BE LIKE WATER
Cinquante ans après sa mort le 20 juillet 1973 à l’âge de 32 ans, l’homme qui popularisa le kung-fu en quatre films, dont un posthume, est toujours le Chinois le plus connu dans le monde. C’était son rêve, dont il ne profita que quelques mois.
Que serait devenu Bruce Lee s’il avait vécu toute une vie entière? Bruce Lee est resté éternellement jeune, éternellement torse nu, éternellement en colère. L’éternité est la récompense quand on meurt en pleine gloire. Sur le fond, son but était atteint et son ambition assouvie. «Je deviendrai plus célèbre que toi», avait-il dit à Steve McQueen, à qui il avait donné des cours de kung-fu parmi d’autres célébrités d’Hollywood alors qu’il attendait son heure. Elle est finalement venue, d’un coup, en quatre films, tous sortis entre 1971 et 1973.
Ce fut comme une grêle de coups au corps qui s’abattit sur le public occidental. Du jour au lendemain, tous les enfants des écoles se sont pris pour Bruce Lee. C’était facile. Il n’y avait pas besoin de maîtriser des techniques martiales, il suffisait d’imiter ses mimiques, de se mettre torse nu, faire craquer ses phalanges, sautiller autour de son adversaire, lui intimer de s’approcher d’un mouvement de la main et feuler comme un chat.
Chinois, Bruce Lee est pourtant bien né aux Etats-Unis, le 27 novembre 1940 à San Francisco, où son père Lee Hoi-chuen est en tournée avec l’Opéra de Canton dont il est une des figures. Un hasard de l’existence, que sa mère, issue de la haute bourgeoisie de Shanghai, interprète comme un signe. En mai 1959, Bruce Lee traverse le Pacifique en bateau pour revenir à San Francisco, mais c’est moins pour conquérir l’Amérique que pour fuir Hongkong, où il commence à être négativement connu des services de police. Elève dissipé, ado bagarreur, orgueilleux et cruel, il mène une petite bande qui attend les enfants des soldats britanniques après l’école pour se battre sur le toit des immeubles à coups de chaînes ou de stylos surmontés de lames de rasoir.
Il n’a pas toujours le dessus et, appréhendant de devoir un jour se mesurer seul à plusieurs, il décide à l’âge de 13 ans d’apprendre les arts martiaux. Il se tourne vers le wing chun, une variante du kung-fu qui privilégie un rapport direct, frontal et rapproché à l’adversaire, et qu’enseigne Yip Man, un maître qui a fui les communistes en 1949. Bruce Lee ne perd pas son insolence mais devient un élève studieux, insatiable, qui creuse la partie philosophique des arts martiaux.
Son seul bagage à son arrivée aux Etats-Unis tient dans sa connaissance des arts martiaux, qu’il perfectionne sans cesse au contact de combattants plus grands, plus lourds et qui n’ont pas le respect asiatique du maître. À Seattle puis à Oakland, il étudie la philosophie, ouvre son école, rencontre sa future femme, Linda. Les arts martiaux japonais, ramenés de la guerre par les GI’s, sont à la mode. En 1964, il est remarqué lors d’une démonstration à Long Beach par Jay Sebring, le coiffeur des stars.
Hollywood s’entiche rapidement de ce petit Chinois charismatique, qui fascine son auditoire par quelques procédés rhétoriques et deux numéros très spectaculaires: les pompes en appui sur deux doigts et le one inch punch, un coup sans élan à la poitrine qui fait reculer sa victime volontaire de deux ou trois mètres. En 1970, Roman Polanski l’emmène même une semaine à Gstaad (où Bruce Lee découvre «des types sans morale» couchant avec «des filles de 14 ou 15 ans»), mais hormis un second rôle remarqué dans The Green Hornet (Le Frelon vert), une série arrêtée après 26 épisodes en 1967, il doit se rendre à l’évidence: le cinéma américain ne fera jamais d’un Chinois une star.
Il accepte finalement de revenir à Hongkong pour tourner dans deux films d’action à petits budgets, tournés dans des conditions presque misérables mais qui lui permettent d’imposer son personnage. Le succès est immédiat, foudroyant. Bruce Lee enchaîne les tournages, cinq en trois ans. Il s’épuise, perd du poids, est victime de violents maux de tête mais insiste parce que tout repose sur lui. Le 20 juillet 1973, il est retrouvé inconscient et déclaré mort à l’hôpital de Hongkong, d’un œdème cérébral probablement provoqué par une réaction allergique à un ou plusieurs composants chimiques d’un médicament, l’Equagesic. Trois semaines plus tard, sort son quatrième film, Enter the Dragon (Opération Dragon), le premier co-produit par Hollywood.
Depuis des années, il essayait en vain de s’imposer comme acteur. Tout le monde le connaissait, il donnait des cours à Steve McQueen mais aussi à James Coburn, Roman Polanski, James Garner ou Lee Marvin, il était apparu dans quelques épisodes de L’Homme de fer, de Batman, de Longstreet, il avait même chorégraphié les combats dans The Wrecking Crew ; il sentait bien que sa carrière végétait. À 30 ans, avec deux enfants en bas âge, ce n’était plus supportable. Ce qui l’était encore moins, c’était ces non-dits autour de ses origines chinoises et de sa couleur de peau. Les choses avaient pourtant bien débuté, Bruce Lee s’était fait remarquer sous le loup noir de Kato, un majordome expert en arts martiaux, mais la Fox avait arrêté les frais au bout de six mois et vendu la série (Le Frelon vert) en Asie pour rentrer dans ses frais.
De toute façon, Bruce Lee rêve d’autre chose. Il veut réaliser un film qui montrerait au monde toute la beauté, la profondeur et la signification des arts martiaux. Il y travaille depuis 1968, le projet s’appelle The Silent Flute (La Flute silencieuse). Il se voit en second rôle derrière l’un de ses célèbres élèves, qui sera le garant financier. James Coburn a refusé, puis s’est ravisé. En 1971, le tournage débute en Inde, où la Warner a une somme importante en roupies qu’elle ne peut rapatrier. L’expédition vire au fiasco et Coburn se fâche avec son ami. À son retour, Bruce Lee apprend que le premier rôle de la série Kung Fu, dont il est l’inspirateur, a été confié à un acteur blanc qui ne pratique pas les arts martiaux, David Carradine.
Le 28 juin 1971, il accepte de tourner dans deux films produits à Hongkong, où il est connu en tant qu’enfant-acteur et comme le Kato du Frelon vert. Quelques jours plus tard, il prend directement l’avion pour rejoindre, en Thaïlande, le plateau de The Big Boss. Plus que les conditions de tournage, calamiteuses (moustiques, cafards, nourriture avariée), l’acteur se heurte aux habitudes du cinéma local: le film est un produit de consommation périssable, donc bâclé. Le scénario tient en quelques lignes directrices, on tourne vite sans souci du son puisque tout est doublé ensuite.
D’emblée, Bruce Lee impose un style qu’il n’aura de cesse de peaufiner par la suite. La caméra se recule et filme en plan large. Les scènes de lutte sont minutieusement chorégraphiées. La vitesse d’exécution de Bruce Lee est foudroyante, mais l’action est plutôt lente, les combats durent, et donc le plan aussi, les techniques s’enchaînent, sans montage ou presque.
Ce que filme la caméra, c’est la transformation de Bruce Lee – qui joue souvent un personnage un peu naïf – en bête féroce. Là où le super-héros enfile son masque ou revêt sa cape, Lee retire sa chemise. Son corps, ses muscles, sont complaisamment exposés. Lorsqu’il frappe, le coup est ultra rapide, puis la pose est figée. En plan large, le «petit dragon» occupe l’espace et le temps.
Il assortit son jeu de mimiques, pousse des cris, feule comme un fauve, goûte son sang s’il est blessé, sautille en tournoyant autour de son adversaire. Les westerns spaghetti avaient tué le héros hollywoodien, Bruce Lee le réinvente. À chaque film, son contrôle augmente. Il chorégraphie toutes les scènes de combat. On filme à la sauvette, les caméras cachées dans des sacs, et en soudoyant, mais il faut déguerpir quand arrive une autre équipe de production qui, elle, a les autorisations nécessaires.
La réponse du public est immédiate. Big Boss et La Fureur de vaincre attirent les foules. La Fureur du dragon est un succès mondial, qui sort le cinéma d’arts martiaux d’une sous-culture cantonnée aux salles de quartiers pour un public d’initiés. Bruce Lee meurt le 20 juillet 1972, alors que Enter the Dragon (Opération Dragon) est en post-production et qu’il a déjà tourné quelques scènes de combat de Game of Death (Le Jeu de la mort), son film le plus ambitieux, qu’il veut «à niveaux de lectures multiples» avec une portée philosophique. Il n’aura pas le temps de le mener à terme, seulement de téléphoner à Steve McQueen. «Tu vois, maintenant je suis aussi célèbre que toi!»
Bruce Lee n’est plus que paradoxes dès lors que l’on s’intéresse non à l’acteur mais au sportif. Nous parlons du combattant ultime dont le seul combat officiel répertorié eut pour cadre un tournoi interscolaire de boxe à Hongkong, d’un homme qui n’a eu de cesse de défendre les arts martiaux chinois mais qui s’en est affranchi très vite, d’un élève qui a forgé la légende de son maître, Yip Man, du fondateur enfin d’une discipline, le jeet kune do, supposée être la quintessence de son savoir mais qui est demeurée confidentielle alors que lui accédait à une gloire immortelle.
L’influence de Bruce Lee sur le sport moderne est pourtant indéniable. Il n’est qu’à regarder deux des grandes tendances de l’époque – le Mixed Martial Arts (MMA) et la musculation au poids du corps – pour s’en convaincre. Il n’a inventé ni l’un ni l’autre mais il a fait changer l’approche des arts martiaux et le regard sur le corps.
Bruce Lee a dessiné le corps de l’homme moderne. Il n’est plus grand et massif comme dans les péplums, mais sec et fin comme celui des danseurs. On ne travaille plus le volume mais la force. Bruce Lee court chaque jour, jusqu’à 9 km, fait du vélo d’appartement, des pompes, des abdos, des flexions de jambes. Il lit en frappant un petit blason rembourré, regarde la télé en relevant les jambes. Avant de faire tomber sa chemise, il n’impressionne personne: 59 kilos pour 1,70 m. Torse nu, il est la revanche des chétifs et des maigres.
Avant Bruce Lee, les arts martiaux étaient des écoles de pensée rigides et cloisonnées, persuadées chacune de détenir la vérité et refusant de se mêler aux autres. À l’intérieur des arts martiaux chinois, la tradition interdit à l’élève de dépasser le maître, qu’il ne peut pas réellement toucher et dont il ne peut recevoir l’enseignement direct. L’efficacité des techniques n’est ainsi jamais éprouvée, ni remise en cause. Très tôt, Bruce Lee juge ces gestes à vide aussi utiles que de «nager sur terre».
Bruce Lee balaie cette tradition et impose une nouvelle manière de faire. Il invente et fait fabriquer des machines qui créent du mouvement, de la résistance, du ressort, comme un combattant qui réagirait aux attaques. À l’entraînement, les coups sont désormais portés et absorbés par des équipements que, là encore, il développe (casque, plastron, protège-tibias).
En 1964, il est défié par un maître du kung-fu, Wong Jack-man, qui lui reproche de brader le savoir chinois à des Occidentaux. Bruce Lee gagne, mais plus péniblement qu’il ne le pensait. Il en conçoit le sentiment que le wing chun est démuni sorti de l’axe de son adversaire. Dès lors, il s’intéresse plus encore aux variantes du kung-fu, aux autres arts martiaux et à des sports de combat comme la boxe et même l’escrime, dont il s’inspire pour inverser sa garde, «voler» le rythme de l’adversaire et développer la technique du «coup d’arrêt».
Conséquence de ces multiples recherches, Bruce Lee fonde en 1967 le jeet kune do. Une méthode sans dogme mais aux multiples influences, où chaque pratiquant est maître de sa technique. C’est une lutte sans forme définie, à la manière de l’eau qui s’adapte au terrain, remplit le vide laissé par l’adversaire. «Be like water», enseigne Bruce Lee qui, dans ses films, se frotte à différents styles et a souvent besoin de comprendre son opposant, de s’y adapter avant de le vaincre.
Qu’en reste-t-il? Des paradoxes, on l’a dit. «Il a par exemple complètement abandonné le principe des «mains collantes», central en wing chun, qui veut qu’en laissant ses avant-bras au contact de l’adversaire, le lutteur ressente ce que l’autre va faire. Bruce Lee a donné ses lettres de noblesse aux arts martiaux chinois sans en respecter les fondamentaux.
«Le jeet kune do est mort avec Bruce Lee, nous avait dit l’un de ses premiers élèves en 1998 au Salon des arts martiaux de Genève. Personne n’était capable de faire ce qu’il faisait. Sa vitesse d’exécution était exceptionnelle. Il la travaillait continuellement, en répétant des exercices des milliers de fois. Et plus il avançait dans son art et plus il était seul.»
En 1974, Mao Tsé-toung n’a plus que deux ans à vivre lorsque ses médecins lui découvrent une cataracte. La lecture est interdite, alors il s’intéresse au cinéma et aux grands personnages. Abraham Lincoln, Napoléon, Bruce Lee. Selon Liu Qingtang, alors vice-ministre de la Culture, les films du «Petit Dragon» ont le don de le mettre en joie, et tout particulièrement La Fureur de vaincre, que le Grand Timonier aurait vu trois fois, après avoir fondu en larmes en s’écriant «Bruce Lee est un héros!» lors de la première projection.
Bruce Lee est un héros chinois. Il faut le rappeler parce que le personnage est si universel qu’il paraît appartenir à tout le monde. En 2008, la chaîne de télévision chinoise CCTV a romancé sa vie en 50 épisodes (La Légende de Bruce Lee). Le film que s’apprête à lui consacrer le cinéaste taïwanais Ang Lee sera peut-être un peu différent, car le réalisateur de Tigre et Dragon estime que n’étant «ni entièrement Américain ni entièrement Chinois, Bruce Lee a créé un pont entre l’Est et l’Ouest».
C’est vrai mais, consciemment, Bruce Lee s’est toujours défini comme «un Chinois né en Amérique». Le vécu de l’enfance est toujours fondateur dans la construction de ce sentiment intime. S’il est né à San Francisco, en 1940, Lee Jun Fan (son nom chinois) a grandi à Hongkong. Il y a ressenti l’occupation japonaise (de 1941 à 1945) puis, dans les années d’après-guerre, la pauvreté et les inégalités qui avaient nourri un très fort sentiment anti-britannique.
Il fut aussi un enfant acteur prolifique (23 films) expérience qui lui permit, selon lui, d’accéder «à la véritable culture chinoise». C’est donc un acteur chinois rejeté par Hollywood qui revient à Hongkong en 1971 pour tourner Big Boss. Il interprète le rôle de Cheng Chao-an, un immigré chinois ayant réellement existé, connu pour avoir pris la défense de compatriotes immigrés en Thaïlande à la fin du XIXe siècle.
Son film suivant, La Fureur de vaincre, est celui qui a fait pleurer Mao et rendu sa fierté au peuple chinois. Bruce Lee incarne Chen Zhen, le disciple fictif d’un grand maître de kung-fu ayant existé, Huo Yuanjia, mort en 1910 peu de temps après avoir été défié par une école japonaise de judo de Shanghai. Le film n’hésite pas à attribuer la mort de Huo Yuanjia aux Japonais, lesquels laissent en partant une pancarte proclamant que la Chine est «l’homme malade de l’Asie».
Dans son troisième film, La Fureur du dragon, Bruce Lee se choisit des adversaires américains dans le contexte des relations tendues entre la Chine et les Etats-Unis. Cette fois, aucune base historique réelle mais le combat contre Chuck Norris au Colisée symbolise la lutte de la Chine contre l’impérialisme américain, la nouvelle Rome.
Adolescent à Hongkong, Bruce Lee a souffert de discrimination de la part de Chinois qui, parce qu’il avait un peu de sang allemand par sa mère (pourtant d’une famille aisée de Shanghai), jugeaient qu’il ne pouvait pas suivre l’enseignement de Yip Man. À Seattle, il crée donc en réaction une école de kung-fu ouverte à tous sans discrimination, ce qui lui vaudra d’être défié en 1964 à Oakland par Wong Jack-man, un traditionaliste, avec pour enjeu, la fermeture de son école.
Bruce Lee gagne et projette quelque chose de très californien dans son kung-fu, cette façon de s’inspirer de l’air du temps, de prendre tout ce qui est dans l’époque pour en faire quelque chose d’autre. La «recette» de son jeet kune do ressemble à un best of des années 1960: on y trouve de la philosophie indienne et européenne, du Mohamed Ali, du flower power. Il épouse une WASP américaine et s’entoure de disciples japonais (Taky Kimura), Noir américain (Jesse Glover) et philippin (Dan Inosanto), et commence à devenir un phénomène universel.
Ses funérailles, dans la tenue chinoise d’Opération Dragon, eurent lieu à Hongkong le 25 juillet 1973. Il fut mis en terre six jours plus tard à Seattle. En 2005, la première statue à son effigie ne fut érigée ni en Chine ni aux Etats-Unis mais en Bosnie, à Mostar, à l’initiative de jeunes issus de toutes les communautés de l’ex-Yougoslavie. Ils estimaient que leur passion pour Bruce Lee était leur seul point commun.
Le jour de ses funérailles, des caméras tournent et filment la foule incrédule qui se presse derrière les barrières, le cercueil que l’on ouvre, le capitonnage de soie blanche et, protégé par une vitre, le visage intact de Bruce Lee, mort à 32 ans. Cinq ans plus tard, ces images sont intégrées à Game of Death (Le Jeu de la mort), film posthume réalisé par Robert Clouse, un patchwork qui reprend quelques scènes de combat faites par Bruce Lee en 1972, utilise trois doublures différentes que l’on filme de dos ou de nuit autant que possible, et imagine un scénario bancal pour faire tenir le tout.
Le Jeu de la mort, film bâclé avec quantité de faux raccords, des faux Bruce Lee acteurs et des images du vrai Bruce Lee mort, est considéré par beaucoup de fans comme une insulte à la mémoire de leur héros. Ce sera pourtant l’un des grands succès commerciaux de l’année 1978 et, au fil du temps, une œuvre culte. Il vaut surtout pour son combat final, un choc esthétique et physique entre Bruce Lee (1,70 m) et le basketteur Kareem Abdul-Jabbar (2,18 m), l’un de ses célèbres élèves privés. La scène fut tournée à la fin du mois d’août 1972, alors que Bruce Lee travaillait à son film le plus abouti, qu’il souhaitait «à plusieurs niveaux de lecture», afin de faire comprendre la dimension philosophique des arts martiaux.
Le film propose une progression en «tableaux» qui sera par la suite le principe d’un très grand nombre de jeux vidéo. La combinaison jaune à bandes noires de l’acteur, choisie pour démontrer qu’il n’y avait pas besoin d’un habit traditionnel pour pratiquer les arts martiaux, deviendra au fil du temps et des reprises une forme d’uniforme. Uma Thurman la porte notamment dans Kill Bill, de Quentin Tarantino (2003).
En 1973, Bruce Lee a rejoint Janis Joplin (1970), Jimmy Hendrix (1970), Jim Morrison (1971) au panthéon des étoiles filantes. Cela suppose une fin tragique, inattendue. À ce destin, Bruce Lee ajoute une fulgurance qui évoque immanquablement James Dean (trois films en deux ans, À l’est d’Eden et La Fureur de vivre en 1955, Géant – posthume – en 1956).
Dans de nombreux pays, on découvre le phénomène après sa mort. En France, le premier film, Big Boss (1971), sort deux mois avant la mort de l’acteur. Les trois autres sont distribués en quinze mois, entre août 1973 et décembre 1974. Détenteur des droits de La Fureur du dragon, le producteur René Chateau et son associé Jean- Paul Belmondo ne projettent que du Bruce Lee durant plusieurs semaines dans les trois salles du cinéma Hollywood Boulevard, à Paris. Une immense affiche d’un Bruce Lee bondissant surplombe le boulevard Montmartre. Ailleurs, le vide qu’a créé Bruce Lee est comblé par quantité de clones. Des dizaines de films de kung-fu sortent, si possible avec «fureur» ou «dragon» dans le titre. Mais il est impossible d’égaler Bruce Lee dans son registre.
Son influence sur le cinéma d’arts martiaux peut être comparée à celle de Fred Astaire sur la comédie musicale. Il y a un avant et un après, que les plus malins abordent en évitant la comparaison. Chuck Norris, ancien comparse, joue la carte de l’Occidental et Jacky Chan, cascadeur sur La Fureur de vaincre, celle de l’humour. L’aspect réaliste auquel tenait Bruce Lee disparaît progressivement au profit du retour de la tradition héroïque. Les héros flottent de nouveau dans les airs, bondissent tels des tigres.
Le mythe est si puissant qu’il s’étend à ceux qui l’entourent. Ses élèves deviennent des apôtres que l’on invite partout pour témoigner. Son fils, Brandon Lee, semble parti pour prendre sa succession dans les films d’action quand il meurt accidentellement sur le tournage de The Crow, le 31 mars 1993 à 28 ans. Cette réplique du destin relance le mythe et les rumeurs.
Dans ce concert d’éloges, Quentin Tarantino vient apporter une voix discordante en 2019 dans Once Upon a Time... in Hollywood où, dans l’ambiance des studios de la fin des années 1960, un Bruce Lee encore peu connu mais arrogant se fait rosser par un simple cascadeur, joué par Brad Pitt. Métaphore du Chinois rejeté par Hollywood? Volonté de rappeler que si les catégories de poids existent, ce n’est pas pour rien? Face à la polémique, le réalisateur se borne à dire que « Bruce Lee n’avait aucun respect pour les cascadeurs ». La même année, le mythe refait surface d’une manière un peu inattendue, à Hongkong, son île d’origine. Les participants du vaste soulèvement populaire s’efforcent d’être partout et d’occuper le moindre espace, mais en n’ayant aucune forme définie et en n’opposant aucune résistance. Leur mot d’ordre est le mantra de Bruce Lee: «Be like water». Télérama.
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