LETTRE AU SPECTATEUR

Le spectateur, ce voyageur immobile, qu’il soit cinéphile ou téléphile, a de nos jours, plus que jamais, besoin d’une boussole et d’un carnet de route. Le territoire est devenu trop vaste et trop divers. Il est nécessaire non seulement d’explorer les voies royales de l’aventure cinématographique mais aussi tous les petits chemins vicinaux qui cachent des trésors plus secrets. Les nouveaux historiens doivent donc désormais travailler en équipe, sans jamais oublier qu’ils doivent l’essentiel de leur savoir aux défricheurs solitaires, aux Georges Sadoul et aux Jean Mitry qui leur ont transmis cette soif de connaissances et ce besoin d’analyse sans lesquels l’écrivain de cinéma n’est qu’un échotier superficiel et peu fiable. Le cinéma n’étant pas un art figé, ne peut éternellement suivre certaines « échelles de valeur » qui lui ont été appliquées par les pionniers de la critique. Cet art du mouvement est aussi un art « en mouvement », influencé par l’air du temps, les climats politiques, sociaux, économiques, psychologiques, voire oniriques, et nullement insensible aux modes esthétiques et aux codes de la morale. Par ailleurs, les grands films sont loin d’être toujours ceux qui n’ont pas rencontré leur public, et l’aval des spectateurs n’est pas non plus un critère de qualité, loin s’en faut. La rigueur la plus efficace n’empêchera jamais les erreurs de s’infiltrer, car le recul n’est que relatif et la sensibilité de celui qui écrit partiale de nature.


Comme Henri Langlois, pensons qu’il faut « sauver » tous les films, y compris ceux qui nous apparaissent aujourd’hui comme médiocres, afin de préserver une éventuelle remise en question dans l’avenir. Les films dépourvus de valeur artistique sont en effet précieux pour le sociologue, qui peut ainsi prendre le pouls d’une époque dans la représentation la moins sophistiquée qu’elle donne d’elle-même.


Parmi tous ceux qui ont aimé le cinéma, parmi tous ceux qui ont cherché à propager autour d’eux cette passion, une place privilégiée doit être réservée aux « éveilleurs ». Les deux premiers, André Bazin et Jean-Louis Bory, critiques, essayistes, quoique fort différents l’un de l’autre, ont su poser des questions au cinéma, faire en sorte que le lecteur s’interroge à son tour et devienne ainsi un amateur à la fois éclairé, exigeant et fondamentalement curieux lui aussi. Le troisième est un combattant de l’ombre. Jean-Louis Cheray pendant de nombreuses années a animé avec une sympathie chaleureuse les « mardis » du Studio Parnasse à Paris. Il a formé toute une génération de cinéastes et de critiques. Mais son plus beau mérite aura été sans doute d’avoir formé toute une génération de spectateurs. Ces « veilleurs », ces hommes de passion communicative, ces hommes DEBOUT. 


Jean-Loup Passek, 1995.


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