L'IDIOTIE TECHNO-FASCISTE
Descendu en flèche par la critique lors de sa sortie en 1997, « Starship Troopers » de Paul Verhoeven, prend au fil des jours et des élections à travers le monde (Trump, Milei et les autres...) des airs de vision particulièrement précise et lucide d’une version modernisée du fascisme. Une version solide sur ses bases historiques (autoritarisme, violence, haine des minorités, mépris de la démocratie...) mais aussi adoratrice d’une « élite éclairée » dont le destin manifeste serait de gérer le monde grâce à la technologie, sensée avoir réponse à tout et repousser toutes les limites. Elon Musk, ses méthodes et ses promesses de conquête spatiale, sont une incarnation parfaite de ce techno-fascisme conquérant décrit par Verhoeven avec tout le vice nécessaire il y a bientôt 30 ans...
Pour les familiers de « Elle » (2016), de « Black book » (2006) ou des premiers films d’auteur de Verhoeven produits et réalisés aux Pays-Bas, « Starship troopers » peut apparaitre comme une anomalie grossière. Même replacée au sein de son admirable période américaine (1985/2000) aux côtés de « La chair et le sang », « Basic instinct », « Robocop » ou même « Showgirls », le film fait tache. Son esthétique de série B, son héroïsme grotesque, ses effets spéciaux parfois kitsch et la médiocrité consternante du jeu de ses comédiens y sont pour beaucoup. Son discours apparent aussi.
Très librement adapté d’un roman de Robert A. Heinlein considéré comme une référence de la littérature réactionnaire et militariste, le film de Verhoeven avait tout pour induire le spectateur inattentif en erreur, et la critique dans son ensemble (américaine comme européenne) a vu dans « Starship troopers » au mieux un blockbuster débile, au pire... une ode au nazisme ! Stephen Hunter, dans un article du Washington Post, déclara carrément que le film était « spirituellement et psychologiquement nazi ». Comme souvent, ceux qui ont crié le plus fort ont imposé leur interprétation, aussi aberrante soit-elle, et durant toute la promotion du film, le réalisateur a dû mener bataille pour tenter de rectifier l’erreur de lecture. En vain. Le film fut un échec commercial (Il avait couté 100 millions de dollars et en rapporta à peine autant) et il marqua la fin de l’aventure hollywoodienne de Verhoeven, même s’il y réalisa encore, sans enthousiasme, « Hollow man » en 2000.
Que nous conte donc « Starship troopers » ? Dans un futur lointain où le voyage interstellaire est devenu aussi simple qu’un Washington/Panama en F 16, une guerre se déclare entre les terriens et des aliens ressemblant à de grosses araignées métalliques habitant à l’autre bout de la galaxie. N’écoutant que leur sens patriotique (on verra qu’il ne leur reste pas grand-chose d’autre...) Johnny, Dizzy, Carl et Carmen, frais émoulus de l’université, décident de s’engager dans l’armée pour défendre la planète. Ils le font avec d’autant plus d’entrain que dans leur société, le statut de « citoyen » s’acquiert uniquement par le service militaire. Ceux qui ne le font pas restent de vulgaires « civils » privés du droit de vote. Persuadés d’être militairement supérieurs, les quatre jeunes et l’armée humaine tout entière s’engagent dans la première bataille fleur au fusil-laser, accompagnés par les commentaires enthousiastes des journalistes « embeddés » qui témoignent de l’événement en direct à la télé. Ce sera pourtant un carnage pour les forces terriennes : 300 000 morts au total, écrasés, découpés, dépecés par les pinces et mandibules des arachnoïdes. De bains de sang en massacres, on suivra l’« évolution » du groupe de jeunes au sein de cette guerre...
Le terme « évolution » est ici écrit entre guillemets car dans « Starship troopers », la psychologie des personnages ne bouge jamais. Les jeunes héros (aux traits parfaitement symétriques et au sourire quasi-immuable) ne semblent jamais prendre la mesure des tornades de violence et de chairs martyrisées dans lesquelles ils sont plongés. Les châtiments corporels infligés pendant leur préparation militaire, la bêtise abyssale de leurs supérieurs hiérarchiques, les centaines de camarades déchiquetés sous leurs yeux... rien ne les amène à s’interroger sur leur engagement, encore moins à remettre en question la guerre qu’ils mènent.
Il faut dire que la société décrite par Verhoeven ne laisse pas vraiment de place à la pensée critique et présente effectivement de nombreuses similitudes avec la société nazie. Plutôt que des références à l’Allemagne hitlérienne, il s’agit en fait de citations parfaitement claires, la plus flagrante (et comique tant elle est flagrante) étant l’uniforme SS dans lequel apparaissent à la fin du film Carl et plusieurs de ses acolytes. On ne parle pas ici d’un uniforme « ressemblant » à celui des SS mais bel et bien d’une copie exacte, comme l’a confirmé Verhoeven lui-même. Des citations omniprésentes au point qu’on pourrait avancer l’hypothèse que « Starship troopers » est en fait une dystopie basée sur les questions suivantes : et si l’Allemagne nazie avait gagné la deuxième guerre mondiale ? A quoi ressemblerait une société future gérée par le fascisme depuis des siècles ?
Sous la forme d’un film d’action survolté, « Starship troopers » offre une réponse : une société mondialisée, dominée par un gouvernement/parti unique (la Fédération) où toutes les strates de la société (et du cerveau humain) sont fermement contrôlées. Sous le régime de la Fédération, il faut obtenir un permis pour avoir des enfants ; La peine de mort est non seulement pratiquée mais aussi retransmise sur tous les canaux à heure de grande écoute ; Aucune conférence, aucun livre, aucun discours dissonant ne vient troubler les esprits, même dans les lieux de savoir comme l’université. Une scène s’y déroule au début du film et illustre les principes philosophiques qui irriguent la Fédération. On y voit les futurs soldats écouter sans trop d’attention leur professeur, Monsieur Rachek (Michael Ironside, le leader des Scanners chez Cronenberg) faire le bilan de l’année. « Nous avons vu comment et pourquoi la démocratie a été un échec. Comment les socio-scientifiques ont conduit le monde au bord du chaos » commence-t-il, avant d’expliquer le sens du vote : « En votant, vous exercez une autorité politique analogue à celle de la force, et la force mes amis, c’est la violence : la suprême autorité dont toute autre autorité n'est qu’un dérivé ». Bonne élève, Dizzy lève le doigt pour contester mollement : « Pourtant, ma mère m’a toujours dit que la violence ne réglait rien... ». Moue de dégoût du professeur qui répond : « La force brute a résolu plus de crises au cours de l’histoire que tout autre facteur ». Biberonnés dès la naissance au mépris de la démocratie et au culte de la violence, les étudiants de « Starship troopers » trouvent peu à redire au catéchisme fasciste de Monsieur Rachek.
Et pour cause, en plus d’un accès très limité à la connaissance, citoyens et civils de la Fédération sont abreuvés non-stop de propagande audiovisuelle. Des clips « d’information » qui ouvrent le film dès la fin du générique, plongeant ainsi le spectateur dans la même implacable machine à crétiniser qui enserre les personnages principaux : le logo de « Federation TV », diffuseur officiel de l’état, apparait à l’écran, puis commence une vidéo où, sur fond de musique martiale, des soldats impeccablement alignés au soleil s’adressent en souriant à la caméra pour inciter les jeunes téléspectateurs à s’engager pour « faire leur part ». Ce clip, comme tous ceux qui émaillent le film, copie là encore l’esthétique nazie, en reprenant parfois au plan près les œuvres de propagande réalisées par Leni Riefenstahl que Verhoeven avait spécialement réétudiées avant le tournage : plans de foule marchant en cadence, plongées sur des régiments en rangs d’oignon saluant le drapeau, contre-plongées en gros plans sur des visages rayonnants. Pour clore cette séquence, un bel enfant blond aux yeux bleus vient proposer ses services, provoquant l’hilarité parfaitement coordonnée des soldats adultes, touchés par l’enthousiasme guerrier « mignon » du garçonnet...
Succédant sans délai au spot de recrutement, une deuxième vidéo, plus pédagogique, commence. Un « reportage » simpliste, ou plutôt une publicité vaguement informationnelle, désignant les agresseurs du moment (les araignées géantes) et l’endroit où ils se trouvent (sur la planète Klendathu) pour conclure sans autre forme de procès que « pour assurer la sécurité du système solaire, Klendathu doit être détruite ». La publicité ne dira rien des raisons qui incitent les extraterrestres à envoyer des météores frapper la terre, ni s’ils sont vraiment les auteurs de cette agression, mais le message principal est très clair : il faut détruire nos ennemis... car ce sont nos ennemis !
Avec la dose d’exagération qui convient à une satire, Verhoeven illustre ce que Gilles Deleuze expliquait dans une conférence devenue célèbre sur les réseaux sociaux : « Une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés croire ». Deleuze ajoutait : « On ne nous demande pas de croire (le mot d’ordre), on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions ». Contrairement à l’autorité démocratique évoquée par Deleuze dans cette conférence, l’autoritarisme fasciste a toujours exigé que ses informations/mots d’ordre soient crûs sincèrement, mais aussi que ses destinataires montrent qu’ils croient avec le plus d’ostentation possible, sous peine d’être châtiés. Au stade évolué et augmenté du fascisme décrit par Verhoeven, cette coercition est devenue obsolète. Le sens critique a tellement été combattu, et depuis si longtemps (l’action se déroule au 24eme siècle soit peu ou prou 300 ans de pouvoir nazi depuis leur victoire fictive) que la question de l’adhésion au mot d’ordre ne se pose plus : les récepteurs du message le croient spontanément, et agissent en fonction de cette croyance sans délai. L’information/mot d’ordre est devenue performative : elle devient vérité agissante à peine son énoncé achevé.
Et le résultat de cette machinerie de contrôle semble fonctionner à merveille ! Le peu qu’on voit de la société abrutie de propagande grossière décrite ici ressemble à une vision paradisiaque : les jeunes gens y sont sains, beaux et heureux. Les gratte-ciels rutilants y dominent des rues propres, où les transports urbains sont fluides et ultra- modernes. Le pied ! Ce que Verhoeven présente à nos yeux, c’est l’instauration heureuse, et vécue comme telle par les personnages, d’un autoritarisme qui aurait réussi là où la démocratie et ses supposées complexités seraient condamnées à échouer. C’est peut-être cela qui a induit en erreur les inattentifs : cette image idyllique d’une société clairement fasciste étendue au monde entier au bénéfice de tous, sans que la narration ne vienne la contredire.
Habituellement, les auteurs de blockbusters (à l’image d’un Michael Bay dans ses « Transformers ») prennent bien soin de désigner les bons et les méchants, avant de mettre en scène la confrontation de leurs violences respectives, et de faire triompher in fine celle des bons. Définition-même du film « spirituellement et psychologiquement » fasciste : deux forces brutes opposées, l’une présentée comme totalement positive, l’autre monolithiquement négative, avant de faire jouir les spectateurs embrigadés de la victoire violente des bons au terme de divers massacres et sacrifices « héroïques ». Verhoeven brouille ces codes et attentes. Comme le parent malin mélangeant le médicament à la purée de son chérubin pour qu’il l’avale sans regimber, il ajoute discrètement à la liste traditionnelle des ingrédients du blockbuster/hamburger (explosions, victoires et histoires d’amour) quelques pastilles amères. Son film est émaillé de « trucs qui clochent », d’accrocs narratifs, d’ironie mordante. Autant de parasites passés en contrebande dans l’estomac du spectateur, qui le poussent à remâcher, recracher ou vomir (au choix) la fable du nazisme bienheureux représentée à l’écran, mais aussi (et c’est bien ce qui a désorienté la critique) celle de la supériorité sans tache des démocraties occidentales. Pour inviter au doute et à l’usage de l’esprit critique en une période qui lui semble préfigurer sa disparition totale, l’exagération et l’ironie propres à la satire semblent bien mieux adaptées qu’une énième fable édifiante surlignant les atrocités des régimes fascistes et appelant à la paix universelle. Car en effet, comment un artiste conscient pourrait-il garder son sérieux s’il dénonçait doctement la vilaine propagande du passé alors qu’elle est partout autour de lui dans le clan autodésigné des « bons » ?
La couverture médiatique satirisée de la guerre contre Klendathu dans « Starship troopers » rappelle ainsi précisément celle de l’invasion de l’Irak en 1991 dont Verhoeven, comme des millions de consommateurs de médias, fut le témoin fasciné et consterné. N’était-ce pas en soi une caricature de propagande ? Le taquin cinéaste batave semble d’ailleurs s’amuser à répéter les images de l’opération « Tempête du désert » (la planète des araignées est un désert rocailleux écrasé de soleil), mais aussi son mode privilégié de couverture par les médias (le journaliste en direct sur le terrain décrivant les exploits des troupes tel un commentateur sportif surexcité devant un match de foot) et à copier la règle narrative qui consiste à présenter l’agression de l’ennemi comme irrationnelle, uniquement provoquée par sa nature barbare. D’un côté l’agresseur « naturellement » belliqueux, à peine doté de langage, privé de sentiment et d’intelligence. De l’autre, des humains identifiés individuellement, qui parlent aux caméras pour raconter leurs histoires et leurs vies (la règle valait pour les Irakiens en 1990 comme pour les Palestiniens en 2024...). Lorsqu’au détour d’un nouvelle publicité informative, on apprendra que le premier massacre d’humains était dû à l’établissement d’une colonie sauvage sur le territoire alien, l’information ne produira aucun résultat sur la présentation du conflit, dominée et écrasée par le mot d’ordre deleuzien.
Machine médiatique à abêtir et à fabriquer du consentement, impérialisme de carnage et guerres à répétition (Irak, Somalie, Afghanistan, Haïti... pour ne citer que celles de la décennie 1990/2000), soif inextinguible de spectacle... Avec le recul, on peut se demander si Verhoeven n’avait pas planifié son divorce avec Hollywood tant « Starship troopers », pourtant produit par un grand studio, ressemble à la satire la plus féroce qu’on puisse imaginer des travers de la société US, et plus largement des sociétés occidentales.
Verhoeven ne trace pas pour autant un signe d’égalité entre passé nazi et présent fascisant, pourtant, ce reproche ridicule aussi lui a été fait : « Starship troopers » tiendrait un discours ironique dangereux car « ambigu » ! L’ambigüité, ce mot devenu valise, utilisé désormais à répétition pour discréditer toute pensée un tant soit peu complexe, ou qui n’adhère pas strictement au mot d’ordre deleuzien, ce qui rend encore plus floue la différence autrefois nette entre société de contrôle et société ouverte. L’ambiguïté pourtant, au même titre que l’ironie, c’est le carburant de l’esprit critique. Un stimulant qui pousse à décortiquer ce qui nous est exposé sous forme d’évidence, et de faire la différence, par exemple, entre un compliment et une flatterie, des vessies et des lanternes. Pour Vladimir Jankélévitch : « L’ironie nous fait accroire non ce qu’elle dit, mais ce qu’elle pense » ; Verhoeven nous fait accroire non ce qu’il montre, mais ce qu’il sait. Loin d’être une apologie, son récit est un dynamitage en règle du mythe nazi et de sa promesse de bonheur perpétuel par la force.
Revenons donc à ces « pastilles amères » évoquées plus haut, avec la scène où le brave et beau Johnny se présente au centre de recrutement. Il y rencontre un vétéran préposé à l’enregistrement des dossiers. L’homme est assis derrière un bureau et prends les papiers tendus avec un bras mécanique qui remplace celui perdu, selon toute vraisemblance, au combat. Emu par la volonté du jeune homme d’aller au front, le vétéran estropié affirme, larmes aux yeux, « Tu as raison d’y aller. Je remercie l’armée chaque jour pour avoir fait de moi l’homme que je suis ». L’homme recule alors son siège pour ranger le dossier et laisse apparaitre ses deux jambes, amputées elles aussi, au niveau du bassin. Mouvement de déglutition de Johnny qui découvre la mutilation. Là encore, il s’agit de continuer à avaler, de gré pour le spectateur, ou de force pour le personnage, la fable du fascisme heureux. Malgré l’assurance de mutilation qu’il a sous les yeux, Johnny avale donc, sans en concevoir de doute ou de critique. Verhoeven le disait : « j’ai voulu que le spectateur se demande à chaque instant si les gens qu’il voit à l’écran ne sont pas tout simplement fous ».
Autre exemple durant la phase de préparation au sein de l’école militaire : les jeunes recrues y sont confrontés à leur instructeur (Clancy Brown), un sadique qui s’amuse comme un dingue à donner des coups et briser les os. C’est lui qui offre, avec un plaisir visible, un morceau de bois à Johnny pour qu’il morde dedans et mieux endurer les coups de fouet qu’il recevra pour lui faire expier la faute d’avoir perdu un de ses hommes à l’entrainement. À l’issue de cette sanction, Johnny décide de quitter l’armée, non pas parce qu’il est scandalisé par les méthodes de son instructeur, mais parce que la punition (qu’il a vécu comme parfaitement méritée) lui fait penser qu’il n’a pas les qualités d’un leader... Une nouvelle attaque des araignées le fait changer d’avis et quémander une réintégration en tant que trouffion de base, appelé à débarquer en première ligne sur la planète ennemie.
Par ces parasitages successifs, le paradigme des « bons nazis heureux » (l’humanité civilisée) opposés aux « méchants agresseurs » (les aliens/animaux barbares) se trouble et s’inverse, pour finalement se retrouver cul par-dessus tête lors de l’ultime bataille. On y retrouve l’enfant blond qui faisait rire les soldats dans le clip de recrutement au début du film, mais il est cette fois bien présent, casqué et armé, dans les rangs des trouffions avant l’assaut, en compagnie de dizaines d’adolescents à peine plus âgés prêts à se faire dépecer. La mise en scène de cette bataille finale vient contrarier l’imagerie propagandiste en mettant visuellement à égalité les deux blocs militaires : deux masses grouillantes de soldats/insectes se déversant par flots continus sans ordre apparent.
Puis le renversement se fait, lors d’une scène qui n’est plus une des centaines de morts anonymes supplémentaires sur le champ de bataille, mais bel et bien un meurtre. On voit y un fantassin blesser une araignée qui s’effondre devant lui, incapable de bouger et déjà agonisante. Verhoeven montre alors l’œil apeuré de la créature devant la certitude de sa mise à mort imminente. C’est la première apparition à l’écran d’une émotion individuelle émanant d’un alien, d’un affect rendu possible par la conscience de soi et de sa propre mort. Une image unique, qui vient elle aussi en contradiction de la représentation propagandiste des araignées sauvages servie jusque-là. D’autant plus qu’en contrechamp de cette image apparait celle d’un soldat terrien enragé, qui vide en hurlant le chargeur de sa mitrailleuse dans l’œil de sa victime.
Le sauvage a changé de camp et le renversement de perspective sera totalement achevé à l’issue de la capture du cerveau alien. Carl, devenu éminence grise des cadres de l’armée (et portant beau son fameux uniforme SS) pose sa main sur le museau de la créature (une sorte de grosse limace à la bouche baveuse) pour sonder ses émotions, puis il se retourne et crie à la foule de soldats : « Elle a peur ! », provoquant les hourras d’une troupe extatique à l’idée d’avoir enfin inspiré la terreur à une espèce dont ils ne savent rien. Pour couronner le tout, on découvrira que le « héros » ayant permis la capture de la limace extraterrestre n’est autre que le sergent sadique casseur d’os de l’école militaire, porté en triomphe par la foule de soldats en délire. Régurgitation garantie !
Par parasitage ironique et satirique, Verhoeven dévoile l’état de pourrissement moral et humain derrière les images de propagande qu’il copie (presque) fidèlement. Il montre aussi la capacité de survie et d’adaptation d’un fascisme s’emparant d’idéaux purement humanistes comme l’égalité des sexes, ou de conquêtes purement démocratiques comme le droit de vote, pour les vider de leur sens et les condamner elles aussi au pourrissement. C’est d’ailleurs là que le film de Verhoeven fait le plus écho à l’actualité politique du moment.
Commençons par l’égalité des sexes. Les personnages masculins comme féminins sont traités sur un pied de parfaite égalité dans « Starship troopers ». Les femmes ont accès aux postes de responsabilités au même titre que les hommes. Elles ont aussi accès au champ de bataille et à la mort dans les mêmes conditions. Les chambrées sont partagées par filles et garçons indifféremment, et nous pourrons assister à une scène de douche collective où soldats et soldates nus se savonnent vigoureusement en échangeant des anecdotes personnelles, sans qu’à aucun moment on ne surprenne un regard désirant. Le seul acte sexuel du film sera consommé par Johnny... après que son supérieur lui en ait donné l’ordre. Quant aux histoires sentimentales, elles ne sont que des amourettes froides et simplistes : Dizzy est amoureuse de Johnny qui est amoureux de Carmen dont est amoureux le pilote concurrent de Johnny... Des relations sans consistance, incarnées par des acteurs issus des soaps américains type « Amour, gloire et beauté », choisis spécifiquement par Verhoeven pour leur apparence lisse et leur absence de talent (il ne s’est pas trompé si l’on en juge par les carrières de Denise Richards ou Casper Van Dien). Le vide de leur regard (souvent très drôle) offre, en plus du contrepoint humanisant l’œil de l’alien sur le point d’être abattu sur le champ de bataille, une traduction visuelle à la fois grotesque et terrifiante du vide de sentiment et de désir sexuel. Amour et sexe, deux puissances au potentiel subversif insupportable pour un pouvoir qui a le besoin vital de conserver aux corps la seule fonction indispensable à sa propre conservation : celle de chair à canon.
Le même dévoiement existe dans la disparition apparente des classes sociales. Dans la Fédération en effet, il n’y a plus que deux classes qui n’ont plus rien à voir avec les puissants déterminismes sociaux des démocraties imparfaites. Le choix entre « citoyen » et « civil » est censé être fait de manière consciente, libre et éclairée par chaque personne au moment de décider de s’engager dans l’armée ou pas. Pourtant, lors de la fameuse scène de la douche, un soldat critique Johnny en le qualifiant de « Rich kid » (gosse de riches) qui n’aurait rien à faire dans l’infanterie. Et effectivement, Johnny, issue d’une famille extrêmement aisée, se retrouve chez les trouffions pour une « mauvaise » raison : il a voulu impressionner sa copine. Sans cela, il n’aurait jamais eu à connaitre les horreurs du terrain. On notera par ailleurs que le soldat critiquant l’origine sociale de Johnny est noir, alors que les personnages hors infanterie sont uniformément blancs, et que la douche fait enfin apparaitre un peu de diversité. En fait, au lieu de disparaitre, les classes sociales et les discriminations ethniques ont subi un glissement de la société vers l’armée, et comme l’armée est devenue la société, on y retrouve l’architecture sociale d’avant, mais en version plus violente et primitive. Les fantassins sont la plèbe destinée à être traité comme du bétail et à mourir au combat, l’armée de l’air est la chevalerie qui bénéficie du confort et échappe à la confrontation mortelle sur le terrain, et le commandement est la noblesse qui prend les décisions loin du feu. Une société de classes quasi médiévale sous les oripeaux d’une société parfaite.
Et puis, cerise sur le gâteau du fascisme plastique, il y a le droit de vote ! Ce marqueur et symbole ultime des régimes démocratiques est en usage dans la Fédération. Il y est même très valorisé puisqu’il sert à différencier les citoyens des non- citoyens. Pourtant, on ne verra pas d’élections et on ne saura rien de leurs résultats ni de leurs conséquences politiques. Et pour cause : le droit de vote est devenu un droit vide d’effets. Une simple « manifestation de force » comme l’expliquait Rachek, qui au lieu de garantir la pluralité des offres politiques, sert à en masquer l’absence. Le « bon sens technologique » étant au pouvoir, il n’y a pas d’options politiques à présenter aux votants, seulement des visages différents, ou des degrés divers dans l’application d’un même programme « rationnel », « efficace ». C’est certainement pour cela que les riches parents de Johnny ont opté eux pour le statut civil. Ils ont bien compris que l’exercice du droit de vote ne changeait rien et que les affaires continuaient quoi qu’il advienne.
Le pouvoir économique et financier, comme dans tous les fascismes passés, présents et à venir, garde la main. Si le spectacle du droit de vote permet de duper les gueux et de mieux les garder à leur place, soit.
« Starship troopers », de manière assez visionnaire, illustre ici le grand principe actuellement à l’œuvre dans le fascisme rampant renouvelé en occident : s’emparer des valeurs historiques et positives de la démocratie pour les mutiler, les vider de leur substance, et les condamner au pourrissement.
Le tout récent destin de l’élection présidentielle en Roumanie est l’exemple d’un droit de vote vide : le résultat n’était pas conforme aux attentes européennes ; elle a été annulée, sous des prétextes d’apparence démocratiques repris en chœur par l’immense majorité des médias mainstream du « monde libre ». En France, ce droit sans effet est aussi d’une parfaite actualité depuis les élections législatives anticipées de 2024. Une oligarchie « de bon sens » a ignoré, et continue d’ignorer ses résultats au nom de la « stabilité nécessaire à la poursuite des affaires économiques ». Tel que décrit dans « Starship troopers », le bon sens techno-autoritaire rend le politique et la démocratie caducs, tout autant que l’égalité des sexes ou la disparition des classes sociales. Le but est de faire semblant pour continuer plus tranquillement une politique qui ne penserait qu’à l’efficacité, en taisant le fait que cette efficacité n’est au service que d’une infime minorité.
Aux États-Unis, c’est Elon Musk qui incarne de la manière la plus effrontée, sans aucune ambiguïté ni ironie, ce mouvement vers un techno-fascisme où l’apparence démocratique sert de paravent. Le nouveau patron désigné (mais pas élu) de l’agence pour l’efficacité gouvernementale (DOGE) a dévoilé ces dernières années son alignement parfait sur les valeurs historiques du fascisme. Le meilleur copain de l’AFD allemande rêve d’une société où les plus forts (peu importe leur sexe ou leur origine ethnique) et les plus intelligents dirigeraient sans entrave la masse des « loosers ». Il a le culte du mérite et du sacrifice et admire les travailleurs acharnés, prêts à dormir dans les usines de Tesla ou de SpaceX, ce qui résonne tout à fait avec la logique du don du corps dans le film de Verhoeven. Sa défense de la liberté d’expression passe par une censure vigilante, comme le montre la désactivation du compte X de l’auteur de l’attentat de Magdebourg en décembre 2024 (il n’était pas islamiste mais anti-Islam, ce qui n’allait pas dans le sens de la propagande muskienne), sans parler de son soutien à un président qui va jusqu’à censurer par décret l’usage de certains mots dans les documents officiels étasuniens.
Musk participe également à la guerre contre la pensée complexe. Son rachat de Twitter, le réseau favorisant le mieux la culture du « clash », où la complexité politique est remplacée par des slogans de quelques dizaines de signes (sauf si vous payez...), n’est pas un hasard. Pas de hasard non plus dans sa récente offre de rachat d’Open AI, la compagnie qui commercialise Chat GPT. Il s’agit de mettre la main, pour mieux le contrôler, sur l’outil principal du savoir dans le futur. L’équivalent de l’université fascisée de « Starship troopers »... Le fascisme hi-tech de Musk, s’il ne prend pas la forme d’un État totalitaire classique, reste une volonté de contrôle absolu des infrastructures essentielles au fonctionnement du monde : la communication avec X/Twitter, le transport avec Tesla ou Hyperloop (son projet avorté de « train sous vide » qui aura couté des milliards en développement pour un résultat nul), les neurosciences avec Neuralink , l’espace avec SpaceX...
Dans cette liste, la promesse de conquête spatiale occupe une place capitale. Grâce à cet horizon utopique, Musk efface la faiblesse historique du fascisme : l’absence de but désirable. Une fois la bataille finale gagnée dans « Starship troopers », Carl annonce d’autres affrontements moins mutilants, plus faciles à gagner, mais aucun repos du guerrier, aucune paix. La société basée sur la force pour « régler les problèmes » selon la formule du professeur Rachek, cette société sans arts, sans religion et sans philosophie, doit sans cesse s’assurer de conserver la puissance la plus souveraine sous peine de périr par la force des autres. Cet horizon bouché, la promesse martienne le déverrouille en offrant un rêve apaisé matinée d’imagerie « Star wars », l’équivalent cinématographique non-ironique du film de Verhoeven.
Seulement voilà, cette imagerie scintillante nimbée d’étoiles cache un avenir tout aussi militarisé et socialement violent que les traditionnelles promesses fascistes de guerre perpétuelle. Derrière la propagande libertarienne et son mythe de « l’entrepreneur visionnaire », la réalité de l’entreprise Space X, c’est qu’elle entretient des rapports très étroits avec le Pentagone. Elle a remporté un contrat classifié de près de deux milliards de dollars en 2021, et son projet « Starshield » (Starlink en version militaire) bénéficie d’un autre contrat de 70 millions avec l’US Space Force. La vision techno- fasciste de l’espace est une bataille pour s’approprier par la force de nouveaux territoires et les exploiter, pas un rêve d’humanité accomplie et heureuse. Dans cette vision, les bénéfices éventuels de la conquête spatiale seront comme toujours réservés aux plus aptes et surtout aux plus riches, comme le montre la liste des clients, essentiellement composée de milliardaires, qui sont allés faire un tour de fusée ces dernières années pour goûter aux joies de l’apesanteur. Les autres (la multitude) serviront de chair à canon.
« Même si nous allons jusqu’à la septième galaxie, nous irons là casqués et mécanisés, et nous nous retrouverons tels que nous sommes : des enfants devant la mort, des vivants qui ne savent pas très bien comment ils vivent, ni pourquoi, ni où ils vont » écrivait Bernard Enginger (dit Satprem) en 1970. Cet ancien résistant, rescapé des camps de la mort, soulignait l’idiotie philosophique propre à la religion techno. Même si elle parvenait un jour à débarrasser les humains de la condition mortelle, elle ne résoudra rien du sens de la vie. Elle en perpétuera en revanche et à coup sûr les pires aspects décrits dans le film de Paul Verhoeven. Marc-Gil Depotisse.
À retrouver sur : De Starship troopers à Elon Musk
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