DRAME, COMÉDIE DRAMATIQUE, CATASTROPHE, TRAGÉDIE Tome 2

BREAKING THE WAVES

de Lars von Trier, 1996, Danemark, 2h58, Couleurs

avec Emily Watson, Stellan Skarsgard, Katrin Cartlidge


RÉSUMÉ : Dans l'austère île de Skye, Bess effraie un peu son entourage par sa bonté candide, sa générosité exaltée. On la laisse quand même épouser celui qu'elle a choisi : un beau gars, Jan, qui n'est pas de l'île mais travaille sur une plate-forme pétrolière. Pendant quelques semaines, Bess peut enfin épancher son besoin d'aimer, mais Jan doit bientôt repartir sur sa plate-forme de forage. C'est un infirme qui revient, car un accident a fait de Jan un paralytique. Ne pouvant plus aimer physiquement sa femme, il lui demandera de se donner à d'autres hommes. Il finit par la convaincre qu'en se sacrifiant ainsi elle l'aidera à guérir. Commence alors pour Bess une longue et irrémédiable déchéance...


POINTS DE VUE : Dans ce beau mélo évangélique, Lars von Trier, récemment converti au catholicisme, s'attache à montrer que l'absolue bonté n'est récompensée qu'après la mort. Sur terre, elle fait scandale et mène à la solitude et à la folie. Pécheresse par dévouement, Bess n'est qu'amour, un amour fou, éperdu, qui dérange l'entourage comme une lumière trop vive qui commence par aveugler mais qu'on ne peut plus oublier une fois vue. Ample et rythmé, Breaking the Waves est une œuvre originale qui s'attaque au problème du bien et du mal en utilisant toutes les ressources d'une écriture cinématographique riche et sans afféterie. Remarquable interprétation de la vibrante Emily Watson qui donne force et cohérence à un personnage qui trébuche sans cesse entre l'apparence de la naïveté et celle de la dépravation, entre sainteté et folie. Dictionnaire des films, Larousse.


« Il s'appelle Jan. » La confession de Bess fait l'effet d'un lance-flammes, dans cette austère église écossaise. Sous son bonnet de laine rêche, la jeune fille roule des pensées interdites par la morale locale. L'objet de sa passion lui est livré du ciel, par hélicoptère : un Viking gigantesque, employé sur les plates-formes du grand large. Mariage. Amour fou. Jusqu'au jour où l'hélicoptère rapatrie Jan à Bess. Le colosse a reçu un pylône sur le crâne. Les amoureux sont désormais à égalité, avec leurs caboches qui ne tournent pas rond... Breaking the waves décrit l'éveil d'une femme que le puritanisme a littéralement dépecée. Bess vit à fleur de peau. Les gestes de tous les jours deviennent tous sensuels, irrémédiablement liés à sa passion pour Jan. Emily Watson est inoubliable, avec ses regards par en dessous et ses fous rires intérieurs. En mouvement permanent, elle a toujours l'air de ressentir les choses pour la première fois. Est-ce cette renaissance perpétuelle qui rend le film si poignant, si vivace ? Télérama.

Breaking the Waves est un des meilleurs films de Lars von Trier, celui qui le fit connaître à un plus large public. C’est le premier d’une longue série de métrages centrés sur un personnage féminin : des histoires de femmes animées par une force qui les fait sortir du cadre commun sur un chemin pavé de souffrance. Dans Breaking the Waves, Bess est prête à sacrifier son corps, sa vie par amour. Elle s’oppose à la morale de son village qui ne voit en elle qu’une folle en perdition. 

Beaucoup voient en Lars von Trier un pervers narcissique et misogyne qui prend du plaisir à maltraiter ses personnages. En fait, c’est tout le contraire. C’est plutôt un grand féministe. Certes, il y a chez lui un côté provocateur, un esprit punk qui parfois le dessert en plombant certains de ses films. Mais ce sens de la provocation est lié à un aspect beaucoup plus profond qui transpire à l’écran et que pourtant peu de critiques ont vu. C’est que comme tous les grands artistes, Lars von Trier est habité par la quête de ses personnages qui est une quête d’Absolu. Et que cette quête soit portée par des femmes montre à quel point le réalisateur les aime. Il en fait des saintes modernes. Absolu. Oh le gros mot, le scandale ! Notre monde un peu trop matérialiste a perdu le sens de l’Absolu en tuant Dieu. Mais il y a encore des gens qui osent chercher une nouvelle forme d’Absolu sans Dieu. Leur comportement est toujours incompris et montré du doigt. À l’époque de Melancholia, quand von Trier a dit en conférence de presse que parfois il comprenait Hitler, on pouvait trouver ça idiot (et ça l’était) et le traiter de démon ; mais on pouvait aussi y voir une pensée d’un homme dépressif (ce que von Trier n’a pas caché), assimilant sa dépression au Mal (il ne faut pas oublier la conception du péché très dure dans le protestantisme scandinave) et rêvant peut-être d’un monde transfiguré où même le Mal absolu incarné par des gens comme Hitler serait racheté (ce que défendaient autrefois certains penseurs chrétiens avant que la vision de l’enfer de Saint Augustin ne s’impose dans le dogme). En fait, tout indique chez cet homme une soif inextinguible d’un rachat total de l’Humanité. C’est un rêve impossible projeté au travers du destin hors norme d’héroïnes qui sont finalement les seules à pouvoir opérer ce rachat. Geste vain peut-être car chez Lars von Trier, le combat semble souvent perdu d’avance. Il ne reste alors plus que la grandeur du geste. 

Tout art conséquent est lié à l’Absolu et tout chef-d’œuvre est forcément marqué par ce lien. Malgré les films ratés (mais jamais inintéressants), le cinéma de Lars von Trier est passionnant car il est marqué par cette exigence. En cela il rejoint les grands maîtres qu’il cite abondamment dans son œuvre sans en être tout à fait un lui-même à cause de son côté provocateur. Ainsi le chemin de croix de Bess n’est pas sans rappeler les grands films de Bergman ou surtout Dreyer qui sut très bien parler de la souffrance et de la foi dans sa vision de la passion de Jeanne d’Arc. Il n’y a pas que de la provocation dans Breaking the Waves, en faisant une sainte d’un personnage qui se prostitue (symboliquement, car elle ne le fait pas pour de l’argent). Bess c’est la fusion de la vierge Marie et de Marie Madeleine. Il y a une inversion des valeurs, une volonté de trouver un Absolu remplaçant l’Absolu sclérosé, rigidifié dans des règles morales et des institutions. Bess rappelle aussi les personnages rédempteurs de Dostoïevski : on pense à L’idiot ou à la prostituée qui sauve l’âme de Raskolnikov dans Crime et châtiment. Dans Breaking the waves c’est l’Amour qui tient lieu d’Absolu. Il provoque un miracle. L’athée von Trier ose même utiliser la symbolique chrétienne des cloches. On parle d’Amour avec un A majuscule : on est loin de l’amour des comédies romantiques. L’Amour est ici associé à la mort, au sacrifice de tout ce qui est censé compter : sa famille, ses amis, sa place dans la société, sa place réservée au paradis (Bess simple d’esprit y croit). Personne ne peut comprendre l’attitude de Bess qui ne vit que pour son idée dans un mélange de foi, de passion, d’amour et de doute qui fait d’elle l’un des personnages les plus incarnés de l’histoire du cinéma et de Breaking the Waves un parfait exemple de film qu’on a envie de qualifier de vrai. On est dans l’existence de Bess en proie au réel et non pas dans un sermon asséché. On passe de la vision transcendante du christianisme (la promesse d’un monde meilleur après la mort) à une vision immanente d’un monde où c’est ici et maintenant qu’il faut donner tout ce qu’on a à donner. Il n’y a pas d’autre vérité. 

Il faut parler de l’esthétique qui est adaptée à cette volonté de réalité. Le film est tourné selon les préceptes du Dogme95, manifeste lancé à l’époque par Lars von Trier, Thomas Vinterberg et plusieurs autres cinéastes danois : caméra portée à la main, décors naturels, absence de traitements optiques, absence d’action superficielle, format 35mm imposé, pas de musique en dehors de la musique réelle, absence de goût personnel du réalisateur, etc. Il s’agissait de coller au plus près du réel en se détourant des déviance spectaculaires souvent à l’œuvre au cinéma. Seule concession à la musique : des cartons insérés entre les chapitres où l’on peut entendre des tubes des années 70 (Elton John, Deep Purple, Procol Harum, T Rex) comme autant de parenthèses enchantées ne pouvant pas faire oublier la dureté de la vie. C’est parce que le film prend aux tripes qu’on marche. Les acteurs y sont pour beaucoup. On découvrait avec ce film Emily Watson et Stellan Skarsgård qui y sont extraordinaires. Jean Marc Barr est aussi de l’aventure. Il a toujours fait partie de la bande de Lars von Trier, on le voit encore parfois apparaître dans des films bien éloignés de ce qu’il aurait pu faire s’il avait voulu capitaliser sur le grand succès du film de Besson (pas trop son truc en fait). Et on pourrait aussi parler des autres rôles secondaires qui contribuent tous à la réussite du film. C’est une œuvre qui vous abat par sa tristesse. Souvent, les films qui commencent par un mariage finissent en tragédie (Voyage au bout de l’enfer, Le parrain, Melancholia). Et en même temps il est possible que l’Amour sorte vainqueur de ce drame. Ou pas. En fait on ne sait pas trop. Le film est travaillé par le doute, on n’est pas vraiment sûr qu’on puisse espérer. Quelque part, Bess n’a-t-elle pas été abusée par les propos délirants d’un homme au mieux rendu irresponsable par les médicaments qu’on lui administre ou au pire résolu à perdre sa femme parce que son état l’a rendu mauvais ? Il n’y a pas de vérité, il n’y a que celle de Bess. Le deus ex machina final (les cloches) nous laisse dubitatifs en ne suffisant pas à gommer la tristesse qui nous étreint. On croit rêver. La suite de la filmographie de von Trier sera bien moins friande d’images consolatrices. C’est sans doute pour cela qu’encore aujourd’hui Breaking the Waves garde sa force. Sans ces tiraillements incessants sur la façon dont on peut interpréter l’histoire, on n’aurait plus qu’une leçon de maître d’école et le film s’évaporerait comme le gaz d’une eau pétillante. Il est finalement logique que ce soit un Scandinave qui explore aussi bien ce déchirement entre l’envie de croire en quelque chose et le désespoir. Il y a du Kierkegaard chez Lars von Trier : Kierkegaard le Danois, un des plus grands esprits de tous les temps, un type qui a pensé l’existence bien avant l’existentialisme : il a exploré les contrées délaissées par les grands systèmes en conceptualisant l’angoisse et le désespoir. Personne n’a mieux que Kierkegaard parlé de la déraison totale consistant à suivre absolument sa propre vérité vue comme une sorte d’injonction divine tout en doutant à chaque instant du bien-fondé de la chose. Il parlait de saut. Lars Von Trier est donc un cinéaste du saut. Et Bess une héroïne du saut. Breaking the Waves a été un succès, les spectateurs ont été touchés par le film. À l’instar d’un Jean-Luc Godard ou du David Lynch de Inland Empire, le risque que prend désormais Lars von Trier en allant toujours plus loin dans sa quête d’Absolu (et avec Nymphomaniac, il est vraiment allé très loin), c’est celui de se couper des gens qui ne pourront plus rien comprendre. On sent qu’il se radicalise. Il faut se méfier car à vouloir chercher le grand Tout on ne peut que trouver le Néant. Mais peut-être que ça finira comme cela après tout, comme ça a fini pour Rimbaud : par un grand silence. Adrien Lozachmeur 

Après une série de longs métrages largement empreints de fantastique, Lars von Trier tourne en 1994 la première saison de la série télévisée  L’HÔPITAL ET SES FANTÔMES, pour laquelle il s'essaie à des expériences de mise en scènes. Après un EUROPA frappant par sa méticulosité technique, les aventures se déroulant dans cet hôpital hanté sont filmées de façon délibérément abrupte, avec une caméra portée en permanence, et scandée par un montage haché, cultivant les faux raccords. Inspiré par la série américaine «HOMICIDE», cette méthode va se voir transposer au cinéma pour BREAKING THE WAVES.

BREAKING THE WAVES est un projet ancien que le cinéaste a peine à monter. Différents pays sont envisagés pour tenir lieu de décor (Suède, Belgique...) tandis que dans les rôles principaux, le metteur en scène envisage Helena Bonham Carter et Gérard Depardieu. Finalement, l'action prend place en Écosse et le couple est incarné par la débutante Emily Watson et l'acteur suédois Stellan Skarsgard, expérimenté mais jusqu'alors essentiellement cantonnés aux métrages scandinaves. À leurs côtés, nous trouvons Katrin Cartlidge, révélée dans le NAKED de Mike Leigh, ainsi que deux figures récurrentes du cinéma de Lars von Trier : le français Jean-Marc Barr et l'allemand Udo Kier

Sur une île écossaise, au début des années soixante-dix, la jeune Bess se marie avec Jan, un scandinave bon vivant qui travaille sur une plateforme de forage. La communauté austère et recluse dans laquelle vit Bess ne voit pas d'un bon œil ce mariage, mais les premiers jours de leur union se déroulent dans l'allégresse. Jusqu'à ce que Jan soit victime d'un accident terrible, le laissant paralysé...

Comme mentionné plus haut, BREAKING THE WAVES adopte une forme anticonformiste, s'appliquant à ne surtout pas respecter les règles classiques de la mise en scène cinématographique. En terme de montage, la règle des 180° ainsi que tout ce qui pourrait entraîner une continuité fluide sont régulièrement sabordés par des coupures inattendus et autres faux raccords délibérés. La caméra est constamment portée à l'épaule, le cadrage erre, l'image est parfois floue. Lars von Trier, qui a déjà prouvé qu'il pouvait parfaitement tourné un métrage en se pliant à une réalisation classique, se force à renouveler la forme de son travail. Pour bousculer encore plus les habitudes des spectateurs, BREAKING THE WAVES subit un traitement original pour son époque : tourné en pellicule 35mm, il est transféré sur vidéo, puis à nouveau passé sur du 35mm en vue d'établir le négatif original.

Il convient de rappeler qu'entre la première saison de L’HÔPITAL ET SES FANTÔMES et BREAKING THE WAVES, Lars von Trier et le réalisateur Thomas Vintenberg diffusent un manifeste artistique nommé «Dogme 95» dans lequel ils écrivent leur dégout du cinéma contemporain et édictent un ensemble de règles à suivre pour lutter contre l'embourgeoisement artistique. Ces règles consistent essentiellement à limiter le confort technique de la mise en scène ainsi que le recours à des formules trop éprouvées. Il est naïf de prendre à la lettre un tel manifeste. Tout au long du vingtième siècle, les artistes et mouvements créatifs usèrent de cette méthode à la fois pour exprimer un point de vue fort, mais également à des fins de publicité et d'auto-promotion.

BREAKING THE WAVES reprend quelques règles édictées dans le manifeste, en particulier celles liées à la technique, tel que l'absence d'éclairages extérieurs, la prise de son directe et l'usage d'une caméra portée. Par contre, il s'y oppose totalement sur d'autres points : l'action n'est pas contemporaine mais se déroule dans le passé, il y a une arme et un meurtre, nous trouvons des effets spéciaux...

Dans son fond BREAKING THE WAVES s'avère définitivement un Mélo à fond religieux. Nous suivons ainsi Bess, personnage principal, innocente persécutée par les circonstances et son entourage. Jeune femme jugée simplette, elle incarne une foi simple et naïve, le goût de la musique pop anglaise d'alors, l'ouverture aux étrangers venant sur son île. Elle entretient une relation a priori enfantine avec Dieu. Elle converse avec lui au gré de monologues dialoguées dont elle donne les questions et les réponses.

Mais Bess vit dans une communauté insulaire austère, refermée sur elle-même, où la musique se voit bannie – même l'église n'a pas de cloche. Les notions de péché et de châtiment l'emportent sur celle de l'amour et de la charité. Cette peinture d'une communauté religieuse sévère, non dénuée de cruauté, renvoie immanquablement à des films du danois Carl T. Dreyer, tels JOUR DE COLERE ou surtout ORDET. Une influence tout à fait admise par Lars von Trier, qui ajoute pour sa part que BREAKING THE WAVES est aussi très influencé par LA PASSION DE JEANNE D'ARC, autre portrait d'une jeune femme pieuse et martyrisée.

Formellement, BREAKING THE WAVES s'avère certainement une réussite. Le pari de transposer les méthodes de tournage de L’HOPITAL ET SES FANTÔMES en cinémascope est réussi haut la main. Le spectateur oublie les approximations délibérées et se laisse porter par une narration spontanée et vivante, riche et différente, jouant habilement de la majesté de superbes décors naturels et sauvages. Son trio d'acteurs principaux s'avère remarquablement choisi, parvenant sans peine à donner vie à cette histoire.

Si Lars von Trier le metteur en scène sort donc la tête haute de BREAKING THE WAVES, nous sommes plus circonspects quant à certaines de ses méthodes et son propos. Après un début remarquable, le récit s'enfonce dans un mélo d'une cruauté parfois insistante, gratuite, appuyant les rebondissements sordides à un point tel qu'ils en deviennent suspects, laissant le spectateur sur une sensation de méfiance face à ce déploiement d'hystérie manipulatrice. Enfin, le dénouement du métrage, qui bascule totalement dans le fantastique, laisse sur un sentiment partagé quant à son message et sa vision de la religion, empreinte d'un dolorisme rétrograde.

Impressionnant par sa mise en scène, sa vitalité et ses acteurs, BREAKING THE WAVES laisse tout de même le spectateur sur des interrogations. Quels sont au fond les intentions de Lars von Trier lorsqu'il se livre à cet exercice du mélo en poussant assez loin les limites du sadisme, aussi bien quant à ses personnages que quant à ses spectateurs ?

Quoi qu'il en soit, BREAKING THE WAVES marque l'adhésion complète d'une très large part de la critique au cinéma de Lars von Trier, lequel sort alors de son statut de réalisateur d'avant-garde un peu bizarroïde pour rejoindre une sorte de «grand panthéon des auteurs mondiaux». Il se voit récompensé d'un Grand Prix du Jury au Festival de Cannes, festival où il sera absent, cultivant ainsi son image d'anticonformiste. Le film est couvert de récompenses dans le monde entier. Toutefois, avant de creuser ce nouveau sillon qu'il vient d'entamer, le cinéaste se lance dans la seconde et dernière saison de L’HOPITAL ET SES FANTÔMES... Emmanuel Denis.

COMMENTAIRE : « J’ai longtemps voulu faire un film dont la force dynamique serait le « bien ». Il n’y aurait place que pour le « bien », mais comme on confond souvent le « bien » avec autre chose – quand on ne le méconnaît pas totalement – et parce que c’est une chose tellement rare, des tensions naissent forcément. Le personnage de Bess représente le « bien » au sens spirituel… Elle vit surtout dans un monde imaginaire, n’ayant jamais vraiment accepté qu’existe autre chose que le « bien ». C’est une personne très forte qui prend l’entière responsabilité de sa propre existence, même si les autres peuvent penser qu’elle en est incapable… Jan et Bess se rencontrent. Ils s’aiment tout de suite sans inhibition ni vergogne. Au commencement du film, nous pensons qu’ils sont faits l’un pour l’autre… Puis vient la séparation et l’accident. Au départ, Jan est réaliste. Il comprend bien qu’il ne sera plus jamais un homme à ses yeux. Et quand Jan ordonne à Bess de se trouver un amant, il le fait en toute sincérité. Il veut « bien faire »… En essayant de la sauver, il la perd. En cherchant à faire le « bien » ! En tentant de le sauver, en faisant le « bien », le monde qu’elle aime se retourne contre elle. Mais le « bien » sera toujours récompensé… quelque part. »
Lars von Trier, mars 1995

FEDORA

de Billy Wilder, 1978, RFA/France, 1h54, Couleurs

avec William Holden, Marthe Keller, José Ferrer


RÉSUMÉ : Barry «Dutch» Detweiler, producteur de cinéma indépendant, a dans l'idée de porter à l'écran le personnage d'Anna Karénine. Pour lui, la seule comédienne susceptible d'endosser le rôle et de convaincre les financeurs est Fedora, une star qui a quitté le devant de l'affiche depuis longtemps pour se retirer à Corfou. Detweiler se rend sur l'île, mais une fois sur place, il rencontre de grandes difficultés pour obtenir un entretien avec Fedora. Les proches de l'actrice lui font barrage, notamment le docteur Vando, connu pour avoir élaboré le miraculeux sérum de jouvence dont la vedette a bénéficié pour conserver une éternelle jeunesse... 


POINTS DE VUE : Ce film plus que nostalgique – disons carrément funèbre – se présente comme une nouvelle version de Boulevard du crépuscule, réalisé vingt-huit ans auparavant par le même Wilder, déjà avec William Holden dans le rôle masculin principal. Holden n’a pas soixante ans mais, usé par l’alcool – il décédera quatre ans plus tard – il fait beaucoup plus vieux dans Fedora. La vieillesse du même, et l’impossible retour d’un âge d’or cinématographique, voilà les thèmes de ce film qui semble ignorer le Nouvel Hollywood déjà déclinant. 

C’est un film d’exil tourné en Grèce et dans les décors munichois de la Bavaria société de production allemande. Wilder mal à l’aise devant l’évolution du cinéma de son pays a en effet produit et réalisé plusieurs de ses derniers films sur le vieux continent, comme un repli et un désaveu en face de ce que devenait Hollywood. Un producteur américain sur le déclin (Holden) entreprend un voyage sur l’île de Corfou dans le dessin de convaincre une star légendaire à la retraite, Fedora, d’effectuer un comeback retentissant, en acceptant de tourner dans la nouvelle version d’Anna Karénine dont il veut lui faire lire le scénario. Fedora est toujours aussi belle, mais son entourage – une vieille comtesse paralysée, une dame de compagnie acariâtre, un médecin alcoolique s’oppose fermement à son retour sur le devant de la scène et la garde recluse dans une propriété à l’abri des regards. Le producteur va percer le secret de Fedora... 

Boulevard du crépuscule s’ouvrait sur un cadavre dans une piscine, protagoniste du film qui allait nous raconter son aventure en voix-off. Fedora débute par un plan fugace d’une femme se jetant sous un train (cette femme est Fedora et elle choisit de mettre fin à ses jours comme l’héroïne de Tolstoï qu’elle devait incarner à l’écran) suivi par les obsèques grandioses de l’actrice organisées à Paris et auxquelles assistent le producteur (référence à un autre grand film sur le cinéma et le star system, La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz.) 

C’est donc une nouvelle fois William Holden qui nous raconte en voix off et en flash back cette sombre histoire de déchéance et de transfert. La particularité de Fedora est de révéler la clé de son énigme à mi-parcours, puis de rétablir en discours indirect la vérité du récit, avec le point de vue de l’entourage de Fedora dévoilant les mensonges et les impostures au spectateur préalablement manipulé par Wilder et son fidèle scénariste I.A.L. Diamond, qui adaptent ici un roman de Tom Tryon (écrivain mais aussi acteur pour Preminger notamment.) 

Procédé surprenant, un peu comme s’il fallait une heure à Hitchcock pour nous expliquer en images le piège dans lequel est tombé Scottie dans Sueurs froides, ou la double personnalité de Norman Bates dans Psychose (deux films qui ne sont pas sans lien avec Fedora.) Cette construction inhabituelle – qui a pour conséquence de rallonger considérablement la durée du film, l’une des particularité de la dernière partie de l’œuvre wilderienne, où la moindre comédie dure plus de deux heures – peut être considérée comme la contribution de Wilder et Diamond à la modernité et à une forme d’expérimentation narrative – le film coupé en deux – affranchie de la dramaturgie classique. Fedora est un conte morbide qui pleure la disparition d’une certaine idée du cinéma hollywoodien comme usine à rêve avec ses tournages en studios, ses mélodrames en costumes et ses stars divines et inaccessibles – le personnage de Fedora fait ouvertement référence à Greta Garbo. Le cinéma tout entier aurait donc perdu son aura, essentiellement véhiculé par des actrices mythiques et la machinerie irremplaçable des grands studios hollywoodiens. Wilder par l’intermédiaire de son héros grisonnant ne cache pas son mépris pour les nouveaux cinéastes américains qui salissent selon lui l’esthétisme hollywoodien, bannissent le rêve et le glamour des grands écrans, sans parler du cinéma vérité et de la Nouvelle Vague qu’il voue aux gémonies. Un discours réactionnaire assumé pour un film d’une tristesse et d’une cruauté infinies, assez lugubre par moments, qui aurait sans doute gagné à être plus baroque et à exacerber davantage la folie de ses personnages et la perversité des situations. Fedora pèche par son côté « fin de race » : direction artistique problématique, vestige du classicisme hollywoodien (avec une très belle musique de Miklos Rosza), délocalisation en Europe (comme les dernier Minnelli et Preminger), interprétation inégale dominée par William Holden, tandis que les autres acteurs ressemblent à des figures de cire ou des pantins pathétiques. Finalement, c’est à un jeune cinéaste bavarois des années 70 que l’on pense devant Fedora, ses outrances, ses beautés et ses défauts, ou plutôt à ce qu’il aurait pu faire d’une telle histoire : Rainer Werner Fassbinder. Olivier Père.

Sur le tournage, Marthe Keller pleure contre l'épaule de William Holden, épuisée par les exigences de Billy Wilder, qui surveille jusqu'à ses respirations entre deux répliques. « Je sais, lui répond Holden, mais chaque fois que cet enfoiré me dirige, je suis nommé à - l'oscar ! » Ce qui ne sera pas le cas pour cette production européenne que Hollywood snobera. Qu'est-ce qu'ils sont bien, tous les deux, pourtant : lui en producteur au bord du gouffre ; elle, dont chaque apparition en fantôme blanchâtre aux yeux cerclés de noir (ses lunettes de soleil !) donne le frisson... 

Le grand Billy s'est toujours amusé de notre crédulité, comme à la fin de La Vie privée de Sherlock Holmes (1970), où le monstre du loch Ness se révèle être une invention des services secrets britanniques... Une fois de plus, tout est masques, leurres, illusions dans ce film au romanesque envoûtant et mélancolique. 

À partir du suicide d'une star à la Garbo, septuagénaire exagérément juvénile, les flash-back s'entremêlent, les tromperies se dévoilent et les passions s'exacerbent. Une trentaine d'années après Boulevard du Crépuscule, avec le même William Holden, Billy Wilder, l'un des vrais cinéastes cultivés de Hollywood, règle à nouveau ses comptes avec les imbéciles et les monstres qui encombrent le cinéma. Cet art bizarre qu'un des personnages définit comme un mélange « d'effets spéciaux, de décors peints et de larmes de glycérine ». De la première à la dernière image, on est sous le charme. Pierre Murat 

Avant-dernier des vingt-six opus du cynique et éclectique Billy Wilder, Fedora est quasiment introuvable à l’image de la grande vedette du cinéma d’antan qu’elle fut et qui vit désormais recluse sur une petite île grecque, loin des strass et des paillettes du show-business. Passant d’un genre à l’autre avec une aisance déconcertante, en signant quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du septième art (Assurance sur la mort, Boulevard du crépuscule ou Certains l’aiment chaud pour ne citer qu’eux), Billy Wilder retrouve William Holden pour la quatrième fois. Devant sa caméra, il incarne derechef un personnage exerçant un métier en rapport avec la Mecque du cinéma. En fait, Holden est une allégorie de l’évolution de cet art puisque le scénariste, engagé par Gloria Swanson, qu’il interprète dans Boulevard du crépuscule annonçait le déclin du muet, alors que le producteur (ayant jadis côtoyé Fedora), qui désire relancer sa carrière en lui proposant d’incarner Anna Karénine (sur quoi, on lui rétorque que Greta Garbo a déjà joué à deux reprises l’héroïne de Tolstoï), symbolise la mainmise de ce poste clé concernant l’élaboration ou non d’un film (toute l’œuvre de Wilder rappelle d’ailleurs à quel point l’argent régit le monde). À ce propos, le réalisateur a été écarté par le "nouvel Hollywood" (malgré ses 6 Oscars !) ; d’où son retour en Allemagne (où il a vécu avant de s’exiler aux États-Unis) pour le tourner aux studios de la Bavaria (avant qu’il ne soit projeté hors compétition à Cannes). Comme Boulevard du crépuscule dont il est légèrement en deçà (pas facile d’égaler l’un des plus grands films jamais réalisés), l’épilogue tragique est connu dès le début et le narrateur (William Holden, à nouveau) revient sur les circonstances qui ont conduit à la mort hâtive de Fedora. 

Billy Wilder n’y va pas de main morte avec le gotha du cinéma duquel il est toujours parvenu à rester en marge. L’envers du décor n’est pas toujours aussi rose qu’il le laisse paraître ; les actrices, éternellement jeunes et belles à l’écran, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, rapidement rattrapées par l’âge dans la vraie vie. Le cinéma est un miroir aux alouettes, un monde de faux-semblants... Arrivé au crépuscule de sa carrière artistique, Wilder nous convie aux funérailles du cinéma (au sens noble du terme), bientôt remplacé par celui de George Lucas et Cie. Heureusement pour tout cinéphile qui se respecte, Billy Wilder demeurera à jamais au panthéon du septième art ! Sébastien Schreurs 

COMMENTAIRE : C'est un film étrange, où des flashbacks au charme fragile succèdent aux séquences brumeuses, presque oniriques. C'est le testament d'un monstre sacré qui se retourne sur un monde dépassé, un âge d'or terminé. Ici, le bistouri est aussi indispensable que symbolique : oui, la vedette doit offrir aux caméras un visage jeune, lisse et impeccable, pour espérer continuer à exister. Mais Wilder, à travers cette réflexion sur la vieillesse, sur l'image, et sur l'ego, donne aussi des coups de scalpel dans la pellicule en déconstruisant le mythe d'un Hollywood doré et d'une jeunesse éternelle. En guise de pansement, un peu d'ironie, beaucoup d'amertume, le jeu de comédiens parfaits, pour l'une des révérences les plus classes de l'histoire du cinéma. 

« Les choses ont changé. Les jeunes barbus ont la cote ». Sous la plume de Billy Wilder, et énoncée par William Holden, la réplique est lourde de sens. Detweiler, producteur hollywoodien ruiné, tente de convaincre l’ancienne star Fedora, désormais retirée, d’accepter un dernier rôle au cinéma. 

Épaulé par le fidèle Izzy Diamond au scénario, Wilder a conçu un film étrange, kaléidoscopique, parfois bancal. Aux séquences brumeuses, presque oniriques, succèdent des flashbacks au charme fragile. À travers la vedette, enfermée sur son île et dans sa quête fatalement vaine de jeunesse, c’est tout un monde ancien, dépassé, que raconte Wilder. Ça sent la poussière, mais une poussière dorée. Réflexion sur la vieillesse, sur l’image, et sur le thème de la seconde chance, Fedora, pour peu qu’on se penche sur ce film avec toute la tendresse que l’on a pour Wilder, dégage une grâce envoûtante. 

Wilder met en scène son propre décalage avec l’époque en une métaphore profondément mélancolique, offre sur grand écran au propre comme au figuré un enterrement de première classe à l’idée qu’il se fait de son art. Si les habituels traits acides et bien sentis viennent parfois ponctuer le récit, cette fois le réalisateur se met à nu, et nous laisse avec une impression de tristesse infinie. Par la voix de ses personnages, il nous livre sa recette : « Il faut savoir soigner sa sortie, c’est ce dont les gens se souviennent. Il faut entretenir la légende. Il ne s’agit que d’effets spéciaux, de décors et de larmes de glycérine », déclare Fedora. « C’est ça, la magie » répond Detweiler... L’élégance de Wilder est éternelle. Hélène Lacolomberie.

UNE FEMME SOUS INFLUENCE

A woman Under the Influence

de John Cassavetes, 1974, US, 2h26, Couleurs

avec Gena Rowlands, Peter Falk, Mathew Cassel


RÉSUMÉ : Nick est contremaître de travaux publics. Mabel, son épouse, ne vit que pour lui et leurs enfants. Elle est « originale, mais pas folle », selon Nick. Mais à la suite des comportements « bizarres » ou provocants de Mabel devant les collègues de Nick, puis à une fête d'enfants, Nick devient violent. Influencé par sa mère, il fait interner Mabel. Six mois plus tard, elle revient. Changée ? Pas tant que cela. Une petite réception tourne mal. Ce soir-là, après une nouvelle crise, Mabel et Nick débarrassent ensemble la table du dîner. 


POINT DE VUE : Comme presque tous les films de Cassavetes, Une femme sous influence fut tourné dans des conditions très particulières. Financé par le réalisateur lui-même et ses proches, tourné de façon épisodique en fonction de l'argent et des disponibilités de chacun, le film, en regard de son budget réduit, remporta un succès commercial inattendu. Pour la première fois, Cassavetes situa l'action du film dans un milieu ouvrier, plutôt que de marginaux, d'artistes ou de cadres moyens, ce qui ancra le drame dans un contexte quotidien, peut-être plus accessible que ses films précédents. « Presque tout le monde a été marié ou amoureux. Dans un sujet de ce genre, on part donc avec un acquis important chez le spectateur », confie Cassavetes. « Je crois fermement que toute femme qui aime son mari et qui est mariée depuis un certain temps ne sait pas où investir ses émotions, et que cela peut conduire à la folie. » 

Personnages jumeaux de Mabel (également incarnés par la fabuleuse Gena Rowlands), l'actrice d'Opening Night (1978) et la divorcée excentrique de Love Streams (1984) trouveront des exutoires à leurs bouffées schizoïdes, la première sur les planches d'un théâtre, la seconde dans l'affichage de son indépendance. Ces solutions de privilégiées sont refusées à Mabel, en partie à cause du milieu où elle vit : elle sera donc la seule héroïne de Cassavetes à se laisser enfermer. Cassavetes ne juge pas, ne cherche pas à justifier ou analyser les comportements de ses personnages, pas plus Mabel, d'ailleurs, que ceux qui la « subissent ». Face à l'incommunicabilité, il invite le public à capter des signaux de détresse qu'aucun personnage ne sait déchiffrer. Seule la caméra semble douée de ce pouvoir : Mabel fait de son malheur une sorte de représentation permanente, débridée et imprévisible, que personne ne comprend, et qui dérange la bienséance jusqu'à devenir insupportable. 

Utilisant des objectifs à longue focale pour que la caméra « se fasse oublier » et que les acteurs se meuvent naturellement dans le cadre, Cassavetes renforce l'impression de voyeurisme du spectateur. Mais il ne culpabilise jamais celui-ci, car ses personnages sont faits pour être vus, comme si leur salut en dépendait. À leur image, la mise en scène se « livre » sans afféterie, avec un sens aiguisé du spectacle, non comme mensonge, mais comme révélation. N.T. Binh.

En 1974, John Cassavetes, toujours caméra à l’épaule, nous livre, Une femme sous influence, une vision de la femme en prise avec la société, qu’il dépeint comme fantaisiste à la limite de l’aliénation. Mais l’est-elle réellement ? Ou est-ce l’alcool, élément perturbateur, qui comme son titre nous l’indique « A Woman Under the Influence » qui signifie en anglais “être sous l’emprise de l’alcool ou d’une drogue”, qui met Mabel dans une telle situation ? Pourtant hormis l’une des premières scènes, où dans un bar l’héroïne y plonge son désarroi pour finir au bras d’un inconnu, on ne la voit pas s’enivrer. Mais si l’on ne s’arrête pas à cette première évidence, on perçoit un message beaucoup plus profond du réalisateur. C’est en écrivant une pièce de théâtre à la demande de son épouse, l’actrice Gena Rowlands, à qui il destine le rôle-titre que lui vient à l’esprit ce récit. Une histoire qui fait écho à ce même sentiment de différence qu’il éprouve face au monde hollywoodien dans lequel il ne se reconnaît pas. Lui, qui n’aspire qu’à une seule chose, s’affranchir des codes et créer en toute indépendance. 

Le rôle de Mabel implique un investissement si intense en émotion, que la comédienne ne se sent pas assez forte pour l’interpréter chaque soir sur scène, au risque de perdre elle-même sa santé mentale. De fait, le rôle n’est pas simple à tenir : il faut être à la fois une personne dite “normale” et parallèlement se laisser glisser vers une attitude non conventionnelle. Une situation qui bouscule aussi bien les autres personnages que le spectateur. Dès lors, Cassavetes reprend-il le chemin de l’écriture afin de l’adapter pour le cinéma. 

L’époux, Nick Longhetti, est incarné par Peter Falk, célèbre pour son rôle dans la série policière « Columbo ». Rentré dans la “famille Cassavetes” depuis sa collaboration sur le film Husbands, l’acteur fait preuve ici d’une telle sensibilité qu’il éclipse l’inoubliable lieutenant Columbo, confirmant son talent d’artiste malheureusement sous-exploité. Il donne ainsi la réplique à une Gena Rowlands qui s’est imprégnée de la personnalité fantasque avec une telle ferveur, qu’elle génère chez le spectateur le même malaise que celui éprouvé par les autres protagonistes. Nous qui sommes pour la plupart rentrés dans un moule dit de “conformité”, ne peuvent être véritablement gênés par la folie, car absente de notre univers proche. Mais le fait que Mabel soit une mère, une femme à l’apparence normale mais emprunt à une certaine extravagance, nous indispose. Car si elle avait été véritablement, psychiquement perturbée, cela n’impacterait pas notre vision. On comprend alors pourquoi, elle obtint, cette même année, la distinction du Golden Globe de la meilleure actrice et prouvant par la même occasion le génie de son mari. Maître en sa qualité de metteur en scène et de scénariste, il réussit à nous placer du point de vue de celui qui refrène et juge le comportement de Mabel. 

Bien qu’on ne remette pas en question la valeur d’Une femme sous influence, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de longueur face à la première partie du film, “la folie” de Mabel finit même, comme pour les autres personnages, à nous épuiser. Pourtant lorsqu’elle revient transformée après une hospitalisation de six mois, le spectateur n’attend qu’une seule chose : le retour fracassant de la trop passionnée Mabel. Troublant et dérangeant, 40 ans plus tard, le scénario ne prend pas une ride. Une invitation à (re)découvrir le jeu et la beauté de Gena Rowlands. Céline Tran Nouvelle.

Le couple John Cassavetes-Gena Rowlands entre ici dans la légende à chaque image. Une femme sous influence est un film à cœur ouvert. Fait par un homme et une femme que le cinéma unit à jamais, il raconte l’histoire d’un homme et d’une femme que rien ne peut séparer. Elle, c’est Mabel, à la fois grandiose et fragile, un peu maboule car elle n’est qu’amour, sensibilité jusqu’au déchirement. Lui, c’est Nick, chef de chantier et ange gardien de Mabel. Il l’aime comme elle est et, pour qu’elle soit heureuse, il l’accompagne aussi loin que possible dans sa drôle de fantaisie, qui parfois dépasse les bornes. Peter Falk, qui interprète Nick, est un grand copain de John Cassavetes et un peu son double. Comme lui, le cinéaste veille Mabel/Gena du regard, avec amour et fascination. 

Cette union fait la force et la beauté du film et devient quasiment un élément de suspense : jusqu’où la complicité de Mabel et de Nick pourra-t-elle aller ? Autour d’eux, la famille et les amis agitent la menace d’une vie normale, où des docteurs veilleraient sur la folie douce de Mabel à la place de Nick. Tout en épousant la liberté de son héroïne, à travers des scènes qui semblent s’inventer au gré de ses humeurs, Cassavetes cerne avec précision le drame et donne une intensité grandissante aux sentiments. Son film a eu une influence décisive sur le cinéma moderne : les femmes « borderline » qu’on croise ici ou là, voguant entre raison et déraison, sont les sœurs de Mabel. Frédéric Strauss.

COMMENTAIRE : Nick, responsable d’un chantier, est retenu toute la nuit à son travail et il s’inquiète pour sa femme qu’il sait fragile et qui s’ennuie seule. Elle part en ville, et commence la dérive... Le titre, l’ensemble de l’action sont centrés sur la femme, mais c’est un tableau terrifiant d’une famille de la classe moyenne. La femme est ici le maillon faible, celui qui subit toutes les tensions que lui impose son rôle d’épouse, de mère, de maîtresse de maison. Le style de Cassavetes, avec les longs plans qui traquent les comédiens parvient à l’authenticité. Le tournage fut très long, épuisant : le prix du naturel. 

« Le film est en lui-même une expérience : il convie à une aventure existentielle unique, exténuante, et parfois terrifiante. D’emblée, le spectateur est mis au centre des scènes présentées, tantôt invité à manger à la table des spaghettis au petit matin, tantôt assis avec Nick à l’écouter parler de sa femme. Cassavetes met ainsi en place un cadre formel à la souplesse étonnante : caméra à l’épaule, il laisse une grande mobilité aux comédiens (professionnels et amateurs mêlés), qui ont la possibilité de s'exprimer en toute liberté. Les plans séquences sont nombreux, ce qui facilite les moments d'improvisation, autre marque du style cassavétien. Alors, durée filmée et durée vécue peuvent se confondre - le film s’étalant sur plus de deux heures, temps nécessaire pour représenter l’aspect aléatoire de la vie. Loin des lectures sociologiques ou psychanalytiques, il épouse la mouvance des comportements des personnages, imprévisibles, parcourant toute la gamme des émotions, de la comédie la plus débridée au mélodrame le plus strident. Il s’attache aux grimaces, larmes, bouffées d'angoisse, moments de lassitude ou d’abandon, qui sont autant d’expressions de l’intériorité des personnages. » (Nadia Nasr, Il était une fois le cinéma)

FOLIES DE FEMMES 

Foolish Wives

d’Erich von Stroheim, 1922, US, 2h40, Noir et Blanc

avec Erich von Stroheim, Maud George, Mae Busch


RÉSUMÉ : Le comte Karamzin est un chevalier d'industrie cynique et corrompu, vivant sur un grand pied à Monte- Carlo en compagnie de deux aventurières, le trio se faisant passer pour des aristocrates russes émigrés. Il séduit l'épouse d'un ambassadeur, escroque une femme de chambre qu'il a mise enceinte et s'enfuit à temps pour échapper à la police. Mais le châtiment l'attend : alors qu'il s'apprête à violer une simple d'esprit, le père de celle-ci le met hors d'état de nuire et jette son cadavre dans un égout. 


POINTS DE VUE : Il y a plus d'un point commun entre l'auteur de ce film, le grand Erich von Stroheim, et son héros – en dehors du fait qu'il l'incarne avec un brio consommé : la fausse identité (simple roturier émigré aux États- Unis, Stroheim entretint longtemps sa légende d'ex-officier de la garde impériale d'Autriche), la mégalomanie, le sens du panache, le satyriasis, qui sont des constantes de son caractère. 

Pendant une courte période de dix ans, entre 1919 et 1929, il parvint à édifier une des œuvres les plus fortes – et les plus folles – du cinéma américain : de Maris aveugles à Queen Kelly, en passant par ce bloc de réalisme brut que sont les Rapaces, c'est la même volonté d'exorcisme sauvage dans la description des rapports humains, la même démesure baroque, la même charge visionnaire. Il y a du Zola et du Sade là-dessous. Mais les producteurs, lassés à la longue des foucades de « l'homme que vous aimerez haïr » (comme le présentait la publicité de l'époque), finirent par le rayer des cadres hollywoodiens. À partir de 1932, Stroheim fut réduit à la condition humiliante d'acteur et ne toucha plus jamais une caméra. 

Folies de femmes est la satire impitoyable d'un monde corrompu, dominé par l'hypocrisie, le sexe et l'argent. Un miroir de la société américaine des années 1920 ? C'est un « grand fleuve noir » (selon la formule de Michel Ciment) qui prend sa source dans le luxe effréné des palaces et s'achève dans la nausée des égouts. Le tournage dura près d'un an, et le coût de production fut exorbitant : 1 million de dollars, affirme-t-on. Stroheim, dans son délire perfectionniste, exigea que le grand hôtel qu'il avait fait construire en studio fût entièrement équipé (ascenseurs en état de marche, circuits électriques complets, etc.). Des séquences jugées trop audacieuses (le comte en travesti batifolant avec ses maîtresses) ou d'un réalisme excessif (l'éclatement en gros plan d'un bouton plein de pus) furent coupées, et le métrage final réduit d'un tiers pour l'exploitation commerciale. Même ainsi mutilé, le film fut boycotté par les ligues de décence. Il en reste un monument à l'architecture flamboyante, traversé d'éclairs de génie. Claude Beylie.

Aidé de ses deux complices féminines, Karamzin, faux aristocrate russe, s'installe à Monte- Carlo pour escroquer les casinos avec de faux billets, et tente de séduire la femme de l'ambassadeur des USA. 

Folies de femmes, c'est la troisième réalisation d'Erich von Stroheim, le début de sa légende et de ses ennuis avec Irving Thalberg, le directeur de production d'Universal ; une œuvre d'une longueur alors inconnue, raccourcie d'autorité, amputée, réduite à quelque deux heures au lieu des six ou dix imaginées. Au vu de ce qu'il reste et cent ans après leur avènement, le film et son personnage principal parviennent encore à impressionner. Un personnage qui a tout d'un stigmate, celui d'une guerre monstrueuse accouchant d'une monstrueuse après-guerre. Folies de femmes, précis de décomposition, équivaut en cinéma au réalisme expressionniste du peintre Otto Dix, et le comte Karamzin (Stroheim) au chef-d'œuvre d'une époque morbide. Fabuleuse création que ce « comte », créature satanique rêvant de régner sur un pandémonium aux dimensions de Monte-Carlo. Et bien sûr, Folies de femmes est resté célèbre pour un décor (et un budget) défrayant la chronique de son temps, au point qu'on jurerait un film à la Griffith s'il ne ressemblait à son envers, le mélo épique remplacé par sa satire. Stroheim va si loin dans la reconstitution de ce quartier de Monaco que son réalisme, poussé à un paroxysme, se retourne et dévoile le leurre. Comme la Côte d'Azur dans La Main au collet d'Hitchcock (1955), autre cinéaste du monumental, Monte-Carlo apparaît non dans sa réalité mais dans sa vérité, immense façade de studio, festival du trompe-l'œil, lieu du faux : faussaires, identités costumées et fardées, amabilités faisandées du théâtre social et simili romantisme, jusqu'aux larmes du comte quand il extorque à sa servante ses maigres économies dans une scène d'anthologie. Et derrière la façade, un monde de pulsions. Bernard Benoliel

COMMENTAIRE : Le faux comte Karamzin est un Don Juan qui vit d'escroqueries avec deux fausses princesses à Monte-Carlo où il a dû s'exiler. Cet homme et ses deux complices sont recherchés par la police. Le faux comte va prendre dans un milieu noble qui n'est pas le sien tout ce qu'il peut : la femme de l'ambassadeur américain, la femme de chambre et la fille du faux monnayeur. Mais la chance va tourner.... 

Après The Devil’s Passkey, film définitivement perdu, Von Stroheim tourne  le fameux premier objet de scandale, la fresque Folies de femmes. Écrit par Stroheim, son tournage dure onze mois et son coût de production s’élève au final à 750000 dollars. Stroheim exigea, pour sa reconstitution minutieuse du grand hôtel de Monte-Carlo, un luxe de détails tels que sonneries et ascenseurs en état de marche, fenêtres vitrées, etc. Gigantisme, démesure et mégalomanie qui vont le faire se confronter violemment avec ses producteurs, en l’occurrence ici, Irving Thalberg qui souhaite même le faire remplacer. Mais sous la menace de brûler les bobines déjà en boîtes s’il mettait sa menace à exécution, Thalberg le laisse poursuivre. Si le réalisateur capricieux gouverne avec autorité sur les plateaux, il n’en va pas de même dans les salles de montage. Sur les 320 bobines filmées, il ne reste que 5 heures de film lors du premier montage et de la première projection. Thalberg en supprime les deux tiers. La mutilation de l’œuvre de Stroheim vient de commencer ! À sa sortie sur les écrans, il ne reste qu’à peine une heure et demie de métrage et malgré cela il suscite de violentes critiques jugeant le film comme outrageant et dégradant pour la femme américaine. Ceci ne l’empêche pas de remporter un immense succès. 

Heureusement, entre temps, on retrouva quelques séquences qui firent atteindre au film la durée de 107 minutes. Et, en 2003, la dernière restauration porte celle-ci à 146 minutes avec restitution des teintes d’origine et ajout de la partition originale au piano de Sigmund Romberg. Nous ne verrons cependant jamais les séquences détruites, car jugées trop osées ou sordides. Mais combien d’autres séquences étonnantes nous restent à apprécier « avec modération »… Un caravansérail d’ignominies, de monstruosités morales et physiques prodigués par des dépravés pour dénoncer le pouvoir de l’argent dans un Monte-Carlo se révélant être un lieu apocalyptique peuplé d’individus corrompus et sans scrupules. 

Mélange détonant de détails ultra réalistes, d’incongruités triviales, de naturalisme à la Zola et de kitsch assumé, Folies de femmes ne possède pourtant pas encore cette extraordinaire inspiration visuelle que Stroheim développera par la suite et qui atteindra des sommets dans Les Rapaces et Queen Kelly. Il s’agit pourtant d’un délire démesuré et baroque, d’une charge impitoyable contre un monde dominé par l’hypocrisie, la perversion, le cynisme, l’argent et le sexe, d’une noirceur à contre courant du cinéma de l’époque puisqu’elle bannit l’émotion. Car les victimes ne valent souvent guère mieux que leurs bourreaux, mais le cinéaste possède également une certaine dose d’humour et de dérision qui empêche son film d’être trop morbide. Même si, il reste toujours aussi actuel et étonnamment culotté, Foolish Wives pourra néanmoins légitimement en décevoir certains, mettons ça sur le dos du charcutage éhonté des producteurs. Soyons objectif : il reste tellement de bonne choses à piocher à l’intérieur de cette œuvre détériorée qu’il faudrait être rudement exigeant pour bouder son plaisir. 

DU SILENCE ET DES OMBRES

To Kill a Mockingbird

de Robert Mulligan, 1962, US, 2h09, Noir et Blanc

avec Gregory Peck, Mary Badham, Philip Alford


RÉSUMÉ : Dans une petite ville d'Alabama, un avocat défend un Noir accusé de viol. Son innocence prouvée, il est pourtant condamné. Il est tué en tentant de s'enfuir, et c'est sur l'avocat que s'abat la haine de la population.


POINTS DE VUE : Héritier du cinéma américain classique par sa description de l’Amérique, longtemps associé à Alan J. Pakula qui produisit ses films jusqu’en 1968, Robert Mulligan apporte une certaine modernité à des scénarios originaux et courageux. Mulligan aborde le sujet du racisme dans Du silence et des ombres avec Gregory Peck, qui bénéficie d’une extraordinaire réputation aux Etats-Unis. C’est l’adaptation du roman de Harper Lee « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », prix Pulitzer en 1961, grand succès populaire et classique instantané de la littérature américaine. Le film dessine la chronique d’une petite ville d’un état du sud réveillée de sa torpeur par un fait-divers criminel (un viol) qui va exciter le racisme à fleur de peau des habitants. Un avocat intègre, qui élève seul ses enfants après la mort de sa femme, va prendre la défense de l’accusé, un homme noir. On pensait voir un film humaniste et un pamphlet antiraciste (ce que Du silence et des ombres est indubitablement) dans la lignées des production Stanley Kramer, et l’on découvre une œuvre beaucoup plus complexe, retorse, qui évoque les peurs et les rêveries de l’enfance, confrontée à la violence des adultes et à la part fantastique du monde quotidien. Les scènes les plus belles du film, malgré l’interprétation remarquable de Gregory Peck, ne concernent pas le procès, très classique, mais les jeunes enfants fascinés par une maison et ses habitants invisibles et effrayants dans le quartier. On pense à La Nuit du chasseur de Charles Laughton sur les premiers contacts entre des enfants, le danger, le deuil et la mort. Ce thème sera aussi abordé dans L’Autre et Un été en Louisiane. Nul doute que le film de Robert Mulligan, véritable institution aux Etats-Unis, a influencé plusieurs longs métrages ou séries télévisées américaines, comme Blue Velvet, Twin Peaks de David Lynch, Donnie Darko de Richard Kelly ou Le Sous-sol de la peur de Wes Craven, qui explore les contrées sombres de l’inconscient et des frayeurs juvéniles, en plus des nombreux drames antiségrégationnistes tournés après lui. Olivier Père.


On parle toujours de ce drame de Robert Mulligan comme d’une belle œuvre antiraciste. Oui, l’histoire d’Atticus Finch, avocat dans une cambrousse d’Alabama en 1930, est cela. Pourtant, l’émerveillement qu’elle suscite vient d’ailleurs : Mulligan a tout compris de « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », le seul, unique et superbe roman de Harper Lee, sur la perte de l’innocence. 

Atticus, veuf, élève seul son fils Jem et sa fille Scout. Le temps d’un procès, ces deux enfants vont faire l’expérience douloureuse du monde des adultes, qui comporte peu de figures aussi nobles que leur père. Atticus défend, seul contre tous, un ouvrier noir accusé du viol d’une Blanche. Chez lui, il plaide pour que Jem et Scout cessent de fantasmer sur Boo, leur voisin invisible qui aime jouer avec les ciseaux... 

Pour Mulligan, l’enfance est un voyage initiatique au pays de la peur. Mais un voyage de proximité : derrière la clôture, devant la maison où il faut abattre un chien enragé, vers le tronc d’un arbre où de petits cadeaux sont déposés par une main anonyme. Pis encore : quand on revient de l’école par la forêt... Plus Jem et Scout découvrent la peur, plus l’obscurité et la cruauté encouragent leur courage, et plus on pense à La Nuit du chasseur. Même noir et blanc soyeux, même atmosphère tendue, même talent sidérant des deux jeunes interprètes. Gregory Peck (oscarisé pour ce rôle) fait d’Atticus un tranquille et imprenable bastion d’humanité. Seul et sans arme dans le halo d’une lampe, il monte la garde. Comme la dernière lueur d’une espérance butée en un monde qui laissera en paix les enfants, les oiseaux et les « nègres ». Guillemette Odicino / Télérama 14 novembre 2009

Le film est honnête et plein de ces bonnes intentions qui rassurent les consciences et font couler les larmes. Robert Mulligan lui a donné le style vieillot des films américains d’avant-guerre. Le cadre est désuet et charmant, tous les effets psychologiques sont en place. On pense à ces bandes dessinées américaines au ton édifiant et la grisaille académique est à peine rompue par la violence d’une ou deux scènes où l’on retrouve le style plus personnel qu’avait adopté Mulligan à ses débuts. Jacques Siclier/ Le Monde 16 juin 1963. 

Du silence et des ombres et le livre qui l’a inspiré ont, aux États-Unis, une importance difficile à imaginer pour un Européen. To Kill a Mockingbird de Harper Lee, prix Pulitzer en 1961 (traduit en français sous le titre ‘Ne tirez pas sur l ’oiseau moqueur’), est l’un des dix livres les plus étudiés dans les écoles américaines. Et, quand l’American Film Institute a demandé à un jury de désigner les plus grands héros de toute l’histoire du cinéma en 2003, Atticus Finch, le personnage du film de Mulligan (qui valut un Oscar à Gregory Peck), est arrivé en tête, devançant Indiana Jones et James Bond. Ce film, connu de toute l’Amérique, n’avait pourtant jamais été repris en France depuis sa sortie en 1962. 

L’action, racontée à travers le regard d’une fillette de six ans, prend place dans une petite ville fatiguée du comté imaginaire de Maycomb, dans le sud des États-Unis, en pleine dépression économique, et met en scène deux enfants, un frère et une sœur, qui vont être confrontés au monde des adultes lorsque leur père avocat accepte de défendre un Noir accusé à tort d’avoir violé une Blanche. Le personnage de Dill, qui accompagne Jem et Scout dans leurs aventures, est inspiré de Truman Capote, qui fut un compagnon de jeu de Lee. Le film est très fidèle au roman dans lequel l’auteur a reconnu avoir relaté une partie de ses souvenirs d’enfance à Monroeville, en Alabama. Du livre au film, le temps de l’action a été ramené de trois à deux ans et certains personnages ou épisodes ont disparu. C’est le cas de la tante Alexandra, qui venait garder les enfants pendant que leur père préparait son procès, et qui incarnait une morale d’éducation traditionnelle et rigide, en complète opposition avec les principes pédagogiques d’Atticus Finch. Mais les thèmes essentiels du roman, et surtout son incroyable vitalité, sa tendresse et sa mélancolie sont entièrement préservés par Robert Mulligan ; ce n’est alors qu’un de ses premiers films pour le cinéma, après de nombreuses réalisations pour la télévision, et sa première collaboration avec Alan J. Pakula, qui produira tous ses films jusqu’à la fin des années 60. 

Du silence et des ombres traite de la justice à travers son beau personnage d’avocat, qui incarne la foi inébranlable dans le droit comme régulateur de la société et dans un système judiciaire censé donner à tout citoyen les mêmes chances. À ce titre, Atticus n’est pas sans rappeler le jeune Lincoln de Vers sa destinée de John Ford. Tous deux font face, avec la sérénité qu’implique la certitude de servir une juste cause, à une foule prête à lyncher des accusés sans autre forme de procès ; et ils doivent affronter des situations douloureuses dans lesquelles l’application du droit n’est plus le meilleur moyen de faire prévaloir la justice véritable. Tandis que Lincoln refusait, au nom de la loi, qu’une mère puisse avoir à choisir entre ses deux fils accusés de meurtre, Atticus le juriste, qui place pourtant la vérité au-dessus de tout, se laisse convaincre par le shérif de ne pas dénoncer Boo Radley, le simple d’esprit qui a sauvé ses enfants en tuant l’homme qui les attaquait. Comme le lui murmure sa fille, « ce serait un peu comme de tirer sur un oiseau moqueur ». Il est d’ailleurs dommage que le titre français (qui pourrait convenir à des centaines de longs métrages) ait fait disparaître cette figure de l’oiseau moqueur qui rendait mystérieux le titre américain, et auquel Walt Whitman a donné ses lettres de noblesse dans un poème en faisant de son chant « un cadeau occulte pour les créatures venues au monde ». 

Cet oiseau moqueur qu’il ne faut pas tuer, c’est l’innocence qu’incarnent plusieurs des personnages du film.
Mulligan avait déjà abordé le film de procès quand, pour la télévision, il avait réalisé, dans le cadre de la série Studio One, l’intéressant The Defender, avec Steve McQueen et Ralph Bellamy. Dans ce téléfilm, le metteur en scène s’efforçait de varier les points de vue, les angles, la caméra quittant régulièrement les protagonistes de l’action pour s’intéresser au public, aux journalistes, à l’ambiance de la salle d’audience. Dans Du silence et des ombres, le procès, qui dans le livre s’étale sur deux journées, est ininterrompu et largement focalisé sur le personnage d’Atticus Finch, livrant un combat perdu d’avance mais destiné à faire avancer une cause qui ne triomphera que bien plus tard. La séquence, très longue, peut paraître statique ou démonstrative, mais ce parti pris se justifie aisément. Cette solennité, cette raideur contrastent avec le reste du film et marquent le moment où le fils aîné de l’avocat, parvenu à s’introduire dans la salle d’audience avec sa sœur, abandonne une part de son enfance pour prendre conscience de l’injustice, du racisme qui règnent dans le monde des adultes et dont son père l’avait jusqu’alors protégé. 

En épigraphe de son roman, Harper Lee a inscrit cette phrase de l’écrivain anglais Charles Lamb : « Les avocats n’ont-ils pas commencé par être des enfants ? » Le vrai trésor du film de Mulligan est là, dans cette peinture de l’enfance où le cinéaste excelle. Il parvient à éviter la mièvrerie, l’émotion au rabais, par la vivacité, la spontanéité de toutes les séquences où les enfants en vacances s’inventent, à partir du réel, un monde imaginaire qui anime leurs journées et dont le mystérieux Boo Radley, créature invisible enfermée dans sa maison par ses parents, est le personnage principal. Il est question de terreurs enfantines, d’objets insolites surgissant dans le creux d’un arbre et précieusement conservés dans une boîte à trésors que nous fait découvrir le beau générique. La présence du merveilleux, voire du gothique, les liens fraternels des deux jeunes héros, et plus encore l’importance de la figure du père tissent quelques liens évidents avec La Nuit du chasseur

Du silence et des ombres est l’histoire d’un parcours initiatique pour deux enfants qui vont grandir en découvrant à la fois l’injustice et la grandeur de leur père. Gregory Peck offre une interprétation retenue, tout à fait remarquable, de ce père plus vieux que les autres, que ses enfants regardent d’abord comme celui qui ne sait rien faire qui plaise aux enfants, qui ne joue pas au football, ne va pas à la chasse, avant de prendre conscience du rôle qui est le sien pour eux-mêmes et toute cette petite communauté du sud de l’Amérique. Face à la douleur du fils d’Atticus, à la fin du procès, la voisine de la famille, Maudie, tente de lui expliquer le sens de tout cela : « En ce monde, certains hommes sont nés pour s’acquitter des tâches désagréables à notre place. Ton père en fait partie. » Quelques années plus tard, Mulligan et Peck se retrouveront pour un très beau western au dialogue épuré, L’Homme sauvage

Ajoutons que le noir et blanc, magnifiquement contrasté, se prête à cette histoire où des feuilles qui s’envolent, une balancelle qui frémit, une véranda mal éclairée ou une rue déserte prennent un caractère tour à tour inquiétant, fantastique ou poétique. Et que la partition d’Elmer Bernstein est d’une grande richesse avec ses thèmes lyriques et ses mélodies plus intimes et ténues. Ne laissons donc pas passer l’occasion que nous donne cette reprise d’entendre chanter l’oiseau moqueur. Jean-Dominique Nuttens.

LE MIROIR À DEUX FACES

d’André Cayatte, 1958, France, 1h36, Noir et Blanc

avec Michèle Morgan, Bourvil


RÉSUMÉ : Tardivet, professeur de mathématiques, décide de se marier par le biais d’une petite annonce. Il choisit Marie-José, dont le physique ingrat semble assurer la fidélité. Marie-José est, elle, amoureuse de son beau-frère Gérard, marié à sa sœur bien plus jolie qu’elle. Une fois mariée, elle découvre un époux mesquin et une belle-mère odieuse. Le temps passe, deux enfants naissent. À la suite d'un accident survenu à Tardivet,  Il est soigné par le Dr Bose, grand chirurgien, qui, comprenant le drame de Marie-José, propose de lui faire subir une intervention esthétique, qui la rendra très jolie. Tardivet refuse, mais Marie-José accepte et, secrètement, se fait opérer. Revenue parmi les siens après une absence prétexte, c'est une autre femme qui apparaît. Mais la beauté soudaine de sa femme, loin de le charmer, met Pierre hors de lui.


POINT DE VUE : André Cayatte, réalisateur ancré dans son époque, à l’affût des usages et des préoccupations de ses contemporains, prend prétexte de la question de la chirurgie esthétique pour interroger celle du couple. 

Le Miroir à deux faces est un drame psychologique, un drame de la jalousie. Une femme est choisie comme épouse pour son physique peu aimable. Cayatte donne à voir comment un chirurgien esthétique, en modifant l’un des éléments du couple (le physique de Marie-José), modifie profondément l’équilibre même de celui-ci. 

Deux points de vue – mais aussi deux relations – s’affrontent dans cette peinture critique d’un milieu petit-bourgeois. D’un côté, le mari. Médiocre dans la première partie, il devient amer et mauvais dans la seconde : on lui a volé la femme qu’il avait choisie. De l’autre, l’épouse. Traitée comme inférieure à cause de sa laideur, elle rêve de se réconcilier avec son physique. Son nouveau visage lui offre une nouvelle personnalité : de la résignation, elle passe à la libération. 

Cayatte voulait que son film soit vu comme un éloge de la femme moderne, libre et indépendante. Pour marquer le contraste entre les deux périodes de la vie de Marie-José, Michèle Morgan se transforma. On parla même de l’abnégation de la belle comédienne qui « n’hésita pas à s’enlaidir ». Cayatte imposa le secret sur le tournage et instaura un embargo sur les photos de l’actrice. 

Comme à son habitude, la presse est divisée à propos du film. Mais si on reproche à Michèle Morgan de passer trop brutalement de la capitulation à la revendication, on souligne l’interprétation de Bourvil, époux minable dans une nouvelle composition dramatique. « Après ses succès dans La Traversée de Paris et Les Misérables, Bourvil prouve définitivement ici qu’il est un des plus grands comédiens du cinéma français. C’est avec une vérité hallucinante qu’il interprète le rôle du mari veule, tatillon, mesquin, et quand, à la fin du film, la jalousie le rend furieux, sa violence est telle qu’elle provoque chez le spectateur une sorte de gêne mêlée d’effroi... » (Jean de Baroncelli, Le Monde, 23 octobre 1958)

DES HOMMES ET DES DIEUX

de Xavier Beauvois, 2010, France, 2h, Couleurs

avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin


RÉSUMÉ : En Algérie, dans le Haut-Atlas, vers la fin des années quatre-vingt-dix, huit frères cisterciens âgés occupent encore un monastère, consacrant leur temps à la prière, aux chants et aux soins procurés aux habitants du village voisin. Mais des groupes islamistes rebelles parcourent la région, massacrant les travailleurs étrangers. Les moines s'interrogent : doivent-ils fuir devant le danger ou demeurer ? Ils choisissent de rester, à leurs risques et périls, et un commando armé vient les capturer. Deux d'entre eux parviennent à s'échapper, les six autres seront exécutés. 


POINTS DE VUE : Un petit groupe de croyants en terre étrangère, que leur dévouement a rendus proches d’une population déboussolée par la guerre civile, s’obstine à ne rien lâcher. Ce sacrifice, au cœur d’un fait divers célèbre, offre à Xavier Beauvois la matière de son meilleur film. Magnifiquement éclairé par Caroline Champetier, le film rime avec l’iconographie catholique. Ainsi, ces corps et visages qu’aurait pu peindre le Caravage : la scène où Luc, le moine médecin, ausculte le doyen de la communauté, vieillard aux membres fragiles. Ces références picturales sacralisent les tâches banales, élèvent les personnages. Deux séquences superbes : un chant choral lancé comme une réponse au bruit oppressant d’un hélicoptère. Puis un repas pendant lequel les frères communient littéralement autour d’un enregistrement du Lac des cygnes. Remplacer les cantiques par du Tchaïkovski donne la clé d’une grâce profane, où l’art est vécu comme un sacrement. Des hommes et des dieux est le digne représentant de cette foi-là. Aurélien Ferenczi.


Grand Prix du Jury, prix œcuménique, prix de l’Éducation nationale... Si la palme du film consensuel existait, ce beau huis clos dramatique l’emporterait haut la main. Xavier Beauvois, que l’on savait subtil et efficace depuis Le petit lieutenant, a le mérite de ne pas s’enfermer dans le piège du scénario « inspiré d’une histoire vraie » et préfère proposer une vision d’artiste revisitant un événement médiatisé en son temps, à l’instar de la démarche d’un Téchiné dans La fille du RER. Comme dans l’excellent Hors la loi, Des hommes et des dieux se situe en Algérie et filme la détermination d’un petit groupe social à aller jusqu’au bout de ses convictions et valeurs morales. Mais quand Rachid Bouchareb préfère le lyrisme et la chronique engagée, Xavier Beauvois opte pour la chronique semi-documentaire déviant progressivement vers la tragédie. La première partie excelle à peindre un microcosme communautaire ouvert à son environnement : une brève discussion sur le sentiment amoureux entre un moine et une jeune algérienne (délicate Sabrina Ouazani), des conseils médicaux prodigués par le frère Luc (prodigieux Michael Lonsdale) sont autant de tranches de vie filmées, dont la sérénité contraste avec les avertissements récurrents du danger. Quand celui-ci survient, le cinéaste concentre sa caméra sur ces huit hommes, leurs craintes, divergences et solidarités. On songe à la version filmée du Dialogue des Carmélites de Bernanos, non seulement par la similitude des personnages et situations, mais aussi par la place accordée au verbe dans la montée de la tension dramatique. On regrettera toutefois la tentation d’un symbolisme religieux un brin pesant (la scène du dernier repas partagé), qui contraste étrangement avec la sobriété de l’ensemble et menace un bref instant l’œuvre de glisser du classicisme vers l’académisme. Tel quel, le film est d’un bon niveau et remet en selle un certain cinéma d’acteurs : outre les deux comédiens cités, il faut saluer les prestations de Lambert Wilson, Philippe Laudenbach ou Olivier Rabourdin, tous ayant pu légitimement prétendre à un prix d’interprétation collectif. Gérard Crespo.

COMMENTAIRE : Xavier Beauvois a pris pour argument le massacre des moines de Tibérine en 1996, mais, plutôt que d'insister sur l'aspect événementiel guerrier, il a centré l'action, si l'on peut parler d'action pour un film aussi contemplatif, sur la vie monastique, ses rituels, ses rythmes immuables et ses échanges théoriques. L'intrusion de la violence extérieure s'effectue tardivement, elle est même quasiment escamotée : les moines enlevés disparaissent dans la nuit avec leurs ravisseurs, leur exécution n'est pas filmée. Est-ce l'aspect inhabituel du sujet et son traitement tout en retenue, le charme émanant des chants régulièrement entonnés par la petite communauté, la qualité des discussions théologiques, la fragilité de ces presque vieillards face à la mort qui les guette ? Le film a connu un succès public surprenant pour une œuvre aussi peu commerciale – 3 millions de spectateurs sont venus vérifier si le Grand Prix du Festival de Cannes 2010 avait été attribué à bon escient et la profession lui a décerné trois César. 


LA FILLE DE RYAN

Ryan’s Daughter

de sir David Lean, 1970, GB, 3h10, Couleurs

avec Robert Mitchum, Sarah Miles, Christopher Jones


RÉSUMÉ : Un petit village d'Irlande au début du XXe siècle. Rosy, la fille du tenancier du bar, s'ennuie. Elle décide d'épouser Charles, l'instituteur, mais leur vie calme la déçoit. Un lieutenant anglais blessé à la guerre, et qui comme elle s'ennuie, devient son amant et lui apporte une intense joie physique, qui ne fait que masquer leur désarroi commun. L'arrivée par la mer déchaînée d'armes et de munitions destinées à l'I.R.A. va mobiliser le village et faire basculer le destin de tous les protagonistes. 


POINTS DE VUE : 1916. Ryan est aubergiste à Kirrary, un village sur la côte irlandaise. Rosy, sa fille, s’ennuie. Elle se fait épouser par l’instituteur quadragénaire et tombe amoureuse d’un officier anglais qui, blessé sur le front français, est en convalescence. Passion fulgurante mais impossible dans une île submergée par le nationalisme... 

Les amours contrariées de cette « fille de Ryan » n’eurent pas droit au même traitement critique que les grands spectacles emportés par le flot de l’Histoire (Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie ou Le Docteur Jivago) dont le réalisateur britannique s’était fait le spécialiste. Trop classique, trop académique, trop... beau. Revu aujourd’hui, le film fleuve de l’esthète David Lean, secondé par Freddie Young, son chef opérateur favori, est superbe, lyrique, pathétique. Entre coucher de soleil et verte campagne, la folie des hommes (les nationalistes irlandais alliés aux Allemands par haine des Anglais) et la colère des éléments (l’extraordinaire séquence de la tempête) ont raison de cette dramatique et impossible brève rencontre. Sarah Miles et Robert Mitchum, accompagnés de quelques seconds rôles (de luxe) remarquables, comme Trevor Howard, donnent à leurs personnages une épaisseur humaine et une puissance expressive étonnante. Télérama.

Au départ, il y a le désir de Robert Bolt, scénariste attitré de Lean, d’adapter « Madame Bovary » à l’écran. David Lean décline l’offre, mais conserve l’idée de s’inspirer du roman de Flaubert et de transposer l’histoire d’une jeune femme mal mariée dans l’Irlande de 1916, afin d’y ajouter un contexte historique et politique tourmenté, la lutte de l’IRA contre l’occupation anglaise. Le film ose aborder un sujet extrêmement sensible, le terrorisme en Irlande au début du siècle, la résistance et la délation, mais se concentre sur le récit intimiste de la vie d’une jeune femme. Rosy Ryan est une jeune provinciale, fille de tavernier pleine d’idéalisme et d’exaltation qui croit épouser l’homme de ses rêves en la personne d’un instituteur veuf et plus âgé qu’elle. Mais son mari se révèle malgré sa gentillesse incapable de satisfaire ses attentes sexuelles, et d’un ennui mortel à l’image de ce village isolé où il ne se passe rien. Elle va tomber amoureuse du major anglais revenu blessé et traumatisé du front français et nouveau commandant de la garnison voisine, et vivre avec lui une passion physique. 

La Fille de Ryan est une réussite artistique totale, sommet de la collaboration entre Lean et le directeur de la photographie Freddie Young. Ce qui devait être au départ une petite histoire d’amour dans la lignée de Brève Rencontre va se transformer en un tournage interminable et dispendieux. Fidèle à sa réputation de perfectionniste et de mégalomane, Lean fait construire un village entier pour les besoins du film, entièrement tourné en décors naturels pendant une longue année en Irlande, dans des conditions difficiles en raison des caprices de la météo. L’impressionnante scène de tempête, lorsque les habitants du villages et des membres de l’IRA s’entraident et luttent contre les éléments naturels déchainés pour récupérer une cargaison d’armes livrée par les Allemands, nécessita à elle seule plus de quatre mois de tournage. 

L’interprétation est magnifique, et il faut saluer le choix audacieux de Robert Mitchum, remarquable dans un contre emploi absolu, un maître d’école timoré. Il y a dans ce film un romantisme fiévreux qui perce sous la froideur et le caractère maniaque du cinéma de Lean. Le cinéaste ose des plans bucoliques et subjectifs dans lesquels la nature semble au diapason des sentiments éprouvés par Rosy. Comme Flaubert il s’identifie à son héroïne, ce qui explique la stylisation extrême de certaines séquences, comme les étreintes secrètes dans la forêt, éveil tardif des sens de Rosy. La Fille de Ryan est beaucoup plus réussi que le célèbre Docteur Jivago où le cinéaste avait du reconstituer la Russie en Espagne, dans des studios qui sentaient le carton pâte. Ici les immenses plages, les ciels, les falaises et la campagne irlandaises confèrent au film une poésie tellurique, avec des plans picturaux à la composition admirable, sublimés par le 70mm. Hélas La Fille de Ryan, beaucoup plus complexe, intimiste et moins spectaculaire – malgré la splendeur des images – que Le Docteur Jivago, sera un échec aussi injuste que sévère, et ses bons résultats au box office ne parviendront pas à effacer les attaques contre ce film trop cher. Les critiques seront impitoyables avec un film et une conception du cinéma sans aucun doute démodés à une époque où triomphe sur les écrans Easy Rider. David Lean appartient déjà au passé, et il ne le sait pas encore. Savoir que La Fille de Ryan a été tourné en 1970 apparaît aujourd’hui comme un terrible anachronisme, qui fut fatal à la réception du film. L’esthétique et les émotions provoquées par le film renvoient essentiellement au cinéma muet lyrique et élégiaque de King Vidor, Frank Borzage, Chaplin et John Ford

Lean recevra cet échec violent en plein visage. Blessé dans son orgueil de cinéaste, il connaîtra une traversée du désert et ne tournera pas pendant quatorze ans. Fort heureusement La Fille de Ryan a été depuis réhabilité, y compris par les détracteurs de Lean. La beauté de La Fille de Ryan, son étrangeté aussi sont plus faciles à aimer et à comprendre maintenant que le film appartient à l’histoire du cinéma. Olivier Père.

COMMENTAIRE : Cette grosse production laissait présager que Lean allait poursuivre dans la veine de ses précédents succès, or, pendant deux heures, il ne se passe pratiquement rien. Et, tout à coup, la séquence de la tempête nous fait comprendre que c'est précisément ce rien le sujet du film : l'attention aux choses, la méticulosité de la reconstitution des vies décrites, les variations de la lumière, les caprices du temps et les fluctuations de la mer, tout épouse le long cheminement de la prise de conscience de Rosy. La splendeur de cette séquence est telle (tournée au sud de l'Afrique, elle dure un quart d'heure et a été réalisée sans aucune transparence, les acteurs agissant dans une véritable tempête) que l'on comprend alors le projet de Lean. Il y aurait autant de vanité à juger des actions humaines qu'à faire un procès d'intention à la mer lorsqu'elle déchaîne ses forces. 


LES GRAINES QUE L’ON SÈME

de Nathan Nicholovitch, 2020, France, 1h17, Couleurs

avec Ghaïs Bertout-Ourabah, Clémentine Billy, Marie Clément


RÉSUMÉ : Lycéenne en banlieue de Paris, Chiara participe activement à la lutte contre les réformes engagées par le gouvernement d'Emmanuel Macron. Soupçonnée d'être l'auteure d'un tag appelant le président de la République à la démission sur les murs de son établissement, elle est amenée manu militari au poste de police où elle est placée en garde à vue après une perquisition. Elle y perdra inexplicablement la vie. Révoltés et bouleversés, ses camarades de classe prennent la parole pour crier leur désarroi et exprimer leur angoisse face à cette société répressive, incapable de prendre en compte des revendications qu'ils jugent légitimes... 


POINTS DE VUE : C’est une mère en colère dans une église. Mais aussi une jeune guitariste qui reprend Les Gens qui doutent, d’Anne Sylvestre, dans un cimetière noyé de soleil et de chagrin. C’est une élève qui pleure la mort « injuste et démesurée » de sa camarade de blocus. Et leur professeure qui tente de réconforter la classe en citant Victor Hugo : « Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. » C’est une fiction brodée par des adolescents de banlieue parisienne autour de la disparition d’une des leurs, accusée d’avoir tagué « Macron démission » sur un mur du lycée, et morte pendant sa garde à vue. C’est un geste politique et poétique pour dénoncer la violence d’État contre une jeunesse qui « promène ses automnes au printemps ». Jérémie Couston.


Les graines que l’on sème est avant tout un projet original, porté par l’ensemble des élèves de la classe de 1ère L cinéma du lycée Romain Rolland, sous la direction du réalisateur Nathan Nicholovitch. Le blocus de l’établissement, organisé suite à la mise en garde à vue de six élèves, sert de point d’ancrage au récit, qui s’échappe du réel pour s’orienter vers une fiction plus intimiste, où l’émotion tient une place centrale. 

Le film est hanté par la présence fantomatique du personnage principal, Chiara, dont le visage ne nous est jamais révélé. Au fil des hommages rendus à la défunte, un portrait en creux se dessine, celui d’une fille libre, engagée, courageuse, mais aussi inquiète face à l’avenir. 

L’adolescente incarne la figure fantasmée d’une jeunesse rebelle, qui n’a pas peur de s’exprimer, mais aussi celle, en filigrane, d’une jeunesse dont l’engagement est sans cesse réprimé et la parole étouffée. Chez certains de ses camarades, le choc ou la douleur s’accompagnent d’un sentiment d’absurdité face à un pouvoir qui les ignore et une administration qui scelle leur destin (algorithmes de Parcoursup). 

On ne sait finalement que très peu de choses sur les circonstances de la mort de Chiara. On comprend alors que le propos du film n’est pas tant la dénonciation des violences policières, qui sont abordées de manière assez caricaturale, que le douloureux processus du deuil. 

Celui-ci se déroule de manière progressive, en même temps que se construit le récit, au gré des hommages successifs. Cependant les personnages impliqués manquent de profondeur. Il est ainsi diffcile, parfois, de se projeter dans l’émotion représentée à l’écran. Le temps est comme suspendu, et la narration aussi. Seul le discours sensible et engagé de la professeure (Marie Clément), qui s’est également prêtée au jeu, nous entraîne. 

Bien que la démarche de co-écriture avec les lycéens soit louable, on regrette donc que le scénario n’ait pas été davantage travaillé afin de déployer tout son potentiel. Le film a cependant le mérite de faire état de l’indignation d’une génération, qui peine à se faire entendre. Maddalen Riou.

Nathan Nicholovitch aime confronter ses ambitions de fiction aux contraintes d’une réalité qui ne s’y livre pas aisément. Après les faubourgs de Phnom Penh hantés par le génocide des Khmers rouges (Avant l’aurore, 2015), c’est dans un lycée de banlieue parisienne plongé dans la lutte contre Parcoursup et les réformes du ministre Blanquer qu’il plante son cinéma. Invité à mener un atelier cinéma dans une classe de 1ère, il saisit l’occasion du conflit qui mobilise une partie des élèves pour faire de l’invention fictionnelle un moteur d’intensification du présent et de révélation de la vérité, affective et politique, de la situation. La méthode est simple : pousser la réalité un peu plus loin, en inventant le personnage fictif d’une lycéenne qui n’ a pas seulement, comme ses camarades réels, passé plusieurs heures en garde à vue pour un tag anti-macron, mais qui y  a laissé sa vie. Les Graines que l’on sème est un film de deuil et de colère, dans lequel la colère d’une génération trouve sa gravité tragique dans la tonalité du deuil, tenue tout au long du récit, dans le travail de la douleur. Chiara est morte et elle n’a ni visage, ni voix : elle n’est qu’un prénom, un regard porté sur son monde, filmé avec avidité, et une absence. Le film enroule autour de ce vide la spirale des voix et des visages des vivants, de leur parole qui dit et pleure l’absente. Le souffle de la tragédie la plus ancienne passe sur ces visages, soulève ces discours. Ce sont pourtant les questions les plus urgentes qui animent le cinéaste. Par exemple : À quoi sert l’école, et qu’est-ce qu’un lycéen ? Quand une professeure de français, prenant la parole à son tour, s’adresse aux camarades de Chiara, c’est pour l’associer à d’autres morts, qu’elle s’emploie à faire parler : La Fontaine, Hugo, Char, Kant. Parler aux morts, écouter leur parole, c’est arracher la question de l’héritage et de sa transmission au discours identitaire pour la rendre à la tradition des luttes, lui restituer sa puissance révolutionnaire. Beau et brûlant programme pour une fiction française. (C.N.) 

Prix Georges de Beauregard National FID (Festival International de Cinéma Marseille)

Nathan Nicholovitch a réalisé Les Graines que l’on sème, son troisième long métrage, avec les élèves du lycée Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), à partir d’un fait réel : un sérieux incident qui y est survenu. Des élèves ayant inscrit « Macron démission » sur un panneau à l’entrée de l’établissement ont été placés en garde à vue à la suite de la plainte déposée par la proviseure, à la demande du rectorat, pour « dégradation aggravée ». Les lycéens ont aussitôt organisé un blocus pour exiger le retrait de la plainte. C’est alors que le cinéaste est arrivé sur place dans le cadre d’un atelier annuel organisé par la commune.

Nathan Nolovitch a pris la balle au bond, et proposé aux lycéens un scénario hypertrophiant la situation : une des leurs aurait succombé lors de sa garde à vue. Elle se nomme Chiara et reste, heureusement, totalement imaginaire. La fiction n’est donc pas mince. Ce qu’elle permet de révéler va pourtant bien au-delà de ce qu’aurait pu révéler un seul documentaire. Les jeunes qui ont participé au film, tant dans l’écriture que dans l’interprétation, se sont projetés dans ce drame et font des Graines que l’on sème, avant toute autre chose, un film de deuil.

Le chagrin est premier par rapport à la réprobation et à la colère. Les lycéens, contrairement à la représentation que le cinéma en donne habituellement, ne sont pas dans la tchatche, mais dans le silence, le recueillement. C’est le cas en particulier au cours des séquences à l’église, lors des obsèques de Chiara. Puis, au cimetière, les uns et les autres s’expriment successivement pour évoquer leur amie disparue et l’état dans lequel les laisse sa mort. À travers ses longues prises de parole nécessaires et tenues par l’émotion - que l’on retrouve quand certains d’entre eux font face à une psychologue -, Chiara acquiert une existence, devient un être réel. Sa perte prend en même temps des allures de métaphore. Chiara était une partie d’eux-mêmes, la plus audacieuse, la plus courageuse. N’a-t-elle pas disparu avec elle ? La répression de leur libre expression a pour but de leur faire peur - sans doute le mot le plus souvent prononcé dans le film. Ils en ont conscience, soutenus par quelques-uns de leurs enseignants, dont leur professeure de français au beau discours nourri de la puissance de l’art. Du deuil à la politique, Les Graines que l’on sème suit ce parcours. D’abord fragilisant puis esquissant des perpectives d’émancipation. Christophe Kantcheff.

ELLE ET LUI

An Affair to Remember

de Leo McCarey, 1957, US, 1h55, Couleurs

avec Cary Grant, Deborah Kerr, Richard Denning


RÉSUMÉ : Un playboy d’origine italienne et une ravissante chanteuse de cabaret tombent éperdument amoureux au cours d’une traversée sur un paquebot. Mais il est fiancé et elle doit se marier à un riche Texan. Pour mettre à l'épreuve leur amour soudain, ils décident de se séparer et se donnent rendez- vous six mois plus tard au sommet de l'Empire State Building...


POINTS DE VUE : S’il y avait un prix du remake le plus fidèle, on pourrait sans problème l’attribuer à cette relecture d’Elle et lui. Leo McCarey, qui avait réalisé la première version en 1939, avec Irene Dunne et Charles Boyer, reprend la direction de celle-ci. Le scénario et les dialogues ont juste été modifiés pour s’adapter à la fin des années 50. Sinon, les lieux, les personnages, les décors, voire les déplacements, sont strictement les mêmes. 

La différence, et elle est de taille, tient quasi uniquement à la distribution. Si celle de 1939 était tout à fait à la hauteur, celle de 1957 prend une saveur particulière, avec Deborah Kerr et Cary Grant : Elle, impeccable en toutes circonstances, avec parfois un bref sourire ou une larme furtive, Lui, comme dans tous les films que joue Grant, est impressionnant de classe et de distinction. En le voyant évoluer, on pourrait penser que personne, ni avant, ni après, n’a su, ne saura porter un costume comme le célèbre comédien ! 

Évidemment, comme pour son prédécesseur, les ressorts du mélodrame fonctionnent à merveille, et la dernière demi-heure est très riche en émotions.
L’American Film Institute a classé ce long métrage comme l’un des plus grands films d’amour de tous les temps, rien que ça !
Fabrice Prieur, 2020.

Elle et Lui constitue également un remarquable exemple d’auto-remake, exercice auquel s’étaient déjà pliés Cecil B. DeMille, Alfred Hitchcock et même Raoul Walsh de manière plus oblique, pour rester dans le périmètre de l’âge classique du cinéma hollywoodien. Dans Elle et lui, Leo McCarey reprend quasiment à l’identique le scénario, écrit par Delmer Daves, de l’un de ses meilleurs films des années 30, Love Affair (1939) avec Charles Boyer et Irene Dunne, mais en l’adaptant aux critères du cinéma hollywoodien des années 50. Au noir et blanc et au format 1.37 succèdent la couleur et le Cinémascope. Le remake est plus long que le film original. Cet étirement du temps et de l’espace, typique de l’époque de sa réalisation, contribue à rendre la version de 1957 encore plus romantique et émouvante que son modèle, encore sous l’influence de la « screwball comedy ». Le temps qui s’écoule, les mauvais tours du destin, ce sont les grands motifs de ce film, où les futurs amants jouent contre la montre. Il y a d’abord le temps contraint de la croisière où ils se sont rencontrés, l’escale hors du temps à Villefranche, dans un havre de paix épargné par l’agitation du monde, le rendez-vous manqué en haut de l’Empire State Building en raison d’une accélération malencontreuse qui conduit à un accident, puis la longue ellipse avant les retrouvailles... Sans remettre en question le talent des deux vedettes de la version de 39, Cary Grant et l’adorable Deborah Kerr y expriment un degré d’élégance, d’humour et d’émotion contenue rarement atteint à l’écran. Grant joue avec une retenue inhabituelle, différente de l’assurance comique et dynamique dont il pouvait faire preuve chez Hawks ou Hitchcock. Olivier Père, 2021.

COMMENTAIRE : Débutant dans le registre de la comédie, l’histoire marquée par un violent accident, totalement imprévisible, vient rompre le lien. Cet aspect d’un destin en marche crée un suspense inédit. Fait assez inhabituels dans l’histoire du cinéma, An Affair to Remember est l’un des rares quasi-décalque d’un film par un cinéaste ayant déjà réalisé l’original. Les autres exemples célèbres furent Alfred Hitchcock refaisant L’Homme qui en savait trop ainsi que Frank Capra mettant en scène Milliardaire pour un jour trente ans après sa première version, avec néanmoins pas mal de changements dans le scénario. An Affair to Remember reprend quasiment plan par plan la construction et l’écriture de son aîné, Love Affair. Cependant An Affair to Remember est d’emblée plus posé, plus doux, plus feutré et pour tout dire encore plus romantique que son prédécesseur. 

S’étant rencontrés pour vaincre l’ennui qui s’emparait irrémédiablement d’eux durant cette interminable croisière, Nickie et Terry passent de bons moments à flirter gentiment avec les mots, comme si tout coulait de source. Que ce soit Cary Grant ou Deborah Kerr, ils ont rarement été aussi bons sans avoir eu besoin de trop en faire ; au contraire, leur jeu repose entièrement sur la subtilité et la demi-teinte. Si l’acteur cabotine moins qu’à l’accoutumée, jouant son personnage de séducteur avec beaucoup de retenue et parfois même une certaine gravité, sa partenaire nous avait rarement habitué à jouer un personnage aussi libéré, aussi pétillant de drôlerie et d’intelligence. Ce qui est certain c’est que leur complicité est palpable et l’alchimie qui en découle n’en est que plus touchante. 

La première demi-heure est ainsi un parfait modèle de comédie américaine, parfaitement rythmée, avec son lot de séquences totalement irrésistibles. Puis le film change un peu de ton, pour s’imprégner d’une douce et poignante mélancolie le temps d’une escale sur la Côte d’Azur. Nickie invite Terry à l’accompagner rendre visite à sa grand-mère. On pourrait sombrer dans la plus grande mièvrerie ; c’était sans compter sur la sensibilité de Leo McCarey et  Delmer Daves à qui une histoire semblable à celle du film serait arrivée. La tendresse des auteurs, la délicatesse des objets, costumes et décors, l’onctuosité des intérieurs ainsi que le génie des acteurs en font au contraire un pur moment de grâce. Un coup de sirène vient mettre fin à cette parenthèse enchanteresse, Nickie et Terry repartent alors pour la fin de leur voyage jusqu'aux USA. 

C’est durant la dernière partie de leur traversée de l'Atlantique qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Ils sont désormais presque certains que leur couple pourrait les conduire à s’aimer jusqu’à la fin de leur existence, le souvenir de la grand-mère encore ancré en eux. Afin de mesurer la force de leur amour, ils décident de continuer la vie new-yorkaise avec leurs conjoints comme si de rien n’était, de vivre six mois l’un sans l’autre avant de se donner rendez-vous en haut de l’Empire State Building. Seul Nickie sera au rendez-vous, Terry s’étant fait renverser par une voiture au moment où elle allait atteindre « l'endroit de la ville le plus près du paradis. » Nous assistons aux longues périodes de blues vécus par les deux amoureux qui pensent désormais ne plus jamais se revoir, Nickie croyant s’être fait poser un lapin, Terry ne souhaitant plus jamais tomber sur Nickie qui se rendrait compte de son handicap physique qu’elle tient à lui cacher. 

C’est ainsi que nous assistons au retour muet et touchant de Nickie dans la villa désormais vide de Villefranche-sur-Mer, à la rencontre impromptue et émouvante des deux ex-amants à la sortie d’un concert. Au sein d’une narration toute en douceur, voici une belle et simple histoire d’amour au grand pouvoir émotionnel, constamment riche et subtile. Un film spirituel à l’équilibre parfait, d’une extraordinaire aisance et d’une beauté renversante grâce aussi à cette méditation en filigrane sur le temps qui passe et l’amour au-delà de la mort. Un petit miracle cinématographique d’une tendresse infinie qui fait passer du rire aux larmes avec une étonnante facilité.  

LES RAPACES

Greed

d’Erich von Stroheim, 1923, US, 2h, Noir et Blanc, muet

avec Gibson Gowland, ZaSu Pitts, Jean Hersholt


RÉSUMÉ : Mc Teague, jeune colosse blond et sentimental, travaille dans une mine d'or et vit misérablement avec sa mère. L'ambition le pousse à suivre un dentiste ambulant avec qui il apprend les rudiments du métier. Il s'installe un an plus tard à San Francisco et s'éprend d'une patiente, Trina, fille d'émigrés juifs allemands et cousine de Marcus Schooler, voisin de palier de Mc Teague, qui s'est lié d'amitié avec lui. Marcus courtise sa cousine, mais, par fanfaronnade, s'efface devant Mc Teague qui épouse Trina. Celle-ci gagne 5 000 dollars à la loterie, et Marcus en éprouve un vif ressentiment qui va se transformer en jalousie haineuse. Traumatisée par une nuit de noces aussi brutale que maladroite, Trina transfère ses désirs en passion maladive pour l'or qu'elle a gagné. Les années passent. Mc Teague, qui n'a pas de diplôme, est dénoncé par Marcus. Réduit au chômage, il devient alcoolique tandis que l'avarice de Trina s'exacerbe. Un soir de Noël, Mc Teague la tue et s'enfuit avec son magot. Marcus se lance à sa poursuite. Ils se retrouvent dans la vallée de la Mort et s'affrontent sous un soleil de plomb. Ils mourront enchaînés l'un à l'autre par une paire de menottes. 


POINT DE VUE : Chef-d'œuvre incontesté du cinéma muet américain, les Rapaces est un film monstrueux à plusieurs titres. C'est d'abord le premier exemple d'un conflit violent entre le système de production qui se met en place à Hollywood et la volonté d'un créateur génial et mégalomane. Lorsque Stroheim adapte Mc Teague de Frank Norris pour la M.G.M., il entend pousser jusqu'aux limites extrêmes ses conceptions du réalisme cinématographique : il exige de tourner en décor naturel, dans les rues de San Francisco, dans un appartement où s'est déroulé un véritable meurtre, dans le désert inhumain de la vallée de la Mort. Il veut être fidèle au récit de Norris et son premier montage dure plus de huit heures. Louis B. Mayer et Irving Thalberg, devenus les patrons de la M.G.M., lui imposent une version distribuable en salles de 10 bobines sur les 40 initiales.

Tel qu'il est aujourd'hui, les Rapaces est un sommet du réalisme cinématographique et un extraordinaire document sur la fascination de l'or et le déterminisme social. L'originalité comme la force du style de Stroheim est de combiner une description réaliste d'un milieu de plus en plus sordide avec une perception hallucinée de cette même réalité. Il n'hésite pas à recourir à des surimpressions symboliques ; des mains décharnées raclant l'or, des bras semblables à des serpents caressant des bijoux fabuleux font rimer le naturalisme des gestes de Trina et sa déchéance physique : sa main gantée qui écrase une éponge, ses larmes qui tombent sur l'ardoise... Ce cauchemar naturaliste trouve son point d'orgue lors du spectaculaire épilogue aux images surexposées, écrasées sous un soleil qui transforme l'or en plomb, scellant à jamais sur le sol craquelé de la vallée de la Mort les destins unis de Mc Teague et Marcus. Michel Marie, 1995.


COMMENTAIRE : Il n’était pas encore cet artiste maudit qu’on nous dépeint souvent ; mais Stroheim voulait travailler sans supervision, et l’accord passé avec Goldwyn lui garantissait de faire ce qu’il voulait et de rendre son film en vue d’une distribution, avec bien sûr le final cut, à condition que le film fasse une durée raisonnable, quitte à l’exploiter en deux parties. 

Filmer McTeague (roman de Frank Norris) revenait pour l’auteur du film à tourner dans la rue, avec des acteurs peu connus, une version aussi complète que possible du romancier, célèbre pour sa peinture minutieuse et vacharde des petites gens de la ville au tournant du siècle, un roman d’inspiration naturaliste, sous une forte influence de Zola. Stroheim affirme l’avoir découvert à son arrivée aux USA, et avoir très vite voulu en faire un film. Le choix des acteurs, Gibson Gowland, ZaSu Pitts et Jean Hersholt, ou encore Chester Conklin, était dicté par les habitudes et les théories personnelles du metteur en scène en matière d’interprétation : pas de stars, des spécialistes du burlesque, des figurants et seconds rôles aguerris à ses exigences, et des acteurs les plus authentiques possibles. 

Il construit une longue exploration des prémisses de son histoire, montrant la jeunesse de McTeague à la mine, parlant de l’arrivée à San Francisco, de la rencontre avec Marcus, montrant la vie des habitants de la maison à Polk Street en longueur. Stroheim est semble-t-il décidé à faire de McTeague, ou de Greed comme il s’appelle bientôt, un manifeste de la dimension romanesque au cinéma, et s’il puise en permanence dans le roman, il le continue, l’élargit, en comble les ellipses en permanence. Les ajouts qu’il fait aux personnages vont aider les acteurs et leur donner une vérité d’autant plus flagrante que le film est tourné en séquence (étonnante transformation physique de Gibson Gowland au fur et à mesure du tournage). 

La fin du tournage, à Death Valley, sera un paroxysme d’une rare violence : Stroheim, pousse ses deux acteurs à se haïr, en train de se battre, et aurait fini par leur dire de se taper dessus comme s’ils l’avaient, lui, entre les mains ; les deux acteurs, n’en pouvant plus de tourner ce film, se seraient alors roués de coups ultra- réalistes... 

Norris n’aime pas ses personnages, aucun d’entre eux, et leur règle leur compte à coup d’adjectifs et d’adverbes en permanence : si McTeague s’assoit, c’est "stupidement", et personne ne trouve grâce aux yeux de l’auteur - surtout pas Trina. Mais le metteur en scène, depuis le début de sa carrière, a montré une tendresse évidente pour certains personnages... C’est beaucoup plus qu’une simple illustration, c’est une véritable appropriation à laquelle s’est livré Stroheim, déplaçant la chronologie afin de tourner le vrai San Francisco contemporain. Norris a écrit un grand roman, mais avec son film, Stroheim a fourni l’une des cinq ou six pièces maîtresses de l’histoire du cinéma ! 

Si l’arrangement avec Goldwyn était très avantageux pour lui, Stroheim n’avait pas anticipé la fusion avec Metro, et encore moins qu’elle allait avoir suffisamment de problèmes à régler avec Ben-Hur pour ne pas s’encombrer d’une production ambitieuse, mais au potentiel commercial douteux... Au moment de rendre son film à ses distributeurs, le cinéaste s’est heurté à un mur ; mais lorsqu’ils lui demandaient de couper, couper encore, ils se sont eux aussi retrouvés face à un mur. Tout cela n’encourage pas le dialogue. La version montée par Stroheim au début de 1924 totalisait 42 bobines, soit environ 9 heures de projection. Cette version étant refusée par le studio, le film est réduit jusqu’à une durée d’à peu près cinq heures, par Stroheim, déterminé à trouver un compromis. Après avoir été renvoyé en salle de montage, il confiera la tâche à son ami Rex Ingram, qui rendra sa version de 18 bobines à Stroheim. Sa version sera refusée : la MGM ne veut pas dépasser les 10 bobines, et après une tentative supervisée par la scénariste June Mathis, le monteur Joe Farnham a finalement rendu la copie définitive du film, à l’automne 1924. Cette version sortie en décembre a été relativement un échec, même si l’admiration des Européens pour Stroheim a joué en la faveur du film, et si son prestige n’a pas été atteint. 

Le film dans cette version de 131 minutes possède déjà un souffle hérité de la volonté de Stroheim d’explorer une dimension romanesque. Le montage est incomplet, mais la performance des acteurs y est dans toute son audacieuse vérité. Le cinéaste manipule avec talent des personnages plus complexes que la moyenne, et les a caractérisés comme il savait si bien le faire, mais il va aussi plus loin que Norris en les dotant de motivations qui dépassent de loin celles de l’original. L’utilisation des lieux authentiques débouche sur un naturalisme peu usité, mais aussi sur une peinture de classe, le film montrant comment le désir d’élévation sociale de Trina est contrecarré par sa propre avarice, le tout sonnant constamment juste en raison des lieux et des décors du drame. À voir le film, on plonge un peu plus dans une fascination remarquable chez Stroheim à l’égard des États-Unis, mais non servile, le film en fournit la preuve éclatante. Fidèle à sa légende, Erich Von Stroheim a refusé de voir la version raccourcie de son chef-d’œuvre, un film magnifique même en l’état et qui a eu une descendance enviable. Ne faisons pas cette bêtise, il faut le voir encore et encore... 

LA SYMPHONIE NUPTIALE

The Wedding March

d’Erich von Stroheim, 1927, US, 2h09, Noir et Blanc

avec Erich von Stroheim, ZaSu Pitts, Fay Wray


RÉSUMÉ : Vienne, en 1914. La famille von Wildeliebe-Rauffenburg est au bord de la ruine. Seul un riche mariage pourrait sauver la dynastie. L'avenir de la famille repose sur les épaules du prince Nicki, un officier cynique et débauché. Tandis que la mère de l'aristocrate se met en quête d'une épouse, celui-ci continue à mener une vie de plaisirs. Au cours d'une de ses sorties, Nicki rencontre Mitzi, une harpiste issue d'un milieu pauvre. Les deux jeunes gens tombent amoureux. De leur côté, les parents de Nicki ont conclu un accord avec un riche industriel : leur fils épousera Cecelia, la fille infirme du bourgeois... 


POINTS DE VUE : Comme Folies de femmes et les Rapaces, ce film fleuve fut ramené par ses producteurs à une durée plus commerciale et ils en profitèrent pour couper les scènes les plus graveleuses. Mais ce qui étonne plutôt, c'est qu'il se soit trouvé des gens susceptibles, hier comme aujourd'hui, de produire des œuvres aussi férocement fascinées par la pourriture qu'elles dénoncent avec une bonne foi qui touche à la perversité. Stroheim n'est pas un « raconteur ». Il fige l'histoire dans une durée illimitée, qui est le temps de la pulsion se nourrissant de sa propre substance. Ce qui explique qu'il ait été si facile de remonter ses œuvres sans vraiment nuire à leur narration, leur démesure étant ailleurs. Stéphan Krezinski, 1995.


« Derrière l’apparat monarchique et ecclésiastique se déroulent aussi bien les orgies luxueuses que les tristes beuveries populaires, et la somptuosité des palais ne peut faire oublier la misère ni la férocité des hommes, ni leur tendresse et leur besoin d’amour : ni la boue et l’étable à porcs, ni la fleur de pommier ni la lune auréolant un crucifix. » Freddy Buache

« Sous la direction de von Stroheim, le scénario s’est ordonné sur la pellicule. Tout est nouveauté dans ce film. Des trouvailles extraordinaires. Le grandiose, le brillant, la rigueur, la sobriété et d’autres. »  Renée Lichtig, Cahiers du cinéma, juillet 1954. 

COMMENTAIRE : Contraint de renoncer au réalisme acerbe qui caractérise son film polémique Les Rapaces (Greed, MGM, 1924), Erich von Stroheim s'adonne dans La Symphonie nuptiale aux « jolis ornements illusoires d'une fragile histoire d'amour ». Stroheim a l'ambition de constituer un diptyque intitulé The Wedding March et Honeymoon. Il tourne dès lors sans relâche, porté par un élan créateur inépuisable, menant à bout ses acteurs et ses techniciens. Faute de pouvoir payer les débordements de Stroheim, le producteur indépendant Pat Powers doit céder les droits du film en cours de tournage à Jessy L. Lasky, vice-président de la Paramount. Du fait de la longueur très importante des rushes, la post-production s'avère longue et complexe. Stroheim se retrouve du jour au lendemain dépossédé de la supervision du montage de Honeymoon par la Paramount. Le studio engage successivement plusieurs monteurs, dont Joseph von Sternberg, qui ne parviendront pas à donner une forme satisfaisante à cette seconde partie. Honeymoon ne fera pas l'objet d'une exploitation américaine mais sortira en France sous le titre Mariage de prince

Visionner cet opus de Stroheim juste après son premier bien plus réussi, n’est pas vraiment fait pour aider à l’apprécier, tant la technique de von Stroheim n’a pas évolué. C’est même plus statique, plus répétitif, et strictement plus mélodramatique (l’humour et la satire disparaissent peu à peu, et on sent assez mal le drame qui se joue une fois le mariage célébré). Les images sont impressionnantes, surtout au niveau des contrastes permanents offerts au regard des spectateurs pour leur en mettre plein la vue : les pommiers en fleurs bien sûr, mais aussi la pluie filmée en contre-jour. Fay Wray est parfaite mais aurait mérité d’être un peu plus au centre de l’attention. Voilà qui explique en tout cas pourquoi, peut-être, elle n’aura pas froid aux yeux à l’idée de se frotter à King Kong : elle avait déjà dû affronter un autre monstre habitué lui aussi à tomber de son piédestal. Et au contraire justement de La Loi des montagnes, Stroheim se réserve un personnage sans aspérité qu’il aurait été mieux inspiré de filer à un véritable jeune premier.


FORFAITURE

The Cheat

de Cecil B. De Mille, 1915, US, 1h35, Noir et Blanc, muet

avec Fanny Ward, Jack Dean, Sessue Hayakawa


RÉSUMÉ : Une femme du monde emprunte à un riche Japonais l'argent d'un fonds de charité qu'elle a perdu en Bourse, 􏰁􏰏en échange de se donner à lui. 􏰖􏰒􏰕􏰋􏰏􏰤􏰁Il la marque au fer rouge quand elle refuse de lui appartenir. Elle le blesse avec un pistolet. Son mari s'accuse à sa place. Il est acquitté triomphalement après l'aveu public de sa femme. 


POINT DE VUE : L'impact de Forfaiture sur les critiques et les cinéastes fut aussi important que celui de Citizen Kane en son temps : « la seule date qu'il faille retenir de l'histoire du cinéma depuis la Sortie des usines Lumière de 1895 », écrit Léon Moussinac. Le jeu de Sessue Hayakawa, la mise en scène de Cecil B. De Mille, l'éclairage d'Alvin Wyckoff et l'intrigue de Hector Turnbull, tous éléments novateurs, illustrent la façon dont Forfaiture est un des films qui ont ouvert la voie au cinéma hollywoodien. 

À cette époque où les acteurs, souvent venus du théâtre, multiplient les gestes, la performance de Sessue Hayakawa fit sensation : « Cet artiste asiatique dont la puissante immobilité sait tout dire », selon Colette, « le premier tragédien de l'écran », pour Delluc. Hayakawa reprendra le rôle en 1937 sous la direction de Marcel L'Herbier qui fut aussi fortement impressionné par le film de Cecil B. De Mille

De Mille filme principalement en plans moyens et américains. La durée moyenne des plans est relativement longue (12s contre 7,5s pour Naissance d'une nation produit la même année). Les intertitres sont composés de dialogues sauf dans les premiers cartons d'introduction. La compréhension de l'intrigue est donc laissée au spectateur, sans autre indice, comme dans les films parlants... 12 ans plus tard. 

Forfaiture révolutionnait l'éclairage par ses recherches sur le « Chiaroscuro » qui laisse une partie de l'image dans l'ombre. « Ces tentatives de rembrandtisme par quoi Forfaiture nous étonna » (Delluc). Une source lumineuse éclaire la scène sans lumière d'ambiance. Le contraste est d'autant plus important que la pellicule orthochromatique en usage à l'époque n'était pas très sensible. Cet éclairage qui permet de détacher une action de façon réaliste fut appelé par la suite « Lasky Lighting », d'après le nom du studio de production. Dans la prison, l'ombre des barreaux de la cellule se projette sur le visage de Richard Hardy. Celui de sa femme, à gauche du cadre, reste entièrement éclairé alors que c'est elle qui a commis le crime pour lequel il est emprisonné. De Mille utilise aussi de façon dramatique le décor de la maison du Japonais. Edith Hardy, aux abois, voit son mari en ombre chinoise de l'autre côté d'une cloison de papier et l'entend dire qu'il ne pourrait pas trouver d'argent, même pour sauver sa propre vie ! C'est sur ce même mur de papier blanc que Richard Hardy voit Aka Arakau s'écrouler en y laissant des traces de sang... 

L'intrigue comporte un thème qui sera censuré par le futur Code Hays : une tentative de viol et de meurtre dans un contexte multiracial. Ces audaces fascinèrent les intellectuels français : « On admira la scène de voluptueuse violence où Sessue Hayakawa imprime son cachet brûlant sur l'épaule violée de Fanny Ward », écrit Louis Delluc. Sylvie Pliskin, 1995.

COMMENTAIRE : 􏰇􏰈􏰉􏰆􏰊􏰋􏰌􏰅L’histoire est un grand drame teinté d’orientalisme : pour se tirer d’un mauvais pas, une jeune femme, frivole et dépensière, accepte une forte somme d’argent d’un riche japonais qui lui faisait la cour. Il exige en retour qu’elle se donne à lui. Quand elle refuse, il la marque au fer rouge comme il le fait pour les bibelots qu’il collectionne... 

Le rythme de Forfaiture est très soutenu grâce à un montage soigné et une tension continue. Cecil B. DeMille fait ici un large usage des gros plans, ce qui était assez nouveau pour l’époque. 

Avec Forfaiture, DeMille se révèle un créateur inspiré en multipliant les différentes valeurs de plans pour souligner le drame qui se joue. En collaboration avec Alvin Wyckoff, il met au point des effets de clair-obscur qui révolutionnent l’éclairage cinématographique. Cet effet novateur permet d’accentuer la puissance de certaines séquences, dont la fameuse scène du marquage au fer rouge de l’héroïne symbolisant son viol.  􏰁􏰏 􏰑􏰋􏰆􏰅􏰌􏰒􏰍􏰄􏰌􏰁􏰆 􏰄􏰁 􏰙􏰁􏰍 􏰓􏰁 􏰚􏰁􏰃􏰃􏰍􏰁 􏰛􏰋􏰜􏰋􏰝􏰋􏰂􏰋 􏰞􏰍􏰌 􏰑􏰋􏰃􏰃􏰌􏰉􏰏􏰏􏰋 􏰄􏰋 

Alors que le scénario laisse tout d’abord envisager une condamnation morale du personnage féminin, c’est l’Asiatique qui se retrouve au ban de la bonne société américaine lors d’une scène finale à la limite du lynchage. Difficile d’y voir du second degré tant le film insiste sur le caractère dangereux de ce protagoniste étranger. Le spectateur contemporain aura sans doute du mal à accepter ces conventions dépassées, mais cela n’entrave pas totalement le plaisir ressenti par la découverte de cette perle rare dans la riche carrière d’un cinéaste majeur, bien que contesté. 

Forfaiture a eu une importance fondamentale dans l’histoire du cinéma. C’est en particulier le jeu de Hayakawa qui passionna la critique : calme, froid, attirant et inquiétant. Servi par le recours au gros plan, il ringards le jeu habituel des acteurs du muet, et devint, avec ce film,􏰌􏰐􏰑􏰉􏰆􏰅􏰋􏰏􏰒􏰁 􏰊􏰉􏰏􏰓􏰋􏰐􏰁􏰏􏰅􏰋􏰄􏰁un des plus grands sex-symbols des débuts d’Hollywood. 


ELMER GANTRY, LE CHARLATAN

Elmer Gantry

de Richard Brooks, 1959, US, 2h25, Couleurs

avec Burt Lancaster, Jean Simmons, Arthur Kennedy


RÉSUMÉ : Elmer Gantry, petit commerçant peu honnête, hésite depuis toujours entre le Bien et le Mal, pour lesquels il se sent également attiré. C'est ainsi qu'il a dû renoncer à devenir pasteur à la suite d'une fredaine commise avec une fille du pays. Rencontrant une troupe de bonnes sœurs, il tombe amoureux de la sœur Sharon Falconer. Séduit, il finit par la remplacer, jusqu'à faire énergiquement la morale aux pauvres pécheurs. Elmer ne s'arrête pas là : il convertit des centaines d'individus, en fermant les yeux sur ses propres fautes. Sa fougue et ses talents oratoires en font bientôt une vedette, les conversions se multiplient. Mais une prostituée et un journaliste croisent sa route...  


POINT DE VUE : La star et le réalisateur rompu aux adaptations littéraires de qualité (Dostoïevski, Tennessee Williams, Truman Capote) ont exceptionnellement collaboré pour tirer du touffu roman nobélisé de Sinclair Lewis une cinglante satire du lucratif business des prêcheurs « revivalistes » et de l’hypocrite quête de pureté des États-Unis au temps de la prohibition. Dans la peau d’un salaud monumental, capable de berner des foules mais désarçonné par deux femmes encore plus retorses, Burt Lancaster se déchaîne pour s’extirper du cadre strict dans lequel la caméra l’enferme malicieusement. Efforts récompensés par l’unique Oscar de sa pourtant prodigieuse carrière. Jérémie Couston, 2021.


COMMENTAIRES : Dans les années 1950, on admirait principalement Richard Brooks pour son réformisme généreux et combatif. L'« honnête homme » du cinéma américain convainquait plus par sa droiture que par ses qualités de metteur en scène. Elmer Gantry constitue à cet égard une exception : le courage, la rigueur intellectuelle du réalisateur y sont, plus que jamais, présents, mais la démonstrativité s'efface ici au bénéfice d'une approche sensuelle, intimiste, émouvante et lucide du sujet. Brooks réussit à nous offrir un « dossier » particulièrement minutieux et objectif du phénomène évangéliste, tout en serrant au plus près l'évolution psychologique, les rapports passionnels et conflictuels du couple Sharon-Gantry. Il est à la fois Jim Lefferts, le journaliste agnostique, qui scrute d'un œil froid les activités du « cirque » évangéliste, et Gantry, l'animateur-vedette de ce spectacle populaire et outrancier où se révèlent crûment les hantises de la société américaine. Il est, aussi, profondément fasciné par la figure rayonnante, pathétique, de Sharon Falconer, dont la pureté transcendante s'impose à chacun. 

L'ajout au titre français du mot « charlatan » simplifie outrageusement le propos d'un film qui a pour principale qualité une remarquable absence de préjugés à l'égard de son protagoniste. Elmer Gantry, au vrai, n'est pas un banal charlatan. C'est un croyant sincère – en même temps qu'un pécheur avoué –, un « vendeur » matois et plein de gouaille, un homme du peuple instinctif et entreprenant, un manipulateur de foules doté d'un punch peu commun, un orateur inspiré, grisé par ses propres harangues. C'est aussi, et surtout, un homme amoureux... 

Elmer Gantry dit des choses singulièrement actuelles, voire définitives, sur l'évangélisme et la religion- spectacle, mais sa force et sa résonance émotionnelle lui viennent d'ailleurs. Elles tiennent à ce que le héros, idolâtré, puis renié par une foule versatile, devient le jouet des chimères qu'il propage. Grisé par l'illusion du pouvoir, il ne parvient pas à « réformer » la femme qu'il aime plus que tout au monde. Derrière les naïvetés du show religieux, derrière les manifestations primaires, grossières et hystériques de la foi collective, se profilent le mystère d'une vocation singulière, le drame individuel de la privation et du renoncement volontaires. Olivier Eyquem, 1995.

Au milieu des années 50, Richard Brooks rencontre le romancier Sinclair Lewis, auteur du roman Elmer Gantry publié en 1927. Il tombe sous le charme de l’écrivain qui l’encourage à adapter son œuvre au cinéma. Toutefois, il a fallu attendre plusieurs années pour parvenir à convaincre les grands studios, les producteurs ont eu peur d’un boycott de la part des autorités religieuses. Brooks dépeint avec ce film une plongée dans le monde des prédicateurs itinérants qui parcourent les villages pour répandre la bonne parole. Au nom de la religion, ils proposent des shows à l’américaine destinés à susciter l’admiration des foules, pour générer de substantiels profits. Malgré son comportement outrancier, Elmer Gantry n’est jamais totalement détestable. Il représente seulement une certaine idée de l’Amérique, obnubilée par l’idée de réussite, peu importe par quel moyen. Entre cynisme et interrogation sur la foi, le sujet n’est pas facile, le réalisateur s’attarde beaucoup sur les visages, adopte un montage fluide épousant celui de l’histoire, entre temps forts et respirations. Burt Lancaster apporte sa félinité à son personnage, bonimenteur cynique et pourtant profondément humain. Le personnage de la frêle Jean Simmons, implacable et fascinante, s’impose par la seule force de son caractère. S’il faut voir un pamphlet dans Elmer Gantry, ce n’est pas tant dans sa charge contre la religion que dans la dénonciation d’une forme de perversion politique. Cela n’étonne pas chez un cinéaste dont la démarche s’est révélée plusieurs fois ouvertement politique, ses films se faisant toujours en faveur de l’individu contre les groupes et les institutions. Avec Elmer Gantry, ce qui compte c’est la justesse des mots, le poids des gestes, la puissance de l’émotion. Brooks aborde les prouesses du prédicateur comme les performances des comédiens. La fascination américaine pour les bonimenteurs fait de ce chef-d’œuvre sans concessions un film qui n’a pas vieilli. 

LE DIABLE AU CORPS

de Claude Autant-Lara, 1947, France, 2h05, Noir et Blanc

avec Micheline Presle, Gérard Philipe, Jean Debucourt, Denise Grey


RÉSUMÉ : Le 11 novembre 1918, à l’enterrement de Marthe Lacombe, François Jaubert se souvient… Un an plus tôt, étudiant, il a rencontré Marthe, une infirmière fiancée à un soldat, Jacques Lacombe. Mme Grangier, mère de Marthe, dissuada alors François de revoir Marthe. Après le mariage de celle-ci, ils sont pourtant devenus amants, bravant le qu’en-dira-t-on. Mais lorsque Marthe fut enceinte, François n’a pas su assumer la situation…


POINTS DE VUE : Le roman « scandaleux » du jeune Raymond Radiguet, paru en 1923, cinq ans après l’Armistice, choqua surtout parce qu’il heurtait le patriotisme bleu-horizon de l ‘époque en montrant avec sympathie les amours coupables de « l’arrière ». Avec sa verve satirique coutumière, Autant-Lara s’est plu à souligner cet aspect. Le personnage de Marthe a donné à Micheline Presle le rôle le plus marquant de sa carrière ; quant à Gérard Philipe, qui s’est parfaitement identifié au charme et à la veulerie de François, le film acheva de le consacrer comme grande vedette du cinéma français. Gérard Lenne, 1995.


En 1946, le cinéma, bien sûr, exalte la Résistance et la victoire. Et voilà qu’Autant-Lara (avec l’aide d’Aurenche et de Bost) adapte le roman de Raymond Radiguet : l’histoire d’amour d’une femme et d’un adolescent, en pleine guerre de 14-18. Pour calmer les esprits, un déroulant affirme qu’il s’agit du comportement d’une « impétueuse et cynique jeunesse ». Rien n’y fait, le film fait scandale (autant que le roman, paru en 1923).

Il faut dire qu’Autant-Lara multiplie les provocations : l’héroïne se réjouit de la suppression des permissions de son mari. Et l’ado lance : « C’est trop facile, la guerre ! » à ces bons Français hypocrites, que le réalisateur méprise et à qui il réglera leur compte deux ans plus tard en les peignant comme des fantoches dans Occupe-toi d’Amélie. Gérard Philipe, trop âgé pour jouer le lycéen, est néanmoins sublime d’insolence et de - lâcheté mêlées. Et c’est, avec L’Amour d’une femme, de Grémillon, le plus beau rôle de Micheline Presle. Pierre Murat, 2020.


Le Diable au corps, adaptation par Aurenche et Bost du roman de Radiguet, compte parmi les grands classiques de Claude Autant-Lara et passa longtemps pour un film extrêmement subversif, en raison de son sujet. Un étudiant a une liaison avec une jeune épouse dont le mari est parti au front, durant la Première Guerre mondiale. Le roman de Radiguet fut publié en 1923, année même de la mort de l’écrivain à l’âge de vingt ans. Sa publication déclencha un énorme scandale. Un couple illégitime jouissait d’une passion sensuelle tandis que les soldats français mourraient sous la mitraille allemande. Le même tollé se répète à la sortie du film, quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans le contexte de la Guerre froide, Autant-Lara, qui a milité contre les accords Blum-Byrnes et deviendra président de la fédération du spectacle CGT, entend transformer Le Diable au corps en pamphlet pacifiste. La presse et une partie du public lui reprochent d’avoir signé un film anti-français. Un scandale diplomatique éclate lors de la présentation du film au Festival de Bruxelles. Autant-Lata entre en conflit avec son producteur, qui se désolidarise du propos du film, et doit se résoudre à quelques coupes. Ce parfum de scandale n’empêche pas Le Diable au corps de rencontrer un grand succès commercial et d’être distribué dans le monde entier. La notoriété de son couple vedette (Micheline Presle et Gérard Philipe) n’y est pas pour rien, mais Le Diable au corps, au-delà de son contenu polémique, est avant tout un beau et triste mélodrame. Les amants maudits évoluent dans une atmosphère lourde et hostile. On retrouve dans Le Diable au corps la mauvaise humeur du cinéaste, une méchanceté instinctive qui s’exprime principalement par le biais des personnages secondaires, silhouettes uniformément antipathiques et désagréables, représentants de l’autorité, de la famille et de la bourgeoisie, dont le provocateur Autant-Lara semble détester les idées mais avec lesquels il partage rudesse, aigreur et froideur. 

À sa sortie, le critique André Bazin accueillit le film favorablement (« saluons très bas Aurenche et Bost qui ont réussi à adapter sans le trahir et en tenant très intelligemment compte des nécessités du cinéma le roman de Radiguet »), tandis que quelques années plus tard le fils spirituel de Bazin, François Truffaut attaquera justement ce film, Autant-Lara et ses scénaristes dans son pamphlet « une certaine tendance du cinéma français », accusant Autant-Lara de faire des films anti-bourgeois pour un public bourgeois. Il est vrai que ce film est devenu au fil des ans le symbole d’un cinéma français compassé, audacieux dans son sujet mais souvent conventionnel dans sa forme – voir la scène d’amour qui se conclut par un travelling sur un feu de cheminée avant que les amants ne passent à l’acte, lourd symbole au diapason d’un style suranné. 

« Ce devrait être un chef-d’œuvre, ce n’est qu’un film inoubliable », écrit Paul Vecchiali dans son ouvrage passionnant sur le cinéma français, « L’Encinéclopédie » en avouant qu’il a vu le film une quinzaine de fois lors de sa sortie, quand il était adolescent. Olivier Père, 2016.

Après Douce (1943), satire au vitriol des mesquineries bourgeoises, Claude Autant-Lara se vit confier ce film, en collaboration avec les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost, issus du groupe « Octobre », et qui porteront avec lui l’étendard d’une certaine « Qualité française » jusqu’à l’avènement de la Nouvelle Vague. Le roman de Raymond Radiguet avait suscité dès sa publication un scandale réitéré à l’occasion de la sortie de l’adaptation cinématographique. Lors de sa présentation au Festival de Bruxelles, l’ambassadeur de France quitta la salle pendant la projection et l’acteur Noël-Noël s’offusqua publiquement d’une atteinte au patriotisme et au drapeau national ! Le film, qui obtint pourtant sans grand problème le visa de censure, suscita dès lors les attaques tant des autorités religieuses et militaires que de la presse communiste, un Roger Vailland reprochant la peinture de jeunes gens marqués par le nombrilisme sentimental et l’apolitisme alors qu’un conflit mondial les concerne. Les passages du film où sonnent les cloches de l’armistice, devant une population en liesse, sont à ce titre emblématiques, puisqu’elles décrivent un François en état de choc face à son amour perdu, indifférent au sort collectif et allant même jusqu’à remballer un porte-drapeau. En ces années d’après-guerre et dans une période de refoulement des humiliations de 1939-45, il n’était en fait pas bien vu de filmer la passion amoureuse et charnelle de deux amants de 1917, surtout lorsqu’il s’agit d’un mineur et de l’épouse d’un soldat mobilisé. Le caractère sulfureux du roman convient ici admirablement à la personnalité d’Autant-Lara, qui prend position pour Marthe et François et dénonce l’hypocrisie des bien-pensants, incarnés notamment par le minable couple de logeurs (Pierre Palau et Jeanne Pérez), pris au piège du conformisme et de la stigmatisation. Le cinéaste est curieusement plus indulgent avec les figures parentales, l’autoritaire mère de Marthe (Denise Grey, grandiose) comblant son conformisme par un réel amour maternel. 

Cette œuvre clairement antimilitariste est aussi délibérément féministe, Marthe assumant librement ses désirs et sa sexualité au-delà des convenances que la société et sa famille lui imposent. Mais c’est surtout un film sur la liberté de la jeunesse, bien avant que la Nouvelle Vague ne revendique la primeur de la thématique. Il faut dire que l’époque s’y prêtait, la sortie du Diable au corps correspondant avec l’effervescence créatrice et revendicative de Saint-Germain-des-Prés. Le diable au corps est donc à plus d’un titre un pavé dans la mare de l’ordre social, comme le seront Le blé en herbe ou La traversée de Paris. Sur le plan esthétique, le film frôle la perfection, avec sa structure en flash-back, sa photo superbe, ses audacieux mouvements de caméra (le plan sur le feu de cheminée quand Marthe et François font l’amour) et les remarquables décors de Max Douy marquant l’apogée d’un certain cinéma de studio. Gérard Philipe, alors âgé de 24 ans, devint après ce rôle la coqueluche du cinéma français, jusqu’à sa mort douze ans plus tard. Micheline Presle, d’une sincérité déchirante, a un jeu d’une modernité et d’une sensualité bien en avance sur son époque. Souvent diffusé à la télévision, Le diable au corps est devenu ensuite un film rare, les prises de position politiques désastreuses d’Autant-Lara au cours des dernières années de sa vie ayant du coup jeté un injuste discrédit sur l’ensemble de son œuvre. Gérard Crespo, 2020.

HÔTEL DU NORD

de Marcel Carné, 1938, France, 1h35, Noir et Blanc

avec Annabella, Jean-Pierre Aumont, Arletty, Louis Jouvet


RÉSUMÉ : Un jeune couple arrivé à l’Hôtel du Nord pour s’y suicider. On fête une première communion, interrompue par le geste des désespérés. Pierre, le jeune homme qui n’a pas retourné l’arme contre lui, s’enfuit. Renée, grièvement blessée, est hospitalisée. La vie reprend à l’Hôtel du Nord qui adoptera Renée lorsqu’elle sortira de l’hôpital alors que le proxénète M. Edmond, dénoncé par Mme Raymonde, sera abattu par ses anciens complices.


POINTS DE VUE : « Atmosphère, atmosphère... Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? ». L’une des répliques les plus célèbres du cinéma français est due à la verve de Henri Jeanson, dialoguiste inspiré qui a ouvert à Arletty les portes du vedettariat... Réalisé la même année que Le Quai des brumes, Hôtel du Nord marque une pause dans la collaboration entre Carné et Prévert, puisque le poète n’a pas participé au scénario, adaptation d’un roman d’Eugène Dabit, avec la collaboration de Jean Aurenche. On trouve pourtant l’influence de sa thématique qui a certainement imprégné Marcel Carné, maître d’œuvre de ce bijou du réalisme poétique : les amants désespérés et désunis, la fatalité de passions impossibles et non partagées, le cadre étouffant d’un décor qui va happer les protagonistes. Le quartier du canal Saint-Martin succède ici au Havre et s’avèrera au centre d’une unité de lieu, malgré une brève échappée à Marseille à la fin du récit. Un pessimisme ambiant hante le film, typique du cinéma français des dernières années d’avant-guerre. La noirceur de cette histoire de suicide raté et de règlements de compte entre truands est ici tempérée par un humour irrésistible, le personnage de Mme Raymonde détendant l’atmosphère par ses réparties. « Ah vous pouvez crâner : pour une belle prise c’est une belle prise », lance-t-elle aux policiers l’arrêtant pour défaut de papiers alors qu’un meurtre vient d’être commis à l’hôtel. D’autres personnages pittoresques complètent la galerie de seconds rôles familiers du cinéma de l’époque : Bernard Blier en brave garçon cocufié par une Paulette Dubost s’encanaillant avec un Andrex peu catholique, Jane Marken et André Brunot en hôteliers bienveillants... C’est sans doute cette légèreté de digressions qui a longtemps contribué au fait que les historiens ont sous-estimé le film, et ce d’autant plus que l’intrigue principale entre les deux amants suicidaires a pu paraître (et semble encore) un peu pâle.
Pourtant, cette alternance de comédie et de drame est rétrospectivement ce qui fait la saveur d’
Hôtel du Nord. On notera même deux allusions audacieuses. La première est politique : le gamin adopté par les hôteliers est un orphelin de la guerre d’Espagne, traumatisé par les bombardements de Barcelone ; la seconde est liée au personnage de François Périer, dont l’homosexualité assumée est quasiment explicite, caractérisation exceptionnelle eu égard à la censure et aux mœurs de l’époque. Hôtel du Nord frappe aussi par sa beauté esthétique, le travail en studio étant combiné à quelques prises de vue réelles de quartier de Paris. On appréciera le travail de décorateur d’Alexandre Trauner, ainsi que la musique de Maurice Jaubert, les deux artistes étant de fidèles collaborateurs de Carné. Les travellings le long du canal ou les gros plans sur le beau visage romantique d’Annabella s’insèrent avec bonheur dans un découpage technique supervisé par Carné. Le film fut un triomphe personnel pour Louis Jouvet et Arletty, qui volèrent la vedette au couple de stars Annabella-Jean-Pierre Aumont, autour desquels le film était monté. En souteneur à double identité qui tente de trouver une troisième vie par un amour soudain, Louis Jouvet incarne un personnage à la fois terrifiant et pathétique. Arletty déploie sa gouaille de titi parisien maniant l’argot, définissant les contours d’un personnage comique qui sera le sien, et anticipant par son rôle d’amoureuse déçue l’évolution dramatique qui culminera dans Les visiteurs du soir et Les enfants du paradis. Pour les amateurs de pèlerinage cinématographique et gastronomique, signalons que le lieu de l’Hôtel du Nord abrite aujourd’hui un délicieux restaurant orné de photos de tournage de ce film d’atmosphères... Gérard Crespo, 2022.


Hôtel du Nord demeure l’un des titres les plus mythiques du cinéma français, entré dans la légende grâce au fameux « atmosphère, atmosphère » que prononce, avec sa gouaille inimitable, Arletty sur la passerelle métallique du Canal Saint-Martin. Le film ne saurait se réduire à une seule et trop célèbre réplique, ni à une période bien définie, celle de l’avant-guerre et du « réalisme poétique », étiquette réductrice accolée au travail de Marcel Carné. Il s’agit de l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste, écrit par Jean Aurenche et Henri Jeanson, avec des décors extraordinaires d’Alexandre Trauner. Il est inspiré par le roman à succès d’Eugène Dabit, membre du groupe de littérature prolétarienne, publié en 1929. Sur les bords du canal, on y découvre les mésaventures de deux couples antinomiques, des jeunes amoureux romantiques qui ont raté leur suicide et une prostituée et son protecteur qui ne peuvent plus se supporter. L’hôtel et tout le quartier ont été admirablement reconstitués en studio. Les dialogues de Jeanson et les acteurs qui les disent sont géniaux, d’une verve et d’une inventivité inégalées, mais il faut également saluer le talent de Carné, capable de créer un univers où la vérité, celle du Paris populaire des années 30, jaillit de l’artifice. Le cinéaste met en scène une galerie de personnages émouvants et pittoresques, ouvriers, commerçants, marlous et proxénètes qui composent un formidable tableau du prolétariat, avec toutes les couleurs du cynisme, de la trivialité, des émotions tragiques et de l’espoir. Olivier Père, 2021.

Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin... Inutile de raconter l'histoire, ce qui compte, évidemment, c'est... l'atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu'une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral... 

Privé de son ami Prévert, en voyage aux Etats-Unis, le réalisateur choisit alors Jean Aurenche et Henri Jeanson comme scénaristes. Très vite agacés par la fadeur du couple de jeunes premiers dramatiques (Annabella, donc, et Jean-Pierre Aumont), ils imaginent un autre couple (merci à eux) pour leur voler la vedette (pari gagné !) : monsieur Edmond, un voyou repenti (Jouvet, un seigneur dans son costard de mac), et Raymonde (Arletty, incarnation géniale de la gouaille du Paris populo), la prostituée au coeur tendre qui lance la réplique la plus célèbre du cinéma français. 

Au bout du compte, Hôtel du Nord, véritable festival de dialogues, est plus un film de Jeanson que de Carné. Même les décors d'Alexandre Trauner sont plus importants que l'histoire : à eux seuls, ils feraient regretter à la Nouvelle Vague d'avoir déplacé les tournages en extérieurs naturels. Tendresse particulière pour le jeune Bernard Blier, dans le rôle de l'éclusier dingue de Raymonde (« Oui, ma petite reine », « Voilà, ma petite reine »)... Poussiéreux, l'Hôtel du Nord ? Ceux qui osent dire ça sont de « drôles de bled »... Guillemette Odicino, 2014.

La quintessence du populisme cinématographique. Aurenche et Jeanson, adaptant et remaniant de fond en comble le roman initial, offrent à Carné un mélodrame qui s’ingénie à parodier le romantisme désespéré de Jacques Prévert avec un couple d’amoureux maudits, pour donner la part belle à la comédie de boulevard avec Arletty en tapineuse plus parisienne que nature et Louis Jouvet en souteneur aussi spirituel que cynique. Michel Marie, 1995.

FRÈRES D’ARME

de Sylvain Labrosse, 2018, France, 1h22, Couleurs

avec Vincent Rottiers, Kévin Azaïs, Pauline Parigot


RÉSUMÉ : Emilijan et son jeune frère Stanko sont liés par un secret d’enfance qui les a contraints à quitter leur pays natal. Aujourd’hui, Emilijan s’est parfaitement intégré en France. Il travaille dans la zone portuaire de Brest et vit une histoire d’amour avec Gabrielle. Stanko, lui, vit dans la nostalgie du passé et attend impatiemment de rentrer au pays pour y retrouver leur vie d’avant. Tout bascule le jour où Emilijan lui annonce qu’il ne veut plus repartir. 


POINTS DE VUE : Stanko, c’est le petit frère, et Emilijan, l’aîné. Il y a quelque chose entre eux qui va au-delà de la simple fraternité. C’est un amour qui exclut tous les autres, dévoré par le souvenir de leur enfance sur les terres d’Europe de l’Est, par le secret qui les oppose et les lie à la fois, et surtout par l’effroi de succomber à la solitude et à l’abandon. En réalité, Frères d’arme ne raconte par un simple récit familial. Le film dénoue les fils d’un enracinement perdu, de la pesanteur familiale et culturelle qui empêche l’émancipation des enfants. Il s’agit en quelque sorte d’une réécriture très personnelle du récit biblique Abel et Caïn, pour lesquels la mort et l’amour semblent les deux mêmes faces d’un destin commun. Ils sont engagés dans une promesse impossible, celle de ne jamais se quitter, alors même qu’ils ont dû abandonner leur pays natal, pour échapper à la vengeance et à la violence des clans rivaux, afin d’endosser un avenir plus serein. 

Sylvain Labrosse installe sa caméra au bout de la Bretagne, à Brest exactement. La mer est très présente dans ce récit tragique, avec ses dockers, ses ouvertures sur l’horizon, le bruit de l’écume qui s’écrase contre les rochers. Elle semble incarner un personnage à part entière au milieu de ces deux frères, leur offrant la possibilité d’un ailleurs, qu’il s’agisse du métier de logisticien qu’ils occupent sur les ports, que des moments rares où ils redonnent des forces à un poulet de combat, quand ils ne s’adonnent pas à la fraîcheur revivifiante de l’océan Atlantique. La mer est toujours diffcile à filmer. Le réalisateur y parvient avec la même pudeur que pour ces deux animaux blessés, naufragés d’un souvenir tragique qui les hante l’un et l’autre. La culpabilité est en permanence lisible chez ces frères, alimentée par la réminiscence du passé qui resurgit à chacune de leurs nuits. 

Frères d’arme ne serait pas ce qu’il est sans la présence foudroyante des deux comédiens, Vincent Rottiers et Kévin Azaïs. Ils interprètent une langue slave, celle de l’enfance des deux frères, avec une irrésistible adresse. Ils paraissent s’être appropriés les tonalités des terres d’où leurs personnages émergent, la mélancolie de l’exil, et la diglossie inexorable qui s’empare des exilés partagés entre le pays d’accueil et celui d’origine. Fondamentalement, les deux comédiens se sont appropriés le langage et les codes de cette fraternité si particulière. Le plus jeune des deux qui entraîne un coq au combat, évolue entre rage et détresse. Il offre le spectacle tragique d’un enfant que la mort a privé de son père et que l’exil a contraint au regret de ses racines. Le plus grand, lui, incarne la figure du voyageur ou du sage, qui cherche à redonner du sens à son immigration forcée. 

Il y a beaucoup de violence dans ce récit fraternel. Mais elle n’est jamais gratuite. Cette violence est sans doute celle de nombreux exilés qui doivent fuir le traumatisme d’un passé diffcile. La dignité des personnages gagne toujours sur la tentation de l’excès, de la démonstration. Stanko et Emilijan avancent coude à coude sur le chemin qu’ils tentent de se recréer, partagés entre le désir de liberté et celui de faire allégeance aux liens du sang qui les unit irrémédiablement. La mise en scène ne faillit jamais dans la lourdeur ou le mélodrame. Au contraire, Frères d’arme rend hommage au devoir d’humanité dont il faut savoir faire preuve quand le pire survient dans nos existences. Laurent Cambon, 2021.

Sylvain Labrosse n’en est pas à son coup d’essai, lui qui a déjà réalisé le court métrage Virage Nord en 1994. Il revient avec Frères d’Arme, long-métrage avec deux frères originaires des Balkans et exilés en France à Brest. Une violence sourde empreint leurs psychés, surtout quand la perspective d’un retour au pays tant attendu révèle les atermoiements de l’ainé plongé dans une love story comme un appel du large. Le film est court mais intense avec deux acteurs, Vincent Rottiers et Kévin Azaïs, empreints d’implication émotionnelle. Les rapports très proches entre les fameux frères d’arme se devinent très vite, la vérité sur leur passé trouble est révélé petit à petit avec une tension qui monte en parallèle. Fraternité et violence semblent intimement liés à leur destin commun, Emilijan et Stanko Matesic ont grandi tout jeunes dans des Balkans où la violence fait partie du quotidien. Dans une région où détenir une arme est d’une normalité absolue, le drame foudroie leur existence, surtout que la pratique de la vendetta y est malheureusement répandue, par principe. Les familles voisines se vouent des inimités profondes et la moindre anicroche peut mettre le feu aux poudres. Ils vivent des évènements tragiques et scellent un pacte que chacun croit éternel, et puis le départ à Brest change leurs rapports et 15 ans se passent. Pendant qu’Emilijan s’est intégré professionnellement et amoureusement, Stanko vit en marge, éleveur de coqs de combat et habitué aux petits boulots sur le port, rien de concret car il n’envisage rien d’autre qu’un retour au pays. C’est l’arrivée de l’oncle Larkos qui va tout changer et agrandir irrémédiablement le fossé entre les frères. Le réalisateur sait parfaitement entretenir la tension, les vérités cachées et la complexité des rapports humains s’approfondit au dur et à mesure que le film avance. Entre flashbacks et ellipses, le film ne perd jamais le spectateur en route et utilise des subterfuges pour ancrer le film dans le réel, entre activités portuaires et destinées de vie inverses, l’un monte tandis que l’autre plonge de plus en plus. Pour la petite histoire, les 2 acteurs principaux sont demi-frères dans la vie, ils ont travaillé d’arrache-pied pour manier le langage des Balkans de manière crédible. La jeune actrice Pauline Parigot fait une petite amie d’Emilijan qui s’inscrit parfaitement dans la tragédie en cours. Le premier long-métrage du réalisateur mérite une séance pour voir ce film tendu et intense, à la portée universelle et aux enjeux qui parleront à beaucoup. Partir, rester, se battre, les questions abondent et il est souvent difficile d’y répondre sans briser le cœur d’un proche. Stanislas Claude, 2021.

LA FAUTE DE L’ABBÉ MOURET

de Georges Franju, 1970, France, 1h30, Couleurs

avec Francis Huster, Gillian Hills, André Lacombe


RÉSUMÉ : L'abbé Mouret, devenu amnésique, tombe amoureux de la fille de celui qui l'a recueilli. 


POINTS DE VUE : La faute de l’abbé, c’est de découvrir le désir et l’amour. Adaptation très soignée du célèbre roman de Zola, qui permet à Franju d’exalter l’individu contre les systèmes et leurs contraintes. Dictionnaire des films, 1995.


Pour son premier film en couleur, George Franju adapte avec Jean Ferry (scénariste qui a notamment collaboré avec Henri-Georges Clouzot et Luis Buñuel), le roman éponyme d’Émile Zola.
Plus que l’histoire d’amour de l’abbé avec Albine (
Gillian Hills), une relation sulfureuse, mais traitée à part, c’est une vision peu positive de la religion qui est privilégiée. 

D’un côté, l’abbé Archangias est très conservateur, défend l’empereur, les riches, la messe en latin et il dénigre les pauvres. D’un autre, l’abbé Mouret est empathique avec tous, il figure une sorte de précurseur du prêtre ouvrier, mais il s’avère rongé par un mysticisme radical.
Le film ne prend tout son intérêt qu’à partir du moment où les deux personnages s’affrontent, c’est-à-dire au début et à la fin de l’histoire. 

La partie centrale frise le ridicule, où l’abbé Mouret, après avoir été malade et soigné par la belle Albine, se divertit avec elle dans un parc luxuriant. Peu de clichés du paradis terrestre nous sont épargnés, y compris le serpent tentateur (bien gros, d’ailleurs, pour un reptile provençal !).
Quelques plans rappellent l’originalité du cinéaste : un bâtiment en ruines filmés à différents moments de la journée, une luxueuse statue de la Vierge au milieu d’une église délabrée, la fulgurance d’une scène de violence d’un anticlérical envers l’abbé Archangias. 

Francis Huster, pour son premier long métrage, hérite d’un rôle écrasant où il semble mal à l’aise, autant dans son église où il surjoue la dimension spectrale de son personnage, que dans le parc où il ne paraît pas vraiment subjugué par les longues promenades avec Albine, dans la luxuriance d’un jardin livré à lui-même. Fabrice Prieur, 2020.

LE PORT DE L’ANGOISSE

To Have and Have Not

de Howard Hawks, 1944, US, 1h37, Noir et Blanc

avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Walter Brennan, Marcel Dalio


RÉSUMÉ : En 1940 à Fort-de-France en Martinique durant l'administration vichiste, Harry et son second alcoolique Eddy loue son bateau à de riches touristes américains pour des parties de pêche en haute mer. Un jour Harry a affaire à un client mauvais payeur, un nommé Johnson, grâce à qui il va faire la connaissance d'une charmante américaine, Marie, avec qui il va être entraîné dans des affaires politiques : la résistance française aux nazis. 


POINTS DE VUE :  Le film est devenu mythique pour avoir marqué (et été marqué par) la rencontre entre Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Rarement Hawks a inventé une héroïne aussi insolente (un comble face à Bogart) qui ne perd rien de sa trouble sensualité. Plus que la description du héros individualiste qui découvre la nécessité de l’engagement, ce sont aujourd’hui les rapports antagonistes et complices du couple, aux sous-entendus nettement sexuels, qui nous enchantent. Joël Magny, Critique, 1995.


« En 1942, Harry Morgan, le propriétaire d’un yacht à la Martinique, gagne sa vie en emmenant à la pêche de riches touristes. Gérard dit « Frenchy », gaulliste convaincu et patron de l’hôtel où il loge, demande à Harry de l’aider à faire entrer clandestinement dans l’île un chef de la Résistance. D’abord réticent, Harry accepte, acculé par le besoin d’argent. » 

Le film serait né d’un pari en forme de défi. Hawks prétend avoir dit à son ami Hemingway qu’il était capable de faire un bon film d’après son plus mauvais roman. Hemingway lui conseilla donc de choisir To Have and Have Not (1937), publié en français sous le titre littéral En avoir ou pas chez Gallimard en 1945. 

C’est Jules Furthman et William Faulkner qui se chargèrent de l’adaptation. Plusieurs versions du scénario attestent de nombreuses modifications successives de l’histoire, et c’est Faulkner qui résolut les problèmes de la transposition de l’action de Cuba – comme dans le roman – à la Martinique, territoire français sous juridiction vichyste, procédant aussi à des réécritures tardives pendant le tournage. Rien n’a été gardé du roman, à l’exception du couple principal, dont Hawks et ses scénaristes imaginent la rencontre. La volonté des producteurs de profiter du succès colossal de Casablanca est manifeste et Le Port de l’angoisse reprend certains ingrédients du film de Curtiz, à commencer par sa vedette Humphrey Bogart

Sous sa désinvolture apparente Le Port de l’angoisse est un modèle touchant à la perfection de l’art hawksien, une leçon de cinéma et de morale, et donc de morale cinématographique. Harry Morgan (Bogart) le héros américain du film, d’abord présenté comme un aventurier cynique, individualiste et matérialiste, finira par s’engager auprès des Résistants gaullistes pour y défendre une valeur encore plus importante que l’argent, la liberté. Morgan connaît aussi les vertus de l’amitié, comme en témoigne sa relation avec le vieil ivrogne Eddie (irrésistible Walter Brennan) sur lequel il veille, et de l’amour. Le coup de foudre entre Harry et Marie, une jeune femme encore plus cynique et effrontée que lui, se prolongera dans la vraie vie puisque Bogart et Lauren Bacall, dont c’est le tout premier film, tomberont amoureux sur le plateau du Port de l’angoisse. Hawks a découvert Lauren Bacall et tel un Pygmalion l’a façonnée selon sa vision idéale de la femme : belle, courageuse et indépendante, avec des « qualités » viriles qui contrastent avec son élégance et sa sophistication. L’apparence physique et la caractérisation de Bacall dans Le Port de l’angoisse sont calquées sur la propre épouse de Hawks, un séduisant mannequin surnommé « Slim » comme Marie dans le film. 

Hawks filme à hauteur d’homme, et il filme aussi au présent. Seules les actions et les décisions – immédiatement suivies d’actions – de ses personnages l’intéressent, et elles sont vouées à la réussite. Le Port de l’angoisse – titre français à côté de la plaque, le danger existe chez Hawks mais l’angoisse n’a pas sa place – s’éloigne radicalement de Hemingway, pas seulement dans ses péripéties mais aussi dans sa vision de l’existence. L’écrivain se penche sur des hommes rongés par le déclin, des perdants marqués par la vie, Hawks célèbre des personnages positifs triomphant de l’adversité, avec bravoure et décontraction, imposant leur loi et refusant toute compromission. « Hawks est, dans son classicisme, le cinéaste du présent et, par extension, le cinéaste du bonheur. » (Jacques Lourcelles) Olivier Père, 2015.

Howard Hawks, figure mythique du cinéma hollywoodien, cinéaste capable de réaliser des chefs-d’œuvre dans tous les genres, que ce soit le film noir (Le grand sommeil), le western (Rio Bravo, La rivière rouge) ou la comédie (Les hommes préfèrent les blondes). Dans sa superbe carrière, Le port de l’angoisse ne tiendrait qu’une place modeste s’il ne mettait en scène le coup de foudre du siècle. Du côté de la nostalgie en noir et blanc, pas de doute, le film détient la palme aujourd’hui. "Anybody got a match ?" La péronnelle lève les yeux vers le presque quinquagénaire au regard las, au visage figé, l’allumette s’enflamme et c’est l’incendie. 

Légendaire, Le port de l’angoisse ne l’aurait jamais été sans la rencontre entre le déjà célèbre et fort coté au box-office Humphrey Bogart et Betty Perske, effrontée New-yorkaise de dix-neuf ans, devenue Lauren Bacall par la grâce de Howard Hawks ayant découvert son minois dans un book de mannequins.
L’histoire est tout juste potable : la naissance d’un amour sur fond d’escroquerie et de résistance à Fort-de- France. Elle provient d’un texte d’
Hemingway - To have and have not (En avoir ou pas) qui a donné au film son titre original - auquel on ne reconnaît plus grand-chose après le traitement que lui ont fait subir ses scénaristes, William Faulkner en tête. 

Mais on s’en fiche, de cette histoire un peu pataude et emberlificotée. Ce que l’on ne se lasse jamais de revoir, c’est l’étincelle du coup de foudre géant, la façon dont Bogie est anéanti d’emblée, KO sous sa casquette de vieux loup de mer blasé et revenu de tout. Et la malice teintée de cynisme d’une débutante qui crève l’écran et pétarade sans vergogne des dialogues délicieusement épicés de sous-entendus graveleux. Une cigarette allumée et la naissance d’une passion qui submerge les deux protagonistes, dans la réalité comme dans la fiction... Marianne Spozio, 2018.

LE BEAU SERGE

de Claude Chabrol, 1958, France, 1h37, Noir et Blanc

avec Gérard Blain, Jean-Claude Brialy, Bernadette Lafont


RÉSUMÉ : Après s'être fait soigner en Suisse pour une affection pulmonaire, François, étudiant à Paris, retourne à Sardent, son village natal, le temps d'une convalescence qu'il espère quiète. Il y retrouve "le Beau Serge", son ami d'enfance, bien mal en point. Celui-ci a épousé Yvonne, l'aînée du père Glomaud, qui est aussi devenu son plus fidèle compagnon de beuverie depuis que sa femme a accouché d'un bébé mort-né trisomique. Yvonne attend un nouvel enfant, mais Serge continue à boire. François tente de dissuader son ami de se détruire : il se heurte à sa colère et à celle d'Yvonne. Marie, l'autre fille Glomaud et "vamp" attitrée du village, juge le moment opportun pour se jeter dans les bras de l'étudiant désappointé... 


POINTS DE VUE : Ce film, dont le succès contribua au lancement de la Nouvelle Vague, n’a rien de la chronique réaliste rurale à la française qu’on crut y voir. Il montre des êtres mus par des désirs inconscients, s’aveuglant sur les autres comme sur eux-mêmes. François, plein de bonne conscience et de supériorité bourgeoise, se croit investi d’une mission rédemptrice alors qu’il sème le désordre et la souffrance. Prisonnière d’un réalisme plat, la mise en scène chabrolienne n’a pas encore atteint sa pleine maîtrise, rendant les intentions parfois obscures. Mais le film révèle un ton nouveau et trois grands acteurs : Blain, Brialy et Bernadette Lafont. Joël Magny, 1995.


Pas si connu, ce film sonne pourtant le véritable coup d’envoi de la Nouvelle Vague. En 1958, Chabrol sort ce premier film grâce à un héritage de famille. C’est déjà la province, mais pas encore la petite bourgeoisie. Un citadin un peu dandy, parti en cure pour une maladie pulmonaire, revient dans son village natal de la Creuse. Son camarade d’enfance a sombré dans l’alcoolisme. Il tient à tout prix à le sauver... 

Curieux scénario pour Chabrol car empreint de catholicisme, le parcours de François s’apparentant à un chemin de croix. Le personnage central, c’est surtout lui, plus ambigu qu’il n’y paraît : n’a-t-il pas fauté et n’est-ce pas lui-même qu’il cherche surtout à sauver ? Serge est en quelque sorte son âme noire. Dans ce film à la généalogie incertaine, qui doit autant à Renoir qu’à Clouzot, Chabrol semble se chercher encore et se trouve au moins sur un point fondamental : celui des acteurs. Blain, en James Dean de la Creuse, regard noir, boule de nerfs, Brialy, formidable en faiseur plein de faiblesses, et Bernadette Lafont, follement sexy, voilà le vrai renouveau. La Nouvelle Vague, on l’oublie souvent, tient aussi à sa famille d’acteurs si particuliers, sachant marier l’instinct et le détachement. Jacques Morice, 2021.

SOUDAIN, L’ÉTÉ DERNIER

Suddenly Last Summer

de Joseph L. Mankiewicz, 1959, US, 1h55, Noir et Blanc

avec Montgomery Clift, Elizabeth Taylor, Katharine Hepburn


RÉSUMÉ : À l'hôpital de Lion's View, le docteur Cukrowicz pratique dans des conditions vétustes la psychiatrie et la neurochirurgie. Le directeur lui annonce que Violet Venable, une riche veuve, lègue un million de dollars à l'établissement, à condition que Cukrowicz accepte de pratiquer une lobotomie sur sa nièce, Catherine. La jeune fille, traumatisée par la mort récente de son cousin Sebastien, a sombré dans la folie. Le jeune médecin s'efforce alors de provoquer chez sa patiente le souvenir de la scène fatale. C'est ainsi qu'il découvre peu à peu une troublante vérité que tous s'entendent, par intérêt, à lui tenir cachée, et dont l'innocente Catherine pourrait bien être la victime... 


POINTS DE VUE : Un drame de la parole dans le décor artificiel d’un jardin sauvage reconstitué in vitro, avec ses plantes vénéneuses et son ambiance de serre chaude, transposition étouffante des esprits malades de la tante, de la nièce et plus encore du fils mort. Ce film, qui s’ordonne comme toujours chez Mankiewicz, autour de la paroles qui créé le monde, et donc la mise en scène, culmine dans la scène où Elizabeth Taylor évoque l’épisode traumatisant qui a provoqué son mutisme. Cette scène, blanche et surexposée, montée avec un sens épique de la terreur est l’une des plus impressionnantes que le cinéma nous ait données. Stéphan Krezinski, 1995.


Le Dr Cukrowicz, réputé pour ses lobotomies, est contacté par la riche Violet Venable qui lui promet de subventionner sa clinique s'il opère sa nièce, Catherine. Le docteur fait connaissance avec la malade... 

Les adaptations au cinéma de Tennessee Williams ne sont pas toujours des réussites. L'emphase et la théâtralité les alourdissent souvent. Soudain l'été dernier - beau titre ! - échappe en partie à ces défauts, même si ce n'est pas le meilleur Mankiewicz. On retrouve néanmoins ses obsessions : la quête obstinée et difficile d'une vérité enfouie, la parole comme moteur et comme noeud dramatique. Thriller clos sur une poignée de scènes très longues, cette exploration freudienne du langage et des visages nous plonge dans un décor étouffant et une musique dissonante, reflets d'un désordre intérieur. 

Trois monstres sacrés s'affrontent, se dévorent des yeux, avides d'amour, de haine ou de vérité. Regard d'une concentration extrême et douce à la fois de Montgomery Clift, regard d'effroi de Liz Taylor, regard insaisissable de Katharine Hepburn. En chef d'orchestre talentueux, Mankiewicz ausculte les failles, se faufile entre les mots et les apparences en rapprochant passé et présent, pour arracher l'image finale d'une scène primitive aveuglante de cruauté. Télérama, 2011.

LE GARÇON AUX CHEVEUX VERTS

The Boy With Green Hair

de Joseph Losey, 1948, US, 1h22, Couleurs

avec Dean Stockwell, Pat O’Brien, Robert Ryan


RÉSUMÉ : Peter est orphelin. Mais il l'ignore encore, car personne ne lui a dit que ses parents ont été tués dans un bombardement. Peter, qui attend leur retour, est successivement hébergé par des membres de sa famille ou par des amis. Mais, pour diverses raisons, personne ne s'engage à le prendre en charge définitivement. Peter finit par se lier d'amitié avec un vieil homme. A l'école, lors d'une quête pour les orphelins de guerre, il apprend enfin la vérité sur ses parents. Peu après, un matin, il se réveille avec les cheveux verts... 


POINTS DE VUE : Le premier film de Losey est une parabole limpide contre toutes les formes de racisme et d’intolérance. Un scénario et des dialogues trop ampoulés, des effets de mise en scène trop appuyés, desservent malheureusement la générosité du message ; cela n’enlève cependant rien à la sincérité et au courage des auteurs de ce film totalement hors des normes hollywoodiennes. Quelques années plus tard, Losey se retrouvera sur la fameuse « Liste Noire ». Laurent Aknin, Journaliste, Critique, 1995.


Peter, orphelin de guerre, a été adopté par Gramp, un vieil acteur de music-hall. À ses côtés, il a trouvé le réconfort. Mais un jour, en sortant du bain, il découvre, stupéfait, que ses cheveux sont devenus verts... Premier long métrage de Joseph Losey, cette fable est une parabole cruelle sur l'intolérance et la discrimination raciale. Les cheveux verts sont ici le symbole d'une différence que les habitants de la petite ville de province rejettent avec violence. La vie de Peter, victime innocente, bascule dans un cauchemar quotidien. S'ajoute à la critique du conformisme une apologie de la paix. Cette prise de position, dans un contexte politique tendu, coûta cher à Losey et aux scénaristes, poursuivis quelques années plus tard lors de la chasse aux sorcières. 

Généreux et réformiste dans son message, le film souffre d'une certaine lenteur. La démonstration est parfois appuyée. En revanche, le soin apporté à la couleur, à la lumière et aux décors donne à ce drame allégorique un étrange cachet, une impression troublante de (mauvais) rêve éveillé. Jacques Morice, 2012.

SOUS LE SABLE

de François Ozon, 2000, France, 1h32, Couleurs

avec Charlotte Rampling, Bruno Cremer, Jacques Nolot


RÉSUMÉ : Chaque été, Jean et Marie partent en vacances dans les Landes. Mais cette année, alors que Marie dort sur la plage, Jean disparaît. S'est-il noyé ? S'est-il enfui ? Marie se retrouve face à l'énigme de la disparition de l'homme de sa vie.


POINTS DE VUE : Un homme disparaît sur une plage. On ne retrouve pas son corps. Sa femme s'enferme dans une déprime légère. Une folie douce. Elle refuse de le croire mort, parle de lui au présent à des amis consternés. François Ozon s'est introduit dans l'esprit de cette femme pour en surprendre les méandres et les failles. Le chagrin et la naissance de l'obsession. Rien que de très banal à l'image, mais « sous le sable », sous l'apparence, une tension indéfinissable. Et soudain on est proche des grands mélos qu'Ozon aime, ceux de Sirk ou de Fassbinder, où le salut ne peut venir que du rêve et de l'illusion. 

La femme, c'est Charlotte Rampling. Elle exhale si magnifiquement le mystère que tout le film en est imprégné. À la frontière d'une jeunesse qui la quitte et du temps qui la guette. Rampling, comme les grandes actrices totalement cinématographiques, sait que la présence est l'arme imparable. Suggérer le plus, c'est exprimer le mieux. Elle réussit à rendre tangible cette frontière où la raison s'est déjà effacée, sans que nul s'en aperçoive encore. Avec Sous le sable, Ozon signait son premier film adulte. Et son vrai premier film d'amour. Pierre Murat, 2014.

Sous le sable marque la rencontre entre Ozon et Charlotte Rampling. L’actrice anglaise, moins présente sur les écrans dans les années 90, réussit un retour éclatant sur le devant de la scène cinématographique grâce à Sous le sable. Ce film, considéré à juste titre comme un immense succès personnel pour Rampling, a aussi beaucoup compté dans la carrière de François Ozon. Il a affirmé le talent d’un jeune cinéaste confiné à ses débuts dans la provocation et le kitsch, et qui a appris à gérer de mieux en mieux les ingrédients d’un cinéma du désir, de la cruauté et de l’étrangeté. Sous le sable dessine le portrait sensible et émouvant d’une femme désemparée après la disparition de son mari. Le film débute en montrant un couple d’âge mûr, qui passe de paisibles vacances au bord de la mer. Alors que Marie (Charlotte Rampling) dort sur la plage, Jean (Bruno Cremer) disparaît. On ne saura jamais si son mari s’est noyé ou s’il a pris la fuite. Marie devra apprendre à se reconstruire dans la solitude et à continuer à vivre avec cette absence. Les premières scènes, qui soulignent le mutisme du mari, laissent planer le doute d’une conjugalité déjà éteinte, assoupie par le poids des années. Le corps massif de Bruno Cremer continuera de planer sur le film comme un fantôme. Ozon est un cinéaste cinéphile, adepte des dispositifs ludiques ou des fictions introspectives, qui cherchent à percer un mystère. Il y a toujours chez Ozon un film caché à l’intérieur du film, une référence secrète. Sous le sable reprend le motif de l’évaporation d’un personnage, cher au cinéma moderne et dont L’avventura de Michelangelo Antonioni constitue une forme de matrice, et l’exemple le plus célèbre. Mais Ozon a souvent exprimé sa réprobation envers le cinéma d’Antonioni, jugé trop formaliste et hautain, et se sert de L’avventura comme d’un contre-modèle. Il procède même par inversion. Ce n’est plus une jeune mondaine qui disparaît au large des iles éoliennes, éveillant l’inquiétude puis l’indifférence de son entourage, mais un homme dans la force de l’âge, dont le souvenir va continuer d’obséder son épouse. Si Antonioni inventait un récit autour du vide pour stigmatiser un monde en train de perdre ses repères, Ozon se concentre sur la psychologie d’un personnage féminin en souffrance dont il étudie les moindres sensations, les moindres émotions. Son propos est moins large, mais il est plus intime. Maître d’un petit théâtre comportemental qui peut parfois basculer dans l’onirisme ou le mélodrame distancié, Ozon reste fidèle à son vrai cinéaste d’élection, Rainer Werner Fassbinder. Olivier Père, 2019.

Ce quatrième long métrage de François Ozon marque son incursion dans le sérieux d’un cinéma adulte de « drame psychologique », tant éloigné de l’esprit subversif de son premier film, Sitcom, que de l’hommage baroque et loufoque de cinéphile à 8 femmes, qu’il réalisera un an plus tard. Sous le sable est pourtant loin d’être académique et policé. Le récit, court, épuré, constitue un beau portrait de femme dont on se demande en permanence si elle est victime d’un drame conjugal ou d’une tragique hallucination, si son refus de croire en la disparition de l’être aimé révèle une force de caractère et d’optimisme ou au contraire un traumatisme lié à sa fragilité. Ozon se montre apte à créer une tension en filmant les déambulations de Marie sur la plage, instants qui reviennent comme un leitmotiv, de sa brève conversation avec un couple de naturistes déclarant n’avoir vu aucun homme correspondant à la description de Jean, au mirage (?) du plan final la montrant se diriger vers un promeneur qu’elle croit reconnaître. 

Les apparitions de Jean, fantôme ou rêve venant hanter les recoins de son appartement cossu, donnent au film une autre perspective, la veine fantastique du cinéaste semblant s’incruster dans ce qui pouvait paraître une étude clinique à travers un argument policier. Si le mélange des genres est en fait inhérent à toute son œuvre, il en est de même pour la description satirique de la bourgeoisie. La collègue et amie universitaire (Alexandra Stewart), son mari conseiller financier (Pierre Vernier) ou l’amant éditeur (Jacques Nolot) se présentent sous le traits d’archétypes du conformisme dont on pressent qu’il faudrait un rien pour qu’ils osent s’aventurer dans des eaux troubles, préfigurant les personnages de Potiche ou du récent Jeune & jolie. À cet égard, Ozon est, comme à son habitude, un directeur d’acteurs hors pair, et on lui sera reconnaissant d’avoir donné un second souffle à la carrière de Charlotte Rampling, qui trouve son plus beau rôle de maturité, reformant avec Bruno Cremer le couple de La chair de l’orchidée. Dans une scène unique, Andrée Tainsy, sèche comme une trique, compose une effrayante belle-mère, pour un rôle refusé par Danielle Darrieux. Gérard Crespo, 2013.

UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN

de Sandrine Kiberlain, 2021, France, 1h38, Couleurs

avec André Marcon, Rebecca Marder, Florence Viala


RÉSUMÉ : Irène, jeune fille juive, vit l’élan de ses 19 ans à Paris, l’été 1942. Sa famille la regarde découvrir le monde, ses amitiés, son nouvel amour, sa passion du théâtre... Irène veut devenir actrice et ses journées s’enchaînent dans l’insouciance de sa jeunesse. 


POINTS DE VUE : Elle rayonne dans le cinéma français d’une manière unique et son premier film comme réalisatrice le confirme : Sandrine Kiberlain a beaucoup de personnalité. Si elle choisit de raconter sa passion pour le métier de comédienne, c’est en nous transportant dans Paris occupé, en 1942. Irène (Rebecca Marder, spontanée et exceptionnelle) est une jeune fille qui va bien : elle étudie au Conservatoire, le théâtre lui donne des ailes, l’amour aussi, ses 19 ans bousculent tout dans l’appartement familial et prennent le pouvoir... Au moment même où l’Allemagne et le gouvernement de Vichy redoublent d’autorité pour imposer de nouvelles mesures contre les Juifs. Comme Irène. 

Avec un goût très sûr, la cinéaste débutante s’est affranchie des lourdeurs de la reconstitution historique. Dans la vivacité, dans l’air du temps, elle saisit ce miracle en mouvement : Irène. Elle est la lumière, la joie, le charme, la fantaisie, le jeu, l’envie de rôles, l’ouverture au monde. Elle est tous les possibles. Mais dans l’air de 1942, il y a aussi un crime contre l’humanité, un génocide toujours plus menaçant pour ceux qui portent l’étoile jaune. En orchestrant comme un crescendo la confrontation entre l’élan de la vie et l’arrêt de mort programmé par l’idéologie nazie, le film redonne à cette période une vérité saisissante. Tourné vers la jeunesse d’hier, il la célèbre en parlant à celle d’aujourd’hui du courage d’être soi-même et de s’ouvrir à la vie, quoi qu’il advienne. Frédéric Strauss, 2022.

Premier long métrage de Sandrine Kiberlain en tant que réalisatrice, Une jeune fille qui va bien a été projeté en séance spéciale de la Semaine de la Critique 2021. Un an plus tôt, celui de sa fille Suzanne Lindon, Seize printemps, obtenait Le label Cannes 2020. Une jeune fille qui va bien est également un portrait d’adolescente, ou plutôt de jeune adulte. L’œuvre est librement inspirée d’histoires de famille de l’actrice, qui s’est par ailleurs projetée sur son personnage. Comme Irène, Sandrine Kiberlain a connu l’exaltation liée à l’apprentissage du métier de comédienne, à un âge de tous les possibles, sur les plans professionnel et personnel, quand une audition devant un jury est perçue comme l’évènement d’une vie, et un rendez-vous avec un garçon assimilé au début d’une passion amoureuse. C’était pourtant un pari risqué que d’avoir choisi pour cadre le Paris de l’Occupation, complexe et douloureux pour notre Histoire, et qui a déjà servi de contexte à de nombreuses fictions du cinéma français, de Monsieur Klein de Joseph Losey à Laissez-passer de Bertrand Tavernier, en passant par Le dernier métro de François Truffaut. Sans valoir ces modèles, Une jeune fille qui va bien est une œuvre attachante, qui évite les deux principaux écueils qui auraient pu la plomber, à savoir le sentimentalisme et la reconstitution maniaque. 

Le premier piège est contourné par une légèreté ambiante, du moins dans la première partie, Irène menant une vie de famille paisible et heureuse aux côtés de son père (le toujours excellent André Marcon), son frère (Anthony Bajon) et sa grand-mère (Françoise Widhoff). La réalisatrice décrit avec finesse l’harmonie d’une famille à mi-chemin entre l’épanouissement de ses membres et le respect de certaines normes. D’origine juive, ils ne pratiquent pas le culte, mais sont fidèles aux traditions (comme le shabbat) qu’ils se réapproprient, dans une optique culturelle plus que religieuse. À l’ordre social rigide, ils préfèrent le libre arbitre, l’amour de l’art et la fantaisie, même si le père n’a pas d’autres choix que de se soumettre aux injonctions administratives discriminatoires envers sa communauté, ce que regrette sa belle-mère que l’on sent plus rebelle. Filmé hors-champ, l’occupant allemand n’est jamais présent à l’écran, et ce n’est pas seulement en raison d’un budget réduit que Kiberlain ne filme pas les rues de la capitale, avec reconstitution d’époque et moult figurants à l’écran. Ce piège de la narration illustrative est ainsi évité avec un art affirmé de la suggestion, sans montrer réellement le danger collaborationniste et nazi. En même temps, cette démarche est compatible avec la psychologie d’Irène qui, sans être naïve, préfère se cantonner dans un déni qui la rassure et lui permet de vivre pleinement ce qu’elle croit être le moment le plus emblématique de sa jeunesse. Son optimisme et sa vitalité sont parfaitement mis en valeur dans une mise en scène apte à faire d’elle l’axe central de la narration. 

La réalisatrice tient ainsi à préciser : « Tout devait circuler dans l’appartement, je voulais qu’Irène aille tout le temps vite, la caméra est toujours en mouvement avec elle, en travelling, à l’épaule. Si j’avais pu faire un seul plan-séquence d’Irène de bout en bout, je l’aurais fait volontiers. La caméra ne se pose que quand Irène est avec les adultes, parce qu’un adulte est plus mature, plus... posé ! Mais avec Irène, il fallait faire parler la fougue, cela donnait un élan au film et faisait qu’on avait envie de la suivre ». Bien épaulée par le directeur de la photographie Guillaume Schiffman et le monteur François Gédigier, Kiberlain prouve par ailleurs qu’elle dirige à merveille ses interprètes. Outre les comédiens précités, on peut mentionner Florence Viala en voisine bienveillante mais maladroite, India Hair, la bonne copine à la fois protectrice et fragile, ou Jean Chevalier et Cyril Metzger en amoureux respectivement malchanceux et heureux. Quant à Rebecca Marder, pensionnaire de la Comédie-Française qui incarne Irène, elle fait preuve d’un professionnalisme qui est la marque des plus grands. Si le métrage n’évite pas toujours quelques maladresses dans ses dialogues ou ses mises en abyme (les correspondances entre le théâtre et la vie), il dénote un vrai talent d’écriture et de réalisation. Nous ne pouvons que le recommander. Gérard Crespo, 2021.

Pour son premier long métrage en tant que réalisatrice, Sandrine Kiberlain ne résiste pas à la tentation du récit d’apprentissage. Dans les pas chaloupés de sa jeune héroïne, ce sont évidemment les siens, ceux de la jeune cinéaste, qui s’écrivent avec élégance. 

Une jeune fille qui va bien réinvestit fidèlement cet éternel mythe de la beauté à la peau diaphane et pommettes rosées, ranimée ici en la personne de Rebecca Marder, premier grand rôle à l’écran mais déjà carrière foisonnante. Mais le film est bien plus retors que l’amabilité de son titre empreint d’ironie et la physionomie de son interprète ne le laisseraient entendre. 

Kiberlain a cette belle trouvaille qui consiste à faire jouer à plusieurs reprises à Irène, double fictionnel de l’actrice-cinéaste et apprentie comédienne que l’on suit les mois durant sa préparation au concours du Conservatoire, un évanouissement si bien reproduit qu’on le croit vrai. 

Derrière ce tour malicieux, c’est un état particulier du personnage et du monde qui se fait subtilement éprouver et il nous faudra en effet un certain temps avant de comprendre que le monde d’Irène est celui de la France des années 1940 et qu’Irène est juive. Une jeune fille qui va bien ne cherche pas à reconstituer le passé, qui est aussi l’histoire familiale de Kiberlain

Il est au contraire dans l’épure, sans cesse animé par une forme de présent permanent menacé à tout moment de s’interrompre, de se dérober sous les pas pressés d’Irène, et qu’enfin elle s’écroule pour de bon. Alors Irène vit à toute allure, aime sa famille (émouvante et joyeuse, recomposée sans mère, absente), le théâtre et bientôt un garçon. Elle ne voit que ce qu’elle veut voir et des lunettes de vue n’y changeront rien. En fixant son regard (le cadre) sur la vie qui s’écoule (le plan), elle résiste un peu à la mort. Marilou Duponchel, 2022.

CHINA GIRL

d’Abel Ferrara, 1987, US, 1h27, Couleurs

avec James Russo, David Caruso


RÉSUMÉ : Roméo et Juliette transposé à New York de nos jours, les héros : Tony, dix-sept ans, frère d'un chef de bande de Little Italy, et Tyan, dont le frère travaille pour le caïd de Chinatown. Pour conserver leur amour, Tony et Tyan vont tenter de réconcilier les deux familles au péril de leur vie.


POINTS DE VUE : Au milieu des années 80, Abel Ferrara était considéré comme l’un des cinéastes les plus intéressants de sa génération. Des films comme L’ange de la vengeance ou encore New York, deux heures du matin avaient rapidement contribué à le présenter comme un artiste dénué de compromis, rongé par une vision noire de la société américaine.

Avec China girl, Abel Ferrara enfonce encore un peu plus le clou, occultant tout espoir dans un New York gangrené par la violence. Deux adolescents, l’un d’origine italienne l’autre chinoise, tentent de vivre leur amour malgré le racisme réciproque des deux communautés. Une version moderne de Roméo et Juliette, nettement plus intéressante de celle de Baz Luhrman.

Car Abel Ferrara ne se contente pas de filmer les flirts de ces deux jeunes gens. Il les intègre dans un monde où la famille établit des règles qu’il est dangereux de transgresser. La famille, qu’il s’agisse des liens du sang ou de la mafia, se retrouve au cœur du cinéma d’Abel Ferrara. Il la décrit comme un carcan inamovible que seule la mort peut faire voler en éclat.

Autre point d’orgue de China girl, la ville de New York peinte ici comme une métropole au bord de l’implosion. New York et ses quartiers délimités en fonction des communautés, la violence des gangs dans les rues, la mainmise des organisations mafieuses ; autant d’éléments qui installent un décor funeste, idéal pour respecter la tragédie shakespearienne.

Abel Ferrara aborde sa réalisation dans le même état d’esprit. Féru de l’expressionnisme allemand, il joue ici beaucoup avec les ombres et les teintes bleutées (la marque de fabrique des années 80). New York en ressort d’autant plus inquiétant et les protagonistes y circulent tels des fantômes oubliés.

Dans son style formel, dans la description d’un univers sans espoir, China girl annonce la venue des deux chefs-d’œuvre d’Abel Ferrara : The king of New York et Bad lieutenant. Edgar Hourrière, 2003.


China Girl, en 1987, marque le retour de Ferrara au cinéma et à sa ville, New York, après une escapade hollywoodienne en demi-teinte. China Girl transpose l’histoire de Roméo et Juliette – et donc également celle de West Side Story – dans le milieu des gangs de Little Italy et Chinatown. L’amour de deux adolescents est obstrué par le racisme entre les Italo-américains de Little Italy et les Chinois de Chinatown, voisins de quartier mais séparés par une haine féroce. Tout le film s’organise autour des questions du territoire et de la ligne franchie, mais aussi du conflit des générations dans chaque clan, qui déclenchent une spirale mortelle de provocations et de vengeance. Le cinéaste évacue les clichés hollywoodiens et filme son sujet dans un double souci de vérisme et de stylisation, tournant en décors naturels mais choisissant une mise en scène très sophistiquée et un travail symbolique sur la couleur. China Girl demeure le film le plus stylisé de Ferrara. Le cinéaste joue avec l’ombre et la lumière et organise une véritable mosaïque d’images et de sons qui nous fait passer sans transition du néo-noir au cinéma vérité, du western urbain au film d’horreur expressionniste. Avant de s’engager dans des voies plus funèbres et psychologiques, le cinéma de Ferrara est un cinéma électrique, survolté et nerveux, et les scènes de danse des deux jeunes amants renvoient aux nombreuses bagarres de rues, chorégraphiées comme des ballets. Ferrara le romantique oppose l’énergie vitale des jeunes amoureux aux règles rigides établies par les sociétés criminelles qui régissent les deux communautés. Les deux amants de China Girl sont les seuls héros entièrement positifs de toute l’œuvre de Ferrara. Délestés de la moindre névrose, ils sont tournés vers le beau et le bien, c’est-à-dire l’amour et le mépris des préjugés raciaux. L’issue tragique du film n’en est que plus pessimiste. Ferrara, bien avant Nos Funérailles, dénonce les organisations familiales qui sacrifient leurs enfants à l’autel du crime et de l’argent. Avec China Girl, Ferrara se révèle un héritier direct de Samuel Fuller. Malgré les limites budgétaires qui leur sont imposées, les deux cinéastes sont parvenus, à deux époques différentes du cinéma américain, à mettre en scène des films audacieux et éminemment politiques. Ferrara et Fuller ont su aborder la question fondamentale du racisme dans des thrillers qui placent l’action au premier plan et qui n’ont rien d’œuvres à thèse.
À l’époque de
China Girl, Abel Ferrara est considéré comme un habile cinéaste de genre, spécialisé dans la violence urbaine et les récits mafieux. Il ne bénéficie pas encore du statut d’auteur qui lui sera accordé par la critique européenne avec Bad Lieutenant et Snake Eyes. Pourtant, China Girl porte déjà la marque d’un grand cinéaste en pleine possession de ses moyens. On y trouve même une vitesse, une gestion des effets et une efficacité dramatique qui vont progressivement s’émousser dans les films à venir, de plus en plus doloristes et introspectifs. Olivier Père, 2019.

TUNNEL

de Kim Seong-Hun, 2016, Corée du Sud, 2h06, Couleurs

avec Ha Jung-woo, Dal-su Oh, Doona Bae


RÉSUMÉ : Alors qu’il rentre retrouver sa famille, un homme est accidentellement enseveli sous un tunnel, au volant de sa voiture. Pendant qu’une opération de sauvetage d’envergure nationale se met en place pour l’en sortir, scrutée et commentée par les médias, les politiques et les citoyens, l’homme joue sa survie avec les maigres moyens à sa disposition. Combien de temps tiendra-t-il ?


POINT DE VUE : Le film de genre pour critiquer la société, telle semble être la spécialité des Coréens (du Sud), du célébré Bong Joon-ho (The Host, Parasite) au plus discret Kim Seong-hun. Après une comédie policière pluvieuse qui dissimulait à peine une violente charge contre les flics ripoux (Hard Day), il est revenu avec ce film catastrophe qui en dit long sur la déliquescence des institutions du pays, dont l’ex-présidente est passée derrière les barreaux pour corruption. 

Prisonnier d’un tunnel autoroutier mal conçu et mal construit, le héros, un honnête père de famille, ne peut qu’être témoin, impuissant, de l’incompétence de ses compatriotes, qui tentent de lui venir en aide ou, pis, cherchent à tirer profit de l’accident. Secouristes, politiques, entreprises de travaux publics, presse : tout le monde en prend pour son grade dans ce réjouissant jeu de massacre déguisé en film à grand spectacle. Car les Coréens sont passés maîtres dans l’hybridation des genres et des registres. Même leurs blockbusters (Tunnel a fait plus de 7 millions d’entrées dans son pays) alternent l’angoisse et la romance, le drame et le grotesque. Avec, toujours, un regard politique et lucide sur le monde tel qu’il va. De plus en plus mal. Jérémie Couston, 2022.

LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE

de Luis Buñuel, 1964, France, 1h38, Noir et Blanc

avec Jeanne Moreau, Michel Piccoli, Georges Géret


RÉSUMÉ : En Normandie, à la fin des années 1920, l'arrivée d'une nouvelle domestique dans une maison bourgeoise révèle les drames secrets qui s'y jouent.


POINTS DE VUE : C’est le premier film de la dernière période de Luis Bunuel, pendant laquelle il tournera essentiellement en France, et toujours avec la collaboration de Jean-Claude Carrière pour le scénario. Le roman de Mirbeau, qui se déroulait à la fin du 19e siècle, est transposé en 1928, époque dont Bunuel a vécu en France l’effervescence sociale et politique. La peinture d’une bourgeoisie provinciale, décrépite et impuissante tandis que les ligues fascistes exploitent le nationalisme viscéral, prend l’allure d’une revanche jubilatoire trente ans après Un chien andalou. Gérard Lenne, 1995.


Le film suit le regard ironique et acéré de Célestine, souris malicieuse qui vit dans les couloirs et respire des bouffées d’air vicié à chaque porte qui s’ouvre. La maison où la jeune femme officie ressemble à une prison cossue, au cœur de laquelle Buñuel se réjouit d’avoir coffré tous les représentants d’une société qu’il exècre : les bourgeois, incapables de connaître le plaisir, les gens d’Église, mielleux et frustrés (impayable apparition de Jean-Claude Carrière), et le petit peuple d’extrême droite, visqueux et cruel. 

En repoussant de vingt ans l’action du roman d’Octave Mirbeau, le cinéaste se venge de ceux qui bâillonnèrent ses débuts, dans les années 1930. Le « Vive Chiappe ! » que scandent des manifestants « anti-métèques » à la fin du film est une allusion ironique au préfet du même nom, qui fit interdire en France L’Âge d’or, chef-d’œuvre subversif de Buñuel. Cette fois, laissant ses ardeurs surréalistes de côté, celui-ci épure son style, pour se mettre au ras du quotidien. Même la célèbre scène fétichiste des bottines est un modèle de dépouillement. Le détachement cynique de Jeanne Moreau fait merveille. Le « Merde ! » qu’elle profère sans crier gare est un véritable régal. Marine Landrot, 2019.

Le Journal d’une femme de chambre marque le début de sa collaboration avec Serge Silberman (producteur) et Jean-Claude Carrière (scénariste, adaptateur et même acteur occasionnel – ici le rôle du prêtre) et se distingue des adaptations littéraires sulfureuses et choque bourgeois dont un certain cinéma français « de qualité » s’était fait la spécialité les années 50. 

Il n’empêche que Le Journal d’une femme de chambre est le film le plus noir et le plus désespéré de Buñuel, toutes périodes confondues. Certes le cinéaste ne perd pas tout à fait de sa fantaisie et de sa tendresse pour certains personnages. Célestine a toute son admiration, et le patriarche fétichiste et maboul rejoint la longue liste de vieux misanthropes pervers qui ont toujours eu la sympathie de Buñuel. Mais le film propose une galerie de personnages hideux, ridicules ou pathétiques dont les vices et les idées font froid dans le dos et se déroule dans une atmosphère irrespirable. Le Journal d’une femme de chambre est un catalogue effrayant de l’hypocrisie, la mesquinerie, la frustration et la bassesse humaine, véritable marécage mental et moral dans lequel est plongé Célestine dès son arrivée au château, et qu’elle va devoir affronter avec comme seules armes son intelligence et sa féminité. 

Ils sont les représentants d’une bourgeoisie campagnarde en pleine décadence mais aussi des groupuscules nationalistes, antisémites et patriotes nés sur les cendres de la Première Guerre mondiale. Le palefrenier Joseph (interprété par Georges Géret), brute fasciste, grand lecteur de l’Action française, violeur et assassin d’une petite fille, est sans doute l’être le plus abject qu’on puisse imaginer : Célestine va mener sa propre enquête pour tenter de le démasquer, allant jusqu’à coucher avec lui pour le faire avouer et à fabriquer une fausse preuve pour le faire arrêter par la police. En pure perte. Le Journal d’une femme de chambre enregistre le triomphe du mal : celui d’un assassin ordinaire et aussi de la peste brune qui allait s’étendre sur toute l’Europe quelques années plus tard (Buñuel et Carrière ont déplacé l’action du roman du début du siècle aux années trente, pour la rendre synchrone avec la montée du nationalisme et l’arrivée du nazisme : le film s’achève sur une manifestation d’extrême droite à Cherbourg, sous un ciel d’orage.) 

Comme à son habitude, Buñuel se coule dans le moule de la production et de la culture d’un pays qui n’est pas le sien (ici la France avec ses écrivains, son histoire contemporaine et ses acteurs) en déjouant tous les pièges de l’académisme. Il s’entoure de comédiens exceptionnels, appartenant au vedettariat ou au monde du théâtre, des seconds rôles ou des figurants qu’il va réemployer régulièrement dans ses films français. Deuxième apparition de Michel Piccoli chez Buñuel, après La Mort en ce jardin, dans un contre emploi saisissant de bourgeois idiot et veule humilié en permanence par son épouse frigide, son beau-père et ses voisins, qui finira par commettre lui aussi un viol immonde sur la personne d’une pauvre domestique et commettant le pire des sacrilèges pour Buñuel : invoquer l’amour fou au sujet d’une simple satisfaction bestiale. 

Fidélité au surréalisme qui se retrouve aussi dans des détails fétichistes et un bestiaire onirique – papillon tué à coup de carabine, escargots rampant sur les jambes ensanglantées d’un cadavre de fillette... 

Interprétation géniale de Jeanne Moreau, dans l’un de ses meilleurs rôles, qui parvint à surprendre et à impressionner Buñuel lui-même. Elle s’empare du personnage de Célestine et lui confère une complexité et une opacité troubles, y compris dans ses motivations, son désir sexuel et sa volonté ambiguë d’accéder elle aussi à la condition de maîtresse de maison. Olivier Père, 2013.

Le tandem Buñuel-Carrière adapte en 1964 le roman de Mirbeau, après la version tournée aux États-Unis par Renoir (et une version russe de 1916, infiniment moins connue). Et, quand on connaît l’œuvre initiale, on voit bien ce qui a pu les séduire : comment passer à côté de pareil jeu de massacre ? Les bourgeois, et l’Église, cibles favorites, mais aussi l’armée et le « bon peuple » en prennent pour leur grade avec une férocité sombre, sans rien de délectable : l’enregistrement des travers, que Carrière a transposé dans les années 30, préfigure la guerre, comme l’indique clairement le dernier plan d’orage.

Et pourtant il y avait matière à une joie mauvaise ou sarcastique, mais Buñuel choisit la retenue (noir et blanc sobre, travellings soyeux, absence de musique) pour traquer l’envers du décor en un festival de perversions ; entre fétichisme, pédophilie, sadisme, meurtre et frustrations, les bourgeois respectables et leur domestique se dévoilent à Célestine dans leur noirceur la plus crue. Car c’est son regard qui nous guide, chacun lui offrant un bout de sa vérité, en général le plus retors. Dès le début et son arrivée en train, elle prend en quelque sorte la narration en main et nous fait visiter les abysses de cette maison-musée, alourdie d’une quantité ahurissante de bibelots précieux, et qui reflète la vie momifiée de Mme Lantaire. Son mari, obsédé et frustré, court les bonnes et, de guerre lasse, finira par s’en prendre à la pauvre Marianne qui, dans un très beau plan, pleure silencieusement. De son côté, le père de Madame se fait lire Huysmans (un passage « au hasard », violemment anti-bourgeois) et collectionne les chaussures féminines qu’il tient à cirer lui-même. Mais cette galerie, qui pourfend les maîtres, serait incomplète si Buñuel ne s’en prenait aussi aux domestiques, des femmes soumises et, au centre, Joseph qui jouit en faisant souffrir les bêtes et commet selon toute probabilité le viol et le meurtre d’une fillette.

La vision très sombre des mœurs se complète d’un anti-cléricalisme mordant ; Buñuel a confié à Jean-Claude Carrière le rôle du prêtre cauteleux, préoccupé davantage par le toit de son église que par les tourments de Madame Lantaire et les « caresses » qu’elle doit prodiguer à son mari : on sent ici le regard narquois du réalisateur et de son cinéaste, prompts à brocarder l’hypocrisie de la religion.
Si les maîtres, en dehors de leurs fantasmes et de leurs bibelots, se perdent en disputes infantiles, Joseph se mêle de politique : avec le sacristain, il fait partie des « camelots du roi », organisation de tractage au service de l’Action française ;
Carrière établit ainsi un lien clair entre violence et extrémisme et la fin, avec une manifestation « anti-métèques » triomphale, donne la morale quasi-flaubertienne selon laquelle toujours la bêtise gagne. C’est qu’au fond, le film décrit un monde gangrené, habité par des monstres et dans lequel la pureté est sacrifiée.

Le journal d’une femme de chambre est une œuvre très maîtrisée, aux cadrages impeccables, dans laquelle Buñuel confirme son talent de directeur d’acteurs : entre les tics de Piccoli, la naïveté de Muni (l’une de ses comédiennes fétiches) et les sourires narquois ou provocants de Jeanne Moreau, c’est un festival de finesse et de précisions ; il n’est que de voir le tourment et l’hésitation sur le visage de Georges Géret au moment où il s’apprête à commettre le crime pour s’en persuader. Mais ils jouent sur du velours, tant les dialogues sont pointus ; là encore, rien n’est laissé au hasard. Le père a un langage châtié, le fils est plein de formules creuses (de « la chasse, c’est la chasse » à « j’aime qu’on s’amuse », qu’il répète à chaque tentative de séduction), Célestine manie la pruderie comme la moquerie, et il faudrait également parler du choix judicieux des jurons ; bref, du travail d’orfèvre, qui fait sens, bien évidemment : la langue reflète le locuteur, et les slogans haineux de Joseph traduisent sa bêtise crasse.

Buñuel et Carrière se sont appropriés le roman, coupant et transformant à leur guise le matériau initial ; si la forme est douce, c’est, à la mesure de l’apparente respectabilité des protagonistes, pour mieux dissimuler un panier de crabes et une charge virulente. Du cinéma salutaire, en quelque sorte, qui rappelle la menace permanente de l’extrême droite, mais teinté d’une misanthropie farouche et qui donne une image très négative du genre humain : si Célestine s’en sort, c’est pour à son tour dominer un mari qu’elle n’aime pas. Il semble donc bien que seuls les rapports de force aient cours, dans un monde que la pulsion mène : partout le mal et l’absence de sentiments. Cruel constat, certes, mais que ce film somptueux magnifie et transcende. François Bonini, 2021.


EYES WIDE SHUT

de Stanley Kubrick, 1999, GB, 2h39, Couleurs

avec Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack


RÉSUMÉ : Conviés à une soirée donnée par un ami, le docteur William Harford et son épouse Alice font, chacun de son côté, l'objet de tentatives de séduction plutôt osées. L'un et l'autre résistent à la tentation. Cependant, le lendemain, Alice avoue à son mari qu'elle a naguère songé à le tromper... 


POINTS DE VUE : L'été précédent, Alice a failli se laisser séduire par un bel inconnu. Cet aveu souriant foudroie Bill, son mari. Le règlement de comptes pointe. Grande scène où Kubrick se délecte à montrer comment chaque phrase défait le couple. C'est aussi le déclic : le temps d'une nuit, Bill a l'occasion d'assouvir ses fantasmes, mais va se confronter à ses peurs enfouies. Ainsi dans la scène d'orgie, point d'orgue de son errance, Bill n'agit pas, il subit, maladroit, comme dans un mauvais rêve. 

C'est ce qui a captivé Kubrick dans la nouvelle de Schnitzler (fidèlement adaptée) : la confusion mentale de cet homme aux certitudes si lisses, empêtré dans ses élans inachevés. Dans les décors plus vrais que vrais d'un New York de studio, le cinéaste invente un monde peuplé d'êtres grotesques ou insaisissables, et sa maîtrise formelle est décisive : c'est de la mise en scène, et d'elle seule, que naît l'impression de vertige. Sur le couple, son intimité, ses non-dits, Kubrick n'avait pas de vérités saisissantes à révéler. La morale de l'histoire, telle que Bill et Alice se la confectionnent, est modeste. Et presque superflue au regard des abîmes que Bill a côtoyés, marionnette manipulée par Kubrick avec une précision diabolique. Jean-Claude Loiseau, 2012.

La disparition soudaine de Stanley Kubrick, le 7 mars 1999, a brutalement interrompu le feuilleton délirant de la genèse de ce qui allait devenir son film posthume, Eyes Wide Shut, sorti aux Etats-Unis quatre mois après la mort du cinéaste, survenu en cours de postproduction. Adapté d’un court roman de Arthur Schnitzler, Traumnovelle (1929), le film décrit les turpitudes d’un couple de bourgeois new yorkais confronté aux doutes de la jalousie et de l’infidélité et surtout l’odyssée nocturne du mari, un médecin entraîné dans une série de rencontres, de tentations et de mésaventures sexuelles qui tournent au cauchemar. 

Deux ans de préparation et de tournage ultra secrets, le choix du couple vedette alors formé par Tom Cruise et Nicole Kidman dans les rôles principaux et le contenu sexuel du film avaient alimenté les rumeurs les plus folles. Le résultat est évidemment génial et fut au moment de sa découverte déceptif, puisque le film attendu comme un festival de débordements orgiaques et pornographiques ne parle que de frustration et de peur. Comme la jungle et les ruines de Full Metal Jacket, des rues entières de Manhattan furent reconstituées dans la banlieue londonienne, exacerbant la dimension onirique du film, par certains aspects totalement irréaliste et déconcertant. Comme Shining, Eyes Wide Shut est un « film cerveau » qui nous entraîne dans un voyage angoissant au cœur de la psyché humaine. Kubrick considérait Eyes Wide Shut comme son meilleur film et il avait peut-être raison. C’est un film récapitulatif, parsemé de références et de clins d’œil aux œuvres précédentes du cinéaste, mais aussi un retour aux sources de la Mitteleuropa (Schnitzler, écrivain viennois adapté au cinéma par Max Ophuls, que Kubrick admirait) et une création cinématographique profondément originale, surprenante et fascinante, toujours sur le fil du rasoir, qui démontre une ultime fois la supériorité magistrale de Kubrick en matière de mise en scène et de récit cinématographique. Olivier Père, 2016.

Inclinons-nous devant les évidences : Eyes Wide Shut est avant tout un théâtre d’images. Les “yeux grand fermés” placent directement le spectateur dans la position d’un observateur mi-voyeur, mi-esthète, qui sur le rideau de ses paupières closes peut laisser venir à lui des représentations mentales à la croisée des chemins du rêve et de la réalité. Car si Kubrick s’est toujours attelé à adapter des œuvres où la parole occupe un statut ambigu et indécis (création d’une langue nouvelle dans Orange mécanique, code informatique dans 2001 : l’odyssée de l’espace), c’est peut-être en transposant ici la nouvelle Rien qu’un rêve d’Arthur Schnitzler, écrivain viennois proche des premières hypostases de la psychanalyse, que le réalisateur parvient le mieux à nous faire osciller entre plusieurs niveaux de réalité. Nous sommes pris d’un sentiment d’”inquiétante étrangeté” devant cette histoire dont le contenu narratif en termes d’action se résume de façon lapidaire, car ces figures que le metteur en scène-marionnettiste agite sur le théâtre d’ombres de New York semblent à la fois étrangères et familières. L’intrigue se place sur un des terrains favoris du cinéma depuis son âge classique, le couple, dans un univers social tissé de costumes de soirée et de formules de politesse, milieu par excellence du “paraître” ; mais cette proximité des thèmes est doucement déboutée par les décalages minutieux qui s’y introduisent constamment. Refus de la voix off (dont Kubrick avait pourtant fait un usage abondant dans ses précédents films), trop explicite vis-à-vis de l’ambiguïté des personnages ; faux-raccords et objets qui se déplacent subrepticement dans la pièce ; dilution progressive de la chronologie dans un Noël qui perd ses contours temporels. Cette distance sans cesse conservée par rapport au film peut tendre vers l’artificialité : il n’est pas possible de s’identifier à Bill et Alice, tant à cause de leur caractère psychologiquement déroutant que de la pleine conscience qu’il ne s’agit jamais que d’un couple sur-médiatisé (“Kidman-Cruise”, affichent les premiers cartons) et littéralement monté sur scène. Et pourtant, c’est précisément cette légère hésitation à se plonger entièrement dans le film, à s’y livrer corps et âme, qui constitue son charme presque envoûtant.

Car Kubrick laisse ici, comme dans les écrits freudiens et la nouvelle de Schnitzler, la part belle à l’imagination et l’interprétation. Eyes Wide Shut développe moins une intrigue qu’une ouverture sur un univers de possibles : nous voyons défiler des séquences “réelles”, des rêves, des fantasmes, sans que l’un des niveaux vienne prendre davantage d’importance qu’un autre. Les plis de l’intrigue même ne s’orientent jamais dans une direction précise et se contentent de suggérer des genres cinématographiques : une silhouette inquiétante apparue au coin d’une rue fait écho au polar, tandis qu’une étrange cérémonie de masques s’imprègne de tons fantastiques. Cette composition en arc-en-ciel - au sens où différentes couleurs semblent s’imprimer et s’appeler les unes les autres sur l’écran - est rendue par la sobriété délibérée de l’esthétique : qu’il s’agisse du code chromatique en rouge, jaune et bleu ou de l’éclairage généralement intégré au décor, aucun effet ne tombe dans l’outrance. C’est ici que Kubrick nous laisse notre plus beau rôle : la possibilité de pénétrer dans l’intimité d’un couple comme celle de flâner dans les rues de New York, de partager l’ambiguïté d’un désir ou d’un fantasme, en ayant à l’esprit l’idée légèrement amère que le cinéma n’est peut-être finalement que cela : un rêve éveillé. Camille Lugan, 2013.


Sur l’affiche d’Eyes Wide Shut, ce gros plan de visage du couple vedette se faisant face dans l’imminence d’un baiser, Nicole Kidman nous regarde d’un œil en coin grand ouvert (Tom Cruise, lui, ferme les yeux) : le personnage (l’actrice) que le cinéaste désigne d’emblée comme objet de désir (et, peu après, comme sujet désirant) semble, en nous renvoyant notre regard, nous inviter par défi à un voyeurisme qui ne pourra qu’être frustré (puisqu’il est dans la nature du voyeurisme, même satisfait, de l’être), comme le confirme non sans humour le premier plan, dénudement que vient aussitôt occulter un panneau noir telle la fermeture d’un œil - l’œil de la caméra, substitut du nôtre. Introduction logique à la succession d’actes manqués, empêchements et entreprises avortées qui constituent la trame « érotique » du film.


Que la vie d’un couple, et en particulier sa vie sexuelle, fournisse la matière d’Eyes Wide Shut n’est pas la moindre surprise de cet ultime opus, Kubrick ayant toujours été notoirement indifférent à ce genre de préoccupation (j’ai pu écrire jadis : « De tous les cinéastes, Kubrick est sans doute celui qui s’est le moins intéressé aux rapports du couple »). On chercherait en vain dans le reste de son œuvre un portrait de femme qui ne soit pas caricatural ou schématique, et, s’il a peint parfois des couples, ils étaient immanquablement (sauf dans Spartacus, son film le moins personnel) dysfonctionnels, cosmiquement ou monstrueusement mal assortis. La représentation de la condition conjugale va chez lui de la soumission masochiste d’un minus à une garce qui le trahit (The Killing) à la rage meurtrière (succédant à l’hostilité sarcastique) du Jack Torrance de The Shinning en passant par l’indifférence égoïste de Barry Lyndon (on peut trouver emblématique le plan où Barry souffle grossièrement la fumée de son cigare au visage de lady Lyndon, qu’il vient d’épouser pour son titre). Quant à la sexualité, si Kubrick s’y est intéressé, c’était toujours pour des déviances (obsession pédophile, violence sadique…) destructrices ou autodestructrices. On verra toutefois qu’Eyes Wide Shut n’est pas fondamentalement différent des films précédents à cet égard, le couple y étant moins considéré dans ses rapports que dans les activités ou fantasmes privés de chacun des partenaires (Kidman et Cruise ont moins d’une demi-douzaine de scènes ensemble dans tout le film ; elle est absente pendant une bonne heure de projection ; le personnage du mari se distingue surtout par sa tendance à se dérober à la présence de sa femme). Et le potentiel destructeur de la sexualité est une fois de plus un thème central du film.


La plupart des films de Kubrick, et tous ceux postérieurs à Lolita, se situent dans le passé ou l’avenir (plus ou moins lointains), 2001 réunissant les deux cas de figure dans sa grandiose vision cosmique/métaphysique. Eyes Wide Shut, dont l’action est située de nos jours à New York, fait exception sans vraiment échapper à la règle, puisque la nouvelle qu’il adapte et transpose fut publiée en 1926 et se déroule à la fin du siècle dernier (bien que Schnitzler ne date pas spécifiquement l’action, des détails précis - références à l’actualité - permettent de la situer en 1897). Un siècle sépare donc l’épopée semi-onirique de Fridolin et Albertine, le couple schnitzlérien, de sa version kubrickienne (en un sens très, voire presque trop, fidèle à l’original), où le couple devient, avec une banalité calculée, William (Bill) et Alice Hartford. Cette distance ne peut manquer de soulever la question du bien-fondé de la modernisation : qu’y a-t-il de commun entre un couple de bourgeois viennois des années 1890, en particulier dans leur vie érotique/fantasmatique, et un couple de New-Yorkais de notre décennie ? Frédéric Raphael raconte avoir posé d’emblée la question à Kubrick : « Beaucoup de choses n’ont-elles pas changé depuis 1900, surtout dans les rapports entre hommes et femmes ? » Réponse de Kubrick : « Vous trouvez ? Je ne trouve pas. » Après réflexion, Raphael acquiesce : « Moi non plus. »


Échange significatif. On peut en effet aussi bien soutenir que tout, ou presque, a changé, ou que tout ou presque reste pareil. Dans la mesure où la préoccupation essentielle de Kubrick dans Eyes Wide Shut est la vie érotique de ses personnages, son refus de reconnaître les changements survenus par ailleurs dans les rapports entre sexes paraît paradoxalement justifié, l’imaginaire érotique étant ancré dans des archétypes finalement peu sensibles à l’évolution des mœurs et des modes. On peut noter que Schnitzler lui-même ne semble guère s’être soucié des changements survenus entre les années 1890 et les années 1920, changements sans doute aussi importants que ceux survenus entre 1925 et les années 1990 : il situe sa nouvelle dans le passé (soit un peu plus de 25 ans plus tôt - c’est à la fois peu et beaucoup), mais sans insister sur son aspect « historique » (à quel point, d’ailleurs, le passé « proche - hier, avant-hier… - glisse-t-il dans l’historique » ?), et comme si ses personnages étaient contemporains. Il est douteux que les lecteurs de l’époque y aient vu une period piece malgré les quelques indices discrets semés dans le récit. Il semble plutôt que l’auteur ait entretenu à plaisir l’incertitude sur l’époque (ce qu’il a fait dans d’autres nouvelles), de même qu’il entretient l’incertitude sur la nature (rêves, fantasmes, réalités?) des faits rapportés. Le cinéaste, s’il peut reproduire celle-ci, ne peut évidemment se permettre celle-là.


L’originalité de Traumnovelle (le titre allemand lui-même joue sur l’incertitude : Nouvelle du rêve ? Nouvelle des rêves ? Nouvelle rêvée ?), et sans doute sa faiblesse, tient à cette ambiguïté, qui aurait pu être gagné à être plus systématique. Car, si les époux échangent des récits de rêve, celui d’Albertine reprenant en les transposant des éléments de l’aventure nocturne de son mari, dont elle ignore pourtant encore tout, on ne peut soupçonner cette aventure d’avoir été « rêvée », sauf à ruiner toute l’économie de la nouvelle. Elle n’a d’ailleurs d’onirique que son aspect rocambolesque (que l’auteur souligne à plusieurs reprises par le canal de son héros) : une sorte de société secrète organise une orgie avec mots de passe et participants masqués, déguisés en moines et en nonnes ; Fridolin s’y introduit subrepticement, est démasqué et menacé de mort (métaphore de l’ostracisme du juif dans la société de l’époque ?). Une femme très belle intercède en sa faveur : elle s’engage à le « racheter ». Il est libéré, mais on lui laisse entendre que sa bienfaitrice paiera son geste de sa vie… La particularité de cette élucubration mélodramatique est qu’elle ne fonctionne pas (ou fonctionne mal) à quelque niveau - réaliste, parodique, métaphorique, onirique… - qu’on la considère (le lecteur peut y voir, selon son goût, l’échec ou la suprême habileté de Schnitzler, la nouvelle apparaissant, dans le second cas, comme une machine perversement construite pour s’autodétruire, ou du moins se « contester »). Traumnovelle n’est pourtant pas qu’un jeu, il s’agit d’un récit d’apprentissage (il fut publié avec deux autres nouvelles sous le titre général de Ceux qui s’éveillent, allusion à la remarque d’Albertine, reprise par Kubrick, à la fin du récit : « À présent, nous sommes sans doute éveillés pour longtemps »). Mais à quoi les personnages se sont-ils « éveillés » ; qu’ont-ils exactement appris ? Que le désir peut être dangereux ? Que la fidélité sexuelle est un « idéal » constamment menacé, un leurre ? « Découverte » bien banale, on en conviendra, pour 1925, et même pour 1897 (sans parler de notre fin de siècle).


Kubrick s’attaque à ce matériau problématique avec un enthousiasme respectueux, aux antipodes de l’attitude cavalière (« Le livre est merveilleux, nous allons tout changer ! ») qui préside si souvent à l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires. Grandes lignes et petits détails de la nouvelle sont scrupuleusement repris, transposés avec une ingéniosité qui n’évite pas toujours l’arbitraire ou l’invraisemblance, mais ces « défauts » sont récupérés avec bonheur dans la mesure où ils contribuent à l’atmosphère d’étrangeté onirique dans laquelle baigne le film (à commencer parc es décors de rues de New York méticuleusement reconstitués en studio, à la fois hyper-réalistes et complètement faux, comme peuvent l’être des « extérieurs » de studio ; on n’est pas si loin du Las Vegas de Coppola dans One from the Heart).


Kubrick et Raphael réussissent à moderniser le personnage féminin principal tout en lui restant fondamentalement fidèle, ce qui constitue un petit tour de force. Albertine est une héroïne traditionnelle, profondément passive. Pendant toute la nouvelle, elle ne fait guère que dormir et, éveillée, raconter ses rêves. Elle ne quitte sa maison que pour le bal masqué du début, où elle est « soudain blessée et même effrayée par un propos aussi inconvenant qu’inattendu » d’un inconnu qui l’avait d’abord attirée, et se réfugie vite, avec son mari, dans la sécurité domestique, pour ne plus s’en échapper (autrement que dans le rêve). Le film la montre au contraire, à la réception du début, flirtant « outrageusement », comme on dit (et nullement effrayée), avec un bellâtre fort entreprenant, équivalent de l’inconnu de la nouvelle (ce séducteur lui susurre des aphorismes plaisamment cyniques du genre : « Un des charmes de la vie conjugale est de faire de la tromperie une nécessité »). Après avoir ainsi aguiché cet homme (son excuse est l’excès de champagne), elle s’esquive, et, comme Albertine, rejoint son mari… qui de son côté a un peu flirté avec deux jeunes femmes très provocantes elles aussi (détail ajouté pour le film, pour « équilibrer » sans doute). Comme dans la nouvelle (Schnitzler parle du « charme douloureux de la lumière trompeuse des occasions manquées »), l’atmosphère de la réception incite le mari et la femme, rentrés chez eux, à s’interroger mutuellement sur leurs « désirs secrets ». Débarrassée de ses inhibitions éventuelles par un joint (Albertine, elle, n’avait nul besoin de simulation artificielle), Alice cherche querelle à Bill, dont le discours d’un autre âge semble faire fi d’un siècle de freudisme, sans parler du simple bon sens (sa femme ne pourrait jamais le tromper, ni y songer, puisqu’elle l’aime, ils ont un enfant…). Il tombe des nues quand elle lui révèle avoir éprouvé une très forte attirance pour un bel « officier de marine » dans un hôtel où ils étaient en vacances : elle était prête à « tout abandonner » - mari, enfant, avenir - s’il le lui avait demandé (le lendemain, le bel officier avait disparu : soulagement). L’intensité de cette confession est-elle due à la marijuana ? On peut le supposer (comme le comportement d’Alice avec le séducteur de la réception pouvait être mis en partie sur le compte de la boisson), mais les propos tenus par la jeune femme sont pratiquement les mêmes que dans la nouvelle, paradoxalement plus « audacieuses » à cet égard.


Les révélations d’Alice lancent son mari dans une France nocturne (ponctuée par le retour obsessionnel d’une image mentale : Alice faisant l’amour, en noir et blanc, avec le bel officier) au cours de laquelle il va faire une succession d’étranges rencontres, toutes scrupuleusement empruntées à la nouvelle. La fille d’un de ses patients, qui vient de mourir, lui avoue, très agitée, qu’elle l’aime, au grand embarras du docteur, qui s’esquive. Une jeune et jolie prostituée l’emmène chez elle (grâce à un coup de téléphone providentiel - Alice appelle son mari sur son portable ! -, rien ne se passe ; heureusement pour Bill, il apprendra le lendemain que la jeune femme est séropositive). Il retrouve dans un club de jazz un pianiste qu’il a connu jadis, Nick Nightingale (le nom « Rossignol », est la traduction littérale du nom du personnage dans la nouvelle : Nachtigall). Nick lui apprend qu’il doit cette nuit même jouer « les yeux bandés » à une party d’un genre très particulier, où tout le monde est masqué. Bill est pris d’un violent désir d’assister à cette party. La scène n’est pas sans rappeler la première rencontre de Jack Torrance avec le barman « satanique » de l’hôtel dans Shining (le film de Kubrick auquel Eyes Wide Shut fait le plus penser) : Nick (« Old Nick » est d’ailleurs un surnom traditionnel du Diable), le tentateur (quoique à son corps défendant : il cherche à décourager Bill), est filmé avec le même genre d’éclairage que cet autre tentateur, et a un peu le même sourire équivoque. Muni du précieux mot de passe, Bill doit encore, à une heure du matin, se trouver un masque et un costume. Qu’à cela ne tienne : le désir ouvre toutes les portes. Notre héros, dans une séquence quasi wellesienne, se retrouve chez un costumier louche, dont la fille, une nymphette, est surprise nue avec deux Japonais semi-travestis - dernière rencontre insolite avant le point culminant de la soirée, Bill se fait conduire en taxi à Glen Cove, localité que tout cinéphile reconnaîtra comme l’adresse de la somptueuse résidence « empruntée » par les espions de La Mort aux trousses pour une mise en scène complexe dont le héros fait les frais. Également dangereuse, et cadre d’une mise en scène encore plus élaborée, la demeure d’Eyes Wide Shut, véritable palais, donne des allures de bicoque à celle du film de Hitchcock.


Le concept d’orgie, moins qu’il ne choque, prête à sourire, tant le principe en paraît incongru : un grand nombre d’individus (car l’orgie suppose le grand nombre) se réunissent pour pratiquer en commun ce qui passe pour l’acte le plus privé, le plus intime qui soit (c’est un peu la même incongruité qui frappe la pratique du nudisme, avec en plus la pudibonderie naturelle aux naturistes). L’orgie est minée par une contradiction qui la frappe d’absurdité, chaque participant, chaque couple y devient en principe l’objet du voyeurisme de tous les autres, mais, à être ainsi sanctionné, le voyeurisme ne perd-il pas tout attrait ? Et comment gérer une orgie (changements de partenaires, protocole, etc.) pour éviter tant le chaos, qui menace inévitablement l’entreprise, que la contrainte, qui en nie le fonction supposément « libératrice » ? Quant à la représentation cinématographique de l’orgie, elle continue aujourd’hui à poser les mêmes problèmes que jadis au cinéaste, contraint de choisir entre le chaste tableau vivant à la DeMille ou la pornographie, soit le ridicule ou le malséant.

Kubrick, lui, opte pour la seule approche fiable et sensée : le cérémonial. Nous rappelant le sens premier du mot orgie, il organise un rituel qui prend la forme d’une sorte de messe solennelle (messe noire, si l’on veut : toute religion a ses rites, tout rite a quelque chose de religieux). La « débauche » sexuelle, qui pour le langage courant définit l’orgie, devient ici secondaire et marginale. La splendeur du spectacle que (se) donnent les convives, la majesté du cadre, la sévérité des costumes, l’étrangeté des masques, le hiératisme des attitudes, les sombres accords aux résonances médiévales de l’orgue, tout tend à reléguer à l’arrière-plan ce qui constitue en principe la raison d’être de l’assemblée. La caméra, dans ses déambulations à travers les immenses salons, nous montre certes quelques couples copulant (pudiquement escamotés, dans la version américaine, derrière des formes digitalement surajoutées), mais la grande majorité des « participants » ne sont que des spectateurs, immobiles et silencieux, des voyeurs, comme nous. Ils n’y perdent peut-être pas au change, la pompe du show - ce cercle de femmes masquées aux corps superbes, qui se dénudent (écho du premier plan du film ?) sous la conduite d’un maître de cérémonie pareil à un cardinal - valant bien un banal accouplement.


Le reste de la séquence est d’ailleurs consacré au jugement de l’intrus démasqué é (situation archétype), substituant l’angoisse et le suspense à la contemplation et au plaisir. Peur et désir deviennent inextricablement liés, l’une conséquence - inévitable ? - de l’autre. Coupable d’avoir infiltré le domaine de la transgression sexuelle, Bill est condamné pour sa propre transgression, sa vie est menacée, mais une rédemptrice providentielle le sauve, au péril de la sienne (le scénariste a fourni une explication « rationnelle » de cet étrange rebondissement qui, dans la nouvelle, reste inexpliqué et, au moins implicitement, onirique).


Revenu en ville, William fait le sombre bilan de sa nuit de galère (le film n’est pas sans points communs avec celui de Scorsese, ainsi baptisé en français) : sa mystérieuse bienfaitrice est à la morgue, la jeune prostituée à l’hôpital, et Nick le pianiste semble avoir été kidnappé (et malmené) à son hôtel par deux individus inquiétants. Ulysse de cette pitoyable odyssée de l’espace érotique, Bill n’a plus qu’à retourner à sa Pénélope endormie, à qui il a précédemment laissé par inadvertance - acte manqué qui sert de confidence anticipée - son masque de la nuit précédente. C’est en versant des torrents de larmes qu’il lui fera le récit de sa triste aventure.


« Fuck » est le dernier mot (le fin mot ?) du film, prononcé d’un ton décisif par Alice, qui, en conclusion de l’affaire, exprime le souhait de « baiser bientôt ». De « baise », il n’y en a effectivement pas eu pendant tout ce long film, en principe consacré au « sexe » (si l’on excepte les quelques accouplements anonymes entrevus pendant la fameuse orgie). Les « tentations » de Bill ont été ponctuellement étouffées, celles d’Alice restant du domaine du fantasme. « Fuck » n’appartient certes pas au langage de l’Albertine de Schnitzler, mais tout le dialogue entre les époux qui précède est, lui, emprunté à la nouvelle (« Il n’y a pas de rêve qui soit totalement un rêve » ; « À présent nous sommes sans doute éveillés pour longtemps »…). Et ce « fuck » un peu insolite marque bien le retour à l’ordre et à la norme (le sexe conjugal) qui sert de thème à cette conclusion. Kubrick place cet échange dans un grand magasin de jouets où le couple a emmené leur fille choisir des cadeaux de Noël ; on ne saurait mieux réaffirmer les « valeurs familiales ».


Traumnovelle est une œuvre tardive, Schnitzler a 63 ans quand il se décide à l’écrire ; et Kubrick - encore une « rencontre » entre les deux auteurs - est presque septuagénaire quand il entreprend le film. L’âge est-il la clé de la vision assez désenchantée de la sexualité qui marque les deux ouvrages ? La présence insistante de la mort (décès du patient de Bill, mort de la « rédemptrice » - suicide ou meurtre dans la nouvelle, meurtre ou overdose dans le film -, disparition suspecte de Nick, sida de la prostituée…), toujours en rapport avec l’éros, le désir (déclaration d’amour de la fille en présence du cadavre de son père, trouble de Bill devant le cadavre à la morgue), contribue à donner à la fable une tonalité crépusculaire. La transgression sexuelle est condamnée, prudence et abstinence présentées comme salvatrices (sans qu’on puisse discerner une quelconque ironie chez Kubrick, pourtant familier du mode ironique). « Heureux d’être en vie ! », annonce le gros titre du New York Post que Bill achète (et où il apprend, justement, la nouvelle de la mort de sa bienfaitrice),  et quand il demande à sa femme dans la scène finale : « Que devons-nous faire ? », elle répond : « Remercier le destin d’être sortis sains et saufs de toutes ces aventures - réelles ou rêvées. »


En fin de compte, Kubrick (Américain volontairement exilé en Angleterre pendant près de quarante ans, physiquement isolé du monde dans sa propriété protégée contre les intrus par grilles et systèmes électroniques, comme la mystérieuse demeure de Glen Cove) était peut-être le cinéaste idéal pour superposer ainsi l’Europe à l’Amérique, Vienne à New York, une fin de siècle à une autre, sans trop se soucier de l’inévitable anachronisme de la transposition, qui aurait sans doute paralysé tout autre réalisateur. On peut regretter que d’autres anciens projets - le Napoléon, ou A.I. - aient été abandonnés pour celui-ci, mais, s’il fallait que Traumnovelle devînt un film, on peut douter qu’un autre réalisateur ait pu faire mieux. Jean-Pierre Coursodon, 1999, Positif.


LES AMANTS DE LA NUIT

They Live By Night

de Nicholas Ray, 1948, US, 1h35, Noir et Blanc

avec Farley Granger, Cathy O’Donnell, Jay C. Flippen


RÉSUMÉ : Les dernières heures d’un jeune homme évadé de prison en compagnie de deux condamnés de droit commun. Il va tenter vainement de sortir de l’engrenage de la violence.


POINT DE VUE : Ce qui frappe d’emblée dans ce film, d’autant plus quand on sait qu’il s’agissait du premier long métrage de Nicholas Ray, c’est la précision et l’inventivité de ses plans. D’évidence, notre homme sait où poser sa caméra. Retour en arrière : avant de devenir acteur (et ami de Kazan qui l’a dirigé au théâtre) puis producteur radio (pour des émissions de propagande pendant la guerre), Nicholas Ray se destinait à l’architecture et a suivi pendant un an les cours du plus prestigieux des architectes américains, Frank Lloyd Wright. Ceci expliquant cela, c’est-à-dire son sens de l’espace et sa manière si originale de construire ses images. Ray est bien loin des chemin battus hollywoodiens
Même constat pour le thème. Partant d’un schéma de film de gangsters assez conventionnel,
Nicholas Ray transcende le genre en y inoculant ses obsessions personnelles, celles qui traverseront toute son œuvre. Jeunesse rebelle et vulnérable (plus tard viendra James Dean dans La fureur de vivre), faiblesse des hommes face à des femmes qui, comparativement, s’en sortent mieux (thème que l’on retrouvera par exemple dans Johnny Guitar). Mais si ce film est si prenant et si émouvant, c’est que Nicholas Ray, merveilleux directeur d’acteurs, contourne complètement l’histoire violente à laquelle on s’attendrait pour se focaliser sur la romance entre Bowie et Keechie. Filmant au plus proche de ses comédiens, il montre les yeux qui se cherchent, les non-dits, les frôlement à peine esquissés dans la nuit qui enveloppe le couple en cavale. Ray porte un regard d’une tendresse infinie sur ces presque enfants, si graves et si innocents à la fois, que rien ne peut sauver de la tragédie. Singulier ton pour un film noir, plein de douceur et d’amertume, romantique pourrait-on dire. Et singulier regard, si humain, si compassionnel, qui fait de Nicholas Ray un cas à part dans le cinéma américain du siècle dernier et explique en grande partie l’aura dont il bénéficie encore aujourd’hui et l’influence qu’il a eue sur de jeunes metteurs en scène comme François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Wim Wenders. Marianne Spozio, 2008.


C'est le premier film de Nicholas Ray, et l'on y trouve tous les thèmes de ses films ultérieurs, La Fureur de vivre notamment, son œuvre la plus célèbre, bien moins réussie pourtant que ces Amants. Comme James Dean, Farley Granger est un ado. Une victime, donc, aux yeux de Ray, persuadé que la jeunesse ne peut qu'être détruite par des adultes qui ont renié leur pureté. Il rencontre une jeune fille qui pourrait l'aider à racheter son passé de délinquant, mais sur eux la pression est trop forte et la mort les attendra au bout de leur périple. « Ce n'est pas un film de gangsters, un récit sordide de sang et de misère, précise Nicholas Ray à ses producteurs, mais l'histoire d'amour de deux jeunes gens qui n'ont jamais été correctement présentés au monde. »

Terrifiés par le pamphlet social qu'ils sentent en filigrane (l'action se situe dans les années 1930, en pleine crise économique), les responsables du studio RKO repoussent, remanient, censurent le scénario. Ray parvient néanmoins à tirer d'une histoire affadie un film lyrique, intense. Dur, implacable même, où les deux héros, admirablement interprétés, connaissent si bien les pièges de la vie qu'ils osent à peine s'aimer. Ils semblent même s'étreindre avec d'infinies précautions, comme s'ils étaient de cristal, comme si la moindre caresse pouvait les casser. Seule la nuit les protège, d'où l'importance du titre original (« Ils vivent la nuit »). Quand l'aube se lève, en effet, la tragédie frappe sans pitié ces innocents, égarés dans un monde impur, donc vainqueur. Télérama, 2011.


LE RAYON VERT

Comédies et Proverbes

d’Éric Rohmer, 1986, France, 1h30, Couleurs

avec Marie Rivière, Lisa Heredia, Béatrice Romand


RÉSUMÉ : Plaquée à la fois par son amant et l’amie avec qui elle devait partir en Grèce, Delphine se retrouve seule et déprimée. Si les vacances solitaires sont propices aux rencontres, Delphine les fuit. Elle croit au destin et au grand amour. Après avoir circulé à travers la France, elle rencontre un inconnu en garde de Biarritz. percevra-t-elle le fameux rayon vert qui, au coucher du soleil, doit lui permettre de voir clair dans ses sentiments et ceux des autres ?


POINTS DE VUE : Rohmer revient aux principes premiers de la Nouvelle Vague : la mise en scène comme aventure, intégrant le hasard du tournage, laissant ses acteurs improviser sur un schéma préétabli. la forme répond parfaitement au fond : Delphine est soudain livrée à elle-même, contrainte d’affronter l’inconnu, les aléas des rencontres. Marie Rivière donne à l’héroïne son caractère à la fois irritant et émouvant. Une mise en scène au quotidien qui débouche sur le fantastique : destin, hasard ou providence. Joël Magny, 1995.


Le Rayon vert, réalisé en 1986, est le cinquième film de la série « Comédies et proverbes ». Il illustre les vers de Rimbaud « Ah ! que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent. » À cette référence littéraire s’en ajoute une autre, plus inattendue, qui donne son titre au film : Un roman sentimental de Jules Verne qui brode autour du phénomène optique du rayon vert, soit le dernier rayon de lumière observé avant le coucher du soleil, visible seulement par temps clair au bord de la mer. Celui qui parvient à le voir serait en mesure de lire dans ses propres sentiments, et dans ceux des autres. Éric Rohmer s’est souvent intéressé dans ses films à des personnages en quête d’amour, dont la disponibilité débouche tôt ou tard sur des rencontres programmées ou inattendues. Mais Le Rayon vert se distingue des autres longs métrages du cinéaste par bien des aspects, et se révèle être son film le plus audacieux dans sa conception. En effet, Le Rayon vert est le seul film de Rohmer qui soit improvisé de A à Z, sans aucun scénario écrit. Rohmer a construit son film au fil du tournage, à partir des réactions et des émotions de Delphine, interprétée par Marie Rivière. C’est la raison pour laquelle l’actrice est crédité comme co-auteure au générique. Les conditions de fabrication du Rayon vert épousent ainsi son histoire – des vacances organisées au dernier moment – et ses thèmes principaux, la liberté et la solitude contraintes d’une jeune femme romantique, mal à l’aise en société et malheureuse en amour. Rohmer pousse à l’extrême son goût de la légèreté et des équipes réduites. Ce faux amateurisme lui permet d’accompagner Delphine dans ses atermoiements et son incertitude, au gré de déplacements et d’épreuves souvent inconfortables, où elle se heurte à l’incompréhension ou à la réprobation de ses amies ou compagnons de vacances. Comme dans d’autres films de Rohmer, tel Conte d’hiver, une résolution en forme de miracle viendra annuler la tristesse et les échecs subis tout au long du film par son héroïne. Rohmer croit au hasard et à la grâce, qu’il parvient à enregistrer avec une caméra 16mm, un peu à la manière des pionniers du cinéma qui savaient poser leur regard sur des scènes de la vie quotidienne. Héritier des frères Lumière, Rohmer n’en est pas moins ancré dans le monde contemporain, par son empathie pour une jeune femme névrosée, réfractaire au bonheur. Marie Rivière, tour à tour bouleversante et horripilante, transcende l’idée de personnage cinématographique, en étant à la fois elle-même et une pure héroïne rohmerienne, sans que l’on sache vraiment où commence le jeu et où s’arrête le portrait documentaire. Ce qui était au départ le projet le plus expérimental de Rohmer est devenu un succès public et critique aussi inattendu qu’enthousiasmant. Couronné du Lion d’Or à la Mostra de Venise. Olivier Père, 2019.


QUEIMADA

Burn !

de Gillo Pontecorvo, 1970, Italie, 1h51, Couleurs

avec Marlon Brando, Evaristo Marques, Renato Salvatori


RÉSUMÉ : Un agent britannique téléguide un mouvement révolutionnaire dans une île des Antilles soumise à l’Espagne.


POINT DE VUE : La mode du western italien est contemporaine d’une contestation politique qui s’exprima un peu partout dans le monde. Une partie du cinéma italien entre 67 et 70, ouvertement engagée ou plus opportuniste, est une illustration dialectique de la lutte des classes, la critique de l’impérialisme américain. Le western révolutionnaire, sous catégorie fertile du western italien mis à la mode par Sergio Leone, profita des aventures et du décor de la révolution mexicaine pour proposer des métaphores parfois subtiles de la situation géopolitique de l’époque : El Chuncho de Damiano Damiani, Le Dernier Face à face de Sergio Sollima, Compañeros de Sergio Corbucci demeurent les meilleurs exemples de westerns révolutionnaires ou à dimension politique. Ne pas oublier que c’est en sortant de la projection de El Chuncho que le jeune Fassbinder décida de devenir cinéaste : pas d’un film de Straub, Rohmer, Chabrol, Godard auxquels il dédia pourtant son premier long métrage, L’amour est plus froid que la mort. Un film de la même période possède un statut particulier : Queimada. Il s’agit du film d’un cinéaste engagé qui se présente comme une fresque historique à grand spectacle. Gillo Pontecorvo (décédé en 2006) est l’auteur mondialement célèbre du très controversé Kapo (jamais vu, défini par Rivette puis Daney comme un monument d’abjection cinématographique en raison d’effets putassiers) et de La Bataille d’Alger (1966). Contrairement à certaines idées reçues, La Bataille d’Alger n’est pas un « chef-d’œuvre du néo-réalisme », mort depuis longtemps lorsque Pontecorvo tourne son film, à peine quelques mois après la déclaration d’indépendance algérienne. Il s’agit plutôt d’un cas particulier de « fiction de gauche » à l’italienne, puisque ce film dossier différent de ceux de Francesco Rosi propose une reconstitution historique « à chaud » dans un style qui imite le documentaire (malgré les apparences, aucune image d’archive ne fut utilisée). 

Le film de Pontecorvo est esthétiquement plus proche de Pasolini (version commando) et Sergio Leone (version marxiste) que de Rossellini. Car le souci maniaque de la vérité, le grain de l’image volontairement sali et l’utilisation d’acteurs non professionnels et de véritables protagonistes des événements, dirigés au centimètre près, s’accompagnent d’une mise en scène percutante et d’un montage hyper efficace. Ce n’est pas un hasard si ce film fascina Peckinpah, Kubrick et Scorsese. La Bataille d’Alger est un vrai film didactique, mais c’est aussi un opéra prolétaire spectaculaire, violent et poignant, sublimé par la musique d’Ennio Morricone. Le film, produit sous pavillon algérien, connut un immense succès sauf en France où il fut interdit comme on peut s’en douter. Le film est d’une grande force mais son efficacité n’est pas à l’abri des effets pervers et du risque de l’instrumentalisation, puisqu’il fut projeté au Pentagone avant l’occupation de l’Irak et utilisé à la fois comme film de propagande dans les pays marxistes et outil de travail dans les dictatures fascistes (sur les méthodes de torture). Le film suivant de Pontecorvo, Queimada (1968) entend expliquer les mécanismes de l’interventionnisme américain et de l’action de la C.I.A. dans les pays d’Amérique latine, en relatant un coup d’état dans une petite île des Caraïbes, théâtre d’enjeux économiques important pour la Grande-Bretagne. Sur l’île (imaginaire) de Queimada (le film fut presque entièrement tourné à Cartagena, en Colombie), au début du XIXe siècle, les colons se révoltent contre la puissance coloniale portugaise. Le film suit les événements avec le point de vue d’un esclave noir et celui de l’agent secret anglais (joué par Marlon Brando, parlant une nouvelle fois avec un accent improbable : mieux vaut voir la version italienne intégrale et restaurée) qui le manipule, ayant pour mission de faire passer l’île dans le domaine économique de l’Angleterre. Queimada, par la démesure des moyens mis en œuvre et le cabotinage de Marlon Brando (sans doute l’une des interprétations les plus étranges de sa carrière), rejoint les excès carnavalesques de certains westerns tournés à la même époque, malgré l’ambition du propos et lyrisme désenchanté de certaines scènes. En raison de son budget faramineux et des caprices de la star américaine, qui accepta de tourner dans le film pour des raisons politiques mais se révéla extrêmement difficile, Queimada fut un gros échec commercial qui mina la suite de la carrière de Pontecorvo. Alberto Grimaldi, producteur de Queimada, fut à la fois le producteur des œuvres les plus ambitieuses (et coûteuses) du cinéma italien moderne signées Fellini (Le Casanova de Fellini), Bertolucci (1900) ou Pasolini (Salò ou les 120 Journées de Sodome), mais aussi des meilleurs westerns italiens (Le Bon, la brute et le truand de Leone ; Le Dernier Face à face de Sollima), de quelques bons Corbucci (El Mercenario) et de la série des « Sabata ». Scénariste emblématique de la « fiction de gauche » européenne dans les années 60 et 70, Franco Solinas a essentiellement travaillé avec Pontecorvo, Rosi, Costa-Gavras ou Losey, mais il a également collaboré (parfois sans être crédité) à des westerns très politisés, El Chuncho, Colorado, Tepepa et El Mercenario. Quant à Ennio Morricone, on ne présente plus ses talents de caméléon et son habileté à servir des auteurs et des univers cinématographiques très différents, des plus subversifs (Pasolini) aux plus réactionnaires (Verneuil, Lenzi). L’effervescence contestataire et libertaire autour de 68 ne concerna pas que le cinéma militant et contamina différentes strates du cinéma commercial. La richesse du cinéma bis transalpin est une des conséquences de la porosité de la production italienne qui pendant de nombreuses décennies posséda les meilleurs techniciens et artisans du cinéma au service de la série B comme des grands artistes. Queimada et El Mercenario de Sergio Corbucci, western révolutionnaire de série sont les deux versants, l’un noble, sérieux et ambitieux, l’autre trivial, humoristique et cynique, du film d’aventures politique tel que le concevaient les Italiens en 1968. Le plus excentrique des deux n’est pas forcément celui que l’on croit. Olivier Père, 2012.

L’OMBRE D’UNE CHANCE

de Jean-Pierre Mocky, 1973, France, 1h35, Couleurs

avec Jean-Pierre Mocky, Marianne Eggerickx, Robert Benoît


RÉSUMÉ : Par le jeu des circonstances, un anarchiste militant devient le rival amoureux de son propre fils. La mort est au bout du compte.


POINTS DE VUE : Deuxième verni de Mocky : on n’est pas dans la farce, mais dans le romantisme noir. Il se donne un peu le beau rôle. Quadragénaire enthousiasmant, face à la sagesse un peu fade de son fils, dont il séduit, bien sûr, la petite amie. Mais après tout, si ça lui fait plaisir de se croire irrésistible...Sous une intrigue de roman de gare, Mocky exalte, une fois encore, l’idéalisme, l’invention, l’utopie. Pierre Murat - Télérama


À propos de L’Ombre d’une chance, on ne manquera pas d’évoquer la trilogie - avec Solo et L’Albatros - qui se détache de l’ensemble de l’œuvre de Jean-Pierre Mocky. Dans ces trois films, d’un romantisme désespéré, l’auteur-réalisateur interprète le rôle principal. Dans les trois cas, ce héros qui a approximativement l’âge du cinéaste, est un révolté, un homme en marge, en rupture avec son milieu et avec la société dans laquelle il vit. Vincent Cabral (Solo) est un voleur de bijoux, Stef Tassel (L’Albatros), un évadé de prison, Mathias Caral (L’Ombre d’une chance) un ancien ingénieur électronicien qui a décroché de sa vie bourgeoise pour mener une existence libre, à la petite semaine avec aléas et petites truanderies…

Ce personnage est toujours un homme seul : Vincent et Stef sont probablement célibataires - on ne parle pas de leur femme et Mathias est divorcé ; ce sont des êtres traqués : Vincent et Stef par la police, Mathias par les voisins, les huissiers… Dans l’itinéraire qui le conduit inexorablement à la mort, le héros est accompagné d’une femme beaucoup plus jeune que lui et qui pourrait, par l’âge, être sa fille. Cette jeune fille est attirée - au moins sexuellement - par l’individu.

C’est Micheline, dans Solo, Paula dans L’Albatros, c’est dans L’Ombre d’une chance, le personnage dédoublé Odile/Sandra. À la fin des trois films, l’auteur-acteur est abattu. Homme qui se voulait sans principes, il meurt, victime d’un attachement, d’un acte désintéressé qui l’empêchent d’être jusqu’au bout l’anarchiste total qu’il rêvait d’être. Vincent Cabral meurt pour sauver son frère, Stef Tassel, pour faire évader Paula de prison. Mathias Caral, parce qu’il refuse - lui, l’affranchi sans scrupules - l’amour d’Odile, fiancée de son fils Michel. Ces constantes - et on trouverait par une analyse détaillée de très nombreuses autres correspondances - témoignent d’une permanence autobiographique qui autoriserait une lecture psychanalytique des trois films.

Mais surtout, elle sollicite un retour sur l’ensemble de l’œuvre de Mocky. En 1974, le réalisateur en est à son quinzième film, sans parler des projets non réalisés et de plusieurs œuvres en chantier. On a maintes fois souligné son originalité parmi les cinéastes nés avec la Nouvelle Vague, relevé ses attaques virulentes contre l’hypocrisie, l’arrivisme, la bêtise, les tabous, l’ordre établi, les institutions, la société corrompue. Peu de cinéastes sont allés aussi loin dans la dénonciation des contraintes et de l’oppression qui pèsent sur l’individu. Et la censure, chaque fois, a senti le danger…

On a parlé aussi de son ironie cinglante, de son comique destructeur, un peu gros, frôlant l’ « hénaurme » et parfois le mauvais goût ou le vulgaire. Et on avait tout naturellement, fait une place à part à Solo et à L’Albatros, œuvres dans le style des thrillers ou des films d’action à l’américaine, admirés de Mocky. Si l’on y avait trouvé encore l’outrance sarcastique - notamment dans L’Albatros avec les portraits-charges des candidats aux élections - certains avaient découvert le romantisme très personnel de l’auteur que vient confirmer aujourd’hui L’Ombre d’une chance. Mais est-ce nouveau ? Les préoccupations et problèmes personnels du réalisateur ne couraient-ils en filigrane à travers tous ces films ? Et, comme chez les grands comiques, le rire n’a-t-il pas caché, par pudeur, une amertume, un désenchantement, un pessimisme profond ?

Il faut donc en revenir aux débuts et d’abord à La Tête contre les murs. N’oublions pas que Mocky fut l’adaptateur en 1958, du roman d’Hervé Bazin et qu’il se proposait de réaliser lui-même le film. Il est donc évident qu’un intérêt particulier le portait vers cette œuvre : quinze ans après, L’Ombre d’une chance vient l’éclairer. Cet intérêt, c’est le problème ou l’opposition, ou le conflit des générations - et plus précisément, dans ces deux films, celui des relations fils-père. Ce thème premier est toujours lié à un second : individu/société - présent tout au long de l’œuvre. Quant aux variations autour de ce thème, elles témoignent de l’évolution du cinéaste en fonction de son âge (29 ans en 1958 - 44 ans en 1973), du moment historique et des changements intervenus dans les mœurs et la société.

En 1958, dans La Tête contre elles murs, François est en révolte contre l’autorité paternelle. On parle beaucoup à l’époque des « blousons dorés » dont Mocky a tenu l’un des premiers rôles dans I Vinti, d’Antonioni. François cherche une compensation à sa solitude dans le vertige d’une jeunesse désaxée et violente (surprises-parties, moto-cross) ; c’est la jeunesse en révolte. Le père, Maître Gérane, bien que sa conduite soit loin d’être irréprochable, représente la génération de l’ordre établi. Avec des complicités (la société), il fait enfermer son fils à l’asile. À ce sujet, Raymond Lefèvre écrivait : « l’intérêt du film de Franju est d’avoir identifié les deux personnages à deux communautés plus vastes, typiques de notre époque et irrémédiablement opposées. Et, malgré ses tares, la génération de l’ordre établi, l’emportera inexorablement parce qu’elle commande à la force ».

En 1973, dans L’Ombre d’une chance, c’est Mathias, le père - interprété par le réalisateur lui-même - qui est le contestataire d’une certaine vie bourgeoise - permanence de l’anarchisme du cinéaste ? - alors que son fils, Michel, est un étudiant sérieux : il travaille beaucoup et Odile le lui reproche ; il la néglige au profit de ses études. Autrement dit, en 1973, c’est le fils, le jeune, qui se prépare une situation assise et aspire à entrer dans un ordre bourgeois. Il ne sait pas prendre le temps de vivre. Celui qui aime la vie, c’est le père, Mathias-Mocky. Remarquons que ce quadragénaire, paraît, moralement et physiquement, plus jeune que son fils : Sandra et Odile le pensent et le tient. C’est Michel « le vieux ». Il y aurait là matière à dissertation psychanalytique ! Il semble plus important, cependant, d’examiner la fin du film : Michel tue son père. On voit ici le renversement nuancé par rapport à La Tête contre les murs. Alors que les portes de l’asile s’étaient définitivement refermées sur François, le jeune révolté, l’ordre établi triomphait et allait se perpétuer sous l’image symbolique du père bourgeois, Maître Gérane.

À la fin de L’Ombre d’une chance - Mathias laissant croire à Michel que ce dernier ne l’a pas tué et transformant le parricide en suicide - c’est encore l’ordre bourgeois qui se maintient mais il est représenté, cette fois, par la jeunesse, par Michel. On peut supposer en effet qu’il va poursuivre ses activités studieuses et s’assurer une existence confortable. Pourtant une ambiguïté subsiste - on la retrouvera dans d’autres domaines - qu’il faut lever au niveau des mobiles du crime. Car le fils abat Mathias sur le refus de celui-ci de prendre Odile, acte auquel le père avait été autorisé par Michel lui-même. Par ce comportement « libéral » c’est le jeune étudiant qui pourrait apparaitre comme porteur d’idées nouvelles ou contestataires alors que le père, au-delà de ses apparences libertaires, reste attaché à un principe : celui de ne pas toucher à la fiancée de son fils. Notons seulement que ce libéralisme « sexuel » de Michel est loin de constituer une attitude révolutionnaire, qu’il est même, chez lui une acceptation des mœurs actuelles, une sorte de conformisme de l’anticonformisme. D’ailleurs, la provocation filiale (offrir Odile à Mathias) ne semble pas profondément sincère et revêt un caractère de fanfaronnade ; en effet, on a vu Michel, dès le début du film, faire preuve de jalousie possessive et plus tard se morfondre d’impatience lorsqu’il suppose qu’Odile est à Dieppe avec Mathias.

Revenons donc à la mort de Mathias-Mocky ; elle devient sacrifice par la commutation volontaire et simulée du crime en suicide. L’effacement du héros anarchiste assure, on l’a vue, la pérennité de l’ordre. Cet ordre qui, en 1958 était défendu par les générations passées semble, en 1973-74, désiré et représenté par les jeunes générations. Faut-il voir là, de la part de Mocky, une constatation amère sur la jeunesse d’aujourd’hui, qui a bien changé, sur l’état d’esprit d’un moment historique précis ? On peut le penser car plus de cinq ans se sont écoulés depuis les événements de 68 ; or, au lendemain du grand mouvement contestataire, autre moment de l’histoire, Jean-Pierre Mocky réalisait Solo. Dans ce film, on avait aussi des deux générations représentées, non par le tandem père-fils mais par le frère aîné adulte, Vincent, et le cadet adolescent, Virgile. Mais là, Vincent-Mocky - proche ou même personnage que Mathias-Mocky - était toujours un homme en marge, un révolté vaguement anarchiste et rejoignait dans leurs aspirations les comparses de son jeune frère, même s’il réprouvait leurs modalités d’actions terroristes. Les deux générations se retrouvaient dans la contestation de la société ; il n’y avait plus, d’un côté, celle de l’ordre, de l’autre, celle de la révolte. Vincent-Mocky se réjouissait même de trouver en Virgile le révolutionnaire qu’il aurait rêvé d’être dix ans plus tôt ; il cherchait cependant à sauver son jeune frère. Cette intention le perdait : il était abattu mais sa mort permettait à Virgile et à Micheline d’échapper à la police et de poursuivre leur action terroriste.

Lorsque Mathias meurt, à la fin de L’Ombre d’une chance, les jeunes qu’il laisse - en particulier Michel et Odile - ne sont pas en marche vers de telles perspectives mais tout prêts à s’installer dans le confort bourgeois. On n’est plus en 1968-69, mais en 1973-74, hélas ! C’est bien ce que semble penser Mocky car lui, à travers les personnages qu’il incarne (Vincent, Stef et Mathias) reste le même, le héros romantique désespéré, l’homme seul et révolté, victime de la société et de l’histoire. Il y a un certain orgueil de la part du réalisateur, dans le ou les rôles qu’il se donne, orgueil qui se traduit par le romantisme des titres : Solo, L’Albatros et L’Ombre d’une chance. Ils évoquent la solitude, la difficulté de vivre, l’échec et la mort.

Arrêtons-nous à la solitude car elle nous conduit au deuxième grand thème du dernier film, celui de l’amour, des problèmes du couple, de la sexualité. Dans le domaine de l’amour, en effet, Mathias est seul. Personne ne l’aime ; son fils lui est étranger et lui reproche son abandon. Sandra pourrait apparaitre comme une femme amoureuse mais on sent bien qu’elle a été séduite surtout par le coté pittoresque de Mathias ; elle vit avec lui et a finit par s’habituer à cette existence pleine d’imprévus, après plusieurs années d’ennui passées auprès d’un autre homme. De toute façon, leurs rapports demeurent assez ambigus. Quant à Odile, même si le caractère original de Mathias lui plaît, elle n’est attirée par lui que physiquement.

Mathias est conscient de cet état de fait, il est lucide, comme l’étaient Vincent auprès de Micheline (Solo) et Stef auprès de Paula (L’Albatros). Lorsque le personnage interprété par Mocky repousse soit l’amour de Paula, soit les provocations d’Odile, un détail curieux peut surprendre, il évoque furtivement un amour passé, une femme non oubliée. Ainsi, dans L’Ombre d’une chance, Mathias dit en substance et très incidemment à la fiancée de son fils : « … Vous me rappelez quelqu’un »… De même, dans L’Albatros, au cours de son odyssée tragique et jusqu’à la mort, Stef Tassel revoyait en plans-flashes le visage d’une jeune fille aperçue au bal. Souvenir d’un amour perdu au coeur blessé du héros romantique ? Emergence autobiographique ? Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur cet aspect de l’œuvre, car Mocky, dans tous ces rôles, est toujours le séducteur, celui qui attire les femmes ou les entraîne dans son sillage ; il est toujours prêt à répondre à leurs exigences sexuelles, sauf pour Odile - et on sait pourquoi - ou lorsque son intérêt est ailleurs. Il y a souvent un certain cynisme (à cause peut-être de l’amour mort ?) dans sa façon de prendre ou de repousser une femme. Dans L’Ombre d’une chance, c’est le cas avec la putain d’un soir ou avec Huguette ; cette dernière nous offre l’exemple de celle qu’on exploite pour parvenir à ses fins, obtenir la collection de jades. Même comportement chez Stef (L’Albatros) qui embarque de force Paula dans son aventure et chez Vincent (Solo) lorsqu’il contacte Annabel pour retrouver les traces de son frère Virgile. Mais Annabel le lui rendait bien, dans une rencontre exclusivement sexuelle, se prostituant pour obtenir des renseignements au profit de son groupe.

Autre exemple d’exploitation et d’accommodements réciproques dans Les Vierges où l’on voyait Xavier tirer profit des aventures de Christine. Il n’y a pas chez Mocky, mépris de la femme mais, au contraire, reconnaissance chez elle d’une certaine supériorité, celle de s’affranchir plus facilement que l’homme des tabous sexuels. Alors qu’on voit Mathias (L’Ombre d’une chance) embarrassé par le dernier principe qui lui reste - et qui le conduit à sa perte - alors que Michel offre sa fiancée par pure provocation et en sachant bien que l’acte ne se réalisera pas, les femmes, Sandra et Odile, semblent plus libres sexuellement. Elles désirent, ou s’offrent, ou se donnent sans complexes : la sexualité n’implique pas pour elles, possession de l’un par l’autre mais entente, complicité entre partenaires. Au contraire, les deux hommes, tour à tour, manifestent leur jalousie : Michel quand il voit Mathias caresser les jambes d’Odile, et quand il suppose qu’elle est partie avec son père. Mathias quand il surprend Sandra en train de flirter en dansant.

Là encore, dénonciation de l’hypocrisie masculine dans la contradiction entre une certaine désinvolture affichée et le comportement réel. À moins qu’il ne s’agisse, pour Mocky, de souligner l’attachement plus profond de l’homme pour l’amour avec un grand A et les préjugés afférents à la fidélité. Ce qui explique l’attitude Mathias et aussi la réaction de Vincent dans Solo lorsque la petite anarchiste, en relevant sa jupe, lui disait avec toute la simplicité requise : « Un intestin, c’est un intestin, un sexe, c’est un sexe, faut pas y foutre le Bon Dieu ». Malgré son absence de préjugés, Vincent avait tout de même paru étonné qu’on respecte aussi peu l’amour. Par contre, ce que les films de Jean-Pierre Mocky mettent nettement en évidence, c’est l’appétit de sexualité de la femme et la nécessité de le satisfaire. Ce n’est plus aujourd’hui, un sujet tabou ; l’un des premiers, Mocky l’abordait avec une totale franchise en 1960 dans Un Couple où Anne, frustrée, prenait l’initiative de « tromper » Pierre et de le quitter. Depuis, le réalisateur a consacré un film entier à ce sujet, c’est la grosse farce de L’Étalon où il proposait une solution…

Sans parler des cas extrêmes de besoins exceptionnels, que le cinéaste traite sur le ton ironique, par exemple, dans L’Ombre d’une chance, celui de la prostituée ou de l’hystérique, il y a une attention constante et même une sorte d’attendrissement face à la femme insatisfaite. C’est ici le cas d’Odile et celui d’Huguette, personnage touchant, privé de sexualité et d’amour qui rappelle Geneviève (Les Vierges) rêvant d’une nuit de noces poétique alors que son mari allait la prendre de force.

Cette sexualité dans un film d’amour - car L’Ombre d’une chance est un grand film d’amour - se traduit à l’écran par un érotisme poussé, souvent très fin et poétique et qui n’a rien de bassement commercial. Aucun des scènes érotiques n’est gratuite : toutes sont en situation et définissent les personnages ou leurs relations. C’est le cas, par exemple, de la première séquence, dans le camion, qui précise exactement la nature des liens qui unissent Sandra et Mathias ; elle est complétée par la scène sur la table de la cuisine qui s’oppose à celle où l’on voit Michel et Odile faire l’amour au lit. On comprend alors le comportement d’Odile et le très beau moment d’érotisme où, insatisfaite, elle tente de communiquer son besoin de sexualité à Michel plongé dans ses études. De même; la nudité toute de franchise et sans complexe des deux femmes, ainsi que la toilette intime de Sandra devant Mathias les distinguent de l’attitude de Michel qui se lave devant Odile avec une serviette autour des reins.

Jamais peut-être, dans aucun film, le comportement dans l’intimité des quatre protagonistes principaux n’avait explicité avec autant d’évidence la complexité de leurs rapports, constamment à la limite de la pure attirance sexuelle, de l’attachement, de la tendresse et de l’amour. Amour toujours évoqué, comme par auto-défense, avec beaucoup de pudeur, notamment dans les tentatives du père de se rapprocher de son fils. 

Thème lié à celui de la mort qui rôde, qui hante Mathias jusqu’à frôler la superstition (sa peur des corbillards) et lui inspire des réflexions désabusées du genre « Une fois dans le trou, plus rien n’a d’importance… ». Cette inquiétude, cette tension, à la fois affirmation et négation de la vie sont parmi les caractéristiques du baroque dont relève le film de Mocky et que soulignent des décors d’une exceptionnelle richesse (en particulier l’appartement de Mathias) et une bande musicale expressive.

L’Ombre d’une chance mêle, d’autre part, les détails comiques à l’atmosphère tragique avec une parfaite maîtrise qui confère au film son rythme, sa respiration et tient le spectateur en haleine jusqu’à la fin. La mort de Mathias, d’une extraordinaire sobriété dans l’émotion, est un grand moment de cinéma. André Cornand, Cinéma Image et Son n°282.

LA TÊTE CONTRE LES MURS

de Georges Franju, 1959, France, 1h32, Noir et Blanc

avec Jean-Pierre Mocky, Anouk Aimée, Charles Aznavour


RÉSUMÉ : Un avocat célèbre, Me Gérane, fait interner son fils, François, rebelle et instable, dans un hopital psychiatrique. Celui-ci se retrouve parmi les malades que se disputent le docteur Valmont, directeur de l’asile et partisan de la tradition, et le docteur Emery, dont les méthodes sont plus modernes. François, qui n’est pas fou, réussit à s’évader en compagnie d’un épileptique, Heurtevent. Repris, celui-ci se suicide. François se réfugie chez son amie Stéphanie mais, le lendemain matin…


POINTS DE VUE : La Tête contre les murs devait être réalisé par Jean-Pierre Mocky, alors comédien dans l’emploi de jeune premier. Il avait écrit le scénario et engagé plusieurs acteurs lorsque les producteurs hésitèrent à confier le film à un réalisateur inexpérimenté. Il se contenta donc de jouer le rôle principal, tandis que Georges Franju assurait la mise en scène avec le regard aigu et la rigueur qu’on lui connaissait. Gérard Lenne, 1995.


C’est Jean-Pierre Mocky lui-même qui a adapté le roman d’Hervé Bazin dont le film est tiré. Il se lancera dans la mise en scène tout de suite après, avec Les dragueurs, où il retrouvera Charles Aznavour et Anouk Aimée.
Georges Franju, dans la première partie de sa carrière, réalisa des courts-métrages, pour la plupart documentaires et empreints d’un réalisme saisissant. Avec La tête contre les murs, il signe son premier long métrage de fiction.

D’emblée, il crée un univers original, qui peut paraître froid et distancié, mais fera de lui un cinéaste renommé pour son style, où l’étrange pointe derrière le récit réaliste.
Le sujet du film oppose le monde dit "normal" à celui d’un hôpital psychiatrique. François n’a a priori rien à y faire, sauf à être mis hors d’état de nuire par un père autoritaire. Son seul objectif sera l’évasion pour l’évasion, car il n’a pas vraiment de but dans la vie : même l’intérêt que lui porte la douce Stéphanie ne semble pas de taille à briser son destin.
Parallèlement, on suit l’opposition entre deux médecins (excellents
Pierre Brasseur et Paul Meurisse), aux méthodes radicalement différentes : la vieille école contre la psychiatrie moderne.
La mise en scène très sobre, dans un beau noir et blanc, propose aussi de très beaux plans extrêmement bien cadrés : le jardin devant l’hôpital, le petit train qui transporte le linge, un enterrement, la volière...
Avec ce film arriva en plein début de la Nouvelle Vague un grand et singulier cinéaste, complètement inclassable.
Fabrice Prieur, 2022.


        Quel film aurions-nous vu si cette adaptation du best-seller d'Hervé Bazin avait marqué, ainsi qu'il était prévu, les débuts de Jean-Pierre Mocky cinéaste ? Nul ne le saura. Mocky possédait les droits du roman, achetés grâce à ses contrats de star de cinéma... en Italie. La production à Paris, le jugea un peu vert. Qui nous conseillez-vous, jeune homme ? Cinéphile, il avait admiré les courts métrages de Franju. Il proposa son nom. Et se contenta de jouer, remarquablement, le rôle principal. Plus que l'anecdote, histoire d'un instable que son père place en asile où il se lie avec un épileptique (Aznavour, déchirant, fut une révélation), ce que retient Franju, c'est le « contact direct d’un individu avec le malheur ». La manière dont il oppose la psychiatrie libérale et la médecine autoritaire (Paul Meurisse contre Pierre Brasseur : affrontement feutré, assassin) fait la grandeur de l’œuvre, cri de révolte contre l'oppression familiale et la meurtrière hypocrisie des institutions. Nous sommes dans un film d'épouvante, à ceci près que 1es monstres nous ressemblent. Michel Grisolia - Télérama

C'est la première fiction réalisée par
Georges Franju. Jusque-là, il a signé une série de documentaires "politiques" : Le Sang des bêtes est une violente charge contre les abattoirs, Hôtel des Invalides moque subtilement le militarisme, etc. La Tête contre les murs devait être réalisé par Jean-Pierre Mocky, qui a signé l'adaptation du roman d'Hervé Bazin, et joue le rôle principal. Mais les financiers ne croyant pas en Mocky comme réalisateur, ils lui demandent de trouver un cinéaste plus confirmé. Mocky choisit Franju. De son passé de documentariste, Franju garde la démarche : il explore l'univers oppressant et inquiétant d'un asile où s'opposent deux conceptions de la médecine, l'une autoritaire, l'autre libérale, sujet très vif à l'époque, en 1958. Mais il tire cette dénonciation en règle de la psychiatrie répressive vers la poésie insolite qui fera sa marque : un motocycliste fonce dans un ravin, une fille en maillot de bain escalade la nuit l'échelle d'une piscine de banlieue, le visage blanc et aigu d'Anouk Aimée incarne l'espoir dans la nuit noire, de gros pigeons blancs font rêver l'épileptique Charles Aznavour... Franju réunit déjà ici quelques-uns des éléments qui feront de son film suivant, Les Yeux sans visage, son chef-d'œuvre : la lumière d'Eugen Shuftan qui donne à la nuit son merveilleux fantastique, la musique presque baroque de Maurice Jarre, le corps arbitrairement massif de Pierre Brasseur, la fragilité gothique d'Edith Scob. Film de combat, La Tête contre les murs est aussi et surtout une formidable leçon de mise en scène, à la fois rigoureuse et onirique. OLIVIER NICKLAUS - Les Inrocks 17 décembre 2003

L’AURORE

Sunrise

de Friedrich Wilhelm Murnau, 1927, US, 1h57, Noir et Blanc, muet

avec George O’Brien, Janet Gaynor, Margaret Livingstone


RÉSUMÉ : Un pêcheur s’éprend d’une citadine aux allures de vamp. Sous l’influence de celle-ci, il décide de noyer son épouse, mais change d’avis une fois sur la barque. Effrayée, la femme fuit en ville. Elle est bientôt rejointe par son mari, désireux de se faire pardonner.


POINTS DE VUE : Fredrich Wilhem Murnau, cinéaste allemand majeur - Nosferatu le vampire ("Nosferatu, eine symphonie des grauens", 1922), Le dernier des hommes ("Der Letze mann", 1924) ou encore Faust, une légende allemande ("Faust, eine deutsche vollkssage", 1926) - commençait avec ce film une carrière américaine. Ce ne fut pas un succès à sa sortie, malgré une belle poignée d’Oscars. Le suivant, Four devils, réalisé en 1928, sera un échec encore plus cuisant, mais dont on ne sait presque plus rien, les copies ayant été perdues. L’intruse ("City girl", 1930) ne fera pas mieux. Ces revers successifs et ses démêlés avec le studio Fox vont le conduire à s’expatrier de nouveau pour tourner Tabou ("Tabu" 1931) en Polynésie. Ce sera son dernier film. Murnau meurt dans un accident de voiture le 11 mars 1931, à seulement 42 ans.
La cinéphilie va redonner à cet auteur la place importante qui est le sienne, avec ses scénarios extrêmement élaborés, des découpages impressionnants, des plans mémorables, des personnages fouillés et une interprétation assez moderne pour l’époque.
L’aurore reste comme un film en état de grâce : présenté comme une histoire universelle dès le premier intertitre, il nous fait suivre le destin d’un homme (George O’Brien), dépassé par sa liaison avec une femme citadine, qui, après avoir tenté de tuer sa femme, va la suivre pour une folle journée à la ville, ce qui va permettre aux deux protagonistes de se retrouver. La partie à la campagne, qui contient des plans ingénieux (les pièces qui semblent être en pente), est néanmoins éclipsée par l’enchaînement extraordinaire des scènes urbaines, notamment celles du salon de coiffure, du studio de photographie et encore plus la séquence du casino : la parenthèse humoristique du petit cochon, utilisé pour un jeu d’adresse et qui se sauve dans les cuisines, ainsi que celle du monsieur qui s’astreint à remonter les bretelles de la robe d’une cliente et finira par prendre une gifle, sont absolument inutiles au récit, mais constituent à elles seules un régal de mise en scène.
Néanmoins, une tension permanente sous-tend le parcours de cet homme prompt à la violence : il manque de tuer deux femmes et en arrive presque aux mains avec un client entreprenant dans le salon de coiffure. Idem avec des clients sur la piste de danse du casino : le happy end en est-il vraiment un, si l’on considère que cet homme refrène très mal ses pulsions ?
Les immenses qualités de mise en scène de
Murnau interrogent sur la façon dont il aurait abordé le parlant, s’il avait vécu plus longtemps. Quand on voit ce que sont devenus Fritz Lang et Ernst Lubitsch, ses compatriotes au parcours comparable, on peut l’imaginer aisément ! Fabrice Prieur, 2022.


Le plus grand film de l'histoire du cinéma ? La question qui agita la critique au sujet de L'Aurore continue à se poser : il n'est pas sûr qu'on ait fait mieux depuis 1927 que ce film muet d'une beauté à couper le souffle. C'est la première réalisation de Murnau à Hollywood, où la Fox l'avait attiré en lui promettant des moyens supérieurs à ceux qu'il avait en Allemagne, et une liberté totale. Il en fit un excellent usage, transformant en fresque lyrique un drame conjugal simple comme bonjour. 

Le bonheur rayonnant d'un couple de paysans est menacé par une vamp toute de noir vêtue. Mais, à l'occasion d'une fuite vers la grande ville et ses joyeuses attractions, un sursaut de félicité réunit le mari et sa femme. À nouveau amoureux, ils rentrent chez eux quand s'élève la tempête... 

Tout en opposant sentiments purs et séduction vénéneuse, fidélité rassurante et dangers de la passion possessive, L'Aurore se garde d'être une fable moraliste. Ce qui intéresse Murnau, ce sont les forces qui dominent l'homme et peuvent le faire sombrer dans les ténèbres ou le ramener à la lumière. Il inscrit ses personnages dans des plans composés comme des tableaux, et parfois même inspirés directement de certains peintres, notamment Edvard Munch. Les décors du film furent construits en fonction des plans dans lesquels ils devaient apparaître, avec des perspectives calculées pour la caméra. Une technique qui ne sera plus utilisée par la suite, et qui rend ce film spectaculaire définitivement unique en son genre. Télérama, 2009.

Auréolé du succès de ses films allemands, Murnau est engagé à Hollywood et dispose de moyens considérables pour son premier film, réalisé avec une équipe technique essentiellement allemande. Ce sera L’Aurore, échec commercial, mais chef-d’œuvre toujours reconnu comme tel et accomplissement parfait de son univers de créateur. L’histoire originale se passe à Tilsitt, elle est transposée en Californie, mais, comme le dit le premier carton du film, elle est « de nulle part et de partout » - et tout y renvoie à des dimensions absolues : le temps, l’espace, le couple et la passion. Le sous-titre insiste d’ailleurs là-dessus : Song of Two Humans…

La maîtrise du cinéaste apparaît d’abord dans la simplicité des éléments requis pour l’action, une simplicité qui renvoie aux ressorts mêmes de la tragédie. Un homme et une femme, séparés par l’intrusion de la séduction, aussi noire de chevelure que l’épouse est blonde ; le désir de meurtre, lié à la passion comme philtre maudit, et l’ombre de la vraie mort, qui apparaît quand on n’en veut plus. Quant au décor, c’est la ville face à la campagne, opposition classique, mais qui renforce ici la confrontation des situations ; et puis, il y a le lac qui les sépare, menace constante de l’eau, symboliquement porteuse de la mort. C’est enfin le jour et la nuit, comparaison courante devenue ici le lieu visuel de l’antagonisme : c’est la nuit que la vamp a ensorcelé l’homme et c’est le jour qui est le domaine de l’épouse, ce même jour qui se lève à nouveau quand il la retrouve. Mais si L’Aurore atteint au sublime, c’est que Murnau a su magnifier dans l’image le jeu de ces éléments, à la fois par l’intensité des climats lumineux, par la beauté toujours si significatives des plans et par l’extraordinaire invention des mouvements d’appareil. Ainsi, lorsque l’homme va rejoindre la vamp dans les roseaux, et que la caméra le précède, puis arrive avec lui auprès d’elle.

Ainsi encore, quand l’homme et la femme sautent l’un après l’autre dans le tramway et que, derrière eux, le paysage change sans rupture apparente entre la campagne, les faubourgs et le centre de la ville. On retrouvera d’ailleurs l’esprit de cette séquence dans Rocco et ses frères de Visconti, et ce n’est qu’un signe parmi tant d’autres de l’influence définitive de L’Aurore sur l’art du cinéma. Jean-Marie Carzou, 1995.

LE CID

The Cid/El Cid

d’Anthony Mann, 1960, US/Espagne, 2h56, Couleurs

avec Charlton Heston, Sophia Loren, Raf Vallone


RÉSUMÉ : L'Espagne est presque entièrement aux mains des Maures du sultan Ben Youssouf. Seuls les petits royaumes d'Aragon et de Léon résistent encore. Don Rodrigue, jeune chevalier castillan, multiplie les exploits, au point que ses ennemis eux-mêmes l'appellent le Cid, le seigneur. Pour avoir fait grâce à des princes arabes vaincus, Rodrigue est accusé de trahison par le père de sa bien-aimée, Don Gormaz. Au cours du duel les opposant, Rodrigue blesse à mort Don Gormaz, qui fait jurer à sa fille Chimène qu'elle le vengera. Partagée entre son amour pour Rodrigue et sa promesse, Chimène choisit de tenir parole... 


POINTS DE VUE : Le film déborde largement le cadre de la tragédie de Corneille et, à travers le héros légendaire, raconte la reconquête de l’Espagne par les rois de Castille. Une écrasante superproduction avec, par instants, l’humanisme d’Anthony Mann. Dictionnaire des films, 1995.


XIe siècle : le cruel Ben Youssouf se heurte à un guerrier de légende, Rodrigue Diaz, dit le Cid. Aussi intrépide que magnanime, celui-ci libère ses prisonniers et suscite l'ire de la cour de Castille. Le comte Gormaz, père de Chimène, offense le père de Rodrigue. Ce dernier venge l'affront en tuant Gormaz. En récompense de ses hauts faits, il obtient la main de Chimène... 

Tout cela est un peu plus compliqué que la pièce : Samuel Bronston, producteur mégalo, était visiblement hostile à la règle des trois unités. Du coup, cette fresque multiplie les morceaux de bravoure et télescope les intrigues. Anthony Mann est moins à l'aise face à ce matériau boursouflé que dans ses westerns des années 1950, mais maîtrise encore parfaitement les spectaculaires scènes de combat. La richesse visuelle est le premier atout de cette histoire d'amour et de mort, où les scénaristes ont sacrifié au traditionnel happy end hollywoodien (à l'inverse de Corneille).Aurélien Ferenczi, 2014. 

Le film de Anthony Mann est plus proche de la réalité historique – en respectant aussi la part de légende – que des pièces de théâtre de Guillèn de Castro et de Corneille, en racontant la vie romancée de Rodrigo Diaz de Bivar, à la manière des chansons de geste qu’inspirèrent les exploits et le destin exceptionnel du « Cid », conquérant de Valence aux mains des Almoravides menés par Youssef Ibn Tachfin, grand guerrier mais aussi figure de tolérance et de réunification pour le peuple espagnol. 

Le Cid est sans doute la plus réussie des superproductions de Samuel Bronston tournées en Espagne. Mais c’est aussi un projet qui tenait beaucoup à cœur à Anthony Mann qui après plusieurs classiques du western souhaitait consacrer un film à l’esprit de chevalerie que symbolise Rodrigue. Mann réalise une épopée aux proportions gigantesques mais qui n’oublie pas de placer au centre de son récit les dilemmes moraux et le sens de l’honneur de son héros, témoin de luttes intestines, de complots et de trahisons qui évoquent davantage Shakespeare que Corneille. La représentation de la violence et ses conséquences fut toujours une question centrale pour Anthony Mann, qui préfère ne pas montrer la mort du Comte Gormaz, père de Chimène, tué dans un coin sombre du décor lors duel qui l’oppose à Rodrigue. Loin de livrer un spectacle grandiose mais impersonnel Mann signe chaque scène du Cid, notamment au niveau de la composition plastique des plans et du cadre, que ce soit dans les intérieurs, les séquences impressionnantes de batailles ou les paysages naturels. 

Habitué des personnages mythiques, Charlton Heston trouve une fois de plus un rôle et un film à la hauteur de son charisme et de son imposante stature, capable d’exprimer la force mais aussi la sensibilité et la complexité du Cid. Olivier Père, 2017.

GUERRE ET PAIX

War and Peace

de King Vidor, 1956, US, 3h28, Couleurs

avec Audrey Hepburn, Henry Fonda, Mel Ferrer, Anita Ekberg


RÉSUMÉ : En 1805, à Moscou, les fêtes et les bals se succèdent, bien que la guerre contre Napoléon soit inévitable et imminente. La jeune comtesse Natacha Rostov, une adolescente romanesque, pleine de vie et de charme, grandit au sein d'une famille tendrement unie. Le jeune Pierre Bezoukhov fréquente la maison du comte et de la comtesse Rostov, et a su gagner l'amitié de Natacha. Au cours d'une de ses visites, il assiste au départ pour l'armée du fils de la famille, Nicolas. Peu après, Pierre est appelé au chevet de son père mourant, qui le reconnaît pour unique héritier. Hélène Kouraguine profite immédiatement de la situation pour se faire épouser par Pierre. Le prince André Bolkonski, un voisin des Rostov, inconsolable depuis la mort de sa femme, reprend peu à peu goût à la vie au contact de Natacha... 


POINTS DE VUE : King Vidor, cinéaste majeur du cinéma américain ayant commencé sa carrière en 1919, qui livrait ici son avant-dernier film, n’avait pas choisi la facilité. Adapté à la sauce hollywoodienne, le roman foisonnant de Tolstoï, l’un des fleurons de la littérature russe, et de plus en pleine guerre froide et en plein maccarthysme, relevait de la gageure.

Le souffle qui parcourt le chef-d’œuvre de la littérature ne se retrouve pas dans cette superproduction plutôt laborieuse. Tout au long de ses 3h20, avec un scénario malgré tout aseptisé et condensé, on peine à se passionner pour le destin dramatique de Pierre, qui va perdre toutes ses illusions avec la terrible réalité de la guerre.
On retrouve même à plusieurs occasions des ressorts de mélodrame aux antipodes du roman.
La distribution internationale, principalement américaine, ne profite pas non plus à l’ensemble. Ni
Henry Fonda, trop âgé pour le rôle, ni Mel Ferrer ne sont pour une fois très convaincants. Finalement, c’est surtout Audrey Hepburn, aussi fragile que déterminée, qui réussit à faire passer une émotion faisant curieusement défaut par ailleurs.

Paradoxalement, avec cette grosse production, King Vidor signa l’une des ses œuvres les plus mineures et les moins personnelles. Fabrice Prieur, 2022.


Le casting assez impropre du film et sa réduction narrative, bien qu’il soit très long, ne lui permettent pas d’être à la hauteur du roman mais Vidor a fait mieux ici que tirer son épingle du jeu. Son invention visuelle est rarement en défaut et il dirige fort bien Audrey Hepburn. La bataille est ordonnée avec méticulosité tout en gardant un aspect parcellaire correspondant au regard « en retrait » de Bezukhov. Le passage de la Bérézina est un grand moment de cinéma pathétique, où l’on voit, dans un superbe travelling en traîneau, le regard de Napoléon devenir celui d’un enfant à qui on a pris son jouet et qui vient de comprendre qu’il vit dans un monde d’adultes. Stéphan Krezinski, 1995.


PARFUM DE FEMME

Profumo di donna

de Dino Risi, 1974, Italie, 1h43, Couleurs

avec Vittorio Gassman, Alessandro Momo, Agostina Belli


RÉSUMÉ : Fausto, un ancien capitaine d'infanterie, vit à Turin avec une vieille parente et un chat castré. Un accident, survenu sept ans auparavant au cours de grandes manoeuvres, lui a fait perdre la vue et la main gauche. L'armée met à sa disposition pendant une semaine Giovanni, un jeune soldat, qu'il surnomme aussitôt Ciccio et qu'il emmène dans un voyage de Turin à Naples. Ciccio découvre un homme cynique et agressif, inaccessible à toute pitié, dont il doit subir les incessants caprices. Toujours soigné de sa personne et très fier de ses succès auprès des dames, Fausto semble deviner tout ce qui se passe et surtout, repérer les femmes à leur parfum charnel... 


POINTS DE VUE : Malgré le caractère improbable de l’intrigue, l’atmosphère du film est très convaincante grâce à la finesse des observations psychologiques qui y abondent et au talent des interprètes. Denis A. Canal, 1995.


Un jour de manœuvres, une bombe a explosé entre les mains de Fausto, fringant capitaine de cavalerie. Et cet homme à femmes, bel arrogant, a plongé dans la nuit. Nuit de la cécité, du cynisme et du désespoir. L’armée lui « prête » un guide, Giovanni, ordonnance de 18 ans... Dionysiaque, impérial, Gassman plane comme un orage sur le reste de la distribution. Il a ses formidables coups de tonnerre et ses averses brutales, ses ombres menaçantes, ses brèches de lumière. Cet aveugle féroce qui se croit avili par son infirmité, qui traque la beauté des femmes à l’odeur, les hume comme des fleurs et les renifle comme un chien, c’est peut-être le rôle de sa vie, le plus subtil, le plus chavirant. Fascinée, la caméra le suit dans ses outrances. À ses côtés, le petit enseigne paraît étrangement neutre, vierge. Un « puceau », un être neuf face à ce grand blessé de la vie, mais aussi une sorte de réflecteur, un témoin, un double du spectateur. À travers l’équipée de ce drôle de tandem, Risi livre une mordante satire de mœurs à l’italienne, bouffonne jusqu’au vertige, mais aussi une réflexion fébrile sur la souffrance, le dégoût de soi, la peur d’aimer et d’espérer. Et ce chef-d’œuvre déroutant, ricanant, révèle sa seconde nature : un romantisme farouche, douloureux, bouleversant. Cécile Mury, 2021.

Un jeune officier d’ordonnance est chargé d’accompagner un ancien capitaine, devenu aveugle à la suite d’un accident, qui désire se rendre à Gênes, Rome puis Naples. Durant le voyage, l’infirme rudoie le jeune homme avec sadisme, se moque de sa naïveté et le mêle à ses aventures peu galantes avec des prostituées. Parfum de femme classique de la comédie italienne fait écho à une autre grande réussite de Risi, Le Fanfaron (Il sorpasso, 1962), également construite autour d’un duo masculin antagoniste, le jeune homme timide et la force de la nature, caricature exubérante et féroce du mâle italien, interprété dans les deux cas par Vittorio Gassman. La misanthropie radicale du cinéaste et la noirceur du sujet débouchent pourtant cette fois-ci sur un film moins cruel, toujours aussi pessimiste mais plus proche de la mélancolie morbide que de l’humour grinçant, avec même une fin heureuse. Le vieil infirme est sauvé de la tentation du suicide grâce à l’amour que lui voue une pure jeune fille. Malgré quelques gags à l’humour très noir, Parfum de femme appartient en fait à la veine « sérieuse » de l’auteur, qui délaisse la satire sociale (presque absente ici) pour une méditation douloureuse sur la persistance du désir et l’attirance de la mort. Ainsi, l’instinct de vie du personnage, séduisant et digne avant son drame, se limite désormais à une libido sexuelle rendue délirante par sa cécité mais qui se limite à de grotesques gesticulations priapiques. Dans la même famille des films morbides de Risi on pourrait citer La Chambre de l’évêque, Dernier Amour mais aussi les drames fantastiques Ames perdues et Fantôme d’amour interprétés par les géniaux acteurs fétiches du réalisateur, Tognazzi, Gassman et Mastroianni et qui comptent parmi nos préférés. Parfum de femme contient de magnifiques moments de cinéma comme la longue séquence sur la terrasse napolitaine. Gassman grandiose de méchanceté et de souffrance. Olivier Père, 2012.

Lorsqu’au printemps 1975, Vittorio Gassman crève l’écran du Festival de Cannes, il y a déjà près de trente ans qu’il fait du cinéma. Acteur fétiche d’Ettore Scola et de Dino Risi, c’est ce dernier qui lui offrira le grand prix d’interprétation, avec ce rôle époustouflant d’aveugle cynique et désespéré. Une histoire d’amour, de mort et d’espoir, celle d’un homme brisé qui repousse la femme qui l’aime par refus de la vie et qui ne peut finalement se mettre à aimer que lorsqu’il aura renoncé à mourir.
Dino Risi signe là un des plus grands classiques et un des plus beaux films de l’âge d’or du cinéma italien, et parvient à rendre sublime un scénario qui ne demandait qu’à tourner au mélo le plus sirupeux. Mais le cinéma italien des années 70, c’est justement ce mélange des genres, cette exaltation des sentiments. C’est drôle, c’est émouvant, c’est méchant, c’est juste. Toujours juste, jusque dans l’emphase, jusque dans l’explosion de toutes ces émotions, parce que précisément, c’est derrière l’excès que se cache la vérité, parce que même Fausto pleure sur sa dureté, sur ce rôle qu’il s’est imposé et qui l’exile de la vie.
Vittorio Gassman porte le film, indéniablement, et c’est dans son regard vide où passe toute sa haine de soi et des autres que l’on attend la lumière qui le fera tomber.
Et que celui qui n’a jamais versé une larme sur le "sai caminare ?" de la dernière scène me jette la première pierre.
Catherine Le Ferrand, 2012.


ABUS DE FAIBLESSE

de Catherine Breillat, 2014, France, 1h45, Couleurs

avec Isabelle Huppert, Kool Shen, Laurence Ursino


RÉSUMÉ : Victime d'une hémorragie cérébrale, Maud, cinéaste, se réveille un matin hémiplégique. C'est alors qu'elle découvre à la télévision Vilko, charmeur et arnaqueur de célébrités. Le voyou est charismatique en diable. Pour Maud, il n'y a aucun doute : il sera la vedette de son prochain film. Ils finissent par se rencontrer et commence entre eux une relation de manipulation affective. Vilko, qui ne la ménage guère, n'hésite pas à la solliciter en lui empruntant des sommes folles, mais ne la rembourse jamais. Alors qu'elle se bat contre la maladie, Maud, qui voit ses finances fondre, essaie de se sortir sans dommages de cette relation toxique... 


POINT DE VUE : Le fait divers est connu : la réalisatrice de Romance, restée hémiplégique après un AVC en 2005, s'est laissé déposséder de ses économies par Christophe Rocancourt, qu'elle voulait engager comme acteur. Même affaiblie, elle restait le plus souvent consciente du montant astronomique des chèques qu'il lui réclamait et de la ruine qui la guettait. Le film relate, sans les analyser, cette emprise étrange et cette amitié teintée de honte. Lui, le bad boy, apporte la vie, l'appétit, le frisson, mais aussi la vulgarité, le vide, parfois la violence. Elle le valorise en le choisissant, mais le renvoie à ses limites intellectuelles... 


Catherine Breillat a toujours pratiqué un cinéma un peu abstrait. Mais, quand cette abstraction se radicalise, Abus de faiblesse flirte brillamment avec le fantastique et l'absurde, dans un pavillon en chantier, un décor mental digne de Bug, le chef-d'oeuvre de William Friedkin sur la folie et l'enfermement. Isabelle Huppert crée un personnage hybride et fascinant, empruntant autant aux traits de caractère qu'on lui prête qu'à la gestuelle de l'auteure. Et, dans un finale saisissant, elle retrouve les cimes sublimes où elle s'élevait avec Claude Chabrol. Toutes les héroïnes de Breillat sont des guerrières, des survivantes. Celle-ci, un peu moins triomphante que d'autres, finit quand même par nous regarder droit dans les yeux.Louis Guichard, 2016.

LE DERNIER TANGO À PARIS

Ultimo Tango a Parigi

de Bernardo Bertolucci, 1972, Italie/France, 2h05, Couleurs

avec Marlon Brando, Maria Schneider, Jean-Pierre Léaud


RÉSUMÉ : Un veuf américain vit une passion débridée, puis destructrice, avec une jeune Parisienne fiancée à un cinéaste, rencontrée dans un appartement vacant. 


POINTS DE VUE : L’énorme succès du film tint d’abord à sa dimension scandaleuse. En pleine explosion du cinéma pornographique, un cinéaste d’envergure internationale - Bertolucci vient d’atteindre un large public avec Le Conformiste - traite, dans une œuvre « commerciale », de rapports explicitement sexuels. Bien plus, le principal protagoniste en est une star hollywoodienne quasi mythique, aux prestations rarissimes. Enfin, le comportement ouvertement machiste de Brando/Paul et la soumission de la jeune femme à ses exigences dans ces relations sexuelles d’une rare crudité prennent un caractère provocant dans le contexte féministe de l’époque.

Passés ces remous conjoncturels, le film se révèle l’une des œuvres les plus fortes de Bertolucci, même si elle n’est pas la plus parfaite  ; l’auteur y prend ses distances par rapport à des références culturelles et mythiques : la virilité américaine type Hemingway, Mailer ou Miller à travers Paul, la cinéphilie à travers Tom. Le fil retrace un trajet initiatique dans lequel le héros se débarrasse de son passé, accomplit une ascèse sexuelle dans laquelle il abandonne peu à peu une virilité triomphante pour s’humaniser, perdant du même coup son aura romantique.

La réussite du film tient avant tout aux images chaleureuses (cette couleur « tango » due à Vittorio Storaro), au travail de Gato Barbieri, dont la musique suit les mouvements complexes de la caméra, les accompagne ou les précède, et surtout à la performance des acteurs. Maria Schneider et Marlon Brando sont plus que des interprètes : ils sont inséparables de leurs personnages, une large place ayant été faite à l’improvisation à l’intérieur d’un scénario très strictement élaboré. Joël Magny, 1995.


D'un fantasme (faire l'amour en un lieu désert avec une inconnue), Bertolucci a tiré un psychodrame audacieux, pathétique et morbide. Son héros déchiré tente de redécouvrir l'amour avec une expérience primitive. En s'accouplant avec frénésie, il cherche une pulsion de vie. Il ne fait qu'attiser sa pulsion de mort et imposer sa violence charnelle à sa partenaire dans une avilissante descente aux enfers. Pour finir lui-même en clown pitoyable dévirilisé. 

Le film connut le scandale et le succès à cause de ses scènes hard et nihilistes. Il apparaît aujourd'hui comme une provocante clameur romantique, la peinture d'une utopie qui tourne à l'autopunition. C'est un film impitoyable sur l'aveuglement du mâle dominateur et l'impasse d'une fusion sexuelle sans tendresse. 

Marlon Brando et Maria Schneider apportent au film une brutalité animale. Le premier s'est investi dans ce rôle intime au point d'y confesser sa propre enfance. La seconde a sidéré par l'aisance physique avec laquelle elle assumait ce personnage d'aventurière impudique. Télérama, 2012.

LE JOUR SE LÈVE

de Marcel Carné, 1939, France, 1h25, Noir et Blanc

avec Jean Gabin, Arletty, Jules Berry


RÉSUMÉ : Une dispute se fait entendre dans une maison ouvrière de banlieue. Coup de feu, porte qui claque. Un homme, Valentin, roule sur les marches, mort. L'assassin, François, se barricade dans sa chambre. La police arrive et assiège la maison. Pendant la nuit, François revoit les étapes du drame, son amour pour Françoise, la jeune fleuriste, sortie tout comme lui de l'Assistance publique, sa rencontre avec Valentin, le cynique montreur de chiens, prêt à tout pour assouvir sa passion des jeunes filles en fleur, et ses relations équivoques avec Clara, la compagne de Valentin... 


POINTS DE VUE : Ce scénario original de Jacques Viot adapté et dialogué par Jacques Prévert a permis à Marcel Carné de réaliser le chef-d’œuvre de l’école du « réalisme poétique » d’avant-guerre. L’action se déroule en une nuit, du meurtre à l’assaut de la police, au matin, et Jean Gabin offre un visage saisissant de l’ouvrier célibataire, bourru et sentimental, enfermé dans sa chambre meublée, et comme scellé dans sa tombe. Tout le récit est construit par d’habiles retours en arrière qui permettent de découvrir les étapes de l’idylle amoureuse entre François et la jeune fleuriste. François, dans sa chambre, est entouré d’objets - un ours en peluche, une broche, des photos, des boyaux de vélo, etc. - dont le développement narratif va offrir la signification réaliste et symbolique au spectateur.

Marcel Carné a particulièrement bien dirigé les quatre acteurs principaux de ce drame et s’est livré à un travail étonnant sur le timbre de la voix de Gabin qui murmure timidement lorsqu’il s’adresse à Françoise, s’exprime avec une lassitude résignée face à Clara et hurle d’une colère trop longtemps contenue (« Tu vas la taire, ta gueule… Tu vas la taire ! ») devant le cynique dresseur de chiens, incarné par un Jules Berry nettement plus sobre qu’à l’accoutumée, malgré un rôle de crapule peu nuancé.

Mais la réussite de l’ensemble tient à la réunion d’une équipe magistrale, et le climat d’envoûtement propre au film naît d’une osmose étroite entre les leitmotive musicaux de Maurice Jaubert accompagnant les lents fondus-enchaînés, la lumière crépusculaire de Curt Courant et, plus essentiellement encore, le décor étonnant d’Alexandre Trauner, entièrement reconstruit en studio, véritable quintessence de l’urbanisme parisien populaire de l’avant-guerre. Michel Marie, 1995.


Maurice Jaubert professait que la musique de film ne doit pas doubler l’action, la paraphraser. Elle doit au contraire jouer sa partie dramatique propre, n’intervenir que là où elle ajoute à la psychologie ou l’action : elle constitue pour son propre compte une action. Il s’agissait que le spectateur sentit toujours clairement le poids du passé, que le présent, lorsqu’on y revient, n’échappait pas à l’emprise du passé. Quand l’action est passée, il n’y a pas de musique, mais quand nous retrouvons Gabin dans sa chambre, la musique rentre dans le jeu et s’y maintient très vite, grâce à la répétition du procédé, mais surtout de la qualité de la musique. Nous l’identifions avec l’imagination de Gabin. Elle nous habite comme sa mémoire habite le héros.

Supprimer la musique ne serait pas du tout enlever un « accompagnement », si intelligent et si habile qu’il soit, ce serait proprement supprimer l’un des protagonistes du drame : le double de Gabin.

Ainsi, Carné a résolu le problème de la nature temporelle différente des parties de l’action par un procédé visuel : le fondu enchaîné d’une longueur insolite, et l’accompagnement musical de Maurice Jaubert. André Bazin, 1939.


Il n’était pas facile de construire un film sur un argument aussi simple. Marcel Carné l’a cependant fait, et de main de maître.

Le scénario de Jacques Viot, développé et dialogué par Jacques Prévert, lui a permis d’appliquer toutes les ressources d’un style que d’aucuns nomment « populiste » et qui participe, en fait, de la meilleure inspiration naturaliste.

Le personnage principal de l’histoire est un ouvrier. Prévert et Carné pouvaient se contenter de mentionner sa profession. Ils ont fait mieux : ils le montrent dans son atelier avec son équipement apocalyptique de sableur : masque, capuchon et lance. Ils insistent sur ce que ce métier a de malsain et la fleuriste qui s’arrête quelques instants dans l’usine avec le gros bouquet qu’elle va porter à Mme la Directrice, voit ses fleurs se flétrir dans l’atmosphère empoisonnée…

Je suis persuadé que ce simple détail est pour quelque chose dans les réserves de certains critiques sur l’intérêt du film.

Jean Gabin est tout naturellement magnifique dans le personnage de François. Jacqueline Laurent est charmante dans le rôle de Françoise. Jules Berry était tout désigné pour être Valentin, et Arletty est, avec spontanéité, une suave Clara.

Parmi les critiques produites contre ce film, il en est d’amusantes - pour ne pas dire mieux. On dit, par exemple, que le procédé qui consiste à commencer une histoire par la fin est hasardeux, voire incongru. C’est pourtant une manière très cinématographique que de mener un récit. Mieux que tout autre moyen d’expression, le cinéma s’accommode du « rétrospectif ».

On dit aussi que la psychologie des personnages n’est pas assez définie. Comme s’il s’était agi de cela. Il y a drame, justement parce que chacun des personnages ne sait pas au juste ce que pensent les autres. c’est parfaitement exprimé. Il ne s’agissait pas de faire une plaidoirie pour justifier ou excuser le meurtrier. Il s’agissait au contraire de montrer l’enchaînement inconscient des faits qui poussent un homme à tuer.

Quoi qu’on en dise, Le Jour se lève marque un pas en avant de la technique de Marcel Carné et le jeune metteur en scène trouvera dans les critiques venimeuses un encouragement à persévérer. Marcel Lapierre, LE PEUPLE, 1939.


André Bazin a écrit de ce film : « Tragédie de la pureté et de la solitude… Le réalisme de Carné sait, tout en restant minutieusement fidèle à la vraisemblance de son décor, le transposer poétiquement, non pas en le modifiant par une transposition formelle et picturale, comme le fit l’expressionnisme allemand, mais en dégageant sa poésie immanente, en le contraignant à révéler de secrets accords avec le drame. C’est en ce sens qu’on a pu parler de « réalisme poétique ». La perfection du Jour se lève, c’est que la symbolique n’y précède jamais le réalisme, mais qu’elle l’accomplit, comme par surcroît… En dépit de sa structure et de ses apparences réalistes, le film n’est rien moins qu’un drame « psychologique » ou même « social ». Comme celle de la tragédie, la véritable nécessité de cette histoire et de ses personnages est métaphysique. Pourtant, cette action n’est précisément valable et convaincante qu’à proportion de son réalisme. Et le réalisme du Jour se lève a la rigueur d’un poème. Tout y est écrit en vers, ou du moins dans une prose invisiblement poétique. »

Présenté quelques semaines avant la guerre (le 17 juin 1939), ce film, plus qu’aucun autre de Carné-Prévert, apporte dès sa première séquence l’impression que le héros, « un bon gars », est irrémédiablement broyé, écrasé par le Destin (symbolisé par un aveugle) et qu’il ne pourra pas échapper à la mort tragique. Gabin, dont c’est un des meilleurs rôles, y est un « héros à la mesure d’une Thèbes banlieusarde et ouvrière, où les dieux se confondent avec les impératifs aveugles, mais tout aussi transcendants de la Société » (A.B.). On retrouve dans cette conception une influence directe  du Kammerspiel allemand, mais la tragédie y est traitée dans un tout autre style. Les retours en arrière (alors abandonnés par les scénaristes) y sont subtilement employés. Chaque détail des décors de Trauner exprime un état d’âme. Interdit, en septembre 1939, comme démoralisant, par la censure militaire, le film fit, pendant la guerre, une très belle carrière à l’étranger et eut une grande influence en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Suède, etc. Georges Sadoul, Dictionnaire des films.


« Y a plus de François... Laissez-moi seul, tout seul, je veux qu’on me foute la paix ! » : ce cri lancé par Gabin cerné par les badauds et les policiers est toujours aussi poignant. Comment en est-il arrivé là ? Pour répondre, Marcel Carné utilise le flash-back pour la première fois dans un film français parlant et place un panneau explicatif au début : « Un homme a tué. Enfermé, assiégé dans une chambre, il évoque les circonstances qui ont fait de lui un meurtrier. » Gabin est d’une modernité incroyable et devient franchement animal lorsque la fatalité (incarnée par Jules Berry, génial) le piège. Alors, tournant dans sa chambre comme une bête en cage, il fume ses dernières cigarettes de condamné. 

Et puis il y a Arletty, gouailleuse triste, à laquelle Jacques Prévert offre des répliques en or. Accoudée au balcon de l’hôtel où elle vit, de l’autre côté de la rue, elle dit à son amant d’une petite voix faussement dégagée, et bouleversante : « Heureusement qu’on s’aime pas. J’aurais bien voulu que ça continue. Seulement, moi, j’habitais ici et toi juste en face... C’était trop loin. » Guillemette Odicino, 2020.

Piégé par la police dans son appartement, François (Jean Gabin) un ouvrier qui vient de tuer un homme a toute la nuit pour ses remémorer les événements qui l’ont conduit à cette situation désespérée. 

Le jour se lève est sans doute le chef-d’œuvre de Marcel Carné, et l’un des sommets du réalisme poétique – Carné préférait parler de « fantastique social ». Il est vrai que Le jour se lève baigne dans une atmosphère nocturne et onirique, amplifiée par les magnifiques décors signés Alexandre Trauner – celui de l’usine, avec ses fumées toxiques et ses ouvriers masqués en combinaisons intégrales annonce les premiers films de David Lynch, tandis que la chambre où s’est retranché François et l’immeuble théâtre du drame comptent parmi les plus belles créations du génial décorateur. Cette poétisation du monde ouvrier n’exclut pas une dimension politique. Le fatalisme existentiel du film de Carné exprime surtout la perte des illusions et des espoirs nés avec le Front Populaire, à la veille d’un nouveau conflit mondial. Comme ceux du peuple français les rêves de bonheur du jeune couple, l’idéal de pureté que représente une fleuriste orpheline aux yeux de son amoureux sont cruellement souillés par l’ignoble Valentin, personnage corrupteur et pervers magistralement interprété par Jules Berry

Le jour se lève marque l’accomplissement du cinéma de Marcel Carné, au pessimisme ontologique, obsédé par les thèmes de la fatalité et du destin, apportant un soin perfectionniste à la mise en scène en studio. Le cinéaste réalisera d’autres films importants pendant l’Occupation et après guerre, mais aucun n’atteint la perfection du Quai des brumes et du Jour se lève, écrits et dialogués par Jacques Prévert, qui bénéficient en outre de la présence de Jean Gabin en héros prolétaire et tragique. 

Le jour se lève, classique du cinéma français, propose une utilisation très maîtrisée et inhabituelle à l’époque du flash-back, puisque le film est resté célèbre pour ses trois retours en arrière. Le jour se lève aura une influence considérable sur le cinéma américain et en particulier le film noir, qui réutilisera régulièrement le procédé du scénario qui débute par la fin, avec le récit remémoré par l’un de ses protagonistes, vivant ou mort (Boulevard du crépuscule de Billy Wilder.) Olivier Père, 2015.

JULIE (EN 12 CHAPITRES)

de Joachim Trier, 2021, Norvège, 2h07, Couleurs

avec Renate Reinsve, Anders Danielsen, Maria Grazia


RÉSUMÉ : Julie, âgée de trente ans, est instable. Elle passe de la médecine à des études de psychologie. Elle s'essaie ensuite à la photographie, avec le soutien de sa mère, étonnée, mais très compréhensive, pour finalement travailler dans une librairie. C'est une jeune femme sympathique, alerte, qui refuse d'avoir des enfants et la routine. Elle fréquente Aksel, un dessinateur à succès de 45 ans qui voulait devenir parent avec elle. Julie rencontre Eivind, son futur amant lors d'une soirée de mariage alcoolisé où elle s'est incrustée sans connaitre personne. Elle quitte Aksel pour Eivind, en espérant une fois de plus de donner un nouveau sens à sa vie... 


POINTS DE VUE : Allant et grâce poétique. Ce sont les qualités premières de cette comédie romantique et littéraire. La Julie du titre est dépeinte à travers douze chapitres, comme dans un roman. Douze moments qui englobent plusieurs années de son existence, autour de la trentaine. Dans le prologue, on apprend que la demoiselle était dans sa jeunesse une étudiante brillante, qui a suivi des études de médecine puis, insatisfaite, a changé de branche, en voulant devenir psychologue. Avant de changer à nouveau pour se lancer dans la photographie. Une pointe d’ironie filtre, laissant deviner une touche-à-tout qui papillonne, ne sachant pas exactement ce qu’elle veut. 

C’est à la fois vrai et faux. Les facettes de Julie sont multiples. Joachim Trier fait d’elle un portrait psychologique et sentimental subtil, à travers son travail, ses liens de famille et surtout deux histoires d’amour successives. Le film est parfois mordant, proche de la satire sociologique. Mais il s’attache surtout à explorer la vie intérieure de Julie. Un être de contradictions. Qui brave la pression sociale l’astreignant à être mère mais peine à s’accomplir. Qui a du talent dans l’écriture mais renonce à le capitaliser. Un personnage solaire et mélancolique, indissociable de Renate Reinsve, révélation pleine de sensualité, Prix d’interprétation à Cannes, qu’on ne se lasse pas de suivre dans ses déambulations, à travers le temps et la ville aérée d’Oslo. 

Captivant et fluide, Julie (en 12 chapitres) bascule dans son dernier tiers, offrant soudain une partition plus grave. Joachim Trier se refuse pourtant à toute noirceur, préférant se tourner du côté d’une sagesse qui n’a rien de mièvre. Bien malin qui peut dire à la fin si le trajet de Julie aboutit à une forme de gâchis. Ou à l’épanouissement discret et neuf d’un dandysme au féminin. Jacques Morice, 2022.

Oslo, de nos jours. Julie est une jeune femme pleine de ressource, mais à 30 ans, elle cherche encore sa voie. Bien qu’heureuse avec Aksel, un auteur de bandes dessinées à succès plus âgée qu’elle, aimant et protecteur, elle refuse l’enfant qu’il désire. Quand Julie le quitte pour Eivind, elle espère, une fois de plus, commencer une nouvelle vie. 

Julie (en douze chapitres) se présente comme un prolongement, décliné au féminin, du deuxième long métrage de Joachim Trier, Oslo, 31 août. Le spleen suicidaire et la toxicomanie y laissent la place à l’indécision immature de la génération Z norvégienne qui a beaucoup de temps pour réfléchir et un peu de mal à passer à l’action. Joachim Trier, cousin scandinave d’Olivier Assayas, Mickaël Hers et Mia Hansen-Love excelle à filmer les sentiments, les relations amoureuses et le passage du temps. Le titre international désigne ironiquement Julie comme « la pire personne au monde » mais il est pourtant difficile d’imaginer une jeune femme plus attachante, émouvante et lumineuse malgré ses atermoiements, à laquelle Renate Reinsve, véritable révélation de ce début de festival, apporte bonté et beauté. En abordant les thèmes de l’amour, du couple, de la fidélité, le film dessine autant le portait d’une femme occidentale d’aujourd’hui que celui de notre époque. Cartographe du cœur, Joachim Trier est également un styliste qui accorde un soin particulier à la texture de l’image (le film a été tourné en 35mm). « Il m’aura fallu du temps pour m’attaquer à un thème aussi universel que l’amour sans risquer de tomber dans le cliché, mais je pense avoir trouvé l’approche narrative et la forme filmique nécessaires à cette entreprise » déclarait le cinéaste lors du lancement du projet. En combinant une vision intimiste à plusieurs séquences virtuoses où les effets spéciaux illustrent l’état d’esprit de son héroïne, Julie (en douze chapitres) trouve un ton juste et novateur pour actualiser ces tranches de vie teintées d’ironie et de mélancolie. Olivier Père, 2021.

LA NUIT AMÉRICAINE

de François Truffaut, 1973, France, 1h55, Couleurs

avec Jacqueline Bisset, Jean-Pierre Léaud, Dani


RÉSUMÉ : Ferrand, célèbre metteur en scène, commence le tournage de son nouveau film, "Je vous présente Pamela", aux studios de la Victorine, à Nice. Le tournage se révèle long et difficile, d'autant plus que tous les personnages accumulent intrigues, passions et éclats, devant et derrière les caméras... 


POINTS DE VUE : Si fonder l’intrigue d’un film sur un tournage n’est pas nouveau, Truffaut donne à ce principe toute son ampleur. C’est un véritable documentaire romancé sur le sujet, posant la question qui hante le cinéma de Truffaut : « Le cinéma est-il supérieur à la vie ? » Joël Magny, Critique, 1995.


Ferrand, le metteur en scène affublé d'un sonotone (rien ne lui « parle », excepté le cinéma ?), commence le tournage de « Je vous présente Pamela ». Aux studios de la Victorine, à Nice, c'est un ballet ininterrompu d'acteurs mêlant (et confondant) vraie vie et vrai cinéma, et de techniciens qui réclament des précisions en enjambant des câbles. Une ruche où l'on vit deux fois plus fort, deux fois plus vite, au son de la musique de Georges Delerue, comme si la vie menaçait de s'arrêter dès la fin du film. Julie Baker, la jeune star qui joue Pamela, amoureuse de son beau-père, arrive sur le tournage avec son mari de trente ans plus âgé qu'elle. Alphonse, l'acteur éberlué qui voudrait tant savoir si « les femmes sont magiques », ne quitte le plateau que pour aller au... cinéma. Séverine se regarde vieillir dans le miroir de sa loge et noie ses souvenirs dans le champagne. L'accessoiriste et la scripte cherchent des solutions miracles pour Ferrand, à la fois omniprésent et comme absent. 

On a souvent dit qu'avec cette déclaration d'amour à son métier Truffaut voulait démontrer que le cinéma est plus important que la vie. Il montre, surtout, qu'il en est un condensé magique : la vie est formidable si on l'envisage comme un film. Guillemette Odicino, 2013. 

En 1972, peu de long métrages avaient mis en scène les coulisses d’un tournage. On peut citer deux exemples américains, sortis en 1952 : Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952) de Vincente Minnelli et Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain), de Stanley Donen et Gene Kelly. Plus près de nous, en 1963, il y eut Le Mépris de Jean-Luc Godard, le frère d’armes de Truffaut, avec qui il se fâchera justement après ce film. 

Il ne fait aucun doute que le cinéphile cinéaste a pensé à ces œuvres antérieures, au moment d’écrire le scénario de celui-ci. Il s’adjoint, pour ce faire, le concours de ses vieux complices Suzanne Schiffman et Jean-Louis Richard. 

Au cœur de l’histoire, et à différents niveaux, les références au septième art ne vont évidemment pas manquer : pour le casting, Truffaut fait appel à Jean-Pierre Aumont, jeune premier des années 30 et 40, qui construisit sa carrière aux États-Unis, Valentine Cortese, actrice italienne (elle fit aussi un passage par Hollywood), et Jacqueline Bisset, à cette époque déjà une star, mais qui n’avait tourné qu’un seul film en France. 

Puisant dans son propre univers, le metteur en scène demande à Jean-Pierre Léaud d’incarner un acteur immature et imprévisible, tout à fait semblable à Antoine Doinel, l’un des personnages récurrents de son œuvre (son double en quelque sorte).
Les clins d’œil cinéphiles abondent : ainsi, dans une séquence, Ferrand reçoit un paquet contenant de nombreux ouvrages sur le cinéma, consacrés à Rossellini, Lubitsch, Hawks... et Godard ; à un autre moment, c’est un (faux) carrefour des studios qui s’orne d’une plaque : la rue Jean Vigo ! 

Le metteur en scène s’est lui-même donné le rôle... du cinéaste qu’il a rendu sourd d’une oreille et appareillé, comme à moitié tourné vers son monde intérieur. 

Le récit, déroulé comme un journal de bord, est émaillé de nombreuses anecdotes de tournage que l’on imagine vraisemblables ou, tout au moins, qui trouvent leur origine dans un fait réel. À titre d’exemple, il y a une scène refaite de nombreuses fois devant le bungalow des deux amants en fuite, impliquant un chaton sensé venir laper un bol de lait, mais qui s’y refuse. Cette courte séquence, pourtant anodine, renvoie à une autre quasiment similaire dans La peau douce, autre réalisation de Truffaut datant de 1964, impliquant aussi un couple illégitime. 

Le film en cours de tournage est un mélodrame assez banal. Il s’agit d’un choix volontaire, pour que notre intérêt ne se détourne pas inutilement vers le sujet secondaire. L’important est le tournage, les problèmes techniques, le comportement des acteurs, le financement toujours incertain... 

La réussite de ce long métrage est aussi liée à sa musique due à Georges Delerue, devenue célèbre par elle-même, et qui donne un contrepoint génial et poignant aux scènes de tournage. 

À ce jour, La nuit américaine reste l’un des plus belles fictions sur le cinéma et de fait, l’un de ses plus vibrants hommages. En 1974, elle conduira François Truffaut à recevoir l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Fabrice Prieur, 2022. 

LES AMOURS D’ASTRÉE ET DE CÉLADON

d’Éric Rohmer, 2007, France/Italie/Espagne, 1h49, Couleurs

avec Cécile Cassel, Andy Gillet, Stéphanie Crayencour


RÉSUMÉ : Dans une forêt lointaine, un berger amoureux d'une bergère se suicide de désespoir. Les nymphes le sauvent mais lui interdisent de revoir son aimée. 


POINTS DE VUE : Adaptation de l'ample roman pastoral rédigé entre 1607 et 1627 par Honoré d'Urfé, ce film n'en est pas moins un concentré de « rohmérismes » : un scénario à base de foi endurante qui pourrait avoir été écrit ex nihilo par l'auteur des six Contes moraux, plus une réalisation qui semble se jouer de ce scénario, selon l'inimitable touche du maître. 

Céladon est-il fidèle à Astrée ? La grande affaire des deux protagonistes, c'est leur amour exclusif, indéfectible et sacré. Or cet idéal est sans cesse menacé. L'ambiguïté culmine avec le stratagème auquel Céladon est acculé dans la seconde moitié de l'histoire — il se travestit. Déjà, la finesse de traits du comédien (Andy Gillet) fait de ce procédé vieux comme le monde une expérience troublante : Céladon ressemble soudain à une blonde nièce de Carole Bouquet. Surtout, cette « fille » qu'il devient exerce une attraction irrépressible sur Astrée. De quoi interroger, cette fois, la fidélité — et les goûts sexuels — de la bergère. C'est la première fois dans l’œuvre de Rohmer que la sensualité déborde à ce point le verbe et la volonté, selon un crescendo épidermique qui dit à la fois le triomphe des grands sentiments et leur défaite. Louis Guichard, 2016.

À 87 ans Rohmer réussit une adaptation d’une partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, roman fleuve de plus de 5000 pages publié de 1607 à 1627. L’Astrée est un roman pastoral qui se déroule au Vème siècle, dans une communauté gauloise du Forez. 

Le berger Céladon et la bergère Astrée s’aiment d’amour pur. Trompée par un prétendant, qui lui fait croire à l’infidélité de son amoureux, Astrée congédie Céladon qui, de désespoir, se jette dans le Lignon. Elle le croit mort, mais il est secrètement sauvé par des nymphes. Fou d’amour et de désespoir, convoité par les nymphes, entouré de rivaux, Céladon est contraint de se déguiser en femme pour côtoyer Astrée. 

Rohmer dédie son film à Pierre Zucca qui le premier projeta, sans succès, de porter à l’écran le roman d’Honoré d’Urfé. Rohmer s’empare à sa manière inimitable d’un classique de la littérature française qui connut un succès considérable dans toute l’Europe. C’est l’occasion pour lui d’aborder les thèmes de la tentation et de la fidélité, centraux dans son œuvre. Cette histoire lui permet également de filmer à nouveau des jeunes gens en proie au désordre des sens et des sentiments. L’importance des mots dans Les Amours d’Astrée et de Céladon n’élude en rien le souci de la composition, omniprésent dans l’œuvre de Rohmer. Il s’agit sans doute de l’un de ses films les plus ouvertement pictural, d’un raffinement et d’une précision inouïe dans les attitudes et les déplacements des protagonistes dans le cadre, que ce soit dans des paysages champêtres ou l’intimité d’une alcôve. Equilibre et grâce, sensualité et raison, fraîcheur et fantaisie : l’ultime création de Rohmer est une merveille pour les yeux et les oreilles. On ne pouvais rêver plus beau testament cinématographique de la part du plus précieux auteur de la Nouvelle Vague, à la régularité et à l’inspiration sans failles. Olivier Père, 2017.

TESS

de Roman Polanski, 1979, GB, 3h05, Couleurs

avec Nastassja Kinski, Peter Firth, Leigh Lawson


RÉSUMÉ : En Angleterre, à la fin du XIXe siècle. Le pasteur Marlott révèle à John Durbeyfield, un paysan ignare et misérable, qu'il est apparenté, ainsi que le prouve son nom de famille, à la noble et riche famille d'Urberville. John perçoit aussitôt les avantages qu'il peut tirer de cette nouvelle situation et décide d'envoyer sans tarder sa fille Tess au manoir de Trantridge. Quelque peu surpris de se découvrir soudain une cousine jusque-là inconnue, les d'Urberville acceptent finalement d'accueillir Tess, mais la relèguent au rang de vulgaire domestique. Séduite par Alec d'Urberville, Tess attend bientôt un enfant de lui. Elle en cache la naissance dans la maison de ses parents, mais le nourrisson meurt en bas âge... 


POINTS DE VUE : Depuis longtemps, Polanski rêvait de porter à l’écran le chef-d’œuvre de Thomas Hardy. Son perfectionnisme légendaire est ici mis au service d’une reconstitution minutieuse, dont le tournage a duré huit mois ! L’ensemble bénéficie d’une magnifique photographie et de l’interprétation de Nastassja Kinski, qui y gagna ses galons de star. Gérard Lenne, 1995.


C’est l’actrice Sharon Tate qui fit découvrir le roman de Thomas Hardy à Polanski, son mari. Dix ans après son odieux assassinat par les disciples de Charles Manson, le cinéaste lui dédiait cette illustration naturaliste et funeste du destin tragique d’une jeune beauté dans le Dorset du XIXe siècle. Tess Durbeyfield est belle et pure. Son fermier de père apprend que sa famille serait la branche démunie d’une haute lignée aristocratique, les d’Urberville. Tess est envoyée chez eux, sa seule grâce pour référence. Début d’un long martyre silencieux... 

Esthétiquement, la réussite est totale, fruit d’un impressionnant travail de reconstitution. Pendant des mois, l’équipe créa les costumes, retrouva le mobilier d’époque, réinventa le Dorset sur les côtes bretonnes et normandes (allant jusqu’à replanter des centaines d’arbres et à recouvrir l’asphalte de terre) pour un long tournage au rythme des saisons. C’est cette perfection languide et distinguée de gravure anglaise qui finit par engendrer le malaise. Pour Tess, qui ne trouvera jamais de place ni de repos, chaque ciel orageux, chaque lande apparaissent comme un tombeau naturel. En Nastassja Kinski, Polanski trouva l’incarnation idéale de l’innocence piétinée par les orgueils et les préjugés. Guillemette Odicino, 2022.

Tess est l'adaptation du roman Tess d'Urberville, publié en 1891 par l'écrivain anglais Thomas Hardy. Ironie du sort, c'est l'ex-femme de Polanski, Sharon Tate, assassinée par des disciples de Charles Manson le 9 août 1969 alors qu'elle était enceinte de huit mois, qui a fait lire le roman à Roman Polanski

Tess est connu pour la qualité de sa reconstitution, en Normandie et en Bretagne, de la campagne anglaise du Dorset au XIXe siècle. Certaines scène d'extérieur sont si picturales qu'on dirait des tableaux de Turner [1775-1851]. 

Polanski avait un sens du détail qui confine au maniaque, il offre un voyage dans le temps et fait surgir un monde disparu. Il a ainsi fait venir veaux et vaches d'Angleterre car le cheptel normand n'était pas raccord. Pour les scènes de moisson, il avait demandé, un an à l'avance, de ne pas mettre d'insecticide pour que poussent bleuets et coquelicots au milieu du blé, comme à l'époque du roman. 

« Il y a une chose que j'ai adoré faire, c'est scénariser la musique, la rendre partie intégrante du film. Quand Tess se fait violer, c'est la musique qui viole et qui indique qu'il se passe une chose très grave parce qu'on ne voit rien. J'ai mis la musique en scène par rapport à ce que Roman avait tourné et ne voulait pas montrer. En fait, la musique d'un film doit ressembler à la tête du metteur en scène. Dans Tess, la musique est un portrait de Roman. C'est son âme. » (Philippe Sarde)

Il est pourtant, artistiquement, au sommet de sa gloire. Il vient de réaliser à Hollywood deux gros succès, qui ont confirmé sa réputation de cinéaste de premier plan : Rosmary's Baby (1968) et Chinatown (1974). Quand il débarque en France en 1978 pour commencer la préparation de Tess, il convainc sans mal Claude Berri, grand admirateur de Polanski, de produire son film. Le tournage est loin d'être une sinécure : neuf mois sur quatre saisons et quarante lieux différents, en Basse- Normandie, Bretagne, Pas-de-Calais, pour s'achever dans les studios de Joinville et d'Epinay. Le budget faramineux de onze millions de dollars en fait le projet le plus cher jamais produit en France. 

Elle a 15 ans lorsqu'elle rencontre Polanski pour la première fois, 17 ans au moment du tournage. On leur prête une relation qui a naturellement, encore une fois, défrayé la chronique. Le cinéaste est fasciné par la pureté, les côtés ingénu et soumis de l'actrice qui conviennent parfaitement au rôle. L'identification entre l'actrice et son personnage est totale : Nastassja Kinski est Tess d'Urberville. 

« Tess pose un problème d'interprétation très difficile à résoudre, expliquait Polanski au moment du tournage, il faut que la comédienne qui incarne l'héroïne ait un talent exceptionnel, et en même temps qu'elle soit très jeune (17 ou 18 ans maximum). David O. Selznick, qui a longtemps travaillé sur une adaptation, pensait confier le rôle à sa femme, Jennifer Jones. Mais elle était déjà trop âgée. » 

Pour façonner sa muse, Polanski l'a envoyée faire un stage de plusieurs semaines dans le Dorset pour qu'elle se familiarise avec le dialecte que l'on parle dans cette région et avec les mœurs des paysans. Son port de tête, son élégance, sa pure beauté rappellent Ingrid Bergman à ses débuts. Même si Nastassja Kinski a eu des dizaines de petits rôles depuis, et dernièrement dans Inland Empire, de David Lynch (2006), aucun n'a l'aura ni la puissance dramatique de Tess. Jérémie Couston, 2012.

Dans l’Angleterre du XIXème un paysan du Dorset, John Durbeyfield, découvre par hasard qu’il est le dernier descendant d’une grande famille d’aristocrates. Motivé par le profit qu’il pourrait tirer de cette noblesse perdue, Durbeyfield envoie sa fille aînée, Tess, se réclamer de cette parenté chez la riche famille des d’Urberville. Le jeune Alec d’Urberville, charmé par la beauté de sa cousine, accepte de l’employer et met tout en œuvre pour la séduire. 

C’est l’un des chefs-d’œuvre de Roman Polanski, sans doute son film le plus romanesque et l’un des plus intimes, dans lequel le cinéaste abandonne son humour grinçant et absurde pour reconstituer tout un pan de la société anglaise du XIXème siècle et dresser le portrait d’une jeune femme qui va expérimenter toute la cruauté du monde et des hommes. 

En mai 2012 durant le Festival de Cannes, sur une plage heureusement couverte et menacée d’inondation par la pluie abondante nous avions rencontré Nastassja Kinski l’héroïne de Tess, icône des années 80 qui fit rêver beaucoup de spectateurs et de cinéastes : Francis Ford Coppola dans Coup de cœur, Paul Schrader dans La Féline, Wim Wenders dans Paris, Texas pour ne citer que trois de ses films les plus emblématiques. Avec Tess bien sûr, qui propulsa la belle Nastassja sur le devant de la scène internationale après quelques petits rôles ou des titres plus anecdotiques, comme ses deux premiers films, une apparition dans Faux Mouvement de Wim Wenders en 1975 et une production horrifique tardive de la Hammer, Une fille... pour le diable avec Richard Widmark et Christopher Lee l’année suivante. 

Les choses sérieuses commencèrent avec sa rencontre avec Polanski : « Roman Polanski m’a demandé de lire le roman de Thomas Hardy. Je l’ai lu deux fois. On s’est revu et on a parlé de l’histoire. Il m’a dit qu’il voulait faire ce film depuis un moment, d’abord avec sa femme Sharon Tate qui lui avait fait découvrir le livre. Il était en préparation et il voulait que j’interprète le rôle à condition de perdre mon accent allemand et de prendre un accent anglais crédible. Pour cela je devais aller vivre dans la campagne anglaise, vivre seule dans la nature. Je suis allé à Londres et j’ai étudié avec une « coach » du London National Theater, plusieurs mois avant le début du tournage. Ensuite Roman a voulu que je fasse des essais. Il était très sérieux. J’étais très jeune et je rigolais, il me regardait et demandait si j’étais prête. 

Roman choisit ses acteurs avec beaucoup de soin et de passion et il établit ensuite avec eux une vraie relation. Il te fait confiance et tu veux lui donner le meilleur de toi. C’était ma préoccupation. Je l’aimais et je l’admirais tellement que je ne voulais pas le décevoir. J’ai aimé tourner ce film, le travail avec l’équipe, tout ce qui participe à la fabrication d’un film. Tous les jours n’ont pas été roses, le tournage a duré dix mois. Mais l’équipe était extraordinaire, c’était quelque chose d’unique que je n’ai plus jamais retrouvé. 

Le grand directeur de la photographie Geoffrey Unsworth est mort au milieu du tournage (c’est Ghislain Cloquet qui l’a remplacé) Roman est toujours très proche avec son monteur et son directeur de la photographie. Il aimait tellement Geoffrey. Le soir où nous allions dîner, Geoffrey n’était pas là, il avait deux minutes de retard. Et Roman, instinctivement, a senti qu’il y avait un problème et il a couru le chercher. Ils étaient connectés ensemble. C’était un moment très triste, dramatique. Tess est le premier film où j’ai pris le métier d’actrice au sérieux. Roman était très fâché avec moi parce que nous nous préparions beaucoup pour Tess, nous allions voir Lee Strasberg, et dans l’intervalle j’ai tourné La Fille d’Alberto Lattuada avec Marcello Mastroianni. J’étais jeune, je n’avais pas de guide. Et ensuite j’ai tout dit et tout donné à Roman. » 

Quand on lui demande si Tess demeure son film préféré, Nastassja Kinski hésite : « Chaque expérience est importante dans la vie, et les autres films ont compté aussi. Mais c’est vrai que Tess a été pour moi le moment du passage de l’adolescence à l’âge adulte, donc une étape importante dans ma vie. La même chose survient au personnage de Tess : au début du film c’est une jeune fille, et à la fin une femme. » 

Sur l’éventuelle identification de la jeune actrice avec son personnage au cours du tournage, Nastassja Kinski répond : « J’ai travaillé sur l’identification au personnage, et à la fin du film j’habitais Tess. Mais je pense surtout que c’est Roman Polanski qui s’est identifié à Tess. » 

Jamais en effet Polanski n’a été aussi proche de l’un de ses personnages, au point de pouvoir dire « Tess c’est moi » (sauf peut-être le pianiste du film homonyme, pour des raisons plus évidemment autobiographiques.) 

À l’époque de Tess, on a beaucoup comparé Nastassja Kinski à Ingrid Bergman ou Audrey Hepburn à cause de sa beauté diaphane et de la pureté angélique de ses traits. Notre rencontre avec Nastassja Kinski se termine par une belle déclaration d’amour de l’actrice à une autre actrice. 

« J’avais une grande admiration pour Romy Schneider, comme actrice et comme femme. J’étais très jeune mais c’était comme si je la connaissais depuis toujours, elle était dans mon cœur. Elle était très directe, simple, une personne lumineuse, entière et émouvante. Je me souviendrais toujours de ma rencontre avec elle. » Olivier Père, 2013.

ADIEU MA CONCUBINE

Bawang Bieji

de Chen Kaige, 1993, Taïwan/Hong-Kong/Chine, 2h50, Couleurs

avec Leslie Cheung, Zhang Fengyi, Gong Li


RÉSUMÉ : Un jeune garçon efféminé se voit confier, dès son plus jeune âge, à un maître de chant qui l'initie aux maintes subtilités de l'opéra classique chinois. Au côté d'un ami très proche, il devient une grande vedette, alors que les Japonais envahissent Pékin. Récalcitrant, il est jeté en prison... 


POINTS DE VUE : 1925 : à l’académie de maître Yuan, qui enseigne l’opéra chinois, le jeune Douxi se lie d’amitié avec Shitou. Dix ans plus tard, ils sont devenus des stars de l’Opéra de Pékin. 

« J’ai dénoncé et critiqué mon père en public. Je l’ai trahi lorsque j’avais 14 ans. Je ne me pardonnerai jamais ce que j’ai fait, et c’est ce savoir que j’ai eu envie de transmettre à travers Adieu ma concubine », expliquait Chen Kaige au Festival de Cannes 1993, où son film obtint (ex aequo avec La Leçon de piano) la Palme d’or. La veine autobiographique apparaît dans cette fresque qui traverse l’histoire de la Chine, emporte les individus dans la tourmente des idéologies. 

La première heure — l’initiation des enfants artistes — est extraordinaire de beauté et de violence ; la suite est plus classique. On a reproché à Chen Kaige d’avoir fait un film pour l’Occident... On ne peut pourtant le critiquer pour avoir rendu compréhensibles les soubresauts historiques chinois, ni pour s’être appuyé sur des comédiens extraordinaires — le regretté Leslie Cheung et la sublime Gong Li en tête. Par le romanesque, le cinéaste atteint à l’universel, et le dénouement est poignant. Aurélien Ferenczi, 2021.

Peu après la mort de Qinshi-huang, en 206 avant Jésus-Christ, des seigneurs renversent la dynastie Qin et combattent pour le pouvoir en divisant le pays. Ils réduisent à néant les efforts de l’empereur défunt. deux dynasties dominantes s’affrontent, les Han et les Chu. Une nuit, le roi de Chu dresse son camp dans la vallée de Gaixa. Sa concubine lui annonce que l’on entend dans la vallée les chants de la terre Chu, signe de la défaite. Refusant d’obéir au roi qui lui ordonne de le quitter, Yu Ji la concubine danse une dernière fois pour son roi et, s’emparant de son épée, se tranche la gorge. La densité de la fable ne permet pas aux spectateurs de la saisir dès la première évocation dans sa totalité. peu importe : sa récurrence partielle lors des nombreuses représentations filmées joue une fonction de rituel.

L’opéra populaire créée par l’un des maîtres de l’Opéra de Pékin, Mei Lanfang, en 1921, relève du partage des valeurs imaginaires fortement ancrées dans les consciences chinoises contemporaines. En adaptant le roman de Lilian Lee, Chen exprime son désir de travailler, au sein du lieu commun, à l’élargissement et à la réactivation des mythes. Il évoque à nouveau la folie des hommes pris dans l’affolement des passions collectives et l’élan de la dispersion, les mondes de l’art du fantasme et de l’illusion, la recherche d’une identité sexuelle et individuelle à travers l’amour, le désordre et la modernité bouleversant les conventions établies par la tradition et l’impuissance de la sagesse à rétablir l’unité perdue du monde. La Vie sur un fil aboutissait à la découverte du non-sens historique dans un lieu de souffrance commun utopique représenté par le désert ; la fable se déroulait sur un mode intemporel qui laissait à la métaphore le soin d’exprimer la dimension référentielle du récit, le présent du spectateur. Adieu ma concubine, au contraire, aborde frontalement la référence temporelle et renoue avec la représentation d’une « totalité » historique. Le récit se développe sur une période de cinquante-trois ans, depuis la fin de la domination politique de la Chine par les seigneurs de la guerre en 1924 jusqu’à l’année 1977, après l’arrestation de la « bande des quatre » qui met un terme à la Révolution culturelle. Alors que Zhang Yimou s’attachait l’an dernier dans Qui Ju, une femme chinoise à dépeindre l’aspect naturel et social de la Chine d’aujourd’hui, Chen Kaige pose le cinéma chinois au cœur de la réalité culturelle et politique contemporaine.

La remarquable réussite d’Adieu ma concubine tient à deux raisons essentielles. La première consiste en une intelligence narrative exceptionnelle, configuratrice d’une époque. Elle unifie dans la totalité d’une représentation le champ de l’action du récit. La fiction obéit à la logique implacable et contraignante d’un scénario relativement traditionnel et s’achève dans la refiguration de l’époque vécue et révolue. le second point souligne l’impeccable photogènie s’intégrant parfaitement à la mise en scène épique et lyrique du film.

La préfiguration d’une époque passe par l’usage inévitable de la chronologie. Chen procède à une figuration du temps de manière réaliste ; des dates ouvrant des séquences se succèdent. Les séquences sont structurées en périodes, soit des intervalles de durée marqués par des événements historiques reconnus importants. Les événements en question sont extérieurs à l’action des personnages habitant le récit (partition politique de la Chine en provinces controlées par les seigneurs de la guerre en 1924, déclaration de guerre au Japon en 1937, reddition japonaise marquant le début de la guerre civile entre nationalistes et communistes en 1945, victoire communiste en 1949, Révolution culturelle en 1966). La chronologie marque des repères inscrivant la fiction dans une temporalité « réelle » (référée au temps de la vie). Certes, le « vrai temps » figue par cette chronologie (de 1924 à 1977) n’existe plus - il n’est qu’une illusion réaliste ; mais d’une part, sa présence calendaire rend la mimesis possible en situant l’action du récit dans la vie du spectateur ; d’autre part, il réalise la synthèse qui structure ce même récit.

La fonction des deux courtes séquences d’ouverture et de clôture du film est capitale pour l’intelligence narrative du récit. Dans la première, deux hommes grimés et costumés entrent dans un stade désert gardé par un vieil homme bouleversé par cette apparition inattendue. Dans la dernière, les deux personnages du début interprètent dans ce même stade leur opéra fétiche : Adieu ma concubine. Le repère temporel de l’action est encore donné par la chronologie : dans les deux séquences, nous sommes en 1977. Au-delà du simple bouclage formel (esthétique) de l’excipit sur l’incipit, le procédé révèle un souci de légitimité face à la vérité historique. D’où parle en effet Chen Kaige ? Précisément de l’année 1977 du temps calendaire où s’inaugure et se clôt l’action de son film. L’année 1977 localise le point de vue temporel d’où s’exerce sa vision de l’Histoire ; elle situe le présent du récit. Ce « moment axial », comme dit Ricœur, est celui de la mort du « grand homme » (celui qui par sa présence et son action a marqué l’Histoire) : Mao Zedong. La mort de Mao, lieu de collision entre le temps mortel privé et le temps public, ordonne le changement de génération. L’année 1977 a pour le spectateur une fonction sociale d’unification du temps du récit. La date calendaire ainsi figurée fonde transcendentalement la représentation de l’Histoire développée par Chen Kaige et permet à tous les événements du récit d’acqérir une position dans le temps ; elle nous fournit un axe d’interprétation. Chen est travaillé diégétiquement par la question. Xiaolou et Dieyi, les deux personnages principaux, acteurs d’opéra, jouent toujours la même pièce, mais malgré l’identité de son contenu et de sa forme à chaque représentation, Adieu ma concubine (la pièce) acquiert une interprétation différente selon la période pendant laquelle elle est jouée et la nature du public (les Chinois de la société traditionnelle, les Japonais occupant la Chine ou les communistes chinois révolutionnaires). Le point de vue temporel de l’année 1924 est révisé par celui de 1937, celui de n’année 1937 est révisé en 1945, et ainsi de suite. Le choix de l’année référentielle est donc capital pour le spectateur puisqu’il oriente idéologiquement l’interprétation des événements historiques qui servent de cadre au récit.

Grace aux événements datés par la chronologie, la vie des personnages reçoit également une situation. Du refus d’obéir aux règles imposées par les maitres lors de leur apprentissage jusqu’à leur fuite hors de l’enceinte protectrice du monde, Chen s’attache à montrer dans une veine intimiste le lien affectif d’amitié familiale qui unit deux enfants orphelins. Cette période initiatique à l’Opéra de Pékin pour les deux enfants représente probablement la part la plus personnelle du film. Chen excelle dans la peinture impressionniste de l’apprentissage douloureux d’un art exigeant. De La Grande Parade à La Vie sur un fil, tous ses personnages sont marqués par la soumission à des règles et des codes traditionnels stricts. Leur identité se structure au fur et à mesure des épreuves qui scandent les différentes étapes de leur vie. Il en sera de même dans Adieu ma concubine. La fragilité féminine de Douzi (Dieyi deviendra son nom de scène) et la finesse de ses traits renforcent par contraste la vigueur virile et la robustesse de Shitou (le futur Xiaolou). Déjà l’apparence détermine la répartition des rôles : parce que les rôles de femmes sont joués par des hommes. Douzi sera choisi par ses maîtres pour interpréter la concubine. L’obstination terrible de Douzi à refuser un rôle de femme signifie dès le départ toute la force de sa détermination. Le héros est le personnage absolument déterminé du récit ; il est l’élément constant et constitué qui résiste à l’affectation de la temporalité historique. Les paroles du jeune garçon - « Je ne suis pas une fille » - expriment à plusieurs reprises sa résistance face à un monde totalement oppressant. L’ordre implacable et successif des événements le conduit à différents points de rupture. Chaque fin de période marque une étape supplémentaire dans sa chute ; elles impriment le relâchement de sa tension vers l’Absolu. Ce désir d’Absolu, aiguisé par les compromissions, entraîne l’oubli du principe de réalité et provoque la fuite de Dieyi-Douzi dans la confusion entre le monde et l’art. Le monde existe à peine pour Dieyi ; lors du procès établi à son encontre pour collaboration avec les Japonais (pendant l’invasion de 1937), le visage des juges, filmé du point de vue de Dieyi, est brouillé par un effet de flou. L’identité sexuelle de Dieyi est du même coup remise en cause par cette recherche de l’Absolu dans l’art. La concubine, qu’il interprète, détermine totalement sa vie hors de la scène. la vie au théâtre est si réelle qu’il n’est pas rare que Dieyi conserve dans la vie le masque du théâtre. Différent dans sa manière d’être au monde, Xiaolou n’est pas impliqué de la même manière dans son rôle. Dès l’enfance, l’empreinte des conventions (y compris jusque dans les punitions corporelles infligées par le maitre) ne marque que superficiellement le jeune acteur. Même sévèrement battu, il joue la comédie de la douleur en grimaçant comiquement et en effectuant des mimiques grotesques dans le but d’amuser ses camarades. Les souffrances de Dieyi lui seront épargnées, en revanche, Xiaolou sera davantage affecté par mal temporalité objective et les aléas de l’Histoire. Son engagement politique contre les Japonais, par exemple, lui vaudra d’être emprisonné. L’intrusion de la prostituée, la femme horriblement naturelle, fait éclater au grand jour l’homosexualité de Dieyi et son amour tacite pour Xiaolou. L’apparition de Gong Li aère le récit guetté par les conventions et l’académisme. Prostituée à la vulgarité affichée, amante jalouse, puis épouse déterminée et héroïque, son personnage échappe à l’ « archétypage » des rôles et vient perturber le déroulement linéaire des événements. Prise entre le temps du mythe et celui de l’Histoire, la femme (marchandise dans la société patriarcale) est condamnée à vivre la temporalité sur le mode de la fuite ; elle n’acquiert une identité que dans la multiplicité des rôles. Solution sans issue : Juxian (Gong Li) est finalement rejointe par le temps du mythe où s’accomplit son inéluctable destin de concubine.

Si le sens qui se dégage de l’histoire collective est plutôt un non-sens, c’est parce que l’époque immédiatement antérieure à celle d’où s’exerce le point de vue (1966 à 1977) est celle d’une monstrueuse aberration : la Révolution culturelle. Conceptuellement et historiquement , elle marque un moment de confusion épouvantable entre la politique et la culture. Révolutionner la culture équivalait à rendre absolument temporel, politique et immanent le temps mythologique, culturel et transcendant, autrement dit à détruire le sens. Là encore, Chen met en scène le phénomène ; en 1949, l’existence de l’Opéra de Pékin est menacé par le théâtre moderne où la beauté poétique se veut l’expression de l’âme publique des « masses laborieuses ». Dans une dispute qui oppose Dieyi à Xiao Si (son fils adoptif) sur les planches du théâtre de Pékin, deux conceptions de l’art s’affrontent. L’éternelle et traditionnelle beauté de l’Opéra de Pékin est remise ne question par la beauté temporelle transitoire du théâtre moderne. L’opéra traditionnel est le lieu éthique de résistance à la corruption du temps. Son caractère achronique rend possible la formation des identités individuelles et collectives stables dans un contexte où règne la confusion ; mais il nécessite une codification et une ritualisation extrêmes.

Ce débat entre tradition et modernité artistiques se répercute dans la mise en scène. Le maintien du temps de la tradition au cœur même de la modernité est le vrai sujet du film. La photogénie porte toute la force du mythe. Elle imprime sur la pellicule les couleurs, les sentiments et les comportements codifiés des personnages grâce, notamment, aux maquillages et aux costumes extrêmement déterminants dans leur fonction. Ainsi la filtre rouge (couleur symbolisant la loyauté dans le maquillage) instaure et codifie les rapports amoureux entre Dieyi et Xiaolou, mais aussi entre Xiaolou et Juxian lors de la scène de bordel (théâtre de Juxian) qui débouche sur une annonce de mariage inattendue. La grande beauté plastique du film n’est ni artificielle ni académique et s’intègre parfaitement dans la culture chinoise traditionnelle et populaire. Chen reste fidèle aux principes d’un art exigeant mis au service de tous.

C’est la force du mythe qui parvient à faire exister le monde. La difficulté qu’a le cinéma aujourd’hui à engendrer des mythologies (en Occident, seul De Oliveira y parvient à force d’ironie, mais le mythe de madame Bovary est précisément décadent), cette difficulté rend la réussite de Chen Kaige admirable. À la tendance européenne néo-réaliste des années cinquante de Qui Ju, une femme chinoise, de style miniaturiste, impressionniste et comique, Adieu ma concubine oppose une tendance américaine classique, de style lyrique, expressionniste et dramatique, des mêmes années cinquante. Les deux cinéastes sont cependant liés par le souci de la beauté plastique et de la photogénie. Si pour l’un comme pour l’autre (comme l’a écrit Hegel), l’histoire du monde n’est pas le lieu du bonheur, la beauté (comme l’a dit quelque part Stendhal) en sera la promesse. F.R. Positif, 1993.

Une série de superbes morceaux de bravoure sur l’Opéra de Pékin et les temps forts de cinquante ans d’histoire chinoise. Ce ne serait qu’un (très bel) album d’images sur la Chine à l’usage des étrangers si le personnage pathétique de Dieyi ne venait le charger d’une rare qualité d’émotion : on vibre à l’unisson de cet artiste auquel le talent apporte à la fois la gloire, la solitude affective et le malheur. Ne pouvant être lui-même et heureux qu’en représentation, le suicide sur scène sera finalement pour lui le seul moyen de faire enfin se rencontrer la vie réelle et la vie jouée. Larousse, 1995.


LETTRE D’UNE INCONNUE

de Max Ophuls, 1948, US, 1h30, Noir et Blanc

avec Joan Fontaine, Louis Jourdan, Mady Christians


RÉSUMÉ : À Vienne, au début du XXe siècle, sur le point de se battre en duel avec un mari trompé, Stefan Brand, un pianiste célèbre, reçoit une lettre d'une femme inconnue. Surpris et mal à l'aise, il apprend qu'il l'a rencontrée trois fois sans la voir ni la reconnaître vraiment. En fait, Liza Berndle était l'une de ses voisines. Adolescente, elle était follement éprise de Stefan. Mais celui-ci disparut sans même savoir le nom de celle à qui il a laissé un enfant. Liza s'est ensuite mariée à un diplomate, et continua à mener son existence sans jamais oublier cet amour de jeunesse à qui elle révèle qu'ils se sont maintes fois croisés... 


POINTS DE VUE : Fraîchement accueilli à sa sortie, Lettre d’une inconnue a été depuis reconnu comme un des plus beaux films (sinon le plus beau…) de Max Ophuls. Fidèle à l’esprit de la célèbre nouvelle de Zweig dont il s’inspire, le chef-d’œuvre d’Ophuls porte à son apogée les thèmes de prédilection du cinéaste : la fuite du temps, le déchirement des cœurs derrière l’apparence de la frivolité, l’illusion du bonheur face à la prescience de la mort. Les dialogues du film sont admirables, mais comme toujours, Ophuls en exprime plus encore avec ses mouvements de caméra ; lentement, il vient cadrer, dans l’escalier, l’entrée de Liza chez Stefan, de la même façon qu’il avait montré celle d’une courtisane, au cours d’une précédente séquence, et tout est dit sur le « sentiment » du protagoniste vis-à-vis de l’héroïne. Le film avait été produit par John Houseman (Citizen Kane, Jules César) pour la maison de production de William Dozier, alors marié à Joan Fontaine (Rampart Prod.). Ni elle ni Louis Jourdan ne retrouveront par la suite de rôles aussi parfaits. N.T. Binh, Critique et Producteur, 1995.


Deuxième film américain de Max Ophuls (orthographié « Opuls » au générique, afin d’être plus facilement prononçable par le nouveau public du cinéaste), produit à Hollywood par le studio Universal, Lettre d’une inconnue reste fidèle à la culture de la Mittel Europa chère à Ophuls puisqu’il s’agit d’une adaptation du roman de Stefan Sweig dans laquelle le cinéaste reconstitue avec son raffinement habituel la Vienne du début XXème siècle, au son de Liszt, Mozart et Wagner. C’est sans doute l’un des plus beaux films jamais réalisés sur la passion amoureuse, à travers le bouleversant destin d’une femme secrètement amoureuse toute sa vie d’un homme brillant, séducteur et volage. Stefan Brand, un célèbre pianiste vieillissant (Louis Jourdan) que l’on vient de provoquer en duel sans qu’il en comprenne la raison reçoit une lettre d’une femme inconnue de lui, Lisa Berndle (Joan Fontaine). Celle-ci lui retrace l’amour qu’elle a éprouvé secrètement pour lui depuis son enfance. Elle évoque les trois rencontres à différents âges de sa vie et les rares étreintes que son amant voulut bien lui accorder, inoubliables pour elle, tandis qu’il n’en a gardé aucun souvenir. Jusqu’à la lecture de cette lettre qui lui fait prendre conscience de sa cruauté et de son égoïsme, ouvrant un récit virtuose constitué d’un long retour en arrière. 

Ophuls a réalisé d’autres films aux Etats-Unis avant de revenir en France dans les années 50, mais aucun n’atteint la perfection de Lettre d’une inconnue qui figure sans conteste parmi les plus beaux films de l’histoire du cinéma. Le film d’Ophuls nous offre aussi le bonheur de revoir Joan Fontaine, disparue le 15 décembre 2013 et magnifique dans ce qui demeure sa meilleure interprétation. Olivier Père, 2014.

LA CHAMBRE DU FILS

La Stanza del figlio

de Nanni Moretti, 2001, Italie/France, 1h39, Couleurs

avec Nanni Moretti, Laura Morante, Giuseppe Sanfelice


RÉSUMÉ : À Ancône, en Italie. Giovanni, un psychanalyste, vit des jours heureux auprès de sa famille. Sincèrement désireux d'aider les autres, Giovanni est un thérapeute attentif et dévoué. Un dimanche, son fils meurt après s'être perdu dans une grotte sous-marine. Rongé par la culpabilité, Giovanni s'enfonce... 


POINT DE VUE : C'est une famille unie, jusqu'à la mort accidentelle du fils. Ce moment fatidique est différé le plus loin possible, jusqu'au mi-temps exact du film. Or tout se passe comme si l'avant contenait l'après. Qui sait si cet « avant » n'est pas un long flash-back ? Celui d'un père hanté par la culpabilité, taraudé par le besoin de revenir en arrière pour déjouer le destin. C'est tout le film qui veut ça : rendre compte d'un rapport totalement perturbé, fracturé, au temps, à la paternité comme à la filiation. 

Ne reculant pas devant les scènes incontournables (la mise en bière éclipse mille scènes d'enterrement vues ailleurs), la réalisation de Moretti s'attache à des détails concrets qui font la différence. C'est bouleversant, mais sans pathos. Avec un incroyable sentiment d'harmonie et de fluidité. La façon dont le père arpente l'appartement, ouvre une à une les portes en quête d'espace, comme pour sortir de chez lui (ou de lui-même), possède une vertu apaisante, qui se confirme dans le mouvement final, magnifique symbole du travail de deuil. Jacques Morice, 2017. 

UNE VIE TOUTE NEUVE

Yeo-haeng-ja

d’Ounie Lecomte, 2010, France/Corée du Sud, 1h32, Couleurs

avec Kim Sae-ron, Do Yeon, Ko Ah-sung


RÉSUMÉ : À Séoul, en 1975, le père de Jinhee, 9 ans, prend une décision douloureuse. Il confie définitivement sa fille à un orphelinat tenu par des religieuses. La petite ne comprend pas cette situation. Comment son père a-t-il pu l'abandonner ? Elle en est persuadée, il va revenir. Déterminée à l'attendre, elle refuse de se nourrir et se cache dans un recoin de la cour. Au fil des jours, la fillette finit par admettre ce qui lui arrive. Résignée, elle saisit qu'elle n'a plus qu'à attendre son adoption. Le mystère autour de ce nouveau départ la fascine, mais la terrifie aussi. Elle sait qu'elle sera séparée à jamais de ceux qui constituaient sa famille. De même avec Sookhee, sa nouvelle amie de l'orphelinat... 


POINT DE VUE : Une nouvelle robe, un gros gâteau, un repas en tête à tête au restaurant. Jinhee, 9 ans, est en balade avec son père. Elle se laisse mener, confiante, jusqu'à un drôle de bâtiment, en pleine campagne, au bout d'un chemin boueux. Un couvent ? Des bonnes soeurs l'accueillent. Une école ? Des fillettes, dans la cour, la regardent avec curiosité. Le temps de se retourner, papa a disparu. Parti, évaporé, sans un mot d'adieu ou d'explication. Il ne reviendra jamais. 

Cette histoire d'abandon, dans la Corée du Sud de 1975, donne un premier long métrage très personnel, quasi-huis clos entre les murs et le jardin fané d'un orphelinat. Ounie Lecomte, actrice, costumière et cinéaste, s'est inspirée de sa propre jeunesse. Elle dessine avec délicatesse le quotidien d'une communauté d'enfants perdues, encadrées par des adultes ni meilleurs ni pires que les autres. Evitant la noirceur comme la mièvrerie, le film égrène les jours et les nuits, les repas et les corvées, les rires et les douleurs. 

Ce petit monde en suspens est bien plus qu'un décor : chaque personnage est juste, sensible. Mais c'est bien Jinhee, l'enfant taciturne au regard brillant, qui se tient au centre du récit, arrachée, morcelée, et pourtant capable de jouer, de s'adapter. Ounie Lecomte la filme à bonne distance et avec pudeur, attentive aux bizarreries de l'enfance, aux petits rituels qu'on invente pour se rassurer. Les plus belles scènes tiennent ainsi aux bricolages rêveurs et aux échappées mélancoliques de Jinhee. Comme ce moment de désespoir où, réfugiée au fond du jardin, la fillette tente de s'enterrer, grattant la terre, entassant les feuilles mortes sur ses jambes, son ventre, son visage. Le jeu des funérailles, pour ne pas mourir. Télérama, 2011.

CARNAGE

de Roman Polanski, 2011, France/Pologne/Allemagne, 1h20, Couleurs

avec Jodie Foster, Kate Winslet, Christoph Waltz


RÉSUMÉ : Une bagarre entre deux enfants de 11 ans contraint leurs parents respectifs à se rencontrer : le ton monte peu à peu, et la situation dégénère. 


POINT DE VUE : Des huis clos, Polanski en a filmé souvent. Dans Carnage, le lieu des affrontements est un appartement soft, clean, new-yorkais. Un peu tendus (elle, surtout), Penelope et Michael y accueillent Nancy et Alan (plus décontractés, surtout lui). Lors d'une bagarre, quelques jours auparavant, dans un square, le fils des visiteurs a cassé deux incisives à celui des visités. Excuses. Regrets. Café... 

Chez Yasmina Reza (Polanski a adapté sa pièce Le Dieu du carnage), un mot en précède un autre, qui en entraîne un troisième, et les trois se transforment en bombes à retardement. Comme la frustration rôde et l'hystérie menace, le vernis se craquelle... 

De ce sujet apparemment sur mesure pour lui, Polanski fait, curieusement, un film pas assez méchant. Presque un reportage, en réalité, qui se voudrait magnifié par la mise en scène... Elle est rudement efficace, cette mise en scène, mais elle ne sauve pas tout. Peut-être parce que ces quatre grotesques ne valent pas l'intérêt que le cinéaste leur porte. Pierre Murat, 2016.

LA TOUR INFERNALE

The Towering Inferno

de John Guillermin et Irwin Allen, 1974, US, 2h44, Couleurs

avec Steve McQueen, Paul Newman, William Holden


RÉSUMÉ : À San Francisco, le plus grand gratte-ciel du monde va être inauguré. Son architecte, Douglas Roberts, voit cette soirée tourner au drame lorsqu'un court-circuit provoque un incendie et bloque les convives au 135e étage du bâtiment. C'est Michael O'Hallorhan, le capitaine des pompiers de la ville, qui est chargé de commander l'opération de sauvetage.


POINT DE VUE : L'archétype du film catastrophe dont Hollywood a la formule : une construction scénaristique béton bâtie sur un insupportable crescendo dramatique et une bonne dizaine de scènes clés censées marquer le spectateur. C'est à ces scènes clés qu'on reconnaît le vrai bon film catastrophe, et La Tour infernale est pour cela un modèle du genre : les amants asphyxiés dans une chambre, l'ascenseur qui se décroche brutalement, provoquant au passage la chute d'une très grosse dame en robe du soir, le fauteuil relié à un câble entre deux immeubles pour évacuer les invités de la surboum du dernier étage, le sale type qui pousse quelqu'un pour lui prendre sa place...

Quoi encore ? Paul Newman dans le rôle de l'architecte, très très joli, et surtout Steve McQueen en pompier, de quoi mettre à feu et à sang les populations, toutes sexualités confondues. Télérama, 2011.


PANDÉMIE

The Flu

de Kim Seong-su, 2013, Corée du Sud, 2h, Couleurs

avec Hyuk Jang, Soo Ae, Park Min-ha


RÉSUMÉ : Près d'une grande métropole, la police découvre, entassés dans un container, des dizaines de corps putréfiés victimes d'un mal mystérieux. Au même moment, un passeur de clandestins, atteint d'un virus inconnu, décède à l'hôpital. Quelques heures plus tard, les urgences de la ville croulent sous l'afflux des malades. le chaos s'installe. Afin d'enrayer la propagation du virus, les autorités imposent une mise en quarantaine. Tous les habitants sont confinés en zone de sécurité. La tension monte. Certains vont risquer leur vie pour sauver leurs proches, d'autres vont risquer celle des autres pour sauver la leur. Pendant ce temps, un survivant du container court dans la ville...


POINT DE VUE : Le film Pandémie fait partie de ces productions dont on n’attend au départ pas grand chose (la bande annonce laissait présager du pire), et qui se révèlent finalement plutôt de bonne facture. L’histoire est des plus vues, surtout depuis une dizaine d’années, avec le revival des films de zombies, et des films ‘catastrophes de virus’ (un genre en devenir) qui aiment à montrer l’extinction de l’espèce humaine sous toutes les formes et si possible les plus originales (perte de la vision, de la possibilité de se reproduire, etc.)

Pandémie s’inscrit donc dans ce type de production, les Coréens sont en proie à un virus de la grippe aviaire transmissible d’homme à homme, en succombant de façon terrifiante. Le sujet est donc réaliste, pas de transformation en zombie à l’horizon. À partir de ce sujet des plus anxiogènes car probable (crise de la grippe H5N1 en 2009), le réalisateur Kim Seong-su réalise un film à la fois réaliste (description de la panique, de la gestion de crise et des enjeux politiques) en conjuguant également de l’action frénétique, et une surenchère d’idées spectaculaires qui font de Pandémie un film assez étrange, un entre deux qui n’a peut-être pas su choisir.

Pandémie commence par des scènes d’humour bien amenées entre Kang Ji-Hoo, un secouriste (interprété par Hyuk Jang), et la fille d’une jeune femme médecin qu’il a secourue, et dont il est sous le charme. La petite fille est touchante, et sera le pilier émotionnel du film, car rapidement atteint du virus, il faudra tenter de la sauver à tout prix.

Malgré de grosses ficelles scénaristiques (la femme médecin capable de créer l’antidote, sa petite fille portant le virus, le secouriste amoureux de la mère et à l’esprit de sacrifice bien taillé, etc…), Pandémie réussit pourtant à accrocher le spectateur, grâce à sa réalisation maîtrisée et son rythme effréné. Le film ne possédant qu’un budget de 10 M de dollars réussit le tour de force de montrer des scènes de panique tout à fait crédibles, qu’on imagine 10 fois plus cher dans un film américain. La mise en scène demeure efficace de bout en bout, malgré des longueurs, le film fait quand même plus de deux heures. Aussi certaines scènes spectaculaires apparaîtront aberrantes pour les uns, osées pour les autres.

Enfin les rapports avec les personnages américains (des militaires qui peuvent visiblement prendre le pouvoir en Corée du sud si la situation le nécessite comme en temps de guerre) sembleront un peu obscurs pour le spectateur novice en géopolitique asiatique. Pandémie, bien qu’en étant une production de divertissement ose un pari politique, voulant témoigner des enjeux stratégiques de défense et de pouvoirs en Corée, problématique partagée par le Japon qui a aussi un accord militaire d’auto-défense avec les Etats-Unis. On pourra considérer que le film s’engage dans la caricature, mais il est intéressant d’analyser qu’un film à forte audience se permette de rentrer si frontalement et ouvertement dans les plumes de l’ami américain. Le cinéma sert aussi de photographie de ce qu’il se passe dans un pays à un moment T. Est-ce que c’est réussi ? Pas forcément mais ça a au moins le mérite d’être clair et de poser les problèmes ouvertement…

Le réalisateur n’est pas un inconnu, Kim Seong-Su a réalisé La princesse du désert il y a une dizaine d’années avec Zang Ziyi.

En résumé, Pandémie pouvait faire peur pour de mauvaises raisons, mais fait peur finalement pour de bonnes raisons, car le film décrit plutôt bien les différentes situations de crises et de cauchemars que pourrait engendrer une épidémie dans une ville moderne aujourd’hui. Le film reste un divertissement qui ne vise pas la palme d’or mais qui se regardera avec plaisir car bien emmené le réalisateur et ses comédiens. Damien C., 2014.

LE SIGNE DU LION

d’Éric Rohmer, 1959, France, 1h42, Noir et Blanc

avec Jess Hahn, Michèle Girardon, Jean Le Poulain


RÉSUMÉ : Un compositeur américain mène à Saint-Germain-des-Prés une vie de bohème jusqu’à ce que la mort d’une tante fortunée change son destin. Il emprunte pour fêter l’événement et se retrouve seul lorsqu’il est déshérité. (Le premier film de l’auteur).


POINTS DE VUE : Tout se passait bien. Un peu plus tôt, un type qu'il ne connaissait pas lui avait dit qu'une ville doit se regarder de face. Il avait pensé à tous ces crétins qui regardent les villes de biais, la nuit, en se mouchant généreusement les oreilles. Ils faisaient pitié. Ils faisaient des filles qui étaient leur portrait craché, la pire chose qui puisse arriver à un père. Chez les Rohmer, de père en fils, on ne faisait plus d'enfant depuis longtemps. Peur de se retrouver en trop petit comité, sans doute. 

Chez les Rohmer comme chez les Bresson ou les Godard, on attendait les jeunes filles à la sortie des écoles et on les faisait jouer à la comtesse de Ségur. À ce jeu-là, le petit Eric était le meilleur. Tout jeune, il savait déjà mélanger le rose et le salace. Une fois, il avait parlé d'autre chose. C'était en 1962, il s'agissait de la tentation SDF d'un cinéaste sans le sou, du temps où le mot SDF n'avait pas encore été inventé. Le film s'appelait le Signe du Lion

En été, Paris est toujours en noir et blanc. Plus blanc que noir, d'ailleurs. Cette blancheur est aveuglante dans le Signe du Lion. Elle signe l'acte de naissance d'un cinéma pauvre, contemporain, rossellinien. Les films suivants de Rohmer seront sautillants et colorés, d'un réalisme plus rieur. 

En attendant, Paris est un désert, un chemin de croix. On y meurt peut-être, dans le no man's land abruti de chaleur du mois d'août. Jess Hahn, qu'on n'a jamais connu qu'en figurant occasionnel, se coltine pour la seule fois de sa vie un vrai rôle. Il s'y accroche en titubant, avec une simplicité et une énergie qu'on ne trouve que dans les grandes épopées. L'économie du cinéma rohmérien est celle de la sitcom (Hélène et les garçons, Friends), mais ses enjeux sont plus proches du film porno (le Sexe qui parle pourrait être signé Rohmer). Ici, pourtant, à la différence d'un film sexy comme Ma nuit chez Maud, il s'agit de faim, de soif, de survie. "Découvrir la chair nouvelle chez cette vieille catin qu'est la réalité", dit joliment Yves Martin. Louis Skorecki, 2000.

En 1959, le septième art change de visage avec l’apparition de la Nouvelle Vague. Plusieurs critiques des "Cahiers du cinéma" (les "jeunes Turcs"), aficionados du cinéma hollywoodien - des Ford, Hawks, Hitchcock & Cie -, se lancent dans l’aventure en exploitant les décors à ciel ouvert de la "ville lumière". Moins verni que ses compères Truffaut (Les 400 coups, Prix de la mise en scène à Cannes) et Godard (À bout de souffle, Ours d’argent à Berlin du meilleur réalisateur), Le signe du lion ne sortira que trois ans plus tard sur les écrans français dans une version écourtée. Produit par Claude Chabrol (avec qui, il a consacré un livre au maître du suspense, Hitchcock of course) et scénarisé par Paul Gégauff (la même année, il écrit la trame des Cousins qui est le début d’une collaboration fructueuse avec l’auteur de Que la bête meure), la première œuvre de Rohmer est une ébauche de son thème récurrent ; à savoir le hasard, ici d’être né sous le bon astre. Il narre le vagabondage de Pierre, un Américain à Paris (au physique plus proche de Orson Welles que de Gene Kelly), oisif sans-le-sou, dont le destin bascule suite au décès d’une tante richissime. La fête tourne court lorsqu’il apprend qu’il est déshérité au profit de son cousin... 

Rohmer balade sa caméra dans un Paris estival pratiquement désert dont il fait un véritable personnage "participant" de plein droit au récit. Du quartier de Saint-Germain-des-Prés à l’île de la Cité (au pied de Notre-Dame), en passant le long des quais de la Seine, il filme au rythme des pas nonchalants guidés par la fatigue et le désespoir grandissants de son antihéros, campé prodigieusement par l’acteur américain Jess Hahn (un des détenus en liberté conditionnelle des Grandes gueules). Dans son errance parisienne, son chemin croisera la route de parfaits inconnus parmi lesquels figurent Stéphane Audran (la future muse de Chabrol), Marie Dubois ou encore Godard... Le signe du lion (ou « Tout vient à point à qui sait attendre »), injustement méprisé en son temps, est une amorce des futurs contes (moraux ou autres) et comédies et proverbes rohmériens qui rencontreront le succès auprès d’un public de cinéphiles exigeants. Un grand cinéaste est né... Sébastien Schreurs, 2010.

LA FEMME D’À CÔTÉ

de François Truffaut, 1981, France, 1h46, Couleurs

avec Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Henri Garcin, Michèle Baumgartner


RÉSUMÉ : Madame Jouve raconte. Elle se souvient du couple Coudray. Bernard avait si bien réussi à oublier Mathilde dans les bras d'Arlette, en passe de lui donner un deuxième enfant. Mais voilà que, sept ans après leur rupture, le hasard ramène Mathilde tout près de lui, dans la maison voisine. Mathilde est maintenant mariée à Philippe qui, pas plus qu'Arlette, n'est informé de cette liaison passée. Des rapports de voisinage s'instaurent. Dans un premier temps, Bernard s'efforce d'éviter Mathilde, dont il perçoit l'amour toujours fervent. Mais les regards légèrement égarés, les poses félines de Mathilde finissent par réveiller son désir. C'est dans une chambre d'hôtel que les amants renouent... 


POINTS DE VUE : Un jour, François Truffaut regarde Les Dames de la côte et découvre Fanny Ardant, sa bouche démesurée, ses yeux charbon, sa féminité vibrante et tragique. C’est le choc. Elle sera sa Mathilde, sa femme d’à côté, surtout à côté de la vie, étrange et étrangère. Celle qui aima Bernard d’un amour destructeur dix ans auparavant et que la fatalité fait s’installer dans la maison voisine de la sienne. Celle qui peut s’évanouir dans un parking sous le coup d’un baiser, et dont les cicatrices sur les poignets témoignent que l’amour fait mal. 

Dix ans après, rien n’a changé. Les anciens amants devenus voisins ont refait leur vie, prétendent avoir mûri et être capables de devenir amis, mais leur corps ne les entend pas. Ils sont faits pour s’étreindre, leurs mains pour s’agripper. « Attends ! — J’attends ! » se répètent-ils lors de leurs rendez-vous clandestins. Attendre quoi ? De brûler toujours. De se blesser encore. Bernard avait dit à Mathilde, il y a longtemps, avant qu’elle ne le quitte par instinct de survie, que les histoires d’amour doivent avoir un début, un milieu et une fin. Pourtant, ils n’ont qu’à se frôler au pied d’un escalier pour savoir que ce sont des balivernes. Madame Jouve (magnifique Véronique Silver), une survivante de l’amour qui ressemble à une chanson de Piaf, l’annonce dès le générique, sur fond de sirène d’ambulance : entre Mathilde et Bernard, cela a mal fini. Face à Depardieu, colosse emporté par la colère, Ardant se consume. Ce chef-d’œuvre de Truffaut est le sien. Guillemette Odicino, 2019.

C’est l’un des plus beaux films du cinéaste français, qui s’inscrit dans un courant secret et intime de son œuvre : La Peau douce, La Sirène du Mississippi, Les Deux Anglaises et le Continent, L’homme qui aimait les femmes, La Chambre verte... Rarement ses titres les plus populaires, souvent des échecs critiques et publics au moment de leurs sorties, et pourtant c’est grâce à ces films que le cinéma de Truffaut est toujours aussi précieux aujourd’hui. 

La Femme d’à côté est un film sur la passion amoureuse, thème régulièrement abordé par Truffaut, poussé ici à son incandescence. Le cinéaste pensait depuis longtemps à cette histoire, mais il attendait un déclic pour la réaliser. Le déclic, ce furent Gérard Depardieu (au sortir du Dernier Métro) et Fanny Ardant, deux acteurs qu’il aimait et qu’il souhaitait réunir à l’écran pour la première fois. L’alchimie fonctionne et c’est en effet un beau couple de cinéma. Ce qui frappe en revoyant La Femme d’à côté c’est la vitesse du récit, l’enchaînement inexorable des situations qui vont conduire à une conclusion tragique. C’est la leçon hitchcockienne de toujours maintenir l’attention en créant du suspense, ce mélange d’événements inattendus et d’autres guettés par le spectateur. 

Truffaut décida en cours de tournage d’étoffer le personnage de Madame Jouve (Véronique Silver) qui est à la fois la narratrice, l’observatrice du drame qui va se jouer dans la paisible campagne de Grenoble, mais également sa commentatrice. Madame Jouve connut elle aussi dans sa jeunesse une passion à l’issue malheureuse et son histoire apparaît en écho et en contrepoint à celle des amants impossibles. « Un film d’amour qui fait peur » a dit un jour Depardieu, absolument magnifique, à propos de La Femme d’à côté. C’est aussi un film d’amour qui fait mal et frappe juste, dans ses dialogues et ses scènes. Inoubliables scènes où les deux amants perdent le contrôle de leurs corps, victimes de malaises ou de crises de violence, ou s’abandonnent dans des étreintes désespérées. Truffaut sait visiblement de quoi il parle. Il filme au plus près de la vérité sans se départir de son goût du romanesque, sans oublier ce discret fétichisme érotomane qui marque sa manière de filmer les vêtements et les corps féminins. Rares sont les œuvres cinématographiques aussi justes et émouvantes sur la passion destructrice, ce qui explique que La Femme d’à côté soit devenu un film de chevet pour les cinéphiles, et les autres. Il suffit d’avoir aimé, il suffit d’avoir souffert. Olivier Père, 2013.

PONETTE

de Jacques Doillon, 1996, France, 1h37, Couleurs

avec Victoire Thivisol, Marie Trintignant, Xavier Beauvois


RÉSUMÉ : La maman de Ponette, une fillette de 4 ans, est morte dans un accident de voiture. Ponette est conduite par son père chez sa tante Claire. Elle y retrouve ses deux cousins. La petite fille refuse d'admettre la mort de sa mère. Elle s'isole et tente de communiquer avec la disparue. Les adultes qui l'entourent échouent à lui donner les explications dont elle a besoin. Ponette appelle sa mère. Elle l'attend. Les trois cousins sont envoyés dans un centre de vacances. La cruauté du monde des enfants renforce Ponette dans sa solitude. Ada, une petite fille, prétend lui faire passer une série d'épreuves initiatiques qui lui ouvriront le chemin des retrouvailles... 


POINT DE VUE : Ponette, 4 ans, joue à un jeu dont elle se serait très bien passée : « elle joue à attendre sa mère ». Jésus est bien ressuscité, paraît-il, ça devrait donc être à la portée de sa maman, qui a disparu dans un accident de voiture. Sa « conne de mère », d’après son père (Xavier Beauvois). Il est en colère contre sa femme, qui a réussi à se planter sur une route qu’elle connaissait par cœur, puis contre sa fille, quand il découvre qu’elle passe son temps, chez sa tante, à guetter le retour de la défunte. 


Ces scènes entre le père et la fille, en fil rouge, sont hantées par la douleur de l’absence, de l’irrévocable, mais c’est leur douceur qui les rend si bouleversantes. Et, peut-être aussi, le contrepoint qu’elles forment avec toutes celles où il n’y a que des enfants. Jacques Doillon se met à leur hauteur, leur confie les clés, et tous les spectateurs de ce film ont 4 ans à nouveau. On devient cette petite fille qui s’interroge sur la mort, la foi, sur Dieu, cette petite fille si grande dans son indignation, dans son refus de l’inéluctable, et qui comprend mieux que les adultes l’importance de se raconter des histoires. C’est le filmage au cordeau, c’est la performance de la stupéfiante Victoire Thivisol en Ponette, et c’est le fait qu’on soit tous des enfants, en tout état de cause, devant ce genre de mystère, lorsqu’on se heurte à l’absurde et qu’on attend une réponse qui ne peut venir que de nous-mêmes. L’un des meilleurs films de Jacques Doillon, grand cinéaste des premiers âges. Michel Bezbakh, 2022.

LES CHIENS DE PAILLE

Straw Dogs

de Sam Peckinpah, 1971, US, 1h53, Couleurs

avec Dustin Hoffman, Susan George, Peter Vaughan


RÉSUMÉ : Un jeune savant américain et sa ravissante épouse écossaise décident de s’installer dans le village natal de celle-ci. Mais l’atmosphère se fait vite lourde autour d’eux…


POINT DE VUE : Lors du montage d’Un nommé Cable Hogue (The Ballad of Cable Hogue, 1970) Sam Peckinpah envisage plusieurs projets. Celui qu’il préfère est une adaptation du roman de James Dickley « Deliverance ». Le travail de Peckinpah prend du retard et Délivrance (Deliverance) sera finalement mis en scène par John Boorman en 1972. Déçu par l’abandon de ce qui devait être son film suivant, « The Summer Soldiers », Peckinpah accepte de tourner « The Siege of Trencher’s Farm », d’après un roman anglais du même nom de Gordon M. Williams (pseudonyme de J. Anderson Black), soumis à Peckinpah par le producteur Daniel Melnick et qui avait suscité de la part du cinéaste un enthousiasme modéré. Le scénario final, écrit par David Goodman et Peckinpah, ne conserve pas grand-chose du roman si ce n’est l’assaut final d’une ferme par une bande de voyous. Les auteurs ajoute le viol de l’épouse. Le titre devient Les Chiens de paille (Straw Dogs), expression extraite d’une citation du philosophe chinois Lao-tseu. Les premiers choix de Peckinpah pour la distribution sont Jack Nicholson et Carol White. Mais Dustin Hoffman se montre vivement intéressé par le rôle du professeur tandis que le cinéaste impose la starlette Susan George, au vif regret d’Hoffman qui aurait souhaité une actrice plus âgée et moins sexy. Peckinpah s’installe à Londres pour son premier tournage sur le continent. Ses monteurs attitrés depuis La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969) ne sont pas disponibles et Peckinpah choisit une équipe de jeunes monteurs anglais parmi lesquels le futur cinéaste Roger Spotiswoode qui collaborera ensuite à plusieurs films de Peckinpah aux Etats-Unis. C’est Jerry Fielding, fidèle compositeur du cinéaste, qui signera la musique. Dès le début des prises de vues en Cornouailles (tous les extérieurs seront filmés à Londres) un conflit éclate entre les producteurs et le directeur de la photographie Brian Probyn qui sera remplacé par John Coquillon à la grande satisfaction du cinéaste. Victime des conditions climatiques épouvantables, Peckinpah tombe gravement malade, mais parvient à rester aux commandes du film grâce à une forte consommation d’alcool et des injections de vitamines B. Réputé pour son perfectionnisme et son caractère ombrageux, Sam Peckinpah ne tarit pas d’éloges sur le travail de Dustin Hoffman. Dans un environnement très viril, Susan George doit subir l’hostilité d’Hoffman, et le comportement ambivalent de Peckinpah. Ce dernier, conforme à sa réputation de macho, mais aussi de cinéaste obsédé par le réalisme, s’oppose à l’utilisation d’une doublure pour la scène clé du viol. Une fois le tournage terminé, Peckinpah s’envole pour les Etats-Unis afin de préparer son prochain film, Junior Bonner, mais aussi monter tranquillement Straw Dogs loin de ses producteurs qui souhaiteraient une fin moins noire. Dans le scénario original le couple était confronté après la tuerie de la ferme aux enfants du village armés jusqu’aux dents. La fin actuelle est peut-être moins pessimiste, mais elle conclut le film sur une note ambiguë et déstabilisante pour le spectateur. La même année que Orange mécanique (A Clockwork Orange) de Stanley Kubrick, la sortie de Straw Dogs réactive la polémique sur la violence au cinéma. La critique américaine est très impressionnée et le film est un gros succès de scandale, tandis que plusieurs journalistes en Europe n’hésitent pas à taxer Peckinpah de fasciste. Cette accusation, alimentée par la fascination du cinéaste pour la violence, aura la vie longue et continuera d’entacher la filmographie de Peckinpah, comme celle de Samuel Fuller ou de William Friedkin.

Sixième long métrage de Sam Peckinpah, Straw Dogs est le premier film du cinéaste à ne pas être un western et dont l’action est contemporaine de son tournage. En abandonnant non seulement le territoire des Etats-Unis mais aussi le genre américain par excellence, Peckinpah décide de se confronter à un sujet qui le passionne : la barbarie, enfouie sous le vernis plus ou moins épais des lois et de la civilisation, toujours prompte à exploser. Si le film emprunte au drame psychologique pour s’interroger sur l’importance de la violence, on retrouve dans Straw Dogs des situations qui appartiennent au western : en particulier l’assaut final, dans lequel le “héros” doit à la fois protéger un fugitif ayant trouvé refuge sous son toit, sa femme, mais surtout sa maison. Tout le film de Peckinpah installe une tension progressive jusqu’au morceau de bravoure final, déchaînement baroque de violence et de mort, mis en scène avec un art du montage et du ralenti établi depuis The Wild Bunch et ses fusillades sanglantes.

Le goût du cinéaste pour les scènes de violence emphatiques, à la fois stylisées et brutales, s’accompagne d’une misanthropie et d’un pessimisme encore plus spectaculaires.

Si le film de Peckinpah est aussi passionnant, c’est parce que son ambiguïté l’empêche de sombrer dans les travers du film à thèse. Et l’ambiguïté est toujours plus intéressante que la complaisance. Il est évident que Peckinpah ne dénonce pas la violence, mais en analyse les raisons et les conséquences. Le choix de Susan George est symptomatique des intentions du cinéaste. Son physique juvénile et sa sensualité la transforment dès le générique (gros plan sur ses seins pointant sous son chandail) en objet de concupiscence pour son ancien petit ami et ses compagnons de beuverie. Il n’est pas interdit de penser que la jeune femme est secrètement attirée par son ancien amant, même si sa fidélité et son amour à son mari lui interdisent de céder à ses avances autrement que sous la menace du viol. Si Susan George est trop aguichante, Dustin Hoffman est trop lâche. Les deux premiers tiers du film s’obstinent à le décrire en individu veule incapable de tenir tête aux voyous dont les intrusions répétées dans l’intimité du couple inquiètent à juste titre la jeune femme. Malgré sa supériorité sociale et intellectuelle, il ne cesse de se montrer en position d’infériorité devant la menace physique de la bande de Tom Hedden. Seule avec sa femme, il réaffirme son besoin de puissance par un comportement misogyne en lui reprochant implicitement son ignorance et en la considérant uniquement – au même titre que ses futurs agresseurs – comme une créature sensuelle apte à assouvir son désir sexuel. Il est significatif que l’éveil du personnage de Dustin Hoffman à la violence s’effectuera au moment de défendre sa maison contre l’assaut des voyous, et non après les multiples intimidations et le viol subis par son épouse. Dans l’ivresse du combat, il ira jusqu’à gifler cette dernière, exactement comme son violeur, pour ensuite l’entraîner dans sa frénésie meurtrière. Si Peckinpah illustre dans Straw Dogs la rémanence des pulsions primitives chez l’homme civilisé, il ébauche surtout une réflexion à la fois cynique et lucide sur le couple et ses fonctionnements paradoxaux, un thème qu’il abordera de manière plus frontale dans un autre grand film, Guet-apens (The Getaway, 1972) interprété par un vrai couple à la ville, Steve McQueen et Ali McGraw. Olivier Père, 2011.


DEEPWATER

de Peter Berg, 2016, US, 1h47, Couleurs

avec Mark Wahlberg, Kurt Russell, John Malkovich


RÉSUMÉ : Mike Williams travaille comme électricien sur la plateforme Deepwater Horizon située dans le golfe du Mexique. Celle-ci tourne à plein régime afin d'extraire les 800 millions de litres présents dans les profondeurs. Entre Mike Williams et son patron Jimmy Harrell, l'entente est parfaite car le premier connaît le professionnalisme du second. Il ne fait pas confiance en
revanche à la société locataire dirigée Donald Vidrine, qui ne pense qu'au profit au détriment de la sécurité de toute l'équipe. Une mauvaise manoeuvre technique, motivée par l'argent, provoque un effroyable accident. Alors que cinq millions de litres de pétrole risquent d'exploser, Mike et ses collègues vont tenter de sauver la plateforme et leurs vies... 


POINT DE VUE : En avril 2010, la plateforme pétrolière Deepwater Horizon explose dans le golfe du Mexique : onze morts, une vingtaine de blessés et 800 millions de litres d’hydrocarbures en mer. 

Après Du sang et des larmes (2013), où il dénonçait les ratés de l’armée américaine en Afghanistan, Peter Berg s’empare à nouveau de l’histoire récente de son pays. Cette catastrophe, il la raconte à partir d’un article du New York Times et en résume, pour les profanes, les enjeux techniques dans une scène d’ouverture pédagogique, bricolée avec une canette de Coca, une paille métallique et du miel... Ce qui intéresse le cinéaste n’est pas la destruction à tout-va, mais les ravages sur l’humain. Sa fibre sociale, héritée du cinéma des années 1970, force l’admiration. Il décrit d’abord, dans un style hyperréaliste, une bureaucratie kafkaïenne, puis l’emballement d’une machine infernale. Il fustige l’orgueil de décideurs assis sur un volcan qui choisiront toujours le profit avant la sécurité. À l’instar du train de Snowpiercer, de Bong Joon-ho (2013), la plateforme devient une allégorie fulgurante d’un capitalisme qui marche sur la tête. Nicolas Didier, 2022.

BOULE DE SUIF

de Christian-Jaque, 1945, France, 1h43, Noir et Blanc

avec Micheline Presse, Louis Salou, Berthe Bovy


RÉSUMÉ : En 1870, pendant l'occupation prussienne, les passagers d'une diligence sont sauvés par une fille de petite vertu qui ne rencontrera que leur mépris pour tout remerciement.


POINTS DE VUE : Amalgame de deux nouvelles de Maupassant, Boule de Suif et Mademoiselle Fifi, avec des dialogues d’Henri Jeanson qui - à travers des situations de la guerre de 70 - rappellent une réalité alors toute récente. Dictionnaire des films, 1995.


1870, les Prussiens occupent Rouen. Elisabeth Rousset, prostituée surnommée « Boule de Suif » à cause de sa corpulence, quitte la ville dans une diligence... L'adaptation réunit très adroitement deux nouvelles de Maupassant consacrées à la guerre de 1870, Boule de Suif et Mademoiselle Fifi. Le film fourmille d'allusions à l'occupation allemande, à la lâcheté des classes possédantes, à la collaboration et à l'esprit de résistance. Peinture réaliste, atmosphère historique parfaitement reconstituée, excellente interprétation : une adaptation de qualité. Télérama, 2009.

LES FRAISES SAUVAGES 

Smultronställer

d’Ingmar Bergman, 1957, Suède, 1h30, Noir et Blanc

avec Victor Sjöström, Bibi Anderson, Ingrid Thulin


RÉSUMÉ : Médecin vieillissant, le professeur Isak Borg est pris de cauchemars qui lui signifient que sa mort est proche. Contraint de se rendre à Lund, il effectue le trajet en voiture, avec sa belle-fille Marianne. A ses côtés, Borg évoque alors son existence, qu'il estime avoir gâchée. Son destin lui semble creux... 


POINTS DE VUE : C’est l’un des films les plus caractéristiques du Bergman des années 50. Les grandes angoisses métaphysiques (la vie, la mort, Dieu) se mêlent aux questions morales ou psychologiques (l’amour, l’égoïsme, la solitude, la femme), dans un style et des symboles qui doivent beaucoup à l’expressionnisme comme à la tradition du cinéma muet nordique. Dans son dernier rôle à l’écran, l’acteur et réalisateur Victor Sjöström donne à ce film, d’une structure romanesque alors nouvelle chez Bergman, une puissance particulière. Joël Magny, Critique, 1995.


La veille de la cérémonie qui doit honorer et célébrer sa longue carrière de médecin, le professeur Isak Borg (Victor Sjöström, l’auteur de La Charrette fantôme et du Vent, grand cinéaste du muet en Suède et à Hollywood) fait un rêve étrange où il est confronté à sa propre mort. Le lendemain, il décide de partir en voiture à l’université de Lund en compagnie de Marianne (Ingrid Thulin), sa belle-fille. Durant le trajet, au fil des rencontres, des discussions et des rêves, le vieux professeur fait le bilan d’une vie gâchée par l’égoïsme, de retour sur les lieux de sa vie passée. Il revoit sa jeunesse avec le coin des fraises sauvages où l’entraînait sa cousine, dans le jardin de la maison familiale. Puis il évoque ses souvenirs de médecin de campagne. Il finira par se réconcilier avec lui-même. 

On ne parlait pas de « road-movie » dans les années 50, et en Europe encore moins qu’aux Etats-Unis, et pourtant Les Fraises sauvages en est un, avant l’heure. Le déplacement géographique du professeur sur les routes de la campagne suédoise se double d’un voyage mental dans le temps et la mémoire, un retour aux origines de l’enfance tandis que le couronnement de sa carrière, antichambre de la mort, approche, au bout du chemin de l’existence. 

Bergman joue brillamment avec le temps et l’espace, les retours en arrière, les scènes de rêve mêlées à la réalité avec une extraordinaire fluidité. Le film débute sur une séquence onirique où le vieux professeur, à la veille de son voyage, rêve à sa propre mort, dans une ruelle métaphysique où les horloges n’ont pas d’aiguilles. Bergman avouera que ce rêve comme celui de l’oral catastrophique devant des examinateurs dans une classe d’école, étaient d’authentiques rêves dont il se souvenait. 

Alors âgé seulement de trente-sept ans et ayant déjà réalisé seize longs métrages (!), constamment accablé par la maladie, la dépression et le surmenage, Bergman imagine dans Les Fraises sauvages son autoportrait en vieillard, traversé par les mêmes angoisses que son personnage, et ce sentiment tenace d’avoir raté sa vie, malgré le succès et une gloire précoce. 

Bergman écrit au début de Images publié en 1990 : « La force motrice des Fraises sauvages est donc une tentative désespérée de me justifier face à des parents mythiquement démesurés qui me tournent le dos – tentative vouée à l’échec. C’est seulement des années plus tard que père et mère se sont transformés pour moi en des êtres aux proportions normales et que ma haine infantile et furieuse s’est dissoute, a disparu. Nous nous sommes alors rencontrés dans l’affection, la compréhension réciproques. » Les scènes de réunion familiale des Fraises sauvages trouveront en effet un écho heureux dans Fanny et Alexandre, le testament de Bergman

Avant de se conclure sur des images d’apaisement, Les Fraises sauvages se révèle aussi l’un des films les plus optimistes, sensuels et drôles de Bergman – notamment grâce aux jeunes zazous que le vieux professeur prend en auto-stop, parmi lesquels la mutine Bibi Andersson. Le critique Jean-Luc Godard ne s’y trompera pas en envoyant un télégramme enflammé du Festival de Berlin – où Les Fraises sauvages remporta l’Ours d’or – expliquant en substance que si l’on multipliait Heidegger par Giraudoux on obtenait Bergman. Olivier Père, 2015.

LES RATS

Die Ratten

de Robert Siodmak, 1955, RFA, 1h37, Noir et Blanc

avec Maria Schell, Curd Jürgens


RÉSUMÉ : Une femme qui ne peut pas avoir d'enfant recueille une jeune fille enceinte et compte adopter son nouveau-né. Mais à la naissance du bébé, la maman refuse. 


POINTS DE VUE : Adaptant une tragi-comédie dont l’action se situait au début du siècle, le cinéaste réactualise le récit, en dépeignant des « rats » modernes, représentés par des petits bourgeois aisés, plus insaisissables et plus cyniques que les prolétaires de la pièce. Récit avant tout du combat d’une fille mère pour son enfant, le film tire sa force de la sincérité du jeu des acteurs, et de la mise en scène qui ne recule pas devant les effets apparemment sommaires. Cette œuvre pleine de nostalgie pour un passé allemand éclipsé par les années sombres du nazisme connut un succès considérable en R.F.A. François Jost, 1995.


« J'ai fait beaucoup de mauvais films, mais s'il y a cinq minutes de véritable cinéma dans chacun d'eux, je suis comblé », avouait Robert Siodmak à la fin de sa carrière. Les Rats, tourné à son retour en Allemagne, n'est pas à la hauteur de ses films noirs américains, mais, heureusement, il y a plus que quelques minutes de « véritable cinéma » dedans ! 

Le scénario mélodramatique est un drame petit-bourgeois : une blanchisseuse parvenue qui n'arrive pas à avoir d'enfant convainc, en la menaçant, une pauvre fille-mère de lui céder le sien dès la naissance. Les deux femmes seront rongées par la culpabilité... 

Comme à son habitude, Siodmak ne juge pas ses personnages et ne prend jamais partie. Il termine d'ailleurs son film par une pirouette qui laisse la suite ouverte. Mais il excelle à nimber son mélo d'une atmosphère poisseuse, tout en clairs-obscurs et ombres portées dans un noir et blanc brumeux. La fatalité pèse sur tout le monde, comme les mensonges et les lâchetés. Et les « minutes de véritable cinéma » sont précieuses, elles déclenchent l'émotion, comme dans la scène chez le photographe où la pauvre Maria Schell passe du rire aux larmes sous les flashs agressifs. Anne Dessuant, 2016.

Ce drame marque le retour au pays du cinéaste allemand Robert Siodmak qui avait poursuivi sa carrière en France puis aux Etats-Unis, poussé à l’exil par la montée du nazisme dans les années 30, à l’instar de Fritz Lang et d’autres personnalités du cinéma allemand d’avant-guerre. Au début des années 50 Siodmak abandonne Hollywood où il avait signé quelques classiques du film noir et rentre en Europe. Après un ratage anecdotique en France (Le Grand Jeu), Siodmak trouve en Allemagne un projet à la hauteur de ses ambitions et de son talent, produit par l’énergique Artur Brauner, l’un des principaux artisan de la reconstruction de l’industrie du cinéma allemand en totale déconfiture après 1945 – le même Brauner produira aussi les trois derniers films de Fritz Lang, Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou et Le Diabolique docteur Mabuse

Comme Lang qui revisite un matériau emprunté au cinéma muet de ses débuts (le serial exotique, la figure de Mabuse) pour conclure sa carrière en Allemagne, Siodmak puise son inspiration dans le patrimoine littéraire germanique : ce retour en Allemagne est un retour aux sources. 

Les Rats est l’adaptation d’une pièce célèbre de Gerhardt Hauptmann (1862-1946), figure du théâtre naturaliste. L’histoire de cette mère en détresse dépossédée de son bébé, dans les milieux du « lumpenproletariat » et de la petite bourgeoisie de la société berlinoise se pare d’accents mélodramatiques mais il s’agit surtout de décrire les conditions de vie et le désarroi existentiel des classes les plus défavorisées. Siodmak modernise la pièce – l’action est contemporaine de son tournage – mais ne s’affranchit pas totalement de l’esthétique et du propos de Hauptmann. Avec son premier film allemand depuis 1932 Siodmak voulait sans doute rendre compte de la crise morale traversée par l’Allemagne, les séquelles du nazisme sur la population – le personnage le plus vil des Rats est un ancien Waffen SS, on y fait allusion à la scission du pays – mais la version cinématographique des Rats se rapproche surtout du naturalisme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. On pense à Zola ou Döblin. Comme son titre l’indique, Les Rats nous plonge dans un univers sordide peuplé d’individus veules, tarés, marqués par une forme de prédestination sociale, prisonniers d’espaces étouffants et lugubres. Une conclusion soi-disant heureuse, qui tranche en apparence avec la noirceur terrible du film, ne fait qu’enferrer l’héroïne, rendue à moitié folle par une succession d’épreuves inhumaines, et l’abandonne dans son hystérie maternelle. Les Rats offre à Maria Schell, alors vedette de productions commerciales sentimentales, un rôle tragique de mère sans attache dépossédée de son nourrisson par une femme stérile. Son interprétation au bord du délire lui vaudra la reconnaissance critique, et la confinera par la suite aux personnages de victimes et de femmes accablées par le malheur (Gervaise de René Clément, Nuits Blanches de Luchino Visconti...) Olivier Père, 2016.

SEPT MORTS SUR ORDONNANCE

de Jacques Rouffio, 1975, France/RFA/Espagne, 1h46, Couleurs

avec Michel Piccoli, Gérard Depardieu


RÉSUMÉ : Un mandarin de la médecine s’oppose à un chirurgien qu’il accuse de ne pouvoir assumer ses tâches. Celui-ci tuera sa femme avant de se suicider, comme dix ans plus tôt, un jeune et brillant confrère y avait déjà été poussé.


POINTS DE VUE : Un vieux professeur règne en potentat sur une clinique de province et transforme en cauchemar la vie d'un chirurgien qui lui fait de la concurrence : le Dr Berg finit par se suicider, après avoir tué sa femme et ses enfants. Quinze ans plus tard, le Dr Losseray subit à son tour les manœuvres d'intimidation du professeur Brézé. 

Inspiré par un authentique fait divers, ce film, qui marqua les esprits par sa violence, illustre un cinéma de dénonciation typique des années 1970. Jacques Rouffio n'ose pourtant pas mettre radicalement en accusation un système de pouvoir. Il donne à ce duel une valeur de fable : Berg et Brézé, c'est le pur contre le corrompu, mais aussi la liberté affrontant la norme, le génie face à l'homme ordinaire... Et le génie, c'est Depardieu, qui sait donner à son personnage cette dimension symbolique. Volant la vedette à la star de l'époque, Piccoli, lui aussi formidable. Frédéric Strauss , 2017.

Ce film se déroule sur deux temporalités différentes, subtilement entremêlées : le présent et les années 60. Cette forme particulière du récit permet à Rouffio et son scénariste Georges Conchon de raconter deux fois la même histoire, soit la répétition infernale d’une tragédie humaine organisée par un notable tout-puissant, patriarche d’une dynastie de chirurgiens qui règnent sur une ville de province. Cette structure particulièrement cinématographique a pourtant été dictée aux auteurs par un fait-divers. Le suicide dans les années 1960 d’un chirurgien présentant des similitudes avec le suicide d’un autre de ses confrères survenu dans la même ville, à Reims, 15 ans auparavant. Sept Morts sur ordonnance appartient à un genre en vogue dans les années 70, amorcé en France par le succès des fictions politiques de Costa-Gavras : le cinéma de dénonciation, ou les films dossiers sur des sujets historiques ou d’actualité. Les deux dimensions de l’histoire de Sept Morts sur ordonnance permettent à Rouffio de jouer sur différents tableaux. Le film n’est pas seulement un brûlot sur la corruption du monde médical et les méthodes douteuses de certaines cliniques privées, où le traitement des patients importe moins que les réseaux de pouvoir, l’élimination brutale de la concurrence et le clientélisme. Rouffio évoque aussi au travers du portrait d’un vieillard démoniaque, prêt à toutes les ignominies pour maintenir le monopole de son clan, une France rance et réactionnaire qui s’est compromise avec l’occupant sous le régime de Vichy et continue de bafouer la morale sans jamais être inquiétée. Le constat pessimiste de Rouffio et Conchon vient rappeler que des individus isolés et intègres ne peuvent rien contre les pratiques maffieuses d’un clan convaincu que l’argent peut tout acheter. Scandé par le requiem funèbre de Philippe Sarde, le film progresse comme une enquête et dévoile progressivement les différents éléments d’un terrifiant secret. Dans ces scènes de la vie de province, Rouffio mêle avec habileté la fable politique, la sociologie et l’étude de caractère. Ce film glaçant, caractéristique d’un « cinéma de qualité » qui aimait les sujets engagés, bénéficie d’une distribution exceptionnelle. Piccoli y excelle dans un rôle complexe, proche de ceux qu’il interprétait dans les films de Sautet : un homme sous pression, qui prend conscience de sa fragilité. Un an après Les Valseuses, Sept Morts sur ordonnance offre au jeune et flamboyant Gérard Depardieu alors en route vers le vedettariat et déjà au centre du cinéma français, l’un de ses premiers grands rôles. Quant à Charles Vanel, il incarne ici un salaud inoubliable, un monstre de cinéma qui trouva pourtant son inspiration dans la réalité. Olivier Père, 2017.

AU NOM DU PEUPLE ITALIEN

In nome del popolo italiano

de Dino Risi, 1972, Italie, 1h50, Couleurs

avec Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Yvonne Furneaux


RÉSUMÉ : Un « petit juge » accuse un affairiste d’avoir assassiné une prostituée, mais il découvre qu’elle s’est suicidée. Dégûté par la société, il va pourtant maintenir l’accusation.


POINTS DE VUE : C'était une bannière commode : sous le terme « comédie à l'italienne » (inventé par les Italiens), on vendait il y a une quarantaine d'années les films doux-amers d'Ettore Scola, les épopées picaresques de Mario Monicelli et les fables grinçantes de Dino Risi. Ce dernier (1916-2008) était le maestro du genre : drôle et cinglant, pointant les ridicules des uns, les monstruosités des autres, et contribuant peut-être plus qu'un autre à tirer le portrait d'une Italie tiraillée entre tradition et progrès. Dans Au nom du peuple italien (1971, sorti sous le titre Le Petit Juge), il pointe de façon prémonitoire la lutte sans fin des magistrats (Ugo Tognazzi les représente avec conviction) contre les industriels corrompus et fanfarons (Vittorio Gassman, irrésistible), dont on peut dire, a posteriori, qu'ils firent le lit du berlusconisme. Le film dose à merveille amertume et ironie, comédie et tragédie. Aurélien Ferenczi, 2013.


Risi fit des études de médecine et il était psychiatre avant de rejoindre par hasard le monde du cinéma. Dans ses films, Il a ausculté l’Italie comme un corps et un cerveau malades avec la bêtise, la veulerie et la cupidité dans le rôle des principaux symptômes. 

Au milieu d’œuvres plus légères, Au nom du peuple italien demeure le film le plus féroce de Risi sur la corruption généralisée d’un pays en pleine décadence, et prophétise les heures les plus sombres du berlusconisme. 

Le juge Bonifazi (Ugo Tognazzi) est un magistrat honnête et intransigeant ayant une conception très personnelle de la justice ; il lutte contre les deux principaux fléaux qui pervertissent la société italienne de l’après-guerre : la corruption et la spéculation. En enquêtant sur la mort d’une jeune fille, il est amené à interroger Santenicito (Vittorio Gassman), un riche industriel corrompu qui semble lié à cette disparition. Voleur, menteur, pollueur, cynique et arrogant, Santenicito incarne tout ce que Bonifazi exècre. Son enquête va se transformer en croisade et il va tout faire pour accorder la réalité à son désir le plus profond : prouver que Santenicito est aussi un assassin. Les deux hommes, obsédés l’un par l’autre, vont s’engager dans un affrontement pathologique aux dimensions de tout un pays. 

La mise en scène de Risi se caractérise par une simplicité fonctionnelle qui ne faisait qu’exacerber la monstruosité des personnages et la démesure des situations. Elle est aussi modeste que ses acteurs de prédilection (ici Tognazzi et Gassman, ailleurs Sordi ou Manfredi) sont grandioses. Ce film rappelle que la comédie à l’italienne a bien souvent mal porté son nom. L’humour et la farce dissimulent mal des dimensions dramatiques, et même tragiques. Olivier Père, 2013.

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