incursions du cinéma français dans un genre plutôt annexé par les Anglo-saxons. Quatorze ans plus tard, Noir comme le souvenir lui fait écho, que traverse l’influence de Dario Argento. C’est ce créateur entre les lignes qu’il faut aussi découvrir ou redécouvrir, au-delà d’une réputation truculente, grande gueule, dont la télé, dévoreuse de "bons clients", demeure toujours friande.
Ces dernières années, les films du cinéaste n’étaient plus proposés dans des circuits de distribution classique. Beaucoup d’entre eux étant restés confidentiels, à l’exception du
Furet en 2003 (53.000 entrées), l’ultime Mocky, vieux d’une quinzaine d’années, sera assurément une véritable découverte pour le grand public, si une visibilité lui est offerte. Au-delà d’hommages convenus, qui auraient sans doute fait marrer le défunt, ce geste-là serait une réelle marque d’affection envers tout son cinéma. Jérémy Gallet, 2019.


MAURICE PIALAT  1925 - 2003


Peintre par vocation, il étudie aux Arts décoratifs et aux Beaux-Arts avant de s’initier quelque temps au théâtre (1955). Assistant pour le cinéma et la télévision à partir de 1960, il réalise un premier court métrage documentaire, l’Amour existe, primé à Venise la même année, suivi en 1961 de Janine, d’après un scénario de Claude Berri. Il signe ensuite une série de documentaires (Jardins d’Arabie, 1963 ; Pehlivan, Istanbul, Byzance, Maître Galip, 1964) puis des courts métrages pour les « Chroniques de France » (1965-66). Il tourne enfin, en 1969, son premier long métrage, l’Enfance nue, interprété par des non-professionnels jouant leur propre rôle. Le succès (d’estime surtout) de l’Enfance nue le conduit à la télévision (les sept épisodes de la Maison des bois, un feuilleton très au-dessus du niveau habituel du genre). Avec Nous ne vieillirons pas ensemble, il signe en 1972, grâce à l’apport de comédiens populaires (Marlène Jobert et Jean Yanne), une œuvre forte n’excluant pas la vulgarité et qui, malgré sa dimension souvent documentaire (plans-séquence nombreux où la caméra enregistre la scène dans sa durée, sans montage ni ellipse), reste un de ses plus gros succès commerciaux. Il réalise ensuite la Gueule ouverte (1974), film austère où il aborde le problème du cancer et de la mort. L’échec public de ce dernier film conduit Pialat à repenser sa manière de filmer. Il parvient à réaliser en 1979 Passe ton bac d’abord, évocation de l’adolescence où il raconte la vie d’un groupe de lycéens de la région minière de Lens. L’année suivante, Loulou (1980) est l’histoire d’un amour sans lendemain, qui donne à Isabelle Huppert et Gérard Depardieu l’un des meilleurs rôles de leur carrière. Il signe en 1983 À nos amours, portrait, plein de vérité, des effets de la libération sexuelle sur une adolescente d’aujourd’hui, et en 1985 Police, avec Gérard Depardieu et Sophie Marceau. Il obtient en 1987 la Palme d’or au festival de Cannes pour Sous le soleil de Satan, d’après Georges Bernanos, signe en 1991 un Van Gogh très personnel avec Jacques Dutronc dans le rôle du peintre et, en 1995, le Garçu avec Gérard Depardieu. Fabien Laboureur.


BIOGRAPHIE

Après une formation de peintre et la réalisation, dans les années soixante, et la réalisation de plusieurs courts métrages, Maurice Pialat signe en 1970 son premier long métrage, l’Enfance nue, sur les enfants abandonnés.


En 1972, le cinéaste réalise un grand succès public, Nous ne vieillirons pas ensemble, porté par le couple Jean Yanne/Marlène Jobert. Il enchaîne ensuite avec la Geule ouverte (sur le fléau du cancer), Passe ton bac d’abord et Loulou, avec Gérard Depardieu et  Isabelle Huppert. La réalisation d’À nos amours en 1983 marque un tournant dans sa carrière, dont les œuvres deviennent de plus en plus intenses et exigeantes tout en adoptant un ton proche de l'autobiographie. À nos amours lui rapporte le César du Meilleur film en même temps qu'il révèle Sandrine Bonnaire au grand public.


Le style du cinéaste, proche de son personnage, s'impose par sa force, son aspect brut et sans concessions et devient l'achétype même d'un cinéma naturaliste. Après avoir signé Police, Maurice Pialat réalise en 1987 Sous le soleil de Satan, film adapté du roman de Georges Bernanos qui reçoit la Palme d'Or au Festival de Cannes 1987, provoquant un véritable scandale lors de la remise des prix. Devant les sifflets, le poing dressé, il lance alors un célèbre "Si vous ne m'aimez pas, je peux vous dire que je en vous aime pas non plus", parfait écho de l'anticonformisme qu'il développe depuis ses débuts.


En 1991, Pialat rend hommage à sa passion de la peinture en mettant en scène Van Gogh avec Jacques Dutronc dans le rôle-titre, qui remporte pour l'occasion le César du meilleur acteur en 1991. Quatre ans plus tard, le cinéaste signe son dernier long métrage, le Garçu, dans lequel il dirige à nouveau Gérard Depardieu, l'un de ses plus fidèles comédiens.


Cinéaste rare (seulement dix films à son actif), Maurice Pialat aura livré une œuvre exigeante durant toute sa carrière. Ecorché vif, anti-conformiste, pessimiste, il véhiculait une certaine légende et était considéré comme l'un des plus grands réalisateurs français, sinon le plus grand, par nombre de ses pairs. AlloCiné.


        Tout Pialat c’est immense et pas assez en même temps. On le sait Pialat a signé son premier long métrage tard, à plus de quarante ans, après avoir voulu être peintre et signé des courts métrages pour le cinéma et la télévision. L’Enfance nue (1968) est un film magnifique, l’un des plus justes et le plus déchirant consacré à l’enfance, cet âge où naît l’appréhension au monde et le rapport aux autres, rapport qui sera toujours aussi douloureux et intense dans la vie et l’œuvre de Pialat. L’Enfance nue n’est pas à proprement parler un film autobiographique, mais c’est un incipit qui éclaire tout le travail de Pialat, jusqu’à trouver sa conclusion logique avec son ultime long métrage Le Garçu

Ainsi la vie du cinéaste nourrira sa filmographie d’une manière douloureuse et presque masochiste : description d’une relation et d’une rupture (Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972), mort de la mère (La Gueule ouverte, 1974), histoire de désir et d’adultère (Loulou, 1980), souvenirs d’adolescence d’Arlette Langmann, scénariste et ancienne compagne de Pialat (À nos amours, 1983). Passe ton bac d’abord (1978) chronique désenchantée de la vie de jeunes des milieux populaires dans le Nord de la France, peut paraître moins personnel, moins nécessaire malgré sa réussite. Il est en général moins commenté et cité que les autres films du cinéaste. 

L’approche sans concessions du cinéma n’a pas empêché Pialat de côtoyer le star system français dès son deuxième film, Nous ne vieillirons pas ensemble. Jean Yanne (choisi pour sa ressemblance physique avec le cinéaste) et Marlène Jobert acceptent tant bien que mal de travailler dans des conditions beaucoup moins confortables que les productions commerciales dans lesquelles ils ont l’habitude d’apparaître. Huit ans plus tard, Pialat réunit deux jeunes vedettes qui sont aussi et sans conteste les acteurs les plus talentueux de leur génération : Isabelle Huppert et Gérard Depardieu

Depardieu et Pialat travaillent pour la première fois ensemble en 1980 avec Loulou, récit autobiographique dans lequel le cinéaste met en scène un épisode douloureux de sa vie. Un homme, André, est trompé par sa compagne, Nelly, qui part vivre avec un petit voyou sympathique, Loulou. Nelly tombera enceinte, se fera avorter et finira par quitter Loulou pour retrouver André. Une histoire simple, dans la lignée de Nous ne vieillirons pas ensemble, qui place une fois de plus la lutte des classes sur le terrain amoureux. André et Nelly appartiennent à un milieu aisé et intellectuel, tandis que Loulou est un chômeur vivant de larcins, un loubard des faubourgs. L’attirance entre Nelly et Loulou est purement sexuelle, elle ne mènera nulle part et se conclura par un échec. Pialat choisit Guy Marchand pour jouer André (transposition du cinéaste à l’écran), Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, stars montantes du cinéma français, seront Nelly et Loulou. Sur le tournage, ce ne sera pas l’entente cordiale entre Pialat et Depardieu. Le cinéaste malmène l’acteur, lui reproche d’être paresseux, pas assez professionnel. Depardieu donne l’impression de ne pas jouer, d’être vraiment Loulou, avec un naturel qui l’on retrouve chez les comédiens amateurs que Pialat aime fréquemment employer. Heureusement, Depardieu saura pardonner l’agressivité de Pialat (qui ne s’épargne rien en consacrant un film à l’amant de la femme qu’il a aimé). Ils se retrouveront pour Police, cinq ans plus tard, et l’admiration entre les deux hommes est désormais totale. 

Après le couple, la famille. Une fille et son père, une actrice débutante et son réalisateur, également acteur. Sandrine Bonnaire et Maurice Pialat dans À nos amours

Porté par une distribution de vedettes (qui sont aussi des champions du box office français : Depardieu, Sophie Marceau, Richard Anconina), Police est un film qui désire élargir le public de Maurice Pialat, et qui y parviendra. Ce sera le plus grand succès commercial du cinéaste. Le genre policier est en effet une valeur sûre, régulièrement fréquenté par la plupart des meilleurs auteurs français (de Renoir à Melville en passant par les cinéastes de la Nouvelle Vague). Pourtant, on s’en doute, Police de Maurice Pialat n’est pas un polar comme les autres, même s’il en respecte certaines conventions. La première partie est centrée autour de scènes d’interrogatoires, qui montrent la routine, la violence banale du métier de flic et des rapports de force entre suspects et policiers, faits de brutalités et de mensonges. Dans le rôle de Mangin, Depardieu est magnifique. C’est l’une de ses interprétations les plus subtiles. D’abord grossier, sûr de lui, il laisse peu à peu apparaître une complexité insoupçonnable, quand le film s’intéresse à sa vie en dehors du commissariat, et dévoile une fragilité et une solitude bouleversantes (son regard dans le dernier plan du film, lorsqu’il a été trahi par Noria, la jeune femme qu’il a eu la faiblesse d’aimer.) 

Sous le soleil de Satan (1987) est le premier film à costumes (si l’on excepte le magnifique feuilleton pour la télévision La Maison des bois en 1971, qui est peut- être le meilleur Pialat parce que c’est le plus long) et la première adaptation littéraire dans l’œuvre de Maurice Pialat. En décidant de porter à l’écran le roman de Georges Bernanos, Pialat espère peut-être, après les succès publics et critiques de À nos amours et Police accéder à une forme de reconnaissance professionnelle définitive. Au-delà de l’orgueil de l’artiste à dépasser la routine de ses sources d’inspiration (l’autobiographie, le réalisme quotidien, le couple), et à se confronter pour la première fois à des domaines étrangers et à hauts risques (la reconstitution historique, le sujet religieux, Bernanos), Pialat ne dévie pas de sa quête de la vérité et cherche quelque chose de plus profond que le dépaysement ou l’anoblissement. Ne s’agit-il pas, pour un cinéaste qui a souvent filmé la destruction, la catastrophe et le malheur, sous un angle trivial, de parvenir grâce à une œuvre littéraire majeure à l’origine de ses préoccupations ? Malgré son athéisme, Pialat rejoint Bernanos dans sa vision très noire d’une humanité rongée par la faute et le Mal. Il a déjà enregistré, dans Police, l’histoire d’une chute et un cheminement vers la Grâce. Cinéaste du réel, Pialat prend ici le risque de se mesurer à la transcendance, au sacré, au fantastique, mais aussi à deux cinéastes admirés (ils ne sont pas légion) : Dreyer et Bresson. Sous le soleil de Satan n’emprunte pourtant pas le chemin étroit tracé par Bresson. Pialat élague énormément au montage, songe à ne pas inclure la rencontre de Donissan avec le Diable. Elle est finalement dans le film, sublime, dissonante. Tenté par l’épure, Pialat ne renonce pas pour autant à son comédien d’élection Gérard Depardieu, qui parvient à être crédible, malgré sa personnalité envahissante et ses kilos en trop, en curé de campagne maladif. Comme à son habitude, il filme une star et une actrice de son invention, l’incandescente Sandrine Bonnaire, entourées de comédiens non professionnels ou occasionnels (le monteur Yann Dedet), avec des résultats admirables. Il n’y a pas dans Sous le soleil de Satan les petits faits vrais, les paroles vaches ou les digressions narratives qui plaisent tant aux amateurs de naturalisme cinématographique. Le film est constitué de blocs denses, les dialogues comptent parmi les plus beaux – et littéraires – du cinéma français contemporain. Pialat évacue l’anecdotique et cisèle un soleil noir dont le pessimisme radical – celui de Bernanos, le sien – éclaire et écrase les films précédents. Le cinéaste, dans le rôle de Menou-Segret, mentor de Donissan, exprime au travers de son personnage des sentiments intimes, sur la peur de la vieillesse, la méfiance vis-à-vis de la sagesse (« un vice de vieillard »), l’attente terrible de la mort enfin. Sous le soleil de Satan obtient la Palme d’or au Festival de Cannes en 1987. 

Neuvième et avant-dernier long métrage de Maurice Pialat, Van Gogh (1991) ressemble au film d’une vie. Le cinéaste de L’Enfance nue réussit avec ce portrait du peintre à ressusciter un monde éteint. Ce film à costume échappe totalement à l’impression de reconstitution ou d’académisme. Van Gogh parle des relations entre les hommes et les femmes, de la famille, de l’art et de la France, de l’appétit sexuel. Autant de sillons que Pialat, peintre devenu cinéaste, artiste incommode du cinéma français, a implacablement creusés de film en film. Rejoignant Ford (Le Massacre de Fort Apache cité dans la scène de bal) et Renoir dans son souci du vrai et son lyrisme discret, Pialat ne nous a jamais paru aussi présent et intime que dans cette biographie filmée qui fait oublier toutes les autres. Van Gogh s’attache à montrer les derniers jours d’un artiste célèbre, mais c’est tout autant le portrait d’un homme en fin de parcours et une radioscopie de la société française et de ses classes, du souvenir encore douloureux des tueries de la Commune, évoquées avec beaucoup d’émotion à deux reprises dans le film. Comme il lui est reproché dans le film, Van Gogh n’est pas « sympathique ». Il vit une relation ombrageuse avec son frère Théo, sans doute jaloux de son génie, à qui il reproche de laisser dormir ses toiles. Il fustige la critique, les commerçants d’art et ses contemporains. En revanche, il apprécie la compagnie des paysans et des petites gens, mais aussi des filles de joie dans les bordels, à la ville ou la campagne. Marguerite Gachet, la fille de son mécène le docteur Gachet, amoureuse de Van Gogh, dira au début du film qu’il est difficile de faire simple. On est tenté d’appliquer cette maxime au cinéma de Pialat. Conçu dans la souffrance et la colère, fruit d’un tournage émaillé de nombreux incidents et conflits, Van Gogh est un chef-d’œuvre où se succèdent les moments de désespoir et de douceur, les plages de bonheur (le déjeuner dominical chez les Gachet), de sensualité et d’abandon (la nuit au bordel) avec les moments de doute et de violence. Pialat atteint au pictural sans jamais sombrer dans le pittoresque, au naturel en évitant les écueils du naturalisme. Jacques Dutronc est très bon mais on ne peut s’empêcher de penser à tout ce qu’aurait pu faire et donner Gérard Depardieu, l’acteur fétiche de Pialat, dans le rôle de Van Gogh. La beauté de la photographie et du cadre, l’inventivité du montage qui donne au film un rythme profondément inhabituel, l’attention de Pialat à l’existence du moindre figurant, sans parler de l’interprétation magnifique des acteurs et actrices principaux, font de Van Gogh un des titres majeurs du cinéma contemporain, une œuvre qui se sent un peu seule, hélas, dans notre époque. Comme Pialat

En 1995, Pialat retrouve Depardieu pour la quatrième et dernière fois, pour Le Garçu. Il lui demande d’être son double cinématographique, ce qui est nouveau dans leur relation.
Un homme infidèle quitte sa jeune femme, mais ne parvient pas à se détacher d’elle, car il aime passionnément son fils de cinq ans et cherche à le revoir par tous les moyens.
Le Garçu marque le retour de Pialat à la veine la plus autobiographique de son œuvre, dans la lignée de Nous ne vieillirons pas ensemble. Les personnages de Pialat vivent désormais dans l’aisance, l’argent est dépensé avec ostentation, mais les relations humaines sont toujours aussi conflictuelles et douloureuses. À la quête du plaisir, à la difficulté de vivre ensemble s’ajoute l’hystérie paternelle. Le film se clôt sur la mort du « garçu », le père du personnage interprété par Gérard Depardieu, qui fait écho à l’agonie de la mère dans La Gueule ouverte. Le film, presque dépourvu de progression dramatique, est constitué d’une succession de morceaux de vie captés avec beaucoup de sensibilité. Ce film grave et juste, aux accents déchirants, fut mal accueilli à sa sortie par le public, qui se jugea sans doute de trop devant ces moments intimes. Quelle erreur. Pialat ne cherche pas l’impudeur, mais il atteint à la vérité des êtres et des choses. En filmant son propre fils Antoine, sentant peut-être la fin venir (ce sera son dernier film, il meurt le 11 janvier 2003), Pialat se rapproche des origines du cinéma, des frères Lumière, tout simplement. Olivier Père, 2013.

BERTRAND TAVERNIER  1941 - 2021


Il abandonne des études droit pour se consacrer à la critique de cinéma et œuvre en particulier pour célébrer le talent de cinéastes américains : Losey, Boetticher, Walsh, Ulmer ou Parrish. Chargé de presse de Georges de Beauregard, il se voit offrir par celui-ci l’opportunité de réaliser deux sketches pour des films collectifs : Baiser de Judas dans « les Baisers » (co Bernard T. Michel, C. Berri, Jean-François Hauduroy, Charles Bitsch, 1963) et Une chance explosive dans « la Chance et l’amour » (co Berri, Bitsch, Éric Schlumberger, 1964), où il essaie de retrouver le ton et la facture du cinéma américain. Attaché de presse indépendant jusqu’en 1972, il accomplit un grand travail pour faire mieux connaître des réalisateurs de qualité, participe à plusieurs ouvrages collectifs, dont le fameux Trente ans de cinéma américain (en collaboration avec J-P. Coursodon), et aux scénarios de deux films d’action : Coplan ouvre le feu à Mexico (R. freda, 1967) et Capitaine Singrid (Jean Leduc, 1968). Son premier long métrage, adapté de Simenon, l’Horloger de Saint-Paul (1974), témoigne d’une attention très sûre aux lieux où il situe son action (Lyon et sa banlieue) et d’une grande finesse dans la peinture des rapports complexes entre les personnages ; d’un schématisme démonstratif aussi, dont il ne se départira jamais tout à fait. Que la fête commence (1975) est une œuvre foisonnante et ambitieuse, une des plus passionnantes réflexions sur l’histoire et les forces qui la parcourent. L’année suivante, un nouveau film historique : le Juge et l’Assassin, s’appuie sur un cas clinique de folie criminelle au XIXe siècle pour explorer ce qui semble bien constituer la préoccupation majeure de Tavernier : la fascination réciproque de personnages que tout oppose et l’irréductibilité des barrières sociales. Des enfants gâtés (1977), situé à nouveau dans la France contemporaine, tente de renouveler cette thématique en réconciliant structure s commerciales et cinéma « d’intervention sociale ». Après la Mort en direct (1980), passionnante réflexion sur le cinéma et le voyeurisme qui utilise remarquablement le décor naturel de Glasgow, il revient à Lyon pour Une semaine de vacances (id.) avant de retrouver Jean Aurenche et Philippe Noiret, respectivement scénariste et interprète principal de ses trois premiers films, dans Coup de torchon (1981), où il se réfère avec affection au cinéma français des années 30 pour développer de façon surprenante et pleine d’humour une composante mystique qui affleurait déjà dans les films précédents. Un dimanche à la campagne (1984) est un film où le climat psychologique et la force des regards jouent le rôle essentiel. S’inspirant des vers de Bud Powell et de Lester Young, il réalise en 1986 Autour de minuit, film crépusculaire sur l’amitié d’un vieux jazzman fatigué et d’un jeune Français, hommage au Jazz et aux jazzmen. La Passion Béatrice (1987), à travers les réactions violentes d’une famille déchirée par les drames intimes, les trahisons, la perte du sens de l’honneur, décrit les décadences d’une époque, celle d’un Moyen Âge de moins en moins chevaleresque. Mais le film est incompris et s’avère un échec. Tavernier retrouve son inspiration - et son public - en signant la Vie et rien d’autre (1989), brûlot contre l’absurdité de la guerre. L’auteur, qui situe son action en 1920, brosse le portrait de trois destins qui se croisent : un commandant méticuleux (Philippe Noiret) chargé de recenser les tués et les disparus de la guerre de 14-18 et deux femmes à la recherche l’une de son fiancé, l’autre de son mari, l’un et l’autre emportés par la tourmente.


Après un documentaire sur sa ville natale (Lyon, le regard intérieur, TV, 1990), il réunit Dick Bogarde et Jane Birkin dans un film tendre (Daddy nostalgie, id.), évoquant les relations intimes d’une famille qui tente d’exorciser les fantômes de la mort prochaine du père en donnant un sens et une valeur à la précarité quotidienne des gestes et des choses. Éclectique mais toujours lucide et passionné, Tavernier revient au documentaire en 1992 avec la Guerre sans nom (sur la guerre d’Algérie), puis analyse sans concession la vie quotidienne d’un inspecteur de police confronté aux problèmes de la délinquance et de la toxicomanie dans L627, avant de rejoindre la fresque romanesque (la Fille de Dartagnan, 1994). Dans l’Appât (1995), qui remporte l’ours d’or au festival de Berlin, Tavernier revient au sujet de société à travers une intrigue criminelle empruntée à un authentique fait-divers (une fille et deux garçons, mus par la seule passion de l’argent et privés de tout sens moral, se transforment en meurtriers quasi inconscients des conséquences de leurs gestes). 


Jean-Pierre Berthomé, Critique et Historien de cinéma, 1995


BIOGRAPHIE

Fils de l'écrivain et résistant René Tavernier, le jeune Bertrand découvre le cinéma lors d'un séjour en sanatorium. Monté à Paris après-guerre, il y a pour camarade de lycée Volker Schlöndorff, qui lui fait connaître la Cinémathèque de la rue d'ULM. En cet âge d'or de la cinéphilie, il cofonde le ciné-club Nickel-Odeon, et collabore bientôt à différentes revues, notamment aux grandes rivales que sont les Cahiers et Positif. En 1961, il travaille comme attaché de presse auprès de Georges de Beauregard, le producteur de la Nouvelle vague, grâce auquel il réalise ses premiers courts métrages, Le Baiser de Judas et Une chance explosive, dans le cadre des films à sketchs Les Baisers et La Chance et l’amour, sortis en 1964. Après avoir poursuivi en indépendant son activité d'attaché de presse, il est co-scénariste pour Riccardo Freda - un cinéaste qu'il remplacera, 25 ans plus tard, sur le tournage de La Fille de Dartagnan. 


C'est seulement en 1973 qu'il tourne, dans le Lyon de son enfance, son premier long-métrage, L’Horloger de Saint-Paul adapté de l’œuvre de Simenon. Ce polar aux accents sociaux, récompensé par le Prix Louis-Delluc et l'Ours d'argent à Berlin, marque aussi sa rencontre avec Philippe Noiret, qui deviendra son acteur-fétiche. Dès ses débuts, l'éclectique Tavernier alterne films d'époque (Que la fête commence, pour lequel il décroche le César du Meilleur réalisateur et du Meilleur scénario en 1976) et œuvres contemporaines (Une semaine de vacances), en affichant une prédilection pour les sujets de société : il tourne en 1977 Le Juge et l’Assassin, réflexion sur les institutions et leurs excès répressifs avec un Galabru inattendu, puis en 1980 La Mort en direct, analyse prémonitoire des dérives de la télévision.


Imprégné de culture américaine -il est le co-auteur d'un dictionnaire de référence sur le cinéma d'outre-Atlantique-, Bertrand Tavernier adapte en 1980 un roman grinçant de Jim Thompson en resituant l'action dans l'Afrique coloniale (Coup de torchon), puis signe Autour de minuit, lettre d'amour au jazz. Si La Passion Béatrice a pour cadre la Guerre de Cent ans, ce sont des conflits plus contemporains qui hantent bientôt l’œuvre du cinéaste : la Première Guerre mondiale dans La Vie et rien d’autre (1989) puis Capitaine Conan (1996), la Guerre d'Algérie dans le documentaire La Guerre sans nom, et l'Occupation dans Laissez passer (2003), qui le voit également s'interroger sur son métier de cinéaste. Dans une veine plus intimiste, il tourne Un dimanche à la campagne, Prix de la mise en scène à Cannes en 1984, et Daddy Nostalgie,  deux films tendres et pudiques sur les rapports filiaux -un thème qui lui est cher depuis son premier opus.


Dans les années 90, Bertrand Tavernier, qui déclara au critique Jean-Luc Douin que "les cinéastes sont des sismographes de leur époque", continue d'ausculter la société : dépeignant avec réalisme le quotidien de la Brigade des stups dans L627 et celui d'un instituteur (Philippe Torreton) dans Ça commence aujourd’hui, il reçoit en 1995 l'Ours d'or à Berlin pour L’Appât, constat alarmant sur la violence d'une jeunesse désorientée. Très au fait des dossiers qui agitent sa profession (défense de l'exception culturelle, combat contre la censure), il s'engage sur bien d'autres fronts, comme vient encore en témoigner le documentaire sur la double peine qu'il signe avec son fils Nils. Avec sa fille Tiffany, il co-écrit Holy Lola (2004), exploration de l'univers de l'adoption au Cambodge, mais aussi -pour la première fois dans son œuvre- portrait sensible d'un couple d'aujourd'hui. C'est dans une Louisiane dévastée par l'ouragan Katrina qu'il part ensuite tourner Dans la brume électrique (2009), adaptation d'un polar de James Lee Burke avec Tommy Lee Jones. De retour de son escale américaine, il présente à la Compétition officielle de Cannes, sa Princesse de Montpensier, une plongée au cœur d'intrigues faites d'amour et de pouvoir dans la France du XVIe siècle, portée entre autres par Mélanie Thierry, Lambert Wilson et Gaspard Ulliel. 

Trois ans plus tard, il adapte une bande-dessinée d’Antonin Baudry et Christophe Blain, Quai d’Orsay, et plonge le spectateur dans les coulisses du pouvoir politique français. En 2017, il consacre une saga documentaire au cinéma français, un récit didactique et pédagogique partant des années 30 jusqu'aux années 60, et ponctué d'anecdotes personnelles. Les deux premiers épisodes sortent en salles et sont acclamés par la critique. Huit autres sont ajoutés pour une version télévisée. AlloCiné.


ALFRED HITCHCOCK  1899 - 1980


Élève du collège de jésuites St. Ignatius à Londres, le jeune Hitchcock débute comme ingénieur à la Compagnie télégraphique Hanley, puis entre à la succursale londonienne de la firme hollywoodienne Famous Players Lasky. Il y dessine des sous-titres pour les films muets (1920-1922). Il s’initie vite à la plupart des professions du cinéma : assistant, producteur, scénariste et même décorateur, dans diverses firmes anglaises. Un bref séjour à la UFA (1925-1926) lui fait découvrir l’œuvre de Paul Leni et de Fritz Lang (dont il niera contre l’évidence qu’elle l’ait influencé). Après un essai infructueux (1922), il signe en 1925 son premier film comme réalisateur. Metteur en scène de produits de routine et d’adaptations littéraires (mélodrames, comédies mondaines ou policières…), il affine son style dès The LOdger (1926) et surtout Blackmail (1929), puis connaît une « récession », avant de participer davantage à l’élaboration de chaque phase de ses films à la fin des années 30. Célèbre à la veille de la guerre, il est invité par Selznick aux USA et s’y fixe (1940). En 1948, il devient son propre producteur. Dans les années 50, il produit, « présente » et anime la série de télévision Alfred Hitchcock présents, dont il dirige personnellement plus de cent « courts sujets » ; son label couvre également un magazine et des jouets. Gagné progressivement par la paralysie, il meurt pendant la préparation d’un ultime film qui devait s’intituler The Short Night. Ayant conservé la nationalité britannique, il venait d’être fait chevalier par la Reine et de recevoir un « Oscar spécial » (le premier de sa carrière).


La trajectoire de Hitchcock est assez simple à dessiner : cinéaste inégal avant 1940, il trouvera sa vraie personnalité créatrice à travers des recherches formelles variées, dont il utilisera ensuite les réussites pour transmettre une véritable Weltanschauung, non par ses thèmes, encore moins par des messages idéologiques, mais par la structure et l’accomplissement même de ses films américains (du moins les meilleurs). Il offre le cas rare d’un cinéaste imposé par la critique (surtout française) alors que ses films se présentent avec ostentation comme de purs divertissements ; puis il se démasque, mais avec prudence, se protégeant par tout un jeu de dénégations qui ravale l’importance de certains films (la Mort aux trousses, par exemple) avant de se « confesser » (à Truffaut, de manière décisive). On s’aperçoit alors que les exégèses les plus délirantes sur son œuvre sont légitimes, dès lors qu’elles traduisent les signes de fables d’une croissante liberté d’allure, où l’intrigue n’est évidemment plus qu’un prétexte. Et pourtant Hitchcock ne triche jamais avec le spectateur : au niveau de l’intrigue, le « maitre du suspense » n’a pas de mots trop durs pour les tenants du film policier traditionnel (le « who did it ? » où il ne s’agit pas platement que de découvrir un coupable arbitraire) et pour les escamotages qui provoquent l’angoisse ou la surprise à peu de frais. La suite de ses meilleurs films (ou des meilleurs morceaux de presque tous ses films après 1943) reconstitue un monde dramatique (« le drame, c’est la vie débarrassée de ses moments ennuyeux ») où le romantisme même disparaît après une dernière flambée (dans Sueurs froides), au profit d’une auto-affirmation du cinéma comme excitateur intellectuel. Par là, le Hitchcock des déclarations à l’emporte-pièce (« Un film n’est pas un tranche de vie, c’est une tranche de gâteau… Je m’intéresse à priori fort peu à l’histoire que je raconte, mais uniquement à la manière de la raconter ») ne fait qu’un avec le Hitchcock qu’on découvre hanté par le problème du Mal et certaines idées abstraites, telle l’aisance perverse avec laquelle on peut renverser les valeurs.


Non que l’individu Hitchcock s’exhibe ou se « défoule » à travers ses films : ce qu’il avoue à cet égard (sa longue immaturité sexuelle) ne se laisse guère plus déceler qu’un complexe d’Œdipe moins liquidé que transposé au fil des années (au prix d’un certain pessimisme) ou que les limites flagrantes de son goût esthétique (marquées, par exemple, par le cauchemar de Sueurs froides, les couleurs du Crime était presque parfait, le recours ça et là à des procédés expressionnistes). il n’est pas le seul homme plein d’humour qui échoue à faire un film entièrement basé sur l’humour (Mais qui a tué Harry ? n’en finit plus) et longtemps, dans sa période britannique, l’humour faisait un mélange mal lié avec les autres ingrédients de son succès (on s’en aperçoit même dans les Trente-Neuf Marches).


Cela dit, reste le Hitchcock toujours à redécouvrir, donc classique (après avoir paru « d’avant-garde » dans les années 50), chez qui la stylistique et la thématique ne font qu’un. Sa pratique du montage (plans souvent très nombreux mais s’additionnant au lieu de se contredire) n’est qu’un des éléments de sa géométrie : moraliste, métaphysicien, et aussi gastronome, ce « commerçant » est un perfectionniste de la consommation visuelle. Il a créé et revendiqué un regard cinématographique spécifique, celui du point de vue, qui n’est ni l’effacement « complet » du cinéaste face à la narration objective (Hawks) ni le recul despotique du démiurge (Lang), mais qui suppose chez le spectateur une adhésion partielle, lucide, à un personnage (au moins le temps d’une séquence). Peintre de notre époque, de ses symboles vulgaires de « réussite sociale » comme de ses obsessions (l’espionnage) jusqu’à la pensée de l’Etau, il était logique qu’il choisisse le « temps libre » (vacances, immobilité forcée de Stewart dans Fenêtre sur cour) et l’espace mal défini des « agents internationaux » pour installer ses machines de précision. Ses héroïnes (déchues ou faussement frigides) relèvent moins du puritanisme que des magazines mélodramatiques « de luxe » : l’un des cinéastes les plus méfiants qui soient à l’égard du fantastique (le film d’épouvante contemporain le parodie en croyant exploiter sans vergogne quelques « trucs » hitchcockiens) rejoint ainsi l’indépendance ambiguë du rêve. Mais au sein de cette indépendance resurgissent bien entendu les matériaux de l’analyse freudienne, pris de plus en plus pour la matière même du film (ouvertement dans la conférence qui termine Psychose ; secrètement dans quantité d’autres films) : le cinéma de Hitchcock, fondé qu’il est sur une vision proche de celle de Kafka autant que de Chesterton, se redouble dans les Enchainés, dans les Amants du Capricorne (scène de la vitre), dans Fenêtre sur cour, dans Sueurs froides, dans Pas de printemps pour Marnie (et même dans les Oiseaux ou Complot de famille) d’un discours sur la mise en scène et la signifiante « transcendante » de celle-ci. Cette transcendance rêvée (surtout) par la peur peut se révéler vide (la Mort aux trousses) : le cinéma demeure. Gérard Legrand, 1995.


ALFRED HITCHCOCK


Alfred Hitchcock est sans aucun doute le cinéaste le plus connu au monde. Et pourtant, rien ne peut affadir le plaisir renouvelé de voir ou revoir ses films, qui continuent d'exhaler un parfum de mystère que le spectateur n'a de cesse d'approfondir. Mais qui était Alfred Hitchcock ? Un cockney de l'East End londonien brimé par son père ? Un «jeune génie» adoubé par la critique britannique dès la fin des années vingt ? L'«oncle Alfred», stéréotype de British dans une Amérique qui l'a baptisé le « Maître du suspense » ? Un cinéaste génial qui a su réinventer Hollywood à l'heure de la télévision et des parcs d'attractions ? Dès ses débuts en Angleterre et dès son premier film, L'Éventreur, en 1926, Hitchcock réalise des films à suspense, reconnaît l'influence de Cecil B. De Mille et admire Fritz Lang. En 1939, il part travailler à Hollywood où il adapte Rebecca de Daphné du Maurier. Il signe ensuite des films antinazis dans une Amérique qui cherche à rester en dehors du conflit qui déchire l'Europe. Puis Hitchcock fait tourner les plus grandes stars, dont les carrières resteront liées aux rôles inoubliables qu'il leur donne : James Stewart dans Sueurs froides, Ingrid Bergman dans Les Enchaînés, Cary Grant dans La Mort aux trousses... Il élabore l'archétype de la femme blonde qui habite désormais sa légende, de Anny Ondra (Chantage) àTippi Hedren (Les Oiseaux), en passant par Grâce Kelly (Fenêtre sur cour) ou Kim Novak (Sueurs froides). Hitchcock a réussi un double pari : être toujours à la pointe des innovations technologiques (Technicolor, Vistavision, 3-D, plans filmés depuis des hélicoptères) qui assurent au cinéma sa dimension spectaculaire et son succès public, et créer dans les années cinquante la première série télévisée à succès : Alfred Hitchcock présente. Bill Krohn, Cahiers du cinéma à Los Angeles, 2008. 

JACQUES TATI  1907 - 1982


Ses ascendances sont plurielles : russes, hollandaises, italiennes, françaises. il prépare l’École des arts et métiers, puis se fait encadreur d’art comme son père. Le sport - rugby, tennis, boxe, équitation - devient son occupation essentielle. En amateur d’abord (1931), en professionnel ensuite (1933), il interprète des numéros comiques de mime. La caserne et le stade lui ont inspiré « quelque chose qui participe de la danse, du sport, de la satire et du tableau vivant » (Colette). Dès 1932, il tente de porter ces numéros au cinéma. Il n’achève pas Oscar, champion de tennis, son premier essai. Pour ses courts métrages suivants, il s’en tiendra aux fonctions de scénariste et de comédien. La guerre passée, Tati retourne au music-hall. Au cinéma, il décroche quelques petits rôles (Sylvie et le fantôme, C. Autant-Lara, 1946 ; le Diable au corps, id., 1947). La même année, il remplace René Clément, malade, et dirige l’École des facteurs, son dernier court métrage. Ce sera le brouillon de Jour de fête (1949). La nouveauté de cette œuvre inquiète les distributeurs qui la refusent. Il faut le succès d’un projection privée dans une salle de Neuilly pour les convaincre. Tati triomphe, comme cinéaste et comme acteur, auprès du public comme de la critique. Jour de fête a été tourné à la fois en noir et blanc et en couleurs, au moyen d’un procédé qui s’est révélé impropre à un tirage de copies d’exploitation. Ce matériel, devenu disponible en 1987, a été traité par François Ede et Sophie Tatischeff - la fille de Jacques Tati -, qui ont ainsi permis la distribution en 1995 d’un Jour de fête en couleurs (qui avait donné lieu à un travail spécifique du cinéaste - à ne pas confondre, donc, avec la version coloriée au pochoir des années 60). Contre le désir des producteurs, il rejette le projet de donner une suite à son film. Il a choisi d’être rigoureux : auteur et « artisan ». Il approfondit sa démarche. Il transpose le singulier réalisme comique de sa chronique villageoise dans une station estivale. Il tourne, dans les conditions précaires qui sont le lot des indépendants, les Vacances de Monsieur Hulot. C’est un nouveau triomphe. Sa carrière désormais semble assurée. Hollywood même lui fait des offres. Dès Mon Oncle (1958), pourtant récompensé par un Oscar, le malentendu s’installe. Il va s’aggraver à mesure que Tati raffinera l’originalité de son art (et, parallèlement, plus ses films coûteront chers moins ils auront de succès). Par quoi se définit cette originalité si périlleuse ? Par une écriture et par une conception très hardies du gag où le le plan d’ensemble est dominant (il unit plusieurs gags simultanés et les relie à l’environnement). Le plan-séquence exalte, dans les gestes, les objets, les instants, le poids de leur durée vivante ; la bande-son retire à la parole sa dimension signifiante, édifie en langage les sons et les bruits, désobéissant le plus souvent aux impératifs du volume et de la distance. Son comique est neuf, ses gags conservent les mécanismes du burlesque, mais ils en rejettent le contenu irrationnel. Ils sont non seulement réalistes, mais concrètement vérifiables : « Je veux que le gag ait le plus possible de vérité. » C’est le monde, la vie, la société qui les proposent à qui sait voir. Chacun peut faire rire à un moment ou à un autre ; c’est affaire de conjonction entre son désordre (ou son ordre) et l’ordre (ou le désordre) du monde. « Le gag qui nous environne » dit Tati. De là le statut d’antihéros burlesque fait à Hulot et le rôle de moins en moins protagoniste que lui réserve son créateur. Les héros burlesques font des excentricités, des prouesses, obligent le milieu soit à les servir soit à les libérer. Hulot laisse le milieu faire des siennes, attend qu’il se dénonce en quelque sorte. Il se borne à l’y aider, au prix s’il le faut d’une petite excentricité personnelle ou d’un classique moment de distraction. Mais le distrait classique, ou burlesque, oublie le monde, se désadapte. Hulot ne l’oublie pas, il le prend au mot, le force à se livrer. Il y a ainsi chez Tati (dans Playtime notamment) des gags qu’on ne remarque pas, qu’on « perd », tant ils sont discrets. (Un chien regarde essuyer une voiture. C’est tout, mais c’est que le chiffon ressemble à une peau de chien.) Comique qu’on n’épuise pas à le dire d’observation puisque ses pièges - comme en laboratoire - sont prémédités. Le cinéma de Hulot n’est surement pas le comique nostalgique, réactionnaire, que d’aucuns ont dit. Tati prend le parti de rire et faire rire du monde tel qu’il est, il en eût fait autant jadis avec le monde tel qu’il était. Mais ce qui, de Jour de fête et des Vacances à Trafic, s’est perdu, c’est incontestablement la poésie, un tranquille bonheur de vivre qui faisait confiance au désir. Barthélémy Amengual, 1995.


LUCIO FULCI  1927 - 1996


Dans la jungle du cinéma populaire italien, une poignée de films parviennent à s’extraire de l’anonymat, parfois grâce à leurs qualités exceptionnelles, souvent grâce à leur singularité au sein d’un système de production très opportuniste. Les films les plus fameux de Lucio Fulci bénéficient de l’aura réservée aux films malsains et vénéneux, et dépassent par leur excès non seulement les frontières du bon goût mais aussi celles des films de genre italiens routiniers.

Si Lucio Fulci tourna beaucoup (quarante ans de production, cinquante-six films pour le cinéma et la télévision), au gré des modes du cinéma populaire italien, élève de Visconti et Antonioni, débutant comme assistant et scénariste de Steno (Stefano Vanzina) pour Un Americano a Roma, travaillant avec Totò, réalisant de nombreuses comédies pour le tandem Franco et Ciccio ou Adriano Celentano, il trouva dans la violence et l’horreur ses marques de cinéaste, au point de développer une approche de plus en plus personnelle du fantastique. Ses caractéristiques sont une atmosphère putride et onirique, des espaces déconnectés, des dimensions parallèles et des récits aléatoires, permettant ainsi le rapprochement vers Poe, Lovecraft mais aussi Artaud. Ses plus belles réussites se situent dans deux genres distincts, appartenant à deux périodes de la filmographie du cinéaste : le thriller morbide et le fantastique gore. Son premier film « cruel » est le western Le Temps du massacre (… Tempo di massacro, 1966) avec Franco Nero, puis Liens d’amour et de sang (Beatrice Cenci, 1971), véritable film maudit. Liens d’amour et de sang est l’adaptation méconnue d’une affaire criminelle du 17ème siècle qui inspira à Stendhal l’une de ses chroniques italiennes et fut déjà portée plusieurs fois à l’écran (notamment par Riccardo Freda). Le film de Fulci, très anachronique, survient en pleine vague du western italien ; il en adopte les tics visuels, alliés à un style expressionniste dégradé. Le cinéaste assouvit ses pulsions sadiques en insistant sur les scènes de torture. Cette histoire cruelle mêlant inceste et parricide offre l’occasion à Fulci, qui deviendra quelques années plus tard le spécialiste du « gore » transalpin, de réaliser peut-être son chef-d’œuvre. Beatrice Cenci connut une distribution française confidentielle, amputé de scènes importantes.

Encadré par deux grands films, La fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava et La sindrome di Stendhal (1996) de Dario Argento, le thriller à l’italienne, autrement dit le « giallo » (en italien jaune, en référence à la couleur des couvertures des romans policiers) a décliné une série de figures immuables, fixées par Bava et Argento, sous les influences croisées de Hitchcock et Lang, l’expressionnisme allemand et le pop art, la modernité antonionnienne et le roman-photo. Il en résulte un curieux dosage de trivialité et de sophistication, où d’alambiquées intrigues criminelles servent de prétexte au défoulement de pulsions érotico sadiques. Après le succès du premier film d’Argento L’Oiseau au plumage de cristal (1969, également premier scénario de Dardano Sacchetti), les cinéastes bis (Duccio Tessari, Aldo Lado, Fernando Di Leo, Massimo Dallamano, Armando Crispino) s’engouffrèrent avec plus ou moins d’opportunisme dans ce nouveau filon très populaire, quoique difficilement exportable en raison d’une cruauté outrancière typiquement latine. C’est le cas de Una lucertola con la pelle di donna (1971, traduction : « un lézard à la peau de femme »), sorti confidentiellement en France sous deux titres alternatifs : Carole et le nettement plus racoleur Les Salopes vont en enfer. Il s’agit sans conteste de l’un des meilleurs films de Fulci, laissant son goût morbide s’épancher (effets spéciaux signés Carlo Rambaldi), en pleine époque psychédélique, dans une atmosphère extrêmement sulfureuse, soutenue par la sublime partition d’écoute distraite d’Ennio Morricone et les non moins troublantes égéries saphiques Florinda Bolkan (actrice brésilienne vue dans Les Damnés de Visconti) et Anita Strinberg.

La Longue Nuit de l’exorcisme (Non si sevizia un paperino, 1972, traduction : « on ne torture pas un petit canard ») est l’un des films les plus accomplis de Fulci. Le film sortit en France, dans l’indifférence générale, sous un titre bidon (il ne comporte aucune scène d’exorcisme, de nuit comme de jour !) Il est en effet question dans le film de l’enquête d’un journaliste dans un petit village du Sud de l’Italie sur une série de meurtres d’enfants. Une sorcière, accusée à tort par les villageois superstitieux, sera impitoyablement lynchée.

La Longue Nuit de l’exorcisme appartient à une tendance faste de sa carrière : le thriller morbide (il avait auparavant signé dans ce registre deux excellents films bis : Perversion Story (Una sull’altra, 1969, remake glauque de Vertigo, et Carole). La Longue Nuit de l’exorcisme bénéficie d’une distribution remarquable (la belle Barbara Bouchet, Tomas Milian, exceptionnellement sobre et moustachu) et un scénario très pervers, qui fustige l’obscurantisme religieux du monde rural, la superstition mais aussi le puritanisme délirant du catholicisme.

Malgré un traitement très « France Soir » du sujet, un film à voir pour comprendre enfin que dans l’Italie des années 70, « film bis » ne rimait pas obligatoirement avec « navet » et « cinéaste populaire » avec « tâcheron ».

4 de l’apocalypse (I quattro dell’apocalisse, 1975) est l’un des derniers westerns italiens importants. Malgré de nombreuses scories, cette ballade sauvage est traversée d’éclairs de sadisme et de souffrance qui portent la marque de Lucio Fulci, artisan du cinéma populaire italien et spécialiste de l’horreur sanglante, cinéaste nihiliste fasciné par la violence et la mort.

L’Emmurée vivante (Sette note in nero, 1977) demeure un des meilleurs films de Lucio Fulci. C’est un thriller paranormal à l’esthétique de roman-photo dans lequel le spécialiste de l’horreur à l’italienne néglige les scènes sanglantes pour construire une intrigue autour des hallucinations d’une jeune femme, témoin involontaire d’un meurtre énigmatique. À la manière de Blow Up d’Antonioni, des « gialli » de Dario Argento ou Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, le film est une enquête policière dans laquelle l’héroïne doit trouver le sens des images mentales terrifiantes qu’elle a aperçues au volant de sa voiture lors de la traversée d’un tunnel de montagne. Le film illustre la thématique fulcienne de la superposition d’univers disjoints, du point de rencontre entre le rêve et la réalité, le passé et le présent, le monde des morts et celui des vivants. Une fois n’est pas coutume, Fulci bénéficie de bons acteurs au générique, Jennifer O’Neill et Gabriele Ferzetti, mais aussi Gianni Garko abonné des westerns italiens parodiques et Marc Porel déjà dans La Longue Nuit de l’exorcisme.

L’Enfer des zombies (Zombi 2, 1979) est la première imitation italienne des films de morts-vivants modernes réalisés par George A. Romero, avec son cortège de scènes de carnage et de cannibalisme. Loin d’être un plagiat servile et sans personnalité, il s’agit au contraire de l’œuvre inaugurale d’un tournant décisif dans la carrière de Fulci, qui se lance dans une série de films construits autour de scènes révulsives et illogiques (Frayeurs, L’Au-delà, La Maison près du cimetière, Le Chat noir).

Cette ode lancinante à la pourriture, qui fut expurgée par la censure française de plusieurs minutes traumatisantes au moment de sa sortie en salles, existe désormais, grâce au DVD et au Blu-ray dans sa sanglante intégralité.

Entre deux films fantastiques, Fulci réalise son unique polar, genre alors très en vogue en Italie. Situé à Naples, La Guerre des gangs (Luca il contrabbandiere, 1979) est le récit de la rivalité féroce qui oppose un trafiquant de cigarettes (Fabio Testi) et un caïd marseillais aux méthodes brutales (Marcel Bozzuffi) bien décidé à étendre son empire sur la ville. Mais la Camorra veille… Fulci injecte à un contenu réaliste des scènes de violence dignes de ses films d’horreur. Les maquillages sanglants et les trucages ordinairement réservés aux zombies et autres monstres se trouvent ici associés à des meurtres par balles ou des séquences de torture. Ce glissement de l’onirisme vers l’hyperréalisme le plus choquant transforme La Guerre des gangs, de simple polar de série, en authentique film malade, extrêmement malsain et à réserver aux plus endurcis des fans de Fulci.

Il faudrait consacrer à L’Au-delà (L’aldilà, 1981), fascinant poème d’horreur, un texte entier. Le chant du cygne de Fulci est L’Eventreur de New York (Lo scartatore di New York, 1982), son film le plus crapoteux. Après sa série de films d’horreur sensationnels commence une longue période de déclin pour Fulci, marquée par des films épouvantables et la maladie. Conquest (1983) ne bénéficie pas d’une réputation très flatteuse. Le film compte parmi les derniers efforts – guère récompensés – de Lucio Fulci pour maintenir en survie le cinéma violent et baroque qui fit sa réputation à l’orée des années 80.

On décèle dans cette histoire de sorcières et de guerriers des réminiscences des obsessions sadiques et malsaines du grand alchimiste de l’horreur transalpine, mais le film entérine la dégradation de la production de genre, victime de producteurs sans scrupule ni imagination, du bâclage et du cynisme généralisés, et du déclin de l’inspiration de Fulci. Très fauchée, cette incursion italo-mexico-espagnole dans les contrées du cinéma barbare est néanmoins célèbre (et appréciée par certains cinéphiles déviants) pour son étrange photographie surexposée et laiteuse qui invite à regarder le film avec des lunettes de soleil, des effets gore, des monstres de carnaval et un homo érotisme de salle de gym qui nous change des Messieurs muscles asexués du Cinecittà des années 60.

Il ne fait aucun doute que 2072, Les Mercenaires du futur (I guerrieri dell’anno 2072, 1984) ne compte pas parmi les plus grandes réussites de Fulci, prisonnier d’un budget étriqué (dur pour un film de science-fiction) et d’un matériau médiocre (un plagiat des succès d’anticipation américain des années 80). Il n’empêche qu’à l’instar de son film d’heroic fantasy Conquest, Fulci parvient à sauver les meubles et à signer une honnête bande d’action qui se distingue par son ambiance visuelle (l’absence de décors est palliée par une lumière blanchâtre surnaturelle) et une violence délirante propre à son auteur. Le film fonctionne aussi comme une satire des médias et de la société de surveillance. Fulci prophétise le retour des jeux du cirque dans une Italie totalitaire, dominée par les écrans de télévision et les divertissements fascistes.

Fulci politique ? Sans doute pas, mais son humour noir et sa cruauté radicale lui avaient permis de railler, avec une lucidité ricanante la mort du cinéma italien de genre, la décadence d’un pays en même temps que son propre déclin professionnel.

LUCIO FULCI, LE POÈTE DU MACABRE par Olivier Père, Arte.


HENRI DECOIN  1896 - 1969


Réalisateur de quelques 45 films, Decoin est souvent présenté comme un metteur en scène « à l’américaine », soucieux de technique et d’efficacité, fasciné au début de sa carrière par la mécanique huilée des studios de Berlin, où il assume la version française de films tournés à la UFA (le Domino vert, notamment, où il dirige pour la première fois Danielle Darrieux en 1935), puis par Hollywood, où il accompagne la même Danielle Darrieux, devenue sa femme, et l’interprète du rôle principal de la Coqueluche de Paris (The Rage of Paris, H. Koster, 1938).


Après quelques années de guerre (dans l’infanterie, puis dans l’aviation, qui inspirera quelques-uns de ses films : les Bleus du ciel en 1933 ; Au grand balcon en 1949), Decoin entame une carrière de journaliste sportif, écrit un roman sur la boxe (15 rounds), une pièce de théâtre, puis des scénarios destinés à Georges Biscot, alors vedette populaire des productions Feuillade (« le Roi de la pédale », Maurice Champreux, 1925 ; « le P’tit Parigot », R. Le Somptier, 1926).


Il devient réalisateur au début des années 30, après s’être formé comme assistant auprès des Italiens Gallone et Camerini. Il connaît alors sa période brillante, celle où il dirige, après Abus de confiance (1937), qui, considéré comme un beau mélodrame, a beaucoup plu, une série de comédies pour Danielle Darrieux. L’écriture en est légère, le ton à peine grave, le rythme soutenu. Danielle Darrieux, alors au sommet de sa popularité, y est parfaite dans des rôles complexes, passant du drame au rêve, de l’orphelinat aux palaces, du frustré village hongrois où son mari est chef de gare aux mirages d’une Budapest idéalisée (dans Retour à l’aube, en 1938). Battement de cœur (1940), dont le scénario est tourné parallèlement en Italie par Camerini sous le titre « Batticuore » avec Assia Noris, et Premier Rendez-vous (1941) sont de la même veine.


Premier Rendez-vous est produit par la Continental, cette entreprise allemande mise en place à Paris par les autorités d’Occupation, et dirigée avec une grande habileté par le Dr Greven. Il a pris Decoin sous contrat ; celui-ci réalise pour la Continental deux autres films en 1941-42, dont les Inconnus dans la maison, sur un scénario de Clouzot, qui reste un des films les plus forts des années noires.


De 1943 (il quitte la Continental et réalise l’Homme de Londres, adaptation sans génie d’un roman de Simenon) à la fin de sa carrière, Decoin tourne beaucoup, aborde tous les genres (y compris la comédie musicale à l’américaine avec Folies-Bergère en 1957) montrant une prédilection parfois heureuse pour le film policier (la Vérité sur Bébé Donge en 1952 avec Danielle Darrieux et Razzia sur la chnouff en 1955, avec Jean Gabin). Il y laisse admirer cette « technique irréprochable » que les critiques soulignent pour l’opposer au caractère impersonnel de la plupart de ses films dont les derniers, il est vrai, abandonnent toute ambition véritable. Jean-Pierre Jeancolas.


TOD BROWNING  1882 - 1962


Le jeune Tod Browning s’enfuit de chez ses parents pour gagner sa vie dans les baraques foraines et les cirques. Acteur de théâtre, puis de cinéma, il devient enfin assistant de D. W. Griffith et aborde le court métrage comme réalisateur. Il passe au long métrage en 1917, en co-réalisant avec Wilfred Lucas Jim Bludso. Dès 1919, dans Fleur sans tache, il rencontre un acteur dont l’univers prolonge et recoupe le sien : Lon Chaney ; ils tourneront dix films ensemble. Les mélodrames qu’il a réalisés jusqu’en 1924, dans l ‘état actuel de nos connaissances, ne semblent être q’un apprentissage, avant que la bizarrerie de son monde ne s’affirme avec éclat dans le Club des Trois (1925). Ce film criminel, qui se déroule dans les milieux, chers à Browning, des baraques foraines, frappe par son étrangeté et par l’extravagance des caractères et des situations. 


Pendant longtemps, on a réduit Browning à la saisissante Monstrueuse Parade (Freaks, 1932), célèbre pour ses démêlées avec la censure des studios. Certes, il y a de quoi être surpris de ce que ce cinéaste, touché par la grâce de l’étrange, nous donne à voir. Mais Freaks n’est peut-être que l’aboutissement d’une œuvre cohérente et parfaitement développée, dont le corpus essentiel est constitué par les dix films interprétés par Lon Chaney. Il n’a cessé d’ironiser sur la relativité de la morale, de la normalité ou du bon sens. Dans cet univers de faux-semblants et de chausse-trappes, même la difformité physique peut n’être qu’une apparence. Dans l’Oiseau noir, le méchant est sain de corps, alors que le gentil est difforme : mais la fin nous révèle qu’ils ne font qu’un, et une balle perdue créera une réelle infirmité là où il n’y avait qu’une supercherie… On retrouve ce chaos moral dans l’Inconnu ou dans la Route de Mandalay. Ce contenu perpétuellement mystificateur, et volontairement mis en abyme, contraste avec une direction discrète et sobre. Ses beautés sont sourdes et mystérieuses, surgissant au détour d’un plan, soit en un contraste fulgurant (le squelette pivotant qui révèle le visage angélique de Mary Nolan, dans le Talion), soit en un détail épinglé avec force (Lon Chaney se trahissant à la fin du Club des Trois), soit encore dans une atmosphère justement cernée (le music-hall de l’Oiseau noir). 


Chez Browning, c’est l ‘économie des moyens face à l’ampleur des résultats obtenus qui intrigue. Quelques trognes en gros plan suffisent à placer l’Oiseau noir sous le signe de Dickens. Une baraque dans une jungle de studio paraît tout à coup moite et irrespirable (À l’Ouest de Zanzibar, Loin vers l’Est). Une perspective factice de toits nocturnes crée tout à coup un décalage poétique inattendu (la Morsure). Quelques murs nus suffisent à prendre un personnage au piège du destin (l’Inconnu). Lon Chaney était pour Browning un instrument de rêve, préservant à la fois le pathétique, la bouffonnerie et le secret de son univers. Même si on ne s’en est pas aperçu immédiatement, à cause du succès du trop sage Dracula (1931), le parlant a sonné le glas de ce cinéaste unique. The Iron Man est un film de boxe assez conventionnel. 


La splendeur de la photo de James Wong Howe pour la Marque du vampire ne peut masquer que le climat des films de Browning est désormais réduit à une pure réthorique. Il lui faudra une distribution assez anonyme mais fantastique pour qu’il retrouve, intact, le dynamisme de son inspiration (Freaks). Reste surtout les Poupées du diable, en 1936, réussite difficile du mélodrame fantastico-féerique, dont on a minimisé l’importance par rapport à Freaks : Browning y affrontait des acteurs à sa (dé)mesure. Lionel Barrymore, presque aussi troublant que Lon Chaney, sous son déguisement de vieille dame meurtrière, et Rafaella Ottiano, étourdissante fée Carabosse, à la chevelure zébrée d’un éclair blanc, y trouvaient le ton exact recherché par Browning. Quant à lui, jouant avec les décors, il avait reconquis un pouvoir d’émerveillement dont le parlant l’avait le plus souvent frustré. Son dernier film, Miracles for Sale, bien que truffé de détails personnels, se trouvera singulièrement privé de cette dimension dépaysante. L’œuvre de Browning reste l’une des plus insolites de l’histoire du cinéma. Christian Viviani.


CLAUDE CHABROL  1930 - 2010


Critique aux Cahiers du cinéma et attaché de presse, il réalise en 1958, avec l’argent d’un héritage, un premier film  dont les circonstances font qu’il devient le manifeste augural de la Nouvelle Vague : le Beau serge. Film maladroit, incertain, mal dégagé d’un moralisme chrétien, mais neuf par son tournage peu couteux, en province (à Sardent, bourg de la Creuse où Chabrol avait vécu une partie de son enfance), et hors des normes (commerciales et syndicales) alors imposées au cinéma français.


Les premiers films de Chabrol (qui écrit fréquemment ses scénarios avec Paul Gégauff, son collaborateur intermittent jusqu’en 1975) trahissent une hésitation, la difficulté à trouver une prise sur le monde, que le cinéaste contourne par la dérision, la méchanceté, la fascination pour la bêtise et la médiocrité bourgeoises (dans À double tour) ou populaires (dans les Bonnes femmes). Après quelques films impersonnels, contemporains du reflux de la Nouvelle Vague, Chabrol trouve sa voie dans une chronique impitoyable de la France prospère des années 70. Entre les Biches (1968) et Nada (1974), il compose une petite Comédie humaine cohérente, sarcastique, brillante. Fondés sur des scénarios dont il est l’auteur ou qu’il tire de romans policiers, appuyés sur des comédiens solides (Stéphane Audran, Jean Yanne, Michel Bouquet), la plupart des films qu’il réalise alors (il tourne vite et donne deux films par an en 1969, 1970 et 1971) sont des réussites : ainsi la Femme infidèle, Juste avant la nuit et le Boucher. Dans ce film, il a suffi à Chabrol d’un simple fait divers (se passant dans un village du Périgord) pour que soit évoquée la mémoire des guerres coloniales qui pèse encore lourd sur la conscience collective française.


Splendeurs et misères de la vie bourgeoise : il gratte le vernis d’urbanité, dérange l’ordonnance d’existences aussi policées que les appartements du XVIe arrondissement où vivent ses personnages, en inoculant dans ces vies la passion - l’instant de désordre, le crime -, bâton dans la fourmilière. Chabrol provoque la rupture, puis, avec une délectation de moraliste puritain, il regarde et prend acte des dégâts. Ses meilleurs films sont de faux films d’action : la structure romanesque y est un trompe-l’oeil, qui masque d’abord leur nature de constat. Mis bout à bout, ils sont le « précis de décomposition » d’une société victime de son opulence autant que de son hypocrisie.


Après 1974, la cohérence de l’œuvre se défait. Les films perdent à la fois le brillant et l’âpreté corrosive qui sont l’apanage du meilleur Chabrol. Il rentre plus ou moins dans le rang du cinéma commerciale français, et aucune de ses œuvres n’est digne des réussites qu’il a signées dix ans plus tôt : ni les Liens du sang (coproduction réalisée au Canada), ni Violette Nozière (un des rares films réalisés au passé par Chabrol, qui se montre plutôt démuni hors de ce contemporain précis qui nourrit son inspiration), ni le Cheval d’orgueil (adaptation malencontreuse et folkloriste du best-seller de Pierre Jakez Hélias). Renouant alors avec un genre dans lequel il excelle, le « polar provincial » corrosif et dévastateur, il trouve en Jean Poiret l’interprète idéal pour son inspecteur maniaque et anarchiste (Poulet au vinaigre et Inspecteur Lavardin). Une affaire de femmes (1988) dénonce, sur fond d’occupation allemande à Paris dans les années 40, l’intolérance masculine vis-à-vis des femmes tandis que Docteur M. (1990) est une version moderne et cynique du Mabuse de Fritz Lang. Après une adaptation de Madame Bovary (1991) et un film de montage sur le gouvernement du maréchal Pétain (l’Œil de Vichy, 1993), il revient à la chronique de mœurs, insistant volontiers sur la dimension psychologique de ses intrigues (Betty, id. ; l’Enfer, 1994). Jean-Pierre Jeancolas.


BIOGRAPHIE

Fils de pharmacien, Claude Chabrol tient un ciné-club dans la Creuse pendant la guerre. De retour à Paris, il suit des études de droit et de lettres, mais fréquente surtout assidument les cinémas de la ville. Il y côtoie de jeunes passionnés avec qui il participe à l'aventure des Cahiers du cinéma de 1952 à 1957, et rencontre romancier Paul Gégauff, dont l'influence le détourne de son éducation bourgeoise. Attaché de presse à la Fox, il profite d'un héritage de son épouse pour produire « Le Coup du berger » (1957) de Rivette et réaliser Le Beau Serge (1958), son premier long métrage. En grande partie autobiographique, ce film-clé de la Nouvelle vague, prix Jean Vigo, est un beau succès public et critique.


Le destin du cinéaste est alors lié à ceux de Gégauff, fidèle coscénariste, et de Stéphane Audran qu'il épouse en secondes noces et dirigera à 23 reprises. Remportant l'Ours d'or à Berlin en 1959 pour son deuxième opus, Les Cousins, il rencontre des succès divers avec ses films suivants : Les Bonnes femmes (1960) et L’Œil du malin déconcertent les spectateurs, plus séduits par Landru (1962) ou le parodique Le Tigre aime la chair fraîche. À la fin de la décennie, sa collaboration avec le producteur André Génovès lui permet de revenir à des œuvres plus personnelles, comme La Femme infidèle, Le Boucher ou Que la bête meure (1969). Le cinéaste y règle ses comptes avec la bourgeoisie de province et ses faux-semblants à travers des récits de crimes et d'adultères. 


Bénéficiant de la présence de Belmondo, le satirique Docteur Popaul est, en 1972, l'un des plus gros succès publics du réalisateur, qui tente à la même époque des incursions dans le thriller politique (Nada) et le fantastique (Alice ou la dernière fugue). Mais Chabrol est plus à son affaire lorsqu'il adapte des romans policiers ou s'inspire de faits divers, comme pour Violette Noziere, qui, en 1978, marque le début d'une fructueuse collaboration avec Isabelle Huppert. Dans les années 80, le réalisateur tourne une série de polars aux allures de jeux de massacre, et signe ainsi, avec le concours de grands comédiens, une savoureuse galerie de portraits : Serrault en assassin méthodique dans Les Fantômes du chapelier, Poiret en inspecteur gourmet dans Poulet au vinaigre, ou encore Noiret en vedette de télé cynique dans  Masques.  


Par la suite, c'est pourtant avec de grands personnages de femmes que le cinéma de Chabrol trouve un nouveau souffle. Si le réalisateur offre à Marie Trintignant son plus beau rôle dans Betty (d'après Simenon, 1992), c'est Isabelle Huppert qui incarne le plus souvent ces héroïnes, tantôt victimes d'une société oppressante (Une affaire de femmes en 1988, Madame Bovary en 1991) tantôt criminelles perverses (Merci pour le chocolat) ou femme à la fois manipulatrice et manipulée (L’Ivresse du pouvoir). En 1995, La Cérémonie, adaptation d'un polar de Ruth Rendell, constitue un sommet de l'art chabrolien, entre peinture sociale et étude de cas clinique. 


Le maître s'intéresse ensuite à la jeunesse, faisant appel à Benoît Magimel pour La Fleur du mal (2003), La Demoiselle d’honneur et La Fille coupée en deux, dans lequel figure aussi Ludivine Sagnier. Ignoré par les Césars mais chéri par la critique, le malicieux Chabrol est devenu au fil des ans un personnage médiatique paradoxal, affichant sur les plateaux de télévision une bonhomie qui n'a d'égale que la noirceur de ses films. En 2008, alors qu'il fête ses 50 ans de carrière, il tourne pour la première fois avec un autre monument du cinéma français, Gérard Depardieu (Bellamy). AlloCiné


SALUER CLAUDE CHABROL 

La disparition de Claude Chabrol le 12 septembre a précipité la réédition de plusieurs ouvrages plus ou moins récents : « Comment faire un film » (écrit avec François Guérif, aux éditions Rivages), « Et pourtant je tourne » (ses mémoires chez Robert Laffont), « Pensées, répliques et anecdotes » (Le Cherche Midi). Après « Un jardin bien à moi » (souvenirs recueillis par François Guérif, il y a une dizaine d’années chez Denoël), Plon a publié mi-novembre des « Mémoires intimes » écrites cette fois-ci en collaboration avec Michel Pascal. Si ces livres fourmillent d’anecdotes et de réflexions chabroliennes, on conseillera surtout de voir et revoir les films du cinéaste, et pas seulement ses plus connus, pour bousculer les nombreuses idées reçues qui entachent encore l’œuvre de Claude Chabrol

Né le 24 juin 1930 à Paris, Claude Chabrol passe son enfance en province, avant de rejoindre la capitale. Cinéphile dès son plus jeune âge, il fait des études de droits puis devient attaché de presse pour la Fox et écrit aux Cahiers du cinéma entre 1952 et 1957. Aux côtés d’Eric Rohmer, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et François Truffaut, sous le parrainage d’André Bazin, il participe à la défense de la politique des auteurs et co-signe avec Rohmer un livre de référence sur Alfred Hitchcock, un de ses cinéastes préférés avec Fritz Lang. Ces jeunes critiques de cinéma deviendront tous des cinéastes importants que l’on regroupera sous l’étiquette de la Nouvelle Vague. Chabrol passe à la mise en scène en 1959 avec Le Beau Serge, Prix Jean-Vigo et Grand Prix du Festival de Locarno. 

« Ça commence psychologique et ça finit métaphysique » écrivait François Truffaut au sujet du premier long métrage de son ami Claude Chabrol, un petit budget tourné à la campagne grâce à un héritage. Chabrol se cherche encore dans cette histoire de rachat aux accents christiques, influencée par Rossellini, mais il a déjà trouvé, ce n’est pas rien, Jean-Claude Brialy, Gérard Blain, Bernadette Lafont. Son cinéma va se préciser dès le film suivant, Les Cousins, dialogué par Paul Gégauff, qui obtiendra un grand succès et consacrera Chabrol cinéaste à la fois moraliste et provocateur. À double tour est un drame bourgeois filmé à Aix-en-Provence, où métaphysique et intrigue policière font bon ménage. C’est aussi le premier film ensoleillé de Chabrol, qui permet à Henri Decae de signer une magnifique photographie en couleur. 

Ce sont les débuts d’une œuvre prolifique, variée (Chabrol a abordé presque tous les genres), parfois déroutante mais qui témoigne d’une ambition et d’une intelligence exceptionnelles. Dès le début des années soixante, à la suite de plusieurs bides, Chabrol accepte des films de commande, travaille au sein du cinéma commercial et refuse la posture du cinéma d’auteur. Chabrol a prétendu un jour qu’il n’avait jamais refusé une commande. On le croit sans peine à la vision de La Ligne de démarcation (réalisé juste après la très commerciale série des Tigre), film sur la Résistance produit par son ami Georges de Beauregard d’après le livre du colonel Rémy, et d’abord proposé à Anthony Mann. Le résultat est honnête, bien que réalisé par-dessus la jambe par un Chabrol guère concerné par son sujet. Détail amusant, Chabrol explique dans son livre de souvenirs que le plan du film dont il est le plus satisfait (l’arrivée d’un convoi allemand dans un village) a été obtenu en raison de son état d’ébriété, qui l’avait poussé à éloigner le plus possible les figurants de la caméra. En effet, il ne se sentait plus en mesure de les diriger ! 

Cette apparente désinvolture et ce goût chabrolien de la blague engendreront quelques malentendus tenaces et la fausse idée selon laquelle le cinéaste aurait vite abandonné ses idéaux de jeunesse au profit de la facilité, alors que Chabrol a toujours placé au-dessus de tout une véritable morale de la mise en scène, que ce soit dans le domaine du cinéma policier ou du drame psychologique. 

Ses choix de films sont parfois hasardeux, mais sa vision du cinéma relève d’une grande fidélité à ses cinéastes de prédilection, Renoir, Hitchcock, Lang, et à une idée de la mise en scène qui privilégie le classicisme et le romanesque, se méfie du lyrisme pour ausculter avec lucidité les actions et les sentiments de personnages souvent dépassés par leur propre folie, et aliénés par un milieu social étouffant. D’une grande culture littéraire et cinématographique, grand amateur de romans policiers, de Georges Simenon qu’il a plusieurs fois adapté, de Balzac et de Flaubert (il signe une Madame Bovary avec Isabelle Huppert en 1991), Chabrol a souvent réalisé des films simples en apparence, mais d’une grande subtilité cinématographique et psychologique. Adepte d’une mise en scène invisible, comme certains réalisateurs hollywoodien, ses plans et ses mouvements de caméra sont toujours d’une implacable rigueur, au diapason des questions morales et philosophiques que soulèvent ses films. La longue carrière de Claude Chabrol pourrait se découper en différentes périodes, plus ou moins riches, mais surtout en différents producteurs ; Georges de Beauregard, le producteur de la Nouvelle Vague et André Génovès, qui produit dans les années 70 une série de chefs- d’œuvre de Chabrol (La Femme infidèle, Que la bête meure, Juste avant la nuit...). De cette époque faste, on a raison de retenir un film qui s’impose comme un des meilleurs de Chabrol : Le Boucher. Hélène (interprétée par Stéphane Audran, égérie et épouse du cinéaste de 64 à 80), l’institutrice d’un petit village, se lie d’amitié avec Popaul le boucher (magistral Jean Yanne.) Elle se rend compte, petit à petit, qu’il est l’auteur de la série de meurtres commis dans la région. Chabrol dresse le fascinant portrait d’un assassin ordinaire traumatisé par le sang versé à la guerre. 

Dans les années 80, Chabrol entamera avec le producteur Marin Karmitz une autre collaboration très féconde (Une affaire de femmes, La Cérémonie, Merci pour le chocolat...). La Cérémonie perpétue la longue série de chroniques criminelles situées dans la tranquille province de France et qui a inspiré à Chabrol, dans les années 70, ses meilleurs films. Une fois de plus, Chabrol épingle l’hypocrisie des grands bourgeois et les limites étroites de leurs principes humanistes. Mais tandis que les chefs-d’œuvre de Chabrol étudiaient la bourgeoisie comme un monde clos dans lequel le moindre dérèglement interne est vite neutralisé, c’est ici l’intrusion d’un élément étranger, c’est-à-dire une illettrée issue d’un milieu défavorisé, qui va déclencher le chaos. Lorsque Chabrol présente dans le dossier de presse La Cérémonie comme « le dernier film marxiste », on a le droit d’y voir une boutade publicitaire destinée aux journalistes friands de raccourci. Il serait d’ailleurs inexact de réduire La Cérémonie à une allégorie de la lutte de classes. Si le film n’est pas exempt de préoccupations politiques, le cinéaste ménage l’opacité psychologique des deux meurtrières, magnifiquement interprétées par Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert

Chabrol fut aussi réputé pour sa fidélité à des acteurs (Michel Bouquet en tête, Jean Yanne, Jean Poiret) et surtout des actrices (Bernadette Lafont, Stéphane Audran, Isabelle Huppert) qu’il dirige avec un talent unique. Difficile de parler de Chabrol sans évoquer son complice et scénariste Paul Gégauff, qui écrivit de nombreux films de Chabrol entre 59 et 76, et qui eut une influence considérable sur le cinéaste, au point que ce dernier lui consacra un film comme acteur (Une partie de plaisir) et que le dernier film de Chabrol, Bellamy, peut se lire comme l’histoire de leur relation. Sur le modèle de son maître Hitchcock, Chabrol avait développé un personnage public jovial et bon vivant, gourmet accompli, et s’amusait à faire l’acteur dans les films des autres et à participer à de nombreuses émissions de radio ou de télévision, où s’exprimaient son sens de l’humour et son goût des anecdotes. Claude Chabrol ne se prenait pas au sérieux, mais ce n’est pas une raison pour ne pas le considérer comme un très grand cinéaste. Sa réputation de peintre satirique de la bourgeoisie de province, à laquelle il a consacré de nombreux films en émule de Simenon et Flaubert est trop limitative, si l’on considère l’étendue de sa palette et de sa curiosité. La filmographie de Chabrol n’est pas avare en entreprises un peu aberrantes, mais non négligeables, comme cette incursion dans le fantastique onirique, Alice ou la dernière fugue, avec Sylvia Kristel dans le rôle-titre (il existe une dimension fantastique secrète, comme chez Lang, dans la plupart des grands films de Chabrol.) 

Nada sur un groupuscule de gauchistes, d’après un roman de Jean-Patrick Manchette, est un film très sous-estimé. De même que la toute dernière partie de sa filmographie n’a pas toujours été évaluée à sa juste valeur (la formidable Fille coupée en deux par exemple.) Les classiques et des grands succès populaires de Claude Chabrol sont nombreux, des Cousins à Violette Nozière en passant par Les Fantômes du chapelier ou Le Boucher, comme sont nombreux les titres mineurs qui recèlent pourtant bien des trésors de mise en scène (Les Biches, Le Scandale, La Rupture, Les Noces rouges ou Les Innocents aux mains sales.) Chabrol est aussi l’auteur d’un film génial mais maudit (le flaubertien Les Bonnes Femmes), de quelques nanars tellement énormes qu’ils en deviennent fascinants (Folies bourgeoises, Les Magiciens) et d’échecs souvent passionnants (Ophélia, L’œil du malin.) L’œuvre de Claude Chabrol restera comme une des plus importantes du cinéma français moderne, avec celle de son ami Eric Rohmer disparu la même année que lui. C’est surtout une filmographie à parcourir et à redécouvrir sans cesse, pour apprécier le style d’un grand auteur mais aussi mieux comprendre la société française et la psychologie humaine, au même titre que « La Comédie humaine » de Balzac ou les œuvres complètes de Georges Simenon. Olivier Père, 2010.

RENÉ CLÉMENT  1913 - 1996


Le plus insaisissable et le plus controversé des metteurs en scène français de l’après-guerre : technicien froid et sans conscience pour certains critiques, le plus grand cinéaste français pour d’autres. L’œuvre de René Clément est un défi à toute tentative de classification hâtive, sa cohérence n’existant que dans la rigueur de l’écriture.


René Clément commence des études d’architecture qu’il doit abandonner. Il pratique le cinéma d’abord en amateur - encore étudiant, il aurait réalisé un dessin animé intitulé César chez les Gaulois, dont la copie est perdue -, puis il réalise une série de courts métrages avant et pendant la guerre. Ce sont, entre autres, des reportages sur l’Arabie, qu’il parcourt en 1938 avec l’ethnologue Jules Barthou, et un burlesque conçu et interprété par Jacques Tati, Soigne ton gauche (1937).


En 1944-45, à l’initiative du chef opérateur Henri Alekan, il est chargé par la Coopérative générale du film français, et diverses associations de Résistance, de diriger la Bataille du rail, long métrage qui mélange habilement documentaire et fiction, comédiens et non-professionnels, à la gloire des cheminots qui s’étaient dressés contre l’Occupant. Le succès du film - qui aurait pu inaugurer un néoréalisme à la française, mais eut peu de descendants, hors quelques œuvres de Daquin et de Pagliero - est tel que Clément est engagé par Jean Cocteau comme conseiller technique sur le tournage de la Belle et la bête (1946), et qu’il dirige pour Noël-Noël le Père tranquille (id.), un autre chronique de résistance.


On cherche vainement une unité dans les films qui suivent et qui, presque tous, sont des productions ambitieuses, bien accueillies à la fois par les professionnels, la critique et le public, récompensées dans les festivals français et étrangers. René Clément, un des premiers parmi les cinéastes français, s’installe dans le système des coproductions mis en place par divers accords commerciaux européens, tourne en Italie et en Grande-Bretagne, emploie avec une grande intelligence des acteurs étrangers et donne à ses films ce caractère cosmopolite qui marque son œuvre. Il dirige à Gênes Au-delà des grilles, dont le scénario est écrit par Cesare Zavattini et Suso Cecchi d’Amico, avec Isa Miranda aux côtés de Jean Gabin, et y tente, sans y réussir vraiment, le mariage du réalisme français d’avant-guerre avec le néoréalisme italien de tradition zavattinienne. Puis il réalise à Londres Monsieur Ripois (sujet proposé par Raymond Queneau, qui en écrit les dialogues français, d’après un roman de Louis Hémon) avec Gérard Philipe et des comédiennes britanniques.


Jeux interdits (primé à Cannes et à Venise en 1952, Oscar à Hollywood en 1953) est son film le plus populaire. La guerre vue par le regard, inconscient peut-être, mais pas innocent de deux enfants, fait jauger sans tendresse une France rurale délibérément noircie. Ce film séduit autant par la finesse psychologique que par l’interprétation de Brigitte Fossey et de Georges Poujouly, ou la musique jouée par son auteur (alors anonyme), Narciso Yepes. Gervaise en 1956, Barrage contre le Pacifique en 1958 (le premier d’après l’Assommoir de Zola, le second d’après le roman homonyme de Marguerite Duras) sont deux films à la fois parfaits et froids. Le premier cherche dans le temps, dans la reconstitution soignée d’une fin de siècle misérabiliste, le second dans l’exotisme (le tournage en extérieurs en Thaïlande avec une distribution italienne et américaine), une matière romanesque que le cinéaste ordonne avec une maitrise incontestable. C’est pourtant à leur propos qu’on commence à se demander qui est René Clément. L’homme Clément, à l différence de Clouzot et de Becker qui sont ses contemporains, se dérobe de film en film. Il n’a pas de regard qui lui soit propre, pas d’attitude de moraliste ou de mémorialiste qui conférerait à son œuvre une unité de ton ou de thème. Chaque film, au moins dans la première partie de son œuvre, fonctionne comme une entité isolée, souvent admirable, mais déracinée.


Après Plein Soleil (adaptation rigoureuse d’un roman de Patricia Highsmith, avec Alain Delon, réalisée avec brio à contre-courant au moment où la Nouvelle Vague préconisait l’écriture relâchée et le dédain du scénario serré), René Clément tourne encore une série de films mineurs, nostalgiques, où il fait une part de plus en plus belle aux comédiens américains (Stuart Whitman dans le Jour et l’heure, Jane Fonda et Lola Albright dans les Félins, Charles Bronson dans le Passager de la pluie, Faye Dunaway dans la Maison sous les arbres, Robert Ryan dans la Course du lièvre à travers les champs), comme pour signifier sa rupture avec un cinéma français à la fois provincialisé et investi par une nouvelle génération qu’il comprend mal.


Paris brûle-t-il ?, enfin, qu’il dirige en 1966 avec d’énormes moyens mis à sa disposition par l’armée, est une tentative malheureuse pour créer en France un cinéma d’inspiration officielle et commémorative. La pléthore de comédiens français et étrangers qui y endossent les rôles des héros de la libération de Paris fait du film (dont le scénario est de Gore Vidal et Francis Ford Coppola) une revue et un dîner de têtes autant qu’un monument de propagande raté. Jean-Pierre Jeancolas.


BIOGRAPHIE

Le goût de l’image, René Clément le cultive dès sa plus tendre enfance. Nourri d’illustrations projetées à l’âge de 4 ans, il "travaille" la pellicule à 9 et hante le cinéma de la Huchette à 15. C’est dans le sillage de son père, le décorateur Maurice Clément, que le jeune garçon entreprend des études d’architecture et réalise son premier film, un dessin animé dynamique intitulé César chez les Gaulois (1931). Après la mort de ce dernier, René Clément abandonne ses études et se retrouve affecté au Service Cinématographique de l’armée. S’il tente une première incursion dans le burlesque aux côtés de son ami Jacques Tati (Soigne ton gauche en 1936), c’est par le biais du documentaire qu’il s’affirme dans le milieu du cinéma : séduit par son brillant court métrage Ceux du rail, le Comité de Libération du Cinéma lui confie en 1942 la réalisation de sa version longue. Film néoréaliste, reflet de l’état d’esprit qui domine l’après-guerre, La Bataille du rail met finement en scène la résistance des cheminots pendant l’Occupation allemande, valant à son auteur le prix du jury au Festival de Cannes de 1946. La même année sont présentés sur la Croisette « La Belle et la bête » de Jean Cocteau, dont il est le conseiller technique, et Le Père tranquille, une autre chronique de résistance qu’il réalise à la demande de Noël-Noël. Ralliant à la fois le public et la profession, René Clément est sur tous les fronts. 


Aussi à l’aise dans le choix des décors que dans l’exécution du montage, il s’impose comme modèle de minutie et de perfection formelle. De nouveau primé à Cannes pour Au-delà des grilles (1948), ce "Rossellini français" adoré de la critique italienne, conquiert également l’Outre-Atlantique, qui le récompense de l’Oscar du meilleur film étranger. Dans les années 50, il sera l’un des premiers Français à s’essayer aux coproductions européennes, soucieux de restituer avec précision l’ambiance des pays dans lesquels il tourne : ainsi, sur des dialogues de Raymond Queneau, Monsieur Ripois (1953) mettra en scène Gérard Philipe dans les rues d’un Londres pris sur le vif.


Son sens du réalisme, René Clément le mettra surtout au service de l’adaptation littéraire dans des films tantôt traditionnels, tantôt novateurs, transposés avec plus ou moins de fidélité : en 1955 Gervaise, adapté de « L’Assommoir » d'Emile Zola, épouse parfaitement les visées naturalistes de son auteur tandis que Barrage contre le Pacifique l’année d’après, prend davantage de liberté avec l’univers complexe de Marguerite Duras, au grand regret de cette dernière. Mêlant poésie et réalisme, Jeux interdits est l’œuvre la plus populaire de René Clément mais aussi la plus dérangeante, qui peint avec ambiguïté le monde de l’enfance plongé dans la noire réalité de la guerre. Soutenu par le thème inoubliable de Narciso Yepes à la guitare, le film (primé à Cannes et à Venise en 52, à Hollywood en 53) se distingue entre autres grâce à l’interprétation admirable de Brigitte Fossey et de Georges Poujouly enfants, révélant par la même occasion la maîtrise de la direction d’acteurs de Clément.


Sous son œil avisé, ils sont plusieurs à s’être révélés. Parmi eux Alain Delon, qui connaît un tournant dans sa carrière grâce à son personnage de séducteur troublant dans Plein Soleil (1960), attirant notamment le Visconti de « Rocco et ses frères ». Succès international vu comme le chef-d’oeuvre de son réalisateur, cet incontournable du film policier propose la meilleure adaptation d’un de ses romans selon Patricia Highsmith elle-même, qui le préfèrera à « L’Inconnu du Nord-Express » d’Alfred Hitchcock. C’est aux côtés d’Alain Delon, avec qui l’osmose est parfaite, que René Clément vivra en outre ses plus belles heures : que ce soit pour Quelle joie de vivre, pétillante comédie sur la naissance du fascisme dans l’Italie des années 20, pour Les Félins (1964), drame psychologique à la fois ludique et cynique mettant également en scène la belle Jane Fonda, ou encore pour Paris brûle-t-il ?, ambitieuse reconstitution de la Seconde Guerre Mondiale. Alors que le premier demeure l’une de ses œuvres les plus méconnues, les deux derniers confirment la réputation dont jouit le cinéaste à travers le monde et notamment aux Etats-Unis où il se plaît de plus en plus à trouver ses têtes d’affiches (Charles Bronson pour Le Passager de la pluie (1969) ou Faye Dunaway pour La Maison sous les arbres (1971)).


Éclectique, René Clément alterne sans complexe les superproductions et les films plus intimistes, les œuvres magistrales et les réalisations plus mineures. Héritier d’Eisenstein autant que de Cocteau (à qui il a rendu hommage dans Le Château de verre), il s’essaie à tous les genres. Cette variation de style lui sera reprochée par les auteurs de la Nouvelle Vague déplorant à la fois le manque d’unité, de personnalité et le perfectionnisme d’une œuvre dite "sans âme et sans mystère". L’échec de ses derniers films (La Maison sous les arbres, La Course du lièvre à travers les champs et La Baby-Sitter) ne rendra en outre pas justice au travail de ce digne représentant de la "qualité française", virtuose technique en marge des aspirations révolutionnaires de son époque.


"Chacun de mes films est la somme de tout ce que j'ai appris auparavant dans tous les domaines", déclarait René Clément. Membre fondateur de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC), ce touche-à-tout sera élu à l’Académie des Beaux-Arts en 1986. Il mourra dix ans plus tard, à Monaco, la veille de son 83ème anniversaire.


AlloCiné : Laetitia Ratane


FEDERICO FELLINI  1920 - 1993


D’abord attiré par le journalisme - il rêve de devenir grand reporter -, Fellini, après une enfance et une adolescence passées dans un milieu familial petit-bourgeois, quitte sa Rimini natale pour Florence en 1938. Après quelques mois passés dans la cité toscane (il travaille chez l’éditeur Nerbini et collabore au périodique satirique 420), il arrive à Rome au printemps de 1939 et réussit à se faire engager dans un hebdomadaire humoristique de grand tirage, le Marc’Aurelio. À partir de juin 1939, il collabore régulièrement à ce journal, écrivant de nombreux articles jusqu’en 1942 et dessinant de nombreuses vignettes. Ce talent de caricaturiste est demeuré vivace et il n’est pas rare que les personnages des films trouvent leur première forme sous le crayon de l’ancien dessinateur. C’est dans le milieu journalistique que Fellini rencontre le cinéma : il participe avec toute la rédaction du Marc’Aurelio à l’invention de gags pour les premiers films de Macario. Dans cette période, l’amitié avec Aldo Fabrizi est décisive : le populaire acteur romain fait participer Fellini aux scénario d’Avanti c’é posto (1942) et Campo de’fiori (1943), de Mario Bonnard, et du Diamant mystérieux de Mario Mattoli. À cette même époque, Fellini fait la connaissance de Rossellini à l’ACI, une société de production qui a engagé le futur cinéaste au bureau des sujets. Fellini écrit également des textes pour des émissions radiophoniques : une des interprètes des sketches est Giulietta Masina (Fellini l’épouse à la fin de 1943). En juin 1944, Rome est libérée par les Américains. Fellini ouvre une boutique de caricaturistes pour les soldats de l’US Army ; c’est là que Rossellini vient le chercher pour collaborer à un projet de court métrage. En quelques semaines, le projet se transforme : Rossellini, Fellini et Amidei écrivent le scénario de Rome ville ouverte (1945). La collaboration avec Rossellini va durer pendant plusieurs années (Paisà, 1946 ; le Miracle, 1948 ; Onze Fioretti de François d’Assise, 1950 ; Europe 51, 1952). Elle est fondamentale, dans la mesure où elle fait prendre conscience à Fellini que le cinéma peut parvenir à la même personnalisation de l’expression que l’écriture ou le dessin. Fellini a trouvé sa voie : le cinéma comme moyen d’exprimer un univers personnel remplace toute autre forme de création. 


Fellini collabore aussi avec Germi, mais c’est à partir des scénarios écrits pour Lattuada que va venir la première mise en scène. Après le Crime de Giovanni Episcopo (1947) et Sans pitié (id.), Lattuada et Fellini réalisent ensemble les Feux du music-hall (1950). Dès ce premier film, dont il est l’auteur du sujet, Fellini porte sur l’écran un monde de réminiscences autobiographiques vécues ou rêvées, qui constituera un des filons les plus riches de toute l’œuvre à venir. Après Courrier du cœur (1952), digression attendrie sur le milieu des confectionneurs de romans-photos et sur la fascination qu’exerce un histrion sur une jeune mariée écervelée, les Vitelloni (1953) impose définitivement l’univers fellinien. Bâti sur les souvenirs d’une adolescence provinciale, le film jette un regard nostalgique et glacial sur un groupe de jeunes gens englués dans leur médiocrité. Les films suivants confirment sa puissance créatrice. Après sa collaboration au film à sketches imaginé par Zavattini, l’Amour à la ville (1953), Fellini tourne successivement La Strada (1954), Il bidone (1955), les Nuits de Cabiria (1957). De la pauvre fille ballotée sur les routes par un saltimbanque irresponsable à la prostituée candide honteusement trompée par un homme qui n’en avait qu’à son argent, non à son amour, en passant par l’escroc vieillissant qui meurt abandonné par ses complices alors qu’il tentait de retrouver le respect de soi-même, se définit un univers de la détresse humaine, un détresse sans issue sinon une espérance chrétienne fréquemment présente sous les traits de la grâce qui, à l’improviste, frappe les cœurs les plus endurcis. Dans ces années, Fellini écrit ses scénarios avec Tullio Pinelli et Ennio Flaiano : sans rien retrancher au génie de l’auteur de La Strada, l’apport de ces deux hommes et surtout de Flaiano est essentiel. On peut d’ailleurs distinguer, dans la filmographie de Fellini, une période Flaiano, qui va jusqu’à Juliette des esprits, et une période Bernardino Zapponi - le nouveau scénariste -, qui commence avec le sketch d’Histoires extraordinaires (1968) et qui dure jusqu’à nos jours, collaboration interrompue seulement pour Amarcord (scénario écrit avec Tonino Guerra). À y regarder de près, la période Fellini-Flaiano présente des différences sensibles avec la période Fellini-Zapponi


En 1959, la réputation de Fellini devient encore plus grande avec l’énorme succès de la Dolce Vita (Palme d’or au festival de Cannes en 1960). À travers un personnage (interprété par Marcello Mastroianni), clairement donné comme le double du cinéaste, Fellini se livre à une sorte de radiographie de la société romaine mise en scène dans ses turpitudes. L’amertume du propos n’est ici tempéré que par le visage angélique de Valeria Ciangottini. Le film est par ailleurs un spectacle de près de trois heures, qui suscite lors de son exploitation commerciale des accusations de scandale et de blasphème. Après l’intermède de Boccace 70 (1962), qui permet à Fellini de régler ses comptes avec le moralisme des bien-pensants, Huit et demi (1963) développe de nouvelles variations sur le double fellinien (toujours interprété par Mastroianni) : l’auteur livre avec impudeur ses angoisses et ses incertitudes de créateur, ses fantasmes œdipiens, sa solitude et ses frustrations sexuelles (le rapport qu’il entretient avec les femmes est à la fois boulimique et empreint de culpabilité). Comme dans les films antérieurs, la pureté est inaccessible et prend les traits évanescents de Claudia Cardinale toute de blanc vêtue. Après les grandes réussites que constituent la Dolce vita et Huit et demi, Fellini traverse une période stylistiquement et thématiquement incertaine. Juliette des esprits (1965) est un inventaire un peu superficiel  des rêves, des espérances, des cauchemars d’un personnage féminin en qui se retrouvent une fois de plus les obsessions de l’auteur. Le sketch Toby Dammit de Histoires extraordinaires (1968) ne s’élève guère au-dessus d’un exercice brillant inspiré d’un conte de Poe. Bloc-Notes d’un cinéaste (1968), tourné pour la télévision, évoque un film resté à l’état de projet et introduit les préparatifs du film à venir, le Satyricon


Redevenant pleinement maître de ses moyens, Fellini oriente alors son travail vers un sujet moins directement personnel ; il met en scène, avec le Satyricon (1969), une Antiquité décadente vue comme le reflet exacerbé de notre propre décadence. Dans un film qui foisonne en images baroques ou fantastiques, le cinéaste parcourt un champ de l’imaginaire qu’il défrichera également dans les films suivants : de plus en plus s’imbriquent notations réalistes, images mentales, projections dans le passé, visions futuristes (Roma, 1972 ; Casanova, 1976 ; Répétition d’orchestre, 1978). C’est toutefois dans une veine plus nostalgique (les Clowns, 1970 ; certains moments de Roma, 1972 ; Amarcord, 1973) qu’il retrouve son inspiration la plus authentique, celle liée à des souvenirs d’enfance qui, dans leur singularité, n’en atteignent pas moins à l’universel. Dans une humanité caricaturale parmi laquelle se range le cinéaste lui-même, l’angoisse du temps qui passe masque son agression sous les déguisements du ridicule ou du grotesque. À nouveau secondé par son acteur fétiche Mastroianni, son double vieillissant, Fellini aborde, avec la Cité des femmes (1980), aux rives d’un continent de plus en plus indéchiffrable. Échappant au harem, accédant à une autonomie qui ne relève plus de la virginité, de la maternité ou de la prostitution, la femme renvoie le cinéaste à ses angoisses et à sa solitude. Et vogue le navire reprend d’une certaine manière les thèmes du Satyricon et de Casanova. En mettant en scène une étrange cérémonie funéraire, Fellini évoque la fin d’un monde qui se dissout dans des visions fulgurantes. Grand homme de spectacle, inventeur de formes luxuriantes, visionnaire sachant saisir la dimension onirique des êtres et des choses, Fellini, sous ses oripeaux de magicien de l’écran, contemple le crépuscule de notre univers. Chez lui, face à l’angoisse du présent, le retour aux rives apaisantes du souvenir et de l’enfance est une tentative désespérée pour échapper à la vieillesse et à la mort. Car, à y bien regarder, il plane une atmosphère mortuaire sur tous les films de Fellini. Jean-A Gili.


« Federico Fellini » 

Le nom de Federico Fellini, le réalisateur aux quatre Oscars, est associé à l'âge d'or du cinéma italien, voire du cinéma tout court. Cinéaste démiurge, son univers, entre réalité et fiction, est intimement lié à la culture, voire à l'inconscient collectif de la société italienne. Débutant dans les années quarante aux côtés de Rossellini dans la mouvance du néoréalisme, il connaît son premier grand succès avec La Strada en 1954, où son actrice fétiche et épouse dans la vie, Giulietta Masina, campe l'inoubliable personnage de clown triste Gelsomina. Les années soixante et soixante-dix voient s'enchaîner les plus grands succès populaires et critiques. Avec La Dolce Vita, Fellini entre de plain-pied dans la modernité. La scène où Marcello Mastroianni et Anita Ekberg s'étreignent dans les eaux de la fontaine de Trevi est devenue synonyme de séduction dans le monde entier. L'influence de la psychanalyse est manifeste dans Huit et demi, où le personnage du cinéaste incarné par Mastroianni fonctionne comme un double fantasmatique de Fellini lui- même. Suivent Fellini-Roma et Amarcord, films oniriques, entre mythe et caricature, sur fond de nostalgie et de crise de civilisation. Enfin, dans les années quatre-vingt, Et vogue le navire, Ginger et Fred et Intervista évoquent avec mélancolie la mort du cinéma. Créateur d'univers baroques exubérants, amoureux des femmes voluptueuses, ce visionnaire touche à l'universel tant il parvient à travers ses propres désirs et obsessions à donner corps à l'homme moderne dans toutes ses contradictions. Angel Quintana, 2007.


JOHN CARPENTER  1948


Avec Brian De Palma mais sans l’exubérance baroque de ce dernier, John Carpenter est le cinéaste américain qui, depuis le milieu des années 70, a le mieux illustré les genres cinématographiques de l’horreur et du fantastique. Si De Palma s’inspire ouvertement de Hitchcock, Carpenter se tourne plus volontiers vers Hawks, dont il transpose Rio Bravo dans l’univers policier de Assaut (1976), avant de tourner une nouvelle version de The Thing (1982) produit par Hawks au début des années 50. La fluidité de Carpenter, son sens de l’atmosphère, sa maîtrise des mouvements d’appareil font merveille dans la Nuit des masques (Halloween, 1978). Le Roman d’Elvis (Elvis, the movie, 1978), Fog (1980) déçoivent. Mais New York 1997 (Escape from New York, 1981) suggère une ville fantasmatique au bord de l’écroulement tandis que Christine (1983) fait d’une voiture l’héroïne meurtrière. Variation sur des thèmes connus, l’œuvre de Carpenter est celle d’un petit maître non dénué de charme ni d’éclat. Michel Ciment.


BIOGRAPHIE

En 1974, John Carpenter étudie le cinéma à l'Université de Californie du Sud où il réalise Dark Star, un film de science-fiction. Alors, Carpenter peut s'attaquer à de plus gros projets avec Assaut (1976), un remake moderne de Rio Bravo


En 1978, il connaît son premier succès avec Halloween, la Nuit des masques en créant par la même occasion un nouveau genre horrifique. Il réalise ensuite deux téléfilms dont Le roman d'Elvis (1979) où il rencontre Kurt Russell, qui sera tête d'affiche de son New York 1997 (1981).


En 1982, il réalise The Thing puis Christine (1983) d'après le roman de  Stephen King et Starman (1984). En 1986, les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin est un échec qui lui coûte sa crédibilité au sein des studios américains. 


Il se tourne vers de plus petits budgets comme Prince des ténèbres (1987), Invasion Los Angeles (1988) et de plus conséquents avec les Aventures de l’homme invisible (1992) et le Village des damnés (1995).


L’Antre de la folie (1995) lui permet d'obtenir à nouveau les faveurs des studios et réalise pour un budget colossal, Los Angeles 2013 (1996). En 1998, il réalise un western moderne, Vampires avec James Woods. En 2001, il se plonge à nouveau dans un univers futuriste, cette fois peuplé de spectres, dans Ghosts of Mars. AlloCiné


PAUL CARPITA  1922 - 2009


Fils d’un docker, instituteur, il créé à la Libération une petite société de production et réalise avec des camarades, communistes comme lui, des actualités de « contre-information ». En 1953, il entreprend, sur le thème de la prise de conscience prolétarienne, un long métrage militant, le Rendez-vous des quais, évocation des manifestations et des grèves de 1950 contre la guerre d’Indochine qui se déroulent dans le port de Marseille ; le film est interdit en tant que « menace pour l’ordre public » et la copie, saisie et séquestrée, ne sera retrouvée qu’en 1988 et distribuée en 1990, tardive mais marquante révélation de ce chaleureux témoignage social et politique traité dans un style néoréaliste. Dans la même veine d’inspiration populaire, Carpita a également réalisé deux autres longs métrages, qu’il considère comme perdus (Je suis née à Berlin, 1951, et Rencontre à Varsovie, 1955), puis de nombreux courts sujets de commande ou de fiction (la Récréation, 1959 ; Marseille sans soleil, 1960 ; Des lapins dans la tête, 1964). En 1995, il a enfin pu réaliser un projet muri de longue date, Sables mouvants, sur un conflit social en Camargue dans les années 50. Marcel Martin.


BIOGRAPHIE

D'une mère poissonnière et d'un père docker, Paul Carpita, marseillais pure souche, est très vite passionné par le septième art. Egalement très impliqué dans la vie politique et sociale, il adhère au Parti Communiste et rejoint, sous l'Occupation, les FTP (Francs Tireurs Partisans).


En compagnie de camarades de la Résistance, Paul Carpita crée en 1945 le groupe militant Cinepax, totalement autonome, dont l'objectif est la réalisation et la diffusion de documentaires politiques et sociaux. Devant l'enthousiasme populaire de l'opération (les programmes sont diffusés clandestinement), Paul Carpita et ses amis décident de réaliser un long métrage, le Rendez-vous des quais, qui dépeint le violent mouvement de grève des dockers marseillais à l'arrivée des dépouilles et soldats blessés d'Indochine sur le Vieux Port.


Le long métrage doit sortir en 1955 mais subit la foudre de la censure. Très peu soutenu par les milieux artistiques et politiques, Paul Carpita voit son film étouffé durant trente ans. Il ne sort finalement en salles qu'en 1991. Entre-temps, le cinéaste marseillais, qui officie en tant qu'instituteur, tourne de nombreux courts métrages de fiction dont Graines au vent, la Récréation et Demain l’amour


En 1995, au sortir d'une très longue parenthèse, Paul Carpita signe son second long métrage, les Sables mouvants, qui retrace le destin de travailleurs clandestins exploités dans les rizières de Camargue. En 2002, il met en scène Marche et rêve ! (les homards de l’utopie), sa première comédie. AlloCiné


ROBERTO ROSSELLINI  1906 - 1977


Il s’est tenu à la charnière de la fiction réaliste et du film d’enseignement, deux formes d’expression apparemment antithétiques et qu’il maîtrisa d’un même élan. Qu’il s’agisse en effet  de « cinéma spectacle » ou de télévision, de narration documentée ou de reportage vécu, la préoccupation de Rossellini fut toujours la même : refuser la virtuosité, les rebondissements factices et le raffinement de la forme, au profit de ce qu’il appelait « l’innocence et l’intelligence du regard ». Aux séductions de la culture ornementale, opposer les données arides mais durables de la connaissance véritable. Vocation de philosophe, voire de missionnaire, plus encore que de cinéaste.


Ni les documentaires qu’il tourne à ses débuts (Fantaisie sous-marine ou Prélude à l’après-midi d’un faune), ni sa collaboration à un film de guerre supervisé par le propre fils de Mussolini (Luciano Serra, pilota), ni même ses premiers longs métrages (La nave bianca, Un pilota ritorna, L’uomo dalla croce), ouvrages de commande où la propagande fasciste est enrobée de pacifisme ambigu, ne laissaient prévoir l’explosion de Rome ville ouverte (1945) et de Paisà (1946), films phares du néoréalisme, déchirants témoignages sur la souffrance , la mort et la survie d’un peuple humilié, messages d’espoir et de fraternité exprimés en une forme étonnamment pure, aussi éloignée du calligraphique que de l’emphase mélodramatique, deux tentations du cinéma italien qu’il repoussera toujours. Alors que Visconti se laisse déjà aller à des fioritures d’esthète, et De Sica au misérabilisme, Rossellini s’en tient ici à la sécheresse du constat, à une vision à la fois ponctuelle et unanimiste, qui frappe d’autant plus fort. Avec des moyens de fortune, des interprètes non-professionnels mêlés à des acteurs chevronnés (Aldo Fabrizi, Anna Magnani, Maria Michi), réduits eux-mêmes à un quasi-anonymat, et surtout grâce à un immense amour de la terre italienne, terre de douleur, mais aussi terre de miracles, il se hausse d’un coup au premier rang des cinéastes de sa génération. À partir de là, pourtant, l’équivoque s’installe. On veut l’enfermer dans le ghetto du néoréalisme, où il n’est entré, en somme, que par hasard, sans nul souci de poser au chef d’école.


Après un détour par l’Allemagne, autre pays déchiré et exsangue, qui lui inspire un poignant lamento sur le suicide d’un enfant (Allemagne, année zéro), il va puiser son inspiration dans le spiritualisme chrétien (le Miracle, Onze Fioretti de François d’Assise), la commedia dell’arte (La machina ammazzacattivi), la fable satirique (Où est la liberté ?, avec Toto). La rencontre avec Ingrid Bergman aggrave le m’entendu : les films qu’il entreprend à ce moment-là sont des radiographies d’un couple moderne, des pages de journal intime, où l’anecdote est réduite à sa plus simple et plus exigeante expression. De Stromboli (qui coïncide avec la grossesse de sa compagne) à la Peur (prélude à leur séparation), en passant par Voyage en Italie (compte rendu minutieux de leur vie commune), c’est presque à une autobiographie qu’il nous convie, en y maintenant son quotient paradoxal d’universalité (Europe 51). Sur ce chemin-là, il ne sera suivi que par une poignée de fidèles, appartenant à la jeune critique française (Rivette, Rohmer, Truffaut). Puis c’est une nouvelle période de tâtonnements, marquée par un voyage en Inde (India, 1959), un retour éphémère aux schémas du néoréalisme (le Général Della Rovere, Viva l’Italia) et une incursion inattendue et superbe, dans la chronique historique (Vanina Vanini, d’après Stendhal).


L’échec total de Anima nera, un film qui annonce pourtant un renouveau de la comédie italienne, l’incite à abandonner complètement le cinéma (devenu, dit-il, « un ballet de spectres ») et à choisir un nouveau mode d’expression : la télévision. Dès lors, il va se faire l’humble rapporteur des faits et gestes du passé, des grands événements et des grandes figures qui ont changé le cours de l’histoire, de l’homme appréhendé non plus dans on particularisme et ses inclinations provisoires, mais dans sa continuité séculaire. Les grandes étapes de ce vaste programme, où le désir d’édification se combine avec une rare intégrité formelle, sont la Prise du pouvoir par Louis XIV, les Actes des Apôtres, Socrate, l’Âge des Médicis, Cartesius. On peut y rattacher les grandes fresques de l’Âge du Fer et de la Lutte de l’homme pour sa survie, dont il a seulement assuré la supervision. Dans son livre-profession de foi publié peu avant sa mort, Un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave, il résume ainsi son projet : « J’ai choisi de représenter des périodes historiques et des personnages non parce qu’ils m’ont séduit ou passionné, mais parce que, selon ma manière de voir, ils représentent des articulations fondamentales dans la façon qu’a l’homme de penser, dans sa façon de sentir ou de craindre, dans sa façon de prendre conscience ou, au contraire, de fuir toute prise de conscience. »


Démarche exemplaire dans son souci de syncrétisme et d’éducation intégrale. Même s’il est permis de sourire de quelques raccourcis ou survols un peu schématiques, même si l’auteur se laisse parfois entraîner sur les sentiers battus de l’idéalisme ou de l’utopie, même si son effort pour concilier les thèses matérialistes et la mystique chrétienne ne va pas sans naïveté, il reste une fraîcheur d’inspiration, une foi en l’avenir et dans les réserves inépuisables de l’esprit humain qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion. Il y a là, comme il le dit lui-même en citant ses maitres, tout « le sel et la noblesse de l’aventure humaine ». En 1975, alors que le cinéma semble définitivement perdu pour lui, Rossellini tourne (en Tunisie) un dernier film qui constitue un admirable point de convergence de toute son œuvre : le Messie.


On a beaucoup écrit sur ce cinéaste inclassable (« il y a, d’une part, le cinéma italien, de l’autre, Rossellini », disait naguère Jacques Rivette), ses détracteurs étant encore plus prolixes que ses admirateurs. Laissons le mot de la fin au plus mesuré d’entre ceux-ci, le Français René Prédal : « Bien qu’il n’ait jamais été totalement réduit au silence, Rossellini n’a finalement pas eu une carrière facile, et ses dernières tentatives auront été les plus mal comprises d’une œuvre pourtant déjà riche en rendez-vous manqués avec la critique et le public.. Ne répondant jamais aux normes établies, il a toujours surpris par ses arrêts brusques et ses changements de cap, par sa volonté aussi de replacer le cinéma dans les courants plus vastes de l’expression contemporaine. C’est en cela qu’il fut un cinéaste de son époque, non seulement pour la réfléchir mais surtout pour y réfléchir. » 


Claude Beylie, 1995.


Roberto Rossellini est pour la postérité le fondateur du néoréalisme avec Rome, ville ouverte et le précurseur du cinéma moderne avec Voyage en Italie. Premier documentaire sur la destruction de la vieille Europe par le nazisme, la force inédite de Rome, ville ouverte provient de la position morale de son auteur pour qui le réalisme en art est avant tout affaire de vérité. Avec Paisà, traversée de l'Italie du sud au nord dans les pas des soldats américains, et Allemagne année zéro, tourné dans les rues de Berlin en ruines, il signe une trilogie en forme d'exploration d'un monde inconnu, celui de l'après-guerre. Il est difficile aujourd'hui de se représenter le scandale provoqué par le " couple adultère " Ingrid Bergman-Roberto Rossellini qui engendre cinq grands films que l'on peut voir autant comme des documentaires sur leur relation que comme l'observation clinique du nouveau monde " moderne " qui tente de se rebâtir sur les ruines de l'ancien. Voyage en Italie est le film de cette révolution du cinéma qui bouscule les règles du récit comme la nature des personnages, proposant au spectateur lui-même de vivre le temps du film une véritable expérience intime. La voie de la nouvelle vague est ouverte. A partir des années soixante, Rossellini, persuadé que la télévision est désormais le lieu de toutes les inventions, consacre la fin de sa vie à une série de téléfilms didactiques sur l'histoire de l'humanité et de ses grands penseurs : L'âge du fer, Le Messie, Socrate. Cette dernière partie de son œuvre, la moins connue, tire encore aujourd'hui sa force de la puissante utopie qui l'a vue naître. Hélène Frappat, 2008.

OLIVER STONE  1946


Enseignant à Saïgon, il navigue ensuite en Asie, avant de s’installer au Mexique où il rédige un roman, non publié (A Child’s Night Dream). Engagé au Viêt-nam en 1967, dans l’infanterie, blessé, décoré, il obtient en 1968 un diplôme de cinéma à l’Université de New-York après avoir été l’élève de Martin Scorsese. Chauffeur de taxi, producteur-réalisateur de films publicitaires, il signe ensuite quelques scénarios remarquables (Midnight Express, pour Alan Parker, Scarface pour Brian De Palma, Conan le barbare pour John Milius, Huit millions de façons de mourir, pour Hal Ashby et l’Année du dragon pour Michael Cimino), avant de passer à la réalisation des trois longs métrages qui installeront sa notoriété : Salvador (1985), Platoon (1986), Wall Street (1987). Oliver Stone est un cinéaste complet, pour qui la mise en scène est une extension naturelle de l’écriture du scénario. Quels que soient les sujets qu’il aborde, ses « années de formation », ses expériences vécues - notamment pour Platoon - apportent une épaisseur, une densité, une vérité particulière à ses productions. Si ces centres d’intérêt et sa sensibilité sont très contemporains, Oliver Stone renoue aussi avec un certain type de cinéma américain réaliste et libéral, qui a produit dans les années 50 des œuvres de réflexion filmées d’une manière très physique. Cette approche presque charnelle appliquée à un sujet aussi cérébral que JFK (1991) produit un contraste frappant qui sert remarquablement le propos de Stone. C’est aussi ce qui fait le prix des meilleurs instants (le couple mixte incapable de gommer le souvenir de l’horreur vécue) de l’inégal Entre ciel et terre (1993), dernier volet de sa trilogie sur le Viêt-nam. En revanche, son brassage d’images et d’esthétiques différentes, son refus de la simplicité tuent dans l’œuf toutes les possibilités du sujet brulant de Tueurs nés (1994). Cinéaste sincère, non exempt d’une certaine lourdeur, Stone est au mieux quand il se maintient dans le classicisme formel. 


Michel Sineux, 1995.


D'un tempérament aventurier, Oliver Stone, né de père américain et de mère française, effectue très jeune de nombreux voyages avant de s'engager dans l'armée américaine et de partir pour le Vietnam. Il rentrera au pays auréolé de deux prestigieuses décorations (l’Étoile de Bronze et la Purple Heart), mais traumatisé par l'horreur des combats. Son orientation politique et artistique s'en ressentira. 


De retour, il reprend ses études et, en 1971, décroche un diplôme de cinéma à l'université de New York. Passionné par tous les aspects du 7e Art, Oliver Stone n'aura de cesse de se diversifier, voire de cumuler les fonctions : réalisateur, producteur, scénariste et même acteur... Scénariste de tous ses films, il sera aussi crédité pour les scripts, entre autres, de Midnight Express (Oscar du Meilleur scénario), Conan le barbare, Scarface et Evita. En tant que producteur, on peut le retrouver aux génériques du Mystère von Bulow ou encore de Larry Flynt


Sa carrière de réalisateur, elle, ne décolle vraiment qu'en 1986 avec deux œuvres retentissantes et polémiques : Salvador et Platoon. Le premier s'en prend à l'interventionnisme américain en Amérique du Sud, tandis que le second restitue, de manière viscérale, les combats au Vietnam. Pour cette dernière œuvre, quasi autobiographique, il obtient l'Oscar du meilleur réalisateur. Dès lors, sa réputation de cinéaste contestataire ne cesse d'enfler. En 1987, avec Wall Street, emmené par Michael Douglas, il s'en prend aux Yuppies, aux courtiers, et anticipe la crise boursière. En 1989, Né un 4 juillet, porté par Tom Cruise, évoque la difficile reconstruction psychologique des vétérans du Vietnam et lui vaut un nouvel Oscar du Meilleur réalisateur. Puis vient 1991 et le scandale JFK. La vision que donne le cinéaste de l'assassinat de Kennedy remet complètement en cause le rapport officiel de la Commission Warren et accuse la CIA de complicité. Stone réclame l'ouverture des archives gardées secrètes.


En 1994, autre film, nouvelle controverse : Tueurs nés, portrait sanglant d'un couple de meurtriers, est accusé de faire l'apologie de l'ultra-violence. La presse se déchaîne, l’œuvre devient culte. En comparaison, Nixon (1995), portrait peu reluisant du président américain (incarné par Anthony Hopkins), passe pour un assagissement. Pour autant, cette liste ne doit pas faire oublier des œuvres moins scandaleuses, moins politiques. Talk Radio (1988) et Les Doors (1990) témoignent ainsi de l'amour de Stone pour le rock. Entre ciel et terre (1993) conclut sa trilogie vietnamienne (avec Platoon et Né un 4 juillet). U-Turn (1997) joue avec les codes du thriller, tandis que L’enfer du dimanche (1999) plonge le spectateur dans les arcanes et les arènes du football américain. Et à chaque film, le même style rythmé et rentre-dedans.


Après deux documentaires, sur Fidel Castro (Comandante, 2002) et la Palestine (Persona non grata, 2003), Oliver Stone se lance dans la réalisation d’Alexandre, biographie épique d'Alexandre le Grand, le légendaire général macédonien qu'incarne à l'écran Colin Farrell. En 2006, il réalise et produit World Trade Center en hommage aux victimes de l'attentat du 11 septembre 2001, film dans lequel il dirige Nicholas Cage. 2008 marque le retour du Stone politique : avec W. - L’improbable président, qui sort à quelques semaines de l'élection présidentielle américaine, il dresse le portrait de George W. Bush (ici incarné par Josh Brolin) et signe du même coup son troisième film consacré à un président américain, après JFK 1991) et Nixon (1995). 


En 2010, soit près de 23 ans après la sortie de Wall Street, Oliver Stone réalise  Wall Street : l’argent ne dort jamais, une suite sur l'univers impitoyable de la bourse, avec de nouveau Michael Douglas dans le rôle de Gordon Gekko et Shia LaBeouf en jeune loup de la finance. Deux ans plus tard, toujours aussi contestataire, il s'attaque aux cartels et à la question politique de la frontière mexicaine, puisqu'il revient derrière la caméra en adaptant le best-seller de Don Winslow, Savages, réunissant un casting de premier ordre avec Taylor Kitsch, Blake Lively ou encore Aaron Taylor-Johnson. Le cinéaste passe ensuite par la case télévision en créant une série documentaire en 8 épisodes intitulée Oliver Stone - Les États-Unis, l'histoire jamais racontée. Créée, produite et narrée par le réalisateur, cette série documentaire dévoile l’histoire américaine de la Seconde Guerre Mondiale à nos jours comme elle ne nous a jamais été racontée : une œuvre qui est le résultat d’un travail imposant de recherche et de documentation.


Après cette expérience, Stone décide de revenir sur le grand écran en s'attaquant au biopic sur le lanceur d'alerte Edward Snowden sobrement baptisé  Snowden. Pour incarner ce patriote idéaliste et enthousiaste croyant réaliser son rêve en rejoignant les équipes de la CIA puis de la NSA, le cinéaste choisit  Joseph Gordon-Levitt. Snowden a découvert au cœur des Services de Renseignements américains l’ampleur insoupçonnée de la cyber-surveillance. Violant la Constitution, soutenue par de grandes entreprises, la NSA collecte des montagnes de données et piste toutes les formes de télécommunications à un niveau planétaire. Choqué par cette intrusion systématique dans nos vies privées, Snowden a décidé de rassembler des preuves et de tout divulguer. Devenu lanceur d’alerte, il sacrifiera sa liberté et sa vie privée. Un sujet parfait pour le metteur en scène engagé qu'est Oliver Stone. AlloCiné


GEORGES FRANJU  1912 - 1987


Décorateur de théâtre, il fonde avec Henri Langlois, en 1935, le Cercle du cinéma, puis la Cinémathèque française en 1936. Il y collabore activement jusqu’en 1938, année où il devient le secrétaire exécutif de la Fédération internationale des archives du film (FIAF). De 1945 à 1953, il est secrétaire général de l’Institut de cinématographie scientifique fondé et dirigé par Jean Painlevé. Pendant cette période, il réalise ses premiers courts métrages et devient l’un des chefs de file de l’École française du documentaire qui se révèle à cette époque, préparant l’avènement de la Nouvelle Vague en 1958, année où, précisément, il aborde le long métrage de fiction.


Héritier du réalisme poétique, proche de l’esprit du surréalisme, Franju, notamment avec le Sang des bêtes et Hôtel des Invalides, lance un cri de révolte en adoptant une esthétique où se conjuguent violence et tendresse, double postulation qui se retrouve dans ses adaptations de romans, toujours choisis en fonction de cette conception personnelle de la vie et de l’art. On y perçoit un attrait (avoué par son Judex) pour Feuillade et le fantastique en plein jour contre le formalisme gratuit, les effets aguicheurs, les séductions conventionnelles. L’aspect esthétique ou décoratif de l’image n’est, chez lui, que l’expressif contrepoint de contenus d’un non-conformisme actif, même lorsque le cinéaste s’inspire de Mauriac ou de Cocteau, écrivains qui pourraient sembler contraires à son tempérament, plus proche de l’ironie à la Prévert. Mais d’eux, comme d’Hervé Bazin ou de Zola, Franju tire ce qui répond le mieux à sa volonté polémique : une dénonciation des hypocrisies institutionnalisées et une revendication constante en faveur des libertés individuelles, de la fantaisie, du rêve.


 Freddy Buache, journaliste, poète, écrivain, 1995.


PIER PAOLO PASOLINI  1922 - 1975


Sa mort dans des circonstances particulièrement sordides (il fut assassiné par un voyou dans un terrain vague de la banlieue romaine) a conféré une touche suprême et tragique à l’auréole de poète maudit dont son œuvre, tant littéraire que cinématographique, portait la trace. Cette auréole de martyr, on la trouve aussi bien dans les imprécations lyriques des Cendres de Gramsci (poésie, 1957) que dans le chant homosexuel de Théorème (roman et film, 1968), dans ses traductions libres d’Eschyle ou de Plaute (théâtre) que dans ses écrits « corsaires », dans les vagabondages, plus légers en apparence, d’Uccellacci e uccellini ou du Décaméron, que dans la funèbre apothéose de Salo. Partout se fait entendre le même cri, plus ou moins étouffé, plus ou moins couvert par les simulacres narratifs : « Je suis… comme un serpent réduit en bouillie de sang… comme un chat qui ne veut pas crever) - un cri dont l’écho s’identifie à la limite avec la souffrance du Christ, liée à celle, complémentaire, de Judas l’Iscariot, telle qu’il l’a décrite dans sa version très personnelle de l’Évangile selon Mathieu (film, 1964). Cette œuvre, en fin de compte, « gêne tout le monde, en raison de la naïveté propre à Pasolini », ainsi que l’observe Roland Barthes à propos de Salo (son dernier film, une version moderne des Cent Vingt Journées de Sodome de Sade). Il importe de considérer Pasolini comme un authentique marginal, perpétuellement sur la ligne de feu des transgressions linguistiques (et esthétiques). Son itinéraire de poète et de cinéaste a quelque chose de désespéré et suicidaire, tout en n’excluant pas une puissante nostalgie des codes traditionnels (Rossellini, Bergman…), qui ne permet pas de le rapprocher de Godard, par exemple : il a donné naissance à une série d’ouvrages disparates, pleins d’aspérités, et de béances, irrécupérables et souvent fascinants.


Pier Paolo Pasolini est venu relativement tard à la mise en scène de cinéma, alors que sa gloire d’écrivain était déjà assurée (Alberto Moravia le tenait, dès la fin des années 50, pour le plus grand poète italien de sa génération). Il débuta en force avec Accatone, une fable néoréaliste cumulant les influences de De Sica et de Visconti, suivie d’un mélodrame freudien, Mamma Roma, aux accents bunuéliens. Le cinéma va devenir pour lui, selon ses propres termes, « la langue écrite de la réalité », lui permettant de trafiquer les vestiges des grands mythes universels, au travers de ses fantasmes personnels, le tout condensé, « syncrétisé » dans la gangue du lieu commun. Tous ses films seront à double face : à la fois simples et complexes, dérisoires et sublimes, pétris de réalité et ouverts sur l’abstraction, la grossièreté du matériau fournissant une caution paradoxale à la noblesse des intentions. Les plus intéressants ne sont peut-être pas les plus réussis, mais ceux qui avortèrent en cours de route, faut de cohésion externe, de « répondant » naturaliste - ou, plus simplement, d’acquiescement heureux à tous les stades de la réalisation : ainsi de Comizi d’amore (1965) ou des Carnets de notes pour une Orestie africaine (1975), réflexions sur le cinéma plutôt que films. L’inspiration en est chaque fois résolument composite, au sens architectural du terme : alternance de musiques profane et sacrée dans Il vangelo secondo Matteo, récits entrecroisés de Porcile, mélange de temps et d’espaces dans Edipo re et Medea. Après avoir dédié son Évangile à la mémoire de Jean XXIII, il scandalise une fraction de l’opinion catholique avec Théorème et en enthousiasme une autre au point de se voir décerner pour ce film le prix de l’OCIC ; la représentation des grands textes classiques ne l’empêche pas de brasser à pleine pâte pornographique, érotisme et scatologie, ni de faire apple à Maria Callas… pour un rôle quasi muet ! Dans un recueil de textes théoriques, il exalte « la nature profondément artistique du cinéma, sa force expressive, son pouvoir de donner corps au rêve, c’est-à-dire son caractère essentiellement métaphorique ». Son exégète Marc Gervais décrit le projet pasolinien comme « déchiré, contradictoire, marqué par une sorte d’hystérie apocalyptique mais qui, par les moyennes de l’art, cherche sans cesse le lieu et l’instant de la réconciliation ». Cette vision « pico-religieuse » du monde a, fondamentalement, valeur d’exorcisme.


Une diversité prodigieuse de dons explique, sans doute, ce bel éclectisme, ces exercices de corde raide exécutés chaque fois avec une suprême élégance et une témérité qui laisse cois ses détracteurs. le tout ne va certes pas sans maladresse, rançon d’une combinaison singulière d’amateurisme et de maniérisme : ces terrains vagues et ces dunes à perte de vue, ces accoutrements baroques et ces jeunes blondinets folâtrant, ces trognes tannées de figurants, ces chairs féminines lourdement étalées, voilà qui ne convainc pas toujours, et ne saurait satisfaire les tenants d’un art de générosité et d’harmonie, auquel pourtant il n’a cessé d’aspirer. Pasolini reste et restera un météore du cinéma contemporain, vrai « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Comme l’écrit un autre de ses commentateurs, Dominique Noguez, il y a désormais un mot qui dit bien « ce mélange de réalisme et de mythologie imaginaire, de sculpture moderne et de fausse préhistoire, toute cette féerie sous-prolétarienne, ce bric-à-brac de tiers monde, cet exotisme hétéroclite et superlatif, ce style d’Eisenstein marocain ou de Fellini de banlieue ouvrière. ce mot n’existait pas avant Pasolini. Il existe désormais : pasolinien ».


Pasolini a, en outre, collaboré en tant que scénariste, co-scénariste ou acteur à divers films, dont : la Fille du fleuve (M. Soldati, 1955) ; les Nuits de Cabiria (F. Fellini, non crédité au générique, 1957) ; plusieurs films de Mauro Boligni : Marisa la civetta, 1957 ; les Jeunes maris, 1958 ; les Garçons, 1959 ; le Bel Antonio, 1960 ; Ça s’est passé à Rome, 1960 ; La viacca, 1961 ; La commare secca (B. Bertolucci, 1962) ; Requiescant (C. Lizzani, 1967) ; Ostia (id., S. Citti, 1970) ; Histoires scélérates (S. Citti, 1973). 


Claude Beylie, 1995.


KENJI MIZOGUCHI  1898 - 1956


Fils d’un pauvre charpentier, il connaît une enfance difficile, et sa sœur, Suzu, est vendue très jeune comme geisha à Nihonbashi, événement qui aura une énorme influence sur son œuvre, notamment en ce qui concerne la condition générale faite aux femmes par la société japonaise. Après avoir pratiqué divers petits métiers, il quitte la maison paternelle à la suite du décès de sa mère (1915) et rejoint sa sœur entretenue par un noble qui la « protège ». Il lit énormément de livres, japonais ou étrangers, étudie la peinture à l’Institut Aoibashi à Tokyo, puis trouve un emploi de dessinateur publicitaire à Kobe, où il s’installe en 1917. Rentré à Tokyo en 1920, il tente de devenir acteur aux studios Nikkatsu de Mukojima, mais est bientôt contraint d’être assistant réalisateur, notamment du cinéaste Chu Oguchi. Il débute dans la réalisation en 1922, et commence par adapter un grand nombre de romans nationaux ou étrangers divers, comme le Port des brumes (1923, d’après « Anna Christie », d’Eugène O’Neill), ou 813. Une aventure d’Arsène Lupin (d’après Maurice Leblanc), films dont la majorité semble aujourd’hui avoir disparu. Dans les plus anciens films disponibles du cinéaste, comme la Chanson du pays natal (1925), apparaît le thème de l’opposition entre la vie citadine et provinciale, que l’on retrouvera dans plusieurs œuvres futures. Après le grand tremblement de terre du Santo, en 1923, il s’installe quelque temps à Kyoto, où il continue de tourner des adaptations littéraires, telles Nihonbashi (nom d’un quartier de Tokyo ; d’après Kyoka Izumi), la Marche de Tokyo (d’après Kan Kikuchi), ou la Symphonie de la capitale, qui est mutilée par la censure gouvernementale, car s’y expriment des opinions progressistes dans le grand mouvement littéraire et artistique de gauche qui anime le Japon de la fin de l’ère Taisho et du début de Showa. Mizoguchi y expérimente déjà brillamment la technique du plan-séquence qui fera sa renommée plus tard.


Toutes ces tendances (réalisme social, élaboration formelle, attention portée aux femmes) s’accentuent au début des années 30, où il tourne des œuvres remarquées par la critique et le public, et encore existantes aujourd’hui, fait rare pour les films de cette période : le Fil blanc de la cascade (1933), Osen aux cigognes (1934) ou Oyuki la Vierge (1935), adaptation de Boule de Suif de Maupassant) témoignent de la maturité de l’auteur et de la permanence de ses thèmes, dont celui de la femme humiliée et considérée comme simple valeur marchande par la société est sans doute le plus évident. C’est à cette époque que Mizoguchi commence à travailler avec un scénariste dont il ne se séparera pratiquement jamais, Yoshikata Yoda, dont l’apport apparaît décisif pour son œuvre. Coup sur coup, en 1936, il tourne deux de ses films les plus importants, qui le confirment comme un nouveau maître du cinéma japonais : l’Élégie de Naniwa / l’Élégie d’Osaka et les Sœurs de Gion, tous deux avec les actrices Isuzu Yamada et Yoko Umemura. Le sort cruel des prostituées et le poids de la société sur leur comportement y sont remarquablement analysés et filmés, jusqu’à l’issue fatale de la révolte. Ces deux films capitaux, plébiscités par la critique et le public, sont pourtant condamnés par le nouveau régime militaire, et bientôt Mizoguchi se voit contraint de se « réfugier » dans le passé et les histoires d’acteurs, tout en portant à la perfection son style et sa technique unique du plan-séquence, dont les Contes des chrysanthèmes tardifs (1939) est un remarquable exemple. Mais c’est dans une superproduction historique, les 47 Ronin (1941-42, en deux parties), que cette technique va triompher, au point que le film tout entier n’est plus composé que de plans-séquences. Malgré la sévérité de la critique japonaise pour ce qu’elle a surnommé « la grande dégringolade de onze ans » (de 1940 à 1951), les films de cette époque témoignent des exigences artistiques et morales de Mizoguchi, qui refusa toujours de tourner des sujets de « tendance nationale », même si certains, comme Miyamoto Musashi (1944), biographie du fameux sabreur, peintre, sage et poète, y sacrifient indirectement.


À l’issue de la guerre, le cinéaste tourne par réaction quelques uns de ses films les plus « engagés », socialement et politiquement, en utilisant les talents d’une actrice déjà célèbre, mais qu’il n’avait rencontrée que pendant la guerre, pour la Femme d’Osaka (1940) : Kinuyo Tanaka. Elle devient sous sa direction l’incarnation de la « nouvelle femme japonaise », volontaire et idéaliste, du Japon démocratisé à l’américaine dans un certain nombre de films : la Victoire des Femmes (1946), l’Amour de l’actrice Sumako (1947), Femmes de la nuit (1948), qui reprend le thème des prostituées, ou encore Flamme de mon amour (1949), biographie didactique d’une féministe socialiste de l’ère Meiji. Mizoguchi trouve un nouvel équilibre entre son art et ses préoccupations sociales en 1950, avec le Destin de Mme Yuki, qui contient au moins l’admirable séquence finale du suicide de l’héroïne. Après deux adaptations notables de Tanizaki, dans Mademoiselle Oyu (1951), et de Shohei Ooka dans la Dame de Musashino (id.), tous deux avec Kinuyo Tanaka, il donne à cette dernière ce qui demeure sans doute son rôle le plus magistral, celui de la Vie d’Oahu femme galante (1952), d’après une œuvre classique de Saikaku Ihara. À travers les grandeurs et décadences successives d’une femme de haut rang dans la société féodale, Mizoguchi brosse en fait un portrait à peine voilé de la société contemporaine, et du sort impitoyable réservé à la femme pour respecter l’ordre social. Couronné à Venise en 1952, ce film, peut-être le plus admirable de son auteur, ouvre définitivement les portes de l’Occident au cinéma nippon, et il sera suivi des œuvre les plus connues produites par Masaichi Nagata à la Daiei : les « aidai-geki » abordés sous un angle nouveau, comme les Contes de la lune vague après la pluie (1953), adaptation de deux histoires fantastiques d’Akinari Ueda ; l’Intendant Sansho (1954), d’après Ogai Mori ; les Amants crucifiés (id.), d’après une pièce célèbre de Monzaemon Chikamatsu ; le Héros sacrilège (1955), ou encore l’Impératrice Yang-Kwei-Fei (id., COPR : Hongkong), ses deux seuls films en couleurs ; toutes œuvres où, sous les apparences chatoyantes de reconstitutions historiques d’un réalisme altier, l’auteur critique de façon incisive les prolongements du système féodal dans le Japon contemporain. Il le fait de manière encore plus directe dans ses derniers gendai-geki, que ce soit les Musiciens de Gion (1953), Une femme dont on parle (1954), et surtout son dernier film , la Rue de la honte (1956), vision amère et pessimiste des ravages de la prostitution alors que son abolition était discutée par le gouvernement. On retrouve dans toutes ces œuvres profondes une même équipe (le scénariste Y. Yoda, l’opérateur Kazuo Miyagawa, le décorateur Hiroshi Mizutani) et les mêmes interprètes (Kinuyo Tanaka, puis Machiko Kyo, Ayako Wakao, Kyoko Kagawa, Masayuki Mori, Eitaro Shindo, etc.), dont la présence constante renforce la cohérence artistique du plus exigeant des cinéastes japonais.


Miné par la leucémie, Kenji Mizoguchi meurt le 24 août 1956 à Kyoto, alors qu’il prépare le scénario de Histoire d’Osaka qui sera tourné en 1957 par son élève Yoshimura. Couvert de récompenses à l’étranger, et en particulier à la Mostra de Venise, qui lui rend hommage en 1980, éminemment respecté au Japon comme une triste sévère et génial, Mizoguchi connaît aussi une très grande vogue en France, soutenu par une tendance de la critique, qui l’oppose alors artificiellement à Kurosawa. Max Tessier, 1995.


Mizoguchi Kenji

Cinéaste japonais (Tokyo 1898-Kyoto 1956).

Universellement admiré, Mizoguchi Kenji réalisa près d'une centaine de films. Avec un grand sens esthétique de l'image et du décor, il expérimenta la technique du plan-séquence, qui contribua à sa renommée, et fut le principal artisan du renouveau du cinéma japonais.


LE NOUVEAU MAÎTRE DU CINÉMA NIPPON

Fils de charpentier, Mizoguchi Kenji connaît une enfance difficile (sa sœur est vendue très jeune comme geisha, événement qui aura une énorme influence sur son œuvre). Après avoir pratiqué divers petits métiers, il quitte la maison paternelle à la suite du décès de sa mère (1915), puis trouve un emploi de dessinateur publicitaire à Kobe, où il s'installe en 1917. Rentré à Tokyo en 1920, il tente de devenir acteur, mais est bientôt contraint d'être assistant réalisateur. Trois ans plus tard, il débute dans la réalisation avec le Port aux brumes (d'après Eugene O'Neill) et 813. Une aventure d'Arsène Lupin (d'après Maurice Leblanc). Après le tremblement de terre du Kanto, en 1923, il s'installe à Kyoto, où il continue de tourner des adaptations littéraires, telle la Symphonie de la capitale, qui est mutilée par la censure gouvernementale, car s'y expriment des opinions progressistes.

Toutes les tendances de Mizoguchi – le réalisme social, l'onirisme, l'élaboration formelle, l'attention portée aux femmes – s'accentuent au début des années 1930. Le Fil blanc de la cascade (1933), Osen aux cigognes (1934) et Oyuki la Vierge (1935, adaptation de Boule de Suif de Maupassant) témoignent de la maturité de l'auteur et de la permanence de ses thèmes. Coup sur coup, en 1936, ce dernier tourne deux de ses films les plus importants : l'Élégie de Naniwa/l'Élégie d'Osaka et les Sœurs de Gion. Le sort cruel réservé aux prostituées par la société japonaise y est remarquablement analysé et filmé. Ces deux œuvres, plébiscitées par la critique et le public, sont pourtant condamnées par le régime militaire, et Mizoguchi se voit bientôt contraint de se « réfugier » dans le Japon du passé, tout en portant à la perfection son style et sa technique du plan-séquence (les Contes des chrysanthèmes tardifs, 1939). Mais c'est dans une superproduction historique, les 47 Ronin (1941-1942), que cette technique va triompher.


UN OBSERVATEUR DU JAPON CONTEMPORAIN

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Mizoguchi réalise quelques-uns de ses films les plus « engagés », socialement et politiquement. Sous sa direction, Tanaka Kinuyo (1909-1977) – qu'il a fait tourner en 1940 dans la Femme d'Osaka et qui deviendra son actrice fétiche – incarne la « nouvelle femme japonaise », volontaire et idéaliste, dans un pays démocratisé à l'américaine (la Victoire des femmes, 1946 ; l'Amour de l'actrice Sumako, 1947 ; Femmes de la nuit, 1948 ; Flamme de mon amour, 1949). Le cinéaste trouve ensuite un nouvel équilibre entre son art et ses préoccupations sociales, avec le Destin de Mme Yuki (1950), qui contient l'admirable séquence finale du suicide de l'héroïne.

Après deux adaptations notables de Tanizaki Junichiro, dans Mademoiselle Oyu (1951), et de Shohei Ooka (1909-1988), dans la Dame de Musashino (id.), Mizoguchi donne à Tanaka Kinuyo ce qui demeure sans doute son rôle le plus beau : celui d'Oharu dans la Vie d'Oharu femme galante (1952). Ce film est suivi des œuvres les plus connues du cinéaste : les Contes de la lune vague après la pluie (1953), l'Intendant Sansho (1954), les Amants crucifiés (id.) – ainsi que le Héros sacrilège (1955) et l'Impératrice Yang-Kwei-Fei (id.), ses deux seules réalisations en couleurs.

Dans tous ces films, sous les apparences chatoyantes de la reconstitution historique, l'auteur dénonce les prolongements du système féodal dans le Japon contemporain. Il procède d'ailleurs à la même critique, mais de manière encore plus directe, dans les Musiciens de Gion (1953), Une femme dont on parle (1954) et la Rue de la honte (1956), vision amère et pessimiste des ravages de la prostitution au moment où son abolition est discutée par le gouvernement. Miné par la leucémie, Mizoguchi meurt alors qu'il prépare Histoire d'Osaka, qui sera tournée en 1957 par son élève Kozaburo Yoshimura (1911-2000). ENCYCLOPÉDIE LAROUSSE.


L’œuvre de Kenji Mizoguchi, né à Tokyo au moment où le cinématographe arrive au Japon, raconte à elle seule une histoire du cinéma, du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, des productions à al chaîne des grands studios japonais à la politique des auteurs. C'est au début des années cinquante que l'Europe découvre ses films qui remportent de véritables triomphes au festival de Venise : La Vie d'O- Haru, femme galante, Les Contes de la lune vague après la pluie, L'intendant Sansho. Mizoguchi, qui a débuté dans les années vingt, a déjà plus de soixante-dix films à son actif, et même si une large partie d'entre eux a disparu, le public qui connaît alors un engouement sans précédent pour le cinéma japonais va désormais pouvoir accéder à un véritable trésor du septième art. Si la filmographie de Mizoguchi est profondément ancrée dans la culture et l'histoire du japon, elle accède à une ampleur universelle bien au-delà d'un exotisme orientaliste. Mizoguchi conjugue dans sa mise en scène les contingences de son pays, les codes des genres qu'il aborde (le polar, le mélodrame ou le film d'époque), avec une vision humaniste d'une force incomparable. C'est sans conteste le cinéaste qui a dessiné les plus beaux portraits de femmes trahies, déchues et humiliées par les hommes. Noël Simsolo, 2008.

JOHN LANDIS  1950


Jeune prodige vite catapulté au paradis des succès faciles avec deux œuvres culte, The Blue Brothers (1980) et le clip Thriller (1983) pour Michael Jackson, John Landis  est aussi un cinéaste qui a plus d’une fois accroché l’intérêt. The Blues Brothers et Thriller le limitaient à un genre (le rock musical) et à un public (jeune), mais Landis s’échappe avec beaucoup de bonheur de ces limites. Il a fait ses premières armes avec Hamburger Film Sandwich (The Kentucky Fried Movie, 1977) ou American College (National Lampoon’s Animal House, 1978). Mais c’est surtout avec Le Loup-garou de Londres (American Werewolf in London, 1981) que sa personnalité s’est réellement affirmée : c’est dans les mélanges particulièrement volatils que Landis s’ébroue avec le pus de joie. American Werewolf naviguait ainsi entre la parodie et un véritable respect des règles du film d’horreur, créant un ton désinvolte inattendu, pouvant déboucher à chaque instant sur une authentique angoisse, voire sur l’émotion. On oubliera volontiers le premier épisode de la Quatrième dimension (Twilight Zone, 1983, CORE S. Spielberg et Joe Dante, George Miller), Drôles d’espions (Spies Like US, 1986) et Three Amigos (1987), pour préférer Un fauteuil pour deux (Trading Place, 1983), une des plus fines comédies de la décennie, ou Série noire pour une nuit blanche (Into the Night, 1985), thriller élégant où Landis jonglait une fois de plus entre la parodie et le respect des règles. En 1987, il réalise Cheesburger Film Sandwich (Amazon Women on the Moon), une suite de sketches parodiques, en 1988 Un Prince à New York (Coming to America) avec Eddy Murphy et en 1991 l’Embrouille est dans le sac. Tous ces films marquent une nette régression qualitative et un engluement marqué dans la production de série. C’est pour cela que, même si la réussite est mineure, Innocent Blood (1992), joli conte de vampire mi-sérieux, mi-parodique, apparaît finalement comme un agréable retour aux sources. Christian Viviani, 1995.


BIOGRAPHIE

Né en 1950, John Landis passe son enfance en Californie. Très grand cinéphile, il souhaite intégrer le milieu du cinéma, arrête ses études et se fait embaucher comme coursier à la 20th Century-Fox.


Après avoir enchaîné les jobs dans le milieu du cinéma (assistant de production, cascadeur notamment sur Il était une fois dans l’Ouest et le Bon, la brute et le truand), il écrit en 1973 son premier scénario en un week-end et réussit à récolter auprès de son entourage assez de fonds (70 000$) pour réaliser Schlock. Cette parodie extravagante de King Kong obtient plusieurs récompenses. En 1977, Landis réalise la comédie à sketches Hamburger film sandwich. Attirés par le succès du film, des producteurs lui confient la réalisation d’American college, qui sera un véritable triomphe comique en 1978. Il s'attaque ensuite au blockbuster Blue Brothers. Fan de comédie musicale, Landis offre ici aux spectateurs un hommage, couronné de succès, à la musique et à la danse. 


Par la suite, il enchaîne les succès, notamment le Loup-garou de Londres, qu'il avait écrit à 19 ans. Récompensé par un Oscar pour ses maquillages, ce film d'horreur frappe les esprits pour sa célèbre scène de transformation. Pour tous, c'est dans ce film qu'il affirme sa personnalité. Vient ensuite Un fauteuil pour deux en 1983 qui réunit deux de ses acteurs fétiches : Dan Aykroyd et Eddie Murphy. Cette excellente satire de l'affairisme sera aussi un grand succès. La même année, il réalise par ailleurs le célèbre clip de Michael Jackson, Thriller (le plus long de l'époque et la cassette du making of la plus vendue dans le monde) qui marque un tournant dans l'histoire du vidéo-clip.


Dans les années 80, il enchaîne les projets et réalise en 1985, Série noire pour une nuit blanche avec Michelle Pfeiffer, Drôles d’espions avec Dan Aykroyd puis en 1986 3 amigos ! avec Steve Martin, Un prince à New York en 1988 et le Flic de Beverly Hills 3 en 1993, tous les deux avec Eddie Murphy, alors au sommet de sa gloire. Entre temps, en 1991, il retrouve Michael Jackson pour le clip Black or White où il fait connaître la technique du morphing (méthode qui consiste à passer progressivement d'une image à une autre, de la façon la plus continue possible), reprise ensuite dans Terminator 2 : le jugement dernier


La majeure partie de sa carrière dans les années 90 se poursuit à la télévision. Producteur exécutif de nombreuses séries télé (Dream On, Code Lisa, Sliders, les mondes parallèles, Chérie, j’ai rétréci les gosses) dont il réalise parfois quelques épisodes, il tente de renouer, en vain, avec le succès de ses anciennes productions avec Blue Brothers 2000 et le Loup-garou de Paris dont il est scénariste. Acteur à ses heures perdues depuis ses débuts (la Course à la mort de l’an 2000, 1941, Darkman), il apparaît dans des petits rôles dans Spider-man 2 et le Couperet par exemple. En 2005, il réalise deux épisodes de la série Les Maîtres de l’horreur dont le but est de laisser carte blanche à de grands noms du cinéma d'horreur (John Carpenter, Tobe Hooper, Dario Argento) le temps d'un épisode. Il réitère l'expérience trois ans plus tard avec la série Fear Itself : les Maîtres de la peur, conçue sur le même principe. En 2011, il fait son grand retour au cinéma avec la comédie noire Cadavres à la pelle, remake d'un film d'horreur des années 70 qui réunit Simon Pegg et Andy Serkis. AlloCiné


ALAN J. PAKULA 

1928-1998
POSITIF n°456 - février 1999 CHRISTIAN VIVIANI 

Si l’on s’en tenait à ses derniers films, qui ne sortaient que rarement d’un professionnalisme irréprochable, on oublierait que Alan J. Pakula a été probablement un des cinéastes les plus inspirés et les plus représentatifs du cinéma américain des années soixante-dix. 

D’abord producteur de Robert Mulligan, autre cinéaste sous-estimé, Pakula l’accompagne pendant plus de dix ans, constituant une collaboration d’une rare harmonie qui fut à l’origine de bien des merveilles, discrètes et entêtantes, comme Le Sillage de la violence et Daisy Clover (1965), ou Escalier interdit (1967). C’est avec l’admirable western L’Homme sauvage (1969) que prit fin cette synergie exemplaire. Pakula, la même année, débuta à la caméra avec un film plein de qualités, mais qui, prudemment, se conformait au ton aigre-doux de Mulligan : Pookie. En revanche, Klute (1977) fut un véritable coup de maître où régnait en souveraine une Jane Fonda que l’on ne connut plus jamais aussi magique. Thriller ruminatif et sombre, désespéré et paranoïaque, Klute portait les stigmates de son temps qui allaient devenir les éléments reconnaissables du style et de la thématique de Pakula : bandes magnétiques se dévidant en gros plan, prisons de verre aux parois coulissantes, espaces vidés ou cloisonnés, l’écran large comme format privilégié de la solitude existentielle. C’était là le premier volet d’une magistrale trilogie constituée par À cause d’un assassinat (1974) et Les Hommes du président (1976) : il saisissait à merveille le reflet glauque de l’Amérique, déchirée par la guerre du Viêt-nam, sous le coup de l’assassinat de Kennedy et du scandale du Watergate. Klute montrait le contrecoup de ce désarroi sur des destins individuels (un flic taciturne et une call-girl à la dérive). À cause d’un assassinat proposait une thèse troublante sur l’assassinat politique : le film restera sans doute comme le chef-d’œuvre du genre ; Pakula y affirmait une maîtrise confondante de la métaphore visuelle (cour de justice sur fond noir où le bureau du juge, filmé en contre-plongée, fend le cadre à la manière de quelque vaisseau fantôme germanique). Les Hommes du président rejoignait la réalité et mariait avec adresse la rectitude documentaire à l’épaisseur romanesque (le parking infernal d’où « Gorge profonde » distille ses informations, la librairie du Congrès qu’une plongée à 180° transforme tout à coup en un vertigineux labyrinthe). 

Les retours de Pakula à la comédie douce-amère (Love and Pain and the Whole Damn Thing, 1973 ; Merci d’avoir été ma femme, 1979) décevaient périodiquement, alors qu’il réussissait dans des entreprises plus audacieuses ou hasardeuses : Le Souffle de la tempête (1978), beau western contemporain qui mérite amplement une réévaluation, ainsi qu’Une femme d’affaires (1981), étonnant thriller boursier qui clôt la collaboration de Pakula avec Jane Fonda. Cependant, le très oscarisé Choix de Sophie (1982), s’il reste un film estimable, annonce une crise d’inspiration que le cinéaste ne résoudra jamais totalement. Parmi quelques derniers films, parfois presque anonymes, il convient d’isoler Présumé innocent (1990), film noir particulièrement tordu, et L’Affaire Pélican (1993) : tous deux nous ramenaient à la fascination des ténèbres, à la mélopée de la solitude, à l’inanité technologique qui avaient fait, des années plus tôt, le prix de Klute et de sa descendance. 

Pakula fut un auteur, même s’il ne le fut pas toujours. Il avait su cerner l’Amérique du doute. Celle reaganienne, bushienne ou clintonienne, soucieuse de retrouver sa superbe, ne devait plus guère l’intéresser. 

Diplômé de Yale pour le théâtre, directeur et parfois acteur à la scène, entré à Hollywood en 1949 comme assistant au département des cartoons à la Warner, longtemps assistant de production à la Paramount, il produit en 1957 Prisonnier de la peur de Robert Mulligan et fonde avec ce dernier  sa propre maison de production. L’association se poursuivra à partir de Du silence et des ombres (1962) pour cinq films, dont le dernier au moins, Daisy Clover (1966), « annonce » Pakula réalisateur autant qu’il appartient à Mulligan. Quoi qu’il en soit, Pakula passe à la mise en scène (sans cesser de produire) avec Pookie (1969), véhicule pour Liza Minelli en même temps que peinture attentive d’un amour baroque. La réussite totale de Klute consacre peu après le cinéaste. Quel que soit le thème qu’il aborde et les registres sur lesquels il joue, mais tout particulièrement dans ses deux films politiques : À cause d’un assassinat (1974, qui évoque le meurtre de Kennedy) et les Hommes du président (1976, sur l’affaire du Watergate), Pakula montre un style personnel, plus ou moins affirmé mais reconnaissable, style visuel fondé sur le morcellement ou le redoublement de l’espace, l’emploi extrêmement savant des décors, et une direction d’acteurs qui privilégie les moments de solitude tout en soulignant l’ambiguïté ou la vanité. Plusieurs de ses films doivent beaucoup à l’amicale collaboration de sa vedette « préférée », Jane Fonda, mais il serait erroné de le classer parmi les « yes-men ». Un labyrinthe virtuel ou non ne cesse de guider ses personnages vers une tentative de se mettre en scène eux-mêmes : psychanalyse, politique, capitalisme, autant d’aventures dominées par un « oracle aveugle et sibyllin » qui confère à ces « aventures » un caractère cosmique, indiqué par la prolifération des coulisses, des miroirs, des « images dans le film », le tout dominé par un classicisme qui favorise volontiers les plans longs. Après une série de films qui ont fait appel plus à son savoir-faire qu’à sa sensibilité, ce style revient, inchangé, toujours aussi fascinant par sa lenteur hiératique et son expressionnisme décoratif, dans l’Affaire Pélican (The Pelican Brief, 1993), nouvelle histoire de complot politique qui, comme si de rien n’était, reprend le discours interrompu deux-sept ans plus tôt avec les Hommes du président. Gérard Legrand, 1995.

Le New-Yorkais Alan Jay Pakula étudie à l'université de Yale avant, très vite, de devenir metteur en scène pour le théâtre. L'envie de se frotter au cinéma est forte pour le jeune homme, qui débarque à Hollywood à l'âge de 21 ans. Il travaille d'abord comme assistant au département animé des studios Warner Bros, officie comme assistant producteur à la MGM, puis se lance pleinement dans la production aux côtés du cinéaste Robert Mulligan. Il produit nombre de ses films, de Une certaine rencontre (1963) au Sillage de la violence (1965), en passant par Daisy Clover (id.) et surtout Du silence et des ombres (1962), porté par Gregory Peck et lauréat de trois Oscars.


Les années 70 sont celles de la consécration pour Alan J. Pakula qui, après une première réalisation portée par Liza Minelli (The Stérile Cuckoo), se révèle en 1971 avec le sombre thriller Klute. Dans ce film tendu et paranoïaque, Donald Sutherland incarne un privé traquant un serial killer et faisant la connaissance d'une call-girl jouée par Jane Fonda, Oscar de la Meilleure actrice pour l'occasion. Dans la foulée, Pakula s'attaque au thriller politique avec les films À cause d’un assassinat et surtout Les Hommes du président, emmené par Dustin Hoffman et Robert Redford, qui revient sur le scandale du Watergate. Il boucle ainsi sa "trilogie de la conspiration" entamée avec Klute


Considéré comme un cinéaste engagé et comme le spécialiste du thriller politique, Alan J. Pakula, Président du Festival de Cannes en 1978, doit pourtant attendre quelques années et quelques échecs (le western le Souffle de la tempête, le thriller Une femme d’affaires) pour renouer avec le succès. Celui-ci intervient en 1982 avec le drame le Choix de Sophie, qui permet à Meryl Streep de remporter l'Oscar de la Meilleure actrice.


Alan J. Pakula se fait ensuite discret pour revenir fort au début des années 90. Renouant avec le thriller, genre qui a fait ses belles heures, il réalise un impressionnant tir groupé en dirigeant Harrison Ford dans Présumé innocent (1990), puis Julia Roberts dans l’Affaire Pélican (1993), avant de faire s'opposer (à l'écran comme sur les plateaux lors d'un tournage houleux) Harrison Ford et Brad Pitt pour Ennemis rapprochés (1996). Considéré comme l'un maîtres du thriller politique, Alan J. Pakula disparaît tragiquement dans un accident en voiture. Clément Cuyer


LARS VON TRIER  1956


Créateur d’images, théoricien de l’anti-naturalisme et de la fascination, volontiers provocateur, Lars von Trier occupe une place singulière dans le cinéma scandinave et européen. C’est son diplôme de fin d’études, Images d’une libération (Befrielsesbilleder), couronné par le festival de films d’école de Munich, qui l’a révélé en 1982. Ce moyen métrage annonce, par ses qualités, Europa. L’humour d’Element of crime (1984), son jeu sur les références au genre policier ont davantage séduit qu’Epidemic (1987) avec ses ruptures et ses abstractions symboliques. En 1991, c’est l’évènement Europa. Écrit avec la collaboration de Nils Vorsel comme les deux films précédents, co-produit avec la France et l’Allemagne, c’est une brillante variation sur le thriller et le mélodrame, un travail étonnant sur l’image et le son où les innovations cohabitent avec de vieux trucs cinématographiques en un cocktail explosif. Il présente ensuite une série télévisée baroque, provocatrice et non exempte de pastiche grinçant : l’Hopital et ses fantômes (Riget, 1994), qui a été transféré sur support film. En 1995, il réalise Breaking the Waves. Daniel Sauvaget, 1995.


Très jeune, Lars von Trier vénère les films de Dreyer et de Tarkovski. C'est en montrant ses deux courts métrages au Danish Film Institute, Le jardinier d’orchidées et Menthe - la bienheureuse, qu'il y est accepté comme étudiant en 1978. Il y réalise trois autres courts métrages, Nocturne, Le Dernier détail et Images d’une libération.

Il réalise par la suite de nombreux clips rock et spots publicitaires. Son premier long métrage, Element of crime (1984), qui marque le début de sa collaboration avec son compatriote scénariste Niels Vorsel, est primé dans plusieurs festivals. Avec Epidemic (1988), il signe un film proche du cinéma expérimental. En 1991, il clôt sa série de films, la trilogie en "E", ayant pour thèmes l'Europe et la perte de la personnalité avec Europa, dans lequel joue notamment son acteur fétiche Jean-Marc Barr. Par ailleurs, depuis cette même année, il décide de réaliser tous les ans un petit morceau de trois minutes de Dimension, un film qui suit les mêmes personnages sur plusieurs décennies et qui ne sortira qu'en 2024. Le réalisateur abandonne finalement le projet en 2010.


En 1992, il crée sa propre société de production intitulée Zentropa, ainsi que sa branche X, Puzzy Power, produisant des films pornographiques à destination des femmes

Avec
Breaking the Waves (1996), Lars von Trier débute une nouvelle trilogie, "Cœur d'or", issue d'un conte qu'il a lu enfant. Tourné entièrement caméra à l'épaule, ce mélodrame qui révèle Emily Watson fait sensation sur la Croisette, où il reçoit le Grand Prix du Jury. En 1998, il imagine, avec d'autres compatriotes -dont Thomas Vinterberg, auteur de Festen-, le "Dogme", un catalogue de contraintes formelles (pas si loin de la blague de potaches) visant à promouvoir une mise en scène débarrassée de tout artifice. Les Idiots, réflexion sur la vie en communauté, est tourné selon ces préceptes. Il se lance ensuite dans Dancer in the Dark, dernier volet de sa trilogie "Cœur d'or". Présenté en 2000 à Cannes, où von Trier a ses habitudes, ce mélo musical vaut à son héroïne, la chanteuse islandaise Björk, le Prix d'interprétation et au cinéaste la Palme d'Or.

S'il s'est imposé comme l'un des auteurs majeurs du cinéma européen,
Lars von Trier n'en a pas fini avec sa frénésie d'expérimentation. Il s'attelle en 2003 à une nouvelle trilogie, dans laquelle il entend livrer sa vision iconoclaste de l'Amérique à travers le destin d'une jeune femme naïve nommée Grace. Dans le premier volet, Dogville, elle a les traits de Nicole Kidman, tandis que dans le deuxième, Manderlay (2005), centré sur l'esclavage, le rôle est repris par Bryce Dallas Howard. Le projet est salué pour son audace formelle (les décors sont tracés au sol à la craie), mais l'imprévisible Danois décide de reporter le tournage du troisième volet, préférant réaliser une comédie noire à petit budget, Le Direktor. Il revient en 2009 sur le terrain de l'épouvante avec Antichrist, interprété par Willem Dafoe et Charlotte Gainsbourg.

Son propos semble s'adoucir avec Melancholia. Sur fond d’apocalypse, il réunit un casting international avec des acteurs prestigieux tels que Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg, Charlotte Rampling, Stellan Skarsgard et son fils Alexander Skarsgard. Le film, présenté au Festival de Cannes 2011, émerveille la critique, mais suite à des propos douteux le réalisateur danois est exclu du Festival par les organisateurs. Malgré cette affaire, le film ne repart pas bredouille puisque Kirsten Dunst remporte le Prix d'interprétation féminine.


Fin 2011, Lars Von Trier annonce un nouveau projet suscitant déjà une nouvelle polémique : Nymphomaniac, long-métrage en deux parties qui raconte le parcours sexuel d'une femme jusqu'à ses 50 ans. Le casting est une nouvelle fois 5 étoiles, se composant de certains de ses acteurs habituels (Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgard, Willen Dafoe, Udo Kier) et de petits nouveaux (Shia LaBoeuf, Jamie Bell, Connie Nielsen, Christian Slater, Uma Thurman...). AlloCiné.


ORSON WELLES  1915 - 1985


Sa mère était pianiste, son père industriel dilettante et grand voyageur. La légende, difficile à démêler de la réalité (en 1975, son film Vérités et Mensonges s’évertue à établir la vérité du mensonge, au moins chez les créateurs), veut qu’il ait été dès l’enfance un exceptionnel prodige. Ainsi, âgé de sept ans, il joue le Roi Lear à lui seul ! C’est à cet âge qu’il perd sa mère, puis, à treize ans, son père. Le docteur Bernstein, vieil ami de sa mère (dont il était épris), devient son tuteur. Quelque chose de cette enfance a nourri Citizen Kane. Orson voyage en Europe. À Paris, Houdini l’initie à la magie et à la prestidigitation. À Dublin, bluffant sur son expérience, il se fait engager par le Gate Théâtre de renommée internationale. Il a seize ans. De retour aux États-Unis, après un crochet par l’Espagne, où il tâte de la tauromachie, il entre dans la troupe de Katherine Cornell, publie des nouvelles, édite un Shakespeare pour tous qui a du succès, et connaît un triomphe, d’acteur et de metteur en scène, lors du festival d’art dramatique qu’il organise pour son ancienne école, la Todd School (1934). 


Alors le « wonder boy » devient homme-orchestre. Sous l’égide du rooseveltien Federal Théâtre, il crée, en association avec John Houseman, sa propre troupe, le Mercury Théâtre, démarre avec un Jules Cesar en costumes de « chemises noires » fascistes, monte un Macbeth situé en Haïti, entièrement joué par des Noirs, les sorcières remplacées par des sorciers vaudous. Il tourne un petit film muet de cinq minutes, The Hearts of  Age, par lui-même plus tard qualifié de « canular surréaliste ». Toujours en 1934, il débute à la radio (New York). Il y travaillera, avec quelques interruptions, jusqu’en 1947. L’une de ses séries d’adaptations littéraires s’intitule : La première personne du singulier, le « je » du narrateur devant provoquer l’identification. 30 octobre 1938 (les accords de Munich viennent d’avoir un mois) : Welles déclenche une incroyable panique en adaptant la Guerre des Mondes, de H. G. Wells, que les auditeurs prennent pour argent comptant. Cet exploit insolite lui vaut, en 1939, un contrat sans équivalent dans l’histoire de Hollywood. Humaniste, libéral et démocrate, Welles s’est rallié à la politique de Franklin D. Roosevelt à l’heure du New Deal, puis de la lutte antifasciste. Il se fait journaliste, éditorialiste, conférencier, agitateur. Pour son premier film, il choisit d’adapter Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad. Il veut y expérimenter la « caméra subjective », la caméra se substituant au héros, toujours présent et toujours invisible. Le film trop coûteux ne se fait pas. (En 1947, mais avec la Dame du lac, Robert Montgomery tentera la même expérience et la ratera.) Welles tourne alors Citizen Kane (1941), un nouvel âge du cinéma commence.


Film-enquête, Citizen Kane récupère le projet de caméra subjective, l’enquêteur et ses témoins apportant le point de vue propre sur le héros. L’œuvre s’inspire assez étroitement de la carrière du magnat de la presse W. R. Hearst, lequel fait barrage au film sans pourtant obtenir son interdiction. Le succès de critique est énorme, le succès commercial médiocre. La Splendeur des Amberson (1942) obtient des résultats analogues bien que sa narration respecte la chronologie. La nouveauté révolutionnaire du cinéma wellesien déborde les habitudes du public. Tandis que le cinéaste enregistre au Mexique, au Brésil, en Argentine, les matériaux de It’s All True (1942), semi-documentaire en quatre épisodes qui restera inachevé, la RKO, réorganisée, fait modifier le montage des Amberson et enlève à Welles le tournage de Voyage au pays de la peur, confié à Norman Foster. C’est la rupture. Durant quatre ans, Welles ne sera plus qu’acteur. Pour « montrer qu’il peut être un aussi bon réalisateur que n’importe qui », il tourne le Criminel (1946), qu’il désavoue. Grâce à Rita Hayworth, sa deuxième épouse, dont il est en train de divorcer, il peut réaliser pour la Columbia la Dame de Shanghai (1948) dont chaque épisode est un morceau de bravoure. Il s’y investit tout autant que dans Citizen Kane et démontre cette fois encore son prodigieux talent à bâtir une œuvre forte sur le canevas le plus mince ou le plus rabâché. Le style chez lui crée le sujet. Nouvel insuccès : producteur et public acceptent mal la mort symbolique que le cinéaste inflige à une star alors de première grandeur. Welles, par ailleurs, s’est couvert de dettes pour monter à la scène Autour du monde en 80 jours. L’été 1948, avec le Mercury Théâtre, il filme Macbeth. Macbeth définit et porte à son sommet un genre, le « théâtre cinématographique », qui n’avait connu qu’une unique approche : Henri V (1944), de Laurence Olivier. Là, le cinéma n’enregistre pas, n’orchestre pas, n’illustre pas la tragédie de Shakespeare : il la met en scène. Après Macbeth, Welles décide de s’établir en Europe. Il se veut libre et indépendant. Il produira lui-même ou co-produira ses films. Il les financera avec ses gains d’acteur.


Indépendance difficile, plusieurs des entreprises les plus chères à son cœur avorteront. Othello (1952), Falstaff (1966) poursuivent l’aventure esthétique inaugurée par Macbeth. Dossier secret (1955) renoue avec l’univers et la problématique de Citizen Kane, mais à travers l’écriture flamboyante de la Dame de Shanghai. Exceptionnellement tourné aux États-Unis, la Soif du mal (1958) - banal récit policier devenu vision shakespearienne du monde actuel - reste son chef-d’œuvre après Kane, sans doute, et avec Une histoire immortelle (1968), testament spirituel et artistique d’un Welles vieilli et apaisé. Réalisé entre-temps, le Procès (1962), sans trahir Kafka, rejette le désespoir total et la passivité de son héros. Le réalisme « excessif » (voire expressionniste) de Kane et de la Soif du mal y cède la place à un onirisme de cauchemar. Dès la fin des années 50, Orson Welles a dirigé ou participé à des émissions de télévision, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France. ses dernières œuvres commercialement distribuées sont des « films-essais » : Vérités et Mensonges, Filming Othello.


Réhabilitant les valeurs, les techniques du muet (profondeur de champ, dynamique du cadre et de l’angle, plongées et contre-plongées, longs plans fixes pour servir le jeu de l’acteur) et plaçant avant toute chose le montage parce qu’il est rythme et musique, Welles s’est fait simultanément le héraut d’un cinéma de la parole. « Dans l’écrivain/metteur en scène, le premier a la prépondérance sur le second. » ; « le secret de mon travail c’est que tout est fondé sur la parole. » Il se reconnaît un maître en Sacha Guitry. Avec Welles le parlant est réellement devenu parlant. Homme de spectacle, homme des médias, Welles a créé un art profondément accordé à la réalité de notre temps, à notre civilisation de la communication et du spectacle. Son œuvre emprunte au journal imprimé ou télévisé, à la radio, à la presse à sensation, à la publicité (« Mes films sont rapides comme des films publicitaires »), au thriller, au mélodrame hollywoodien, qui tous lui fournissent des formes spontanément appropriées à l’expression du tragique contemporain. (Il a eu un précurseur en la personne de Fritz Lang.) Chez Welles, toute biographie - et chacun de ses films est le bilan d’une existence - devient théatre, reportage, investigation labyrinthique, dossier d’enquête, rapports de témoins. le réalisateur utilise l’objectif grand-angulaire pour la « fraicheur de son regard » et parce qu’il donne un champ de vision voisin de celui de l’œil humain. Il pratique à sa convenance le découpage en plans-séquences aussi bien que le montage court (Citizen Kane comporte 562 plans, Othello en compte plus de 2000).


Génie multiple, exubérant,  désordonné, dont l’abondance de dons et la démesure ont fait tôt dire qu’il était un géant de la Renaissance, Welles s’est mis dans tous les films, mais pour exorciser ses démons : « Vous êtes-vous demandé ce que je serais devenu si j’avais obéi à ma personnalité ? » Il y juge ses héros, presque toujours négatifs ; il s’abstient de les condamner. Il dit : « Je suis de ceux qui sont nés pour jouer les rois. » Les aventuriers de ses films sont autant de rois shakespeariens. Son œuvre entière conduit le rêve d’une grande royauté condamnée à mal finir, le plus étrange et le plus pathétique étant que Welles a fait ce rêve lucide dès son premier film, à 25 ans, et que finalement celui-ci s’est avéré exact. L’artiste ne capitule pas pour autant : « Je suis un pessimiste complet mais je suis allergique au désespoir. » La place que l’acteur occupe - même dans le rôle d’un personnage déchu, d’un truqueur dont la magie achoppe - et que sa puissance physique, son omniprésence démiurge, ou démoniaque, ne laissent pas oublier un moment, cette place devient, quel qu’en soit le scénario, le pole magnétique de ses films. Il s’ensuit que l’œuvre de l’auteur Welles a reçu, ineffablement, l’empreinte de l’homme, lourd, inquiétant, idole devenue presque immobile dans un univers de masques et de désastres, et que cette même empreinte tend à s’imprimer dans la pâte, bien souvent médiocre, hélas !, des films des autres lorsqu’il y est convié, au premier rang ou, de plus en plus, à celui d’utilité. Barthélémy Amengual, 1995.


Maître incontesté du cinéma, acteur prodigieux au physique inoubliable, personnage de légende, Orson Welles est un génie, incarnation à lui seul du septième des arts. Il manifeste dès l'enfance un exceptionnel talent artistique en montant sur les planches, et c'est à la radio qu'il fait ses premiers pas de metteur en scène : le jour où l'Amérique a tremblé à l'écoute de son adaptation de La Guerre des mondes de H. G. Wells, plus vraie que nature, est resté mémorable. Sa carrière de réalisateur commence à vingt-cinq ans, en 1940, par Citizen Kane, un chef-d'œuvre de l'histoire du cinéma aussi novateur qu'incontesté. Sa carrière est dès lors semée d'embûches tant sa stature d'artiste baroque et impétueux dérange le système des studios. Malgré d'incessants projets ambitieux, son œuvre compte seulement douze longs métrages sur plus de trente ans (La Dame de Shanghai avec Rita Hayworth, des adaptations de pièces de Shakespeare et du Procès de Kafka...), auxquels il convient d'ajouter quatre films inachevés (dont son film testament The Other Side of the Wind) et des œuvres pour la télévision. Dans les années cinquante, il émigre en Europe où il espère rencontrer des conditions de production plus favorables et se lie avec les jeunes critiques de la Nouvelle Vague qui voient en lui l'exemple rigoureux d'un auteur qui a su se mesurer aux puissances de l'argent et aux mirages des médias, et qui restera une véritable source d'inspiration pour des générations de cinéastes à venir. Paolo Mereghetti, 2007.

ANDREÏ TARKOVSKI  1932 - 1986


Il a trois ans quand son père, le poète Arséni Tarkovski, se sépare de sa mère. Ce trauma d’enfance, redouble bientôt par la guerre, sera tenace. Il domine l’oeuvre ; il sous-tend le Miroir, entièrement autobiographique. En même temps que le lycée, Tarkovski fréquente une école de musique. Il consacre ensuite trois années à la peinture (1952-1954);, étudie l’arabe à l’Institut des langues orientales (1954-1956), étudie la géologie et prospecte en Sibérie (1956-1960). Au VGIK, il apprend les techniques du cinéma sous la direction de Mikhaïl Romm. Cinéaste, Tarkovski confirme dès ses débuts ses hautes exigences tant esthétiques que morales : « Le film devrait être pour l’auteur et pour le spectateur un acte moral purificateur. » Il se réclame de l’enracinement charnel et du lyrisme d’un Dovjenko. Il se veut en outre héritier - c’est son originalité la plus criante - de la vieille culture russe, antérévolutionnaire, spiritualiste et prophétique, obsédée par la « terre humide, notre Mère ». Sa démarche est poétique, volontiers irrationnelle (« La création ne relève absolument pas de l’analyse rationnelle »). Il poursuit une communication émotionnelle qui procède par dévoilements subits, « illuminations », « épiphanies ». Il se réfère aux poètes zen et à la plénitude obscure du haïku. Il pense qu’il n’est de création véritable qu’individuelle. Il construit ses films par grands pans autonomes, associés comme les chapitres d’un roman, les chants d’une épopée, refusant l’unité dramatique traditionnellement bouclée autour d’un nœud central. Tout cela contribue à rendre sa position difficile et paradoxale au sein de la cinématographie soviétique. Ses œuvres, toujours très discutées, réputées élitistes, sophistiquées, mystiques, y disposent néanmoins de gros budgets. Mais, en vingt ans, il n’a pu en tourner que huit (si l’on compte son travail de fin d’études, le Rouleau compresseur et le Violon, 1961, qui est un film sur un enfant pour des enfants). Avec l’Enfance d’Ivan (1962), Tarkovski s’insère dans ce cinéma dit « du dégel » où l’accent est mis sur les destins individuels, où la guerre, les « erreurs » politiques sont dénoncées essentiellement comme destructrices de vies, d’amours, de promesses d’avenir. Les motivations idéologiques et patriotiques s’estompent ; s’impose la dimension humaniste. C’est sur cette voie que Tarkovski s’avance le plus loin. Quasi « déshistoricisée », la guerre n’est plus que « condition » monstrueuse. Elle développe chez Ivan, partisan âgé de douze ans dont la mère a été tuée sous ses yeux, un esprit de vengeance, une ténacité superhéroïque qui ne sont rien d’autre que folie froide, impossibilité à vivre d’une vie humaine ; l’horreur en a fait un « mutant ». Déjà les images de l’eau - thème essentiel à l’auteur - nourrissent les rêves, les souvenirs d’Ivan, tous dirigés vers la mère perdue. Andreï Roublev (1966) porte à son sommet la méditation poético-plastique du cinéaste. Dans une reconstitution (plus proche de Bergman que d’Eisenstein), suffocante de réalisme, de la Russie du XVe siècle et de la passion de Roublev, peintre d’icônes inspiré, où passe l’immensité de la terre et du peuple russes, Tarkovski tente d’assumer la prophétie dostoïevskienne selon laquelle « la beauté sauvera le monde ». À cette réflexion « soufferte » et vivante sur la vocation « au bien » de l’art, sur la liberté de l’artiste face aux pouvoirs, Solaris (1972), sous couleur de science-fiction, en fait suivre une autre, sur le divorce science et conscience, sur l’expansionnisme cosmique militaro-politique, sur la condamnation par la raison scientifique de tout inconnaissable, de toute réalité « différente ». C’est une parabole morale, d’une étrange beauté surréaliste parfois, bien plus qu’une aventure de fantastique sidéral, le premier film aussi de l’auteur qui n’ait pas rencontré de difficultés. Tel ne fut pas le cas du suivant, le Miroir (1974), somptueuse et flamboyante auto-analyse à laquelle le cinéaste a conféré la forme de rêveries, de souvenirs, du monologue intérieur d’un malade (lui-même) cloué au lit pour une « blanche, blanche journée ». Pour Stalker (1979), il retourne à la science-fiction comme alibi. derrière ce paravent, il affronte le tragique d’un monde (le soviétique comme l’autre) qui n’a plus ni foi (« n’importe quelle étincelle ») ni espérance. Et cette fois encore son héros, « soutenu » par une idée, cherche passionnément la réponse à une question et va jusqu’au bout d’une expérience ». En 1983, il tourne en Italie Nostalghia. Selon l’auteur lui-même, « le voyage qu’un intellectuel russe effectue en Italie devient l’occasion d’une réflexion à la recherche de quelque chose qui peut-être n’existe pas ». Nostalghia est un mot dont la traduction ne rend pas le sens profond qu’il a en russe. C’est à la fois le sentiment affectueux pour sa terre natale et la mélancolie pour cette terre lointaine. Le film s’attache à la recherche de la perception d’un absolu inaccessible. Après avoir signé cette œuvre majestueuse, Tarkovski décide, en 1984, de ne plus retourner en URSS. C’est en Suède qu’il tourne son dernier film, le Sacrifice, qui obtient le prix spécial du jury à Cannes en 1986. Le film apparaît comme le testament d’un cinéaste qui va d’ailleurs disparaître à la fin de l’année 1986, au moment où la pérestroïka commence à bouleverser le paysage politique de l’URSS. Cette parabole poétique restitue l’angoisse d’un homme qui, confronté à la menace d’un cataclysme nucléaire, tente de retrouver les valeurs spirituelles profondes que l’époque contemporaine semble avoir rejetées ou oubliées. Barthélémy Amengual, 1995.


L'un des paradoxes de l'œuvre d'Andréï Tarkovski est d'être à la fois russe et tellement universelle. Les sujets qu'il traite ont un caractère culturel, métaphysique même, qui peut intimider au premier abord, mais la vision de ses films est une expérience sensorielle des plus enrichissantes, éveillant chez le spectateur des réminiscences de son propre vécu ou de ses rêves. Le Miroir, par exemple, est une source inépuisable de retours à l'univers concret, quasi physique, de l'enfance. La vie de Tarkovski est un champ de bataille pour une œuvre inachevée. Fils du grand poète Arseni Tarkovski, formé au VGIL, l'école de cinéma de Moscou, il devient l'une des figures majeures du cinéma soviétique aux yeux du monde entier avec L'Enfance d'Ivan (Lion d'or au festival de Venise en 1962), puis avec Andréï Roublev. Il est immédiatement en butte avec la censure dans son propre pays où il fait figure de metteur en scène dissident. La publication de son journal révèle un homme douloureux et révolté, un créateur exigeant toujours plus de lui-même pour donner sens à son art, tel le personnage d'Andréï Roublev, qui devra exercer le talent que Dieu lui a donné pour percer à jour le secret de la cloche, ou celui du Sacrifice qui devra renoncer à tout. Sa position d'auteur dans un cinéma d'Etat l'empêchant de poursuivre sa création, Tarkovski choisit l'exil vers l'Europe de l'ouest et réalise deux films consacrés aux thèmes du sacrifice et du renoncement : Nostalghia et le Sacrifice. La maladie le terrasse à Paris, à l'âge de 54 ans, alors qu'il n'est parvenu à mettre en scène que 7 films... bien peu par rapport à tous ceux qu'il portait en lui. Michel Chion, 2008

SERGIO LEONE  1929 - 1989


        Fils du metteur en scène Roberto Leone Roberti et de l’actrice Bice Valerian, il travaille dans les années 50 à une soixantaine de films comme assistant réalisateur, surtout à des films spectaculaires américains tournés à Cinecittà. En 1959, il réalise à la place de Mario Bonnard, tombé malade, les Derniers jours de Pompéi,, écrit par deux autres futurs fondateurs du western à l’italienne, Tessari et Corbucci, et dont le directeur de la photo est Barboni (alias E. B. Clucher, qui signera les derniers avatars du genre). Ce péplum, qui raconte un épisode souvent filmé dès la période muette, est suivi dans sa carrière par un autre film historico-mythologique, le Colosse de Rhodes (1961) ; en 1962, il dirige la deuxième équipe du film de Robert Aldrich Sodome et Gomorrhe. Ces expériences lui permettent de se spécialiser dans la démesure. Il y affirme un style baroque et riche en redondances. En 1964, avec Pour une poignée de dollars, il transforme en western violent le sujet de Yojimbo (1961) de Kurosawa, et le signe Bob Robertson : l’extraordinaire succès international de ce film affirme son nom, celui de ses collaborateurs (dont le musicien Ennio Morricone, les acteurs Clint Eastwood et Gian Maria Volonté), et surtout l’arrivée tonitruante d’un « nouveau » genre commercial, exploité ensuite pendant de longues années, et imité par les Américains eux-mêmes. Mais c’est plutôt dans les deux suites avec le même personnage populaire du pistolero sans nom qu’il élabore son style original :… Et pour quelques dollars de plus (1965), et le Bon, la brute et le truand (1966), apothéose de la violence irrationnelle et démythification volontaire de l’histoire traditionnelle de l’Ouest. Les grand moyens employés (contrairement à la majorité des western-spaghetti) lui permettent une ampleur spatiale et une longueur narrative peu communes, même quand les duels et les affrontements se répètent comme de purs jeux formels. En 1968, il crée son œuvre la plus ambitieuse : Il était une fois dans l’Ouest, élégie sanglante et très spectaculaire sur la disparition de l’Ouest classique cher à John Ford (dont il transforme un acteur favori comme Henry Fonda en tueur sadique), tourné dans Monument Valley elle-même. Les tons crépusculaires se font plus graves dans le film suivant, Il était une fois… la Révolution (1971), avec Rod Steiger et James Coburn, qui oppose deux « types » d’aventuriers sur toile de fond mexicaine. Il produit ensuite deux westerns presque parodiques qui sonnent comm des nécrologies de toute son œuvre : Mon nom est Personne (T. Valeri, 1973) et Un génie, deux associés, une cloche (G. Damiani, 1975). Il travaille ensuite comme producteur (les premiers films de Carlo verdoie) et réalise ne 1984 Il était une fois en Amérique avec Robert De Niro, film ambitieux sur les années 30 annoncé depuis longtemps et sans cesse ajourné. Son nom reste lié à la fulgurante parabole du western moderniste dit western-spaghetti, dont on discute encore les effets positifs ou négatifs, et la valeur réelle : innovation, ou simple parodie. Lorenzo Codelli, Critique de cinéma, 1995.


        Le nom de Sergio Leone est attaché au western, version italienne, à qui il donna ses lettres de noblesse. Sortis dans les années soixante, Il était une fois dans l'Ouest, Le Bon, la Brute et le Truand ou Pour une poignée de dollars sont des films universellement connus, toutes générations confondues, qui influencent aujourd'hui encore de grands cinéastes américains tels Francis Ford Coppola, Martin Scorsese ou Quentin Tarantino, et au-delà même du cinéma les images de la bande dessinée ou de la publicité. Clint Eastwood, cigarillo coincé entre les dents et poncho défraîchi sur les épaules, est devenu une icône et les ritournelles entêtantes d'Ennio Morricone sont aujourd'hui des classiques. Leone, styliste brillant dont on reconnaît chaque plan, est le créateur d'un univers ludique et violent où les chasseurs de primes, volontiers picaresques, s'affrontent dans des duels filmés comme des opéras lyriques. La critique n'a longtemps vu en lui qu'un formaliste surdoué, voire le profanateur d'un genre sacré, le western. Il est aujourd'hui considéré comme l'artisan de son second souffle, revisitant et revivifiant ses codes et sa mythologie. A la fois grands films populaires et véritables leçons de cinéma, les films de Sergio Leone sont de ceux qui réconcilient le grand public avec le cinéma d'auteur. 

Jean-Baptiste Thoret, Critique de cinéma, 2008.

TIM BURTON  1960


        Il a attiré l’attention sur lui grâce à un remarquable court métrage d’animation dédié à Vincent Price et justement intitulé Vincent (1982). On pouvait y déceler le sens du bizarre et un humour très particulier qui ne dédaignait pas s’étrangler dans un râle d’inquiétude. Ce ne sont pas là les qualités habituellement liées aux studios Walt Disney. C’est pourtant là qu’il travaillait à l’époque, notamment sur Taram et le chaudron magique. Depuis, Tim Burton est resté remarquablement fidèle aux promesses de ce premier film. Après le succès inattendu de Pee Wee’s Big Adventure (1985), qui lançait un étrange et anachronique nouveau burlesque, on a cru hâtivement que l’exubérance visuelle de Beetlejuice (1988) n’était qu’un phénomène de mode. Forte de quoi une certaine critique française a joué l’indifférence face au dispendieux Batman (1989), lancé par une publicité tapageuse à grand coups de chiffres à plusieurs zéros. Mais Edward aux mains d’argent (Edward Scissorhands, 1990), insuccès commercial et film d’une poésie et d’une délicatesse rares, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » ne ressemblant à rien de connu, affirmait la personnalité la plus neuve du cinéma américain moderne : l’invention visuelle débridée y allait de pair avec l’acuité de la satire et la gravité du propos. Désormais plus libre de ses mouvements, Tim Burton a su admirablement se tirer de l’embûche d’une suite prestigieuse à Batman. Batman 2, le défi (Batman Returns, 1992), ne se contente pas de déployer la magie visuelle et le sens du grotesque du premier film, il s’aventure dans d’autres directions en créant un ton (une ouverture à la Dickens), un climat (l’architecture totalitaire de la ville mythique de Metropolis) et des personnages (Danny De Vito, Pingouin d’une méchanceté tragique et pathétique, Michelle Pfeiffer, femme-chat solitaire et cruelle) inédits. ce faisant, Burton filait une métaphore d’une macabre amertume sur le monde contemporain. Ces deux réussites jetaient un éclairage qui valorisait rétrospectivement Beetlejuice et Batman, les quatre films démontrant la remarquable cohésion thématique et plastique de ce cinéaste inclassable. Il a produit un film d’animation, l’Étrange Noël de Monsieur Jack (The Nightmare before Christmas, 1993, réalisé par Henry Selick), dont il est la véritable force créatrice et où l’on retrouve tout son univers : il s’agit d’un conte pour enfants où s’entrechoquent les mythes américains de Halloween et de Noël. Le gout du paradoxe le possède jusqu’en 1994 ; il réalise une biographie du réalisateur Ed Wood, célèbre aux États-Unis comme « un des plus mauvais réalisateurs de tous les temps ». Christian Viviani, Historien de cinéma, 1995.


BIOGRAPHIE

Après des études à la California Institute of the Arts, Tim Burton débute chez Disney dans les années 70, collaborant à l'animation de plusieurs dessins animés, dont Rox et Rouky. Après cette expérience, il fait ses débuts dans la réalisation par le biais de deux courts métrages, l'un d'animation (Vincent, 1982), l'autre de facture classique, Frankenweenie (1984), parodie revendiquée de Frankenstein et des films de la firme Hammer.


En 1985, Tim Burton réalise son premier long métrage, Pee Wee Big Adventure, qui plante déjà les bases d'un univers très personnel, où le fantastique le dispute à l'onirisme. Trois ans plus tard, il se révèle au grand public avec la comédie Beetlejuice, fable fantastico-macabre dans laquelle Michael Keaton incarne un "bio-exorciste" totalement déjanté. Il retrouvera le comédien pour Batman (1988) et Batman, le défi (1991), le glissant dans le costume du célèbre homme chauve-souris et démontrant par la-même que son génie créatif peut aussi s'exprimer sur des films dits "de commande".


Fidèle en amitiés professionnelles, Burton entame en 1990, par la romance fantastique Edward aux mains d’argent, une fructueuse collaboration (huit films) avec Johnny Depp. Après avoir donné au comédien le rôle d'une invention humaine pourvue d'un cœur et de lames de métal en guise de doigts, le cinéaste ne cessera de lui offrir des prestations fortes et originales. Ainsi, Depp se glisse sous les traits du réalisateur de séries Z Ed Wood (1994), fait tout pour percer le mystère d'un cavalier sans tête dans Sleepy Hollow (1999), campe un inquiétant chocolatier dans Charlie et la chocolaterie (2005), adapté du livre pour enfants de Roald Dahl, et incarne le terrifiant barbier Sweeney Todd (2008) dans l'adaptation de la comédie musicale de Stephen Sondheim.


Tim Burton parvient parfois à s'affranchir du fantastique pur et d'un cinéma très personnel bâti au fil des ans. Il emprunte ainsi un ton plus parodique avec Mars Attacks ! (1996), qui narre une invasion extra-terrestre aussi tragique que délirante, se penche sur l'exercice du remake avec La Planète des singes (2001), ou abandonne même toute excentricité avec la fable douce-amère Big Fish (2003). Considéré comme l'un des cinéastes les plus inventifs de sa génération, Tim Burton est également un producteur avisé, notamment dans le domaine du film d'animation fantastique (James et la pêche géante ; l’Étrange Noël de Mr Jack ; Les Noces funèbres, qu’il réalise ; Numéro 9, etc.).


En 2010, Tim Burton poursuit sa collaboration avec Johnny Depp et Helena Bonham Carter (sa femme, rencontrée sur le tournage de La Planète des singes), en leur offrant deux des rôles principaux de sa relecture d’Alice au Pays des Merveilles, où il dirige la jeune Mia Wasikowska. Après cette production qui est l'un des plus gros succès de tous les temps (un milliard de dollars au box office mondial), le cinéaste se plonge dans une libre adaptation d'un feuilleton des années 60. Dans Dark Shadows (2012), il transforme ainsi Johnny Depp en vampire, dans une comédie macabre où la thématique de la malédiction côtoie celle du disco...


En 2014, avec Big Eyes, il change radicalement de sujet pour se lancer dans le biopic dédié à Walter et Margaret Keane, peintres célèbres dans les années 60 pour leurs portraits d’enfants aux très grands yeux. Burton produit et réalise ce film, qui offre des premiers rôles à Amy Adams et Christoph Waltz. 2016 marque le retour du cinéaste dans le genre fantastique avec Miss Peregrine et les enfants particuliers. Burton raconte l'histoire de Jacob, un jeune homme qui découvre les indices et l’existence d’un monde mystérieux qui le mène dans un lieu magique : la Maison de Miss Peregrine pour Enfants Particuliers. Mais le mystère et le danger s’amplifient quand il apprend à connaître les résidents, leurs étranges pouvoirs…et leurs puissants ennemis. Ce film marque la seconde collaboration du metteur en scène avec Eva Green après Dark Shadows. (AlloCiné)


        Tim Burton est l'un de ces cinéastes qui créent de toutes pièces leur propre univers, avec ses règles, ses personnages et même ses paysages, qui inventent des films qui ne ressemblent qu'à eux-mêmes et qui, par un de ces prodiges dont le cinéma a le secret, rencontrent un public nombreux autant q'inconditionnel. Beetlejuice, " film optimiste sur la mort ", figure le big-bang de ce monde nouveau dont la logique inverse systématiquement les règles. Le spectateur est invité à considérer l'étrange comme la norme et le " normal " bien ennuyeux. Le décor est planté et Burton alterne désormais films de commande à grands spectacle et films d'animation (L'Etrange Noël de monsieur jack, Les Noces funèbres), genre avec lequel il a débuté sa carrière chez Disney. Il réinvente Batman sous les traits d'un Michel Keaton " plus BD que nature " et le Joker sous ceux d'un Jack Nicholson aussi comique que terrifiant dans deux films jubilatoires où l'ironie le dispute à la méchanceté. Dans cette galerie de portraits viennent ensuite Edward aux mains d'argent, le Cavalier sans tête (Sleepy Hollow), Willy Wonka (Charlie et la chocolaterie), Sweeney Todd, personnages issus de légendes éternelles ou surgis de l'imaginaire de Tim Burton auxquels sa complicité avec Johnny Depp donne vie. 


Aurélien Ferenczi, Critique de cinéma, 2008.


FRANÇOIS TRUFFAUT  1932 - 1984


        Le cinéma ayant été le compagnon véritable d’une enfance solitaire, François Truffaut, guidé par André Bazin, est devenu critique de cinéma. D’abord aux Cahiers du cinéma, puis à Arts, son enthousiasme un peu provocateur, sa jubilation à polémiquer contre un cinéma français en léthargie, sa manière d’écrire à la fois claire et passionnée, tout cela a fait de lui un des critiques les plus tonifiants et les plus justes des années 50.


Succédant à un moyen métrage original, les Mistons (1958), son premier long métrage fait l’effet d’une bombe. Truffaut avait conspué le cinéma en place, voici qu’il a l’audace de venir briguer les lauriers cannois avec les Quatre Cents Coups (1959). Ce reproche d’ « ôte-toi de là que je m’y mette », Truffaut le traîna comme un boulet, d’autant qu’après la relative nouveauté des Quatre Cents Coups et le ton résolument novateur de Tirez sur le pianiste (1960) le cinéaste se glisse dans le moule d’un cinéma traditionnel qu’il avait mis au pilori. Mais tout cela est peut-être le fait d’un malentendu, dans la mesure où Truffaut critique défendait un cinéma résolument classique, celui de Renoir, de Guitry, de Hitchcock ou de Hawks ; ce qu’il fustigeait, ce n’était pas la tradition mais la médiocrité. De plus, les Quatre Cents Coups se voulait un film proche à la fois du néoréalisme et d’un certain cinéma français des années 30, gourmand de silhouettes pittoresques, de dialogues colorés et de digressions dramaturgiques. Un cinéma que Renoir a porté à son apogée. Certes, Tirez sur le pianiste tenait un tout autre discours, peu conforme à quelque modèle que ce soit. Un extrême auquel le prudent Truffaut n’aura plus recours. Désormais, il optera (à l’exception de l’Enfant sauvage) pour des situations, une écriture et des acteurs auxquels le public est habitué. dans ce cadre préexistant, il se contentera d’un subtil, mais radical décalage, qui sera sa véritable marque de fabrique. Rien de surprenant dans cette attitude : ce cadre solide lui permet de porter toute son attention aux acteurs et à leurs personnages. Et pour Truffaut cela semble de plus en plus essentiel.


C’est surtout la Peau douce (1964) qui, venant peu après les apparentes audaces de Jules et Jim (1962), se retrouve la victime de cette nouvelle voie. Film secret et d’une réelle sensibilité sous ses dehors de drame bourgeois, il offre à Françoise Dorléac l’occasion d’une création lumineuse et mélancolique. C’est là le véritable point de départ de la saga d’Antoine Doinel - Jean-Pierre Léaud -, fausse autobiographie, faux psychodrame, fausse chronique réaliste, mais, dans ses meilleurs moments, vrai portrait d’un certain malaise (Baisers volés, 1968 ; quelques instants de Domicile conjugal, 1970).


C’est là aussi la veine la plus périlleuse de Truffaut. Car, s’il est capable de bifurquer vers un pathétique cynisme à la Guitry (l’Homme qui aimait les femmes, 1977), ou vers un fantastique obsessionnel à la Hitchcock (la Femme d’à coté, 1981), il sombre parfois dans la facilité tout en conservant un certain charme, qui est son image de marque (l’Argent de poche, 1976). Sous un autre angle, Jules et Jim, film faussement émouvant, en réalité froide analyse d’un amour et d’une amitié, crée chez Truffaut une veine « littéraire » qui va s’épancher à travers des adaptations (les Deux Anglaises et le continent, 1971) ou des films en costumes (l’Histoire d’Adèle H, 1975). Le sujet de ces films est la passion. Mais Truffaut adopte face à ce sujet une distance qui désarçonne souvent le spectateur. Là aussi, il ne sait pas toujours se maintenir en équilibre sur la corde raide. Les Deux Anglaises sont effectivement froid, et Adèle H., presque exsangue. Mais, à côté, Truffaut a réussi admirablement l’Enfant sauvage (1970), grâce à la finesse d’une photographie superbe. De même, la Chambre verte (1978) parle, en termes très troublants, d’un véritable processus de vampirisation où les livres ont un rôle pétrifiant, à l’opposé de ce qu’entendait Farenheit 451 (1966).


Enfin, Tirez sur le pianiste révèle chez Truffaut des tendances bouffonnes qu’il allait parfois épancher chez Doinel, puis dans l’harmonie quasi magique qui fait de la Nuit américaine (1973, Oscar du meilleur film étranger) et du Dernier métro (1980, César du meilleur film) des œuvres fragiles, qu’un rien pourrait briser, et qui, pourtant, tiennent le parcours ; Tirez sur le pianiste accuse aussi chez Truffaut un intérêt indiscutable pour les intrigues policières, véhicule tout trouvé à l’entêtement obsessionnel de ses personnages. La Mariée était en noir (1968) utilise une intrigue d’Irish comme tremplin, pour mieux apprivoiser une poésie à la Cocteau et, comme Cocteau, il apparaît protagoniste dans l’un de ses films (l’Enfant sauvage) et dans Rencontres du troisième type (S. Spielberg, 1977). L’œuvre de Truffaut (bon connaisseur, familier du cinéma hollywoodien - son dialogue avec Hitchcock reste un livre de base) a séduit la critique américaine, peut-être grâce à cette « French Touch » douce-amère, qui a marqué la Nouvelle Vague et ses épigones (Doillon, Tachella, Téchiné) et à une psychologie sentimentale, aussi, qui doivent paraître assez exotiques outre-Atlantique pour correspondre à l’idée qu’on s’y fait de la France. 


Christian Viviani, Historien du cinéma, 1995.


    Un cinéaste incarne le cinéma français : François Truffaut. Dès Les Quatre Cents Coups, son premier film inspiré de son enfance douloureuse et interprété par le jeune Jean-Pierre Léaud, il remporte un prix au Festival de Cannes et connaît un immense succès public. Nous sommes en 1959, c'est le coup d'éclat de la Nouvelle Vague. Avant son passage à l'acte, François Truffaut, comme Jean-Luc Godard ou Claude Chabrol, fut d'abord un cinéphile ardent et un brillant polémiste au sein des Cahiers du cinéma. Contre la Qualité française et à l'origine de la politique des auteurs, il se reconnaîtra deux maîtres : Renoir et Hitchcock. Exemple parfait de cet " auteur " qu'il appelait de ses vœux, il conquiert son indépendance et choisit librement ses sujets autour de quelques thèmes obsessionnels : les femmes, les livres, l'enfance, la mort. Très attentif aux réactions du public, respectueux des personnages qu'il invente et complice des acteurs qui leur donnent vie, il crée des films d'une sincérité absolue, où la vie, toujours préférée à la perfection technique, palpite. Qui ne s'est pas un moment reconnu dans la saga d'Antoine Doinel, amoureux transi de Baisers volés et séducteur maladroit de Domicile conjugal ? Qui n'a pas été troublé par le trio de Jules et Jim, mené par une éblouissante Jeanne Moreau ? Qui a oublié le couple Deneuve-Depardieu dans Le Dernier Métro ou l'interprétation incandescente de Fanny Ardant dans La Femme d'à côté ? Pour Truffaut, le cinéma pouvait être plus important que la vie, et c'est cette passion que ses films continuent à transmettre aujourd'hui. 

Cyril Neyrat, Critique de cinéma, 2007.

PEDRO ALMODOVAR  1949


        Il pratique divers métiers tout en écrivant des récits qu’il tourne lui-même en Super-8. L’un de ses premiers longs métrages, le Labyrinthe des passions (Laberinto de passionnes, 1982), donne la clé de ses films à venir, mélodrames insolites et convulsifs où il met la provocation et l’humour noir au service de la pathologie des sentiments : Dans les ténèbres (Entre tinieblas, 1983), Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ! (1984), Matador (1986), son chef-d’œuvre, la Loi du désir (1986). Après un détour par la comédie sophistiquée : Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervis, 1988), il est revenu à son inspiration première dans Attache-moi !  (Atame !, 1989), Talons aiguilles (1991) et Kika (1993). Il est également le producteur de Accion mutante (Alex de la Iglesia, 1992). Marcel Martin, Critique et Historien du cinéma, 1995.


BIOGRAPHIE

Après avoir passé ses premières années à Calzada de Calatrava, Pedro Almodóvar déménage avec ses parents à l'âge de 8 ans (un doute plane encore sur sa véritable année de naissance) en Estrémadure. Issu d'une famille relativement pauvre de muletiers d'une région ravagée par la Guerre d'Espagne, il grandit entouré de femmes, ce qui ne sera pas sans conséquence sur son cinéma. Élève particulièrement doué, il étudie chez les Pères Salésiens et les Franciscains, une expérience douloureuse qui lui fera perdre la foi et motivera une certaine aversion pour la religion. Pour se détendre et sortir du carcan stricte de cette éducation, il fréquente assidûment les salles obscures.


A 17 ans, Pedro Almodóvar part pour Madrid, seul, sans argent et sans travail, avant d'entamer un tour d'Europe qui le mène à Londres et Paris. Il souhaite ainsi apprendre le cinéma, mais, sur ordre de Franco, l’École Officielle du Cinéma vient de fermer ses portes. Après plusieurs petits boulots, il décroche un emploi de bureau à la Compagnie nationale de téléphone espagnole où il reste douze ans. Parallèlement, il écrit des scénarii, tourne, de 1974 à 1979, des courts-métrages en Super 8, fait la connaissance de Carmen Maura, ce qui l'entraîne à faire du théâtre au sein de la troupe indépendante "Los Goliardos" (au sein de laquelle il montre un goût certain pour le travestissement), et fonde un groupe punk-rock parodique "Almodovar y McNamara".


Avec l'arrivée de la démocratie en Espagne, il réalise, sur une période d'environ un an et demi, son premier long métrage Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier. Un film tourné en 16 mm, avec un budget dérisoire, et qui marque sa première collaboration avec l'actrice Carmen Maura. Alors que le mouvement culturel la Movida se développe, il tourne Le Labyrinthe des passions et Matador qui révèlent Antonio Banderas. Scénariste et réalisateur, il ajoute une corde à son arc en 1986, en fondant avec son frère Agustin Almodovar (qui abandonne sa carrière d'ingénieur en chimie pour produire des films), la société de production El Deseo (le désir). Le premier film produit par la société est La Loi du désir (sixième long métrage du cinéaste) en 1987. Par la suite, ils produiront tous les films réalisés par Pedro Almodóvar. Ce dernier prouve qu'il peut être omniprésent sur un projet en enfilant également les costumes de chef décorateur et de compositeur. A l'instar de son frère, il lui arrive même de faire quelques apparitions hitchcockiennes dans certains de ses films, comme dans La Loi du désir.  


Baroque, adepte du kitsch et de la parodie, Pedro Almodóvar se fait un nom au-delà des frontières espagnoles avec Femmes au bord de la crise de nerfs, en 1988. Le cinéaste se montrant fidèle à ses acteurs, son cinéma est truffé de figures récurrentes, parmi lesquelles Carmen Maura, Victoria Abril, Penélope Cruz, ou encore Antonio Banderas, seule icône masculine de la filmographie de ce "réalisateur à femmes". Ce dernier se montre également assidu à Cannes, qu'il visitera à six reprises : 1992 (membre du jury), 1999 (en compétition avec Tout sur ma mère), 2004 (La Mauvaise éducation projeté en ouverture), 2006 (en compétition avec Volver), 2009 (en compétition avec Étreintes brisées) et 2011 (en compétition avec La Piel que Habito). 


Avec Tout sur ma mère, qu'il dédie à sa mère, Pedro Almodóvar rafle un nombre impressionnant de prix : Prix de la mise en scène à Cannes, Oscar et César du Meilleur film étranger, Golden Globe et même sept Goya ! Trois ans après, il récidive avec Parle avec elle, et fait mieux encore : Oscar du Meilleur scénario, cinq prix EFA, deux BAFTA, le Nastro d'Argento, le César et beaucoup d'autres prix partout de par le monde, exception faite de l'Espagne. En 2004, il a l'honneur d'ouvrir la 59e cérémonie du Festival de Cannes avec sa Mauvaise éducation, une première pour un film espagnol. Avec ce film intimiste rappelant l'adolescence du réalisateur chez les Franciscains, il révèle un nouveau talent en la personne de Gael Garcia Bernal.  


Deux ans plus tard, sa nouvelle comédie dramatique, Volver (portrait presque autobiographique de trois générations de femmes au sein de la classe ouvrière), lui permet de retrouver après 17 ans d'absence sa première égérie, Carmen Maura. Il réalise ensuite un rêve, en tournant à Lanzarote Les Étreintes brisées, île découverte pour la première fois par le cinéaste quelques mois après la mort de sa mère. Comme bien souvent au cours de la carrière du réalisateur, cette parenthèse nostalgique est suivie d'un film sombre : le thriller La Piel que Habito. Alternant les registres, c'est avec une comédie "aérienne", Les Amants passagers, qu'il revient deux ans plus tard. 


En 2016, son 20ème long métrage, Julieta, évoque des thématiques qui lui sont chères comme celles du destin, de la culpabilité et de cette force mystérieuse et insondable qui nous pousse à quitter les personnes que nous aimons. (AlloCiné)


        Au moment où le monde entier le découvre à la fin des années quatre-vingt et fait un triomphe à Femmes au bord de la crise de nerfs, Pedro Almodovar a déjà réalisé sept films, qui n'ont pas laissé les Espagnols indifférents. Chanteur de rock travesti sur scène, réalisateur de films underground en Super 8, auteur de romans- photos, écrivain, il est l'une des figures de la Movida madrilène dans une Espagne qui change à toute vitesse à la sortie du franquisme. Ses premiers films, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, Le Labyrinthe des passions, déjantés, sont produits hors de tout système, mais on y trouve déjà ses thèmes favoris, comme celui de la " mauvaise mère ", qui hante Talons aiguilles, du sexe perverti, sujet de Matador, de Attache-moi ! ou encore de La Mauvaise Education. Il écrit lui-même des scénarios provocateurs autour de personnages féminins baroques, obsessionnels, mais follement séduisants. De film en film, il s'attache une tribu d'artistes, de techniciens et surtout les meilleurs acteurs - Antonio Banderas, Gael Garcia Bernai - et actrices - Carmen Maura,
Victoria Abril, Marisa Paredes, Penélope Cruz. Son enfance dans la Manche, cette région misérable de l'Espagne des années cinquante, marque ses films jusqu'au récent
Volver, et donne la mesure du chemin qu'il a parcouru. Sans craindre d'afficher ses références cinéphiles au burlesque ou au film noir, il est devenu l'un des réalisateurs les plus sensibles aux pulsations du monde contemporain. 

Thomas Sotinel, Journaliste et Critique de cinéma, 2007.

DAVID LYNCH  1946


Cet étudiant en beaux-arts réalise très jeune deux courts métrages, The Alphabet (1967) et The Grandmother (1969), qu’il qualifie lui-même de « tableaux animés. Ils n’avaient pas d’intrigue, seulement des atmosphères ». Dans des conditions artisanales, avec des comédiens inconnus, et selon les mêmes principes, il réussit à achever un premier long métrage d’une totale originalité, Eraserhead, véritable cauchemar éveillé, qui ne sera distribué qu’en 1978. Eraserhead attire l’attention de Mel Brooks qui cherchait un réalisateur pour un de ses projets les plus ambitieux, The Elephant Man (1980), biographie d’un personnage qui défraya la chronique dans l’Angleterre victorienne. Lynch y retrouve l’émotion d’un Tod Browning, et en fait un chef-d’œuvre. Dino De Laurentiis l’entraîne ensuite dans l’aventure totalement disproportionnée de Dune (1984) d’après la « somme » de Frank Herbert. David Lynch retrouve sa personnalité dans un « thriller » violent et original, Blue Velvet (1986), réalise Twin Peaks (1989) pour la télévision et remporte une Palme d’or contestée au festival de Cannes 1990 pour Sailor et Lula (Wild at Heart), film violent et exacerbé, une « comédie noire où les deux héros sont deux innocents qui traversent l’enfer et que seul leur amour peut sortir du chaos » (D. Lynch). On retrouve le même paroxysme, alourdi par un message de plus en plus confus, dans Twin Peaks : Fire Walk with me (Twin Peaks, 1992). Lynch y revisite la série à succès qu’il avait conçue pour la télévision, mais sans la fantaisie et l’impertinence qui en faisaient le prix. Sa fille, Jennifer Lynch, a débuté dans la réalisation en 1992 avec Boxing Helena


Dominique Rabourdin, Critique de cinéma, 1995.


BIOGRAPHIE


David Lynch fut marié à Peggy Reavy (actrice), puis Mary Fisk, et enfin Mary Sweeney (monteuse). Il a une fille de la première, Jeniffer Chambers Lynch (réalisatrice), un fils de la deuxième, Austin Jack et un second fils de sa dernière épouse, Riley.


De nos jours, aucun réalisateur ne ressemble à David Lynch. Son premier long métrage, Eraserhead, un surprenant cauchemar en noir et blanc, est devenu un classique de l'épouvante. C'est grâce à ce film que Mel Brooks décide de lui confier la réalisation de Elephant Man (1981). Également tourné en noir et blanc, l'histoire de John Merrick remporte pas moins de 8 nominations aux Oscars et lance définitivement la carrière de Lynch.


Il laisse passer l'opportunité de diriger Le Retour du Jedi, préférant miser sur Dune, une autre aventure fantastique qui, bien sûr, est loin de connaître le même engouement que le troisième volet de la saga Star Wars. Vient Blue Velvet dont l'excès de sexe et de violence choque certains, alors que d'autres crient déjà au génie. En 1990, Sailor et Lula remporte la Palme d'or au Festival de Cannes. Avec Twin Peaks, une série télévisée, Lynch devient un véritable phénomène de la culture pop. La transposition au cinéma ne se fait pas attendre.


Après cinq ans d'absence, il revient derrière la caméra pour Lost Highway, avant d'offrir un film dans la droite lignée de l'esprit humaniste d'Elephant Man, Une histoire vraie. En 2001, Mulholland Drive renoue avec l'étrange et précipite dans les coulisses d'un Hollywood inquiétant. Pour ce film, Lynch est récompensé du prix de la mise en scène au festival de Cannes, une récompense qu'il partage avec Joel Cohen (The Barber : l’homme qui n’était pas là). Après quelques courts et moyens métrages, dont Rabbits réalisé en 2002, il tourne INLAND EMPIRE en 2006, et retrouve à cette occasion son actrice fétiche Laura Dern. (AlloCiné)


- Au milieu des années soixante-dix, Eraserhead fait figure d'ovni dans le paysage cinématographique et marque les débuts fulgurants d'une œuvre étrange qui se poursuit depuis plus de trente ans, ponctuée de films-cultes comme Blue Velvet, Sailor et Lula, Lost Highway, ou, plus récemment, Mulholland Drive, et jusqu'au récent Inland Empire ; et d'une série, Twin Peaks, qui surprend et séduit les cinéphiles à l'orée des années quatre vingt dix et devient un modèle pour la production télévisée à venir. Les films de David Lynch sont habités par une puissance sensorielle exceptionnelle, d'ordre musical aussi bien que plastique ou rythmique, qui emmène le spectateur dans des zones encore souvent inexplorées. Le réalisateur ne renonce pas pour autant à nous raconter de fabuleuses histoires, même s'il bouscule la logique du récit pour mieux nous désorienter et mettre ainsi tous nos sens à l'affût. Cinéaste hollywoodien, il se place volontiers en marge du système des studios dans un geste subversif qui le met dans une situation d'extraterritorialité lui permettant de transcender les frontières, les genres, les disciplines. Musicien, peintre à qui la Fondation Cartier n'a pas hésité à confier une grande exposition à Paris en 2007, il occupe une place inédite, celle d'un artiste aux dons multiples pour qui le cinéma est le creuset d'un art total se déployant sur les différents plans d'un monde, le Lynchland. 

Thierry Jousse, Critique de cinéma et réalisateur, 2007.

CLINT EASTWOOD  1930


Longtemps confiné dans des rôles mineurs par Universal, il est remarqué dans la série télévisée Rawhide (1959-1966), mais c’est en Europe, avec la trilogie westernienne de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, le Bon, la Brute et le Truand), qu’il s’impose comme « l’homme sans nom », mercenaire impassible et laconique appelé à jouer les anges exterminateurs. De retour aux États-Unis, il fonde en 1968 la Malpaiso Company, qui produit la majorité de ses films. Attentif à donner leur chance aux nouveaux venus (le Canardeur, premier essai de Cimino, 1974) ou à ses assistants (James Fargo, Buddy Van Horn), il trouve, grâce à Don Siegel (un Shérif à New York, Sierra Torride, les Proies, l’Inspecteur Harry, l’Évadé d’Alcatraz), un équilibre entre la surenchère irréaliste du « western spaghetti » et la précision sociologique du film de genre hollywoodien : individualiste forcené, jusque sous l’uniforme de la loi et de l’ordre, il révèle par sa violence les pulsions meurtrières d’un « système » aussi hypocrite que pourri. Il débute dans la mise en scène par un thriller original Un frisson dans la nuit (1971) et un western baroque qui est aussi une parabole fulgurante sur le pouvoir (l’Homme des hautes plaines, 1973), mais déroute son public, et ce ne sera pas la dernière fois, avec la romance délicate, tout en demi-teintes, de Breezy (1973). Après la Sanction (1975), qui dynamite par l’absurde les conventions du film d’espionnage, il tourne en dérision son image de « macho » invulnérable dans Josey Wales hors-la-loi (1976), l’Épreuve de force (1977) et Bronco Billy (1980). Il s’y situe résolument du côté des rêveurs, des perdants, des marginaux qui fuient dans l’imaginaire la déroute de toutes les valeurs. Puis il revient au film d’espionnage, cette fois, antisoviétique, avec Firefox (1982) avant de tourner Honkytonk Man (1983), film d’initiation d’un adolescent (son fils Kyle) face à un père aventurier raté que lui-même incarne. Il poursuit ensuite sa carrière de metteur en scène, producteur et acteur (le Retour de l’inspecteur Harry, 1983 ; Pale Rider, 1985) où l’on devine une ambition d’auteur de plus en plus affirmée tout en confortant auprès d’un public qui lui reste très fidèle lorsqu’il ne s’éloigne pas d’une image de marque stéréotypée sa présence « physique » : la Corde raide (Richard Tuggle, 1984) ; Haut les flingues (R. Benjamin, 1984) ; la Dernière cible (Buddy Van Hors, 1988). Il réalise ne 1988 Bird, évocation de la vie de Charlie Parker qui vaut à son interprète Forest Whitaker le Prix d’interprétaition à Cannes, et en 1990 Chasseur blanc, cœur noir qui s’inspire d’un livre de Peter Viertel évoquant la figure complexe et ambiguë d’un réalisateur de cinéma, sosie d’un John Huston tournant African Queen. Mais la reconnaissance en tant que cinéaste (critique unanime, Oscars) lui vient avec Impitoyable, admirable western crépusculaire d’un classicisme épuré, où il trouve également l’un de ses meilleurs rôles. Par contre, il se met en retrait et laisse le rôle principal à Kevin Costner dans Un monde parfait : Eastwood cinéaste finit par dépasser les conventions d’un scénario habile mais prévisible pour créer quelques magnifiques visions (un cadavre souriant autour duquel tournoient des billets de banque). Michael Henry, Réalisateur, Producteur, Critique et Historien du cinéma, 1995.


BIOGRAPHIE

Né d'un père comptable, le jeune Clinton mène avec ses parents une vie de nomade. Il fait des petits boulots sans grande conviction, puis part à l'armée, où ses rencontres l'amènent à travailler chez Universal. Il fait sa première apparition à l'écran en 1955 dans La Revanche de la créature, puis enchaîne les petits rôles anecdotiques.


Son ascension débute avec un rôle dans la série Rawhide. Entre 1956 et 1958, il apparaît successivement dans Ne dîtes jamais adieu, la Corde est prête, Escapade au Japon, et C’est la guerre. Peinant à percer dans son pays, Clint accepte de partir en Italie, et c'est grâce à Sergio Leone et la trilogie Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus et Le Bon, la brute et le truand qu'il devient très populaire. Devenu une star en quelques années, Eastwood retourne aux États-Unis et crée sa propre maison de production, Malpaso Productions, s'offrant ainsi un peu d'indépendance. De sa rencontre avec Don Siegel naît une belle amitié et une longue collaboration (cinq films, dont Les Proies, L’Inspecteur Harry ou encore L’Évadé d’Alcatraz). 


Profitant du succès de Quand les aigles attaquent (1968), Eastwood, qui se spécialise dans les westerns et les films policiers, passe derrière la caméra en 1971 avec Un frisson dans la nuit. L'année suivante, L’inspecteur Harry (qui aura quatre suites), dans lequel il incarne un flic violent, le consacre encore plus auprès du grand public. Il continue alors de réaliser et de jouer dans ses propres films : L’Homme des hautes plaines (1972), Josey Wales hors la loi (1976) ou encore Honkytonk Man (1982).


Bird, film sur la vie de Charlie Parker, confirme la passion du réalisateur pour le jazz. En 1992, son western Impitoyable, à l'ambiance crépusculaire, est plébiscité par ses pairs : le film remporte quatre Oscars dont ceux du Meilleur film et du Meilleur réalisateur. L'acteur/réalisateur, alors âgé de 65 ans, est au sommet et fait preuve, les années passant, d'une maturité qui grandit son cinéma. Avec toujours la double casquette de réalisateur et acteur, il bouleverse dans Sur la route de Madison puis enchaîne avec Minuit dans le jardin du bien et du mal, Jugé coupable, Space cowboys et Créance de sang.


En 2003, Clint Eastwood signe le drame Mystic River, porté par Sean Penn, Tim Robbins et Kevin Bacon, qui lui fait monter les marches du Festival de Cannes pour la quatrième fois. Deux ans plus tard, avec le drame Million dollar baby, le cinéaste remporte à nouveau, douze ans après Impitoyable, l'Oscar du Meilleur film et du Meilleur réalisateur. Le succès du film est total, ses comédiens Hilary Swank et Morgan Freeman étant sacrés Meilleure actrice et Meilleur second rôle masculin. 


Clint Eastwood change alors de registre et décide de réaliser un diptyque autour de la bataille d'Iwo Jima : Mémoires de nos pères pour le point de vue américain, et Lettres d’Iwo Jima pour le point de vue japonais. En 2008, cette légende du cinéma enchaine la réalisation de deux films, L’Echange, drame emmené par Angelina Jolie, et Gran Torino, qui marque son grand retour devant la caméra. Le film remporte le César du Meilleur film étranger, et Eastwood annonce qu'il s'agit de sa dernière prestation en tant qu'acteur. 


En 2010, le réalisateur confie le rôle de l'homme politique Nelson Mandela à Morgan Freeman dans Invictus, avec Matt Damon. Ce dernier s'illustre de nouveau dans le film suivant d'Eastwood : Au-delà, une réflexion crépusculaire sur une éventuelle vie après la mort. Après Mandela, c'est au tour du directeur du FBI John Edgar Hoover de faire l'objet d'un traitement par le metteur en scène dans J. Edgar, avec un Leonardo DiCaprio méconnaissable dans le rôle-titre. En 2012, Clint Eastwood reprend finalement son rôle d'acteur pour le film Une nouvelle chance, réalisé par Robert Lorenz. 


Il prend ensuite les rênes d'un genre auquel il ne s'était jamais confronté auparavant en réalisant l'entraînant Jersey Boys, l'adaptation cinématographique de la comédie musicale homonyme de Broadway créée en 2005, sur l'histoire de Frankie Valli et les Four Seasons. En 2015 sort American Sniper, qui suit le parcours de Chris Kyle, le tireur d'élite le plus redoutable de l'histoire des États-Unis et qui aurait tué plus de 200 personnes durant toute sa carrière militaire. L'année suivante, il fait tourner Tom Hanks pour la première fois dans Sully, l'histoire exceptionnelle du pilote qui a fait amerrir un avion sur l'Hudson.


En 2018, Clint Eastwood met en scène Le 15h17 pour Paris, portant à l'écran l'histoire vraie de trois Américains ayant fait avorter une attaque terroriste dans le train Thalys reliant Paris à Amsterdam en 2015. L'année suivante, il se met en scène dans La Mule, où il interprète un homme proche de la faillite qui décide de transporter de la drogue pour des cartels. Ce film, là encore inspiré d'une histoire vraie, bénéficie d'un solide succès critique. Voulant rendre hommage à Richard Jewell, un agent de sécurité érigé en héros pour avoir signalé la présence d'une bombe à Atlanta en 1996 puis désigné comme l'ennemi public n°1 par le FBI et les médias, Clint réalise ensuite Le Cas Richard Jewell, porté par l'inconnu Paul Walter Hauser. 


En 2021, l'infatigable natif de San Francisco revient avec Cry Macho. Il y campe une star déchue du rodéo qui se rend au Mexique pour y trouver un adolescent turbulent qu'il doit ensuite amener au Texas. (AlloCiné)


        Si Clint Eastwood est unanimement reconnu aujourd'hui comme l'un des plus grands cinéastes américains à qui l'on doit des chefs-d'œuvre comme Impitoyable, Million Dollar baby, son parcours vers les sommets du box-office et de la critique est bien loin d'avoir été un long fleuve tranquille. Il surgit dans les années soixante en icône du western à l'italienne sous la férule de Sergio Leone avec la " trilogie des dollars ". De retour à Hollywood dans les années soixante-dix, il échange sa panoplie - cigarillo, Stetson et poncho - contre celle de l'inspecteur Harry - badge étoilé, Ray-Ban et Magnum 44 - celui par qui le scandale arrive. C'est au même moment qu'il fait ses débuts de réalisateur avec Breezy et Josey Wales hors-la-loi. De film en film, la figure d'Eastwood s'enrichit de facettes nouvelles à rebours des simplifications dont il est l'objet. Désormais, il va contrôler tous les films dans lesquels il joue, même quand il en confie la réalisation à un autre. Et il va même réaliser des films où il ne jouera pas. Le western reste sa terre de prédilection (Pale Rider), mais il élargit désormais sa palette avec des films noirs (Mystic River), des films de guerre (Lettres d'Iwo Jima), des comédies (Bird), des road- movies (Un monde parfait), des mélodrames (Sur la route de Madison). Eastwood poursuit ainsi une forme de vérité originelle de l'être humain à la manière des grands cinéastes classiques, mais sachant, comme le cinéma moderne nous l'a appris, que la mission est impossible et que l'enquête continue. 

Bernard Benoliel, Critique de cinéma, 2008. 

STEVEN SPIELBERG  1947


Il se passionne fort jeune pour le cinéma, tourne son premier essai d’amateur (avec acteurs) à douze ans, gagne un prix à treize pour un film de guerre de 40 minutes ; à dix-sept, il a déjà réalisé une production ambitieuse de plus de deux heures. Après des études de cinéma au California State College, il est engagé par l’Universal et réalise des feuilletons pour la télévision. Pour le grand écran, il débute avec Sugarland Express (1974), fantaisie sur le thème de la poursuite automobile, où éclatent son sens du rythme et du découpage précis, mais aussi son goût du brio sans matière. Les Dents de la mer (1975) présentent les mêmes caractéristiques, tout en jouant sur les peurs archaïques des spectateurs, déjà éveillés (avec plus d’originalité) dans Duel (1973), ouvrage de télévision exploité ultérieurement au cinéma, par le saisissement que provoque l’apparition soudaine d’un monstre géant et d’abord imprécis, qui reste tout aussi inquiétant quand on découvre qu’il s’agit d’un requin géant ou d’un camion. Rencontres du troisième type (1977) affadit ces orientations tout en gardant le même type de narration et d’interrogation ; Spielberg en donnera plus tard une réédition, intensifiant le rythme vers le milieu du récit, mais insistant lourdement sur la réalité des martiens à la fin (Édition spéciale des rencontres du troisième type, 1980). Après la science-fiction à message humaniste, il s’essaie au film d’aventures, dans un contexte intersidéral qui lui permet de jouer la carte des effets spéciaux, avec les Aventuriers de l’Arche perdue (1981), où l’on ne retrouve pas cependant le regard candidement enfantin qui animait ses films précédents. Il retrouve la veine de Rencontres… avec E.T. l’extraterrestre (1982), où l’histoire d’un jeune extraterrestre recueilli par des enfants américains lui permet de faire, en même temps qu’un divertissement pour son public privilégié - les jeunes -, un prêche sur la tolérance. Spécialiste des plus grosses recettes de l’histoire du cinéma américain - Indiana Jones et le Temple maudit (1984) en est un autre exemple -, c’est curieusement son œuvre la plus personnelle, 1941 (1979), pastiche des films hollywoodiens et comédie bouffonne sur un pseudo-débarquement japonais en Californie après Pearl Harbor, qui a obtenu le moins de succès. Après la Couleur pourpre (1985), évocation de la vie d’une famille noire du sud des États-Unis de 1910 à 1950, il réalise ne 1987 l’Empire du soleil, l’aventure d’un jeune garçon européen dans la Chine occupée par les Japonais en 1941. La suite des aventures d’Indiana Jones (Indiana Jones et le dernière croisade, 1989) connaît un nouveau succès mondial, ce qui ne sera pas le cas de Always (1990), remake naïf du film de Victor Fleming Un nommé Joe (1944). En 1991, Spielberg peut enfin réaliser Hook, suite du Peter Pan de James M. Barrie, qu’il portait en lui depuis longtemps : force est de reconnaître l’échec de l’entreprise. Trahi par sa bonne volonté, le cinéaste se laisse aller à une imagerie incroyablement plate et parfois réellement laide. En 1993, la juxtaposition de deux films apparemment très différents l’un de l’autre provoque autour de lui une véritable polémique. On a stigmatisé le vide spectaculaire de Jurassic Park pour s’étonner ensuite de la sobriété et de la sincérité de la Liste de Schindler. Homme de spectacle et cinéaste enthousiaste, Spielberg est pourtant aussi présent dans l’esthétique « train-fantôme » de Jurassic Park que dans les infernales visions à la Brueghel de la Liste de Schindler. Par ailleurs, s’il n’avait pas la sympathique naïveté qui apparait dans Jurassic Park, aurait-il eu l’audace formelle qui lui a fait réussir la Liste de Schindler ? Quant à savoir si l’on a le droit (ou s’il était temps) de traiter l’Holocauste dans un film de fiction, qui peut le dire ? Le fait est que le film de Spielberg, en ne trichant ni avec l’horreur ni avec l’ambiguïté des situations et des sentiments, en ayant recours à une technique de collages esthétiques très didactiques (le film est en noir et blanc, et passe à la couleur quand, au final, les vrais survivants viennent se recueillir sur la tombe de Schindler), traite son sujet de front et avec honnêteté. Jean-Loup Passek et Michel Ciment, Critiques de cinéma, 1995.


        La scène a lieu dans une rue de Los Angeles, il n’y a pas si longtemps, quatre ou cinq ans tout au plus. Steven Spielberg marche sur le trottoir, casquette de base-ball vissée sur la tête, lunettes, jeans, baskets, bref la panoplie habituelle du cinéaste probablement le plus connu au monde. Un homme ne tarde d’ailleurs pas à le reconnaître, s’avance vers lui, l’aborde : « Vous savez, on préférait vos films d’avant, ils étaient quand même plus marrants ! Pourquoi ne refaites-vous plus E.T. ou les Aventuriers de l’arche perdue ? »

Spielberg lui-même raconte : « Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui viennent à ma rencontre pour me tenir ce genre de propos, presque mot pour mot ce que disaient les martiens à Woody Allen dans Stardust Memories : « On préférait vos films d’avant, ils étaient plus drôles, etc. » ! Ces remarques ne me sont pas faites par des jeunes, mais plutôt par des gens plus vieux qui, j’imagine, ont grandi avec mes films. Ceux que je faisais quand j’étais gosse, et eux aussi. Alors me voilà ensorcelé par Woody Allen, condamné à entendre encore et encore cette réplique de Stardust Memories jouée dans ma vraie vie. C’est très troublant. »

Spielberg coincé dans un film de Woody Allen ? Difficile à concevoir… Mais il n’empêche : les films du réalisateur de Rencontres du troisième type et des Dents de la mer ont bel et bien changé. Depuis le début des années 2000, celui qui avait hissé le cinéma de divertissement à son apogée (efficacité, plaisir immédiat, rentabilité) et fait de l’enchantement sa marque de fabrique, a choisi de montrer un visage plus sombre. Son univers s’est progressivement désenchanté. De tous ceux de sa génération (Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Brian de Palma…), Spielberg semble finalement (et contre toute attente) s’imposer comme celui qui a fait les propositions les plus inattendues, stimulantes et radicales de ces dernières années…


Tout au long d’une carrière en forme de succes story, la figure de Steven Spielberg s’est enrichie et approfondie d’une manière aussi stimulante qu’inattendue : jeune cinéaste des plus prometteurs dans les années 70, réalisateur à succès, adulé des studios d’Hollywood, fan d’effets spéciaux époustouflants, il est aujourd’hui un auteur reconnu par la critique internationale, libre de ses choix, de ses sujets comme de son esthétique, n’hésitant pas à bousculer son image et son public.

S’étant donné pour modèle Orson Welles, il signe à vingt-cinq ans son premier long métrage, Duel. Avec les Dents de la mer, Indiana Jones, Rencontres du troisième type et E.T., il hisse l’industrie du divertissement à son apogée et fait de l’enchantement sa marque de fabrique. Il bâtit, avec la complicité de son double, le magicien George Lucas, un royaume dont le prince (et le spectateur !) est un enfant.

À partir des années 2000, la science-fiction et la confiance des plus grandes stars comme Tom Cruise lui permettent de creuser la veine du cinéma populaire avec A.I., Minority Report ou la Guerre des mondes. Dans le même temps, Spielberg montre un visage plus sombre avec des films comme Munich, la Liste de Schindler et Il faut sauver le soldat Ryan.

L’enfant prodige se transforme en adulte inquiet et le cinéaste surdoué est désormais en passe d’en devenir un grand. Clélia Cohen, Scénariste, Journaliste, Critique de cinéma, 2007.


Sans doute une des personnalités les plus emblématiques et influentes du Septième Art, Steven Spielberg se montre très précoce. Enfant, il réalise quelques petits films amateurs puis abandonne rapidement ses études pour tenter sa chance à Hollywood. Assistant monteur en 1957, il apprend son métier sur le tas dans les années 60 en réalisant des courts-métrages, puis travaille pour le petit écran.

Son talent de mise en scène se révèle au grand jour en 1971 avec le téléfilm Duel, oppressante course-poursuite entre un employé de commerce et un camion fou, qui remporte le Grand Prix du Festival d'Avoriaz. Le cinéaste réalise ensuite Sugarland Express (1974), road-movie effréné et sanglant. Prix du scénario à Cannes, ce drame confirme les belles aptitudes de l'Américain, dont la carrière va prendre un fantastique virage dès l'année suivante.

Car il y aura un avant et un après 1975 pour Steven Spielberg. A cette époque, il terrifie le monde entier avec
Les Dents de la mer, une référence dans le cinéma d'épouvante qui le propulse star internationale de la mise en scène à seulement 29 ans. Ses films suivants remporteront le même succès, atteignant pour la plupart les cimes du box-office international et s'inscrivant dans l'imaginaire de millions de spectateurs. C'est d'ailleurs à lui, ainsi qu'à son ami George Lucas avec « La Guerre des étoiles », que l'on doit les premiers films de toute l'histoire du box office américain capables de pulvériser les 100 millions de dollars de recettes sur le seul territoire national. Une manne colossale pour les majors, qui permet aux deux cinéastes de revendiquer par la suite une totale autonomie ou presque vis-à-vis des studios.

En 1977, Rencontres du troisième type initie son rapport étroit avec la science-fiction, un intérêt qui se traduit en 1982 avec E.T., en 2001 avec A.I., d'après une idée de Stanley Kubrick, et en 2002 avec Minority Report, une adaptation de l’œuvre de Philip K. Dick interprétée par Tom Cruise. Les deux hommes se retrouveront d'ailleurs en 2005 sur le tournage du classique La Guerre des mondes. Le goût de Spielberg pour l'aventure lui permet par ailleurs de donner naissance à la légendaire saga des Indiana Jones : Les Aventuriers de l’arche perdue (1981), Indiana Jones et le temple maudit (1984) et Indiana Jones et la dernière croisade (1989) associent ainsi à jamais Harrison Ford au personnage du valeureux Indy. La suite de ses aventures, Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, qui a les honneurs d'une présentation cannoise en avant-première mondiale, s'est pourtant faite attendre pendant 19 ans, notamment en raison de l'insatisfaction de George Lucas sur les multiples moutures du scénario. Relevant les paris les plus fous, Spielberg ira jusqu'à ressusciter, grâce à une combinaison novatrice de maquettes animées et d'images de synthèse, plusieurs espèces de dinosaures pour Jurassic Park (1993) et sa suite Le Monde perdu (1997).

Le cinéma de Spielberg, qui revisite souvent les thèmes de l'enfance et de la famille, se porte également vers la comédie (burlesque avec 1941, plus légère avec Arrête-moi si tu peux et plus romantique avec Le Terminal), mais il sait aussi prendre ses distances vis-à-vis du pur divertissement pour aborder des sujets plus graves. L'Holocauste (La Liste de Schindler, 1993), l'esclavage (Amistad, 1997), la Seconde Guerre mondiale (Il faut sauver le soldat Ryan, 1998), le conflit israélo-palestinien (Munich, 2005) sont autant de thèmes délicats qui prouvent l'éclectisme et la sensibilité du cinéaste. Trois ans après son dernier Indiana Jones (2008, une éternité pour le cinéaste qui tourne jusqu'à deux films par an), Steven Spielberg propose coup sur coup au public deux nouvelles productions familiales : Les Aventures de Tintin : le Secret de la Licorne (sa première incursion dans le monde de l'animation, pour un film qui est promis à devenir le premier volet d'une trilogie, menée avec son ami Peter Jackson) et Cheval de guerre, un drame classique sur une histoire d'amitié entre un jeune homme et son cheval, pendant la Première Guerre mondiale.

Réalisateur de légende ayant travaillé avec les plus grands acteurs, bénéficiant d'une cote de popularité jamais égalée, Steven Spielberg est également producteur à succès via sa société Amblin Entrtainment (Poltergeist, Gremlins, la saga des « Retour vers le futur », Les Goonis, Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Twister, Men in black, Super 8).  En 1994, il crée avec David Geffen et Jeffrey Katzenberg les studios DreamWorks qui s'imposent rapidement comme l'un des poids lourds de la production cinématographique aux côtés des plus grandes majors. En 2013, il intègre la 20th Century Fox, qui s'occupe de la distribution de leur films.

En 2012, Steven Spielberg met fin à un rêve de longue date avec Lincoln, long-métrage sur le 16ème président des Etats-Unis et sa défense de l'abolition de l'esclavage. Transfiguré comme à son habitude dans son personnage, Daniel Day-Lewis décroche avec ce rôle son troisième Oscar du meilleur acteur. Après de nombreux projets non conclus, le réalisateur revient en 2015 avec Le Pont des Espions, quatrième collaboration avec l'acteur Tom Hanks devant la caméra. On y suit le parcours de James Donovan, avocat chargé de défendre un Américain soupçonné d'espionnage pendant la Guerre Froide. D'ores et déjà planifié pour l'été 2016, Le bon gros géant,  adaptation de Roald Dahl, mettra une jeune fille aux prises avec le Pays des Géants alors que ces derniers envahissent le monde des humains. (AlloCiné)


FRITZ LANG  1890 - 1976


Issu d’une vieille famille bourgeoise, il se destine à la peinture tout en étudiant l’architecture, profession de son père, sur l’ordre de celui-ci. Après une fugue qui, à l’en croire, le mène jusqu’en Extreme-Orient, il rentre en Europe, découvre le cinéma à Bruges (1909) et s’installe à Paris, d’où la guerre le force à partir (1914). Blessé sur le front italien, il termine la guerre dans un hopital viennois, et écrit ses premiers scénarios à l’usage de Joe May qui ne s’y intéresse guère, puis d’Otto Rippert (1919) : il s’agit de films d’aventures historiques ou exotiques, parfois publiés en même temps en feuilleton par Lang. Parallèlement, il fait ses débuts de réalisateur sous la férule d’Erich Pommer. Son premier film important sera les Araignées, dont, malgré le succès, deux épisodes seulement (sur quatre prévus) sont réalisés. En 1922, la réussite des Trois Lumières assure son indépendance. La même année, pendant le tournage de Mabuse le Joueur, il perd accidentellement l’œil droit. Il écrit ses films en collaboration avec Thea von Harbou, sa seconde épouse (la première s’est suicidée) jusqu’en 1934. Bien qu’il eut refusé explicitement de tourner Calligari, on le tient pour un maître de l’ « expressionnisme » ; le succès de ses films impressionne les nazis, qui, sensibles au « germanisme » affiché des Niebelungen, songe à lui comme à un dictateur du cinéma allemand. Pourtant, la série des Mabuse et M le Maudit, à travers leur ambiguïté, dénoncent le nouveau pouvoir. Convoqué par Goebbels en 1933, Lang s’entend proposer une collaboration flatteuse alors même que son dernier film le Testament du Dr Mabuse venait d’être interdit. Le soir même, il prend le train pour Paris : Thea von Harbou, dont il était effectivement séparé depuis quelque temps, rejoint, elle, le parti nazi.


En France, Lang dirige un film, Liliom (1934), et gagne Hollywood. Ses premiers projets n’aboutissent pas. Sous contrat à la MGM, il reste quelque temps sans travailler avant de tourner Furie, qui l’impose en Amérique. Les années suivantes, il travaille pour différents studios (notamment la Fox). Conformément aux pratiques américaines, il ne cosigne pas les scénarios, ne coproduit que rarement les films, n’a pas droit au montage final. Mais, dans la pratique, il travaille aux scénarios et s’arrange le plus souvent pour rendre impossibles des coupes trop mutilantes. Il rencontre néanmoins des difficultés malgré la réussite de Furie (1936) et de J’ai le droit de vivre (1937). Au cours des années 40 et 50, il réalise certaines œuvres majeures comme Chasse à l’homme (1941), les Bourreaux meurent aussi (1943), la Femme au portrait (1944), la Rue rouge (1945), l’Ange des maudits (1952) et Règlement de comptes (1953). Son individualisme apprend à ruser avec la machine hollywoodienne : arrivé toujours le premier sur le plateau, il règle les éclairages avant les techniciens et multiplie les croquis de « mise en place ». Ses derniers films américains témoignent d’une maîtrise croissante mais vont à contre-courant des tendances nouvelles. En 1956, Lang reçoit des propositions allemandes et il rentre en Europe. Il dirige en Inde une coproduction inspirée d’un de ses scénarios de jeunesse écrit pour Joe May en 1921 avec sa femme Thea von Harbou et se bat contre les studios de la Bavaria comme il s’était battu contre ceux d’Hollywood pour maintenir ses conceptions. En 1960, il tourne son dernier film en Allemagne : une « suite » de Mabuse.


Alors que depuis longtemps la critique le considère comme « fini », de jeunes cinéphiles découvrent sa période américaine et l’acclament, la proclament égale à la période allemande. Jean-Luc Godard lui fait jouer son propre rôle dans le Mépris, et il est question qu’il tourne en France. Mais les projets envisagés n’aboutissent pas : Lang regagne Hollywood, apparaît dans divers festivals et se consacre à la supervision de sa biographie par Lotte Eisner, ouvrage qu’il ne verra pas paraître.


La césure de l’exil n’a pas peu contribué à occulter l’importance véritable de Fritz Lang. Au malentendu qui faisait de lui un des représentants de l’ « expressionnisme », style reconnaissable, répertorié, n’exigeant pas une analyse poussée, succéda dans les années 50 une nostalgie factice pour son œuvre ancienne, au détriment de la nouvelle : on parla même de rupture, ou de déchéance. Ce qu’on peut dire de plus favorable à cette thèse, c’est que l’exil a privé Lang d’un travail en équipe facilitant d’un film à l’autre la même Stimmung, la même tonalité. Pourtant, que de différences déjà entre les narrations mélodramatiques du premier Mabuse et les géométries des Niebelungen ! Ce qui fait l’unité de la période allemande, c’est une volonté, subconsciente encore, qui vise à cette unité. Elle ne peut être dans les « sujets », elle n’est pas manifeste dans le traitement visuel (où prédominent des « effets » datés, où s’inscrivent des inégalités dues, entre autres causes, à des scénarios sommaires) : elle ne fait que se chercher, et à partir de M le Maudit se trouve dans la mise en scène.


Les thèmes favoris de Lang passent sans difficulté de la phase allemande à la phase américaine : obsession de la fatalité (de la fatalité criminelle plus que de la fatalité amoureuse) ; goût des sociétés secrètes, des complots, voire des sciences occultes ou des pratiques hypnotiques (en tant que matériau, non comme objet de foi) ; amour désormais sans ambages de la démocratie. Mais ils sont tous dominés par un problème évidemment lié au tréfonds psychanalytique du cinéaste : celui de la volonté de puissance. Force ambivalente, indispensable pour maîtriser le chaos de la vie, dangereuse pour autrui comme pour celui qui l’exerce. De cet exercice, l’art de la mise en scène apparaît comme la forme la plus cathartique : disons, en simplifiant, que Lang mettant en scène Mabuse (lui-même « metteur en scène ») refoule le Mabuse qu’il contient.


Le style visuel de Lang reflète dans son évolution cette mainmise progressive du créateur sur son œuvre. À partir de Furie, les éléments directement symboliques en disparaissent. Chaque film est un objet dont toutes les parties tendent à se correspondre. Séquence après séquence, plan après plan dans les meilleurs des cas, le travail du cinéaste communiquera le sentiment de l’inéluctable et la tension de la lutte de l’individu contre lui, par le décor, le cadrage, l’action des personnages ; les moindres détails matériels sont dès lors chargés d’une force métonymique singulière. Certains films ou fragments de films sont construits sur des figures : le cercle (Moonfleet) ; la pyramide, qui est aussi un labyrinthe (le d’optique hindou, et déjà Règlement de comptes) ; voire un labyrinthe à claires-voies comme la « ruche et le verre » de la Cinquième Victime - « formes » qui appartenaient de fait à la période allemande de Lang. Avant tout dialogue, ce qui se voit est investi de la plus grande puissance, celle qui efface ses propres traces. Le fameux « retournement langien », par lequel une situation tourne à l’inverse du désir ou du geste qui l’a provoquée, sans tricherie et sans cesser d’être logique, réintroduit le hasard ou relance l’action, mais la mise en scène en gomme de plus en plus l’arbitraire au profit d’une contemplation architecturale. La main de Lang figure en gros plan dans touts ses films : c’est la main du maître, qui nous guide à travers les « apparences » vers quelque chose qui touche à l’absolu. De là l’ « arrogance «  de Lang (que tempéraient dans la vie beaucoup de modestie et une certaine chaleur charmeuse) ; de là, surtout, le fait que ses derniers films sont, de l’aveu de deux générations de cinéastes, des « leçons » encore à suivre et, pour l’amateur, des œuvres à réétudier sans cesse. Gérard Legrand, Critique d’art et de cinéma, 1995.


        Fritz Lang est l’un des maitres universellement reconnus du cinéma, dont la carrière court sur une grande partie de son histoire. En quarante ans, il tourne près de quarante films, muets et parlants, en noir et blanc et en couleurs, en allemand, en français et en américain, explorant tous les genres.

Dans les années vingt, chacun de ses filmes représente un nouveau défi et rencontre un immense succès public.

Il puise d’abord dans les légendes germaniques avec Les Niebelungen avant de livrer des films policiers, d’action ou d’espionnage - Le Docteur Mabuse, M le Maudit -, ou encore d’anticipation - Metropolis. Après l’interdiction du Testament du Dr Mabuse, il décide d’émigrer, d’abord en France, puis aux États-Unis où il met son talent au service de tous les grands studios, élaborant une analyse quasi chirurgicale des passions humaines à travers une suite de chefs-d’œuvre : Furie, son premier film américain, Les Bourreaux meurent aussi, film antinazi écrit avec Bertolt Brecht, J’ai le droit de vivre, Règlement de comptes et L’Invraisemblable Vérité, sommets du film noir, L’Ange des maudits, western avec Marlene Dietrich, Les Contrebandiers de Moonfleet, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, archétypes du film d’aventures.

Les cinéphiles français trouveront dans son œuvre une perfection de la mise en scène et en feront le fer de lance de la politique des auteurs.

« Par-delà la différence des genres, et malgré les contraintes des productions hollywoodiennes, se dégage de la succession des films de Lang une vision du monde et l’évidence que Lang est un véritable auteur de films » (François Truffaut).


Aurélien Ferenczi, responsable de la rubrique cinéma à Télérama, 2007.


TAKESHI KITANO  1947


D’abord comédien de « manzai » (comique verbal) avec son complice « Beat » Kiyoshi dans le duo « Two beats », il devient rapidement célèbre à la télévision, où il anime de nombreuses émissions satiriques. Oshima le remarque et l’engage pour le rôle du sergent Hara dans Furyo (1983). Il passe à la mise en scène en remplaçant un réalisateur en 1989 sur le tournage de Prenez garde : cet homme est dangereux / Violent cop (Sono oromo kyoto nitsuki), qui révèle un sens très personnel du cinéma sur fond de violence stylisée. Il tourne ensuite 3-4 = Octobre / Boiling Point (3-4 x jugatsu, 1990), A Scene at the sea (Ano natsu ichiban shizukana umi, 1991) et surtout Sonatine (1993), film de yakuza inhabituel qui l’impose à l’étranger. Malgré un très grave accident de moto, il a pu terminer en 1994 Ça va tout le monde ? / Getting any ? (Minna yatteruka), une comédie loufoque qui marque un retour au ton irrévérencieux de ses sketches télévisés. Max Tessier, Critique de cinéma, 1995.


        Cadet d'une famille pauvre de quatre enfants, Takeshi Kitano commence sa carrière en tant que liftier dans un cabaret de spectacles burlesques. C'est là qu'il remplace au pied levé un des comédiens un soir de spectacle. Beat Takeshi est né. Avec son compère Beat Kiyoshi, il forme le duo Two Beats et se lance à l'assaut de la télévision japonaise en 1980. En duo comme en solo (avec l'émission Oretachi Hyohinzoku, littéralement Nous sommes sauvages et cinglés), Beat Takeshi triomphe tout au long des années 80 avec son goût de la provocation et son irrévérence. Au cinéma, ce goût pour le burlesque et la farce trouve son illustration dans le délirant Getting any ?, qu'il réalise en 1994. Le film n'est distribué qu'en 2001 en France. 


Il entame parallèlement une carrière au cinéma, en apparaissant notamment dans Furyo de Nagisa Oshima en 1983. En 1989, Takeshi Kitano se lance dans la réalisation avec le polar Violent Cop. Deux carrières symétriques et deux noms différents pour chacune de ces directions : Beat Takeshi pour l'acteur, Takeshi Kitano pour le réalisateur. Beat Takeshi apparaît dans tous les films de Takeshi Kitano, ainsi que dans Johnny Mnemonic de Robert Longo en 1995, Tokyo Eyes de Jean-Pierre Limosin en 1998, Tabou pour lequel il retrouve Nagisa Oshima en 2000 ou encore Battle royale de Kinji Fukasaku, toujours en 2000. En 2005, il incarne à nouveau un homme violent et charismatique dans un drame signé Yoichi Sai et intitulé Blood and bones : son interprétation couvre 60 années de la vie d'un gangster brutal et solitaire.


Scénariste et acteur principal de ses propres films, Takeshi Kitano le réalisateur se fait connaître par ses polars au style mélancolique et ultra violent bien particulier : Jugatsu (1990), Sonatine (1993) et Aniki, mon frère (2000). Il y compose des personnages mutiques et inquiétants, que son visage à moitié paralysé (à la suite d'un accident de moto en 1994) contribue à rendre plus égnimatiques encore.


Dans cet univers violent, Kitano ménage des plages d'une infinie délicatesse, faisant ainsi se côtoyer le pathétique, la mélancolie et la cruauté la plus extrême. En témoigne Hana-Bi (1997), qui, en plus de lui offrir un Lion d'Or à Venise, l'impose définitivement au plan mondial. Il est également capable de signer des œuvres débarrassées de toute violence, comme A Scene at the Sea (1992). Il poursuit dans la même veine avec L’Été de Kikujiro (1999) ou encore le très pictural Dolls inspiré du théâtre de marionnettes japonais bunraku en 2003. La même année, sort Zatoichi, dont l'intrigue se déroule au XIXème siècle et dans lequel il interprète un excellent samouraï se faisant passer pour aveugle. Un an plus tard il réalise le quasi-autobiographique Takeshi’s, dans lequel il montre ses multiples facettes en confrontant deux personnages qu'il incarne lui-même, le premier étant le Takeshi Kitano célèbre, public et le deuxième un sosie qui n'arrive pas à exister dans l'ombre de son célèbre clône. 


Au risque de dérouter une partie de son public, Kitano poursuit son travail d'introspection en 2007 avec Glory to the Filmmaker !, présenté Hors Compétition à Venise, où il s'imagine réalisateur en quête du film ultime. Bouclant alors une véritable trilogie, il tourne ensuite Achille et la tortue où il raconte la vie d’un peintre sans talent incapable d’exercer son art. Un film qui a une résonance toute particulière pour Kitano puisqu’il est également peintre à ses heures.


En 2010, avec Outrage, il renoue avec les films de gangsters ou de Yakusas. Il y interprète Otomo, un yakusa particulièrement violent chargé, par son parrain, de tuer un rival auquel il avait pourtant juré une fraternité éternelle. (AlloCiné)


CHARLIE CHAPLIN  1889 - 1977


Auteur complet, le premier peut-être dans la chronologie cinématographique, et ce dans toute la force du terme (il écrivit lui-même la musique de ses films sonores), Charles Spencer Chaplin a incarné le cinéma pour des millions d’hommes pendant plusieurs générations, en se projetant dans la personnalité de Charlot. Resté secret à bien des égards, l’homme est cependant inséparable de l’auteur.


Issu d’une famille de music-hall d’abord prospère, puis tombée dans la misère à la fin du siècle, Chaplin débute sur les planches à cinq ans, et prend part tout jeune à des tournées à travers l’Angleterre et l’Europe avant de s’embarquer sans retour pour les États-Unis en 1912 (après un premier séjour en 1910). Remarqué par Mack Sennett, il est engagé par la Keystone (déc. 1913) et y débute comme intrerprète de Henry « Pathé » Lehrman en janvier 1914. Bientôt, il réalise lui-même ses films, d’une, puis de deux bobines, à un rythme frénétique, quittant la Keystone pour Essanay (1915), celle-ci pour la Mutual (1916) et cette dernière pour la First National (1918).


En quelques années, ses salaires décuplent à proportion d’un succès fulgurant qui fait de lui le comique le plus populaire des États-Unis, puis du monde entier. Cofondateur de l’United Artists avec Griffith, Fairbanks et Mary Pickford (1919), il passe à la réalisation de longs métrages qui lui demandent des mois de préparation et sont l’objet de campagnes publicitaires d’autant mieux calculées que Chaplin contrôle entièrement leur production et leur distribution. Il s’essaiera même à la production des films d’autrui, avec The Seagull de Sternberg (ce sera un échec à ses yeux et il ne le distribuera jamais).


Le personnage de Charlot n’a plus guère besoin des faire-valoir de la Keystone ; quitte à reprendre ici et là certains épisodes de ses vieux films, le travail de Chaplin consiste en partie à le préciser, à l’affiner, à le dégager d’une certaine gangue de vulgarité (et aussi des nervosités mécaniques héritées du slapstick) pour le faire accéder au comique noble. En même temps que l’approfondissement du gag, s’il vise à la mise en valeur de Charlot, entraîne un certain ralentissement du rythme (sensible surtout dans la Ruée vers l’or), les éléments sentimentaux, toujours présents dès l’origine, se précisent et tournent au romantisme mélodramatique (les Lumières de la ville).


Pendant cette période, l’homme Chaplin doit essuyer les premiers orages d’une vie privée que ses deux tournées triomphales en 1921 et 1932, en Europe, puis dans le reste du monde, ne contribuent pas peu à rendre publique. Son premier mariage et son premier divorce (Mildred Harris, 1918-1920) se sont passés sans histoires. Il n’en sera pas de même (1927) avec Lita Grey (épousée en 1924), qui lui tente un procès « scandaleux », faisant de lui la cible des ligues puritaines. Or, Chaplin va affronter aussi les conséquences de la fin du muet, survenue alors que son style visuel avait atteint son plein développement. Indifférent, voire hostile, à la technique, il ne produira de films parlants qu’à de longs intervalles : les Lumières de la ville n’est encore qu’un film sonore. Si le mariage de Chaplin avec Paulette Goddard (1933-1941) est empreint d’une grande discrétion, les films de la période correspondante inquiètent le public : les Temps modernes s’en prennent au travail à la chaîne, et le Dictateur, ouvertement annoncé comme un pamphlet antihitlérien, vaut à Chaplin en 1940 les attaques des milieux isolationnistes. Pendant la guerre, il interviendra en faveur de l’ouverture du « deuxième front » et, en 1947, se verra accusé de sympathies communistes par la Commission des activités antiaméricains.


Parallèlement, l’audace formelle, après son hésitation devant le muet, croît dans ses films. Nous pensons moins ici à la métaphore de troupeau des Temps modernes (où Charlot fait ses adieux), qui rappelle Eisenstein, qu’à l’éclairage souvent inédit, expressif, des Lumières de la ville, et surtout à la franchise avec laquelle, dans le Dictateur, Chaplin résout son problème central : faire tenir à son héros un discours qui transcende le temps et l’espace.


En 1942, la jeune actrice Joan Barry fomente contre Chaplin un scandale qui trouvera sa conclusion en 1948, quand le cinéaste sera condamné à assurer l’entretien d’un enfant dont il n’est pas le père. Entre-temps, Chaplin a rencontré une compagne peut-être longtemps cherchée en la personne d’Oona O’Neill, qu’il épouse en 1943, malgré l’opposition de son père, le dramaturge Eugène O’Neill. Dans Monsieur Verdoux, Chaplin jette bas le masque de Charlot, pourrait-on dire, et agresse d’autant plus le public qu’il y compose un personnage inspiré de Landru, obligé de tuer des femmes pour nourrir sa famille d’incapables, et cependant toujours secrètement disposé à l’amour (celui-ci, dans les Chaplin de la maturité, repose sur une sorte de sensualité affectueuse dont on ne trouve pas d’exemples au cinéma). L’échec de Monsieur Verdoux, superbe fable satirique débouchant sur l’humour noir, était prévisible. Plus obscure est la fuite de Chaplin, avec toute sa famille, à destination de l’Europe, après la première privée de Limelight (septembre 1952) : le film, qui reprend le thème assez conventionnel du clown devenu incapable de faire rire, est-il un plaidoyer ? La tournée de présentation est un succès, mais outre-Atlantique les hostilités accumulées contre Chaplin ne désarment pas. Aussi bien, Un Roi à New York, tourné à Londres en 1956-57, comporte-t-il, au nom du pacifisme, une condamnation des États-Unis qui vise surtout l’ignorance et la sottise du maccarthysme alors déclinant.


Ayant trouvé en Europe le repos, Chaplin rédige des Mémoires (My Autobiography, 1964) de peu d’intérêt et ajoutera à sa filmographie la Comtesse de Hong Kong, œuvre encore aujourd’hui méconnue, son unique film en couleurs, où il se contente d’une apparition (1967). En 1972, il accepte de retourner dans cette Amérique où il avait juré de ne jamais remettre les pieds, pour recevoir un Oscar spécial, au milieu de l’enthousiasme général. Anobli par la Reine de Grande-Bretagnz (1975), il a passé ses dernières années dans l’un des plus beaux paysages de la Suisse.


Le génie de Chaplin réside d’abord dans son métier d’origine : la pantomime, qu’il a enrichie et distillée presque à l’excès, puis maîtrisée (cf. son double dans le Dictateur). À distance, elle entre dans ses films muets en composition parfois conflictuelle avec son sens de l’espace encore étriqué, mais bientôt plus subtil que celui de Mack Sennett (raccords entre gestes de personnages différents, choix d’angles, changements d’échelle). Ensuite, la philosophie de Charlot, vagabond famélique, souvent victime, souvent « fleur bleue » mais nullement lunaire et passablement sadique à ses heures, a été indûment élevée au rang d’un humanisme universel (ce qui ne signifie pas, loin de là, que la réflexion sur la condition humaine en soit absente). Ses limites sont indiquées par le gag fameux des Temps modernes où le « petit homme » se retrouve en tête d’un cortège révolutionnaire… parce qu’il agite le drapeau rouge d’une interruption de trafic. Aujourd’hui, après une éclipse due à la politique malthusienne de Chaplin lui-même quant à une nouvelle sortie de ses films, à la redécouverte de Buster Keaton, à la faiblesse des commentaires bavards qu’il a ajoutés à certaines de ses œuvres (notamment la Ruée vers l’or) et à la mièvrerie intrinsèque de Limelight, la réédition intégrale des longs métrages est venue rappeler la vraie grandeur, non exempte d’amertume mais souvent d’une belle générosité, et remarquablement féconde sur le plan formel, qui reste celle de Chaplin. Gérard Legrand, critique de cinéma, 1995.


    Chaplin est devenu un synonyme de " cinéma ", et Charlie, sous le nom de son personnage fétiche Charlot, fait partie du patrimoine de l'humanité. S'il est connu de tous et dans le monde entier, on n'en finit pourtant pas de découvrir l'infinie richesse de son jeu d'acteur et l'audace de ses mises en scène. Après une enfance londonienne à la Dickens et des débuts sur les planches, c'est Hollywood qui lui permet d'exprimer la richesse de son talent, à l'âge d'or du burlesque dont il devient le maître incontesté. Les pièces du puzzle se mettent en place : le pantalon trop large et trop court, les chaussures trop grandes et trouées, la canne et le melon. Chaplin acquiert vite son indépendance au sein des studios, ce qui lui permet de travailler ses gags sans compter, à la recherche d'une perfection sans fin. Les années trente voient la réalisation de ses longs métrages les plus connus, comme Les Lumières de la ville, Les Temps modernes et Le Dictateur. Avec l'avènement du parlant, Chaplin entend ranger sa panoplie de vagabond au placard pour entamer une nouvelle carrière de cinéaste. Pendant la guerre froide, le malentendu se creuse entre Chaplin et l'Amérique sur deux sujets qui fâchent : la libéralité de ses mœurs et ses engagements politiques. L'image du clown qui fait rire s'estompe. C'est la période du retour en Europe, où les derniers chefs-d'œuvre de Chaplin, Monsieur Verdoux et Les Feux de la rampe, ne retrouveront pas le succès public de ses œuvres antérieures. Mais le mythe est créé. Jérôme Larcher, 2007. 

LUIS BUNUEL  1900 - 1983


Il étudie chez les jésuites, à Saragosse. À Madrid, il se lie à Gomez de la Serna, Federico Garcia Lorca et la génération de 1927. Comme eux, il écrit des poèmes ; il anime en outre la rubrique cinématographique de la Gaceta Literaria (1927) et le premier ciné-club espagnol. À Paris, entre-temps, il est l’assistant d’Epstein. Un chien andalou, écrit en collaboration avec Dali, facilite son ralliement au mouvement surréaliste. « Le surréalisme m’a révélé que, dans la vie, il y a un sens moral que l’homme ne peut pas se dispenser de prendre, dira-t-il. Par lui, j’ai découvert que l’homme n’était pas libre. » L’Âge d’or (1930) suscite des attaques de la droite et est finalement interdit. Les surréalistes publient un manifeste pour sa défense : « Bunuel a formulé une hypothèse sur la révolution et l’amour qui touche au plus profond de la nature humaine… » Revenu en Espagne, il tourne Terre sans pain, documentaire sur les Hurdes, région déshéritée où la détresse atteint les limites de la bestialité ; le gouvernement républicain l’interdit. Il devient l’homme clé de Filmofono, entreprise madrilène qui veut produire des films populaires et d’une certaine tenue ; à ce titre, il travaille comme producteur exécutif sur quatre longs métrages à la veille de la guerre civile, puis se met à la disposition des autorités républicaines et monte le film de propagande Espagne 1937. La fin du conflit le surprend aux États-Unis, où il travaille au musée d’Art Moderne de New York. Il finit par s’installer au Mexique, où il tourne régulièrement de 1946 à 1955, apportant quelques touches personnelles dans la production commerciale de ce pays. Los Olvidados (1950), primé à Cannes, rappelle son talent à la critique, mais ne lui assure pas tout de suite une marge d’autonomie plus grande. Il contrôle davantage ses sujets et se permet progressivement plus de liberté dans la mise en scène. La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz ouvre la voie aux premières coproductions françaises (Cela s’appelle l’aurore, la Mort en ce jardin, la Fièvre monte à El Pao) ; il y aborde des thèmes politiques avec plus de moyens, mais aussi avec plus de lourdeurs et de schématise. Les coproductions avec les États-Unis (Robinson Crusoé, la Jeune fille) s’avèrent plus proches de son univers. Nazarin, la meilleure réussite avec El de cette première phase mexicaine, annonce Viridiana, 1961, tourné en Espagne, qui lui vaudra la Palme d’or à Cannes et un nouveau scandale, car le Vatican crie au sacrilège. À plus de soixante ans, Bunuel  atteint enfin à l’indépendance nécessaire à l’épanouissement d’une maturité jusqu’alors soumise aux contraintes économiques et artistiques du cinéma.


Un chien andalou et l’Âge d’or préfigurent la manière et le style des grands films ultérieurs. Le premier associe des images oniriques et exalte le désir érotique. Le second dénonce les obstacles rencontrés dans la société bourgeoise et issus de la morale chrétienne. Le réquisitoire s’accompagne d’une subversion des valeurs établies et d’un hommage alors blasphématoire à Sade. Un chien andalou s’écarte du formalisme à la mode au sein de l’avant-garde française. Bunuel ne cultive point l’expérimentation tournant à vide, les effets optiques ou les trucages. Il prétend recréer une réalité poétique, déchiffrer les voiles de la perception, secourir le spectateur, l’inviter à « voir d’un autre œil que de coutume » (Vigo). L’Âge d’or ne se complaît pas dans l’ambiguïté. Il porte toute la charge libertaire du surréalisme « au service de la révolution ». À l’aube du parlant, il innove par la dissociation du son et de l’image, le dialogue en voix off, l’utilisation de la musique (classique et paso doble). Avec Brahms en contrepoint, le constat détaché de Terre sans pain est d’une férocité à peine retenue. Les bons sentiments ne sont pas de mise et cela fait toute la différence entre Los Olvidados et le néoréalisme contemporain. À la pitié et à l’humanisme, Bunuel préfère la lucidité et la révolte. Le père Lizzardi (la Mort en ce jardin), Nazarin et Viridiana montrent que la charité (vertu cardinale du christianisme) est non seulement un palliatif inefficace, mais aussi un instrument de soumission. En politique également, l’humaniste (Cela s’appelle l’aurore), le réformiste (La fièvre monte à El Pao), pourtant sympathiques, aboutissent à l’échec. De l’anticléricalisme (le Grand Noceur, Don Quintin l’amer par exemple), Bunuel passe à une critique des fondements de la civilisation chrétienne ; son rejet du dogme devient une attitude philosophique, refus des simplifications, des vérités figées, des oppositions tranchées (la Voie lactée). Le réalisme ne suffit pas, et l’imaginaire aussi fait partie de la réalité. « Le cinéma est la meilleure arme pour exprimer le monde des songes, des émotions, de l’instinct », dit-il. Pendant des années, cette part nocturne de l’humanité ne passe qu’à petites doses dans ses films mexicains, au détour de scènes oniriques ou de rêveries éveillées (Los Olvidados, la Montée au ciel). Le désir, refoulé ou assumé, imprègne cependant un nombre croissant de ses personnages (Susana, El bruto, El, les Hauts de Hurlevent, la Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, la Jeune fille).


Après l’Ange exterminateur et Belle de jour, rêve et réalité redeviennent les vases communicants chers à André Breton. Bunuel brouille les cartes, dilue les règles du récit logique, cartésien ; il abandonne la psychologie, la sociologie et autres béquilles de la vraisemblance romanesque, télescope les coordonnées de temps et d’espace, trace des fausses pistes, s’amuse sur des chemins de traverse, oblige enfin le public à entreprendre une réarticulation et interprétation des images, un peu à la manière des romans-maquette-à-monter de Cortazar. Il recourt à des œuvres littéraires, notamment de Pérez Galdos (Nazarin et Tristana), Mirbeau (le Journal d’une femme de chambre), Kessel (Belle de jour), Louÿs (Cet obscur objet du désir). Ses adaptations impliquent des remaniements profonds, touchant la structure du récit et les personnages, des transpositions d’époque et de pays. La caméra est souvent en mouvement, mais lentement, sans fioritures, de manière imperceptible, fonctionnelle, limitant par ses recadrages les coupes à l’intérieur des séquences. Ce dépouillement, parfois confondu avec un certain classicisme, s’appuie sur des scénarios fortement charpentés. Bunuel délaisse la progression dramatique et accumule les épisodes, soit en suivant un déplacement temporelle et spatial (le voyage, typique du roman picaresque), soit en empruntant une structure plus complexe, dans ses derniers films. De l’Âge d’or au Fantôme de la liberté, il prise les enchaînements au travers d’associations d’images ou d’idées. Ce dernier film pousse à l’extrême l’éclatement des règles narratives ; il frustre volontairement l’attente du spectateur et l’encourage à rompre avec ses habitudes de regard et de compréhension. Le cinéaste aime la symétrie et les structures dualistes dans ses scénarios, pour mieux nier les schémas dualistes de pensée (le bien et le mal se confondent trop dans la vie). Pour ce travail soigné d’écriture, il trouve trois collaborateurs réguliers : Luis Alcoriza (dix films, du Grand Noceur à l’Ange exterminateur, en passant par Los Olvidados), Julio Alejandro (les Hauts de Hurlevent, Nazarin, Viridiana, Simon du désert, Tristana) et Jean-Claude Carrière (pour les six films tournés en France, du Journal d’une femme de chambre à Cet obscur objet du désir). L’étrange humanité des films de Bunuel rappelle le Goya des peintures noires et des Caprices. Ces monstres « engendrés par le sommeil de la raison » possèdent une vitalité animale qui fait défaut aux beaux protagonistes dont le réalisateur critique les normes (Nazarin, Viridiana). Marginalisés et rejetés par la société, leur conduite échappe à la dichotomie innocence-perversion, comme chez les enfants pour qui le péché n’existe pas encore. L’abondant bestiaire rassemblé par ce passionné d’entomologie témoigne de la part d’instincts étouffée par les conventions sociales. Admirateur du burlesque américain, Bunuel ne se départit jamais de l’humour. Cela lui permet d’éviter l’esprit de démonstration du film à thèse, tout en abordant les sujets les plus sérieux : le racisme et le colonialisme (Robinson Crusoe, la Jeune fille) ; les filigranes de la religion (Simon du désert, la Voie lactée) ; la conception patriarcale et possessive de l’amour bourgeois (Tristana, Cet obscur objet du désir) et son corollaire, la dépendance féminine (le Journal d’une femme de chambre, Belle de jour, Tristana) ; le comportement d’une classe sociale, dont le rituel (les repas, l’adultère) sont traqués de l’Âge d’or au Charme discret de la bourgeoisie, en passant par l’Ange exterminateur. On peut déceler dans ses films toute une série de jeux et procédés surréalistes : les objets détournés de leur fonction originelle, les « objets symboliques à fonctionnement multiple », le collage (visuel et/ou sonore), les récits à tiroirs, la parodie, les répétitions, l’accumulation selon le hasard objectif. Au côté réthorique de la métaphore, Bunuel préfère le pouvoir poétique de l’image surréaliste (passible d’interprétation psychanalytique en tant que symbole inconscient , mais assez éloignée du symbolisme académique). Les éléments personnels, sublimés et transformés, sont nombreux, que ce soit à propos de l’érotisme, de la vieillesse, des inquiétudes politiques et artistiques de l’auteur. Le mystère étant pour lui « l’élément essentiel de toute œuvre d’art », il voudrait apporter au spectateur le doute sur la pérennité de l’ordre existant, selon le mot d’Engels qu’il a repris à son compte. Tout comme jadis il a dynamité les mélodrame de l’intérieur, par l’ironie et la surenchère (Don Quintin l’amer), il cultive les finales en pirouette, démolissant ce qui a précédé (Belle de jour, la Voie lactée) ou faisant rebondir l ‘action (l’Ange exterminateur). La franchise avec laquelle est abordé l’érotisme, depuis ses manifestations enfantines jusqu’au voyeurisme, à l’onanisme, au fétichisme, au travestissement, n’exclut pas la pudeur et le recours à la suggestion, voire à la gravité, car il est conscient du lien conflictuel entre Éros et Thanatos (la Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, l’Ange exterminateur, Belle de jour). Sollicité, célébré (un Oscar en 1972), il n’en reste pas moins insaisissable, déroutant; irréductible : un esprit libre, unique. 


Paulo Antonio Paranagua, Historien du cinéma, 1995.


L'œuvre de Bunuel a une odeur de soufre. Le désir des hommes, aussi violent qu'inassouvi, est le centre de tous ses films. Son cinéma est aussi placé sous le double signe de la poésie surréaliste et de Freud. Il obéit à la logique du rêve et ses récits accueillent les images qui surgissent et s'enchaînent au rythme de l'inconscient. Sa liberté de ton et son indépendance radicale vis-à-vis de toutes les règles esthétiques, religieuses et sociales passent pour des provocations, et les sorties de nombre de ses films furent d'ailleurs synonymes de scandale, quand elles n'étaient pas tout simplement empêchées par la censure. Et pourtant, son œuvre, qui s'étend des années vingt aux années soixante-dix, est riche aussi de sa diversité, marquée par l'histoire de son siècle et par ses rencontres, avec Federico Garcia Lorca ou Salvador Dali dans ses années de jeunesse et avec de grands producteurs, au Mexique ou en France. Paradoxe : Bunuel, considéré comme LE cinéaste espagnol, n'a tourné que cinq films en Espagne. Membre du groupe surréaliste, il débute par le cinéma muet d'avant-garde avec Un chien andalou et L'Age d'or, puis réalise un documentaire sur une région pauvre de l'Espagne, Terre sans pain. La guerre civile espagnole le conduit au Mexique où il réalise des films populaires et des mélodrames qui alternent avec des œuvres plus personnelles comme Los Olvidados et La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz. C'est en France que se tourne sa dernière période avec Le journal d'une femme de chambre, Belle de jour, Tristana ou Le Charme discret de la bourgeoisie. Alain Bergala, 2008. 

MARIO BAVA  1914 - 1980


Fils d’un célèbre chef opérateur du muet, il devient lui-même, après des études aux Beaux-Arts, chef opérateur en 1943 ; la qualité de ses images et de ses trucages le fait remarquer. Il est ensuite assistant et cinéaste de seconde équipe. Ayant terminé, à ce titre, la Bataille de Marathon (J. Tourneur, 1959), il peut réaliser le Masque du Démon (La Maschera del demonio, 1960). Sur un canevas classique, tiré d’une nouvelle de Gogol, par le soin du décor, le souci des éclairages, le traitement du noir et blanc, les mouvements d’appareil, par l’érotisme lié à Barbara Steele, il apporte au cinéma fantastique une forme neuve et donne une impulsion déterminante au courant européen du genre. Puis, dans le champ du cinéma populaire, il œuvre dans une veine plus ouverte, le péplum : Hercule contre les vampires (Ercole al centro della terra, 1961) ; le fantastique : Le Corps et le fouet (La frusta e il corpo, 1963) ; le western : La strada per Fort Alamo (1965, sous le pseudonyme John M. Old), et l’espionnage : Operazione paura (1966). Ou bien il découvre des veines nouvelles que l’on exploite, comme le thriller fantastique : la Fille qui en savait trop (La ragazza che sapeva troppo, 1963), Six femmes pour l’assassin (Sei donne per l’assassino, 1964) et la science fiction : Terrore nello spazio (1965). D’autres tarissent vite, comme l’adaptation de roman-photo : Danger Diabolik (Diabolik, 1968). Quatre constantes dans ces œuvres inégales : le raffinement de la mise en scène et de l’image (Bava resta son propre opérateur), le goût des thèmes et des symboles psychanalytiques (inceste, castration, etc.), l’érotisme savant et compliqué, le penchant pour le sadisme et la morbidité, qui domine au point qu’il a engendré un film entier : la Baie sanglante (L’ecologia del delitto/Reazione a catena, 1971). Après cette date, la modestie de Bava l’a poussé à s’effacer derrière des sujets imposés et ses derniers films répètent les premiers : la Maison de l’exorcisme (La casa dell’esorcismo, 1975), Shock (1977). Il a fait en Europe et aux États-Unis de nombreux émules, dont Dario Argento et son propre fils Lamberto Bava


Alain Garsault, critique de cinéma, 1995.


DARIO ARGENTO


Fils du producteur Salvatore Argento, d’abord critique au Paese sera, il collabore à plusieurs scénarios  dont celui  d’Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Il  réalise son premier film en 1969 : L’Oiseau au plumage de cristal (L’uccello dalle plume di cristal), un « thriller-spaghetti » teinté de sadisme (giallo). Suivront, dans le même style, Le Chat a neuf queues (Il atto a nove code, 1971) et Quatre mouches de velours gris (Quattro manche di velouté grigio, 1971, puis un film historique, Le cinque giornate (1973). Argento se lance ensuite dans le film d’horreur, plus ou moins parodique, avec Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975), Suspiria (1977), Inferno (1979), Ténèbres (Tenebrae, 1983), Phenomena (1985), Opera (1987), Trauma (1993), ponctués de stridences musicales caractéristiques. Claude Beylie, critique et historien du cinéma, 1995.


BIOGRAPHIE

Critique de cinéma dans les années 60, Dario Argento signe l'un de ses premiers scénarios pour Une corde, un colt de Robert Hossein en 1968. Un an plus tard, il est repéré par Sergio Leone, qui lui demande d'écrire le scénario de son Il était une fois dans l’Ouest en collaboration avec Bernardo Bertolucci. En 1970, son père, le producteur Salvatore Argento, permet à Dario Argento de passer pour la première fois derrière la caméra avec L’Oiseau au plumage de cristal. Un film qui pose les jalons de ses thèmes favoris : la fascination pour les animaux, la mémoire visuelle (un homme est témoin d'une agression mais ne se souvient pas du visage du coupable qui le harcèle désormais) et une enquête policière dans le plus pur genre transalpin que l'on nommera plus tard le giallo, du nom de la couleur jaune des couvertures de romans policier en Italie.

Scénariste de ses propres films, Dario Argento enchaîne presque immédiatement avec Le Chat à neuf queues dont les producteurs imposent un casting international avec notamment Karl Malden, James Franciscus et Catherine Spaak. Cette fois, c'est un ex-policier aveugle qui est le témoin auditif d'un crime, le chat du titre faisant référence aux indices qui permettent de retrouver le coupable. En 1971, le réalisateur clôt sa "trilogie animalière" avec Quatre mouches de velours gris, en mettant en scène Michael Brandon, Jean-Pierre Marielle et des mouches, pivots de l'intrigue.

Après ses trois premiers longs métrages couronnés d'un succès critique et public, Dario Argento se lance en 1973 dans un projet plus personnel : Le Cinque Giornate, une comédie située pendant la Révolution italienne de 1848. L'échec du film pousse son réalisateur à retourner vers son genre de prédiction, le giallo. Ce sera Les Frissons de l’angoisse (1975), considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre. Particulièrement sanglant, le film permet au metteur en scène de collaborer pour la première fois avec l'actrice Daria Nicolodi, qui devient sa femme, sa muse et la mère de sa fille Asia. Première participation également du groupe rock des Goblins à la bande originale, un groupe dont les compositions seront longtemps associées aux images sanglantes des films d'Argento.

En 1977, Dario Argento délaisse le giallo et s'engage dans la voie du fantastique avec le très visuel et inventif Suspiria dans lequel Jessica Harper est prisonnière d'une école de danse aux dirigeants maléfiques. Un an après, le réalisateur collabore à l'écriture et à la production du Zombie de George A. Romero (qu'il remontera pour l'exploitation européenne), puis enchaîne dans le fantastique avec Inferno en 1980, retrouve le giallo avec Ténèbres en 1982 et poursuit dans le fantastique avec Phenomena en 1985. L'échec relatif de ce dernier pousse Argento à se contenter quelques temps des seuls écriture de scénario et production de films (Demons et Demons 2). Son retour à la réalisation en 1987 avec Opera est, du propre aveu d'Argento, l'un des pires souvenirs de sa carrière.

Au début des années 90, le réalisateur italien s'exile aux Etats-Unis pour y co-signer Deux yeux maléfiques avec George A. Romero, puis réaliser Trauma pour lequel il lance sa fille Asia alors âgée de 18 ans. Une collaboration renouvelée en 1996 pour Le Syndrome de Stendhal, nourrie de la passion d'Argento pour l'art. En 1998, le metteur en scène signe une nouvelle adaptation du Fantôme de l’Opéra, puis produit Scarlet Diva, la première réalisation de sa fille Asia en 2000. Deux ans plus tard, Dario Argento retrouve le giallo dans Le Sang des innocents


Après trois ans d’absence, il produit, scénarise et réalise le thriller Card Player, puis tourne l’année suivante le moyen métrage d’horreur Jenifer. En 2007, après avoir dirigé deux épisodes de la série horrifique Masters of Horror, il offre le premier rôle de Mother of Tears - La troisième mère à sa fille Asia. Il met en scène, un an plus tard, Adrien Brody dans Giallo, hommage aux films d’exploitation italiens. En 2012, il se lance dans l’adaptation du célèbre roman de Bram Stoker, Dracula, avec Asia Argento et Thomas Kretschmann, qui incarnait Alfredo Grossi dans Le Syndrome de Stendhal. (AlloCiné)


DARIO ARGENTO, DES BAS ET DES HAUTS


Dario Argento est né le 7 septembre 1941 à Rome. Passionné de cinéma, monde dans lequel il évolue depuis l’enfance (son père est le producteur Salvatore Argento, sa mère est une photographe brésilienne), il est d’abord critique puis scénariste (sa plus notable contribution restant sa participation à l’écriture d’Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone avec un autre jeune cinéaste, Bernardo Bertolucci en 1968.) Les deux premiers thrillers horrifiques de Dario Argento, L’Oiseau au plumage de cristal (1970, film initialement prévu pour Terence Young) et Le Chat à neuf queues (1971), exercices antoniono-hitchockiens dans lesquels le jeune cinéaste italien s’amuse à tromper les sens des spectateurs n’ont pas très bien vieilli, mais demeurent d’honnêtes séries B policières, stylisées et jonchées de références cinéphiliques et de détails sadiques, avec de belles musiques d’Ennio Morricone. Idem pour Quatre Mouches de velours gris (1971), film plus personnel qui clôt cette première trilogie criminelle et maniériste. En revanche, les films suivants sont ses œuvres maîtresses. Les Frissons de l’angoisse (Profondo Rosso, 1975), Suspiria (1977) et Inferno (1979) se révèlent passionnants, véritables visions sauvages et hallucinées d’un cinéaste sous diverses emprises : la drogue, l’occultisme, le rock progressif, la magie noire...

Les Frissons de l’angoisse est une enquête policière rythmée par des meurtres sanglants avec une mise en scène baroque dans la grande tradition du « giallo » italien, mais qui revisite aussi Blow Up en empruntant David Hemmings au chef-d’œuvre d’Antonioni et aussi ses jeux sur les pièges de l’image, débarrassés de leurs considérations métaphysiques.

Dans Suspiria, une jeune ballerine américaine (Jessica Harper, l’héroïne de Phantom of the Paradise) arrive dans une école de danse de Fribourg en Allemagne et découvre que la terrifiante demeure abrite un repaire de sorcières. Dario Argento, entre deux citations de Val Lewton et Fritz Lang, réalise sa version gore et sous acide de Blanche Neige et les sept nains (motifs décoratifs identiques dans les deux films), soit un conte sanglant aux éclairages surréalistes et aux scènes de violence paroxystiques, proches du grand guignol et de la transe vaudou. Suspiria demeure l’une des expériences cinématographiques qui s’apparente le plus à un cauchemar, en raison de la rupture volontaire du cinéaste avec la logique narrative et l’agressivité inouïe de ses images, et ressemble davantage à un opéra rock psychédélique qu’à un film d’horreur traditionnel. Chez Argento, cinéaste de la surface, la profondeur (psychologique ou visuelle) n’existe pas. Cette obsession décorative donne naissance à des trouvailles de mise en scène stupéfiantes et déteint sur la direction des acteurs, figurines expressionnistes dont le jeu retrouve l’intensité hystérique des diva du cinéma muet italien. Le scénario tient sur le fil d’une énigme, dont la clé est bien sûr cachée parmi les éléments du décor, labyrinthe surchargé de motifs livrés à l’interprétation de la frêle héroïne. À ce classique moderne de la peur succéda Inferno, qui prolonge les délires d’alchimiste d’Argento. Le dernier volet de la trilogie des Trois Mères (trois terribles harpies veillant sur les portes de l’enfer à Fribourg, Rome et New York) fut pendant très longtemps repoussé par le cinéaste (en partie par superstition) avant qu’il ne se décide enfin à signer en 2007 La terza madre (Mother of Tears), sans doute son film le plus ridicule, qu’il vaut mieux oublier. Dans Inferno, la « suite » de Suspiria, une jeune femme révèle à son frère l’existence de palaces à Rome, Fribourg et New York, construits par le même architecte et abritant les Trois Mères, sorcières gardiennes des Portes de l’Enfer. Inferno est un véritable opéra psychédélique sur le thème de l’alchimie, sans doute le chef-d’œuvre le plus démentiel d’Argento, visuellement somptueux et obéissant à la logique des cauchemars. Sans doute notre film préféré d’Argento. Les meilleurs films d’Argento font une utilisation spectaculaire de la couleur. C’est particulièrement vrai avec Inferno dont les variations de rose et d’orange sont inspirées par la peinture préraphaélite, et constituent des créations chromatiques extraordinaires du directeur de la photographie Romano Albani, à l’opposé des couleurs agressives de Suspiria, dont la photo était signée Luciano Tovoli.

Dans Ténèbres (Tenebre, 1982) un écrivain américain de romans policier à succès, lors d’un séjour à Rome, est mêlé à une série de meurtres sanglants commis par un lecteur fanatique. L’hyper-réalisme de Ténèbres, sa lumière inspirée par les séries télévisées américaines des années 80 ne font qu’accentuer la cruauté, la froideur et la violence du film, où tous les personnages sont antipathiques et périssent sous des coups de couteau ou de hache. Phenomena (1984) fut sous-estimé par les fans d’Argento à sa sortie, notamment en raison des excès « heavy metal » de la bande sonore. Le film est pourtant très beau. Dans un collège suisse, une jeune fille capable de communiquer avec les insectes retrouve la trace d’un assassin sadique. Cette idée de départ insolite bien que basée sur une réalité scientifique donne naissance à des images stupéfiantes et poétiques.

Phenomena marque un tournant dans la carrière du cinéaste italien, qui puise comme à son habitude dans le cinéma expressionniste et les productions de Val Lewton (une scène entière est calquée sur l’introduction de La Malédiction des hommes chats), mais délaisse les outrances baroques et sanglantes d’Inferno ou Ténèbres et oriente son film du côté de Lewis Carroll et du conte de fée, malgré des scènes de meurtres violents comme d’habitude. Sa frêle héroïne, qui possède la beauté lunaire d’une Jennifer Connelly adolescente (elle avait été remarquée par Argento dans le film de son ami Sergio Leone, Il était une fois en Amérique) traverse en somnambule un univers terrifiant peuplé d’humains monstrueux et d’animaux bienveillants. Argento compose avec les éléments naturels (l’eau, le vent, la nuit, la forêt) un fascinant jeu de piste onirique, traversé de pièges, d’énigmes visuelles et d’instants magiques.

Opera et Trauma (qui marque l’entrée d’Asia Argento dans les films de son père) déçoivent et déconcertent les admirateurs français du cinéaste. 

En 2001, après un désastre commercial (Le Syndrome de Stendhal, son chef-d’œuvre inconnu) et un désastre artistique (Le Fantôme de l’opéra), Argento revient à ses premières amours, le « giallo » (thriller à l’italienne). Le Sang des innocents (Non ho sonno, ce qui veut dire « j’ai pas sommeil ») lui offrait l’opportunité de se refaire une santé cinématographique et reconquérir la bienveillance des fans de la première heure. Annoncé comme un remake de Profondo rosso, son giallo le plus accompli, car tourné également à Turin, avec le même second rôle (Gabriele Lavia) et marquant la re-formation du groupe Goblin dont les musiques obsédantes ont largement contribué à la célébrité du piccolo maestro, Le Sang des innocents ressemble davantage à une compilation laborieuse des effets de style et de scénario utilisés dans tous les succès précédents d’Argento. Ainsi, son fameux fétichisme morbide se transforme ici en une succession de gros plans d’objets hétéroclites (du stylo à la chope de bière) dont on sait qu’ils vont annoncer dans les trente secondes soit une scène gore, soit un coup de théâtre. L’intrigue avance ainsi sur le principe « marabout bout de ficelle », les arabesques inventives du cinéaste cèdent la place à une mise en scène un peu mécanique et prévisible, qui ne parvient plus à masquer l’ineptie du scénario, l’ancienne grande faiblesse d’Argento. Dans Le Sang des innocents, il est question de crimes sadiques perpétrés par un nain (attention, c’est une fausse piste) et il n’est pas nécessaire d’en dire plus pour comprendre que l’histoire n’a aucune espèce d’intérêt. Pourtant, malgré ses trop nombreuses scories et faiblesses, Le Sang des innocents n’est pas un ratage total. Max Von Sidow est bien en flic à la retraite et surtout Argento a particulièrement soigné le début de son film, qui comporte une séquence très belle et terrifiante : une prostituée traquée par le tueur dans les couloirs déserts d’un train de nuit. Vingt minutes assez virtuoses qui résument l’impasse dans laquelle se trouve Argento, encore capable de chorégraphier une séquence d’anthologie, mais réduit à sa propre caricature lorsqu’il s’agit de réaliser un film entier. Les films sont comme des trains qui avancent dans la nuit. Celui d’Argento a déraillé à la fin de la première bobine. Sa carrière aussi. 

Le long et irréversible déclin artistique d’Argento se poursuit avec Il cartaio, Ti piace Hitchcock ?, La terza madre et Giallo qui ressemblent à de mauvais téléfilms (Ti piace Hitchcock ? fut d’ailleurs réalisé pour la télévision), laids incohérents et ennuyeux et finissent directement dans les bacs des soldeurs de DVD. 

Dracula 3D 

Ce fut sans doute l’annonce la plus imprévisible et drôlatique du Festival de Cannes cette année 2012 : la projection en sélection officielle, hors compétition et séance de minuit dans l’amphithéâtre Lumière du nouveau film de Dario Argento, Dracula 3D. Le dernier bon film d’Argento, le très étrange Syndrome de Stendhal remonte à 1996 et depuis le cinéaste autrefois brillant (et allumé) enchaîne les navets embarrassants, laborieux et ridicules, victime de la crise du cinéma italien et de sa propre inspiration, sans que son étoile ne pâlisse vraiment auprès de ses admirateurs qui lui seront toujours redevables de leurs plus beaux cauchemars cinématographiques. Surprise de le retrouver en sélection officielle à Cannes alors qu’il avait toujours hanté, avec ses meilleurs films comme avec ses pires, les salles du Marché du film, snobé par les grands festivals du monde entier car n’ayant jamais compté parmi les cinéastes respectables et sérieux quand il était au sommet de sa forme (son statut était plutôt celui d’une rock star). Canular, réévaluation trop tardive ou enterrement de première classe ? Réponse : les trois. Le film, anémique, ne procure même pas cet effet de sidération et ce relâchement des zygomatiques qui saisissaient les spectateurs imprudents de La terza madre (Mother of Tears) à force de débilité, de grand guignol et de scènes sanguinolentes accumulées sur un rythme hystérique. Ici on a droit à une très plate – malgré la 3D – et illustrative énième version de Dracula, avec acteurs, dialogues et décors en carton pâte. Seule idée du scénario, même si elle laisse à désirer : Dracula se transforme souvent en animal (hibou, loup, mouche, et même en mante religieuse géante – LA scène du film). Perdu dans une dimension parallèle, ce film fauché et hideux surgit d’une autre époque, la fin des années 60 et le début des années 70 où les films de vampires de série Z fleurissaient en Italie et en Espagne. Dario Argento que l’on a parfois comparé à Antonioni à ses débuts a réalisé avec Dracula 3D une aberration anachronique qui, avec ses starlettes aux poitrines généreusement dénudées, ses longues scènes où il ne se passe rien, ses trucages miteux, ses acteurs égarés ressemble à s’y méprendre à un film de Paul Naschy. Olivier Père, 2012.

STANLEY KUBRICK   1928 - 1999


Il apparaît d’abord comme un héritier du film noir, dans la lignée de Lang, Siodmak ou Fuller. Le script serré, la lumière presque expressionniste de ses premiers longs métrages, et jusqu’à la singularité de l’entrepôt de mannequins où s’affrontent Jamie Smith et Frank Silvera dans le Baiser du tueur, justifiant parfaitement l’opinion initiale qu’on se fait de Stanley Kubrick. On ne manquera pas, d’ailleurs, de découvrir, dans les œuvre s à venir, des marques indubitables de cette violence expressionniste ou un peu baroque, de cette théâtralité de la mort - ne rappelons que l’assassinat de Quilty (Peter Sellers), dans Lolita, et les crimes d’Orange mécanique -, héritée peut -être d’une ascendance juive d’Europe centrale dont le cinéma américain s’est enrichi à partir de 1932. Mais Kubrick échappe très vite à l’enfermement dans un genre ; de plus, quel que soit celui auquel il se réfère - thriller, comédie de mœurs, péplum, science- (ou politique) fiction -, il en subvertit les données et en détourne les fonctions selon les exigences de son propre imaginaire. En même temps qu’il applique à ses films une force créatrice capable de les arracher à toute orbe conventionnelle, il se libère lui-même de l’assujettissement aux grands studios. De fait, il a pratiqué un cinéma d’amateur (au niveau des moyens techniques et financiers), avec ses courts métrages et même encore pour le Baiser du tueur (1955), avant d’engager une partie difficile mais sans concession avec les Majors. Il est l’un des premiers cinéastes américains des années 50 à avoir travaillé en marge et, à mesure que ses projets gagnaient en ambition, à avoir augmenté ses exigences. Ce qui a fini par paralyser aujourd’hui un Fleischer ou par compromettre l’indépendance (sinon la survie) d’un Coppola, Kubrick en a triomphé avec une extraordinaire obstination, un sens de la production inné (dans ses moindres détails comme dans ses plus larges perspectives). Lucas, par exemple, retiendra la leçon ; mais, ce qui ne s’apprend pas, c’est la puissance et l’originalité créatrices. On a contesté à Kubrick cette originalité, la notion même d’auteur, l’unité et l’authenticité de l’œuvre. On lui reproche ce dont on ne fait guère grief à tant d’autres : le recours à une œuvre littéraire. Mais, surtout, il déconcerte et ne s’explique pas volontiers. Il semble pourtant qu’on puisse préférer, aux professions d’intentions, la richesse des œuvres : une douzaine de films a fait que Stanley Kubrick peut être considéré aujourd’hui comme un des cinéastes majeurs de la seconde moitié du siècle, quand bien même il cesserait demain de tourner.


Redoutable joueur d’échecs (comme Nabokov), photographe quatre ans pour Look, il vient au cinéma en filmant la journée d’un boxeur (Walter Cartier), et vend son court métrage à la RKO, puis il tourne un reportage consacré à un prêtre du Nouveau-Mexique qui vole de paroisse en paroisse dans Piper Club (Flying Padre). Un emprunt de 10 000 dollars lui permet de réaliser Fear and Desire, à peine un long métrage, épisode sanglant et ludique d’une guerre imaginaire (1953). Un nouvel emprunt assure le tournage du Baiser du tueur. Kubrick rencontre alors le jeune et riche James B. Harris, qui lui propose de s’associer à la production d’Ultime Razzia. Kubrick a vingt-cinq ans, et il n’est déjà plus un inconnu. Il a même fait preuve d’un professionnalisme qui ne tient pour négligeable aucun aspect de la création cinématographique, à commencer par la clé de tout : la production. Il travaille sur des scripts minutieusement élaborés, auxquels il collabore : Ultime Razzia, le Baiser du tueur, les Sentiers de la Gloire et tous les titres à partir de Dr Folamour. La musique se voit peu à peu refuser sa trop habituelle fonction redondante (encore que l’enterrement du petit Bryan Lyndon soit une entorse à la règle) au profit d’un asynchronisme affectif ou mental, dont l’emploi du Beau Danube Bleu dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, ou celui de la Neuvième Symphonie dans Orange mécanique restent significatifs. À noter encore l’attention accordée aux costumes et aux décors aussi bien qu’à l’éclairage : on pourrait écrire qu’il n’y a pas dans un film de Kubrick de lumière innocente. La prédilection pour la caméra portée, qu’il manie lui-même, n’exclut nullement l’ampleur des mouvements à la grue ni le travelling, figure de style récurrente dont les ressources ne sont jamais séparées, ni libérées d’un cadre constamment et souverainement contrôlé. Il est rare, également qu’un cinéaste jouisse du pouvoir de supervision et de correction lui accordant le droit, après les projections initiales, de retirer les copies (encore peu nombreuses) pour resserrer le montage du film… Le contrôle dont dispose Kubrick sur son œuvre (y compris les affiches et le choix des salles) est sans doute unique dans le cinéma contemporain.


Ce pouvoir, arraché à force de volonté ou - qui sait ? - qu’il tient de la science du joueur d’échecs, permet à Stanley Kubrick d’être l’auteur, à part entière, de ses films. Et ce qui est évident, lorsqu’on revoit l’ensemble de l’œuvre, c’est que non seulement elle n’apparaît jamais comme l’illustration d’une thèse mais au contraire, dans sa diversité et sa complexité, comme une création visionnaire et pessimiste d’une rare intensité poétique. Rien de ce qui est inquiétant dans la nature humaine ne lui est étranger. L’ordre et le technologie, l’État et l’ambition, l’intuition (Shining) et l’amour (Lolita) sont destructeurs. Citons, pour mémoire et illustrations, parmi les projets que chérissait Kubrick et que des obstacles divers l’ont empêcher de réaliser, la Vengeance aux deux visages, que reprendra Marlon Brando, et une « biographie » de Napoléon. Le sentiment que Stanley Kubrick nourrit à l’égard du genre humain mérite d’être rappelé, parce qu’il se révèle lucide dans une époque où la démagogie faussement humaniste brouille les cartes, et parce qu’il corrobore fidèlement l’analyse critique de l’œuvre : « Bien qu’un certain degré d’hypocrisie existe à ce propos, chacun est fasciné par la violence. Après tout, l’homme est le tueur le plus dénué de remords qui ait jamais parcouru la Terre. L’attrait que la violence exerce sur nous révèle, en partie, qu’en notre subconscient, nous sommes très peu différents de nos primitifs ancêtres » (Newsweek, 1972).


De l’échappée meurtrières des soldats dans Fear and Desire à la folie également meurtrière de Jack Nicholson dans Shining, en passant par la violence ambiguë de Full Metal Jacket que l’auteur décrit avec la terrifiante froideur d’un entomologiste, l’individu porte la croix de ses atavismes, ou (n’est-ce pas la même ?) celle que les civilisations successives lui ont fabriquées, sur laquelle même, il meurt deux fois, pour l’ordre et pour l’exemple : Spartacus (Kirk Douglas), et l’un des soldats dans les Sentiers de la gloire - un film qui n’a encore trouvé d’équivalent que dans celui, implacable, de Francesco Rosi, les Hommes contre… La mythologie de la guerre est mise à mal avec autant de sérénité sarcastique (le XVIIIe siècle faussement chatoyant de Barry Lyndon n’est pas loin de rejoindre dans le cynisme cruel les tueries de la guerre du Viêt-nam de Full Metal Jacket) que la notion, diffuse, ambivalente, de progrès (2001 : l’Odyssée de l’espace). Ne se refusant ni l’ironie dans le space-opéra, où, justement, la musique érode l’illusion d’une  nouvelle « Belle époque », ni le recours au burlesque, voire un retour au slapstick, l’humour éclate avec les tartes à la crème de « la guerre froide » de Dr Folamour. L’unicité, la transparence ne sont que des trompe-l’œil : Barry, comme Humbert Humbert, comme le capitaine Dax, rencontrent derrière chaque représentation (de la réussite sociale, de la passion, du devoir) le piège quasi imparable de son contraire. L’œuvre est semée de ratages spectaculaires ou minables : celui de Sterling Hayden qui voit, hébété, la valise du hold-up choir sur le tarmacadam, et les dollars s’envoler dans le vent des hélices, à la fin d’Ultime Razzia ; la souffrance répétée, humiliante, de Humbert (James Mason) ; le retour d’Alex à la case départ (Orange mécanique), sa révolte chue des cimes du meurtre et de la thérapie de pointe au creux du lamentable abîme habituel, où son instinct de violence va pouvoir à nouveau s’assouvir ; ratage de Jack, assassin pétrifié dont le roman n’a pas été écrit (Shining).


On s’est beaucoup interrogé sur la fin « ouverte » de 2001 : l’Odyssée de l’espace, film splendide où, par parenthèse, on assiste au crime le plus étonnant, le plus futuriste de l’histoire du cinéma depuis Planète interdite (F. M. Wilcox, 1956) : on y voit l’intelligence créatrice condamnée à détruire sa propre création, le superordinateur devenu meurtrier. Le dévoiement n’est que le reflet de l’atavisme de l’homme : comment pallier, dans l’absolu, le rapport, œdipien, de la création à son créateur ? La vision, jamais théorisante, de Kubrick, dans ses aspects les plus baroques, telle la somptueuse démolition des valeurs du XVIIIe siècle  à mesure que Ryan O’Neal progresse vers l’échec, la chute, le retour à son trou d’Irlande d’origine, ramené, éclopé, à l’état primitif des Barry, est-elle la vision démoniaque d’un monde considéré comme un enfer tantôt bouffon, tantôt sinistre ?


La singulière unité de l’œuvre, qu’enrichissent les correspondances ou les rappels d’écriture d’un film à l’autre, un extraordinaire code de représentations aux signes, aux cadrages, aux éclairages qui ne cessent en se répondant de trouver une métamorphose nouvelle, poursuit, et dans des champs toujours différents, l’homme égotiste et arrogant, imaginatif et lâche, l’homme immuable, aussi acharné destructeur qu’inlassable bâtisseur. La fin de l’aventure spatiale, « inexpliquée », peut aussi bien promettre une dégénérescence de Bowmn (Keir Dullea) sous les espèces du fœtus né du père mort - au-delà de l’infini… Comme l’affranchissement de l’enfant de Spartacus, que Laughton « fait » citoyen romain… Si on évoque la dégénérescence du jeune Malcolm McDowell, et la conclusion en boucle d’Orange mécanique, on en jugera selon sa foi. De toute manière, Kubrick, inventeur de formes, ingénieur d’images, chorégraphe de l’espace et de nos terreurs déterrées et mises à nu, a réussi à déplacer l’axe épique du cinéma et à réintroduire, par l’horreur et par la splendeur, un baroque inégalé dans la représentation de nos erreurs et de nos ambitions. 


Claude Michel Cluny, Dictionnaire du cinéma, 1995.


Artiste majeur du XXe siècle, d'une profonde acuité sur son temps, Kubrick a porté un regard new-yorkais du Bronx, il est d'abord photographe à Look avant de réaliser un premier documentaire sur la boxe. Son adaptation de Lolita le propulse, dans une odeur de souffre en haut du box-office. Ayant décidé de vivre désormais près de Londres, il enchaîne les chefs-d'œuvre qui consacrent une carrière internationale. Il renouvelle les genres avec une puissance d'invention formelle hors du commun : thriller, comédie, science-fiction, horreur... Il traite des grands sujets qui ont façonné le monde contemporain : la Première Guerre mondiale (Les Sentiers de la gloire), la guerre froide (Dr Folamour), le Vietnam (Full Metal Jacket), la conquête de l'espace (2001), la violence (Orange mécanique, Shining). Son dernier film, Eyes Wide Shut, parfait le portrait légendaire d'un démiurge perfectionniste, laissant planer dans son sillage la part de mystère qui fascine les nouvelles générations qui le découvrent. Bill Krohn, 2007. 

BRIAN DE PALMA


Féru de physique et de technologie, il se consacre à la cybernétique avant de découvrir le cinéma expérimental à la Columbia University de New York. Il dirige Robert de Niro dans The Wedding Party (1964-1969), une pochade réalisée dans le cadre du Sarah Lawrence College (dont il enroulera les étudiants pour le tournage de Home Movies, 1980). Comédie noire qui associe la pulsion scopique à la pulsion de mort, Murder à la Mod (1968) manifeste déjà sa fascination pour Hitchcock et sa prédilection pour les trompe-l’œil. Cocasses radiographies des états d’âme de la contre-culture new-yorkaise, Greetings (1968) et Hi, Mom ! (1970) sont pour lui l’occasion d’inventorier les ressources de la réthorique filmique et celles des appareils optiques : il y orchestre avec brio des matériaux de format et de texture hétérogènes, avant d’explorer les possibilités du split-screen dans Dyonisus in ’69 ( 1970). Après une expérience décevante à la Warner Bros (Get to know Your Rabbit, 1972), il recouvre son indépendance avec Sœurs de sang (Sisters, 1973) et le Fantôme du Paradis (Phantom of the Paradise, 1974), où se donne libre cours sa sensibilité gothique et ses recherches expressionnistes. La métaphore du « monstre innocent », voué à tomber dans les rets d’un manipulateur abusif, y renvoie à la paranoïa de l’artiste, toujours menacé d’être dépossédé de son œuvre. Cette expérimentation formelle implique une dramaturgie du regard, quand ce n’est pas une approche démiurgique du médium lui-même, comme en témoigne, d’Obsession (1976) à Carrie au bal du diable (Carrie, 1976), de Furie (The Fury, 1978) à Pulsions (Dressed to Kill, 1980) et Blow Out (1981), le ressort de ses fictions : l’hypnose, la télépathie, la prestidigitation, la paramnésie, la télékinésie, et bien sûr le voyeurisme. En 1983, il réalise un remake paroxystique de Scarface avec Al Pacino dans le rôle tenu en 1932 par Paul Muni et, en 1985, Body Double et Wise Guys. Il connaît en 1987 un grand succès avec Les Incorruptibles (The Intouchables), où Kevin Costner reprend le rôle d’Eliot Ness, immortalisé dans les années 60 à la télévision par Robert Stack. De Palma manifeste ainsi sans ambages sa volonté de rejeter l’étiquette qu’on lui a collée : cependant, si Outrages est un film courageux et douloureux que l’on n’a pas apprécié à sa juste valeur, l’outrance caricaturale du Bûcher des vanités est insupportable. Dans une attitude de repli, le cinéaste revient avec l’Esprit de Caïn (Raising Cain, 1992) à l’horreur grandiloquente qui avait fait sa gloire. Hélas, il est évident que si De Palma n’a pas encore réussi à s’intégrer dans une inspiration nouvelle, il ne peut que se répéter s’il se maintient dans l’ancienne. Heureusement, l’Impasse (Carlito’s Way, 1993), film de gangsters crépusculaire qui offre à Al Pacino l’un de ses plus beaux rôles, témoigne d’un réel renouveau et d’une maturité toute fraîche chez le cinéaste. Michael Henry/Christian Viviani.


        Sans s'éloigner de ses thèmes favoris, il adapte en 1996 la série Mission : impossible avec Tom Cruise, début d'une franchise à succès. Dans la scène d'ouverture de Snake eyes (1998), il orchestre un plan séquence de quinze minutes décortiqué en plusieurs points de vue à la fin du film. Ce thriller ambitieux marque la fin de l'âge d'or du cinéma de De Palma, qui entre dans une période où il peine à trouver le succès, et où il a donc régulièrement du mal à financer ses œuvres. 

Ce n'est pas le cas de Mission to Mars (2000), premier film de science fiction du réalisateur qui signe avec cette grosse machine, dont le scénario est inspiré d'une attraction de Disneyland, une de ses œuvres les moins personnelles. L'échec public et critique ne permet pas à De Palma de couvrir son énorme budget, faisant chuter sa cote auprès des producteurs. C'est d'ailleurs en France qu'il trouve l'argent pour Femme fatale (2002), étrange thriller se déroulant durant le Festival de Cannes. Le film est assez mal reçu, de même que le suivant, Le Dahlia noir (2006), film noir adapté de James Ellroy. Tourné avec un tout petit budget, Redacted (2007) est une très percutante dénonciation de la guerre en Irak. Toujours en froid avec les studios hollywoodiens, c'est à nouveau en Europe que De Palma trouve les moyens de tourner Passion (2012), remake du Crime d'amour d'Alain Corneau (2010) dans lequel le cinéaste laisse libre-cours à certaines de ses obsessions : voyeurisme, séduction, manipulation, amours entre femmes, etc. Cinémathèque française

BRIAN DE PALMA, ANNÉES 60 

Elles n’ont pas laissé beaucoup de trace mais les grands cinéastes aussi ont commencé petits : nous voulons parler des dix premières années « underground » de la carrière de Brian De Palma. Chez notre cinéaste les années 60 sont marquées par des recherches esthétiques, des préoccupations politiques et cinématographiques que l’on retrouvera dans ses célèbres thrillers de la décennie suivante. Wotan’s Wake (1962) est le troisième court métrage de De Palma réalisé dans le cadre de ses études de cinéma à New York. Ce conte fantastique en noir et blanc témoigne de l’esprit potache et référentiel du jeune cinéaste qui s’amuse à parodier Le Septième Sceau, La dolce vita et Le Fantôme de l’opéra. Le film est interprété par William Finley qui deviendra l’acteur fétiche de De Palma jusqu’à Phantom of the Paradise (1974), adaptation moderne du roman de Gaston Leroux et plein une autre chose encore. Le mentor de l’étudiant De Palma était un professeur nommé Wilford Leach. Dans Phantom of the Paradise le compositeur spolié de sa cantate s’appelle Winslow Leach : il ne fait aucun doute que De Palma est un authentique obsessionnel. De Palma réalise ensuite un court documentaire, The Responsive Eye, sur le vernissage d’une exposition au MoMA. Il se passionne pour le cinéma moderne (Antonioni, Fellini) et observe l’émergence des nouvelles vagues européennes (Godard ou le « free cinéma » britannique). 

Murder à la Mod (1967) est le deuxième long métrage de Brian De Palma (alors âgé de 27 ans), juste après la comédie The Wedding Party qu’il avait réalisée dans le cadre de ses études entre 1963 et 1966 (mais qui sera seulement distribuée en 1969) avec Jill Clayburgh et Robert De Niro. Le film, au budget de 50.000 dollars, cofinancé par un producteur de films érotiques, a tenu l’affiche deux semaines en double programme avant de disparaître. On pourrait établir des points de comparaison entre Murder à la Mod et Le Journal de David Holzman de Jim McBride, réalisé la même année. Deux jeunes cinéphiles new yorkais marqués par le cinéma européen et la Nouvelle Vague prennent comme prétexte une production sexy avec des filles dénudées pour mettre en scène un pastiche de film intellectuel. Si McBride se moque du cinéma vérité De Palma est déjà obsédé par Hitchcock, Powell, Antonioni et Godard. L’histoire, confuse, est celle d’un crime raconté de trois points de vue différents avec à chaque fois des ruptures de styles : roman-photo, thriller, burlesque. De Palma abuse des accélérés, sous l’influence de Richard Lester, procédé qu’il abandonnera progressivement mais qui se trouve encore dans Carrie en 1976 dans une séquence comique. 

De Palma fait ses gammes et le film contient en germes de nombreuses scènes de ses films suivants : un mannequin assassiné au rasoir (comme dans Pulsions), des essais d’actrices (comme dans Le Dahlia noir), beaucoup de voyeurisme, de cadrages tordus et de l’humour potache, et encore la présence dans le rôle du tueur psychopathe de William Finley qui cabotine comme un malade et interprète la chanson du générique. Une curiosité. 

Les six premiers films de De Palma tournés dans les années 60 sont demeurés longtemps inédits en France, au cinéma comme à la télévision, avant d’être visibles en DVD. Les deux meilleurs sont Greetings (1968) et surtout sa suite Hi, Mom! (1970) avec De Niro en sociopathe agité qui déjà semble se préparer pour son rôle de Travis Bickle dans Taxi Driver

De Palma conjugue dans Greetings son goût de la citation, ses obsessions personnelles (les affres de l’hétérosexualité, le voyeurisme) et son intérêt pour les nouvelles techniques de cinéma direct. Il y développe également une réflexion précoce, satirique mais d’une grande lucidité sur l’histoire contemporaine de l’Amérique, des conflits raciaux à la libération des mœurs. L’événement qui va conditionner toute l’œuvre de De Palma demeure l’assassinat de John F. Kennedy le 22 novembre 1963. De Palma, à l’instar d’un des héros de Greetings obsédé par la théorie des complots, ne cache pas sa fascination pour le film amateur d’Abraham Zapruder. La mort du président fixée par des images cinématographiques, selon un seul angle de prise de vue, ne parviendra jamais à dissiper les doutes sur les circonstances du drame. C’est ce contre-champ fantasmatique que De Palma va inlassablement tenter de reconstituer à partir de Greetings puis dans ses meilleurs films (voir et écouter la géniale enquête sonore de Blow Out en 1981.) 

On retrouve deux ans plus tard Jon Rubin, le jeune vétéran du Vietnam interprété par De Niro dans la suite de Greetings, Hi, Mom! Rubin déambule dans les milieux crapoteux du cinéma sexy new yorkais, s’adonne au voyeurisme en espionnant ses voisins, découvre le théâtre politique d’activistes qui se livrent à des happenings provocateurs comme « Be Black Baby » avec des comédiens peints en noir pour critiquer l’Amérique raciste et finit par commettre un attentat à la bombe dans son immeuble. Tout un programme qui semble confirmer l’influence que De Palma avait à l’époque sur Martin Scorsese et Paul Schrader. C’est d’ailleurs De Palma qui présenta De Niro à Scorsese

La première période de la filmographie encore hésitante de Brian De Palma se termine par la cuisante expérience de son premier film tourné pour un studio. Get to Know your Rabbit (1972), produit par la Warner, est un bide sans appel. De Palma en attribue la responsabilité à ses employeurs qui ne l’ont pas laissé la possibilité d’améliorer cette comédie satirique pas très drôle, avec quelques plans virtuose en Orson Welles en magicien. Il retiendra la leçon et réussira ensuite à concilier les exigences de l’industrie hollywoodienne et ses obsessions de styliste et de moraliste, en se transformant en spécialiste de la manipulation. 

En 2007 Brian De Palma retourne aux sources de son œuvre, le cinéma indépendant à petit budget et fortement politisé avec Redacted, fiction qui adopte un style pseudo documentaire pour traiter d’un viol commis par des soldats américains en Irak. Ce film controversé et passionnant récompensé au Festival de Venise n’a fait qu’aggraver l’incompréhension entre De Palma et la critique et le public américain, le plongeant dans un silence et une absence brisés seulement par Passion, retour au thriller érotique présenté ces jours-ci à Venise puis Toronto. Olivier Père, 2012.

GERMAINE DULAC  1882 - 1942


Férue de musique et de photographie, cultivée, ayant un peu pratiqué le journalisme et collaboré à des revenus féministes, celle qui allait devenir le « cœur » de l’avant-garde française des années 20 réalise son premier film en 1915 : les Sœurs ennemies, un mélodrame historique avec Suzanne Després. Suivent quelques travaux sans grande ambition, dans le goût du temps, Géo le mystérieux (1916), Vénus Victrix (1916) ou Dans l’ouragan de la vie 1916). Mais Âmes de fous (1918) est un serial insolite, où perce un humour inhabituel à ce genre de production. L’interprète est Eve Francis, qui lui fait connaître son fiancé, Louis Delluc. Sous l’influence de ce dernier, Germaine Dulac s’oriente vers un style plus raffiné, un exotisme de bonne tenue : après le Bonheur des autres (1918), elle tourne la Fête espagnole (1920), sur un scénario de Delluc qui transpose assez habillement la Carmen de Mérimée, film qui lui vaut un certain succès dans les cénacles parisiens. Sa ligne est tracée : elle cultivera un cinéma de recherche, jouant de la gamme des flous, des surimpressions et autres procédés « esthétiques » visant à approfondir la forme au détriment du scénario.


Lherbier, Epstein, Gance et Delluc lui-même la suivront sur cette voie, dite « impressionniste ». Des films tels que la Cigarette (1919), Malencontre (1920), la Belle Dame sans merci (1921), la Mort du soleil (1921) et surtout la Souriante Madame Baudet (1923) affirmeront ses conceptions. Les films ne sont plus des narrations linéaires, lourdement ponctuées d’intertitres, ils tendent à devenir de véritables « symphonies visuelles ». Mais le grand public renâcle… Germaine Dulac fait donc quelques concessions au commerce, et c’est Gossette (1923) et le Diable dans la ville (1925), deux productions de Louis Nalpas, qui dénotent chez la réalisatrice - la seconde surtout, soutenue par un excellent scénario de Jean-Louis Bouquet - une veine « irréaliste » inattendue, qu’elle va exploiter dans Âme d’artiste (1925) et la Folie des vaillants (1926), films d’atmosphère russe débordants de fantaisie, trop controlés en revanche dans Antoinette Sabrier (1928), besogne nettement académique. Et c’est, en 1927, la curieuse association Germaine Dulac-Antonin Artaud pour la Coquille et le Clergyman (court métrage), qui déchaîna les tollés que l’on sait (un secteur s’étant écrié, lors de la présentation du film aux Ursulines : « Germaine Dulac est une vache », opinion que le poète aurait publiquement entérinée). En fait, le film faisait apparaître aussi bien les audaces que les limites de la « deuxième avant-garde », Germaine Dulac s’en tenant à ses fioritures abstraites là où Artaud espérait véhémentement frapper un grand coup.


Désormais, Germaine Dulac ne trouvera plus que de brefs essais de « cinéma intégral », variations sur des poèmes de Baudelaire ou des motifs musicaux de Chopin ou Debussy (l’Invitation au voyage, CM, 1927), Disque 927 (CM,1928), Thèmes et variations (CM, 1928) , Étude cinématographique sur une arabesque (CM, 1929), filage au ralenti de… la germination d’un haricot ! (Germination d’un haricot, CM, 1928). Une ultime tentative dans la fiction, la Princesse Mandane (1928), se soldera par un échec. Incapable de s’adapter aux lois du parlant, elle se recycle comme directrice adjointe aux Actualités Gaumont, poste qu’elle occupera jusqu’à sa mort. Claude Beylie, Dictionnaire du cinéma, Larousse.


CLAUDE SAUTET 1924 -  2000  

Dès son enfance, une grand-mère cinéphile transmet à Claude Sautet la passion du cinéma. Après un passage à l'École des Arts Décoratifs en section sculpture, il entre à l'IDHEC, dont il est diplômé en 1949. Il réalise l'année suivante son unique court métrage, Nous n'irons plus au bois, contenant déjà la figure du trio amoureux, qui connaîtra dans son œuvre de multiples variations. Durant les années 1950, il est assistant- réalisateur sur des long métrages, parmi lesquels Le Dos au mur d'Édouard Molinaro (1957) ou Les Yeux sans visage de Georges Franju (1959). Mais c'est par son talent de scénariste qu'il se fait connaître dans la profession. Claude Sautet devient selon l'expression de François Truffaut un « ressemeleur de scénarios », appelé pour réécrire des scénarios en difficulté, dont il sait repérer les failles ou étoffer les personnages. Souvent qualifié de cinéaste-sociologue de la petite et moyenne bourgeoisie française des années 1970, il est avant tout un peintre des passions humaines.
En 1958,
Lino Ventura, avec qui Claude Sautet nouera une profonde amitié, le convainc de passer à la réalisation en adaptant un roman de José Giovanni, Classe tous risques, dont il tiendra le rôle principal. Dans ce polar à la française, nourri de la grammaire formelle des films noirs américains, l'acteur incarne avec son intensité physique particulière un ancien caïd aux abois, au verbe rare et à la sentimentalité fruste. Malgré la qualité de sa mise en scène, le film n'a pas de succès. Les deux hommes se retrouvent en 1964 pour un deuxième long métrage, L'Arme à gauche, un film d'aventure que Sautet conçoit plus comme un exercice de style. Nouvel échec commercial. Craignant de s'enfermer dans le cinéma d'action, il abandonne les tournages et revient à son premier métier d'arrangeur de scénarios. 

Mais en 1969, une nouvelle rencontre va décider de son retour à la réalisation : Jean-Loup Dabadie, alors journaliste, lui soumet pour avis un scénario qu'il a écrit d'après un roman de Paul Guimard, Les Choses de la vie. Cette lecture enthousiasme Claude Sautet. En effet, la trame de l'histoire recoupe un projet auquel il pensait depuis longtemps : un homme hésitant entre deux femmes (et entre deux vies). Il décide de terminer l'écriture avec Jean-Loup Dabadie et de réaliser lui-même le film. Ce sera un triomphe. Structuré autour de la fameuse séquence de l'accident de voiture de Michel Piccoli (véritable défi cinématographique, elle comporte 66 plans), le récit prend la forme d'une association libre entre l'inconscient et l'imaginaire du personnage qui est entre la vie et la mort. On a souvent comparé cette construction, fondée sur des flah-backs, à une partition musicale, avec son tempo et ses ruptures de ton. Claude Sautet était en effet un grand amateur de musique classique et de jazz. Pour incarner le couple au centre de l'histoire, le cinéaste choisit deux acteurs qui lui seront longtemps fidèles : Michel Piccoli, son double cinématographique, et Romy Schneider, dans laquelle il voit une femme à la fois rayonnante et meurtrie, loin de ses rôles habituels. Les Choses de la vie ouvre la grande décennie des années 1970 et inaugure une longue complicité avec le compositeur Philippe Sarde et le scénariste Jean- Loup Dabadie. 

Sautet fait appel au même duo de comédiens l'année suivante pour Max et les ferrailleurs, autre très grand succès, d'après un roman de Claude Néron. Dans ce film d'une grande noirceur, il explore les mécanismes du pouvoir et de la manipulation, emmenant ses acteurs vers des registres inconnus. En 1972, il inverse le triangle amoureux des Choses de la vie dans César et Rosalie. Romy Schneider est lumineuse dans cette histoire d'une femme hésitant entre deux hommes, tandis qu'Yves Montand incarne un personnage hâbleur et pathétique auquel Sami Frey, doux et discret, offre un parfait contrepoint. Sautet, grand directeur d'acteurs, excelle à révéler au fil de ses films de nouvelles facettes de la personnalité d'acteurs déjà confirmés. En 1974, Vincent, François, Paul et les autres, encore d'après un livre de Claude Néron, est un portrait de groupe. S'attachant à quatre personnages, quatre amis quinquagénaires installés dans la vie, mais en proie au doute, le réalisateur parle avec humour et gravité de la difficulté existentielle, de l'angoisse de vieillir, de l'érosion des sentiments. Il réussit une délicate alchimie entre les trajectoires d'une poignée de personnages et un contexte social clairement délimité, celui des Trente Glorieuses. Car le cinéma de Sautet décrit toujours des personnages intégrés dans des milieux sociaux et professionnels bien définis, dépeints avec justesse. En 1976, vient Mado, co-écrit avec Claude Néron, film que le cinéaste qualifie de fresque noire. La désillusion, le sentiment d'égarement de l'individu dans la société semble y être à son comble, et la faillite du cœur fait écho à la crise sociale. Avec Une histoire simple (1978), Sautet offre à son actrice fétiche, Romy Schneider, un rôle taillé sur mesure, celui d'une femme libre qui choisit son destin. Un mauvais fils (1980), co-écrit avec Daniel Biasini et Jean-Paul Torok, est un face à face douloureux entre un père, ouvrier dur et intransigeant, et son fils, nerveux et fragile, sorti de prison et de retour au domicile familial. Le contraste entre le jeu sobre d'Yves Robert et la tension expressive de Patrick Dewaere donne au film sa grande densité. 

Après Garçon ! (1983), qu'il considère comme raté, Claude Sautet connait une période de remise en question. Conscient d'une sorte de décrochage de son cinéma par rapport à l'air du temps, d'un essoufflement de son inspiration, il ne va pas tourner pendant quatre ans. Cette crise donne naissance à une autre période de son œuvre, qui voit son style s'épurer, se dépouiller, aller vers plus d'abstraction. Un film marque ce renouveau : Quelques jours avec moi (1987), pour lequel Sautet s'entoure de nouveaux scénaristes (Jacques Fieschi et Jérôme Tonnerre) et de nouveaux comédiens (Daniel Auteuil et Sandrine Bonnaire dans les rôles principaux). Entre drame et comédie grinçante, Auteuil incarne un personnage lunaire qui, par amour pour une femme, quitte son indifférence au monde. Avec Un coeur en hiver (1991), Claude Sautet met en scène Emmanuelle Béart et encore Daniel Auteuil, dans le rôle encore plus retenu d'un homme comme retiré en lui-même. Son dernier long-métrage, Nelly et Monsieur Arnaud, en 1994, est une épure bouleversante, un film éminemment personnel. Dans le personnage joué par Michel Serrault, qui camoufle son désespoir derrière le masque d'un nihilisme distingué, difficile de ne pas reconnaître le cinéaste lui-même. 

Parallèlement à sa carrière de réalisateur, Claude Sautet est ponctuellement sollicité par d'autres réalisateurs, notamment Philippe De Broca, Yves Boisset ou Bertrand Tavernier pour développer et restructurer des scénarios.
Il est vice-président de la Commission "cinéma" de la SACD (Société des Auteurs), de 1986 à 1991. Il préside le Jury du Prix Simone-Genevois (récompensant des livres écrits sur le cinéma) de 1988 à 2000. Universalis.

Prix 

Prix pour l'ensemble de la carrière, 1997 au Festival International du Film (Istanbul)
Meilleur réalisateur, 1996 au Césars du Cinéma Français pour le film :
Nelly et Monsieur Arnaud Meilleur réalisateur, 1993 au Césars du Cinéma Français pour le film : Un cœur en hiver (Cinémathèque Française)

Commentaires

Articles les plus consultés