GRANDE INTERROGATION
PEUT-ON ÊTRE POLICIER ?
Puisque Doniol-Valcroze me souffle le film le plus intéressant de la semaine et que je ne puis décemment étudier une fois de plus ma fonction d’informateur, il ne me reste qu’à parler des moins médiocres parmi les films de cette dernière quinzaine.
J’aurais peut-être dû vous entretenir la semaine dernière d’un film allemand sans grand éclat, mais tout de même intéressant, Aux Frontières du péché, dont la principale originalité est de traiter un sujet d’une actualité sociale, politique et morale brûlante pour l’Allemagne d’aujourd’hui : la contrebande aux frontières. Assuré en grande partie par des enfants, ce trafic a trouvé dans l’aggravation des barrières économiques ou politiques à la suite de la guerre un regain d’activité. Certes, la contrebande n’est pas un « péché ». Elle est le fruit de la sottise des hommes, le résultat de lois absurdes et qui n’engagent pas en conscience. Le droit canon lui-même s’en désintéresse. Mais, comme le marché noir, elle engendre bien des maux, surtout quand elle utilise, pour limiter ses risques, enfants et jeunes gens. C’est à une sorte de reportage très romancé sur les conditions de la contrebande aux frontières franco-allemandes que s’est livré le metteur en scène Stemmle, auquel on doit déjà entre autres Berliner Ballade. le scénario, vaguement policier, est aussi mal et naïvement construit que possible, mais sa valeur documentaire est émouvante et, semble-t-il, assez exacte. D’un point de vue plus strictement cinématographique, l’interprétation et la mise en scène témoignent d’une certaine audace, aux frontières de l’érotisme, qui ne laisse pas indifférent. En la matière, le cinéma allemand donne généralement dans un goût douteux et qui frise facilement la pornographie.
On peut voir cette semaine deux films policiers à ranger, quant au scénario, dans la catégorie qu’on eût applelée jadis « films de gangsters ». Il s’agit de Racket par John Cromwell et de La Maison des ombres, mis en scène par Nicholas Ray, un jeune et intéressant réalisateur. Il existe entre ces deux productions une conjonction évidente : les héros en sont non point des gangsters mais des policiers. Si on les rapproche du dernier film de William Wyler, Détective Story présenté récemment à Cannes, ils indiquent incontestablement une orientation générale et récente du film policier américain. certes, voilà déjà quelques années que le film de gangsters classique issu des Nuits de Chicago et de Scarface, après l’avatar misogyne de style criminel noir, s’employait à l’apologie du mouchard, du G-Man et de l’inspecteur de police, dont le rôle n’était jusqu’alors que négatif : la police, c’était la nécessité sociale, la fatalité triomphante contre le moderne héros tragique, héros absurde sans doute et condamné par son inintelligence des lois ultimes de la cité (Scarface n’est pas intelligent), mais payé pourtant de prestige romantique. On chercherait en vain dans ce triomphe de la justice une apologie morale ou sociale de ses agents. Aussi bien, les metteurs en scène se soucient-ils assez peu de nous les rendre sympathiques. Ils n’étaient que la force antagoniste et dont la victoire nécessaire assurait la structure tragique. Aux films de style Scarface succéda le « crime ne paie pas », qui provoqua inévitablement la décadence du genre, de la métaphysique vers la morale. L’échec final du criminel ne procède plus de la démesure tragique, mais de la simple mécanique sociale : les avantages du crime ne sont qu’une illusion puisque la police est assez bien faite pour gagner la dernière manche. Mais c’est placer le débat sur un autre terrain, car Scarface ne cherchait pas tant le profit que la puissance, et sa mort, au faîte de la gloire, était plus une issue qu’un échec. Ou plutôt son véritable échec était tout intérieur : celui de ses sentiments pour sa soeur, ombre lointaine de l’inceste d’Œdipe.
Du « crime ne paie pas », Hollywood est passé à la glorification de la police. L’évolution était prévisible. Du moment que la pitié tragique n’allait plus au héros criminel, il n’y avait plus de raison de priver le flic de la sympathie disponible chez le spectateur. Mais l’apologie de la police n’impliquait pas encore fatalement sa glorification. Le policer était un citoyen utile et les risques du métier méritaient d’être connus de ceux qu’il protégeait. Pourtant, esthétiquement, le flic ne pouvait prendre la succession du gangster. Le héros symétrique de Scarface n’est pas le G-Man, mais le Sherlock Holmes, aussi étranger à la morale et au pragmatisme social. Il y a un mythe du gangster et du détective. Il ne saurait y en avoir du « bon policier », au moins depuis la chevalerie du Moyen-Âge. La police n’est pas d’essence divine, elle n’est que le bras séculier de la société ou de l’État.
Il est significatif que le genre policier n’existe pas dans le cinéma soviétique. On a lieu de croire qu’il serait imprudent d’en conclure à l’inexistence de la police. Mais celle-ci a toutes les raisons politiques comme esthétiques, d’y rester secrète, je veux dire totalement étrangère au mythe policier, épiphénomène de la société capitaliste et urbaine issue du XIXe siècle. Un mythe ne fait pourtant jamais tout à fait le compte d’une société, parce qu’il la dépasse et qu’il échappe en définitive à sa morale. Inquiétée par le mythe du gangster qu’elle avait enfanté, impuissante, et pour cause, à lui substituer un mythe du G-Man, contrainte cependant par la logique interne du genre à produire des films policiers de plus en plus favorables à la police, il lui fallait sans doute déboucher, pour finir, de la morale sociale dans la psychologie individuelle.
C’est ce dont témoignent parfaitement les trois films cités plus haut, dont le titre générique pourrait bien être « Comment peut-on être policier? ».
Ils se classent parfaitement par ordre de qualité ascendante.
Au plus bas d’abord, le film de Cromwell, Racket, nous présente le policier parfait, celui dont rêve idéalement l’État américain, non seulement incorruptible et courageux, mais encore si intimement pénétré de sa mission qu’il n’hésite pas à affronter, au péril de sa carrière et de sa vie, les forces occultes, politiques, économiques et financières qui règnent sur la ville et sont prêtes à lui payer son silence. Il ne lui suffit pas de résister à la tentation, l’omission n’est pas son fort, avec ses modestes moyens de commissaire de quartier il affronte l’hydre politicienne, s’ingénie même à lui tendre des pièges où il s’offre lui-même comme appât, afin de l’obliger à sortir de sa prudence pour enfin la livrer à la « Commission fédérale des activités criminelles ». C’est faire à mon avis beaucoup d’honneur à ce film ignoble que d’évoquer à son propos la tradition d’autocritique sociale et politique du cinéma américain. De Mr. Smith au Sénat aux Fous du roi, Hollywood en effet n’a jamais craint de mettre en scène les tares de la démocratie américaine, mais à ce degré de naïveté et surtout dans un souci aussi évident de propagande, l’autocritique de Howard Hugues tourne au pharisaïsme provocant. Mais ce n’est point notre propos, revenons au bon « policier ». Il est aussi vide de toute psychologie que le regard de Robert Mitchum d’expression.
Ce n’est pas le cas de Robert Ryan dans La Maison des ombres. Il y incarne un flic neurasthénique dont la propension à cogner confine au sadisme. Ses copains eux-mêmes en sont écœurés. La clé de ce comportement anormal nous est rapidement donnée. Sa fonction policière entretient chez cet ancien sportif la solitude sociale et morale. Il souffre de sa qualité de flic comme d’un opprobre, se dégoûtant finalement lui-même plus encore qu’il ne déroute les autres ; il compense ses complexes en manifestant une cruauté superflue. Naturellement, à côté de ce policier malade, on nous présente le policier sain qui fait son boulot sans haine et sans complexes, retrouve après le service sa petite famille bourgeoise (et généralement nombreuse) sagement alignée devant la télévision. Le métier n’est pas drôle certes, et c’est une raison de plus pour penser à autre chose en dehors du service. Robert Ryan sombre dans la mélancolie parce qu’il a laissé envahir sa vie par sa fonction de policier, parce qu’il s’est identifié à elle. Au cours d’une enquête, (dont la mise en scène remarquable est d’ailleurs digne du réalisateur des Amants de la nuit), il rencontrera une jeune aveugle dont la solitude morale due à son infirmité lui apparaîtra analogue à la sienne. L’amour naturellement les sauvera tous les deux.
Ainsi, à prendre le policier pour héros, le cinéma américain est aujourd’hui conduit à se poser à son propos les problèmes de son existence. Jusqu’ici, la police était un fait évident que nul ne songeait à mettre en question. Mais au fur et à mesure que se multipliaient les scénarios, que se répétait l’apologie indirecte de la police, une réflexion implicite s’élaborait à l’égard du policier. L’antipathie sociologique évidente supportée par le « flic » ne pouvait être que provisoirement compensé par cette apologétique. Dans la mesure même où Hollywood veut poursuivre efficacement (parce que l’Amérique en a besoin) la justification de la police, il lui faut abandonner la position primaire et naïve du flic chevaleresque pour admettre que le policier est aussi et quand même, un homme, ce qu’au fond le spectateur a peine à croire. Admettre que la fonction policière comporte un péril moral, qu’elle est en effet inhumaine et déshumanisante, c’est à la fois reconnaître ses faiblesses et justifier doublement le policier qui surmonte ces dangers. Mais on voit bien aussi que la méthode comporte une ambiguïté qui peut être dangereuse pour ses promoteurs. Je me bornerai à évoquer Détective Story puisque le film de Wyler n’est pas encore sorti. Je voudrais seulement souligner comment il se situe parfaitement dans le prolongement du film de Nicholas Ray. Kirk Douglas y incarne un inspecteur dans le genre de Robert Ryan, à cette différence près qu’il a tout pour être heureux : l’inconscience de sa maladie mentale et une jeune femme amoureuse. Mais le ver est dans le fruit. Une journée fatale suffit pour révéler aux autres et à lui-même le mal dont il souffre et c’est volontairement qu’il s’offrira pour en finir aux balles d’un gangster hystérique.
Paradoxalement, le flic rejoint ainsi Scarface dans l’échec personnel et le suicide indirect. Mais les intentions sont évidemment différentes. Le policier ne saurait atteindre à la dignité tragique car il est du côté des dieux sociaux. Sa mort n’est qu’un sacrifice nécessaire à leur règne ; un martyr pour permettre à d’autres policiers de l’être avec plus de modestie sans doute mais une meilleure conscience. André Bazin, L’Observateur, juin 1952.
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