ENTRETIENS

RENCONTRE AVEC FRANÇOIS TRUFFAUT
à propos de La mariée était en noir (1967) Jeune Cinéma n°31, mai 1968 


Jeune Cinéma : Vous avez, cette année, fait deux films, « La mariée était en noir » et « Baisers volés ». Il semble que vous ayez deux façons très différentes de travailler. Si l’on regarde ces derniers films, l’un correspond à ceux que vous appelez vos films improvisés, comme « Les Mistons », « L’Amour à vingt ans », « Histoire d’eau », par exemple, et l’autre aux adaptations d’œuvres littéraires comme « Jules et Jim », « Tirez sur le pianiste », « Fahrenheit 451 »… Pourriez-vous dire ce que cela représente pour vous, ces deux manières de faire un film ? 

François Truffaut : C’est vrai que les deux manières sont là alternativement, parce que je suis quelquefois amené à préparer beaucoup quand il s’agit d’un matériel assez loin de moi. Par contre, je me laisse aller davantage quand je manipule un matériel plus proche, plus réaliste, plus personnel. 

J.C. : Un matériel loin de vous, mais vous l’avez aimé, vous l’avez choisi, alors... 

F.T. : Oui, mais il est loin de moi dans la mesure où il n’offre pas de repères avec ma vie. Il y a peu de place pour l’impression dans un film comme La Mariée, car le sujet exige une construction rigoureuse, une faute de scénario serait assez grave. Jeanne Moreau est une espèce de symbole, elle nous mène d’un homme à un autre, ce n’est pas vraiment un personnage. Il était donc obligatoire de bien préparer les événements. 

J.C. : Pourquoi avez-vous choisi d’adapter ce roman de William Irish, « The bride wore black » ? 

F.T. : Lorsque nous parlions, Jeanne Moreau et moi, de refaire un film ensemble, je repoussais beaucoup de sujets, car, d’une façon ou d’une autre, ils me semblaient recouper, même lointainement, Jules et Jim. Et quand j’ai relu ce roman de William Irish - dont je me souvenais pour l’avoir lu à la Libération en cachette de ma mère - il m’a donné la conviction que nous tenions une histoire dans laquelle il n’y aurait pas une seule scène commune aux deux films. 

Est-ce suffisant pour expliquer mon choix ? le ne sais pas : il y a aussi la satisfaction de voir un personnage qui décide une chose et va jusqu’au bout. L’idée également - ce qui recoupe un peu Le Pianiste -, d’opposer un personnage à plusieurs de l’autre sexe, et d’écrire un dialogue qui ne traite que des rapports entre les hommes et les femmes.
L’action policière avance toute seule, sans le secours des dialogues. C’était tentant pour moi de faire deux films en un. Et puis il y a enfin mon admiration pour ce livre dont j’aime beaucoup le climat... On a beaucoup fait, en France, de films d’après des romans de James Hadley Chase transposés sur la Côte d’Azur. Ça n’a jamais réussi, j’ai l’impression que c’est parce qu’on a toujours essayé de faire un produit français à partir d’un produit américain ou anglais. Je vois ces choses-là dans une autre perspective, je suis attiré par l’idée du pays imaginaire. 

J.C. : Et pourquoi ? 

F.T. : Parce que je vois ces livres-là - les romans de William Irish, ou de David Goodis que j’aime beaucoup également - comme des contes de fées pour adultes. Et je les adapte dans le même esprit que Jean Cocteau tournant La Belle et la Bête, enfin en jouant un jeu moins ouvertement féerique. Pour moi, c’est ceci : "apparition", "disparition", "ils étaient cinq", "où sont passés les cinq ? ". C’est ce côté-là qui me plaît énormément. 

J.C. : « La mariée » est le deuxième roman policier que vous adaptez. Vous vous attendez sans doute à ce que l’on vous parle, à ce propos, de Alfred Hitchcock à cause du livre que vous avez publié l’an passé. J’ai l’impression que vous ne niez jamais les influences que vous subissez ? 

F.T. : J’ai une idée, si vous voulez, qui est intéressante comme toutes les idées, un peu folle aussi comme les idées trop théoriques, à savoir qu’il y a une réconciliation possible entre Jean Renoir (le comble du cinéma de personnages) et Alfred Hitchcock, (le comble du cinéma de situations). Il y a de chaque côté des inconvénients. Je crois que chez Alfred Hitchcock ce serait parfois du côté du réalisme, de l’humanité ; et chez Jean Renoir, les situations pas assez fortes  quelquefois.

Je crois à un mélange. J’aime le côté expérimental de ce que l’on fait, et j’ai essayé, avec La Mariée, de faire une histoire, pas hitchcockienne - il s’intéresse davantage aux innocents qu’aux coupables -, mais selon un principe de narration "à la Hitchcock." Le premier homme, Claude Rich : "que lui veut-elle ?", "tiens, elle le tue" ; et le deuxième homme, Michel Bouquet : "zut, elle va le tuer" ; le troisième, Daniel Boulanger : "tiens, ça ne se passe pas comme prévu" ; à la fin : "elle va se faire prendre, tiens non, on croyait que...". Tout le temps on tient compte du raisonnement du public, et on s’en amuse. On se dit : "On va lui faire croire que...". qu’elle va tomber amoureuse de Charles Denner, par exemple. 

J.C. : Nous croyons être complices, et puis finalement... 

F.T. : Vous ne l’êtes pas tout à fait. Le principe est hitchcockien. Mais le parti pris de faire parler les personnages de choses extérieures l’action, cela, Alfred Hitchcock ne le ferait jamais, ce serait pour lui un affaiblissement du drame. Je pars du principe qu’ici le drame est tellement fort qu’il n’y a pas de danger de l’affaiblir, qu’au contraire il vaut mieux lui donner de la réalité. J’essaie, au fond, de rendre les personnages assez vivants et je crois que ça marche à partir de Michel Bouquet. Michel Lonsdale, Michel Bouquet et Charles Denner sont vivants, je crois. Les premiers, ce sont des complices, des copains et c’est un autre ton, qui donne un peu le climat dont on aura besoin à la fin. 

JC : Jeanne Moreau a un rôle très lourd. 

F.T. : Elle dit que c’est le rôle le plus difficile qu’elle ait jamais eu, et je veux bien le croire. Elle avait toujours un travail de double pensée à faire, il lui était très pénible de ne pas jouer avec les hommes, eux se livraient sincèrement, elle les écoutait tout en ayant son arrière-pensée. Elle a été déprimée pendant le film, au contraire de Jules et Jim qui avait été un enchantement pour elle. Elle a souffert de l’impression de jouer toute seule, de ne pas dialoguer avec ses partenaires. Et ça peut paraître naïf aux gens, mais en fait les acteurs sont influencés par ce qu’ils jouent. La mariée est un film de destruction, ceci l’a beaucoup abattue. L’épisode du cagibi en particulier et le coup de feu au mariage qu’il a fallu recommencer puisqu’il est utilisé plusieurs fois dans le film. 

J.C. : Vous avez expliqué, tout à l’heure, l’insuccès de certaines adaptations de romans américains par le souci qu’avaient eu leurs auteurs de faire un produit français d’un produit américain. D’où, chez vous, la nécessité du pays imaginaire. Pourtant vous avez parlé, lors de différents entretiens, de votre conception du film américain tourné dans l’esprit européen. Pourriez-vous, à propos de « La Mariée », préciser votre pensée ? 

F.T. : Je suis sûr que les Américains n’auraient pas fait La Mariée dans le même esprit, ils auraient essayé de la rendre plus sympathique. Au début, lorsque Les Artistes associés, par exemple, avaient peur du scénario, je m’étais amusé à imaginer comment les Américains auraient fait le film, à Hollywood. Et je voyais comme première scène, une clinique, puis la grille d’entrée de la clinique, d’où on aurait vu sortir Jeanne Moreau, sa mère et le docteur. Et le docteur aurait rendu Jeanne à sa mère en disant : "Ça va, elle va être raisonnable maintenant, mais occupez-vous bien d’elle". Ensuite, elles seraient revenues à la maison. Jeanne Moreau aurait alors fait ses valises et serait partie en cachette de sa mère. Je ne sais pas si vous vous rendez compte qu’une simple scène comme celle-là change à peu près tout le film : "Elle a toutes les excuses, elle est folle !". L’esprit français, c’est de manipuler ce matériel américain, mais de refuser d’y mettre des fous et des méchants. J’ai finalement rendu les hommes presque sympathiques un par un, en tous les cas jamais odieux, pas même le père du petit garçon. L’esprit européen, c’est d’arrondir les angles plutôt que renforcer le drame, c’est de l’atténuer tout le temps. Les effets ? C’est le sujet lui-même. 

J.C. : Vous parlez de « La Mariée » avec une chaleur que le film appelle tout à fait. Un jour pourtant, je vous ai entendu dire que ce qui comptait dans la vie d’un cinéaste, c’était son premier film, qu’après ce n’était plus qu’une carrière... 

F.T. : Et vous avez été un peu attristée ? Je ne crois pas avoir dit cela, ou plutôt j’ai dû le dire pour les trois premiers films. Je crois à la nécessité profonde des trois films, après on tourne autour de ce qu’on a fait avant. Vous savez, ce n’est pas une idée plus triste que de dire : "Un homme se forme entre 7 et 16 ans, après il vivra toute sa vie sur ce qu’il aura acquis entre ces deux âges". C’est une idée à la Georges Simenon, et que je crois juste. En ce qui concerne le cinéaste, je crois beaucoup à cette idée que je me fais des trois films : le premier est le plus bouleversant parce que c’est un saut dans le vide, le deuxième est toujours plus léger, plus mince. Dans le premier on veut tout dire, dans le deuxième on accepte de ne mettre qu’une partie du monde. Le troisième est un effort de réconciliation ou de synthèse, toujours très riche - je parle dans la perspective d’un cinéaste qui a pu tourner ce qu’il voulait. Cela se confirme très bien, je trouve, pour Alain Resnais par exemple, et d’une façon très cohérente : « Hiroshima », « Marienbad », « Muriel ». 

À partir du quatrième film, il y a éventuellement autant nécessité qu’avant mais je crois que l’on va, toute sa vie, jouer avec un matériel contenu d’une façon ou d’une autre dans les trois premiers. Ce que l’on fera peut-être, c’est mélanger « Muriel » et « Marienbad » et puis après « Hiroshima » et « Muriel », parce qu’on s’aperçoit que ce que l’on croyait compartimenté peut au fond très bien déboucher l’un sur l’autre. Cela ne veut pas dire qu’on ne fera plus de choses importantes. Il est bien évident qu’il fallait faire « La Règle du jeu », et c’était peut-être le dix-septième film de Jean Renoir. Peu à peu, on se domine... Il y a des carrières passionnantes comme celle de Ingmarr Bergman, de Luis Buñuel aussi. Max Ophüls m’a dit, un jour : "Je n’ai plus vu de films de Orson Welles depuis « Citizen Kane », que j’ai follement admiré. Mais je me doute comment sont les autres, je n’ai qu’à repenser chaque fois à « Citizen Kane ». " Cette idée m’a plu, oui. Effectivement, on peut suivre la carrière de quelqu’un en n’ayant vu que ses tout premiers films. 

J.C. : Dans vos films on trouve certainement une constante, celle de la tendresse, par exemple, mais... 

F.T. : Vous allez me dire : "Vos films sont très différents". On utilise quelquefois cela comme une critique, l’indice d’un manque de personnalité. Mais il y a toujours, dans mes films, le personnage en dehors de la société. Je sais très bien que Jeanne Moreau dans « La Mariée », c’est exactement Jean-Pierre Léaud dans « Les Quatre cents coups », même si cela prend une forme moins séduisante, ou moins émouvante, ou plus abstraite. N’importe, je sais forcément que c’est la même chose, parce que c’est la même personne derrière la caméra et je ressens les mêmes impérieuses raisons de faire les choses. 

J.C. : Et les précisez-vous, ces raisons ? 

F.T. : Non, car en même temps ce qui m’intéresse c’est de les cacher de plus en plus. Je ne sais pas pourquoi, je cherche de moins en moins à profiter du pouvoir que l’on a quand on filme. Plus je contrôle ce que je fais, plus je suis tenté d’être indirect, en sentant peut-être une plus grande efficacité de ce que je veux dire. 

J.C. : Comment vous situez-vous maintenant par rapport à vos amis de la « Nouvelle Vague » ? Avez-vous l’impression que vous avez tous suivi une ligne à peu près parallèle, chacun selon sa personnalité, et que vous êtes restés fidèles à vos débuts, à l’idée que vous vous faisiez du cinéma ? 

F.T. : Je le crois, mais n’est-ce pas parce que nous nous connaissons trop bien ? Je pense que ce que fait Éric Rohmer lui ressemble énormément, ce que fait Jean-Luc Godard également. Jacques Rivette est un peu plus imprévisible, c’est le plus cinéphile de nous tous, celui qui lutte le plus contre lui-même, il est donc assez difficile de savoir ce qu’il va faire. Mais je crois à la fidélité à soi-même, oui. 

J.C. : À soi-même, mais au groupe que vous formiez ? 

F.T. : Oh ! nous n’avons pas toujours été groupés, nous nous sommes disloqués. Aujourd’hui nous nous regroupons beaucoup avec l’histoire de la Cinémathèque. Mais il m’est difficile de vous répondre. Il est arrivé que je me fasse de nouveaux amis par le cinéma : Claude Berri depuis « Le Vieil homme et l’enfant », Pierre Kast aussi, que je comprenais mal autrefois, je l’ai mieux aimé à travers ses films. Il est certainement difficile d’être amis dans ce métier si on ne ressent pas d’admiration. Dans nos rapports intervient quand même la notion d’un jugement, même atténué, même doux, porté les uns sur les autres. C’est très inévitable. 

J.C. : Continuez-vous à discuter ensemble de votre travail ? 

F.T. : Oui, beaucoup plus que personne ne l’a jamais fait en France, sûrement. Cela vient des « Cahiers du Cinéma », d’une formation en groupe déjà. Nous nous sommes connus avenue de Messine, à la Cinémathèque, nous nous retrouvions dans les ciné-clubs ; il y a eu les fameuses séances du « Parnasse » où nous nous disputions tous les mardis soir. Cela nous a entraînés à parler cinéma ensemble. Plus tard, plus intimement, il nous a paru vraiment normal de faire lire nos scénarios à deux ou trois amis fidèles et de tenir compte de leurs avis. Ainsi, puisque nous parlons de « La Mariée », je peux vous dire que l’idée, très bonne, de ne faire porter que du noir ou du blanc à Jeanne Moreau, je la dois à Jacques Rivette. Il a prolongé l’idée du titre « La mariée était en noir ». J’y serais peut-être arrivé, mais moins directement que lui. 

J.C. : Puisque nous parlons couleurs, ou absence de couleurs, avez-vous l’intention de revenir au noir et blanc un jour ? 

F.T. : Oui, mais ce sera un grand acte de courage car l’industrie ne veut plus que l’on fasse de films en noir et blanc. Dans toute la production actuelle il n’y a, je crois, que « L’Amour fou » de Jacques Rivette qui ne soit pas en couleurs. Mais le problème ne me gêne pas. Déjà dans « La Mariée », je m’en suis très peu occupé, et dans « Baisers volés », entièrement tourné dans des endroits vrais, il n’y a pas une couche de peinture, j’ai même oublié que c’était en couleurs. Si j’ai un sujet en noir et blanc, je le ferai, s’il n’est pas trop cher, j’y arriverai, mais on rencontre vraiment une grande hostilité maintenant, c’est au point que l’Amérique ne veut pas acheter de films en noir et blanc. 

J.C. : Vous aviez tourné « Fahrenheit » en Angleterre. Vous venez de faire deux films en France. Y a-t-il eu entre temps une évolution de votre situation par rapport aux maisons de production ? 

F.T. : Je n’en suis pas sûr, mais je crois que si je voulais faire maintenant « Fahrenheit », je pourrais le tourner en France. En 1963, une maison comme « Les Artistes associés » a refusé « Fahrenheit » parce qu’ils n’avaient pas confiance. Et le fait que « La Peau douce » n’ait pas marché ne l’a pas aidé à se faire. Aujourd’hui, on me fait davantage confiance, une maison américaine, j’entends, car une maison française n’aurait pas assez de possibilités. Ce qui joue peut-être, c’est la quantité de films. Trois films, c’est insuffisant, mais sept... « Baisers volés » est un tout petit film que j’ai failli ne pas pouvoir faire. Je souhaitais le tourner entièrement à Nice, car j’avais gardé un mauvais souvenir du tournage de « La Peau douce » dans Paris. Mais comme le scénario de « Baisers volés » était plutôt mince - je ne l’avais absolument pas développé - j’ai essuyé d’abord un refus des « Artistes associés ». Ils l’ont finalement accepté, à condition que nous dépensions encore moins d’argent, et nous avons tourné à Paris. 

J.C. : Est-ce la suite des « Quatre Cents Coups », de « L’Amour à vingt ans » ? 

F.T. : C’était l’idée au départ. Mais c’est devenu tellement blagueur, tellement traité en farce que je ne peux vraiment plus dire que c’est la suite des « Quatre Cents Coups ». C’est la première fois que nous faisons un film à prétentions comiques... 

Je n’ai pas eu le temps de travailler à cause de l’affaire de la « Cinémathèque ». Je suis arrivé sur les décors, j’avais oublié les endroits, je voyais des têtes d’acteurs, j’avais oublié que je les avais engagés un mois avant. Nous ne pouvions nous en tirer qu’en nous amusant beaucoup, et comme j’ai eu la chance de ne pas faire d’erreur dans la distribution, on a réussi à faire le film comme ça, avec des acteurs formidables. Et aussi, probablement, les soucis de la « Cinémathèque » étaient tellement importants que j’ai jugé le film sans importance. Finalement c’est une bonne attitude de temps en temps. 

Nous en revenons aux deux façons de travailler : il y a des sujets à plus grande responsabilité que d’autres. « La Mariée » était fatigante, avec ses morts, il fallait les préparer. On tourne pendant trois jours, on sait que dans quatre jours on tourne la mort, cela rend un peu solennel. Pour « Baisers volés », je me suis senti complètement libre et détendu. J’espère que ce film n’est pas finalement une chose entièrement entre nous, qui ne peut faire rire que nous. On riait pas mal dans « Le Pianiste », mais il n’était pas évident que c’était fait pour faire rire car il y avait un personnage secret et renfermé, Charles Aznavour, et des choses tristes. Mais si on ne rit pas avec « Baisers volés », ce sera vraiment ridicule. Les gags et les situations sont énormes. C’est un film de contrastes. On met tout le temps Jean-Pierre Léaud avec quelqu’un très loin de lui, avec une femme mariée jouée par Delphine Seyrig, avec un vieil homme de 70 ans qui lui apprend le métier de détective privé, avec une jeune fille d’aujourd’hui alors que lui-même est anachronique et romantique. Rien que des contrastes très forts. Il y a peut- être cinq ou six scènes sérieuses, mais pas plus. 

J.C. : Vous avez fait des films tristes, des films drôles. N’avez-vous jamais eu l’intention de faire un film "engagé" ? 

F.T. : Cela me serait absolument impossible car je suis le désengagement personnifié, parce que j’ai l’esprit de contradiction poussé très fort. 

J.C. : Pourtant vous vous êtes profondément engagé dans l’affaire de la « Cinémathèque » ? 

F.T. : La « Cinémathèque » représente beaucoup pour nous, il y a une part sentimentale qui est toute notre jeunesse. Et je vois, par exemple, de jeunes Allemands qui ne savent pas ce qu’ils feront, même une fois metteurs en scène, parce qu’ils n’ont pas de cinémathèque. Ils imiteront Alain Resnais, Jean-Luc Godard ou moi. Mais il ne faut pas imiter ses congénères, et pour cela il faut tout connaître vraiment. Cela aide à trouver des directions précises et personnelles en même temps. 

Il y a aussi Henri Langlois, l’homme qu’il est, le comble du naturel. Il ne simule jamais et c’est ce qui fait que nous l’admirons. Et au-delà de ces problèmes personnels, il y a les films qui sont en danger, car on a affaire à des gens qui n’y connaissent rien, qui le savent, mais qui croient à la compétence d’une chose qui porte le titre ronflant de "Commission supérieure technique". On y trouve de tout... Le stock de films de la « Cinémathèque française » est en danger, donc tout le cinéma doit être mobilisé. 

Propos recueillis par Luce Vigo-Sand 

LOCARNO 2012

La comédienne Mylène Demongeot est célèbre pour sa participation à de nombreux succès du cinéma populaire français, notamment Sois belle et tais-toi de Marc Allégret, Faibles Femmes de Michel Boisrond, Les Trois Mousquetaires (version Bernard Borderie), la série des « Fantômas » aux côtés de Jean Marais et Louis de Funès et celle des « Camping » avec Franck Dubosc. Ce furent Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau (adaptation de la pièce d’Arthur Miller avec Yves Montand et Simone Signoret) qui révélèrent ses talents d’actrice en 1957 après des petits rôles dans Futures Vedettes ou Papa, maman, ma femme et moi... Mais au gré d’une carrière internationale on l’a aussi apprécié dans plusieurs films d’auteurs signés Mauro Bolognini (Les Garçons), Dino Risi (L’Inassouvie), Michel Deville (À cause, à cause d’une femme), Bertrand Blier (Tenue de soirée) ou Jacques Fieschi (La Californie). Ses admirateurs se souviennent également d’elle dans des films culte comme Le Cavalier noir (The Singer Not the Song) étrange western anglais tourné en Espagne de Roy Ward Baker avec Dirk Bogarde et John Mills ou le péplum La Bataille de Marathon de Jacques Tourneur et Mario Bava avec Steve Reeves. Pour les cinéphiles, son nom reste associé à un chef-d’œuvre méconnu du cinéma italien, L’Inassouvie (Un amore a Roma, 1960) de Dino Risi et surtout à la magistrale adaptation de Bonjour tristesse de Françoise Sagan par Otto Preminger en 1958, où elle interprète Elsa, l’ingénue jeune maîtresse française de David Niven, aux côtés de Jean Seberg et Deborah Kerr. Mylène Demongeot est déjà venue au Festival del film Locarno pour y accompagner Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem en compétition internationale, avec Michel Piccoli en 2007. Nous sommes très heureux de l’accueillir à nouveau à Locarno pour y présenter Bonjour tristesse, dans le cadre de la rétrospective intégrale de l’œuvre d’Otto Preminger. Pour préparer sa venue, nous l’avons rencontré dans son appartement parisien pour évoquer cette expérience importante à l’orée de sa carrière. Propos rapportés

« Quand Preminger est arrivé à Paris pour chercher des jeunes actrices pour le rôle d’Elsa il a vu Les Sorcières de Salem au cinéma et a demandé à me rencontrer. Mon agent m’a téléphoné pour m’expliquer que Preminger préparer une adaptation de Bonjour tristesse. Et moi j’étais indigné qu’après un grand rôle dramatique dans le film de Raymond Rouleau « ce type » ose de proposer un petit rôle de comédie d’après un petit roman à la mode de Françoise Sagan. C’est dire ma naïveté à l’époque... 

Mon agent m’a dit de me taire et de rencontrer Preminger. Je suis allé au rendez-vous en trainant des pieds, sans me coiffer ni me maquiller, dans un pull over informe. J’arrive et je dis à Preminger « cher monsieur, je ne vois pas pourquoi vous m’avez fait venir, il paraît que c’est un rôle rigolo et moi je suis une actrice dramatique et je ne parle pas anglais, je n’ai pas envie de vous faire perdre votre temps parce que j’ai vu vos films et que vous êtes un metteur en scène formidable. » Il a ri et m’a répondu « d’accord, on en reparlera. » Je suis partie. Deux jours après mon agent m’a appelé pour me dire qu’il voulait déjeuner avec moi. J’étais flattée de déjeuner avec un grand metteur en scène. Il m’a dit que c’était moi qu’il voulait. Il m’a envoyé un professeur d’anglais sur le tournage d’un film que je faisais aux studios de La Victorine à Nice, Une manche et la belle d’Henri Verneuil. Un type extraordinaire venu de Hollywood qui en un mois et demi grâce à sa méthode d’immersion m’a permis de parler suffisamment bien anglais pour faire le film. 

Pendant que j’étais à Nice où j’avais loué un appartement, Preminger m’a envoyé Jean Seberg pour qu’elle apprenne le français. Jean et moi sommes devenues très amies. Je ne suis pas remontée à Paris et j’ai enchaîné les deux tournages. La grande majorité de Bonjour tristesse s’est tourné dans la maison de Pierre Lazareff qui s’appelait « La Fossette », une merveille à côté du Lavandou. Au début je logeais à Saint-Tropez mais je n’aimais pas beaucoup cet endroit alors j’ai trouvé un petit cabanon sur la plage de Cavalière où je suis demeurée pendant toute la durée du tournage. C’était fabuleux. À l’époque on était engagé sur la durée de tout le tournage, quel que soit votre rôle. J’ai donc passé huit ou dix semaines dans le Midi, heureuse comme une reine. 

Un tournage américain en France 

Avant le tournage, il n’y a eu absolument aucune répétition avec les comédiens. Pas de lecture. Chaque comédien recevait son scénario. Les metteurs en scène américains vous choisissent parce qu’ils considèrent que vous êtes le personnage. À partir de ce moment-là, c’est à vous de faire le travail. En France, nous avions plutôt l’habitude – par exemple pour Les Sorcières de Salem – d’un metteur en scène comme Raymond Rouleau qui venait du théâtre et qui était extrêmement directif. On répétait le film pendant un mois avant le début du tournage. 

Le contraire d’un metteur américain, qui vous habille comme il veut, vous coiffe comme il le veut et ensuite vous demande d’être gaie ou pétulante. 

La première scène importante de Bonjour tristesse que nous avons tournée est celle dans le lit où David Niven vient me réveiller le matin et que je suis couverte de coups de soleil. On a tourné une journée entière. Lorsque Preminger a vu les rushes, cela ne lui a pas plus et on a recommencé une deuxième fois, huit jours après, et il a obtenu ce qu’il voulait. 

En France lorsqu’on tourne un plan de dix ou quinze secondes on a l’impression d’être allé au bout du monde. Avec Preminger le plan de la chambre à coucher ne dure pas loin de huit ou dix minutes. J’avais beaucoup le trac et je voulais faire de mon mieux. 

Mon personnage, Elsa, est une petite pute naïve et sympathique qui n’aura jamais aucun problème dans la vie puisqu’elle passera d’un homme riche à un autre. Elle a un caractère très joyeux et optimiste, comme moi. Et je pense que c’est cela qui a plu à Preminger et l’a convaincu de m’offrir le rôle. 

David Niven a été absolument merveilleux avec moi, d’une gentillesse inimaginable. Il savait que cette fameuse scène serait longue et difficile à faire. Il l’a répété avec moi. Je lui ai demandé comment un grand acteur comme lui avait la patience de répéter avec une jeune débutante. Il m’a répondu : « mon petit chéri, meilleure tu seras, meilleur je serai. » Dans ses Mémoires il raconte que Otto Preminger l’a beaucoup énervé. Son côté flegmatique était incompatible avec le caractère rugueux de Preminger. Mais seul le résultat compte. 

Preminger, un tyran ? 

Cela s’est très bien passé. Il m’a engueulé une seule fois. Dans une scène je devais suivre une conversation des yeux. Pas facile. Preminger n’était pas satisfait. Je lui ai dit : « Monsieur Preminger, je pense... » Et il m’a interrompu en hurlant : « ne pensez pas, jouez ! » 

J’étais sidérée et j’ai fait ce que j’avais à faire. 

Il avait raison. Il pensait que si l’acteur se sentait trop à l’aise, il ne faisait pas de son mieux. Il avait plutôt tendance à vous foutre des fourchettes dans le cul pour vous stimuler, et à créer un climat d’angoisse et d’anxiété. Il y a certains acteurs que cela motive, et d’autres que cela tétanise. Jean Seberg faisait partie de la deuxième catégorie. 

Dans le fameux plan de la fin où elle se démaquille en se regardant dans la glace – plan magnifique, elle n’arrivait pas à lui donner ce qu’il voulait. Il voulait que son visage reste impassible et que les larmes commencent à couler toutes seules. C’est très difficile à faire. Il n’a jamais réussi à l’obtenir et a du tourner la scène d’une manière légèrement différente. Une journée entière à hurler. Jean Seberg était tellement fatiguée et terrifiée qu’elle pleurait pour de bon et que les larmes lui coulait par le nez, le visage crispé... 

Ils ont essayé avec des gouttes mais cela ne marchait pas non plus dans un plan très long. Jean Seberg n’a pas trouvé en elle ce désespoir intense que Preminger recherchait. Je ne suis pas sûr que je pourrais y arriver non plus. 

Lorsque Preminger est allé chercher cette jeune fille fraiche et innocente au fin fond de l’Iowa, et l’a prise sous contrat, il pensait qu’il avait une petite poule aux œufs d’or. L’échec de Sainte Jeanne a été très dur à vivre pour lui et pour elle. Preminger était blessé dans son orgueil. Et elle était désespérée d’avoir déçu l’homme qui avait foi en elle. Leur relation a du changer à ce moment-là. Elle avait l’impression qu’il lui en voulait. Des fois il était gentil avec elle. Mais il était odieux lorsqu’il n’obtenait pas ce qu’il voulait. C’était un sanguin, il était colérique, virulent, il pouvait vraiment foutre la trouille. 

Il a un jour faire quelque chose de dégueulasse en tournant exprès une scène de baignade avec Jean Seberg quand elle avait ses règles. Elle s’est évanouie deux fois. 

Il y avait une excellente équipe sur le film. Et chaque fois que nous sortions des projections des rushes, il engueulait et traitait de nuls et d’incompétents absolument tout le monde, les acteurs, les techniciens, le grand directeur de la photographie Georges Périnal, qui s’arrachait les cheveux parce que la Méditerranée changeait de couleur tous les jours. Tout le monde baissait le nez, et tout le monde souffrait. Mais c’était un jeu. 

Preminger était un calculateur. Il me disait : « Pour qu’un film soit un succès, il faut que les gens se sentent tout bêtes en se disant qu’ils ne l’ont pas encore vu. » C’est pour cela qu’il choisissant toujours des sujets un peu scandaleux. 

Il a choisi d’adapter Sagan parce qu’il aimait beaucoup la France, les bons restaurants, la douceur de vivre. Le succès sulfureux de Sagan lui a beaucoup plu et il a voulu l’adapter. 

La sortie du film 

J’ai eu la chance d’avoir des critiques à New York extraordinaires au moment de la sortie américaine du film. Le film a été mal reçu mais les critiques disaient d’aller le voir pour cette délicieuse actrice française. J’étais en transe à mon arrivée en Amérique, je suis allée à New York et Chicago. J’avais détesté l’arrivée à New York parce qu’à cause du succès d’Et Dieu créa la femme, la Française était forcément une pute, ou une fille facile qui se déshabille. On ne me posait que des questions salaces. 

En France, on a crié à la trahison. Le roman de Sagan était jugé extraordinaire et le film raté, ridicule parce qu’on avait choisi deux acteurs anglais pour interpréter des Français. Quand on revoit Bonjour tristesse aujourd’hui, on se rend compte que le film est mieux que le livre, plus cruel. Je garde de ce film un excellent souvenir, à tous points de vue. » 

Propos recueillis par Olivier Père le 17 avril 2012 à Paris, remerciements à Mylène Demongeot et Emilie Imbert

UN ACTEUR, C’EST COMME UN BOXEUR : IL DOIT AVOIR FAIM.


Sex-symbol, pacifiste, féministe... L'égérie de Vadim renoue avec son art et la France grâce au premier film de Stéphane Robelin, “Et si on vivait ensemble”. Le retour d'une légende américaine. 

Cela faisait quarante ans qu'elle n'avait pas tourné en France. Depuis un film de Jean-Luc Godard, au titre démenti par le tournage : Tout va bien... Jane Fonda est l'une des interprètes de Et si on vivait ensemble, le premier long métrage de Stéphane Robelin. Au début, c'est une jolie fille qui, sous la caméra de Vadim, devient, notamment avec Barbarella, une icône sensuelle. Peu à peu, la comédienne surgit sous la star. 

Avant Meryl Streep – la plus grande comédienne du monde, selon elle –, Fonda impose, dans un Hollywood toujours misogyne, l'image d'une femme forte, tout en laissant deviner sans cesse une vulnérabilité possible. Gilles Jacob, à l'époque délégué général du festival de Cannes, a raconté comment, d'un seul regard, elle réussit à arrêter net une horde de photographes. Jane Fonda n'est que cela : charme et autorité... 

Aussi incroyable que cela puisse paraître, vous êtes venue au cinéma par hasard... J'avais besoin de travailler. J'avais trouvé un emploi de secrétaire, mais on m'a vite fichue à la porte. « Tu es vraiment une incapable », me suis- je dit... Alors, Susan Strasberg, la fille du patron de l'Actors Studio, celui qui avait importé la méthode de Stanislavski aux Etats-Unis, m'a proposé de prendre des cours avec son père. Et c'est lui, Lee Strasberg, qui, après m'avoir vue passer une scène, a décrété que j'avais du talent. Ce jour-là, ce moment-là, cette seconde-là ont changé ma vie... Je suis devenue mannequin pour payer mes cours et, un jour, on m'a proposé La Tête à l'envers, avec Anthony Perkins... 

Etre « fille de » rend les choses plus faciles ou plus difficiles ?
Plus faciles, à condition de ne pas se reposer sur ses lauriers. C'est pour ça que j'ai pris des cours avec
Strasberg : je voulais acquérir une culture, une technique... Curieusement, c'est en France que j'ai réalisé l'importance de mon père : avec Simone Signoret, qui s'occupait de moi pendant le tournage des Félins, j'ai compris que Henry Fonda n'était pas seulement un acteur mais un homme dont les valeurs humaines s'étaient répandues dans le monde. Grâce à elle, je suis devenue fière d'être « fille de ». 

Mais pensez-vous que le talent est héréditaire ?
Le talent, oui. Le tempérament, non ! Un acteur, c'est comme un boxeur : il doit avoir faim. Et peut-être les « fils de », les « filles de » courent-ils le risque d'avoir moins faim que les autres. Peut- être considèrent-ils, aussi, et à tort, que tout leur est dû. 

Très vite, au début de votre carrière, vous tournez des films sulfureux : La Rue chaude, de Dmytryk, sur la prostitution, Les Liaisons coupables, de Cukor, sur le sexe, Que vienne la nuit, d'Otto Preminger, sur le racisme... C'est un hasard. Je ne savais pas dire non, à l'époque – ce qui m'a causé pas mal de problèmes dans la vie. À chaque fin de tournage, je pensais : « C'est fini, on ne te demandera plus jamais ! » Alors, par angoisse, j'acceptais tout, stupéfaite qu'on veuille de moi... 

René Clément et Les Félins, c'était aussi un hasard ?
Au début des années 1960, j'en avais marre d'être la « fille de ». J'avais refusé avec indignation, sans le connaître, une proposition de film avec
Vadim. Au même moment, René Clément est venu me voir : il m'a raconté l'histoire des Félins, je n'en ai pas compris un mot et j'ai dit oui, parce que le film se tournait en France et que, à l'époque, le cinéma intéressant, c'était vous... À Paris, j'ai rencontré Vadim. Je ne parlais qu'un soupçon de français scolaire, en ce temps-là. Je l'ai vraiment appris avec Vadim et au lit – la meilleure façon d'apprendre une langue, en fait ! 

Alain Delon, votre partenaire, était-il insupportable, comme il l'est devenu ? Non, il était très gentil. S'il avait été méchant, ça n'aurait eu aucune importance, tellement il était beau... Mais non, il était gentil. Et indifférent : amoureux de celle qu'il allait épouser. Il ne s'occupait pas beaucoup de moi. 

Des années plus tard, vous avez tourné avec une autre idole française : Jean-Luc Godard...
C'est pour des cinéastes comme lui que j'étais venue en France.
Truffaut, Chabrol : la Nouvelle Vague... Mais on ne s'est pas bien entendus. Quand j'ai compris que Tout va bien allait être un film maoïste, je n'ai plus voulu le faire. Je n'étais pas maoïste et ne voulais pas tomber dans un piège... En fait, il n'y a eu aucun contact entre nous, aucune complicité. Si je ne l'aime pas comme être humain, je continue à admirer Godard comme artiste : À bout de souffle, les films avec Anna Karina. Et Tout va bien, que j'ai revu récemment, n'est pas si mal... 

Quels souvenirs gardez-vous de votre « période française » ?
J'adorais la désinvolture des cinéastes français. Leur douceur de vivre. Celle de
Vadim, en tout cas. C'est très sexy de travailler, le jour, sous la direction d'un homme avec qui on va coucher le soir. J'aimais bien le climat vénéneux qu'il créait sur ses films : La Curée, par exemple. Ce qui m'amusait, aussi, c'était son goût étrange de mettre ses femmes, nues, dans les bras de mecs très beaux... Et puis j'aimais tourner en français : mon père, qui était timide, m'a dit un jour qu'en interprétant ses rôles il avait l'impression de revêtir un masque qui lui permettait d'exprimer des sentiments qu'il n'aurait pas eu l'audace de révéler. Jouer en français, pour moi, c'était un double masque. 

On en vient aux deux films qui ont marqué le tournant de votre carrière...
C'est
Vadim qui m'a fait accepter On achève bien les chevaux. Il m'a expliqué l'importance du romancier Horace McCoy, peu connu en Amérique. Ça n'allait plus très bien entre Vadim et moi, mais on venait de se marier – c'est souvent comme ça : on le fait pour essayer de sauver ce qui ne peut plus l'être. Le scénario d'On achève bien les chevaux n'était pas très bon et le metteur en scène prévu, encore moins. Il a été viré et remplacé par un jeune cinéaste, venu de la télévision : Sydney Pollack. Quelle chance ! Pour la première fois, je tournais un film qui, bien que situé pendant la Grande Dépression, parlait de notre époque, des déshérités, des laissés-pour- compte. Je commençais à être consciente des inégalités, des injustices et je me suis impliquée comme jamais auparavant. Le film était une vision prophétique des désastres actuels de la société et de sa férocité. 

Le dénouement de La Curée et la scène finale d'On achève bien les chevaux, où votre personnage supplie qu'on la tue, étaient particulièrement durs. Comment s'y prépare-t-on ? Oh, je n'ai pas eu besoin de préparer quoi que ce soit. Ma mère est devenue folle, comme l'héroïne de La Curée, et elle a fini par se suicider, comme celle d'On achève bien les chevaux. Tous ces sentiments étaient en moi... 

Très vite, vous tournez Klute, d'Alan Pakula, que l'on considère en France comme un manifeste féministe...
En Amérique, pas du tout... Mais à l'époque, et même aujourd'hui, si vous racontez l'histoire d'une femme en évitant la caricature, en la montrant dans sa complexité, sa profondeur, vous faites, même sans le vouloir, œuvre féministe ! Je ne voulais pas tourner
Klute : j'avais passé une semaine avec des prostituées dans un bar, et pas une fois un type ne m'avait regardée. Pas un ! J'ai dit à Pakula : « Je suis trop bourgeoise, pas assez sexy. Proposez ça à Faye Dunaway ! » Il a ri, insisté. Alors j'ai décidé de caler mon personnage sur des call-girls de Madame Claude que j'avais rencontrées à Paris : des femmes cultivées, intelligentes, qui auraient pu exercer bien d'autres métiers... La scène que je préfère, c'est celle où, devant le tueur, je pleure : ça me coule des yeux, du nez, de partout ! Quelques années auparavant, j'aurais joué la peur. Là, j'écoutais les répliques de mon partenaire et tout ce que j'avais en tête, c'étaient toutes ces femmes mortes devant la rage imbécile des hommes : cette fragilité de leur virilité... 

À partir de Klute, vous semblez accepter des rôles rien que pour aider les femmes dans leur lutte...
Non, car j'ai toujours été mariée à des hommes qui m'empêchaient d'être une vraie féministe. Ils ne me l'interdisaient pas, ils s'en fichaient, et je les aimais trop pour m'y consacrer totalement... Je lisais les livres qu'il fallait, participais aux manifestations qu'il fallait, mais tout restait superficiel. Ce n'est qu'en voyant, il y a quelque temps,
Les Monologues du vagin, d'Eve Ensler, que j'ai senti le féminisme m'envahir ! C'est comique, je sais, mais c'est ainsi... 

Vous acceptez, tout de même, au début des années 1970, de jouer Maison de poupée, d'après Ibsen, avec Delphine Seyrig. Et toutes les deux, vous menez la vie dure à Joseph Losey... Ah, je vais vous dire pourquoi. C'était un homme de gauche et, vous l'avez peut-être remarqué, les socialistes, les communistes sont les pires en ce qui concerne les femmes ! Losey était un misogyne : il a réécrit la pièce d'Ibsen – bon, ça, après tout, pourquoi pas ? Mais il a changé l'esprit de Nora, modifié la fin... J'aurais vraiment aimé rejouer le rôle quand j'en avais l'âge... 

De quand date votre engagement contre la guerre du Vietnam ?
J'ai commencé à m'y intéresser à Paris, avec des soldats américains déserteurs qui avaient besoin d'argent, de vêtements et de soins. Le sculpteur
Alexander Calder les aidait et me les a présentés. À cette époque, j'étais très patriote, incapable de croire ce que me disaient Vadim et ses potes sur l'engagement de l'Amérique au Vietnam. De retour, j'ai fait témoigner plus d'une centaine de soldats et de marines sur les horreurs qu'ils avaient vues ou faites. Barbara Kopple en a tiré un documentaire, Winter Soldier : il s'agissait, surtout, de contrer Nixon, qui prétendait que les vétérans protestant contre la guerre étaient des simulateurs... 

Vous avez produit un autre documentaire : F.T.A., ce qui signifie : « Fuck the army »... Nous, on disait « Free the army », mais les soldats, eux, préféraient « Fuck the army ». C'est que le comique Bob Hope faisait des tournées pro war, et nous, on voulait rencontrer des soldats contestataires. 

Vos prises de position vous ont-elles nui ? Humainement, ça m'a fait du bien. Professionnellement, non. Pas parce que je militais contre la guerre, mais à cause de cette photo... En 1972, je suis allée au Nord Vietnam, comme beaucoup, et j'ai parlé à Radio Hanoi, comme certains. Ça, ce n'était pas grave. Mais j'ai commis l'erreur, irresponsable, de me laisser photographier sur un canon en riant. Ce qui laissait penser que je me fichais des victimes américaines, mortes sous les bombardements. La vérité, c'est que les Vietnamiens ont chanté une chansonnette qu'ils m'ont demandé de reprendre. Tout le monde a ri. Et là, quelqu'un a pris cette photo. Ai-je été piégée ? Au début, il n'y a eu que quelques lignes dans les journaux. Et puis, soudain, le déferlement. J'ai tenté d'expliquer, de convaincre. En vain. L'image était trop forte... 

Vous pensez qu'on a essayé de vous détruire, comme Jean Seberg ?
Pareil. Le type qui a publié, dans le Los Angeles Times, que le père de l'enfant de
Jean Seberg était un Noir, militant des Black Panthers, a écrit des papiers contre moi. J'ai tous les documents secrets, à présent : on y lit les conversations de Nixon avec Kissinger, lui demandant de faire de moi le symbole de l'anti-patriotisme. C'est de là qu'est née la légende de « Hanoi Jane ». 

On a été surpris, en France, de vous entendre, il y a quelques années, vous excuser publiquement de votre engagement contre la guerre... Pas pour mon engagement. Mais pour cette photo, pour la souffrance que j'avais pu, par mon inconscience, infliger à tous les soldats et leurs familles. 

Vous n'avez cessé, ensuite, de jouer, de produire des films militants. Croyez-vous vraiment que le cinéma peut modifier les choses ?
Bien sûr!
Retour, dont je suis très fière, a changé le regard porté sur les vétérans du Vietnam : on les a vus comme des êtres meurtris, victimes de la bêtise et de l'inconscience des gouvernants. La petite comédie de Colin Higgins, Comment se débarrasser de son patron, a profondément modifié la vie des secrétaires, et la chanson qu'y interprétait Dolly Parton est devenue leur hymne de combat. Le Syndrome chinois a fait évoluer l'opinion de l'Amérique sur le nucléaire : mon ex- mari, Ted Turner [le fondateur de CNN], m'a même confié que c'est ce film qui l'avait fait basculer... 

Pourquoi vous êtes-vous arrêtée, alors ? Parce qu'en 1989, après Old Gringo, je ne me sentais vraiment pas bien dans ma peau. J'allais vraiment très mal. Certains comédiens continuent d'aligner des films. Moi, ça m'est impossible. Et puis Ted Turner est entré dans ma vie, et je savais qu'en l'épousant il n'était pas question que je continue à travailler : on doit être avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre... 

Ce n'est pas un féministe... Il prétend que oui. Et d'une certaine façon, il l'est... Notre mariage a duré dix ans. J'en ai pris cinq autres pour écrire mes Mémoires. Et puis, l'envie de jouer m'est revenue. J'ai tourné Sa mère ou moi, une comédie très drôle. [Devant mon air navré :] Oui, ce n'est pas un film pour les Français : vous êtes trop sophistiqués. Mais les Américains, plus superficiels, comme chacun sait, ont adoré ce « popcorn film »... 

Avez-vous des regrets ? Si j'ai décidé de revenir au cinéma, à 72 ans, pour l'acte III de ma vie, c'est, précisément, pour éviter d'en avoir, des regrets. Je tourne en France, j'enchaîne immédiatement avec un film au scénario magnifique de Bruce Beresford, Peace, love and misunderstanding. Et si d'autres cinéastes français ont envie de m'engager, je suis prête... 

Etes-vous satisfaite de la politique du parti démocrate actuel ?
Je ne suis jamais complètement satisfaite du parti démocrate. Mais c'est mon parti. Si je ne le soutenais plus, mon père viendrait, d'en haut, me tirer par les pieds ! C'était un yellow dog, vous savez : il aurait préféré voter pour un « chien jaune » plutôt que pour un républicain... Bien sûr, comme beaucoup, je souhaiterais qu'Obama soit plus agressif... 

L'administration Obama vous a-t-elle contactée pour la campagne électorale ? Je ne suis pas très fréquentable. Vous imaginez les titres des journaux : « Hanoi Jane lève des fonds en faveur d'Obama et d'Hillary Clinton » ? 

Elle vous poursuit toujours, cette « Hanoi Jane » ?
Je jouais à Broadway, l'hiver dernier. Et chaque week-end, il y avait sept ou huit vétérans avec des pancartes contre moi, à côté du théâtre... De temps à autre, j'avais envie de leur dire : « Ce n'est tout de même pas moi qui l'ai déclenchée, cette guerre ! » Mais le Vietnam a laissé des cicatrices inguérissables dans le psychisme américain et, en un sens, c'est facile de s'en prendre à moi : je suis femme, fille de, actrice, riche et célèbre... Un vrai paratonnerre : j'attire très bien la foudre...
Pierre Murat, 2010. 

PROPOS DE WELLES


Que pensez-vous des cinéastes français de la Nouvelle Vague ?

J’aimerais beaucoup voir leurs films ! Je ne suis pas allé voir la plupart d’entre eux parce que j’ai peur qu’ils puissent m’inhiber. Quand je fais un film, je n’aime pas me référer à d’autres films ; j’aime à penser que je suis en train de tout inventer pour la première fois. Je parle s avec les Cahiers du cinéma du cinéma en général parce que je leur suis très reconnaissant d’aimer mes films. Lorsqu’ils veulent me soumettre à un de leurs grands entretiens intellectuels, je ne me sens pas de dire non. Mais tout cela est fiction. Je suis un imposteur : je vais jusqu’à parler de l’ « art du cinéma ». Je ne parlerai jamais à mes amis de l’art du cinéma : je préférerais encore être surpris sans caleçon au beau milieu de Time Square.


Quelle impression vous font les films d’Antonioni ?

Selon les jeunes critiques américains, l’une des grandes découvertes de notre époque est la valeur de l’ennui en tant que thème artistique. Si cela est vrai, alors Antonioni mérite de figurer parmi les pionniers de cette tendance, à titre de père fondateur. Ses films sont des toiles de fond parfaites pour des mannequins de haute couture. Peut-être n’existe-t-il pas de toiles de fond aussi parfaites, pas même dans Vogue, pourtant  c’est à cela qu’elles devraient ressembler. Ils devraient engager Antonioni pour les projeter.


Et que pensez-vous de Fellini ?

Il a du talent, comme tous ceux qui font du cinéma aujourd’hui. Sa limite - qui est aussi la source de son charme - tient à ce qu’il est fondamentalement très provincial. Ses films représentent le rêve de la grande ville nourri par un garçon de province. Ses sophistications fonctionnent parce qu’elles sont créées par quelqu’un qui n’est pas sophistiqué. Cependant il semble souvent dangereusement être un artiste superlatif qui a bien peu à dire.


Et d’Ingmar Bergman ?

Je ne partage ni ses intérêts, ni ses obsessions. Il m’est plus étranger qu’un Japonais.


Et que pensez-vous des cinéastes américains contemporains ?

Stanley Kubrick et Richard Lester sont les deux seuls qui m’attirent, si l’on excepte les vieux maîtres. Je vous dire par là John Ford, John Ford et John Ford. Je ne considère pas Alfred Hitchcock comme un cinéaste américain, bien qu’il ait travaillé à Hollywood durant toutes ces années. Il me semble terriblement anglais, dans la meilleure tradition d’Edgar Wallace, et rien de plus. Il y a toujours quelque chose d’anecdotique dans son travail ; ses artifices demeurent des artifices, peu importe la manière merveilleuse avec laquelle ils sont conçus et mis en oeuvre. Honnêtement je crois qu’Hitchcock est un cinéaste dont les films ne susciteront pas le moindre intérêt dans un siècle. Dans le meilleur Ford, le film vit et respire un monde vrai, même s’il aurait pu être écrit par Mamma Machree. Le monde d’Hitchcock est un monde de spectres.


Extrait de Kenneth Tynan, « Les entretiens de Playboy : Orson Welles », 1967.



INTERVIEW DE KEN RUSSELL


QUESTION. - Vous êtes l’un des rares cinéastes qui ne soit pas « sourd et muet ».

KEN RUSSEL. - Je pars toujours du son, jamais de l’image, comme on pourrait le croire. IL faut que j’ai d’abord une partition musicale pour donner libre cours à mon imagination. cela dit, je pense que, parfois, il vaudrait mieux que je sois sourd et muet.


Q. - Vous semblez fort intéressé par le rock ? Si l’on en juge par Tommy, Lisztomania

K.R. - C’est un phénomène étonnant, étrange qui touche des milliers et des milliers de gens, et que je n’arrive pas à saisir, moi qui ai passé ma jeunesse à écouter Stan Kenton. Au début, étant passionné de musique classique, et, notamment de Stravinsky, je ne trouvais pas le rock très excitant, d’un point de vue musical. Mais j’ai changé d’avis, et me suis rendu compte que l’important dans le rock était les relations oreille-musique, auditoire-musiciens. Le volume est vraiment une sorte de de force magnétique sui « pénètre » les gens.

En tant que cinéaste, le rock m’intéressait pour deux raisons : d’abord, parce qu’on peut faire un film avec une musique pop, où les dialogues sont réduits au minimum vital, dans la mesure où le rock traduit une énergie, un univers. Ensuite, je m’intéresse au rock, car cela touche un énorme public qui vous est, presque, acquis d’avance. Et je pense que tout cinéaste veut toucher le plus de monde possible, démontrer que son cinéma est universel, compréhensible par tous. Pourquoi ai-je tourné Tommy ? me dira-t-on. Parce que le rock traduit, c’est vrai, une certaine révolte des jeunes, se révèle un parfait miroir de notre société. Aussi, parce que j’ai été emballé par la musique de Pete Townshend, un compositeur de grand talent.


Q. - Écoutez-vous du rock .

K.R. - Je n’en écoute pas beaucoup, mais mon fils âgé de dix-huit ans en raffole et me sert de conseiller musical. Cela dit, j’aime bien Black Sabbath (j’avais un projet de ballet avec eux, qui n’a pas abouti), les Nice, E.L.P., King Crimson. Je pense que « In the Court of King Crimson » pourrait servir de tremplin à un film.

Et il y a aussi ceux qu’on écoute d’une oreille distraite. Comme Elton John.


Q. - Vous aimez surtout des musiciens qui l’ornent vers le classique, vers une musique à la  recherche d’une certaine respectabilité, institution ?

K.R. - En un certain sens. J’aime bien y retrouver des airs de Stravinsky. C’est la raison pour laquelle j’affectionne Rick Wakeman, ou Pete Townshend qui fait ce qu’il veut de sa guitare. Le début de « Pinball Wizard » me fait, inévitablement, penser à l’envolée lyrique de « Carmina Burana », de Carl Off. Drôle, n’est-ce pas ? Par sa culture musicale et son intuition, Townshend a su donner une colorisation originale aux Who. Regardez, aussi, ce qu’il fait avec un synthétiseur, ou, à la fin du film, lorsque Tommy est battu par la foule (« We’re Not Gonna Take It »). Un grand moment musical.


Q. - Vous êtes très élogieux à propos de Townshend, alors que lui…

K.R. - Ayant dépassé avec « Tommy » et « Quadrophenia » les limites du rock, il se sent une responsabilité envers lui-même et la carrière musicale des Who. Le rock a, je pense, de sérieuses limites musicales qui étouffent Townshend. Bien sûr, il dira que j’aille me faire foutre. Mais le connaissant bien, je pense qu’il a besoin d’un nouveau moyen d’expression pour s’épanouir. Hélas, j’ai l’impression qu’il est revenu au rock carré.


Q. - Qu’est-ce qui vous a frappé dans « Tommy » au point d’en faire un film ?

K.R. - À l’origine, c’était une commande dont je voulais me débarrasser. je voulais à cette époque tourner en Italie une version musicale de « Gargantua », et j’avais contacté Townshend pour cela. Mais le projet est tombé à l’eau. J’ai repris la commande, mais le script était trop abracadabrant, comportait de graves lacunes. J’ai demandé à Townshend d’écrire de nouvelles scènes, d’en modifier certaines. Il y a eu six scripts au total. En fin de compte, j’ai revu complètement le script, essayant d’être moins fidèle au livret que d’en retrouver l’esprit. Ceci dit, le travail de Townshend n’a pas été inutile : on lui doit, notamment, les scènes de « Champagne » avec Ann-Margret et quelques autres détails sur la mère de Tommy.


Q. - Cela n’explique pourtant pas la colère de Townshend au moment de la sortie du film.

K.R. - C’est une personne très lunatique. À l’issue de la première du film, il a révélé au Melody Maker des choses qu’il a inventées ou mal comprises. Même Daltrey n’a pas compris son attitude.

En ce qui concerne Tommy proprement dit, il trouvait que j’avais fait trop de référence au livret, quoique j’ai ajouté de mon propre chef les séquences de l’avion du père de Tommy qui s’écrase, et d’Ann-Margret qui s’évanouit dans l’usine d’armement. Dans l’ensemble, je crois qu’il est satisfait. Sauf, peut-être, pour la scène de l’église dans laquelle Clapton chante : « Eyesight to the blind ». Il voulait apparaître avec lui, mais au tournage on l’a estompé dans le décor. C’était mieux, je pense.


Q. - On parle beaucoup depuis Tommy du terme « rock-opéra ». Qu’en pensez-vous ?

K.R. - C’est une invention de journalistes. certains mots comme symphonie ou opéra sont employés à tort et à travers. Lorsque j’ai vu Tommy sur scène, je peux vous assurer que cela ne faisait nullement penser à un opéra, mais bien plutôt à un show, une rock-cantate, si vous voulez, avec tous ces gens se baladant sur scène avec un micro.


Q. - Parlons un peu de Tommy. Il y a une curieuse rupture de ton entre la première et la seconde partie.

K.R. - C’est voulu. La première partie doit être plus symbolique, plus surréaliste aussi. Daltrey ne pouvant ni voir, ni entendre, cela se veut une description de son univers intérieur, son regard personnel sur l’extérieur. La deuxième partie ressemble par contre à un reportage. C’est la vie réelle qui apparaît avec la guérison de Tommy.


Q. - Que pensez-vous des pop-stars ?

K.R. - J’espère qu’ils ne prétendent pas à l’Albert Memorial.


Q. - Les problèmes que vous avez pu rencontrer à diriger des pop-stars ?

K.R. - Je n’en ai pas eu. Pour Tommy, ils ont tout de suite pigé, sont restés sages comme des images ; ce qui m’a profondément surpris. Prenons le cas de Tina Turner : elle a su rapidement s’adapter aux exigences et aux conditions de tournage, alors qu’au moment de la signature du contrat, elle redoutait cela. J’aime découvrir de nouveaux visages, et me rendre compte s’ils peuvent s’adapter à mon univers. Alors qu’avec les gens qui travaillent régulièrement avec moi (Glenda Jackson, Robert Powell, Oliver Reed) j’essaie de découvrir de nouvelles facettes de leur talent. Je rêve de fonder une sorte de communauté créatrice comme l’a fait, ici même, Joan Littlewood.


Q. - Ayant tourné avec pas mal de pop-stars, pourquoi n’avoir songé à Mick Jagger, ni à David Bowie ?

K.R. - On me prête toutes sortes d’intentions. Même un Hamlet avec Elton John et David Bowie en Ophélie. Pourquoi pas ? En ce qui concerne Bowie, je l’ai connu il y a une douzaine d’années quand il était assistant d’un mime, Lindsay Kemp (que j’ai d’ailleurs employé dans Le Messie sauvage). À cette époque, il était vraiment terrifiant, incroyablement mauvais comme mime. IL est resté inconnu pendant très longtemps. Puis, enfin, il s’’est recyclé.


Q. - Comment devient-on Bowie ? Comment devient-on Rudolph Valentino ? Peu de choses séparent au fond le poète de « Hunky Dory » et Le Fils du Sheik. Pourquoi ne pas avoir employé Bowie pour votre prochain film, car le personnage de Rudi semble lui aller comme un gant ?

K.R. - J’ai préféré Rudolph Noureev ; peut-être parce qu’il avait le même prénom. 


Q. - Vous êtes depuis quelque temps la cible des critiques, ceux-là mêmes qui vous adulaient à l’époque de vos premiers films ?

K.R. - Je comprends fort bien les réactions des critiques anglais : ils sont obligés de se lever à dix heures du matin pour aller aux projections. Un reproche que l’on me fait couramment, c’est que mes films sont trop typiquement anglais. Qu’y faire ? À moins de changer de nom, de m’appeler Kenino Russelini !… Le principal reproche qu’on peut adresser aux critiques, c’est qu’ils condamnent mon film avant même qu’il soit terminé. Je devine déjà leur accueil pour mon Valentino.


Q. - Votre film sur Liszt, encore, déchaîne des colères, suscite des passions.

K.R. - J’ai voulu, dans Lisztomania, combiner la musique classique et le rock, trouver des équivalences, des correspondances au sens baudelairien du terme. C’est une expérience qu’il faut tenter, mais je ne peux rien promettre quant au résultat. Quant au choix de Daltrey, il s’impose à l’évidence, il ressemble beaucoup à Liszt, surtout de profil.


Q. - En fin de compte, ce rejet de la critique s’explique par la façon si personnelle que vous avez de dénaturer un récit très connu ou la biographie de gens célèbres ? On ne regarde pas une vie de Mahler ou de Tchaïkovsky, mais un miroir de vous-même.

K.R. - Le problème de la trahison ou de la fidélité est un faux problème. Je me prends comme exemple : si quelqu’un désire, un jour ou l’autre, tourner un film sur ma vie, les gens n’y trouveront pas du tout ce que j’étais, mais ce que j’ai voulu être. Ce que j’essaie de faire, c’est de traduire l’esprit du compositeur, un climat, et non une pâle reconstitution appliquée. Sans me vanter, j’ai l’impression de connaître aussi bien Mahler ou Liszt que tous ceux qui se voilent la face en voyant mes films. L’important est de traduire visuellement le stream of consciousness de James Joyce. Et de toute façon, plus il y aurait de films sur Mahler ou Tchaïkovsky, plus je serais content.


Entretien enregistré en juin 1975, paru primitivement dans le numéro 110 de Rock and Folk (mars 1976), avec quelques additions.


MICHEL PICCOLI 

Claude était moins en colère qu’en « fureur » MICHEL CIMENT et YANN TOBIN - 30 mai 2001 - Paris 

MICHEL CIMENT et YANN TOBIN : Quand avez-vous rencontré Claude Sautet pour la première fois ?
MICHEL PICCOLI : Je pense que l’on s’était vu plusieurs fois avant, au passage du Lido, qui était une sorte de repaire, de capharnaüm, de lieu de rencontre, chez les frères Sarde, Alain et Philippe, où Claude rôdait sans arrêt, avec Jean-Pierre Rassam, Marco Ferreri, etc. Il me faisait l’effet d’un ours qui aurait été fou et que l’on avait mis en cage, qui exultait, puis redevenait silencieux, écoutant alors énormément tout le monde. On s’est peu parlé alors, on se croisait : et un jour, il ‘a convoqué, comme on dit, pour Les Choses de la vie. On ne s’est pas beaucoup vu avant le tournage. Chez lui, on parlait surtout musique, on écoutait davantage du jazz qu’on ne discutait du scénario ! Puis nous sommes entrés en complicité, en une sorte d’amour partagé fraternel, avec peu de mots, en travaillant, mais aussi en regardant travailler les autres. On était à l’écoute et attentifs aux évolutions douloureuses et fulgurantes de Romy Schneider. Nous étions un peu ses compagnons de route, autant que ses « béquilles ». Comme deux grands frères. On aurait presque pu nous baptiser « Jules et Jim ». Claude était quelqu’un de tellement écorché vif, sensible, émotif, pudique... Il était moins en colère qu’en fureur. Une fureur interne qui, par moments, explosait comme les volcans. Mais il riait toujours beaucoup sur lui-même. Il y avait en lui une douleur d’exister, qu’il savait mal maîtriser tout en l’assumant complètement. Jamais il ne se confiait, sauf à sa femme Graziella, et peut- être à quelques amis très proches. 

Vous posait-il en revanche des questions sur vous-même ? 

Non, nous nous confions l’un à l’autre par l’intermédiaire des personnages que je jouais. Je me suis aperçu assez vite que je le jouais, lui. 

Est-il plus difficile de jouer dans un film comme Les Choses de la vie, très fragmenté dans la continuité, que dans un film à la dramaturgie plus classique et linéaire ?
Pas pour moi. Ce qui m’a toujours passionné dans le cinéma, c’est ce travail chirurgical, mécanique, sur la façon de coller les morceaux, et la question se pose de savoir ce qui est le plus intéressant : voir la tête du comédien en train de mourir dans la voiture en gros plan, ou une roue de bagnole qui s’échappe... J’ai toujours été plus passionné par les fragments de jeu que par l’interprétation d’une séquence dans la continuité. Donc le tournage des Choses de la vie ne m’a pas troublé. 

Cette identification entre Claude Sautet et le personnage que vous jouiez était-elle consciente ?
Peut-être chez Claude, et encore, je n’en suis pas sûr et je me poserai éternellement la question. Quant à moi, je l’ai réalisé vers la fin du tournage des Choses de la vie, lorsque nous étions devenus plus intimes - mais sans paroles ! Ce fut un film important pour moi, puisqu’il fut suivi de trois autres avec Claude, et aussi en raison de son grand succès public. Certains de mes grands collègues ont dit alors : « Maintenant, il faut compter avec Piccoli ! » 

Sautait disait que Max et les ferrailleurs avait en partie été tourné en réaction contre Les Choses de la vie, pour ne pas se laisser enfermer dans un registre sentimental...
Sans doute la réaction de Marco Ferreri aux Choses de la vie lui avait-elle enfoncé une aiguille dans le cœur... ou dans la tête. Quand le film allait sortir, on sentait qu’il pouvait avoir une grosse réussite commerciale alors que, quasiment au même moment, Dillinger est mort, que j’ai tourné avec Ferreri, était pratiquement banni par tous les directeurs de salles. J’avais demandé à Claude et Marco de voir mutuellement leurs films. Claude, en sortant, m’a dit : « J’arrête de faire du cinéma. C’est trop beau, c’est trop extraordinaire ! » Il était d’une telle sincérité qu’il en pleurai. Ferreri s’est contenté de dire : « C’est sen-ti-men-tal ! » 

Leurs deux réactions reflétaient bien la générosité de Sautet et la férocité de Ferreri !
Mais en même temps ils pouvaient être frères, ces deux-là. Simplement, Sautet racontait souvent sa vie en disant : « Je suis né à Montrouge. J’y peux rien. Je ne peux pas faire autre chose que ce que je fais. Je ne peux pas aller, comme d’autres, dans des pays qui n’ont pas été conquis, que je ne connais pas. » Et en fait, littéralement, Claude est quelqu’un qui a très peu voyagé. Son premier grand déplacement, ce fut en Égypte, à un âge déjà mûr. Ses vrais voyages étaient dans la musique. Bien des grands cinéastes comme lui sont voyageurs dans leur tête, à travers les livres, mais pas concrètement. C’était le cas de Bunuel, de Truffaut... Pour en revenir au personnage de Max, c’était un idéologue qui s’adjugeait un pouvoir, un carnassier, un voleur d’âme. Il avait un métier banal de policier, mais qui se prenait pour un juge de l’humanité : un être donc très dangereux. 

Cela vous fait-il peur d’interpréter un tel personnage ? 

Au contraire, cela me séduit complètement, je m’en régale ! J’adore l’inhumain qu’il y a en nous. Cela montre une faille, des secrets que l’on se cache plus ou moins. Quels étaient les secrets de Claude ? Je ne saurai le dire, et il ne m’en a jamais parlé. Quand il était en train de mourir, il ne voulait plus voir personne. Je lui téléphonait assez régulièrement, et sa femme l’appelait en lui disant : « C’est Michel ! » Il venait alors répondre. Puis, au fur et à mesure que les semaines passaient, le temps d’attendre son « Allo ! » s’allongeait, jusqu’au jour où l’attente était si longue que je croyais que l’on n’osait pas m’annoncer qu’il était parti. Et c’est ce qui s’est passé quelques jours plus tard... C’est impressionnant d’écouter, dans le silence, le chemin qu’un homme peut parcourir de son lit de douleur pour venir vous répondre. Il me demandait comment j’allais, mais sur lui-même il était d’une pudeur extrême. Avant, quand il était questionné par un journaliste ou même quelqu’un de proche, les larmes lui venaient aux yeux de parler de son travail ; non qu’il était bouleversé qu’on le fasse parler de lui, mais parce qu’il ressentait une douleur profonde à le faire, à cause de cette pudeur excessive. 

Avait-il les mêmes méthodes de travail, sur les quatre films que vous avez faits ensemble ?
Toujours : on se voyait, il me parlait un peu de l’évolution du scénario. Je me souviens de son studio de la rue de Ponthieu, dans lequel il travaillait avec ses scénaristes. Il y avait un grand tableau, avec des dessins où différentes couleurs détaillaient la construction du scénario. C’était un puzzle extravagant que lui seul pouvait comprendre, et Jean-Loup Dabadie ou Claude Néron. Il s’attardait très peu sur ce qu’on appelle la psychologie des personnages. Il travaillait essentiellement d’instinct, et, sur le tournage, nous, les acteurs, arrivions vierges. Il n’avait jamais envie de rencontrer Romy, par exemple, et attendait que ses questions lui arrivent sur des petits bouts de papier. Une fois arrivé sur le plateau, même s’il avait tout écrit et tout imaginé, il ne savait pas comment il allait tourner. Ce n’est pas qu’il improvisait, mais il inventait par instinct, avec la caméra, le dispositif de la mise en scène. Il pouvait accepter de grands changements. Je me souviens, dans Max et les ferrailleurs, d’une scène de séduction : je jouais aux cartes avec Romy, et cela se terminait sur un lit où je commençais à aller plus loin. Je lui ai dit timidement : « Pourquoi sur un lit ? C’est dans l’urgence... pourquoi pas contre le mur ? » Ça l’a beaucoup perturbé, et il a décidé de tourner la scène de deux manières différentes, pour finalement garder celle que j’avais suggérée. Il était très heureux quand on lui faisait des propositions, et jamais figé dans ce qu’il avait écrit. En revanche, on ne changeait rien aux dialogues. Il comprenait aussi très bien les farces, car j’adore en faire. Il y avait une scène où la caméra était fixe sur une porte, Romy devait l’ouvrir et éclater de rire. C’est une chose très difficile à faire pour un comédien, et elle n’y arrivait pas. À un moment, je me suis planqué sous la caméra sans qu’il me voie trop, et, au moment où Romy a ouvert la porte, je lui ai fait une horrible grimace qui a déclenché un fou rire. Claude a dit : « C’est formidable ! », mais il n’était pas dupe. On s’amusait beaucoup à travailler avec lui. En même temps, il était profondément tendre avec ses collaborateurs. 

Pour le personnage de Max, vous lui aviez fait des propositions quant à votre allure physique, en particulier l’habillement...
Je suis même allé chez un tailleur qui était spécialiste des costumes trois- pièces pour policiers en civil ! J’ai en effet proposé à Claude le costume, sa couleur, son chapeau. L’aspect extérieur, les habits, le maquillage, les chaussures qu’on va porter comptent tellement pour interpréter un personnage. Il y a des dictons qui sont vraiment traîtres pour nos existences : l’habit, en vérité, fait le moine ! On pouvait oser des choses extrêmes avec Sautet, car il était lui-même un extrémiste, et non l’homme et le réalisateur « sage » des années giscardiennes... Contrairement à ce que l’on a dit, c’était un fou furieux ! 

Votre personnage de François dans Vincent, François, Paul et les autres était très différent de Max, mais avait des points communs avec lui : il a également perdu tout idéal, et en quelque sorte trahi son enfance, sa jeunesse. 

Est-ce que ce n’était pas une question que Claude se posait ? Est-ce qu’à un moment de sa vie on ne trahit pas les autres ou soi-même, ou les idéologies auxquelles on croyait ? Comment arrive-t-on à bouger dans l’évolution de la société, ou dans on évolution propre ? Ses films parlent aussi de cela. C’était lui qui était en scène tout le temps. Il s’interrogeait sur ce qui se passe en l’homme à l’âge mûr, quand il est dans la plénitude de sa réussite, de sa fonction sociale, à son apogée. Et, quand les idéologies vous trahissent, comment réagit-on ? 

Il y a aussi dans ses films l’obsession de la vénalité, de ce qu’on fait pour de l’argent.
Cela fait partie de la grande compromission que l’on peut tous avoir dans nos existences, ou que l’on a pu frôler. C’est au coeur de son magnifique dernier film Nelly et M. Arnaud. Qui va être le profiteur de l’autre, sui utilise qui ? Claude, c’est aussi quelqu’un qui a eu besoin d’amitiés différentes, et les divorces entre amis sont parfois plus douloureux qu’entre époux. Je me souviens d’une querelle au sujet d’horaires syndicaux avec l’équipe de son chef opérateur, Jean Boffety, auquel le liait une longue fidélité. Ça l’a bouleversé, par la façon dont cela s’est passé, à un moment très fragile du tournage : cela déséquilibrait la confiance, et il ne pouvait pas le supporter. 

Comment avez-vous perçu votre personnage de François ?
C’était le plus solitaire des trois amis. Et le plus secret aussi. Le plus « Claude Sautet ». Je crois que, de Max et les ferrailleurs à Mado, en passant par Vincent, François, Paul et les autres, je joue toujours le même personnage, mais davantage épuré à chaque fois, et de plus en plus solitaire. Dans Les Choses de la vie, mon rôle était plus un homme de sentiments, et Max, un homme de pouvoir. Mais les deux suivants vont vers l’isolement et le silence. 

Après Mado, vous ne travaillez plus ensemble.
Je crois qu’ensuite, pendant près de dix ans, on ne s’est pas vus, mais sans aucune raison, sans fâcherie. Simplement parce que je ne faisais plus partie de sa vie de travail. je comprenais cela et l’acceptais, mais cela me manquait de ne pas le voir. je lui ai écris quelques lettres qui sont restées sans réponse... J’étais triste, puis on s’est revus et c’était comme si on ne s’était jamais quittés. Nous n’avons jamais eu d’explications du genre : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et la mécanique s’est remis en route, notre amitié, notre intimité. Jamais je n’ai eu de jalousie vis-à-vis de ses autres choix d’acteurs. J’aurais pu jouer monsieur Arnaud, mais heureusement qu’il ne me l’a pas demandé, et qu’il a choisi Michel Serrault... vous avez vu la ressemblance ? 

Y a-t-il un personnage auquel vous êtes le plus attaché ?
Probablement Max, et mon rôle dans Mado : ils correspondaient peut-être le plus intimement à sa nature tourmentée. 

POSITIF n°485-486 - juillet/août 2001 


ÉRICK ZONKA 

GARBARZ Franck, TOBIN Yann POSITIF n°451 - septembre 1998 

Pialat, Cassavetes tournent énormément et coupent au montage. Si on ne fait pas exploser le budget, pourquoi pas ? C’est comme un écrivain qui a besoin d’écrire des chapitres qu’il fera sauter après. Il ne faut pas croire qu’on aurait coupé au scénario les mêmes scènes qu’on coupe au montage. Et cela aide aussi les comédiens, parce que plus on leur donne de scènes, et plus ils font exister leurs personnages. Par exemple, le personnage de Chriss ne convainquait personne dans le scénario, il était trop abstrait : une figure de séducteur surgie d’on ne sait où. On ne sait pas quels sont ses sentiments. Le personnage ne peut exister que si on trouve le bon comédien. Si je n’avais pas eu Grégoire Colin, on n’aurait rien compris au personnage. La fin écrite, avec le suicide et l’usine, nous a fait refuser maintes fois le film dans des commissions comme celle de la Fondation GAN. On nous disait : « On ne se tue pas pour ça », ou « On ne retourne pas en usine après ça »... » Michel Saint- Jean, notre distributeur, nous a tellement fait douter que j’ai tourné une fin sans le suicide, le film se terminait après l’écriture de la lettre. Quand Michel a vu la copie travail, il a été convaincu de la fin telle qu’elle est maintenant ; mais auscénario, ça ne passait pas. 

C’est au moment du casting que les doutes s’évanouissent ? 

Pas du tout, on doute plus que jamais : est-ce que le personnage est bien écrit, est-ce que le comédien comprendra ce que j’attends de lui ? Au tournage, c’est pareil : la catastrophe ! Avec Natacha (Régnier), on se bagarrait, et avec Grégoire, on se posait toujours des questions, sans savoir où on allait. Ce n’est qu’un jour, après le montage, que je lui ai dit : « Tu sais, je crois que ça marche le personnage de Chriss... » Il m’a fait : « Ah bon ? » On était tous les deux très étonnés ! 

C’est la première fois qu’il joue un personnage antipathique. 

Oui, et je ne le remercierai jamais assez de ‘avoir pas cherché à sauver ou excuser le personnage. 

Même celui de Natacha Régnier a des côtés très négatifs. 

Ça l’a gênée, que son personnage couche avec un garçon qui représente tout ce qu’elle déteste ; il y a une part de masochisme : dans le regard des autres, je ne me reconnais comme rien d’autre qu’un bout de chair, je n’ai pas d’existence sociale... Natacha m’opposait une grosse résistance, en me disant : « Mais dans cette séquence, je me sens du côté de Isa, pas celui de Marie » (son propre personnage). Il fallait que je lui dise de réagir en tant que Marie le personnage, pas Natacha l’actrice. Elle comprenait alors très bien et elle se lançait... Par exemple, dans la scène d’amour, ils étaient tous les deux très tendus ; on a fait douze prises ! Ce genre de scène est épuisant pour les comédiens, ce n’est pas excitant du tout ! Agnès Godard, la directrice de la photo, a été formidable ; les comédiens le sentaient très bien. Agnès leur expliquait la distance de la caméra, et le point de vue où elle se plaçait à chaque moment. Ce rapport entre l’opérateur et les comédiens est capital. Il y a des choses que seul lui (ou elle) peut leur dire, pas le réalisateur. Car ils jouent devant un trou noir, l’œil de la caméra, derrière lequel il y a juste cette chevelure... Et si l’opérateur leur a parlé, leur a expliqué comment il les voyait, ça les rassure énormément. Pour ce film, je voulais Agnès parce que c’est une femme, qu’elle avait travaillé avec Claire Denis, et que je racontais une histoire de femmes. Cela ne veut pas dire que je voulais qu’elle filme comme Claire Denis. Ainsi, quand elle filmait le corps de Grégoire, elle voulait remonter le long de sa main, c’était très sensuel, caressant. Ce n’est pas comme ça que j’appréhende les corps, je déteste faire des gros plans de peau, ça m’agace. Je voulais quelque chose de plus direct, plus brutal, le filmer comme un bloc, une statue. 

À ce propos, le rapport d’Isa au physique est assez particulier ; elle a besoin de toucher Sandrine, d’enlacer Marie, elle gifle même Chriss à la place de Marie, mais ne couche avec aucun garçon. Cela accentue le côté mystique, christique, un peu éthéré du personnage. 

Pourtant, dans le scénario, elle couchait avec Charlie et on l’a tourné. Ça commençait avec lui qui l’écrasait avec son gros corps, mais, à la fin de la séquence, elle l’avait retourné et se retrouvait dessus. Ce n’était pas écrit, mais au tournage, c’est venu comme ça : elle se donnait complètement, comme toujours, et finissait non pas dominée, mais en train de vivre pleinement avec l’autre. On n’avait pas vraiment besoin de cette séquence, on l’a coupée, ce qui accentue le côté asexué d’Isa. Il est vrai que la chair manque un peu à son personnage, mais d’un autre côté, ce n’est pas gênant pour le spectateur, parce que le thème du désir, du besoin sexuel est traité dans le personnage de Marie. L’équilibre est ainsi maintenu. 

Dans le dialogue, vous avez tout de même gardé la réplique où Marie reproche à Isa de profiter des garçons, tout en refusant de coucher avec eux. Oui, mais, si elle accepte de prendre l’argent, ça fait partie de son insouciance, c’est sans calcul. C’est aussi une méconnaissance de ce qu’est l’argent, le travail, etc. Mais elle a quand même un corps, elle raconte qu’elle a sauté sur un garçon pendant qu’il faisait la sieste... 

Le besoin permanent qu’a Isa de donner, de témoigner de sa générosité, ne relève-t-il pas à l’extrême d’une certaine morbidité ? Elle en devient presque étouffante, comme du lierre s’emparant d’une maison.
Oui, même dans sa façon de s’ingérer dans la vie de Marie. Elle est un peu pot de colle ! C’est sa partie noire. C’est peut-être Marie qui a raison, en fin de compte : elle est en train d’aller vers quelque chose qui va la transformer, à travers l’expérience de Chriss, pour se découvrir. Alors qu’Isa va peut-être stagner... La jeune femme que j’ai rencontrée et qui a inspiré le personnage d’Isa, un an après, s’est intégrée à une secte asiatique où elle voulait faire le bonheur de tout le monde. Elle voulait vous convertir, elle était collante ! Ce côté vient aussi d’une femme avec qui j’ai vécu et qui, à un degré moindre, avait aussi besoin de s’ingérer dans la vie des autres, d’être auprès d’eux, de souffrir avec eux, de les aimer. Si Isa aide les autres, c’est aussi pour elle- même. C’était le problème avec ce personnage-là : c’est quelqu’un sur qui on peut compter jusqu’au bout, dès la première rencontre, mais c’est un pot de colle ! 

De même qu’elle prend d’emblée possession de l’appartement. 

Ça, c’est son côté culotté. 

La musique est absente du film, sauf dans la séquence finale. 

J’en avais mis à un autre moment, quand Marie court avec Chriss sur la plage. Je doutais de mon film, je pensais qu’il en avait besoin dans cette scène. C’est Gilles Jacob qui nous a dit qu’il prenait le film pour Cannes, à condition qu’on retire cette musique ! Quant au dernier plan, il était ainsi décrit dans le scénario : « Isa travaille bien. Le contremaître la quitte. La caméra passe du visage d’Isa sur celui d’une autre femme, puis une autre... Et c’est ainsi que nous quittons Isa. » Ça ne marchait pas, tout le monde détestait. Pendant le tournage, pareil : j’avais l’impression de tourner un institutionnel. Agnès n’était pas convaincue ; le machiniste poussait le travelling en faisant la tête. Au montage, on se demandait encore... Et c’est seulement qu’on a placé la musique que j’ai retrouvé tout ce que je voulais y mettre à l’écriture : « C’est ainsi qu’on quitte Isa. » J’avais envie d’universaliser le personnage d’Isa, pour qu’on se dise que derrière chaque visage de femme, il y a une histoire. Mais je voulais aussi que le spectateur ait envie de prendre Isa pour la sortir de cette usine. 

En même temps, elle a mûri. 

Elle a perdu son insouciance, elle est plombée. Elle va arrêter de faire du boulot sur patins à roulettes. Mais elle ne va pas rester dans cette usine. Au début du film, on accepte qu’elles soient dans un atelier bruyant, sans fenêtres... Mais à la fin, c’est révoltant ; on sait qu’elle ne va pas y rester longtemps. On a confiance dans sa foi en la vie. 

J’ai lu que l’approche documentaire ne vous intéressait pas, mais le côté social est très présent, très réel. La galère...
C’est très autobiographique ! Rentrer dans le milieu du cinéma me semblait impossible, quand j’étais plus jeune. Maintenant, je m’aperçois que ce n’est pas un milieu fermé. Mais je m’étais construit un mur que je n’arrivais pas à escalader. 

Comment est-ce que ça s’est déclenché ? 

Avec mes courts métrages, la rencontre avec les gens qui travaillaient dans le cinéma. J’envoyais mes scénarios à Lazennec, à Persona Films... Et c’est François Marquis qui a répondu le premier. 

Sur le plan technique, est-ce que vous avez évolué dans la réalisation ? 

Je pense être quelqu’un d’assez lent et laborieux. Au début, j’étais plutôt soumis à la technique. J’ai mis du temps pour prendre la technique à la légère. Je me suis acheté une petite caméra vidéo numérique, cela m’a aidé à avoir un œil qui se passe de tout le poids du cadre, de la lumière, etc. Je me sens comme un papillon sur le tournage et je suis beaucoup moins angoissé devant la manière de rendre compte du sens de telle ou telle scène. En plus, j’ai toujours fait confiance aux cadreurs et aux chefs opérateurs avec qui j’ai travaillé parce que je n’ai as de problème d’exclusivité sur ce que je fais. Ils sont là pour apporter leur point de vue, ce que j’accepte facilement. 

À chaque fois, j’apprends avec eux. Même si je connaissais les focales et les distances par rapport à la caméra de façon théorique, c’est Agnès Godard qui m’a permit de les ressentir, tout d’un coup c’est rentré dans ma chair. Même si parfois ça m ‘énervait, parce qu’Agnès est quelqu’un qui peut réfléchir pendant des heures et qu’il faut savoir arrêter. Elle est très soucieuse de ce que veut le réalisateur, du résultat, du rapport de la technique à l’imaginaire. 

Et le son, est-ce que ça vous intéresse ?
J’ai eu une expérience malheureuse sur La Vie rêvée des anges. Et je n’ai pas l’oreille suffisamment technique pour comprendre qu’un micro est cassé ou qu’un son est distordu. C’est uniquement si on me pointe du doigt le problème que j’en comprends la nature. ce n’est qu’au mixage, avec Stéphane Thiebaut le mixeur, qu’on a pu corriger le son. C’est dans des films américains comme Crash ou Lost Highway que le son me passionne le plus, même si ça n’a rien à voir avec mon cinéma. 

Quelles instructions donneriez-vous à un ingénieur du son ? 

Je ne sais pas trop. Carax, par exemple, parvient à obtenir des bandes sonores géniales, une intimité de voix, un son décollé de la situation qu’il met en scène : incroyable ! 

Ça ne correspond pas vraiment à votre cinéma... 

Tout à fait, mais j’apprécie quand même ! Ce que je veux, c’est le maximum d’humanité et de présence. Ce qui m’intéresse, c’est de tout prendre, en mettant par exemple un micro HF (micro haute fréquence, sans fil) sur un personnage hors champ, afin de bénéficier de sa réplique. 

J’aimerais revenir sur la séquence où l’on voit un vieil homme dans une église, puis Isa, prostrée près d’une bougie. On pourrait croire qu’il s’agit des funérailles de Sandrine.
Cette chapelle est un lieu où, lorsqu’on est mal, on peut se recueillir. Je ne voulais absolument pas lui donner une dimension religieuse ou mystique à la chapelle. Si vous êtes très malade dans un hôpital, où voulez-vous vous recueillir dans un lieu comme ça ! Dans une ville, c’est pareil : avant, quand j’étais déprimé, que je ne pouvais plus rester chez moi, je marchais et je me retrouvais finalement dans une église. Pour l’apaisement, pour se retrouver soi-même - on échappe à la ville, aux autres hommes, à la pression... On s’est donc posé la question : « Où va Isa ? » Pas sous un pont ni chez Charly ou Fredo. On s’est dit : « Elle va à côté, dans la chapelle. » Il fallait qu’on identifie la chapelle comme chapelle de l’hôpital, et on a pensé montrer un vieux monsieur, sans doute malade, qui va rejoindre un personnage habillé en blanc. Et ça ne marche pas vraiment, c’est un peu confus dans le film ; et il y a eu un autre problème, c’est que le personnage passe devant un autel en marbre noir - ce qu’on a pas vu au tournage - et on a l’impression que c’est le cercueil de Sandrine. C’est gênant parce que ça donne le sentiment d’une fausse piste. Moi, ce que je voulais, c’était donner à la chapelle une dimension non pas religieuse, mais humaine, de douleur. D’un autre côté, quand on est complètement désespéré et qu’on continue à croire, on frôle la transcendance. Chacun, dans le public, peut alors s’y investir à sa manière. 

Que dit-on à la comédienne dans ce cas-là ? 

On lui dit : « Tu souffres, parce que Marie t’a rejetée, Sandrine va probablement mourir et tu te sens totalement seule, t’as le cœur brisé et, en même temps, tu crois. » D’où la bougie : tout d’un coup, elle regarde cette petite lumière, et un peu d’espoir subsiste en atteignant une sorte de transcendance. Et puis, la comédienne connaît ce qui précède, alors elle sait pourquoi elle pleure ! 

Donc vous avez tourné dans l’ordre du scénario ? 

J’ai la volonté de respecter l’ordre dans la mesure du possible - surtout pour les comédiens. 

Finalement, Isa décide de ne pas rentrer dans la chambre de Sandrine quand elle apprend qu’elle est guérie.
Parce que l’infirmière lui dit que ça lui fera un visage familier. À ce moment- là, elle ne peut pas se présenter car elle reste une inconnue, malgré son rapport intime avec Sandrine. Du coup transparaît ce qu’a appris Isa : elle n’est plus « pot de colle ». Avant, elle serait rentrée dans la chambre avec sa bonne volonté, son air de dire : « On est tous unis. » 

Pour elle, c’est aussi « mission accomplie »... 

Tout à fait. Il y a aussi une espèce de réserve, de pudeur, qui lui fait penser que Sandrine doit désormais vivre sa vie. C’est là qu’elle trouve sa limite par rapport aux autres. 

S’agissant des conditions de tournage, j’ai lu que vous étiez soutenu par l’Atelier de production Centre-Val-de-Loire. Pourquoi avoir tourné à Lille ?
Ce sont les deux régions qui ont soutenu le projet. Lille a contribué de façon plus importante sur un plan financier. On a tourné six semaines à Lille et huit à dix jours en région Centre, à Orléans et à Tours, tout simplement parce que j’avais envie que la région Centre participe à ce premier long métrage. Ils avaient déjà aidé à la production de mes deux premiers courts métrages et m’avaient donné une aide à l’écriture pour le long métrage. Ils avaient vraiment cru en moi. 


ENTRETIEN AVEC JEAN EUSTACHE 

(à propos de La Maman et la Putain) Stéphane Lévy-Klein (Avant-Scène) 

Vous avez déclaré que vos premiers films étaient différents. À quel niveau situez-vous cette différence ?
J’ai fait cette déclaration il y a deux ans à un moment où tout allait mal. J’étais dans un cul-de-sac. Il fallait remettre les choses en question. C’est ce que j’ai fait en discutant avec Philippe Haudiquet d’Image et Son sur une situation qui depuis a évolué. Aujourd’hui, je ne renie pas cette déclaration, mais ces éléments de différence sont plus inconscients que conscients. Bien sûr, mes films antérieurs étaient influencés par le cinéma que j’aimais : le cinéma américain. Or, j’espère m’être débarrassé, avec La Maman et la Putain, de toute référence. Par contre, un élément de liaison demeure par le choix de l’acteur, Jean-Pierre Léaud, qui avait déjà joué dans Le Père Noël a les Yeux Bleus. Pendant dix ans, j’ai vu tous ses films, je l’ai suivi, en examinant avec intérêt les transformations du personnage et dans l’espoir de tourner à nouveau avec lui. J’ai d’ailleurs écrit La Maman et la Putain directement pour Jean-Pierre Léaud

La Rosière de Pessac est à l’embranchement de différents genres et peut être vu de plusieurs façons.
Oui, car tout en réalisant un film qui n’était pas de fiction, j’ai tout de même tourné La Rosière de Pessac pour les éléments spectaculaires qui s’y incluaient : des costumes, des danses, des chants, une réelle animation. La Rosière de Pessac est une com&die musicale, mais une comédie musicale à l’envers, filmée en 16mm noir et blanc, avec à la fois la légèreté et le sérieux du genre. J’ai voulu réduire les éléments cinématographiques à un argument qui embrasserait l’idée et non les normes d’une comédie musicale. La Rosière de Pessac, c’est la nostalgie d’un cinéma féérique, irréalisable hélas en France ; un souvenir des scènes de repos et de danse dans les films de John Ford ; un regard vers Henry Fonda dansant avec sa mère dans Les Raisins de la Colère

Et Numéro Zéro ?
En littérature n’existent pas seulement le roman ou la nouvelle, mais aussi le journal personnel des écrivains. J’ai désiré faire l’équivalent au cinéma : ni un film de fiction, ni un documentaire. Voilà la raison pour laquelle je ne montre pas ce film de deux heures, en 16mm noir et blanc. Je vous signale seulement son existence puisqu’il s’agit de pellicule impressionnée et tournée avec l’aide techniciens. Éventuellement, si j’en éprouvais le besoin, je continuerais cette forme de cinéma ; je mettrais alors de côté les films en les empilant. Bien entendu, c’est un caprice un peu luxueux. 

Si vous abandonnez dans La Maman et la Putain toute référence cinématographique, on y trouve par contre de nombreuses références littéraires.
Spécialement une référence à l’ensemble de la littérature, mais aussi à des auteurs précis tel le Bataille du Bleu du Ciel. Ainsi, j’ai eu l’impression en écrivant la scène de la boutique dans laquelle Léaud, par un jeu de miroirs, voit se dévêtir puis se vêtir une splendide femme anonyme, d’écrire une page de Bataille. À d’autres moments, l’allusion se faisant trop évidente j’ai coupé certains passages, car leurs côtés trop significatifs découvraient le film d’une manière un peu grossière. 

Ces références, ainsi que l’abondance des dialogues, furent à la base des critiques que l’on fit au film, notamment en ce qui concerne son aspect littéraire.
Je ne comprends pas ces reproches. Qui fait du cinéma littéraire ? Rohmer ou Marguerite Duras ? On ne peut pas désigner ainsi un film parce que la parole y tient un grand rôle. La voix et le visage, ce sont aussi du cinéma. 

Il y a aussi très peu de mouvements d’appareil. 

C’est faux. le film donne cette impression, je le sais, mais la caméra bouge toujours. Seulement, ces mouvements ne sont pas voyants car ils ne se heurtent pas avec le sujet. La caméra ne donne jamais l’impression que l’on est au cinéma. Pour rendre moins figée la mise en scène, je ne l’avais pas rendue prisonnière du papier. Mon scénario ne comportait que texte et dialogues : « Elle prend un verre, pleure, met ses lunettes, etc. ». Je n’avais pas fait de découpage technique. J’arrivais sur le lieu de tournage sans savoir où j’allais placer la caméra, où elle se trouverait la séquence terminée, et où je la disposerais pour le plan suivant. Certaines scènes même n’ont pris leur forme définitive qu’en fonction de l’endroit où l’on se trouvait. Ainsi, il était impossible pour cette scène de la boutique de prévoir à l’avance l’emplacement de la caméra. C’est l’impulsion du moment qui a donné à cette scène sa forme définitive. 

Vous faites découvrir les personnages en même temps que ces derniers se découvrent.
Oui, et j’y tiens beaucoup. Je déteste ce cinéma dans lequel le metteur en scène ne cesse d’adresser des clins d’oeil au spectateur. La Nouvelle Vague a lutté contre de tels procédés. En principe, le public doit en savoir un peu moins que les personnages et les suivre à la trace. Le récit doit maintenir une certaine distanciation. Je refuse l’illusion de la participation, les grands portraits tracés dans les dix premières minutes du film. Ici, la connaissance des personnages est en même temps la connaissance du film. cette méthode réclame l’abandon des préjugés et une ouverture à des schémas nouveaux. Le film utilise une esthétique en accord avec les caractères des personnages. Les ouvertures au diaphragme, empruntées au cinéma muet, renvoient à un moment de l’évolution dramatique des personnages. 

En même temps, la fin est montée en boucle. La même scène recommence, presque identique, et j’invite à penser qu’elle continue. Mon interprétation est celle du mouvement, le point final n’étant pas déterminé. Seule une scène de vomissements met fin au film. Cette dernière, je l’ai trouvée très vite, bien avant de concevoir le film dans son intégralité. Pour refuser la sempiternelle séquence finale je l’ai faite très courte en opposition avec la précédente, plus longue, qui se présentait comme l’aboutissement du film. Cette construction n’a procédé d’aucune analyse, mais d’un sentiment du juste. Le scénario n’a pris que peu de temps : dix à quinze minutes par jour, tous les matins, pendant un mois. J’écrivais très rapidement, sous le coup d’ l’inspiration ; quand celle-ci ne venait plus, je m’arrêtais parfois quatre ou cinq jours. 

Aux remarques concernant la durée vous avez répondu en rappelant le peu de normes existant en littérature.
C’était bateau ! En fait, il est ridicule et sans aucun intérêt de comparer cinéma et littérature. On peut simplement, par analogie, regretter que le cinéma soit encore enfermé dans ces normes commerciales, alors que le besoin de les faire éclater s’est très tôt fait sentir avec Griffith ou Stroheim par exemple. La durée étant la norme la plus apparente, il est normal qu’elle soit la plus battue en brèche. 

J’étais conscient du problème de la durée, mais j’étais obligé de faire ainsi, le temps étant mon sujet. Ne racontant pas une historie où les personnages évoluent d’une manière habituelle, réalisant un film où, hormis l’exposition de 3mn, réduite à l’essentiel, il ne se passera rien, j’ai eu besoin de beaucoup de temps pour filmer un moment, un instant indéfini, un arrêt. Ce n’est pas un film construit en surface, mais en profondeur. Le contraire donc de Rivière Rouge, où la conquête était réunie dans le sujet et l’espace ; un peu du Rossellini des années 47, celui de La Voix Humaine. 

Le succès relatif du film me fait grand plaisir. Sorti dans 12 salles de province et resté longtemps en exclusivité à Paris, il semble vivre sa vie ; voilà la meilleure réponse aux inquiétudes concernant la durée. Mais si le film dure 3h30, en revanche il a peu coûté ; le budget était très faible, mais je m’en suis accommodé. Les contraintes économiques et techniques favorisent l’invention. L’argent n’a jamais fait avancer le cinéma d’un pas. 

À l’origine, le film était encore plus long, mais je l’ai réduit en supprimant les moments de dramatisation qui y demeuraient. Jean-Pierre Léaud attend à la terrasse du café Françoise Lebrun, qui ne viendra pas. Dans le film, on ne ressent pas cette attente. J’avais prévu des plans du visage de Jean-Pierre observant les passants. Le montage m’a obligé à la concession, au dépouillement de toute dramatisation et à la suppression de ce léger suspense. 

Le personnage de Jean-Pierre Léaud se transforme au cours du film.
À mon avis, Léaud a tout de suite pressenti chez Françoise Lebrun un côté dissimulé et magique qu’en principe le spectateur ne devrait pas deviner d’emblée. Il sent, derrière cette apparence anodine, quelque chose d’imperceptible. Il pense même qu’elle exerce un certain pouvoir, un attrait irrésistible dont il ne peut se défaire. C’est pourquoi, au bout de 20mn, il impose à Bernadette et au spectateur la présence de Françoise Lebrun. Cette idée ne devenant apparente pour le spectateur que dans la dernière demi-heure de projection, il est normal alors qu’elle apparaisse comme l’expression d’un changement du personnage lui-même.
Le film débute à la première personne pour se terminer sur plusieurs premières personnes. Il commence au singulier et finit au pluriel. Le spectateur doit sentir cette métamorphose, mais le virage étant invisible, il ne connaît pas plus que moi le moment où s’amorce ce changement. Mais ce n’est pas un tour de passe-passe, je n’utilise pas de procédés malhonnêtes : retournements logiques de situations, pièges, etc... L’opération se déroule lentement au cours du film, devant le spectateur, devant le metteur en scène aussi. Simplement, pour éviter les grouillots, j’ai coupé quelques scènes ; l’une d’elles montrait une discussion entre
Léaud et son ami : Jean-Pierre, après sa première rencontre, parlait de Françoise d’une manière enthousiaste et déroutante pour le spectateur. Celui-ci n’étant pas, lui, sous le charme du personnage, risquait d’adopter une attitude de refus vis-à- vis de Jean-Pierre Léaud, qu’il qualifierait de mythomane. Cette attitude était trop dangereuse.
Jean-Pierre fabrique un monstre qui va l’écraser. Lorsque Gilberte le quitte, au début, il va créer Françoise pour lutter contre cet abandon. Véronika est une invention, voilà l’histoire. Quand, avant de tourner, on me demandait de raconter le sujet, je disais simplement : « C’est l’histoire d’un garçon qui a été quitté par une femme et qui a décidé que la prochaine ne le quitterait pas ». Un critique a écrit qu’il ne comprenait pas pourquoi je m’amusais à dépeindre des personnages qui ne font rien du matin au soir. C’est le plus joli contresens que l’on ait fait. Pour Jean- Pierre Léaud, sa vie est sa création ; que peut-il faire de plus ? Le film épouse la vision de Léaud jusqu’au moment où la créature étant devenue plus importante, la vision et le film évoluent dans une direction nouvelle. Il n’y a pas dans le film une scène qui ne soit vue par Léaud, sauf à la fin, quand la caméra reste trois minutes sur Bernadette, seule chez elle, et lorsque la caméra prend Françoise dans sa chambre avant que Jean-Pierre n’y entre. Mais, depuis un moment déjà, le film a quitté Léaud, qui ne domine plus son discours. 

Quand en prend-il conscience ? 

Dans une scène précise : celle où Françoise vient la nuit chez Bernadette et Jean- Pierre. Il comprend confusément qu’il ne mène plus le jeu, mais on ne s’en aperçoit pas tout de suite. Seul un indice pourrait le permettre : dans un plan d’ensemble, on voit Bernadette traverser nue la chambre, puis on passe à un gros plan du visage de Françoise. Le passage du plan d’ensemble au gros plan est peut- être trop littéraire ? Personnellement, je ne peux répondre à une telle question. Je crois seulement qu’à travers toutes les contraintes pratiques se joue la véritable signification, par une élucidation des motivations. Le scénario est bien construit dans la tête, mais il éclate en mille morceaux pour se reconstituer d’une manière différente lors du tournage. À la fin du montage et du mixage, on arrive à retrouver l’impression que l’on voulait donner. 

On vous a aussi reproché la diction monocorde de Jean-Pierre Léaud

La Maman et la Putain est un film sur la parole. À chacun des personnages correspond un type de discours, aussi bien dans la forme que dans le fond. Ainsi, le ton et le débit de Bernadette sont normaux car c’est le seul personnage qui s’assume, tandis que Jean-Pierre a besoin d’organiser sur lui et autour de lui une véritable mise en scène. Bernadette n’a pas ce problème que Jean-Pierre essaye de résoudre par la parole. Jean-Pierre pense à ce qu’il va dire, son discours est prémédité, son ton monocorde parce que relisant une pensée déjà inscrite. Quant à Véronika, elle prend le langage que Jean-Pierre lui a donné. 

Cette manière de procéder peut sans doute brusquer le spectateur, mais c’est, je crois, le prix à payer pour entrer dans la film. Cette impression doit disparaître à la seconde vision. Les films qui démarrent rapidement risquent de décevoir au bout d’une heure, alors qu’au contraire un film dont l’exposition est lente, ardue mais non rebutante, intrigue et agrippe le spectateur. L’exposition difficile est une meilleure démarche que l’introduction rapide. J’avais longuement réfléchi à cela et pesé les dangers. 

Le long monologue final de Véronika et son mécanisme d’engendrement était- il improvisé ?
Ce n’est ni une confession, ni une crise d’hystérie, mais une prise de possession des êtres qui sont autour d’elle. Ce monologue d’apparence toute célinienne occupe sept pages de scénario. Il n’est composé d’aucune virgule, mais de simples points de suspension qui correspondaient aux temps d’arrêt de Françoise. Ces arrêts remplaçaient les « à la ligne » du script. Je suis contre l’improvisation. Je fais tenir par l’intermédiaire de l’ami de Jean-Pierre un discours à ce sujet et j’y reviens par deux fois. Chaque personne doit faire ce qu’on lui dit et rien de plus. Il n’y a eu ni improvisation ni collaboration. Je mets dans le monologue des mots qui reviennent tout le temps, et l’on peut peut-être se demander s’il s’agit du langage propre à l’actrice Françoise Lebrun mais, comme ces mots sont présents depuis le début du film, il est impossible de croire longtemps à une improvisation de la part de l’actrice. 

Ce film fantastique est filmé d’une manière réaliste : la photo grise, le Flore, les gros plans sur l’électrophone ou la radio.
Oui, le film baigne dans une lumière un peu sale. Je disais au chef-opérateur : « Le film se déroule à Paris, dans des bistrots un peu sales ; Paris est une ville sale, je veux que l’image soit sale ». Effrayé, il s’écrie : « Oh non ! » Nous ne parlions pas de la même chose. Je faisais allusion à une grisaille travaillée, plus difficile à obtenir que l’aseptique noir et blanc habituel. 

En situant une grande partie du film au Flore, je déchargeais ce lieu mythique d’un peu de son aura. Le Flore n’est plus cet endroit où se rencontrent peintres et écrivains mais il est, tel que je le montre, un café où se donnent rendez-vous un garçon sans fric et une infirmière. Il était essentiel que l’action s’y déroulât. 

Quant aux gros plans, ils empêchent le recours à une dramatisation extérieure au film : la musique d’accompagnement. Il n’y a de musique que lorsqu’on branche la radio ou l’électrophone. Cette action montrée par des gros plans propose un renouvellement formel. L’électrophone est un acteur au même titre que Jean- Pierre, Bernadette ou Françoise. 

Y a-t-il eu beaucoup de changements entre le film prévu et le film terminé ? 

Oui. Tout d’abord parce que je n’ai pas tourné tout ce que j’avais écrit et n’ai pas monté l’intégralité de ce que j’ai tourné. J’ai supprimé trois quarts d’heure du scénario et coupé 1h30 du film. Mais aussi, entre le moment où j’écrivais, le moment où je tournais et celui où je montais, j’ai totalement changé d’avis sur le personnage principal. Quand j’écrivais c’était Jean-Pierre Léaud, puis c’est devenu Françoise Lebrun et enfin Bernadette Lafont. J’ai moi-même subi les modifications du film. Sans doute parce que j’aime travailler librement, les trois moments les plus importants de la réalisation - l’écriture, le tournage et le montage - se sont détruits réciproquement. 


ENTRETIEN AVEC GEORGE A. ROMERO 

Il y a-t-il un film d’horreur qui vous ai influence ? 

Influencé, je ne pense pas. 

Pourtant, je vois beaucoup « d’ombres » dans votre travail, et c’est bien ainsi... 

Je ne sais pas. J’ai pu être influencé par mon milieu, et surtout par mes études de peinture et de dessin. C’est pourquoi je me concentre beaucoup sur la composition et la lumière. 

Vous êtes né à New-York ? 

Oui. 

Combien de temps êtes-vous resté à Pittsburg ? 

Je suis venu à Pittsburg pour y étudier la peinture, le dessin, et la civilisation espagnole. Je suis, je crois, assez influencé par la peinture espagnole. Ma visualisation des choses vient sûrement beaucoup plus de cela que de l’influence de tel ou tel cinéaste. 

Le thème de votre premier film, LA NUIT DES MORTS VIVANTS, comment l’avez-vous développé ?
Eh bien, j’ai écrit une courte histoire qui traitait de notre société, et qui montrait un siège tenu par les morts vivants. L’histoire était beaucoup moins imaginaire que ne l’est le film. Au départ, le sujet était purement allégorique. 

Certains y voient un film politique. 

Peut-être, mais je n’y pensais pas vraiment, à l’exception de quelques scènes et en particulier la scène finale.
Il n’y avait pas de ma part un effort conscient de mettre en scène cette allégorie, mais elle est cependant assez présente pour que les gens la ressentent

Dans les films d’horreur, il y a deux techniques : la méthode suggestive qui crée un sentiment d’horreur à travers l’imagination du spectateur, et la méthode graphique qui visuellement choque le spectateur. Vous semblez utiliser les deux à merveille. 

Personnellement, je préfère une approche plus subtile, ce qui n’est pas évident dans LA NUIT DES MORTS VIVANTS, mais qui l’est plus dans JACK’S WIFE

Je suis un grand admirateur de Don SIEGEL et INVASION OF THE BODY SWATCHERS est un film formidable, qui allie les deux techniques, mais qui suggère avant tout. L’horreur y est plus douce, plus subtile. 

Quels ont été vos problèmes pour mettre sur pied la production de LA NUIT DES MORTS VIVANTS ?
Nous avions un script écrit et nous tentions de le placer. Des gens étaient intéressés, mais ils voulaient l’acheter et le réaliser. Nous avons refusé car notre idée était de réaliser le film. Finalement, nous avons formé une société composée de dix personnes et nous l’avons baptisée image TEN. Nous avons mis chacun un peu d’argent, juste le nécessaire pour acheter de la pellicule et l’équipe a accepté des paiements différés. 

Nous avons commencé à tourner tout en continuant à réaliser des films industriels et publicitaires. Ainsi le film a été réalisé sur une longue période (près de neuf mois) et avec de nombreux arrêts. 

Après avoir eu assez de métrage pour montrer des rushes assez longs, des gens ont commencé à s’intéresser au film et à nous donner un peu d’argent.
Ainsi nous n’avions aucune dette envers les laboratoires, ni de pourcentages à céder. 

(Extraits d’un entretien avec Tony SCOTT - paru dans CINÉFANTASTIQUE - Hiver 1973) 

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